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Commission de réflexion et de propositions sur le droit et les libertés à l’âge du numérique

Jeudi 26 mars 2015

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 12

Présidence de Mme Christiane Féral-Schuhl, coprésidente Et de M. Christian Paul, coprésident

– Visioconférence avec les membres de la « commission numérique » de la Chambre des députés italienne

COMMISSION DE RÉFLEXION ET DE PROPOSITIONS
SUR LE DROIT ET LES LIBERTÉS À L’ÂGE DU NUMÉRIQUE

Jeudi 26 mars 2015

La séance est ouverte à onze heures.

(Présidence de Mme Christiane Féral-Schuhl, co-présidente
et de M. Christian Paul, co-président)

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Visioconférence avec les membres de la « commission numérique » de la Chambre des députés italienne

Mme Laura Boldrini, présidente de la Chambre des députés italienne, présidente de la commission pour les droits et les devoirs relatifs à internet (traduction). Je remercie les coprésidents Christian Paul et Christiane Féral-Schuhl d’être en liaison aujourd’hui avec nous.

C’est la première fois qu’est instituée en Italie une commission chargée de réfléchir sur les droits et devoirs sur internet. Nous avons souhaité qu’elle soit composée non seulement de députés de chaque groupe mais également d’experts ; aussi compte-t-elle dix députés et treize experts. Nos commissions révèlent donc plusieurs traits communs : toutes deux sont d’origine parlementaire et composées de députés et de spécialistes.

Notre but n’est pas de légiférer sur la question d’internet mais d’élaborer une charte des principes au niveau constitutionnel – principes fondés sur un juste équilibre des intérêts en jeu. Nous avons commencé nos travaux en juillet dernier et avons rédigé en octobre un premier projet de déclaration des droits et devoirs sur internet. Après quoi nous avons entamé une série d’auditions avec des experts en même temps que nous avons ouvert une consultation auprès du public pour recueillir les propositions des citoyens eux-mêmes.

Notre commission entend in fine élaborer une charte commune à tous les groupes de manière à engager le Gouvernement à l’utiliser y compris dans les instances internationales – ce qu’implique la nature même d’internet.

Internet est désormais un outil trop important pour que le Parlement s’en désintéresse. On peut du reste le considérer comme un instrument de participation démocratique. Il s’agit en effet de ne pas laisser les plus forts établir eux-mêmes les règles – ce qui est en train d’advenir.

M. le professeur Stefano Rodotà (traduction). Je suis très heureux de cette rencontre, d’autant que j’ai déjà eu l’occasion d’avoir de longues conversations avec les experts français et avec les représentants de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), au cours des années où j’ai présidé le groupe européen de travail sur la protection des données et de la vie privée. J’ai alors pu apprécier non seulement les personnes, mais aussi la qualité de leur contribution culturelle. Et, toujours au niveau européen, lors des moments très difficiles de la négociation de certaines règles avec les États-Unis d’Amérique, je me souviens de la syntonie entre les délégations italienne et française. Je tenais, par ce rappel, à souligner le fait que nous sommes en train de redéfinir les références culturelles pour les années à venir.

Il est important que, en France comme en Italie, ce soit le Parlement qui se saisisse de cette question, même si, et je le dis sans vouloir polémiquer – je m’appuie ici sur mon expérience de député pendant quinze ans –, le Parlement ne se livre pas toujours à l’approfondissement approprié. Le rapport entre politique et culture est, j’y insiste, essentiel.

En rédigeant le projet de déclaration des droits sur internet nous n’avons pas cherché à reproduire les droits définis en 1948 par la Déclaration universelle des droits de l’homme, ni les droits définis en 2000 par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, droits qui sont déjà consolidés ; nous avons cherché à approfondir la question des droits spécifiques nés de l’expérience d’internet – nous pourrons ensuite discuter du fait de savoir si on peut qualifier ces droits de fondamentaux.

Internet est un monde très réglementé mais pas toujours par des instances détentrices de la légitimité démocratique : ce sont les grands opérateurs qui édictent les règles. Il n’est pas question d’imposer à internet des règles qui limitent la liberté en ligne, mais des règles qui empêchent cette liberté d’être à sens unique. Voilà le point essentiel. Et notre collaboration nous aidera sûrement à poursuivre notre travail.

M. Christian Paul, coprésident. Notre commission a été créée par le président de l’Assemblée nationale, Claude Bartolone, qui m’a chargé de vous transmettre toutes ses amitiés. Deux raisons ont conduit à la constitution d’une commission ad hoc.

Tout d’abord, loin d’être un « autre univers », comme on le disait un peu vite il y a une dizaine d’années, le numérique fait bel et bien partie de notre monde – qu’il a d’ailleurs profondément transformé. Notre travail consiste par conséquent à réfléchir à la manière dont le droit français et le droit européen doivent évoluer. Il s’agit également, de façon plus offensive, de savoir comment, à la faveur de la révolution numérique, conquérir de nouvelles libertés. Notre approche est donc positive et même progressiste.

Ensuite, sur ces questions, le parlement français écrivait la loi au fil de l’eau, c’est-à-dire avec une grande improvisation, sans une appréhension suffisamment éclairée des conséquences des textes votés et, surtout, sans débat véritable avec la société ou même au sein de l’Assemblée.

Notre commission est jumelle de la vôtre puisque composée de vingt-six membres, pour moitié des députés de tous les groupes et pour l’autre moitié de personnalités extérieures – chercheurs, journalistes, experts comme Philippe Aigrain présent ce matin et qui est l’un des meilleurs spécialistes en Europe des réseaux numériques et des biens communs nés du monde numérique, ou comme la jeune chercheuse Francesca Musiani. Je copréside la commission avec Mme Christiane Féral-Schuhl, ancienne bâtonnière de l’Ordre des avocats de Paris.

Nous avons procédé d’une manière très proche de la vôtre sur le fond mais un peu différente sur la forme. Nous n’avons pas entrepris, en effet, la rédaction d’une déclaration des droits même s’il est évident que cette idée pourrait faire son chemin en France. Nous avons plutôt cherché à établir des principes, une doctrine qui puissent certes éclairer la réflexion du Parlement mais aussi influencer le travail législatif – ainsi examinerons-nous bientôt le projet de loi sur le numérique qui abordera la question des données personnelles. L’Assemblée discutera la semaine prochaine d’un projet de loi sur le renseignement – domaine des plus sensibles si l’on en juge par l’affaire Snowden ou par les nouvelles menaces terroristes. Si nous devons répondre à l’utilisation par les terroristes des réseaux numériques, il nous faut également prévenir avec la plus grande fermeté la tentation d’instaurer une société de surveillance, tentation qui existe à l’échelle planétaire depuis au moins quinze ans.

Nous avons pris connaissance avec le plus grand intérêt de votre projet de déclaration des droits sur internet. J’aimerais savoir comment le texte initial a évolué à la faveur du débat public et de vos auditions.

En outre, nous pourrions déterminer deux ou trois questions à approfondir ensemble. Je pense à la neutralité d’internet, thème très présent dans le débat français et européen. Je songe également aux algorithmes, à la fois pour mieux appréhender la façon dont le droit peut intégrer « le principe de loyauté » des algorithmes et pour réfléchir sur l’encadrement très strict de leur usage dans le renseignement.

Sans préjuger du contenu de nos échanges, je ne doute pas qu’il sera intéressant de renouveler la présente expérience.

Mme Christiane Féral-Schuhl, coprésidente. Notre commission a émis, entre autres, deux recommandations : l’une, en matière de lutte contre le terrorisme, concerne le blocage des sites – avec un avis défavorable ; l’autre touche au projet de loi sur le renseignement.

Nous nous préoccupons également de la liberté d’expression au regard des lois sécuritaires qui sont examinées un peu partout. Nous avons constitué deux groupes de travail : l’un sur la redéfinition de la vie privée à l’ère du numérique, le second sur la définition des biens communs par rapport, ou non, au droit d’auteur. Et, comme vous, nous avons procédé à une série d’auditions.

À en juger par votre projet de déclaration des droits sur internet, nous retrouvons, dans l’inventaire de nos priorités législatives, des questions qui vous intéressent également.

Mme Laura Boldrini, présidente (traduction). Malgré les différences que vous avez relevées entre nos deux commissions, madame et monsieur les coprésidents, je note que certains sujets sont à l’ordre du jour pour tous les pays démocratiques : la sécurité, le respect de la vie privée… Je vous propose de procéder à un échange thématique sur les sujets évoqués ou sur d’autres ; de notre côté, cinq députés et quatre experts participent à la réunion.

M. Stefano Trumpy (traduction). Je suis le président de la branche italienne d’Internet society. J’ai réalisé toute ma carrière au sein du Conseil national de recherche italien (Consiglio nazionale delle ricerche). J’ai beaucoup apprécié l’approche proposée par le coprésident Christian Paul et je reviendrai sur deux aspects.

Le premier, fondamental, concerne les relations avec le Parlement. Nos groupes de travail ont des délais précis pour rendre leurs conclusions. Or il est important que le Parlement, quand il commence à examiner des textes de loi, puisse avoir un contact permanent avec un groupe d’experts bien choisis. Aussi me paraît-il nécessaire que notre travail continue. Il arrive en effet souvent qu’à un certain point les initiatives du Parlement s’éloignent des principes et vous avez bien fait de mentionner, par exemple, le débat en cours en France sur la surveillance – la question se pose ici aussi.

Le second aspect, lui aussi fondamental, est celui de la consultation publique : il est très important de chercher à impliquer le plus possible les citoyens dans les questions relatives aux droits sur internet.

J’ai eu l’honneur d’échanger avec votre représentant au G8, en 2011, Jean-Michel Hubert. La volonté est née alors de discuter entre nous de la gouvernance d’internet en général, c’est-à-dire non seulement à propos des principes mais aussi des questions liées à l’infrastructure, à la neutralité.

Je terminerai en considérant que le modèle par lequel le Gouvernement échange avec les représentants du secteur industriel privé et avec la société civile, mérite d’être suivi sous tous ses aspects.

Mme Laura Boldrini, présidente (traduction). Pour répondre au Président Christian Paul, le texte de la Charte transmis aux membres de la commission française est un premier projet qui sera précisé à l’issue des auditions auxquelles nous procédons et à l’issue de la consultation publique que nous avons ouverte. Une plateforme permet aux citoyens, aux associations, d’apporter leur contribution. J’invite la commission française, si elle le souhaite, à participer à cette consultation qui n’est pas encore close.

M. Juan Carlos De Martin (traduction). Je me réjouis de cet échange avec la commission française. Il me semble que beaucoup de nos thèmes de travail sont communs : ne pourrait-il être intéressant de former des groupes de travail thématiques ? Les thèmes de la neutralité du net et des algorithmes, ainsi que celui des biens communs qui me semble manquer dans notre propre déclaration, me semblent particulièrement importants. Je participerai avec plaisir à de tels groupes de travail.

Mme Laura Boldrini, présidente (traduction). Cette proposition me semble très pertinente. Ces thèmes sont en effet essentiels, tout comme l’équilibre à tenir entre sécurité et protection de la vie privée. Nous devons tous aujourd’hui travailler ensemble sur ces sujets : renforcer la coopération, tant entre nos deux pays qu’au niveau européen, me semble essentiel.

M. Antonio Palmieri (traduction). Nos approches convergent, je crois, très largement. Le monde numérique n’est pas un monde à part, c’est absolument vrai : il faut sortir de cette vieille idée. Nous sommes tous engagés pour la protection de toutes les libertés, des libertés de tous. Nous partageons enfin l’objectif de donner à nos collègues parlementaires un ensemble de principes généraux, mais utiles pour légiférer.

Je suis donc très content de cet accord. Quand la commission française terminera-t-elle ses travaux ? Il pourrait être intéressant, comme cela arrive parfois lors de collaborations entre autorités de contrôle, de penser à une présentation commune, franco-italienne, de nos travaux. Ce pourrait être intéressant, non seulement pour toucher nos collègues parlementaires, mais aussi tous les citoyens de nos deux pays, voire de l’Europe.

Mme Laura Boldrini, présidente (traduction). Il est tout à fait possible d’envisager de tels échanges, avant même la fin des travaux de nos commissions. J’aimerais d’ailleurs qu’un forum d’échanges demeure, au-delà de la durée de vie de ces commissions. Nous pourrions également impliquer le Parlement européen lui-même.

M. Paolo Coppola (traduction). Les thèmes de la sécurité et de la protection de la vie privée ont été évoqués. Qu’en est-il de l’anonymat ? Est-il possible de l’inscrire dans notre droit, peut-être pour une période déterminée ? À l’évidence, les progrès du numérique rendent toujours plus difficile de rester anonyme. Peut-être pourrions-nous décider qu’il ne doit plus être possible d’être anonyme.

S’agissant de la protection de la vie privée, je crois que nous devrions nous concentrer sur le processus de recueil des données et d’élaboration de bases de données pour des fins déterminées, plus que sur leur nature : il faut concilier l’exigence de protection du citoyen d’une part, et d’autre part les immenses possibilités que l’utilisation de quantités très importantes de données ouvrent pour développer de nouveaux services, que nous ne pouvons pas prévoir.

Enfin, les plateformes informatiques prennent de plus en plus d’importance, nos vies sociales, mais aussi notre économie se déroulent de plus en plus en ligne. Mais tout cela est géré le plus souvent pas des entreprises privées, qui ont leur logique propre. Quelle est la position de la commission française sur d’éventuels mécanismes de démocratisation d’espaces au départ privés, mais dont l’importance sociale et économique devient tellement importante qu’ils devraient relever d’un contrôle démocratique ?

M. Marco Pierani (traduction). Membre d’une organisation de consommateurs, je m’intéresse notamment à la protection des droits des citoyens, qui sont aussi des consommateurs.

En Italie comme en France, on débat beaucoup, en ce moment, d’adaptation de notre droit à la lutte contre le terrorisme. C’est un sujet qui touche à des points fondamentaux, comme l’a souligné notre projet de déclaration. Ainsi, en Italie, on peut craindre que la loi n’autorise la violation du domicile informatique dans le cadre d’enquêtes anti-terroristes, mais de façon non proportionnée. Les enquêteurs pourraient notamment, par des moyens logiciels, recueillir toutes sortes de renseignements sur des citoyens. En ce domaine, la proportionnalité est un critère majeur : que dit sur ce point le droit français actuel, notamment en ce qui concerne l’intervention du juge ? Lorsque les lois françaises ont été débattues, a-t-on demandé à votre commission d’émettre un avis ?

Comme Paolo Coppola, j’estime qu’il faudrait adopter sur la question de la protection des données personnelles une vision moins paternaliste, plus dynamique. À l’évidence, le citoyen doit consentir explicitement à leur recueil – ce qui n’est pas toujours assuré. Le consommateur, qui vit désormais en ligne, est un élément essentiel d’activités économiques : il doit profiter des externalités positives créées.

M. Gennaro Migliore (traduction). Comment éviter tout usage non souhaité, et notamment un usage commercial, des données personnelles recueillies en ligne, en particulier des profils des utilisateurs des réseaux sociaux ? L’autorisation explicite ne suffit pas toujours : les algorithmes sont constamment mis à jour.

S’agissant du droit de propriété dans le domaine informatique – sujet que nous-mêmes avons mis de côté – faut-il, et comment, l’adapter au contexte particulier du monde numérique, par exemple pour des fichiers musicaux achetés aujourd’hui en ligne ?

Les prérogatives nationales sont souvent utiles, et âprement défendues : quelle est votre position sur la question des accords internationaux, et notamment transatlantiques ?

Quant à la loi numérique que la France élabore, avez-vous travaillé sur la fiscalité des entreprises de ce secteur, et en particulier des grandes multinationales ?

M. le professeur Stefano Rodotà (traduction). Nos collègues français ont insisté avec justesse sur le fait que la question de la vie privée doit être réexaminée : la pression exercée par la demande croissante de sécurité ne peut faire oublier que nous parlons ici d’une véritable liberté fondamentale, dans un monde en ligne qui, comme cela a été dit, n’est pas un monde séparé du nôtre.

La question des « biens communs » n’est pas présente dans notre travail : cette lacune est partiellement volontaire, car nous avons dans notre projet réservé jusqu’à maintenant la question du droit d’auteur. Mais c’est une question absolument fondamentale. Il faut notamment souligner le statut de la connaissance en ligne : celle-ci est désormais produite de manière très spécifique ; elle est souvent le résultat de nombreuses interventions mal déterminées.

Nous devons également nous interroger sur le droit d’accès à internet, considéré non comme problème technique, mais comme un droit : à quoi donne-t-on accès sans condition, et en particulier sans appel au marché ? Si la clef d’accès à internet ouvre sur une pièce vide, cela n’a pas d’intérêt. L’article 2 de notre projet de déclaration porte explicitement sur ce thème. Le Sénat de la République italienne débat actuellement de la possibilité de constitutionnaliser le droit d’accès à internet ; quelle est votre position à ce propos ? Le Conseil constitutionnel français a rendu sur ce sujet une décision importante.

Enfin, je veux rappeler que la Cour constitutionnelle allemande a pris une décision très importante en interdisant la perquisition par la police d’un ordinateur privé à l'insu des intéressés. Il existe donc en Allemagne une protection spécifique des ordinateurs privés : une autorisation spécifique est nécessaire pour perquisitionner un ordinateur. Une double protection existe, celle de la personne, et celle de l’ordinateur qui est une sorte de projection dans le monde de cette personne. C’est une question essentielle dont nous devrions discuter entre nous.

M. Christian Paul, coprésident. Par ses questions et ses interventions, la commission italienne a placé la barre très haut !

S’agissant du déroulement de nos travaux, la commission française a été créée pour un an en juillet 2014 ; elle doit rendre son rapport définitif en juillet 2015, un rapport d’étape étant prévu.

Nous émettons également des recommandations chaque fois que cela nous paraît nécessaire. Nous préparons aujourd’hui un avis sur la loi relative au renseignement, et nous l’avions fait pour la loi relative à la lutte contre le terrorisme.

Notre calendrier est, vous le constatez, très serré : la mise en place de groupes de travail thématiques me paraît donc difficile. En revanche, je suis très favorable à l’organisation de nouveaux échanges entre nous : je sens une grande proximité dans nos réflexions, et nous pourrions essayer d’élaborer une déclaration commune à nos deux commissions, voire dans un second temps à nos deux parlements. Ce débat est européen, et nous pourrions, ensemble, inspirer les décisions européennes.

Le numérique, internet font aujourd’hui davantage peur qu’ils ne provoquent d’espoir. Si nous sommes capables de dire ensemble aux opinions publiques qu’il est possible de renouer avec la conquête de droits nouveaux, de libertés nouvelles, grâce aux réseaux numériques, sans angélisme ni méconnaissance des dangers mais avec optimisme, alors nous aurons joué un rôle utile.

Vous travaillez à une déclaration des droits ; nous travaillons à faire progresser les libertés sur les réseaux numériques. Nous pourrions donc nous attacher à rédiger un document commun, non pas un long rapport, mais une déclaration de principes.

Monsieur Rodotà, en effet, le Conseil constitutionnel français considère le droit d’accès à internet comme un préalable à l’exercice d’autres droits ou d’autres libertés. J’ignore s’il figurera un jour dans notre Constitution, mais ce pourrait être intéressant, à mon sens, qu’il y soit inscrit, peut-être aux côtés d’autres, comme le principe de neutralité du net. La réflexion en France n’en est toutefois pas encore là.

Nous reviendrons sur la question de la perquisition des domiciles numériques.

Mme Francesca Musiani. Italienne, mais chargée de recherche au CNRS, équivalent français du Consiglio nazionale delle ricerche italien, je travaille sur la gouvernance de l’internet, et je me suis penchée en particulier sur les projets de chartes de droits de l’internet. J’ai suivi avec un très grand intérêt la naissance simultanée de nos deux commissions : ce mouvement, je crois, n’est pas anodin.

Dans quelle mesure le projet de déclaration des droits élaborée par la commission italienne s’inspire-t-il d’autres travaux passés ? Je pense notamment au projet de la Coalition Internet Rights and Principles, associée au Forum sur la gouvernance de l’internet. Avez-vous établi des rapports, plus ou moins formels, avec ces instances ?

Quelle appréciation portez-vous sur le dispositif de consultation publique que vous avez mis en place ? Ce n’est pas le premier de son espèce : d’autres ont été mis en œuvre récemment, notamment par le Conseil national du numérique, mais différentes critiques – sur la représentativité, sur la diversité, sur la durée… – ont été émises. Êtes-vous satisfaits de votre propre dispositif ?

M. Philippe Aigrain. Notre commission a franchi une première étape en dressant l’inventaire des priorités législatives qui détermine le périmètre de nos travaux. Nos préoccupations sont très semblables à celles que traduit votre projet de déclaration de droits sur internet, si ce n’est que nous portons une attention plus explicite au statut de « biens communs » de la connaissance et de la culture ainsi qu’à l’adaptation du droit d’auteur ; je suis heureux de savoir que vous aborderez également ces sujets.

L’affirmation de nouvelles libertés et de nouveaux droits conduit à une question clef : que se passe-t-il quand des droits légitimes entrent possiblement en contradiction ? En d’autres termes, quelles sont les limites des droits ? L’approche que vous avez retenue pour l’inviolabilité du domicile informatique et l’anonymat est extrêmement intéressante. La question de la sécurité des communications et du droit à l’anonymat, et plus largement à une confidentialité réelle, par l’usage du chiffrement a été longuement débattue au sein de notre commission sans que nous ayons encore établi une position. Enfin, traiter le problème de la « gouvernementalité algorithmique » est compliqué : sans algorithmes il n’est pas d’informatique possible, mais l’on sait aussi dans quel rapport asymétrique se trouvent les propriétaires des algorithmes et ceux qui les utilisent ou qui en subiront les effets. Il faudra donc affirmer les droits des individus sans ternir l’image de l’usage de ces formules qui, lorsqu’elles sont aux mains de tous, sont de nouveaux outils au service de la pensée humaine.

Mme Christiane Féral-Schuhl, coprésidente. Des interrogations qui se sont exprimées il ressort nettement que nos deux commissions cherchent un point d’équilibre entre sécurité et libertés individuelles. Deux directions s’offrent à nous : adapter le droit à l’évolution numérique et élaborer des droits « natifs » concomitants au développement de l’univers digital.

Trois parties sont concernées : le citoyen, l’État et les « grands acteurs », ces plateformes au rôle fondamental et que l’on voit intervenir. Ainsi, après que, dans son arrêt du 13 mai 2014, la Cour de justice de l’Union européenne eut imposé à Google Spain d’occulter à la demande les données à caractère personnel, Google a créé un comité chargé de se prononcer sur le bien-fondé des futures demandes d’effacement qui lui seraient faites. Le contrôle du processus par l’autorité judiciaire, garantie essentielle pour les citoyens, doit demeurer omniprésent, mais les principaux intéressés ont très souvent la tentation de s’en affranchir.

Faut-il envisager un statut dissocié pour les différents « grands acteurs » de l’univers numérique ? Par la loi pour la confiance dans l’économie numérique, le législateur français avait établi en 2004 la responsabilité de l’éditeur, considéré que l’hébergeur n’a pas de responsabilité sauf à ce qu’on lui notifie un contenu, et posé le principe de l’irresponsabilité du fournisseur d’accès. Nous nous demandons à présent s’il ne faudrait pas établir que la responsabilité des fournisseurs d’accès est engagée en fonction du service donné. Une jurisprudence mouvante les considère tantôt comme des fournisseurs de contenus, tantôt comme des hébergeurs ; cette fluctuation signale en soi que le découpage voulu par le législateur n’est plus adéquat. Des échanges à ce sujet entre nos deux commissions seraient intéressants.

Pour sa part, le citoyen, soit par négligence soit que ses codes aient été piratés, ne maîtrise pas toujours son environnement numérique et subit de ce fait un préjudice considérable. Faut-il alors considérer que le consommateur du XXIsiècle a des droits acquis du seul fait qu’il accède à l’internet et créer le droit à « l’autodétermination informationnelle » que nous avons retrouvé dans votre projet de déclaration ? Cela ne suffira pas, puisque les citoyens ne sont pas toujours conscients de l’importance de leurs données personnelles – conserver la maîtrise de ses données de santé, par exemple, est capital – et de leur valeur : plusieurs études ont montré qu’ils sont prêts à les céder pour un montant symbolique. Le volet légal doit donc être assorti d’un indispensable travail pédagogique. Outre cela, les systèmes informatiques régissant les réseaux sociaux devraient être conçus pour respecter la vie privée (privacy by design) ou paramétrés par défaut pour respecter la vie privée (privacy by default).

Quant à l’État, il se doit d’en revenir aux bases des libertés individuelles, même si les choses sont compliquées par les menaces terroristes.

J’observe pour finir que la notion de « vie privée », si elle apparaît dans les textes internationaux, n’est pas définie légalement à l’ère du numérique. Ainsi, la question de savoir si l’identité numérique doit être rattachée à la personne n’est pas éclaircie. Nous serons heureux de poursuivre avec vous la réflexion sur ces sujets.

M. Christian Paul, coprésident. La question fiscale est hors du champ de travail de notre commission. Elle fait l’objet par ailleurs d’une réflexion poussée, sans effet à ce jour, mais la volonté d’aboutir reste intacte. Les grandes plateformes numériques réalisent grâce aux citoyens de nos deux pays un chiffre d’affaires considérable, mais leur siège social n’étant installé ni en Italie ni en France, la fiscalité applicable à leurs résultats est loin de remplir nos caisses publiques, qui en auraient pourtant bien besoin. Les solutions sont peu nombreuses : fonder la fiscalité sur les données, une approche restée sans suite en France, ou imposer le chiffre d’affaires là où il se crée, ce qui serait très efficace. On pourrait aussi, bien sûr, définir une fiscalité européenne et, pourquoi pas, un impôt européen qui assurerait des ressources nouvelles à la poursuite de la construction commune.

Mme Laura Boldrini, présidente (traduction). Il me paraît souhaitable qu’un groupe de travail conjoint s’attelle à la rédaction d’une déclaration commune sur les thèmes qui font l’objet d’une réflexion partagée par nos deux commissions. On pourrait imaginer associer le Parlement européen à cette déclaration.

M. Christian Paul, coprésident. J’adhère à votre proposition, dont j’espère qu’elle portera ses fruits d’ici la fin du mois de juin. Comme le président de notre Assemblée, nous souhaitons une œuvre collective, soutenue politiquement ; le débat public appelle la réflexion sur ces questions. Des députés européens traitent également des questions évoquées au sein de nos deux commissions, et nous réfléchirons à la possibilité d’associer le Parlement européen à cette initiative.

Mme Laura Boldrini, présidente (traduction). Je m’entretiendrai de cette question avec le président Claude Bartolone lors de la conférence des présidents des parlements de l’Union européenne prévue à Rome les 20 et 21 avril. Plus nous unirons nos forces, meilleures seront nos chances de faire progresser nos idées à l’échelle européenne et internationale. Je suggère donc que nous reprenions contact pour créer un groupe de travail chargé de rédiger un projet de déclaration commune ; nous verrons comment y associer le Parlement européen.

J’ai apprécié la teneur de ces premiers échanges, et je vous remercie. Les sujets dont nous avons traité ont un tel impact sur la vie des citoyens que les parlements ne peuvent rester silencieux. Les orientations souhaitables doivent être définies par le législateur plutôt que par ceux qui ont des intérêts marchands à défendre.

M. Christian Paul, coprésident. Madame la présidente, je vous remercie. Je salue les membres de la commission et la Chambre des députés de la République italienne.

La séance est levée à midi vingt-cinq

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