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Commission de réflexion et de propositions sur le droit et les libertés à l’âge du numérique

Mercredi 17 juin 2015

Séance de 18 heures 30

Compte rendu n° 14

Présidence de Mme Christiane Féral-Schuhl, coprésidente Et de M. Christian Paul, coprésident

– Audition de M. Benoît Thieulin, président du Conseil national du numérique (CNNum)

COMMISSION DE RÉFLEXION ET DE PROPOSITIONS
SUR LE DROIT ET LES LIBERTÉS À L’ÂGE DU NUMÉRIQUE

Mercredi 17 juin 2015

La séance est ouverte à dix-huit heures quarante

(Présidence de Mme Christiane Féral-Schuhl, co-présidente
et de M. Christian Paul, co-président)

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Audition de membres du Conseil national du numérique (CNNum) : M. Benoît Thieulin, président du CNNum et directeur de La Netscouade ; Mme Valérie Peugeot, vice-présidente du CNNum, chercheuse à Orange Labs et présidente de l’association Veille européenne et citoyenne sur les autoroutes de l’information et le multimédia (VECAM) ; M. Godefroy Beauvallet, vice-président du CNNum et responsable de la stratégie écosystèmes d’AXA ; Mme Marie Ekeland, membre du CNNum, investisseur en capital-risque dans le numérique et coprésidente de France Digitale ; M. Stéphane Distinguin, membre du CNNum et du Conseil national de l’industrie, fondateur et président de FaberNovel, président du pôle de compétitivité Cap Digital ; M. Daniel Kaplan, membre du CNNum et cofondateur et délégué général de la Fondation pour l’internet nouvelle génération (FING) ; M. Yann Bonnet, secrétaire général du CNNum ; Mme Camille Hartmann, rapporteure au CNNum chargée des questions sur l’action publique.

M. le président Christian Paul. Merci aux membres du Conseil national du numérique (CNNum) d’être venus en nombre à cette réunion qui revêt un caractère un peu particulier puisque nous sommes à la veille de la remise de votre rapport au Premier ministre. Très honorés de cette avant-première, nous souhaitons prendre connaissance de vos travaux et de vos principales préconisations.

Nos propres travaux cheminent et nous rendrons notre rapport avant le 15 septembre. Nous avons passé beaucoup de temps sur la loi sur le renseignement sans rencontrer un immense succès. Je le reconnais d’autant plus volontiers que vous n’aviez guère été plus chanceux que nous.

M. Benoît Thieulin, président du Conseil national du numérique (CNNum) et directeur de La Netscouade. Je suis très heureux de vous réserver la primeur de nos réflexions et de nos recommandations : nous ne sommes pas trop d’alliés à défendre et à penser le numérique, de manière à pouvoir en tirer des stratégies et des politiques publiques.

Revenons sur la genèse de cette concertation. En janvier prochain, nous serons arrivés à la fin de notre mandat de trois ans au CNNum, au cours duquel nous avons produit une quinzaine d’avis et de rapports. Nous avons pour but de couvrir la vaste étendue du champ du numérique et d’être le lobby de ceux qui n’en ont pas : nous voulons représenter ceux qui n’arpentent pas nécessairement les lieux de concertations. Si les décideurs publics n’ont pas attendu la démocratie participative pour pratiquer la concertation, ils ont néanmoins tendance à toujours consulter les mêmes personnes. Le CNNum veut représenter les innovateurs sociaux, les créateurs d’entreprises et autres fonds d’investissement qui ne sont pas forcément connectés aux décideurs publics et qui, du coup, défendent souvent mal leurs intérêts.

Nous avons été saisis par différents ministres sur la santé, l’éducation ou le travail, dans un contexte un peu particulier : il y a trois ans, quasiment aucun patron du CAC 40 ne citait Google comme son concurrent principal ; ils sont désormais une bonne moitié à le faire. Au cours des trois dernières années, s’est produit un changement sans précédent : tout le monde, notamment après l’affaire Snowden, se sent concerné par la grande transformation numérique qui attend nos sociétés et nos économies, sur fond de transition écologique.

Nous avons constaté que l’accumulation de ces saisines, qui découpent le sujet numérique par appartement, posait d’autant plus problème que les décisions contournaient parfois nos avis. Nous avons usé de notre pouvoir d’auto-saisine pour donner notre avis au Gouvernement, même lorsque celui-ci ne nous le demandait pas. Sur les questions de sécurité, nous avons assez systématiquement tenu les mêmes positions et donné des avis défavorables, sans avoir rencontré beaucoup plus de succès que vous.

Nous sommes alors allés voir le Premier ministre Jean-Marc Ayrault, pour lui expliquer que le numérique devait devenir un sujet interministériel et faire l’objet d’une réflexion globale fondée sur la concertation. Une telle réflexion stratégique pourrait ensuite irriguer les politiques publiques au travers d’une loi sur le numérique qui en intégrerait les grands principes, mais aussi en exerçant une influence sur d’autres textes, je pense en particulier à la loi sur la santé. Jean-Marc Ayrault avait approuvé l’idée tout en restreignant un peu le champ que nous avions défini ; Manuel Valls l’a un peu élargi et nous a confié la mission d’organiser cette concertation.

La loi sur la confiance dans l’économie numérique (LCEN), dont vous étiez le rapporteur, M. Dionis du Séjour, a construit un socle juridique important pour le développement de l’économie et de la société numériques. C’est une grande loi mais elle a plus de dix ans. À l’époque, on ne parlait ni de smartphones, ni de mégadonnées (big data), ni d’objets connectés, ni de très haut débit, ni de réseaux sociaux, et l’affaire Snowden n’avait pas eu lieu. Autant vous dire qu’au cours des dix dernières années, nous avons vécu plusieurs boulversements dans la révolution numérique. Forts de ce constat, nous pensons que le temps est venu de faire entrer dans le droit positif français et européen certains grands principes qui, de nouveau, construiront le socle d’une économie et d’une société numériques.

Quelle méthodologie avons-nous utilisé ? Nous avons mené une concertation car, pour réformer ce pays, il faut s’appuyer davantage sur les forces émergentes de la société. Cette concertation – 5 000 contributeurs et 17 000 contributions – n’a pas atteint le grand public mais elle a permis à l’écosystème de se mobiliser. Nous avons été aidés par le Gouvernement : le fait d’avoir eu à émettre une succession d’avis défavorables a au moins eu le mérite d’asseoir notre légitimité. L’écosystème a compris que nous voulions défendre les intérêts de la communauté du numérique, quitte à marquer notre désaccord avec les pouvoirs publics.

Nous avons essayé d’être le poil à gratter du Gouvernement, comme nous l’avait demandé Fleur Pellerin lors de mon installation à la présidence du CNNum. Nous n’avons pas toujours réussi à le faire bouger mais nous pouvons être fiers d’avoir empêché la mise en place d’une fiscalité un peu aventurière et d’avoir provoqué une profonde modification du plan éducation et numérique qui se préparait. Dans ce plan, reporté de plusieurs mois, la réflexion sur le contenu de l’enseignement – les humanités numériques et notamment l’apprentissage du code – a précédé les questions d’équipement qui n’en sont que l’aboutissement.

Au terme des consultations que nous avons menées, que recommandons-nous ? Avant de laisser la parole aux animateurs qui ont travaillé sur les quatre chapitres de ce rapport intitulé Ambition Numérique, je voudrais insister sur les principes qu’une grande loi sur le numérique devrait selon nous intégrer dans le droit positif : la neutralité d’internet, principe d’égalité appliqué aux couches basses du réseau ; la loyauté des plateformes, ces sociétés appelées over the top (OTT), c’est-à-dire les Google, Facebook, Amazon et autres.

Ces grands principes sont assortis d’une recommandation forte : ne pas s’en tenir à une volonté de régulation – un terme dont je me méfie car il véhicule énormément de malentendus – mais créer une agence de notation et d’évaluation des plateformes. Dans une économie fondée sur la réputation, celle des grandes plateformes devient un enjeu capital pour elles. Il y a deux ans, au moment où a été lancée la procédure de test de marché sur Google, nous avons rencontré des moteurs de recherche verticaux qui étaient confrontés à un déréférencement important. Nous leur avons demandé d’essayer d’objectiver l’impact de ce déréférencement. Si l’effet d’un déréférencement peut être visible sur telle ou telle société lorsqu’il se traduit par un effondrement du chiffre d’affaires, il est plus difficile d’établir qu’un secteur entier est discriminé : il faudrait pour cela que de nombreux ingénieurs analysent les algorithmes.

Il y a quelques années, j’avais participé à une discussion dans une école d’ingénieurs. Les élèves me disaient avoir un problème avec les interfaces de programmation (application programming interface – API) de certaines plateformes : elles sont instables et elles ont, d’une certaine façon, droit de vie et de mort sur les entreprises qui en dépendent par leur modèle d’affaires et leur environnement technologique. À quand une agence qui mesurerait la stabilité, la bonne structuration, la loyauté de ces API ? De même, comment évaluer le fait qu’une application soit mise en avant plutôt qu’une autre dans un magasin d’applications ? Ce sont des questions d’ergonomie.

Malgré tout le respect que je peux avoir pour la Commission européenne et les juges de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), je pense qu’ils ne sont pas en mesure d’objectiver ce débat. Pour effectuer de telles analyses, il faut pouvoir mobiliser des ingénieurs et des ergonomes. Actuellement, c’est l’impensé, l’angle mort de cette économie de plateformes. Nous pensons qu’il faut, d’une part, faire entrer le principe de loyauté dans le droit, et, d’autre part, que des agences de notation et d’évaluation doivent objectiver cet angle mort.

Notre analyse vaut autant pour l’Europe que pour la France. Au sein du Gouvernement, nombre de nos recommandations suscitent un débat : doivent-elles être intégrées dans le droit positif français ou européen ? Nous devons avoir une vision pragmatique du principe de subsidiarité qui n’est actuellement perçu que sous l’angle de la hiérarchie des normes. L’adoption d’une loi prend un an et demi tandis que celle d’une directive demande cinq ans – autant dire une éternité à l’échelle de l’innovation dans le monde numérique. Je pense qu’il faut avoir une vision du principe de subsidiarité dans le temps. Pour ma part, je plaide pour l’inscription rapide de ces principes dans le droit national afin que celui-ci puisse gérer la transition, c’est-à-dire le temps pendant lequel le droit européen peut être muet.

À cet égard, lors d’une récente réunion à Bruxelles, un parlementaire européen m’a signalé que les Allemands ont adopté une loi sur le transport transfrontalier dont ils savent pertinemment qu’elle contrevient au droit européen, afin de provoquer un débat au Conseil européen. Sur les sujets numériques plus encore que sur les autres, on a besoin de provoquer de grands débats et l’opacité ne sert pas la démocratie. Or la négociation sur les grands sujets numériques se déroule à huis clos au sein d’un trilogue, c’est-à-dire entre des représentants du Parlement, des États et de la Commission européenne. La grande loi Lemaire, qui devrait inscrire ces principes dans notre droit, peut nous permettre de susciter la discussion au niveau européen.

D’apparence technique pour le grand public, ces questions sont en réalité éminemment politiques. Nous vivons un moment un peu particulier où le numérique doit se cliver, se politiser au bon sens du terme. Plusieurs évolutions de la société et de l’économie numérique sont possibles, et nos recommandations favorisent un modèle contre d’autres. Il faut en débattre car il n’y a pas de déterminisme technologique. À vous, mesdames et messieurs les députés, de décider dans quelle société, dans quelle économie numérique nous voulons vivre. Ce ne sont pas des innovations tombées du ciel qui doivent le déterminer ; nous devons reprendre la main.

Venons-en aux questions stratégiques. Il y a deux ans, Nicole Bricq, alors ministre du commerce extérieur, avait demandé au CNNum de travailler sur la négociation du traité de libre-échange transatlantique (Transatlantic Trade and Investment Partnership – TTIP). Nous avons émis des réserves non pas sur le principe – nous ne sommes pas opposés à l’harmonisation des normes – mais sur le déroulement des négociations.

Avec des juristes, nous avons analysé les accords signés précédemment – notamment en 1995 dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) – pour en évaluer l’impact en matière de localisation des données sur des serveurs européens. À voir la manière dont le Safe Harbor, ou modèle de clauses contractuelles types, a été négocié en 2000 par l’Europe, nous sommes en droit de nous interroger sur l’asymétrie de stratégie entre l’Europe et les États-Unis. Grâce au Safe Harbor, une entreprise américaine peut s’implanter en Europe dans un cadre réglementaire plus simplifié que celui qui s’appliquera à une entreprise allemande désireuse de s’installer en France. Quel paradoxe ! Comment avons-nous pu signer un tel traité ?

Des chercheurs ont travaillé sur ces sujets. Au tournant des années 1990, après la chute du mur de Berlin, les Américains se sont demandé ce qui constituerait les attributs de leur prééminence au XXIsiècle. Ils ont fait travailler le complexe militaro-industriel, des chercheurs, des universitaires, des laboratoires d’idées (thinks tanks), des entrepreneurs et des économistes pendant plusieurs années. Conclusion : si les infrastructures ont fait la puissance des États au XXsiècle, ce sont les « infostructures » qui seront déterminantes au XXIsiècle. Les Américains ont donc déroulé toutes leurs politiques publiques dans le même sens : libéralisation du GPS (global positioning system) en 1995 ; loi sur les autoroutes de l’information ; loi sur la défiscalisation des entreprises du numérique ; création de fonds qui ont investi dans des milliers d’entreprises dont Google et Facebook, etc. Nous pourrions continuer à égrener les lois favorables au développement de l’innovation sur ces sujets stratégiques.

Nous lançons un appel au Gouvernement français, aux gouvernements européens et à la Commission européenne, car les enjeux numériques sont devenus absolument majeurs pour l’avenir de nos sociétés, de nos économies et de nos enfants. Nous déplorons l’insuffisance d’une réflexion stratégique qui permettrait de coordonner toutes les politiques publiques et qui permettrait aux négociateurs européens d’arriver enfin à la table des négociations avec autre chose qu’une accumulation d’intérêts particuliers d’États membres – liés à des compromis et à des rapports de force du présent – alors que l’intérêt général devrait prévaloir. L’Europe doit avoir une vision stratégique, différente de la révolution numérique californienne, et la développer au moyen de politiques publiques idoines. Au fond, nos soixante-dix recommandations essaient modestement de construire cette vision stratégique pour le Gouvernement français comme pour l’Europe.

Mme Valérie Peugeot, vice-présidente du CNNum, chercheuse à Orange Labs et présidente de l’association Veille européenne et citoyenne sur les autoroutes de l’information et le multimédia (VECAM). Le rapport est structuré en quatre parties, et j’ai la lourde tâche de vous présenter la première, consacrée aux questions de loyauté et de liberté dans ce que nous avons appelé un espace numérique en commun. Cette partie comporte dix-sept recommandations liées par un fil rouge : la volonté de protéger et de faire fructifier ce monde numérique comme un espace de liberté et de créativité.

Nous avons bâti notre réflexion autour de trois grands principes.

Le premier d’entre eux consiste en l’affirmation d’un internet pris au sens générique comme une ressource en commun, dont la protection du caractère ouvert est une condition pour que fleurissent aussi bien les innovations sociales que culturelles, technologiques ou économiques.

Le deuxième principe pose la nécessité d’un rééquilibrage entre toutes les parties prenantes de l’économie numérique, qu’il s’agisse de petites ou grandes entreprises, de consommateurs ou de producteurs, de start-up ou de multinationales. Il nous semble que l’équilibre est actuellement mis à mal.

Le troisième principe, et non le moindre, est l’affirmation que le numérique n’est pas, sous prétexte d’innovation ou de sécurité, le monde du non-droit. Le rythme du droit n’est pas celui de la technologie. Pour autant, il nous faut sans cesse penser l’extension du champ de l’État de droit dans le monde du numérique, ce qui est pour nous une condition sine qua non d’une démocratie vivante et active.

Voilà les principes qui nous ont guidés et qui sous-tendent les propositions. Chacune des propositions a essayé de transformer en levier actionnable, autant que faire se peut, ces trois principes.

Pour affirmer qu’internet est un bien commun, nous préconisons à nouveau l’inscription de sa neutralité dans la loi. Notre demande rejoint celle du Parlement européen mais nous pensons que nous pouvons, à l’instar d’autres pays, inscrire ce principe dans la loi nationale, sans attendre la fin du débat européen. En outre, cette neutralité doit être forte, c’est-à-dire qu’elle ne doit pas être amoindrie doucement par une série de services spécialisés. Ceux-ci doivent être limités, encadrés et ne pas se faire au détriment de l’internet commun. Les accords de transit et les accords de peering, négociés entre opérateurs d’infrastructures et fournisseurs de contenus et d’application (FCA), ne doivent pas non plus contribuer à détricoter la neutralité des réseaux.

Le financement des infrastructures est un argument souvent avancé pour justifier la fin de la neutralité. Nous pensons que c’est la mauvaise manière d’aborder la question : nous devons au contraire avoir une approche globale prévoyant un rééquilibrage des obligations en matière de fiscalité et de libre concurrence entre les fournisseurs d’infrastructures et les acteurs du web. Il convient notamment de soumettre les acteurs du web à une fiscalité plus juste qui permette, le cas échéant, de financer les infrastructures – comme nous le faisons déjà à travers le plan très haut débit – si tant est que le marché ne suffise pas.

De la même manière que le web et internet se sont construits autour de normes et de protocoles ouverts, l’internet des objets doit se penser autour de standards qui correspondent aux exigences d’un réseau ouvert, libre, sécurisé et interopérable. C’est à cette condition que le déploiement de ces nouvelles technologies pourra se faire dans la transparence.

Enfin, comme le préconisait le rapport Toledano, nous pensons qu’une partie supplémentaire du spectre pourrait être ouverte à des usages collectifs.

Tout ceci implique une redéfinition de la gouvernance du monde numérique. La gouvernance d’internet s’est construite sur un mode ascendant autour d’un certain nombre d’espaces – W3C (world wide web consortium), IETF (internet engineering task force), ICANN (internet corporation for assigned names and numbers), etc. – dans lesquels les ingénieurs ont joué un rôle déterminant. Il est temps d’ouvrir cette gouvernance à une multiplicité d’acteurs, de la sortir de sa confidentialité, de redynamiser le débat public autour de cette question. Il est temps que la gouvernance d’internet se constitue en véritable objet politique dans l’espace public, et nous proposons diverses mesures concrètes pour atteindre cet objectif.

S’agissant du nécessaire rééquilibrage entre toutes les parties prenantes de l’économie numérique, le CNNum entend l’assurer par deux principes indissociables : l’autodétermination informationnelle de l’utilisateur citoyen ; le respect par les plateformes de l’obligation de loyauté.

Qu’est-ce que le droit à l’autodétermination informationnelle ? Reconnu par la Cour constitutionnelle allemande, ce droit a été repris par le Conseil d’État dans un rapport récent. Dépassant le concept de protection des données personnelles de l’individu, ce droit donne à l’utilisateur le contrôle de ses données et, plus encore, la capacité de les mobiliser à des fins personnelles. L’utilisateur n’est plus passif, il devient partie prenante de cette société des données. Concrètement, cela signifie que l’utilisateur doit pouvoir lire, modifier ou supprimer ses données et choisir avec qui il veut les partager.

À cet égard, la décision prise hier par le Conseil des ministres de la justice de l’Union européenne contient une avancée notable en matière de portabilité des données, un point essentiel qui fait partie de nos recommandations. Ce texte contient aussi la possibilité d’une action collective, ce que nous saluons au passage. En revanche, nous regrettons qu’il acte la disparition du principe même du contrôle de leurs données par les individus, définisse de façon très floue l’intérêt légitime du professionnel dans la collecte, assouplisse le type de données susceptibles d’être collectées et autorise le traitement par des tiers de façon très lâche.

Dans notre rapport, nous demandons que le marché secondaire des données – une autre boîte noire – soit soumis à des obligations de transparence. Les autorités de régulations comme les utilisateurs doivent obtenir un droit de contrôle et ils doivent pouvoir exercer à tout moment une option de retrait (opt-out) sur la circulation de ces données auprès de tiers. Le droit actuel a institué une forme de dissociation artificielle entre, d’une part, la donnée personnelle protégée, et, d’autre part, la donnée agrégée anonymisée. Cette dernière part dans un trou noir : l’utilisateur perd tout droit sur elle alors qu’il l’a coproduite. Cette discontinuité du droit doit cesser, de manière à ce que l’utilisateur puisse suivre sa donnée tout au long de son parcours, même une fois qu’elle est agrégée et anonymisée. Nous savons, en effet, que l’anonymisation a ses limites. Dans ce rapport, nous appelons aussi le Gouvernement à soutenir toutes les initiatives qui pourraient sécuriser le stockage des données personnelles dans des dispositifs distribués et non plus dans des dispositifs concentrés, et tout ce qui pourrait participer du partage de la valeur d’usage des données entre les individus et les créateurs de service.

Venons-en au respect par les plateformes de l’obligation de loyauté, mise également en avant par le Conseil d’État. Nous considérons qu’il faut que cette notion entre dans le droit, à un moment où tous les outils classiques de la régulation – en matière de concurrence, de consommation, de protection des données personnelle, etc. – sont mis à mal car ils ne parviennent pas à attraper ces objets à la fois transnationaux, protéiformes et mouvants que sont les plateformes. Lors de nos auditions, de multiples acteurs ont insisté sur cette impuissance de l’appareil juridique actuel. Le web, qui était au départ un espace ouvert d’innovations, est en train de se restructurer en silos. C’est très exactement ce que nous voulons empêcher car ces silos sont une source de déséquilibres structurels à la fois dans la relation entre les plateformes et leurs utilisateurs finaux, et entre les plateformes et tous les autres acteurs économiques qui interviennent dans leur écosystème.

La relation entre les plateformes et les particuliers laisse à désirer : opacité en ce qui concerne les informations collectées et le fonctionnement des algorithmes ; conditions générales d’usage (CGU) complètement illisibles, incompréhensibles et parfois léonines ; coût de sortie du service si élevé qu’il enferme l’utilisateur, etc. Nous proposons une série de mesures destinées à ancrer ce principe de loyauté, telles que l’obligation d’avoir des CGU lisibles par le commun des mortels et celle d’informer l’usager sur les grands critères utilisés par les algorithmes. Nous demandons aussi l’application effective des options d’adhésion (opt-in) pour les données qui ne sont pas nécessaires à l’utilisation d’un service, notamment lors du téléchargement d’applications sur un téléphone mobile.

En ce qui concerne la relation entre les plateformes et les professionnels, notre attention se porte sur les plateformes qui ont atteint une telle puissance qu’elles ont une capacité de nuisance et d’assèchement de l’innovation. À ces dernières, nous pourrions notamment imposer des obligations d’information préalable en cas de changement dans les conditions d’accès à une API ou de modification de l’algorithme de référencement. Certaines mesures pourraient permettre aux acteurs de l’écosystème de se protéger ou d’anticiper des transformations qui vont les fragiliser voire les détruire.

Pour atteindre ces objectifs, nous avons besoin d’un double système de contrôle : une agence européenne de notation de la loyauté ; un corps d’experts en algorithmes.

L’agence pourrait recueillir et réunir des informations qui existent déjà, qu’elles soient produites par des consommateurs, des associations ou des entreprises, afin de mettre en lumière des pratiques discriminantes et déséquilibrées. Elle pourrait aussi être un espace ouvert de signalement afin que quiconque, consommateur ou utilisateur, puisse dénoncer dans un lieu unique des pratiques qu’il juge abusives. Agir sur la réputation des acteurs est un outil absolument essentiel dans l’économie numérique, dont pourront également se saisir des tiers tels que des investisseurs.

La création d’un corps d’experts en algorithmes – dont le nom reste à déterminer – est absolument nécessaire. Ces experts, à la fois juristes et spécialistes des données (data scientists), pourraient être mobilisés par les autorités de régulation qui n’ont actuellement pas les moyens d’analyser les algorithmes.

Nous en arrivons à la troisième grande recommandation de cette partie du rapport : la réaffirmation de l’État de droit dans le monde numérique. Ce volet est le plus délicat, à un moment où certaines décisions, déjà adoptées ou sur le point de l’être, vont à l’encontre des recommandations antérieures du CNNum. Nous n’en sommes pas moins fidèles à nos positions initiales et nous observons d’ailleurs que, par un mouvement de balancier, les États-Unis reviennent en arrière par rapport à ce que nous considérons comme un déséquilibre entre liberté et surveillance.

En ce qui concerne les contenus illégaux, nous pensons qu’il faut conforter la place du juge en matière de blocage de sites, et ne pas recourir à des blocages administratifs. Nous prônons un renforcement des moyens de l’institution judiciaire pour qu’elle puisse être plus réactive face à des situations illégales, et la création d’un pôle de compétences numériques au sein du ministère de la justice. Pourquoi ne pas créer aussi un parquet spécialisé dans le numérique à l’image de celui qui existe dans le domaine financier ? À défaut, on pourrait au moins imaginer des magistrats référents dans chacun des parquets. Nous pensons que le blocage ne devrait intervenir qu’en dernier recours, quand les coopérations se révèlent infructueuses, et que le principe du contradictoire devrait être renforcé en cas de retrait de contenu. Nous proposons d’ailleurs tout un dispositif de circulation qui permette de rendre ces processus de retraits moins opaques.

Nous préconisons aussi de donner aux associations la capacité d’ester en justice au titre de la défense des intérêts des internautes en matière de liberté d’expression, et d’accorder un statut protecteur aux lanceurs d’alertes. Enfin, nous aspirons à ce qu’il y ait un cadre du renseignement qui n’ouvre pas la porte à des logiques de surveillance de masse et qui soit soumis à un contrôle en amont très étroit.

M. le président Christian Paul. Cette partie de votre rapport est celle qui offre la zone de recoupements la plus large avec nos propres travaux. Nous allons donc procéder à un premier échange avant d’aborder le reste du rapport.

M. Philippe Aigrain. Après avoir engagé avec le CNNum un premier débat sur la neutralité des plateformes, j’apprécie le fait que vous vous intéressiez désormais à leur loyauté, même si la notion reste floue. Il me reste des inquiétudes, peut-être infondées compte tenu du détail de vos propositions.

Prenons l’exemple très simple des moteurs de recherche utilisés pour trouver des chambres d’hôtes ou des hôtels. Personnellement, je préfère les systèmes de recherche qui privilégient systématiquement l’accès direct au site du lieu d’hébergement par rapport à tout système de recommandation. Et dans les systèmes fondés sur des recommandations, je préfère être orienté systématiquement vers des opérateurs qui ne font pas de réservation dans ces lieux, contrairement à Booking.com ou autres.

Empêcher de telles formes de discrimination pourrait se comparer à une interdiction du commerce équitable. Ce n’est pas le parti pris d’éventuelles discriminations qui pose problème mais la combinaison de ce parti pris et d’une position dominante. Vous souhaitez par-dessus tout encourager l’innovation, dites-vous. Dans votre proposition sur la loyauté des plateformes, comment parvenez-vous à éviter le défaut que je viens d’esquisser : interdire des partis pris que l’usager d’un système de recherche ou de recommandations peut tout à fait souhaiter ?

Mme Valérie Peugeot. Pour une plateforme, la loyauté commence par le respect des engagements pris. .La plateforme doit faire ce qu’elle dit qu’elle va faire – et ce n’est pas une platitude, contrairement à ce que l’on pourrait croire. Si une plateforme vous recommande des livres qui ne correspondent pas à vos goûts mais à des accords commerciaux qu’elle a passés avec des éditeurs, elle se comporte de manière déloyale. Actuellement, compte tenu de l’opacité des algorithmes, il est impossible de vérifier systématiquement que le service promis à l’utilisateur correspond à la réalité. Si déjà nous parvenions à faire cette vérification, ce serait une première étape.

Au-delà, il s’agit de redonner à l’utilisateur le pouvoir de faire ces choix. À lui de décider s’il préfère ou non un accès direct aux chambres d’hôtes plutôt que d’en passer par TripAdvisor ou Booking.com. À ce stade, il n’a pas cette marge de manœuvre. En mettant l’accent sur l’autodétermination informationnelle, nous cherchons à changer le rapport de force dans ce triangle : les transactions électroniques entre entreprises (business to business – B to B) ou entre entreprises et particuliers (business to consumer – B to C). Nous n’avons pas toutes les clefs techniques de ce rééquilibrage mais c’est un ensemble à construire.

Mme Valérie-Laure Benabou. À l’heure actuelle, nos traces guident nos navigations. Avez-vous pensé à une sorte de paterfamilias du référencement, à un opérateur qui n’utiliserait pas les données de l’utilisateur pour opérer son référencement ? L’obligation d’un service alternatif anonyme fait-elle partie des préconisations ?

M. Benoît Thieulin. Nous nous sommes écartés d’une première approche de ce type, axée sur la neutralité des plateformes et la non-connaissance des données. En fait, c’est un réflexe de vieil usager du numérique qui se réfère à une époque où les algorithmes ne se concentraient pas autant sur des suggestions utilisant la puissance de l’accumulation de données personnelles. Les responsables de plateformes, que nous avons consultés, nous ont rétorqué qu’un algorithme n’est pas neutre et que ce n’est pas son rôle.

Nous en revenons à la notion de loyauté et au véritable sujet : le service rendu correspond-il, oui ou non, à celui qui était promis ? Y a-t-il eu des changements de référencements ou d’algorithmes problématiques sur telle ou telle plateforme ? Voilà ce qu’il importe de mesurer. En revanche, il me semble difficile d’écarter l’accumulation de ces données qui permet de rendre des services très efficaces et innovants.

Mme Valérie-Laure Benabou. Sans vouloir en revenir à la roue, je reste sceptique : à partir du moment où les acteurs économiques dont nous parlons sont extrêmement puissants, comment la mise en lumière de leur éventuelle déloyauté pourrait-elle conduire à l’émergence d’un service alternatif à bref délai ?

M. Benoît Thieulin. Je pense le contraire. Nous avons vu des gérants de fonds d’investissement ; nous avons visité de nombreuses écoles d’ingénieurs ; nous avons discuté avec des créateurs d’entreprise. Si un travail d’objectivation scientifique permettait de savoir si telle ergonomie de telle page défavorise une application ou si telle API pose un problème vis-à-vis d’un écosystème d’entreprises, et si les notes des plateformes en cause étaient publiées, de nombreux investisseurs se détourneraient des entreprises dont le modèle d’affaires repose pour l’essentiel sur l’utilisation de l’API problématique. Dans une économie fondée sur la réputation, cela pourrait faire des dégâts.

Nous avions déjà tenu ce type de raisonnement dans notre rapport sur la fiscalité : une transparence sur le montant de l’impôt acquitté en Europe par ces grandes entreprises serait bienvenue. Vous avez sûrement en mémoire le succulent passage des présidents directeurs généraux d’Amazon, de Starbucks et de Google devant Margaret Hodge, la présidente de la commission des finances publiques du Parlement britannique, il y a deux ou trois ans. Ils étaient tous incapables de répondre sur leur taux d’imposition au Royaume-Uni et en Europe.

M. le président Christian Paul. Dans la foulée de vos travaux et de ceux du Conseil d’État, nous nous sommes beaucoup interrogés sur la définition de la catégorie. Nous sommes en train de renoncer à l’idée de créer une troisième catégorie d’acteurs en plus de celles d’hébergeurs et d’éditeurs prévues par la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN). Il s’agit moins de traiter de la responsabilité à l’égard de contenus illégaux, comme le fait la LCEN, que de questions de discrimination, de transparence et de loyauté. Comment avez-vous paramétré cette catégorie ?

Mme Valérie Peugeot. Après un long débat, nous nous sommes prononcés contre la création d’une troisième catégorie, contrairement à ce que préconisait le Conseil d’État, estimant qu’une telle mesure comporterait plus d’inconvénients que d’avantages.

Dans notre rapport, nous proposons de retenir un faisceau d’indices, c’est-à-dire toute une série de critères cumulatifs permettant d’identifier les plateformes qui présentent le plus de risques de non-loyauté et qui doivent faire l’objet d’une attention particulière de la part des autorités de régulation. Ce faisceau d’indices nous paraît être un outil plus souple et plus adapté à des plateformes qui sont en constante évolution et dont le périmètre d’action ne cesse de s’étendre. Si Google investit dans une start-up de capteurs de chaleur puis dans des infrastructures, il faut pouvoir attraper ces morceaux de son écosystème. Or ils ne rentreront pas nécessairement dans une définition ex ante de la plateforme. Il nous faut un instrument plus souple et agile pour appréhender ce type d’acteurs.

Mme la présidente Christiane Féral-Schuhl. Je voudrais revenir sur les API et les objets connectés. Pour vous, les API s’inscrivent-ils dans la logique de l’interopérabilité posée au plan européen par la directive de 1991 ? Qu’est-ce qui change par rapport aux principes que vous énoncez ?

Mme Valérie Peugeot. Il me semble que vous faites allusion au principe de portabilité que nous soutenons et qui est lié aux principes d’autodétermination informationnelle et de loyauté : pour que l’individu ne soit pas enfermé dans une plateforme, il doit pouvoir transporter avec lui les bouts de vie numérique qu’il se constitue d’une plateforme à une autre. C’est essentiel pour l’usager lui-même mais aussi du point de vue du non-assèchement de l’innovation : la captivité des utilisateurs tue l’innovation. Face à un acteur dominant, vous pouvez toujours essayer de créer un moteur de recherche alternatif. Souvenez-vous de tous les réseaux sociaux distribués qui ont essayé de se constituer au cours des dernières années sans pouvoir émerger, et pour cause : les individus sont captifs des deux ou trois réseaux sociaux que nous connaissons bien. La portabilité est la cheville ouvrière des principes d’autodétermination et de loyauté.

M. Jean Dionis du Séjour. J’ai trouvé votre position quand même très protectrice des données personnelles alors que nous assistons à un mouvement de fond qui tend à mettre le maximum de données à la disposition de tout le monde, à travers notamment l’open data. Avez-vous réfléchi à ce qui caractérise une donnée personnelle ? À partir de quand une donnée devient-elle personnelle ? Ne faudrait-il pas mieux affirmer un principe d’ouverture sauf pour un noyau dur de données objectivement sensibles, comme celles contenues dans les dossiers médicaux ou fiscaux ? En prenant une position aussi protectrice, n’allez-vous pas casser un vecteur de croissance majeur : la libéralisation et l’accès aux données ?

Mme Valérie Peugeot. Nous proposons une protection proactive qui construise un jeu gagnant-gagnant entre l’utilisateur et les acteurs économiques. Loin d’être défensive, notre approche est très offensive et elle vise à reconstruire un jeu à sommes positives. Nous passons d’une logique de protection à une logique de maîtrise et de partage de la valeur d’usage. C’est un point essentiel. L’économie des mégadonnées offre des opportunités formidables notamment en termes de croissance mais nous avons l’impression qu’elle se construit sur le dos de l’utilisateur.

Quant à la caractérisation des données personnelles, elle existe déjà, elle fait l’objet de discussions dans le cadre du règlement européen, et nous n’allons pas la réinventer. Il nous importe de penser la donnée comme le fruit d’une coproduction entre l’individu et le service, qui doit bénéficier aux deux acteurs en présence. À l’heure actuelle, on ne pense pas au partage de la valeur d’usage. Le réflexe est de protéger la donnée personnelle en amont, et de tellement libérer la donnée anonymisée en aval qu’on peut en faire n’importe quoi. Il s’agit de rétablir un équilibre entre les parties prenantes.

M. Daniel Le Métayer. Pour ma part, j’apprécie vos propos sur l’absence de discontinuité dans le domaine des données. Tous les gens qui travaillent à l’anonymisation disent la même chose. En revanche, je n’ai pas bien compris les conséquences que vous en tirez d’un point de vue juridique. S’il n’y a pas de discontinuité, cela signifie que toutes les données entrent dans la même catégorie sur le plan juridique alors qu’elles ne présentent pas le même niveau de risque. À mon avis, il faudrait adopter une démarche guidée par l’analyse des risques : imposer à ceux qui collectent ou traitent des données des obligations proportionnées aux risques résiduels que peuvent présenter ces données.

Mme Valérie Peugeot. À court terme, l’ambition n’est pas de faire disparaître la caractérisation de la donnée personnelle. L’idée est que, même lorsque la donnée est agrégée et anonymisée, elle conserve certains droits associés. Il ne faut pas que l’utilisateur disparaisse sous prétexte d’anonymisation et d’agrégation. Évaluons les risques, dites-vous. Or, en matière d’usage des données, le risque est très difficilement évaluable. On entend tout et son contraire. Le risque – notamment de perte de l’anonymat – croît au fur et à mesure que la donnée circule et qu’elle peut être croisée.

Nous sommes pris entre le marteau et l’enclume : nous aspirons aux mégadonnées, aux données ouvertes (open data) et au partage de données, tout en sachant que nous risquons d’accroître les risques pour la vie privée. D’où l’importance de penser des droits qui ne s’arrêtent pas à la porte de l’agrégation et de l’anonymisation. Il ne s’agit pas seulement de dire qu’il n’y a plus qu’une catégorie juridique de données. Nous pouvons imaginer des dispositifs législatifs qui suivent la donnée au-delà.

M. Daniel Le Métayer. D’un point de vue technique, les données qui ont été anonymisées, même si elles présentent un risque résiduel, ne peuvent pas être traitées de la même façon que les autres, ne serait-ce que du point de vue de l’exercice des droits des individus. On ne pourra pas imposer la même chose à un responsable de traitement qui a anonymisé ses données qu’à celui qui ne l’a pas fait.

Quant à votre deuxième remarque, je reconnais qu’il est très difficile de faire de l’analyse de risques, d’autant que ceux-ci évoluent dans le temps. En matière de sécurité, une analyse de risques est valable à l’instant t et elle doit s’accompagner de procédures de gestion des données ou des risques résiduels. Si l’on se rend compte que les hypothèses initiales ne sont plus vérifiées, de nouvelles obligations doivent peser sur le détenteur des données. Ce n’est pas une opération définitive.

Mme Valérie Peugeot. Autant que possible, nous essayons de faire en sorte que le droit soit neutre techniquement et robuste dans le temps. Prenons un exemple. Une entreprise ne peut pas discriminer sur la base de données en fonction du sexe ou de l’âge ou que sais-je encore. Or il est possible, par recroisement de données agrégées et anonymisées, de reconstruire en aval des formes de discrimination. Typiquement, ce genre de pratiques peut être régulé. Voilà un exemple de droit de l’usager qui se poursuit au-delà de l’anonymisation et de l’agrégation.

Mme Valérie-Laure Benabou. En matière de régulation des plateformes, envisagez-vous la création d’une institution spécifique ou pouvons-nous conserver l’émiettement actuel des structures de régulation ?

Ma deuxième question concerne la portabilité. J’ai un capital informationnel qui correspond à mes données personnelles, mes contenus, mes avis, mes œuvres, tout ce que j’ai livré ou acquis sur une plateforme. Si je veux m’extirper de cette plateforme, je vais avoir des obligations de compatibilité de format qui vont varier dans le temps et l’espace, avec un coût associé. Qui va supporter le coût de transférabilité de mon capital informationnel ?

Mme Valérie Peugeot. Nous ne nous sommes pas prononcés sur l’éventuel rapprochement des institutions de régulation existantes, appelant plutôt à un renforcement des outils dont elles disposent. Elles manquent toutes de moyens techniques, juridiques et opérationnels, qu’il s’agisse de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) ou autres. Nous appelons aussi à une sortie des silos en ce domaine : ces institutions auraient tout à gagner à travailler davantage ensemble sur certains sujets, notamment pour attraper ces objets protéiformes que sont les plateformes.

Votre interrogation sur la portabilité rejoint le problème de l’interopérabilité évoqué plus tôt. Effectivement, toutes les plateformes devraient aller vers des formats interopérables, ne serait-ce que dans leur intérêt économique bien compris, mais il y va aussi de nos libertés. Reprenons l’exemple de l’internet des objets. Pour de multiples raisons, les données qui vont sortir de ces objets sont complètement propriétaires, fermés, en silos. Non seulement ce système est opaque mais il ne permet pas à un tiers de créer des services et d’innover sur la base de ces données.

En outre, nous aurons besoin de métadonnées sur l’internet des objets, au fur et à mesure que des capteurs seront disséminés dans l’espace public, dans les maisons, etc. Nous devrons savoir qui a accès à ces capteurs, qui les a déposés, qui peut récolter les données, qui a des droits sur ces données, etc. De même que les données produites par l’internet des objets lui-même, ces métadonnées devront aussi aller vers des formes de standardisation pour des raisons économiques et de libertés publiques.

M. le président Christian Paul. Je propose que nous abordions la deuxième partie de votre rapport.

Mme Valérie Peugeot. Marc Tessier, qui a coordonné cette deuxième partie, ne pouvait malheureusement pas se joindre à nous ce soir.

M. Stéphane Distinguin, membre du CNNum et du Conseil national de l’industrie, fondateur et président de FaberNovel, président du pôle de compétitivité Cap Digital. Cette partie s’intitule « Mettre en mouvement la croissance française vers une économie de l’innovation ».

Première caractéristique de l’économie numérique : sa vitesse d’évolution. En ce moment, nous entendons beaucoup parler d’Uber, la société qui a développé des applications mobiles pour voitures de transport avec chauffeur (VTC) : dans un jugement qui vient d’être rendu, l’État de Californie considère que les chauffeurs sont des salariés et non des travailleurs indépendants ; hier, la ville de Paris était bloquée par les chauffeurs de taxi qui jugent cette concurrence déloyale. Uber, entreprise qui n’a pas cinq ans, est valorisée à près de 50 milliards de dollars, c’est dire…

L’économie numérique se caractérise aussi par son internationalisation. Dès ses débuts, une entreprise de ce secteur a non seulement une vocation internationale affirmée, mais elle se place instantanément dans une compétition internationale.

Enfin, il existe une grande variété des modèles d’innovation, comme le montre une étude réalisée par la Fondation pour l’internet nouvelle génération (FING) et la Banque publique d’investissement (BPI). Jusqu’à présent, nous nous sommes sans doute trop focalisés sur l’innovation technologique – c’est un président de pôle de compétitivité qui vous le dit – notamment via le crédit d’impôt recherche (CIR).

Ce rapport synthétise des expériences très variées. Nous venons nous-mêmes d’horizons très différents – chercheurs, responsables associatifs, entrepreneurs, salariés de grands groupes – et nous avons multiplié les rencontres et les déplacements. Nous avons ainsi été amenés à animer des ateliers participatifs, au pôle Euratechnologies de Lille notamment, où j’ai été frappé par ma rencontre avec les créateurs de la start-up Giroptic qui développe une GoPro française. Cette rencontre nous a permis de travailler sur les rapports de force entre grands et petits, car cette start-up était très mécontente de ses relations avec une chaîne de grande distribution du domaine du sport. Nous en avons tiré des recommandations sur ces échanges en matière de sous-traitance mais aussi de développement de produits innovants.

Nos recommandations se répartissent en trois grands domaines : l’innovation agile, la structure du financement de l’économie, l’urgence de la compétitivité.

Dans le premier domaine, nous nous sommes intéressés à la manière dont le numérique pouvait contribuer au renouvellement du dialogue social, à la gestion des marchés publics et au développement de la médiation dans les entreprises. Comment peut-on aider le médiateur à mieux comprendre les relations entre start-up et grands groupes, et à étendre ses prérogatives ?

Nous avons aussi fait une série de recommandations et de remarques sur la stratégie de l’État actionnaire, en particulier au travers de l’Agence des participations de l’État (APE). Au sein du CNNum, les salariés de grands groupes dont l’État est actionnaire expliquent que ce dernier fait souvent preuve d’une certaine schizophrénie : à certains moments, il pousse à la numérisation et à la création d’écosystèmes ; à d’autres, notamment dans le cas de projets d’acquisitions, il se révèle très conservateur sur les méthodes de valorisation.

En matière d’innovation agile, nous avons aussi beaucoup insisté sur la création d’un Innovation act européen. Après l’échec de la stratégie de Lisbonne, comment peut-on renouveler nos vœux européens sur ces sujets ? Nous pensons que nous devons faire cadeau à l’Europe du statut de jeune entreprise innovante, qui fonctionne bien. Nous recommandons l’adoption d’une définition commune de l’innovation, et un assouplissement des règles sur les marchés et les aides publics pour cette catégorie d’entreprises.

Instruits par les expérimentations que nous avons pu faire dans les pôles de compétitivité avec la BPI, nous prônons aussi une petite révolution copernicienne en matière de guichets d’aides et de subventions, par le biais de ce que l’on appelle les fast tracks : il s’agit en fait de simplifier et d’accélérer l’accès aux accompagnements proposés par les organismes de financement et de développement pour ces entreprises en forte croissance. L’idée est de les ravitailler en vol plutôt que de les obliger à faire la queue au guichet, afin de ne pas les détourner de leur trajectoire.

Toutes ces propositions, et des initiatives telles que l’ouverture à Angers de la Cité des objets connectés, visent à favoriser l’éclosion de champions européens. Nous devons trouver les spécificités qui nous permettent de construire ces champions, et ne pas nous contenter de souffler et de désespérer parce qu’ils n’émergent pas ou restent en Californie.

Je vais laisser Marie Ekeland vous parler de nos recommandations dans le deuxième grand domaine : la structure du financement de l’économie.

Mme Marie Ekeland, membre du CNNum, investisseur en capital-risque et coprésidente de France Digitale. Avant d’en venir aux financements, je voulais illustrer les propos de Stéphane Distinguin sur la nécessité de changer notre définition de l’innovation telle qu’elle a été historiquement incluse dans les politiques publiques françaises.

En regardant la définition de la jeune entreprise innovante, on constate que des entreprises comme Facebook n’auraient pas rempli ces critères si elles étaient nées en France. Le travail réalisé par la FING sert maintenant à tous les chargés d’affaires au sein de Bpifrance comme modèle d’évaluation du degré d’innovation des entreprises. Ce travail repose sur des études de cas qui montrent que nombre d’entreprises innovantes ne sont pas jeunes : la biscuiterie Poult, née en 1883, a complètement bouleversé son organisation, réduit à deux les échelons hiérarchiques, et incité tous ses salariés à participer au processus créatif des biscuits. Ce mode agile et numérique lui a permis de multiplier son chiffre d’affaires par quatre en cinq ans, et de gagner cinq points de parts de marché dans un secteur pourtant très encombré.

Il était essentiel pour nous de montrer que cette nouvelle dimension de l’innovation ne s’applique pas uniquement aux jeunes entreprises. Toutes les entreprises de notre pays doivent comprendre les nouvelles règles du jeu de l’économie : il faut être compétitif au niveau international, ce qui nécessite un degré d’innovation important mais pas uniquement technologique. Cette démarche peut permettre d’aller chercher des points de croissance bien supérieurs à ceux qui auraient pu être atteints auparavant. En donnant des exemples, en illustrant, en dressant un référentiel très simple, il nous est apparu essentiel de revoir la définition de l’innovation qui est soutenue par les politiques publiques et de la promouvoir au niveau européen. Cette définition est déjà appliquée par Bpifrance mais il reste à en faire découvrir le potentiel positif à tous les entrepreneurs.

Cette nouvelle définition doit pousser à revoir les aides publiques et notamment les crédits d’impôt. À l’heure actuelle, le CIR permet une exonération de 30 % sur les dépenses de recherche qui sont inférieures à 100 millions d’euros, puis de 5 % pour la partie qui excède ce montant. Pour le crédit d’impôt innovation (CII), le taux est fixé à 20 % sur des dépenses plafonnées à 400 000 euros. Il faut repenser ces aides en insistant sur un point : l’innovation ne passe pas uniquement par des brevets de la science dure. Il est essentiel d’élargir cette définition pour favoriser la croissance et d’adapter les politiques publiques à la réalité économique internationale.

Venons-en aux recommandations de notre rapport sur le financement. Pour être compétitif à l’international et innovant, il faut investir en fonds propres. Or 92 % du financement des petites et moyennes entreprises (PME) françaises se fait au travers de la dette bancaire. Ce n’est pas de cette manière que nos entreprises vont redevenir compétitives au niveau international. Il faut repenser complètement leur structure de financement pour que la part des fonds propres soit largement supérieure à ce qu’elle représente aujourd’hui.

Si nous voulons que notre économie puisse aller chercher l’innovation, la compétitivité internationale, les points de croissance, il faut réorienter l’épargne des Français vers des produits en actions. Quand on cherche à comprendre pourquoi les entreprises ont si peu accès aux capitaux, on se rend compte que les incitations fiscales favorisent une épargne à court terme, liquide et sans risque – le livret A ou les contrats d’assurance-vie – et non pas les investissements de long terme et risqués. Tout conseiller bancaire va donc orienter ses clients en priorité vers ces produits d’épargne à court terme, liquide et sans risque.

M. Jean Dionis du Séjour. Qui sont très mal rémunérés !

Mme Marie Ekeland. Le risque n’est pas rémunéré. À long terme, les placements en actions sont les plus rentables, mais ils ne sont jamais conseillés en raison des incitations fiscales, alors qu’ils devraient faire partie de n’importe quel produit d’épargne retraite de Français. Notre espoir d’une réorientation de l’épargne se fonde sur la faiblesse actuelle des rendements des produits d’assurance-vie en euros : pour améliorer leur rentabilité, les gérants vont devoir investir en actions. Cela étant, cet effet est conjoncturel et il ne tient pas à la politique d’orientation de l’épargne vers l’économie réelle : l’assurance-vie représente 1 400 milliards d’euros ; le plan d’épargne en actions – qui est investi à 98 % dans des entreprises du CAC 40 – pèse 118 milliards d’euros.

Deuxième problème : Solvabilité II, la réforme réglementaire européenne du monde de l’assurance, ne nous aide pas du tout, la crainte des faillites ayant fait monter les exigences en fonds propres au point de dissuader les investissements en actions. Soit ces règles sont changées, soit il faut permettre à des instruments d’épargne à long terme – fonds de pension ou autres – de se situer hors du cadre de Solvabilité II. Étant investisseur en capital-risque, je peux vous donner un exemple précis : les assureurs m’expliquent qu’ils doivent mobiliser 56 centimes d’euros en fonds propres pour tout euro investi dans mon fonds et que je dois donc leur apporter une rentabilité sur 1,56 euro.

Cela étant, nous devons tirer parti de la forte présence des banques : certes les entreprises doivent augmenter leurs fonds propres, mas il y a aussi une manière de mieux utiliser les produits de dette en les adaptant au monde actuel. Les banquiers et les entreprises du numérique doivent travailler ensemble pour changer les méthodes d’évaluation des risques afin qu’elles correspondent mieux à ce nouveau modèle économique.

En ce qui concerne le marché des capitaux, il faut prendre conscience du fait que 70 % des montants placés en capital-risque sont investis aux États-Unis. Actuellement, les marchés boursiers européens ne valorisent pas les entreprises du numérique d’une manière aussi généreuse que leurs homologues américains : les entreprises technologiques, même européennes, préfèrent donc aller se faire coter outre-Atlantique où les analystes et les investisseurs institutionnels comprennent leur modèle économique.

Les entreprises ont besoin d’avoir accès à une chaîne de financement complète dont l’existence dépend moins de la géographie que de critères comme l’attractivité et l’expertise. Autant il est sans intérêt de créer une bourse européenne, autant il est important de devenir un marché de référence dans un secteur donné. Si nous considérons que les objets connectés représentent l’avenir, essayons de mettre en place un écosystème européen constitué notamment d’analystes et d’investisseurs institutionnels spécialisés, pour que toutes les entreprises de ce secteur viennent s’y faire coter, qu’elles soient européennes, chinoises ou autres. La règle reste toujours la même : il faut être excellent et compétitif au niveau mondial.

Pour bâtir une pyramide très haute, il faut commencer par une base très large : or, en France, nous manquons aussi de business angels. Il faudrait trouver les moyens de restaurer ce maillon défaillant de la chaîne de financement.

Dans un écosystème qui fonctionne jusqu’au bout, il y a aussi beaucoup de rachats de petites entreprises par les plus grosses. Pour des entreprises de la taille d’un Google, les acquisitions sont une manière de créer et d’intégrer des innovations de rupture telles que celles créées par Android, YouTube ou DoubleClick. Quand on est gros, il est très dur d’innover en interne : toute l’entreprise est mobilisée à faire une seule chose très bien ; il n’est pas évident de décider que les meilleurs éléments vont se consacrer à des projets de rupture pour inventer le futur. Mis à part des groupes comme Apple, qui ont intégré ce genre de fonctionnement dès le départ, la plupart des acteurs mènent une politique d’acquisitions stratégiques : quand Facebook pense que le web devient image, il rachète Instagram pour un milliard de dollars. Les acteurs européens, qui ne raisonnent pas dans les mêmes termes, appliquent aux start-up les mêmes critères de valorisation qu’ils s’appliquent à eux-mêmes. Pour que les start-up européennes ne soient plus rachetées systématiquement par des entreprises américaines, il faudrait que les stratégies des grands groupes évoluent.

M. Daniel Kaplan, membre du CNNUM et cofondateur et délégué général de la Fondation pour l’internet nouvelle génération (FING). Notre partie, qui s’intitule « La société face à la transformation numérique », comporte sept chapitres : les communs, l’économie collaborative, l’inclusion, le travail et la solidarité, l’éducation, la santé, la justice.

À l’issue de la concertation, nous recommandons d’aller jusqu’au bout de l’expression du droit positif et même vers un droit offensif : pour protéger, il faut parfois ouvrir de nouvelles possibilités.

Nous partons du constat que le numérique crée de la croissance et de l’innovation. Comment pourrait-il contribuer à l’émergence d’une société plus juste, plus égalitaire et plus durable ? Guidé par ce questionnement, notre travail peut se résumer en quatre grands principes.

Le premier tourne autour du développement du pouvoir d’agir. Nous nous sommes intéressés à la capacité des gens à faire des choses, y compris à accéder à leurs droits. Sur la justice, nous sommes un peu méchants. Nous considérons que l’un des problèmes de notre pays est que le fonctionnement de la justice n’ait guère changé depuis le XIXsiècle, ce qui est anormal et même intolérable. La justice n’a visiblement pas été considérée comme une priorité et elle est devenue un problème. Les professionnels de la justice doivent s’interroger car il ne s’agit pas seulement d’un manque de financement.

La capacitation inclut la thématique de l’autodétermination informationnelle. Nous avons essayé de l’appliquer, par exemple, au domaine de la santé. De quelle manière l’information peut-elle mettre des individus dans une situation différente vis-à-vis de leur santé, des professionnels de ce secteur, de la prévention, du fait d’avoir à vivre avec une maladie chronique ? La prévention ne se résume pas à l’application de règles et de recommandations issues de mégadonnées totalement mystérieuses pour le commun des mortels. Il va falloir explorer ce champ de la santé, mais pas systématiquement d’un point de vue juridique. Nous n’avons pas établi un partage clair entre ce qui relève du droit, de l’innovation, de l’expérimentation, de la gestion d’équilibres de pouvoir, etc.

Comme nous avons été chargés d’une mission par le ministre du travail, nous n’avons pas développé ce que la capacitation peut impliquer dans ce domaine, à un moment où les itinéraires professionnels vont devenir de plus en plus hachés et complexes : mobilité professionnelle, portabilité des droits à la formation tout au long de la vie, etc. À l’heure actuelle, les contrats à durée indéterminée (CDI) ne représentent qu’environ 10 % des créations d’emplois, et la durée moyenne d’un CDI n’est pas nettement supérieure à celle d’une accumulation de contrats à durée déterminée (CDD). Autant dire que les carrières vont vraiment changer… La manière d’activer ses droits, ses possibilités, sa mobilité professionnelle – et pas seulement de la subir – devient quelque chose de tout à fait essentiel.

Dans le chapitre sur l’économie collaborative, nous cherchons à déterminer quand elle se résume à un simple détricotage de droits. Dans certains cas, on y trouve à la fois de la vraie subordination, peu de droits, d’empowerment et de sécurité. Il va falloir s’en préoccuper : la volonté d’être offensif n’empêche pas de se montrer parfois défensif.

Deuxième grand principe : refaire société par les communs dont internet fait partie. Il y est question du développement et de la protection d’espaces de ressources partagées matérielles ou immatérielles, non appropriables, et dont la caractéristique est d’être produites et gérées en commun. Outre internet, on peut y inclure l’environnement, toute une série de champs de la connaissance, certaines ressources des territoires, ou d’autres formes d’infostructures ou d’infrastructures.

Le trio institutions-entreprises-individus est trop pauvre pour résoudre tous les grands problèmes d’intérêt général. Des collectifs vont gérer certaines ressources, selon des règles différentes de celles qui s’appliquent aux marchés ou aux biens publics. Il en va ainsi de l’accès aux résultats de la recherche, un domaine sur lequel il va falloir être vraiment offensif : la recherche sur fonds publics produit des communs dont l’appropriation ne peut continuer sur le mode actuel. Dans le domaine de l’enseignement, les ressources libres produites par des enseignants ou des communautés d’enseignants ne sont pas seulement de vagues substituts aux manuels, mais elles méritent d’être considérées comme des ressources à part entière au même titre que les manuels publiés par des éditeurs. Au passage, j’indique que nous allons dans le sens des travaux de Valérie-Laure Benabou sur la définition positive du domaine public.

Troisième grand principe : s’appuyer sur le numérique pour lutter contre les inégalités. Le numérique ne joue pas un rôle très différent des autres secteurs en matière d’inégalités sociales, mais il faut éviter qu’il ne contribue à élargir les fractures : la numérisation totale de services publics ou essentiels peut aboutir à priver certaines personnes de leurs droits. À l’inverse, le numérique pourrait être un facteur d’inclusion et de lutte contre les inégalités, notamment dans les domaines de la formation et de l’accès aux services essentiels. Et il pourrait aussi aider à réduire le non-recours au droit, qui est massif notamment là où l’exercice du droit serait le plus nécessaire.

À cet égard, nous insistons sur le fait que la médiation numérique ne consiste pas seulement à aider les gens à se servir d’outils ; c’est une médiation humaine vis-à-vis de toute une série de dispositifs collectifs, économiques ou publics qui sont compliqués et qui le resteront ; c’est donc un vrai métier qui n’a pas vocation à disparaître quand tout le monde saura se servir d’un ordinateur et d’un site web.

Quatrième grand principe : repenser certains systèmes collectifs. Dans nos grandes institutions – école, justice, santé, Sécurité sociale, etc. – nous sentons une tension féconde mais compliquée face à d’évidents besoins d’informatisation et de réformes. Le CNNum, qui a déjà rendu un rapport sur l’éducation, insiste sur le soutien dans la durée à l’innovation ascendante, c’est-à-dire celle qui vient des acteurs de terrains tels que les professeurs, les directeurs d’établissements ou autres.

Tout en étant conscients de sa complexité, nous avons aussi abordé la question de l’usage de données qui peuvent aider à prévenir certains risques. Il est facile d’attenter aux libertés, au nom de la santé et de la sécurité de tous. D’un autre côté, les pouvoirs publics s’exposent à des recours en justice s’ils n’agissent pas alors que les moyens scientifiques et techniques leur permettraient d’identifier les risques dans tel ou tel domaine. Nous n’avons pas tranché, mais nous considérons qu’il faut prendre ce problème de front si nous ne voulons pas qu’il se règle d’une manière aléatoire et non politique.

Il est un registre où le numérique introduit une rupture : l’autodétermination informationnelle, c’est-à-dire l’utilisation par les gens des données qui les concernent et qui ont été éventuellement captées ou produites par d’autres acteurs – les données médicales, en particulier. Le numérique redistribue de l’information, donc du pouvoir. Et il n’est pas possible d’imaginer que les transformations du système de santé se fassent sans que soient posées de manière claire ces questions de partage du pouvoir.

M. le président Christian Paul. Votre dernier point n’est pas le moindre. Cette « gouvernementalité algorithmique » ne va pas sans quelques risques dont il a été question lors de l’examen du texte sur le renseignement.

M. Daniel Kaplan. Il faut au moins prendre au sérieux la question du partage et de la distribution de l’information et du pouvoir.

M. Yann Bonnet, secrétaire général du CNNum. La quatrième partie du rapport s’intitule « Vers une nouvelle conception de l’action publique : ouverture, innovation, participation. »

La concertation a mis en lumière l’existence de nouvelles façons de conduire l’action publique par le biais du numérique qui offre la possibilité de mobiliser les acteurs d’un écosystème assez simplement et à moindre coût. La transformation numérique de l’action publique, sujet éminemment politique, ne se limite pas à une simple informatisation ou dématérialisation des procédures, elle agit en profondeur sur la structure des services, modifiant au passage la capacité d’agir des acteurs de toute la chaîne du service public.

Il y a urgence à s’approprier les enjeux du numérique : il y va de la préservation de la capacité d’agir de la puissance publique dans les dix à vingt ans à venir. La révolution numérique tend à soumettre tous les acteurs de la chaîne des services publics à une pression de plus en plus forte : d’un côté, les usagers demandent des services publics de plus en plus efficaces et transparents ; d’un autre côté, certains acteurs économiques commencent à développer une offre concurrente, notamment dans le domaine de la santé ; et à l’intérieur de l’administration, on constate une contrainte budgétaire mais aussi une aspiration des agents publics à vouloir innover.

L’administration a besoin de s’armer pour gérer ce virage numérique. Les instances qui existent déjà au sein de l’administration – notamment le secrétariat général pour la modernisation de l’action publique (SGMAP), créé en 2012 – ont besoin de moyens supplémentaires et surtout d’une impulsion politique pour transformer toute l’action publique.

Ce volet du rapport décline les recommandations selon quatre axes : s’engager vers un gouvernement plus ouvert ; développer des services publics numériques adaptés aux usages, dans un cadre de confiance ; donner une nouvelle ambition à la stratégie d’ouverture des données publiques ; insuffler une culture de l’innovation au sein de la fonction publique.

M. le président Christian Paul. À ce stade, nous pouvons dire que certains sujets de votre rapport recoupent totalement nos propres préoccupations tandis que d’autres, qui en sont plus éloignés, nous sont néanmoins très précieux parce qu’ils participent du débat général sur la numérisation de la société et les enjeux économiques.

Mme Thaima Samman. D’après ma perception du numérique, il me semble qu’on ne peut pas l’encadrer ou le structurer : le principe est que ça arrive de partout et que, à un moment donné, on doit organiser le résultat de ce foisonnement. J’ai été un peu surprise de constater que la plupart de vos interventions et de vos propositions restaient assez françaises, traditionnelles et très « XXsiècle ». Elles semblent reposer sur l’idée qu’on va réinventer une cathédrale pour dans 1 000 ans, et qu’on va mettre 100 ans à la construire parce que c’est quand même un peu compliqué.

Dans votre première intervention, vous avez évoqué les plateformes et la manière de s’assurer de leur loyauté en employant des outils comme le testing et la réputation. Pourquoi ne pas les utiliser dès maintenant ? Il suffit de le décider plutôt que de se mettre à élaborer une nouvelle règle. Idem pour la discrimination : partons du droit existant qui l’interdit déjà, et non pas de la problématique numérique. Comme bien souvent, il s’agit moins de créer des instruments juridiques supplémentaires que de se décider à employer ceux qui existent.

J’ai particulièrement apprécié la présentation sur le financement des entreprises numériques mais elle m’a semblé presque contradictoire avec les propos précédents sur les aides. Nous ne sommes pas obligés de copier les autres, mais la réussite de la Silicon Valley ne tient pas à l’existence d’une banque comme la BPI : les entreprises californiennes trouvent des financements parce qu’elles donnent envie, qu’elles offrent des perspectives. Nous avons effectivement un problème d’organisation de la chaîne de financement, mais je suis extrêmement dubitative sur la capacité de l’État français à financer des entreprises qui seront les Google et les Facebook de demain. Je ne crois pas davantage dans les capacités de l’Union européenne en la matière : le plan Juncker apparaît davantage comme un embourbement bureaucratique et un sujet d’affrontement avec les États membres que comme le moteur d’une dynamique d’où vont émerger des champions internationaux du numérique. Une fois que j’ai dit cela, je n’ai rien résolu. Il faudra du temps avant de faire évoluer le financement des entreprises, et les parts respectives qu’y représentent les fonds propres et la dette bancaire.

Pour conclure, je dirais que je suis assez admirative de votre travail puisque vous proposez carrément de changer le monde. Je ne suis pas sûre que la future loi sur le numérique sera à la hauteur ! Il me semble que, dans le monde numérique, il faut identifier les effets de levier qui sont un peu l’équivalent de la prise de judo : ce sont les instruments qui utilisent les forces en présence pour les orienter dans la bonne direction. Et dans ce monde, l’encadrement nécessaire est probablement très différent de celui auquel nous avons été habitués jusqu’à présent.

Mme Valérie Peugeot. Je suis vraiment désolée de vous avoir donné l’impression que nous voulions édifier une cathédrale franco-française parce que ce n’est vraiment pas notre intention. Benoît Thieulin a longuement insisté sur le fait que notre action se situait essentiellement dans un cadre européen sur de nombreux points.

En outre, sans aller jusqu’à vouloir changer le monde, le niveau d’action territorial, que nous avons peu ou pas mentionné, nous semble central. Pour nous, le numérique n’est que l’un des débouchés possibles de notre travail. Nous concevons plutôt ce rapport comme un réservoir d’idées dont divers acteurs – et pas seulement les pouvoirs publics – peuvent se saisir dans leur pratique. D’où le titre que nous lui avons donné : Ambition numérique.

Nous disposons d’outils juridiques suffisants, dites-vous. Tous les interlocuteurs que nous avons rencontrés nous ont assurés du contraire : ils vont devant les autorités de la concurrence ou se saisissent du droit de la consommation, en vain. Je parle des transactions entre les entreprises. Nous avons une multiplicité de témoignages où les gens se disent écrivent impuissants avec l’appareil juridique actuel. Nous avons bâti sur ce constat, estimant qu’il y avait des choses à faire dans le champ du droit.

Mme Thaima Samman. Je précise que mon intervention visait les transactions entre entreprises et particuliers et la loyauté des plateformes. Nous avons vraiment les instruments juridiques qui permettent de poursuivre les plateformes qui ne respectent pas leurs engagements.

Mme Valérie Peugeot. En ce qui concerne le testing, l’Agence nationale de la recherche (ANR) va financer un projet qui permettra de construire l’appareil d’analyse des algorithmes dont nous avons besoin. Dans ce cas, nous avons besoin d’un outil technique et non pas juridique.

M. Stéphane Distinguin. Je suis désolé de vous avoir donné cette impression sur notre vision des aides. Mon intention était d’insister davantage sur les commandes que sur les aides et les subventions. Dans la Silicon Valley, l’exemple qui nous écrase, il arrive beaucoup de commandes publiques, en raison notamment de l’application du small business act. Nos propositions visent à permettre à la commande – publique en particulier – de se concentrer sur des entreprises qui ont la capacité de grandir. Qu’il s’agisse de marchés publics, d’aides ou de subventions, nous constatons en effet un problème d’émiettement. Les collectivités locales y contribuent car elles recherchent la proximité et ne se concentrent pas forcément sur les pépites de la French Tech ou d’ailleurs.

Ajoutons quelques mots sur la recherche, un point sur lequel je suis passé beaucoup trop vite. Vous citiez la Silicon Valley, un endroit où les gens savent très bien financer des projets de recherche via les commandes des administrations, en particulier celles du secteur de la défense. Dans l’écosystème français, il faut redonner des moyens à la recherche. Après la loi sur le renseignement, on fait attention à ce qu’on dit. On peut cependant constater que ces financements n’arrivent plus, ou pas forcément sur les bons sujets.

Dernier point : la simplification et la réorientation des aides. Le fast track, lancé avec les pôles de compétitivité, est une façon de permettre aux entreprises qui ont la capacité de grandir et de créer des emplois d’accéder plus facilement aux aides. Pourquoi des entreprises comme Criteo ou BlaBlaCar sont-elles aussi peu demandeuses de ces aides ? En fait, les entreprises les plus prometteuses, qui se développent très vite, n’ont pas le temps de remplir des dossiers et d’attendre. À l’inverse, d’autres se font une spécialité de savoir se placer en dessous de la gouttière. Quand nous aurons réussi à inverser cette tendance, le système sera meilleur car il prendra le goût d’accompagner les entreprises phares du secteur.

Mme Marie Ekeland. Pour régler le problème du financement des entreprises françaises, il faut aussi savoir attirer les capitaux étrangers. Nous sommes très actifs dans les débats qui se déroulent à la Commission européenne sur la création de l’Union des marchés de capitaux (UMC). Dans les conditions actuelles, un fonds de capital-risque français éprouve les plus grandes difficultés à lever de l’argent en Europe ou aux États-Unis. De même, il est compliqué pour un Américain d’investir dans une entreprise française.

Il faut donc travailler sur la fluidité des capitaux au niveau européen, de manière à accroître le pouvoir de frappe des fonds et des start-up. D’une manière générale, nous devons internationaliser notre mode de pensée. Nous sommes donc présents à Bruxelles, mais nous regrettons que les pouvoirs publics français s’intéressent peu au sujet : cette attitude laisse le champ libre aux autres et ne contribue pas à renforcer notre pouvoir d’attraction.

Pour ces raisons de fluidité des capitaux et des débouchés, une start-up choisira classiquement les États-Unis comme deuxième pays d’implantation. Elle y accède d’emblée à un large marché alors qu’il lui est plus difficile de s’adresser à l’Europe entière, compte tenu de la diversité des pays, notamment sur le plan légal.

M. Daniel Kaplan. Dans nos sept chapitres, nous créons assez peu de droit. Nos recommandations visent surtout à encourager des pratiques qu’il revient à chaque acteur de faire siennes. Il serait bien dommage qu’il ne le fasse pas.

Pour ce qui est de l’envie de changer le monde, j’aimerais qu’elle soit plus répandue chez les gens qui ont du pouvoir. Les grands groupes observent les tendances en se demandant comment s’y adapter, alors que des entrepreneurs de vingt-trois ans, dont la start-up a trois mois et demi, veulent changer le monde. À quoi sert le pouvoir si ce n’est pas pour changer le monde ?

M. Philippe Aigrain. La gouvernementalité algorithmique et l’internet des objets sont unis par un point commun : la volonté de ne pas recourir au travail humain ou de l’instrumentaliser de manière très parcellaire. Il est nécessaire d’avoir une approche critique de la gouvernementalité algorithmique, au besoin en essayant d’introduire des grains de sable dans ses rouages qui, quand ils sont trop bien huilés, peuvent avoir des effets destructeurs sur le tissu social.

En revanche, s’agissant de l’internet des objets, je redoute les effets d’une approche fondée sur la transparence : où sont les capteurs ? Qui les possède ? Qui en tire les bénéfices ? Les avantages d’une telle approche seront plus que compensés par les inconvénients, si on continue à promouvoir le concept d’internet des objets, qui est une aberration majeure.

Dans une brillante conférence qu’il vient de faire à Turin, Bruce Sterling expliquait qu’après douze ans de blablabla sur l’internet des objets, on se rendra compte qu’une autre révolution s’est produite : une nouvelle forme d’automatisation industrielle. Il dessine deux trajectoires possibles. Dans le premier cas, on s’inspire du discours de l’industrie financière sur la création de valeur et on tend à faire croire que les objets eux-mêmes vont passer aux commandes. Dans l’autre, qui paraît légèrement plus souhaitable, les humains restent dans la boucle et aptes à décider de ce qui a de la valeur. Environ 95 % de ce qu’on appelle aujourd’hui l’internet des objets serait alors une impasse, tandis que le reste – c’est-à-dire les nouvelles formes de l’automatisation industrielle – serait extrêmement important.

Mme Valérie-Laure Benabou. J’ai hâte de lire ce rapport, qui a l’air vraiment passionnant, et dont le titre me paraît parfaitement adapté. Vous avez employé la bonne méthode en choisissant de ne pas séparer les enjeux du numérique du reste de la vie puisque c’est un continuum.

Vous avez défini de grands principes qui pourraient figurer dans une grande loi. Est-ce la loi en cours de préparation dans les services d’Axelle Lemaire, la secrétaire d’État chargée du numérique ? Est-ce un autre vecteur, une Magna Carta du numérique ? Y a-t-il un habeas corpus numérique dans les tuyaux ?

Mme Valérie Peugeot. Votre référence à une Magna Carta du numérique est très belle, deux jours après le huit centième anniversaire de la Grande Charte !

En fait, le suspens est intense. A priori, il y a deux vecteurs principaux : un plan d’action qui devrait être dévoilé demain, et un projet de loi dont nous devrions avoir les grandes lignes. Mais ce ne sont que deux instruments parmi d’autres. La Commission européenne effectue une étude qui s’inspire d’une partie de nos travaux. Nous espérons que d’autres acteurs s’empareront également de notre rapport.

M. le président Christian Paul. De notre côté, nous allons mettre les bouchées doubles pour terminer notre rapport. Soit nous parvenons à inspirer le projet de loi du Gouvernement, soit nous l’attendrons de pied ferme au Parlement. J’espère que nous aurons plus de succès qu’avec le texte sur le renseignement contre lequel, certains d’entre nous vont devoir voter, après avoir souhaité l’améliorer.

Quoi qu’il en soit, nous allons lire votre rapport avec beaucoup d’intérêt, en le passant au filtre de nos préoccupations et de nos grilles d’interprétation. Si le CNNum est preneur, nous pourrons vous présenter notre propre rapport en septembre, car nos travaux sont très complémentaires.

Mme Valérie Peugeot. Avec grand plaisir.

M. le président Christian Paul. Je vous remercie tous.

La séance est levée à vingt et une heures.

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