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Commission de réflexion et de propositions sur le droit et les libertés à l’âge du numérique

Mardi 7 juillet 2015

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 15

Présidence de Mme Christiane Féral-Schuhl, coprésidente Et de M. Christian Paul, coprésident

– Audition de M. Bruno Lasserre, président de l’Autorité de la concurrence, sur la régulation et la loyauté des plateformes

COMMISSION DE RÉFLEXION ET DE PROPOSITIONS
SUR LE DROIT ET LES LIBERTÉS À L’ÂGE DU NUMÉRIQUE

Mardi 7 juillet 2015

La séance est ouverte à neuf heures quarante

(Présidence de Mme Christiane Féral-Schuhl, co-présidente
et de M. Christian Paul, co-président)

——fpfp——

Audition de M. Bruno Lasserre, président de l’Autorité de la concurrence, sur la régulation et la loyauté des plateformes numériques

M. le président Christian Paul. Pour échanger sur les plateformes numériques, une notion qui s’est imposée dans le débat public mais qui reste difficile à délimiter, nous avons le plaisir de recevoir M. Bruno Lasserre, président de l’Autorité de la concurrence. La régulation de ces plateformes constitue l’un des grands thèmes de réflexion de notre commission depuis plusieurs mois.

Dans le prolongement des rapports produits par le Conseil national du numérique (CNNum) et le Conseil d’État, et au fil des événements charriés par l’actualité dans ce domaine, nous nous sommes notamment interrogés sur l’intérêt de créer une troisième catégorie d’acteurs, au sens de la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN), entre les hébergeurs et les éditeurs. Nous avons assez vite acquis la conviction que ce n’était pas la question centrale. Lors de la création de ces catégories, le législateur s’intéressait avant tout au caractère illégal des contenus alors que nos préoccupations actuelles sont de nature tout à fait différente : si régulation il doit y avoir, elle doit maintenant répondre aux désordres et abus constatés.

Pour éclairer notre réflexion, permettez-moi de vous poser quelques questions, monsieur le président. L’Autorité de la concurrence a-t-elle tenté de délimiter le périmètre de ces acteurs que l’on définit de plus en plus par leur rôle d’intermédiation ? Pensez-vous qu’il faille réguler ces plateformes ? S’il faut le faire, de quel type de régulation a-t-on besoin ? Ne faut-il pas bien identifier les finalités de cette éventuelle régulation ? Le droit actuel, en particulier le droit de la concurrence, apporte-t-il des réponses suffisantes ? Ne sommes-nous pas partiellement ou totalement désarmés face à l’émergence de ces grands acteurs du numérique qui ne sont pas seulement des moteurs de recherche mais qui jouent un rôle d’intermédiaire et qui, pour quelques-uns d’entre eux au moins, sont les nouveaux géants de l’économie mondiale ?

M. Bruno Lasserre, président de l’Autorité de la concurrence. Monsieur le président, vous avez parlé des finalités, des objectifs d’une éventuelle régulation des plateformes. C’est, en effet, par là qu’il faut commencer : on ne fait rien de bon quand on n’a pas une idée claire de ce que l’on veut faire.

À cet égard, plusieurs finalités sont envisageables, qui ne sont pas exclusives les unes des autres : défense du pluralisme et de la liberté d’expression ; protection des données personnelles et, plus largement, de la vie privée, qui peuvent être mises en danger par certaines pratiques ; protection de l’autonomie et de la liberté de choix du consommateur ; préservation d’un terrain de jeux ouvert et concurrentiel ; promotion d’offres concurrentes, de préférences européennes, face à la domination de géants parmi lesquels on ne trouve que peu d’acteurs européens ; correction d’une inégalité de rapports de force, atténuation d’une situation de dépendance dans laquelle se trouvent les opérateurs économiques vis-à-vis des plateformes dominantes, afin d’aller vers un partage équitable de la valeur.

L’Autorité de la concurrence est concernée par toutes ces ramifications sans être destinataire, en tant que telle, d’aucune des solutions proposées. L’intérêt du droit de la concurrence est d’être universel et très plastique : il peut s’appliquer à des situations industrielles ou économiques très différentes. En promouvant un terrain de jeux ouvert et concurrentiel, il peut aussi prendre en charge d’autres valeurs parmi celles que j’ai énoncées.

Avant tout, je voudrais faire deux mises en garde.

Partout dans le monde, la régulation sectorielle est généralement vue comme transitoire, destinée à faciliter le passage d’un monopole à la concurrence, à préparer un terrain de jeux plus ouvert dans lequel le droit commun de la concurrence, c'est-à-dire la sanction ex post des comportements, va finalement remplacer un appareil plus intrusif et interventionniste. Une fois que les conditions de marché sont réunies, le droit commun de la concurrence prend toute sa place, comme nous l’avons observé dans les secteurs de l’énergie, des télécommunications ou autres. En ce qui concerne les plateformes, il ne faudrait pas parcourir le chemin inverse avant d’avoir bien diagnostiqué les nécessités d’une régulation ex ante. Sinon, je doute que cette régulation ex ante soit transitoire : au fur et à mesure des appels à un meilleur partage de la valeur, elle risque d’être longue, de plus en plus complexe et interventionniste. À cet égard, ce qui s’est passé dans le secteur de la grande distribution représente l’exemple à ne pas reproduire.

En outre, cet appel à une régulation ex ante vient parfois d’une perception du droit de la concurrence sur laquelle il convient de s’interroger. Le droit de la concurrence serait trop difficile à mobiliser pour traiter la question des plateformes ; il reposerait sur des concepts et des standards de preuve trop exigeants pour lui permettre de s’appliquer de façon rapide et souple.

Les plateformes numériques présentent-elles des spécificités, des nouveautés en tant qu’objets d’analyse pour une autorité de la concurrence ? Comme vous l’avez noté, monsieur le président, le Conseil d’État et le CNNum ne sont pas tout à fait d’accord sur l’étendue du périmètre de ce que serait une plateforme numérique. Cependant, il est clair qu’il s’agit d’un service nouveau et non pas d’un nouveau canal de distribution ou d’offres de biens et de services préexistants au développement d’internet. Ce service, né avec internet, crée sa propre valeur en jouant les intermédiaires entre l’utilisateur et l’offreur : il facilite la rencontre entre l’offre et la demande alors que l’économie marchande traditionnelle produit des biens ou des services.

Avant de jeter le bébé avec l’eau du bain, interrogeons-nous sur les nombreux effets pro-concurrentiels de ces plateformes numériques qui favorisent la transparence au bénéfice tant du consommateur que de l’offreur : le premier peut faire un choix plus informé tandis que le second acquiert une meilleure visibilité de la demande. Les comparateurs de prix – que l’on dénigre parfois parce qu’ils ne sont pas tous parfaits – contribuent à rendre du pouvoir au consommateur, comme le montrait l’enquête sur l’e-commerce, menée en 2012 par l’Autorité de la concurrence. Quant aux plateformes de réservations hôtelières – Booking, Expedia, et autre HRS (Hotel reservation service) –, elles permettent aux hôtels indépendants de toucher une clientèle mondiale qui leur serait inaccessible sans ce type de référencement. De même, nombre de petites et moyennes entreprises (PME) ne peuvent exister sans AdWords, un système d’annonces sur Google qui est devenu inhérent à leur modèle économique.

Du point de vue concurrentiel, la nouveauté de ces plateformes tient au cumul de quatre caractéristiques qui, prises isolément, ne sont pas si nouvelles que cela dans le monde économique.

Première particularité : l’effet de réseau – bien connu dans les secteurs des télécommunications ou de l’énergie, par exemple – fait que la valeur d'un service augmente plus que proportionnellement au nombre de ses utilisateurs. Cet effet boule de neige est particulièrement puissant sur internet, surtout s’il s’appuie sur nouveau standard ou une nouvelle technologie. Quand il est amplifié par une stratégie commerciale, on parle alors d'effet club, d’effet tribu. Le risque de l’effet de réseau est d’élever des barrières à l'entrée pour les nouveaux arrivants.

Deuxième particularité : la plateforme opère sur un marché biface dans lequel le côté le plus disposé à payer subventionne l’autre. C’est ainsi que Google s’appuie sur les requêtes des utilisateurs, tout en étant financé par les annonceurs publicitaires. La presse gratuite, la télévision gratuite et les cartes de paiement sont aussi des marchés bifaces. Celui qui s’appuie sur ce type de marché va construire son modèle économique et son financement sur la partie qui manifeste le plus fort consentement à payer. De ce fait, l’utilisateur peut avoir un sentiment de gratuité qui rend encore plus difficile l’arrivée d’une plateforme concurrente. Or l’utilisateur du moteur de recherche Google, par exemple, transfère gratuitement toute une série de données qui ont une valeur économique.

Troisième particularité : le winner-takes-all, c'est-à-dire le gagnant prend tout le marché. Normalement, celui qui acquiert un avantage compétitif grâce à une innovation peut être rattrapé par les autres. Ce n’est pas le cas d’une plateforme qui, en surfant habilement sur une vague d’innovations techniques ou commerciales, peut écarter tous les concurrents et rafler la mise. Le nouveau venu devra attendre qu’une prochaine vague d’innovations rebatte les cartes pour tenter de se faire une place.

Quatrième particularité : l’intégration verticale. Se rendant compte que la production et la fourniture des services procurent aussi de la valeur, les plateformes créent leurs propres contenus et elles les référencent. On peut alors craindre une discrimination : les plateformes ne vont-elles pas avantager les services qui leur appartiennent au détriment des ceux des tiers ?

D’un point de vue économique et concurrentiel, aucun de ces quatre éléments n’est nouveau. En revanche, leur cumul crée un pouvoir de marché sans égal. Se pose alors la question de la liberté de choix de l’utilisateur et du modèle de concurrence que l’on veut promouvoir. Va-t-on vers une concurrence en silos, entre écosystèmes fermés qui vont se livrer une guerre féroce pour attirer le consommateur dans leur univers et l’y enfermer ? Une fois installé dans un univers où il aura été choyé et habitué à toutes sortes de services, l’utilisateur pourrait avoir beaucoup du mal à en sortir.

Dans une économie de marché, la concurrence doit exister en amont, entre les écosystèmes, mais aussi en aval : l’utilisateur doit pouvoir continuer à arbitrer entre des services de paiement ou des contenus qui ne sont pas nécessairement ceux de la plateforme qu’il avait choisie au départ parce qu’elle lui semblait la plus efficace ou la plus commode. La concurrence en silos est bonne ; elle peut pousser à l’innovation et à l’efficacité. Mais à l’intérieur des écosystèmes, il faut aussi promouvoir la liberté de choix, le pouvoir des consommateurs pour que se construise, de manière démocratique, l’offre de services à laquelle ils veulent accéder.

Comment le droit de la concurrence peut-il appréhender les phénomènes de concentration et le comportement des plateformes ?

La puissance de marché peut s’acquérir par croissance externe, comme le montre le rachat de WhatsApp par Facebook. Les critères traditionnels d’examen d’opérations de concentration – fondés sur les chiffres d’affaires – sont-ils adaptés au monde numérique ? Le pouvoir de marché de ces entreprises ne se résume pas à leur chiffre d’affaires. Il dépend aussi des gigantesques bases de données personnelles qu’elles possèdent et qui sont d’ailleurs prises en compte dans leur valorisation boursière, mais qui ne génèrent pas forcément un chiffre d’affaires important. Or, dans le droit de la concurrence, le seul critère imposé pour évaluer une opération de concentration est celui du chiffre d’affaires.

S’agissant des comportements des plateformes, je voudrais répondre par avance au Conseil d’État et au CNNum. Autour des investigations menées par la Commission européenne sur le cas de Google, se sont cristallisées certaines critiques du droit de la concurrence : ce droit reposerait sur un standard trop strict pour pouvoir être mobilisé de manière efficace contre ce qui est perçu comme des abus des plateformes. Le droit de la concurrence serait d’autant moins applicable que les plateformes soulèveraient des enjeux d’une complexité inédite.

D’autres arguments se rattachent plus directement à la question du « bon » partage de la valeur entre les plateformes et les opérateurs économiques qui recourent à elles. Or le droit de la concurrence ne permet pas de manier le curseur du partage de la valeur. Il lutte contre les abus ; il protège le bien-être du consommateur final ; il fait en sorte que les plateformes se comportent avec le plus d’efficacité possible, sans préempter des territoires ou des marchés de manière abusive, sans exclure d’autres acteurs potentiels de façon illégitime.

Aux dires de certains, la notion même de position dominante – qui est centrale dans l’application du droit de la concurrence – serait en réalité un obstacle. Franchement, je ne le crois pas. Cette notion très souple a été rappelée, dès 1979, par la jurisprudence Hoffmann-La Roche de la Cour de justice des Communautés européennes : la détention d'une position dominante est liée à la possibilité, pour une entreprise, d'adopter des « comportements indépendants dans une mesure appréciable vis-à-vis de ses concurrents, de ses clients et in fine des consommateurs. » D’aucuns prétendent que cette notion aurait mal vieilli et qu’elle mériterait un aggiornamento. Pour ma part, je pense qu’elle est claire et suffisamment plastique pour s’adapter à des configurations très différentes, notamment quand il s’agit d’évaluer le pouvoir de marché des nouveaux acteurs du numérique. C’est ainsi que l’Autorité de la concurrence française a pu l’utiliser pour se prononcer sur le rachat d’AdWords par Google, par exemple.

Autre question : la notion d’infrastructure essentielle n’est-elle pas trop stricte pour être mobilisée efficacement ? Le droit de la concurrence permet de faire beaucoup de choses, indépendamment de la qualification d’une facilité ou d’une infrastructure essentielle. Ce n’est pas un passage obligé. Sans avoir à qualifier AdWords d’infrastructure ou de facilité essentielle, nous avons pu corriger des comportements de Google qui nous paraissaient discriminatoires ou déloyaux. Cette affaire NavX a conduit à une modification de la politique mondiale de contenus de Google sur AdWords.

Le droit de la concurrence peut donc appréhender ces phénomènes : discrimination entre clients, comportements visant à décourager des concurrents ou à préempter de manière abusive un nouveau territoire, etc. La longue enquête de la Commission européenne sur Google, qui a déjà donné lieu à une notification de griefs, se fonde sur la discrimination et non pas sur la notion d’infrastructure essentielle. Il est reproché à Google de traiter ses fournisseurs tiers de façon moins favorable que ses propres services de recherche verticaux. Le problème n’est pas tant de caractériser la position dominante que de trouver les bons remèdes. Quelles obligations doivent-elles être imposées aux opérateurs pour corriger des comportements jugés abusifs ?

Je voudrais terminer par les enjeux procéduraux et institutionnels. En tant que président de l’Autorité de la concurrence, je ne me prononcerai pas sur la nécessité d’une régulation ex ante. Personnellement, je la trouve légitime et je pense qu’il est bon de promouvoir, de manière suffisamment souple et générale, le principe de loyauté, d’information préalable du consommateur, de transparence des critères de référencement, etc. Toutefois, je voudrais insister sur un point : il ne faudrait pas que cet effort législatif se traduise par une modification des concepts sur lesquels repose le droit de la concurrence, que j’estime suffisamment souple pour s’adapter aux nouvelles configurations.

S’il faut donner un second souffle au droit de la concurrence, c’est en modifiant la manière dont il s’applique et non pas les concepts et les standards sur lesquels il repose. Et à cet égard, je voudrais faire trois remarques.

Premièrement, le droit de la concurrence tire sa force de son caractère mondial, davantage encore dans ce domaine où les acteurs se jouent des territoires. Il est appliqué dans 130 pays dans le monde. Au sein de l’ICN (International competition network), les autorités de la concurrence essaient d’unifier les concepts et de promouvoir les bonnes pratiques. Vis-à-vis des opérateurs américains qui le connaissent et le craignent, ce droit est une force de dissuasion plus efficace que les multiples régulations nationales avec lesquelles ils doivent jouer. Ce droit mondial est néanmoins appliqué par des autorités régionales ou nationales qui peuvent d’autant plus agir que les comportements en cause produisent des effets à leur échelle.

Deuxièmement, le droit de la concurrence n’est pas seulement punitif : les entreprises peuvent prendre des engagements par lesquels elles remédient elles-mêmes à certains dysfonctionnements. Il me semble important que certains abus soient corrigés à l’intérieur du marché et non pas forcément sur intervention législative ou régulatrice. C’est ainsi que Booking, Expedia et HRS se sont engagées à lever la plupart des clauses de parité tarifaire qui interdisent une véritable mise en compétition de ces plateformes de réservation hôtelières. Comment fonctionnent ces clauses ? Si un hôtel propose à Booking douze nuitées au prix de 100 euros la chambre, il ne peut offrir de meilleures conditions – en disponibilité ou en tarif – aux autres plateformes. Il ne peut pas non plus pratiquer un prix différent à ses clients directs. Les engagements signés pour lever ces contraintes sont gagnants-gagnants : ils respectent le modèle économique des plateformes, et donc l’incitation à investir et à innover, tout en rétablissant plus de liberté de négociation. Les hôtels pourront désormais mettre les plateformes en concurrence.

En outre, cette méthode permet d’aller plus vite : négociés en avril, les engagements sont entrés en vigueur le 1er juillet, et il n’y a pas de risques de contentieux puisqu’ils ont été signés par les entreprises elles-mêmes. Ce sont des remèdes très définis, très prescriptifs. Booking s’est engagé à abandonner les principales clauses de parité tarifaire ou de disponibilité, mais aussi à ne pas prendre d’autres mesures qui produiraient le même effet : déréférencement, augmentation des commissions, dégradation de l’exposition publique d’hôtels qui réduiraient de manière agressive le prix de leurs chambres sur d’autres plateformes ou en ventes directes.

Troisièmement, le temps de la régulation doit être en phase avec le temps économique. La force d’Uber et des autres, c’est leur rapidité : le temps est leur meilleur allié ; ils peuvent créer une situation de fait accompli sur laquelle il sera très difficile de revenir. Les autorités de la concurrence doivent s’adapter et utiliser les moyens d’urgences dont elles disposent, c'est-à-dire les mesures conservatoires. L’Autorité de la concurrence française est quasiment la seule en Europe à en faire usage. Après un diagnostic de trois ou quatre mois, et après avoir montré que la stratégie d’une entreprise pourrait être anticoncurrentielle et créer un dommage grave et immédiat au plaignant ou aux intérêts du secteur concerné, elle peut imposer des mesures unilatérales. Nous y avons eu recours trente fois depuis l’an 2000, notamment dans les secteurs à évolution rapide : les télécommunications, l’énergie, le numérique. Outre Apple et Google, je pourrais vous citer beaucoup d’autres entreprises.

Nous devons regarder ce problème en face. L’investigation européenne sur Google montre que si des mesures conservatoires avaient été imposées d’emblée, le rapport de force et la maîtrise du temps auraient pu être envisagés de manière différente. J’appelle à un aggiornamento qui ne concernerait pas tant les concepts et les standards que les modes d’intervention : il faut trouver rapidement des remèdes, afin d’éviter des situations de fait sur lesquelles il est extrêmement difficile de revenir. Même si la solution de fond est satisfaisante, elle arrivera trop tard pour corriger une situation qui risque d’être devenue irréversible. Le règlement 1/2003/CE cite les mesures conservatoires comme l’un des outils dont doivent disposer les autorités de la concurrence européennes. Pourtant, il n’y a qu’en France – et de façon moins nette en Espagne – que cet outil est utilisé. Dans toute son histoire, la Commission européenne ne s’en est servie qu’une seule fois.

Mme la présidente Christiane Féral-Schuhl. L’un des axes de réflexion de la Commission se rapporte à la question des responsabilités. Faut-il créer une nouvelle catégorie applicable à ces plateformes et conférer à celles-ci des obligations particulières, notamment au regard des algorithmes utilisés ? Ces algorithmes, conçus pour collecter et croiser les données, doivent-ils être communiqués, à défaut d’être publiés ? L’Autorité de la concurrence a-t-elle eu l’occasion de prendre position sur ces enjeux ?

M. Bruno Lasserre. La régulation ex ante devant être produite par la loi, il faut définir le périmètre des nouvelles règles imposées par le législateur. L’avantage du droit de la concurrence, c’est qu’il s’applique à toute activité économique – production de biens, offre de services ou activité de distribution –, sans que nous ayons besoin de la qualifier. Nous pouvons intervenir de deux manières : soit parce qu’il existe une dominance – notion dont nous nous sommes servis face à des acteurs tels que Google –, soit parce qu’on se trouve dans le cadre de relations contractuelles, comme dans le cas des plateformes de réservation hôtelière et des opérateurs référencés. Dès lors qu’il y a contrat – notamment de distribution –, le droit de la concurrence permet de vérifier qu’il est exempt d’obstacles concurrentiels.

Pourquoi ne pas mettre en œuvre une régulation ex ante, mais s’il y avait à choisir, il serait bon de la restreindre, conformément aux vœux du CNNum, aux plateformes qui détiennent un pouvoir de marché. Le recours à la notion de position dominante pourrait représenter un bon critère.

Quant aux obligations à imposer – question qui a trait moins au périmètre qu’au contenu d’une éventuelle régulation ex ante –, je suis à titre personnel assez d’accord avec les dispositions de la loi relative à la croissance et à l’activité qui instaure l’obligation d’information préalable. Faut-il aller jusqu’à communiquer les algorithmes ? La transparence s’arrête là où commence le risque pour l’innovation et pour la protection du secret des affaires ; l’innovation suppose que tout ne soit pas rendu public. Je m’interroge enfin sur la capacité des consommateurs, une fois qu’ils prendraient connaissance de l’algorithme, à se protéger contre toutes les manipulations indésirables de celui-ci. Je suis donc sceptique quant à l’utilité d’une communication intégrale des algorithmes et préoccupé par les risques qu’elle pourrait induire.

Mme Laure de La Raudière. Votre intervention me rend perplexe. En effet, vous affirmez que la régulation ex ante est inutile et qu’il suffit de disposer de modes opératoires permettant d’agir plus vite. Mais le problème auquel on fait face n’est pas qu’économique et la régulation ex ante peut se justifier pour des raisons d’un autre ordre, qui dépassent le droit de la concurrence. Nous avons affaire à des acteurs très puissants, extra-européens, majoritairement américains – mais on peut aussi voir des plateformes chinoises s’inviter dans le jeu –, qui portent certes tout un pan de l’économie, mais qui mettent également au défi notre droit qu’ils interprètent selon leur bon plaisir et dont ils fixent eux-mêmes la frontière. S’ils consentent quelques concessions aux pays européens par peur de représailles – je pense à Google et au droit à l’oubli –, ils mettent en cause l’applicabilité de notre droit, donc notre souveraineté, comme le montrent par exemple nos discussions avec Facebook et Twitter sur le respect de la loi Gayssot.

Au-delà de la régulation des plateformes, il faut également réfléchir au problème de la captation des données personnelles. Instaurer une obligation de portabilité des données d’une plateforme à l’autre représenterait une régulation ex ante assurant davantage de concurrence.

Vous dites qu’il faut adopter un mode opératoire plus rapide et plus efficace ; quels dispositifs peut-on mettre en place ?

M. le président Christian Paul. Dans ces domaines, il ne faut pas pécher par optimisme ! Si une demande de régulation s’exprime aujourd’hui, c’est bien parce que le rapport des forces est très inéquitable, et l’effectivité de l’application du droit – y compris celui de la concurrence – n’apparaît pas évidente. Pour prolonger la question précédente, il importe de bien comprendre de quoi on parle. Vous avez évoqué ce matin le droit de la concurrence – et c’est tout naturel étant donné vos fonctions. Mais en parlant de la régulation des plateformes, on ne peut éluder la question voisine de la protection du consommateur. Quand une loi récemment adoptée évoque la « loyauté des plateformes », l’expression « une information loyale, claire et transparente sur les conditions générales d’utilisation des services d’intermédiation » se situe plutôt du côté du consommateur, alors que la suite – « et sur les modalités de référencement, de classement et de déréférencement des offres mises en ligne » – renvoie plutôt aux acteurs économiques que le moteur de recherche a référencés.

Nous sommes, vous l’avez dit, devant des régulations cloisonnées, régies par des autorités distinctes. N’y a-t-il pas là un risque d’impuissance publique ?

M. Bruno Lasserre. Je voudrais corriger l’impression qu’ont laissée mes propos. On reproche parfois à l’Autorité de la concurrence de se mêler de ce qui ne la regarde pas ; je me suis donc efforcé de ne parler qu’en tant que président de cet organisme pour promouvoir une application plus rapide, plus souple, plus inventive du droit de la concurrence. En tant que citoyen, j’ai bien entendu envie d’apporter une réponse différente, mais vous êtes plus légitimes que moi pour le faire. Ne me reprochez donc pas ma pudeur ou ma timidité ! À titre personnel, j’estime qu’il y a beaucoup à faire et je suis mille fois d’accord avec vous : l’enjeu dépasse de loin le seul aspect économique. L’institution que je préside s’intéresse à la régulation dans cette sphère, et uniquement dans celle-là, mais le problème renvoie également à la défense du pluralisme, à la question des données et de la liberté de choix du consommateur, et à celle de la souveraineté. Il s’agit d’enjeux éminemment importants sur lesquels l’intervention du législateur apparaît légitime.

Je reste en revanche plus sceptique sur la question du partage de la valeur. Je reviens à l’économie : l’une des critiques adressées à ces plateformes consiste à dire que leur pouvoir de marché leur permet de prélever dans la chaîne verticale une valeur excessive, au détriment des acteurs traditionnels qui produisent les biens et offrent les services. Le rapport du CNNum préconise d’agir comme en matière de grande distribution ; mais je me méfie de cette solution.

Mme Laure de La Raudière. Cela ne marche pas !

M. Bruno Lasserre. En effet, la loi Galland a montré la difficulté à corriger, par la loi, un rapport de forces inégalitaire entre les fournisseurs industriels – notamment des PME – et la grande distribution. Lorsque le législateur s’invite dans la formation des prix en intervenant dans la négociation entre deux acteurs d’une chaîne verticale, il fixe des règles ; mais la puissance des acteurs leur permet de les contourner, et leur inventivité tarifaire et stratégique va toujours plus vite que la sophistication législative. Pour répondre à ces manœuvres de contournement, on demande au législateur d’ajouter une nouvelle couche ; s’instaure alors une course de vitesse qui est toujours perdue par le régulateur et gagnée par les acteurs économiques – plus inventifs, plus mobiles, plus rapides.

La question du partage de la valeur ne peut être traitée que par la mise en concurrence de ces plateformes avec d’autres acteurs industriels. La réponse consiste donc à promouvoir ces derniers. Ainsi, pourquoi Accor ne pourrait-il pas devenir une plateforme de réservation hôtelière puisqu’il possède le savoir-faire informatique, la connaissance du marché et la puissance financière nécessaires ? Ce métier ne doit pas être réservé à Expedia.com ou Booking.com ; si des acteurs européens porteurs d’atouts importants concurrencent ces plateformes, le partage de la valeur avec les opérateurs économiques qui y recourent deviendra plus équitable. Cette voie me semble préférable à une intervention législative qui viendrait corriger l’inégalité en intervenant dans la négociation commerciale.

Je soutiens bien entendu le droit à la portabilité des données, l’idée d’une durée de conservation des données proportionnelle à l’objectif recherché et celle de la transparence sur la nature des données collectées, la finalité du traitement ou les destinataires des informations – y compris les tiers. Monsieur le président, madame de La Raudière, vous avez raison : ces droits promeuvent aussi un terrain de jeux ouvert et concurrentiel, mais loin de s’opposer, les objectifs se renforcent mutuellement.

M. le président Christian Paul. Revenons sur la question des algorithmes. L’Autorité a-t-elle la compétence et les moyens d’examiner en profondeur la nature d’un algorithme, par exemple pour s’assurer qu’il ne conduit pas à une discrimination entre plusieurs clients d’un moteur de recherche ?

M. Bruno Lasserre. Les moyens de notre Autorité – 180 personnes pour l’ensemble des secteurs économiques – sont limités ; nous sommes l’autorité de la concurrence la plus active en Europe, et pourtant une des moins bien dotées. Un examen intrusif et minutieux des algorithmes représente un travail extrêmement lourd. Nous serions clairement dans une situation d’asymétrie d’information avec les acteurs du numérique qui conçoivent et utilisent ces algorithmes. Faut-il scruter ceux-ci de manière abstraite pour apprécier leur loyauté ou bien s’intéresser à leurs effets, par exemple à l’équivalence des modalités d’affichage des recherches ? Faut-il passer des années dans le noir à analyser l’algorithme de Google ou bien imposer, par des voies interventionnistes, que quel que soit l’algorithme, il produise un effet de non-discrimination dans l’affichage des recherches ? À titre personnel, je pense que des remèdes plus finalistes sont plus efficaces qu’un combat interminable dans lequel ceux qui détiennent l’information seraient forcément gagnants. En effet, le savoir-faire et les moyens dont disposent les autorités risquent de ne pas suffire pour contrecarrer les justifications apportées par les détenteurs de ces algorithmes.

Mme la présidente Christiane Féral-Schuhl. Vous avez souligné le caractère mondial des règles de concurrence. Aujourd’hui, l’Autorité de la concurrence française a-t-elle les moyens de lutter contre ces géants qui, grâce à leurs algorithmes, décident de l’utilisation des données personnelles des consommateurs et organisent le marché ?

M. Bruno Lasserre. Derrière votre question se cache sûrement un souhait ! Dès lors qu’il s’agit de géants mondiaux qui se jouent des frontières et conçoivent des stratégies planétaires, les autorités doivent s’adapter. Vous demandez donc comment répartir les enquêtes pour répondre au bon niveau et de la manière la plus coordonnée possible à tous les cas d’abus. Sur certains sujets, la Commission européenne apparaît mieux placée que les autorités nationales. Par exemple, l’investigation sur le moteur de recherche Google est évidemment plus efficace si elle est faite au niveau européen qu’à celui des vingt-huit autorités nationales. Nous avons bien fait de centraliser cette enquête.

Pour tenter d’imposer une discipline mondiale permettant de répondre aux abus de la manière la plus coordonnée possible, il faut d’abord poursuivre cet objectif en Europe, car les solutions européennes peuvent inspirer d’autres parties du monde – comme par exemple la Corée s’agissant de Google.

Même si les concepts et les finalités restent les mêmes, la façon dont le droit de la concurrence est appliqué en Europe et aux États-Unis diverge parfois car les autorités de la concurrence américaines – comme d’ailleurs leurs autorités de régulation – hésitent à intervenir sur la question des abus de position dominante. Le Sherman Act est assez proche du traité européen, mais les États-Unis tendent à considérer que c’est la corde de rappel du marché qui viendra corriger ces comportements. Ils ont donc plus de mal à intervenir. Le fait que la Federal Trade Commission (FTC), l’une des deux autorités de la concurrence aux États-Unis, soit en même temps chargée de la protection des données la conduit – on l’a vu dans l’affaire Google – à privilégier la protection du consommateur plutôt que le droit de la concurrence. La Commission européenne n’a pas cette facilité dans la mesure où la protection des données et du consommateur ne relève pas de son intervention au titre des articles 101 et 102 du traité, mais doit résulter de directives à l’adoption parfois difficile.

Malgré tout, le droit mondial de la concurrence dispose de fortes capacités de dissuasion. Les amendes anti-trust sont très élevées partout dans le monde et leur prononcé endommage, de manière parfois substantielle, la réputation des opérateurs ; ce droit est donc pris au sérieux, y compris par les opérateurs américains. Ainsi, lorsqu’une petite PME française s’est plaint des conditions dans lesquelles elle a été déréférencée sur AdWords, nous avons pu, en trois ou quatre mois, stopper la stratégie et imposer à Google une modification de sa politique mondiale des contenus sur ce service, l’obligeant à se montrer transparent sur les contenus qu’il accepte ou non. Nous lui avons reconnu une certaine liberté de choix, mais à condition que ces choix soient publics et assortis de mécanismes de préavis et d’information sur les raisons du déréférencement, de manière à éviter une application possiblement discriminatoire de ces règles. Nous y sommes parvenus sans nous appuyer sur un texte spécial, mais en faisant appel au droit commun de la concurrence. Cette décision a eu un effet mondial car Google ne pouvait pas modifier sa politique AdWords en France sans le faire partout ailleurs. Notre action vis-à-vis des plateformes de réservation hôtelière représente un autre exemple : avec les autorités italienne et suédoise, nous avons joué un rôle pionnier en Europe en négociant de manière commune, à trois, avec Booking.com. Dans ce cas, ce n’est pas la Commission, mais les efforts conjoints d’autorités leaders des pays membres qui ont permis d’imaginer une solution qui a vocation à s’appliquer dans toute l’Europe.

M. le président Christian Paul. Le rapport du CNNum évoque une notion qui à ses yeux pourrait devenir un standard : celle de plateformes « dotées de la plus forte capacité de nuisance ». Cette notion vous paraît-elle efficace et utile ? Permet-elle d’aller plus loin que celle d’abus de position dominante ? Quel usage pourrait-on lui réserver ?

M. Bruno Lasserre. J’y suis fermement opposé. La capacité de nuisance représente une notion morale et non juridique. De plus, une plateforme renferme toujours du bon et du mauvais, induisant des effets tant pro- que contre-concurrentiels. Beaucoup de plateformes rendent des services prodigieux, notamment à la jeunesse qu’il ne faudrait pas sacrifier. Ainsi, les plateformes de covoiturage ont permis d’imaginer de nouvelles formes de transport et répondu à une demande qui ne pouvait pas s’exprimer auparavant ; elles rendent donc un service important. De même, pour un hôtel de Sarlat ou de Montélimar, pouvoir capter une clientèle américaine en étant référencé sur une plateforme mondiale apparaît éminemment utile. Je ne comprends donc pas cette notion de capacité de nuisance. Les plateformes sont porteuses d’éléments objectivement pro-concurrentiels et positifs pour l’économie en ce qu’ils permettent de générer des gains d’efficacité ; il faut les préserver. En revanche, ces plateformes peuvent adopter des comportements non conformes soit au droit de la concurrence, soit à la régulation : absence de transparence, exclusion de concurrents par des procédés illicites ou captation à leur seul bénéfice de certains territoires. Mais la notion de capacité de nuisance non seulement n’apporterait rien, mais produirait une stigmatisation dangereuse ; surtout, elle ne rendrait pas l’intervention plus facile. La notion de dominance, plus objective, qui renvoie au pouvoir de marché, me paraît plus opérationnelle.

Mme la présidente Christiane Féral-Schuhl. Que pensez-vous de l’idée également proposée par le CNNum de prévoir des agences de notation et d’attribuer des notes aux plateformes ?

M. Bruno Lasserre. Pourquoi pas ? Dans la mesure où les plateformes reposent sur la confiance des utilisateurs qui y recourent parce qu’elles sont gratuites et qu’elles offrent un service utile, tout ce qui conduit à comparer et à informer le consommateur est précieux. La notation participe d’un contre-pouvoir que l’on peut juger salutaire. Toute la question est de savoir si ces agences doivent être publiques ou au contraire émaner des initiatives citoyennes ou consuméristes, comme sur les marchés financiers. Je pense qu’il faut plutôt promouvoir la seconde option : les États ne devraient pas s’aventurer dans ce domaine, leur intervention risquant de paraître suspecte ; mieux vaut parier sur les contre-pouvoirs du côté des entreprises utilisatrices. Mais globalement, il s’agit d’une bonne réponse.

M. le président Christian Paul. Je vous remercie.

La séance est levée à dix heures quarante.

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