COMMISSION SPÉCIALE CHARGÉE D’EXAMINER
LE PROJET DE LOI « ÉGALITÉ ET CITOYENNETÉ »
Mercredi 8 juin 2016
La séance est ouverte à neuf heures quarante-cinq.
(Présidence de Mme Annick Lepetit, présidente de la Commission spéciale)
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La Commission spéciale procède à l’audition de M. Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS, Centre d’histoire sociale du XXe siècle.
Mme la présidente Annick Lepetit. Nous avons le plaisir d’accueillir ce matin M. Patrick Weil, qu’il est à peine besoin de présenter.
Vous êtes directeur de recherche au CNRS rattaché au Centre d’histoire sociale du XXe siècle et vous enseignez aux États-Unis. Vous faites porter depuis longtemps vos recherches et vos réflexions sur des thèmes tels que la cohésion nationale, les valeurs républicaines, l’égalité, la citoyenneté, notions et principes que nous nous efforçons de défendre et de promouvoir sans relâche afin que, au-delà de leur expression juridique, ils trouvent une traduction concrète dans la vie de nos compatriotes. Avec le projet de loi « Égalité et citoyenneté », c’est la construction d’une République en actes que nous comptons instaurer.
Vous avez récemment publié un ouvrage, Le Sens de la République, qui vous a conduit à définir ce qui constitue les piliers de notre identité nationale, parmi lesquels le principe d’égalité et la langue française jouent un rôle essentiel, comme vous aurez sans doute l’occasion de le préciser devant nous. Plus largement, nous souhaiterions vous entendre sur l’analyse que vous faites de la société française et des maux dont elles souffrent.
M. Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS. Madame la présidente, mesdames, messieurs les députés, je vous remercie de m’avoir invité à parler devant votre commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi « Égalité et citoyenneté », à l’intitulé duquel je suis particulièrement sensible.
Dans mon ouvrage Être français¸ j’avais essayé, en réponse au débat sur l’identité nationale lancé par le précédent Président de la République, Nicolas Sarkozy, de construire une réflexion à partir de mes travaux en dégageant quatre piliers fondamentaux sur lesquels cette identité repose.
Il s’agit, tout d’abord, du principe d’égalité, issu d’un héritage catholique laïcisé. On peut en percevoir toute l’importance dans notre imaginaire et notre programmation républicaine à l’émoi qu’ont soulevé certaines dispositions du projet de réforme constitutionnelle sur la déchéance de nationalité visant à distinguer deux catégories de Français à l’intérieur de la Constitution.
Il s’agit, ensuite, de la langue, sacralisée en France à un degré qu’atteignent peu de pays au monde. Nous avons même une Académie où nombre de personnes très estimables souhaitent terminer leur vie pour se réunir une fois par semaine pour enrichir le Dictionnaire. Dans ce qui aura été son dernier ouvrage, Théorie des symboles, le grand sociologue Norbert Elias souligne que ce qui fait la différence entre l’homme et l’animal, c’est la capacité de l’homme à enrichir son langage génération après génération et à créer des concepts et des mots nouveaux alors que chez l’animal, le langage est stable et permanent. Je trouve magnifique que la République française valorise à ce point ce qui fait l’humanité de l’homme à travers notre propre langue.
Il s’agit, troisième pilier, de la mémoire de la Révolution, qui se traduit par des formes d’action partagée dans tous les camps – la France est un pays qui manifeste –, type de mémoire également actif aux États-Unis.
Il s’agit, enfin, de la laïcité, régime d’organisation du statut de la religion qui valorise la liberté individuelle de conscience à travers la séparation de l’Église et de l’État par laquelle la République a refusé l’intrusion de l’Église dans les affaires publiques.
C’est sur ces quatre piliers que je vais m’appuyer pour vous livrer mon analyse. J’ai lu le projet de loi et n’ai rien à dire en particulier des propositions qu’il contient, mais j’en ai d’autres à vous suggérer.
Le fondement de l’égalité et de la citoyenneté, c’est la possibilité de se construire une conscience individuelle, de se former, d’élargir ses connaissances. C’est dans cette perspective que je formulerai devant vous des suggestions. Certaines, je le sais, ne relèvent pas du domaine législatif, c’est le cas par exemple de celles qui ont trait aux programmes d’histoire – je vous renvoie à la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
On met souvent en avant la notion d’égalité réelle mais je pense que l’égalité tout court se suffit à elle-même pour juger de certaines inégalités ou de sentiments de discrimination.
L’une des premières fois où se manifeste le sentiment de discrimination dans notre République pour un enfant, c’est à l’occasion du stage obligatoire de troisième : quand il ne parvient pas en trouver, il prend conscience qu’il n’y a pas de place pour lui dans le marché de l’emploi. Il faut résoudre ce problème : soit en supprimant purement et simplement le stage de troisième, soit en faisant en sorte que les élèves qui ont le plus de difficultés à trouver un stage – ceux des milieux populaires – soient prioritaires par rapport à ceux qui peuvent s’appuyer sur les relations de leurs parents. Il importe de poser les questions qui s’imposent aux ministres tant de l’éducation nationale que de l’économie. Dans la République, chaque institution doit s’engager pour la citoyenneté et les entreprises sont, elles aussi, appelées à apporter leur contribution.
Autre point sur lequel j’appelle votre attention : les petits-déjeuners. Dans le documentaire récemment diffusé Les Français, c’est les autres, on voit des enfants d’école primaire déclarer : « les “Français”, eux, ils prennent le petit-déjeuner à la maison ». C’est une réalité, beaucoup d’enfants n’en prennent pas avant de se rendre à l’école. On pourra faire toutes les études sociologiques possibles sur les méthodes d’enseignement, elles ne serviront à rien si cette situation perdure : le ventre vide, un enfant ne peut pas se concentrer. Lorsqu’il était président du conseil général de l’Essonne, Jérôme Guedj a mis en place dans plusieurs villes de son département un service de petit-déjeuner non-obligatoire en ouvrant les portes des écoles une heure avant l’horaire habituel et cela a été une formidable réussite. Les instituteurs venaient en avance, 20 % à 30 % des écoliers participaient, le climat était allégé. Quand j’ai soumis évoqué la possibilité de généraliser ces initiatives devant la concertation sur la refondation de l’école, je me suis fait clouer le bec. Quelques semaines plus tard, lors d’un débat à Oxford, j’ai demandé à la directrice d’un établissement scolaire rassemblant cent quarante nationalités différentes si elle rencontrait des problèmes de petit-déjeuner et elle m’a répondu que oui, évidemment, et que pour y remédier, elle avait mis en place un breakfast club. Chacun peut concevoir les effets démultiplicateurs de telles initiatives : organisation d’emploi du temps facilitée pour les parents devant partir tôt travailler, éducation à la diététique. Certes, cela relève des conseils généraux et des conseils régionaux mais certains fonds nationaux peuvent abonder des projets. Il y a indéniablement des choses à faire en ce sens.
Cela m’amène à évoquer l’usage des bâtiments scolaires. Leurs horaires d’ouverture doivent-ils être dictés par le service des fonctionnaires qui y travaillent ? Je ne le crois pas, ils appartiennent aux communes, aux départements, aux régions, et il serait bon de réfléchir à un usage plus intensif dans le temps : le matin, je viens d’en parler, mais aussi le soir et l’été. Pendant les vacances d’été, certaines familles s’occupent du suivi pédagogique de leurs enfants, grâce à des petits cours ou des activités, quand d’autres ne sont pas en mesure d’assurer cette continuité dans l’acquisition des connaissances. Ne pourrait-on pas ouvrir les établissements scolaires pendant l’été pour y organiser, grâce au travail de volontaires, des activités ludiques et pédagogiques, notamment à travers les nouvelles technologies ? Je pense aux cours de la Khan Academy, site internet d’apprentissage des mathématiques qui, après un an et demi d’existence, compte plus de 1,6 million usagers et 20 000 enseignants. Ce sont des programmes que je connais bien en tant que président de l’association « Bibliothèques sans frontières », qui développe de multiples actions aussi bien à travers les bibliothèques portatives que les interfaces numériques.
Il m’apparaît nécessaire d’étendre cette réflexion aux bibliothèques publiques. La France a beau valoriser la langue et la culture, elle n’en est pas moins le seul pays d’Europe où les bibliothèques ne sont pas ouvertes au moment où les salariés et les étudiants pourraient s’y rendre. C’est un vrai problème : ceux qui ont des bibliothèques chez eux peuvent toujours se débrouiller, mais ceux qui n’en ont pas les mêmes moyens souffrent de ne pouvoir avoir accès à ces ressources.
Plus largement, il faut garantir l’accès à des lieux où se connecter ou imprimer un document vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Tout le monde a connu la panique en ne pouvant joindre un proche parce qu’il avait un problème de connexion à internet ; tout le monde a connu la panique en ne pouvant imprimer un document important parce qu’il y avait un problème d’imprimante.
Bref, il faudrait garantir l’accès le soir et le dimanche aux bibliothèques publiques dans les villes de plus de 30 000 habitantes et vingt-quatre heures sur vingt-quatre à un lieu où se connecter gratuitement et imprimer.
La bibliothèque n’est pas seulement un lieu de conservation de livres, elle se transforme de plus en plus en médiathèque, avec des DVD et des CD. C’est un lieu où l’on peut travailler soit en groupe, soit dans le silence. La bibliothèque, c’est la pièce supplémentaire de ceux qui ont besoin d’un espace pour réfléchir et travailler. Il faut se demander comment réaliser ce droit concret. Toutes les municipalités de droite ou de gauche qui ouvrent leurs bibliothèques le dimanche ont fait le même constat : c’est le jour de plus grande affluence. Bref, loin d’appartenir au passé, la bibliothèque est tournée vers l’avenir, à plus d’un titre.
Les bibliothécaires expriment des inquiétudes face aux nouvelles technologies, ils ont l’impression que leurs collections ne sont plus aussi irremplaçables qu’avant. Pourtant il y aurait un bon moyen de les rendre irremplaçables ce serait d’en faire des lieux de partage de la mémoire des citoyens. La mémoire des parents et des grands-parents n’est pas toujours transmise. Il serait bon que les bibliothèques municipales recueillent des témoignages oraux, qu’il est très facile désormais de stocker, sans prendre beaucoup de place dans les ordinateurs. Elles seraient ainsi des lieux de conservation de la mémoire locale, mémoire d’événements professionnels, historiques, politiques. Là pourraient se mêler histoire, citoyenneté et service public.
Je terminerai par deux sujets plus difficiles : la discrimination dans les emplois publics à l’égard des étrangers non-européens et la laïcité.
Je ne suis pas sûr qu’il faille élargir l’accès à tous les emplois publics mais je suis convaincu qu’il importe d’ouvrir les concours de l’enseignement aux étrangers non-européens. Ceux-ci peuvent passer les agrégations du supérieur – agrégation de droit, agrégation de science politique – mais pas du secondaire. Or, peu importe la nationalité, si une personne réussit l’agrégation de lettres classiques parmi les premières. C’est par cela aussi que passe le rayonnement de la France.
Quant à la laïcité, c’est d’abord un régime juridique : c’est l’organisation dans le droit de la liberté de conscience. La laïcité n’est pas un combat contre les religions ; elle respecte les croyants comme les non-croyants. Si l’on veut que la présence du religieux régresse, mieux vaut faire en sorte que des personnes que l’on affecte à tort à des identités religieuses aient une place dans notre imaginaire historique en tant que compatriotes et se confrontent à la connaissance dans les bibliothèques à des heures où il leur est possible de les fréquenter.
Lorsque je siégeais au sein de la commission Stasi chargée de réfléchir à l’application de la laïcité dans la République, j’ai réussi à convaincre tous mes collègues du bien-fondé du crédit de jour férié. Ma réflexion était née du fait que nous sommes en contradiction avec la logique coutumière de la laïcité selon laquelle la religion relève du domaine privé. Les seuls, aujourd’hui, que l’on force à dire leurs religions, ce sont nos compatriotes qui ne sont ni catholiques ou protestants qui veulent avoir un congé le jour d’une fête religieuse – musulmane, juive, orthodoxe – car ils sont contraints de présenter leur demande motivée devant leur patron. Je ne sais plus où nous en sommes du statut du lundi de Pentecôte. Toujours est-il que nous avions proposé qu’un jour férié correspondant au lundi de Pentecôte puisse être choisi à la date voulue par le salarié, pour l’utiliser, s’il le veut, lors d’une fête religieuse comme le Kippour, l’Aïd-el-Kébir ou le Noël orthodoxe. Cette disposition avait été acceptée à l’unanimité des membres non seulement de la commission Stasi mais aussi de la commission Gérin sur le port de la burqa. Actuellement, aux cinquante-deux dimanches fériés, s’ajoutent onze jours fériés : si parmi les six liés à notre héritage catholique, l’un faisait l’objet d’un choix, nous marquerions le respect que nous devons avoir à l’égard de nos compatriotes se reconnaissant dans des religions qui n’appartiennent pas à l’héritage de la République, et contribuerions à une meilleure application du principe de laïcité.
M. Razzy Hammadi, rapporteur général. Nous avons fait le choix, dans l’organisation des débats de la commission spéciale, d’inviter des personnalités qui peuvent nous apporter du recul par rapport au texte par leur éclairage particulier. Et c’est bien le cas, nous le voyons, avec Patrick Weil.
Le système du crédit de jour férié que vous venez d’évoquer se heurte à deux obstacles d’ordre pratique. Premièrement, dans certaines religions, il est impossible de fixer plusieurs mois à l’avance la date de fêtes importantes, car elles utilisent des calendriers lunaires qui sont source d’instabilité, souvent à un jour près. Deuxièmement, il sera difficile à la personne qui choisit de prendre son jour pour le Kippour ou l’Aïd de garder le secret sur sa religion.
Par ailleurs, j’aimerais connaître votre opinion sur les chartes de la laïcité élaborées par des collectivités locales ou des administrations, comme l’éducation nationale, la Ville de Paris, les caisses primaires d’assurance maladie ou des caisses d’allocation familiale. Certaines font aujourd’hui l’objet de recours déposés auprès des tribunaux administratifs.
Quant à l’ouverture des bibliothèques le dimanche, elle se voit opposer plusieurs arguments : libre administration des collectivités, problèmes de financements, statut des personnels.
Dans le domaine du numérique, l’association « Bibliothèques sans frontières » ou l’école de code Simplon.co participent de ce fourmillement d’engagements de la part de bénévoles que l’on constate dans peu d’autres domaines, à part le sport. Pourriez-vous nous en dire plus ?
M. Patrick Weil. Je commencerai par le crédit du jour de congé. Le choix de la date est un faux problème : le Kippour est fixé longtemps à l’avance alors même que les juifs utilisent un calendrier lunaire, les musulmans peuvent faire de même. Il suffit d’inscrire dans la loi que le conseil du culte musulman décide d’un jour.
Par ailleurs, entre devoir demander à son supérieur une autorisation et se voir reconnaître un droit par la République, il y a une grande différence. La commission Stasi a retenu cette disposition à l’unanimité alors qu’il y avait une grande diversité parmi ses membres, des laïcards jusqu’aux très croyants. Aller dans cette direction marquerait une originalité française.
Vous invoquez l’argument du travail du dimanche pour les personnels des bibliothèques. Je crois en l’avenir des bibliothèques mais pour garantir cet avenir, il faut que les agents du service public qui y travaillent acceptent de prendre en compte les besoins du public. Les musées sont ouverts le dimanche et fermés le mardi, et leurs personnels s’organisent en conséquence. Certains jeunes pourraient être intéressés par ce type d’emploi du temps. De plus, cela ne veut pas dire que toutes les activités de la bibliothèque, autres que l’accueil, devraient avoir lieu également le dimanche. Cela passerait par le volontariat et le recours à des jeunes du service civique.
Ensuite, monsieur Hammadi, je dois vous remercier pour votre question sur le numérique qui me permet d’évoquer une autre proposition. Le projet de loi prévoit d’accorder le droit aux jeunes d’être directeur d’une publication dès seize ans. Pourquoi ne pas aller plus loin en autorisant un mineur, à créer son entreprise en faisant du lycée son siège social ?
M. le rapporteur général. Des questions de responsabilité pénale se posent !
M. Patrick Weil. On pourrait imaginer des dispositifs de tutorats, notamment en associant les générations, comme le Président Hollande y invitait lors de sa campagne électorale. Pour les étudiants, pour lesquels le problème de la responsabilité pénale ne se pose pas, il faut absolument encourager la création d’entreprise, en leur donnant la possibilité de faire de leur université le siège de leur société.
Le numérique attire les jeunes mais aussi les moins jeunes. Nous avons expérimenté pour la première fois notre programme « Voyageurs du code » dans votre ville de Montreuil, monsieur le rapporteur, et nous avons pu former toutes les personnes qui se sont portées volontaires, à travers le réseau associatif, si bien que 2 % de la population de la ville est désormais initiée à l’usage de différents programmes. Il y a d’énormes potentiels à développer chez les chômeurs et chez les jeunes. C’est ce à quoi s’emploient l’association « Bibliothèques sans frontières » comme d’autres associations.
M. Jean-Louis Bricout. Nous sommes dans une société qui divise : il y a des écoles pour certains et pas pour d’autres, des sports pour certains et pas pour d’autres, des quartiers pour certains et pas pour d’autres. Sur mon territoire, j’entends s’exprimer une certaine nostalgie du service militaire. Les dispositifs d’engagement citoyen visés dans la loi pourraient-ils parvenir aux mêmes résultats ? Personnellement, je dois dire que je n’ai pas manifesté un enthousiasme particulier pour le service militaire mais il est sûr que partager ensemble les mêmes galères, toutes catégories sociales confondues, a été une expérience fructueuse.
Par ailleurs, je me pose certaines questions en tant qu’élu d’un territoire rural. Le sentiment de relégation qui peut être présent à la fois dans les banlieues et dans les territoires ruraux est-il de même nature ? Appelle-t-il le même type de réponses ? Vous avez évoqué l’ouverture plus large des écoles et des bibliothèques. Or de telles mesures sont très difficiles à mettre en place dans les territoires ruraux et risqueraient de créer de nouvelles inégalités territoriales.
M. François Pupponi. Monsieur Weil, si j’adhère à vos propositions, je crains qu’elles ne soient dépassées dans les quartiers les plus ghettoïsés. Depuis bien longtemps, les habitants ont su contourner les déficiences du service public en faisant appel au système D et aux entreprises privées. Ils savent trouver un petit café ou un petit commerce de cartes téléphoniques pour imprimer un document le dimanche.
Depuis bien longtemps aussi, les collectivités ont compris qu’un enfant ne pouvait pas profiter de l’école le ventre vide. Dans ma commune de Sarcelles, nous avons organisé la distribution de collations mais l’éducation nationale, craignant que cela n’encourage l’obésité, nous a obligés à mettre fin à cette pratique. J’ai eu beau expliquer qu’un enfant qui ne mangeait pas ne risquait pas de devenir gros, nous avons dû obtempérer car les textes s’appliquent à l’ensemble de la France : il n’est plus possible de distribuer des collations pendant le temps scolaire. Nous distribuons désormais la collation avant l’heure de début des cours dans le cadre du centre de loisirs. Bref, nous nous débrouillons.
En revanche, pour ce qui est des bibliothèques et des services numériques, les institutions religieuses se sont glissées dans les failles d’organisation du service public et on ne peut pas leur en vouloir. Les associations cultuelles tiennent des bibliothèques et assurent des cours de soutien le week-end. En ce domaine, nous avons déjà un train de retard car ce n’est pas parce que la bibliothèque publique municipale sera ouverte le dimanche que les enfants se détourneront de ces associations. Ils ont trouvé ce qui leur convenait, dans leur quartier, avec des gens qui s’occupent d’eux, pourquoi voulez-vous qu’ils s’en aillent ?
S’il y a eu de telles failles d’organisation, c’est que nous avons laissé s’installer une ghettoïsation des populations les plus fragiles dans ces quartiers. Les communes n’ont pas bénéficié de moyens suffisants. Sarcelles, qui compte 60 000 habitants, n’a qu’une bibliothèque qui occupe un premier étage non accessible aux handicapés. La municipalité n’a pas les moyens de financer une médiathèque de 15 millions d’euros car pendant vingt ans, elle a dû refaire toutes les écoles publiques, lesquelles sont ouvertes du matin au soir, y compris durant le week-end et les vacances.
Je terminerai par le crédit de jour férié. La ville de Sarcelles compte 1 500 agents : en vingt ans, la proportion de ceux qui suivent le ramadan est passée de 10 % à 30 % voire 40 %. Cela fait bien longtemps qu’ils ne demandent plus l’autorisation de s’absenter pour fêter l’Aïd. L’administration sait qu’ils seront absents ce jour-là et qu’ils commenceront plus tôt le matin pendant le ramadan. Elle aménage les horaires de ceux qui travaillent dans les espaces verts en plein cagnard. Cela se fait naturellement. Le formalisme n’a plus lieu d’être. Jamais il ne m’est arrivé de signer des autorisations d’absence, comme le veut la règle. Là encore, nous nous sommes adaptés collectivement.
Certes, il serait possible de fixer à l’avance les dates de ces fêtes religieuses. Mais cela enlèverait sans doute aux musulmans le plaisir qu’ils ont à se disputer pour savoir quand débutera et quand finira le ramadan, plaisir qui fait partie de la joie de ces célébrations. Et il en va de même pour les juifs avec l’heure des banquets.
Je ne vous cache pas que certains agents municipaux se font musulmans le lundi, juifs le mardi, chrétiens le mercredi, pour mieux s’absenter à toutes les fêtes. Toutefois, globalement, tout se passe bien et dans les communes dont la population compte une part importante d’habitants de telle ou telle religion, les agents publics n’ont plus le sentiment qu’ils doivent demander l’autorisation.
M. Michel Heinrich. Je vous remercie, monsieur Weil, pour ces propositions et remèdes simples, auxquels j’adhère pour en pratiquer un certain nombre. Relèvent-ils de la loi ? C’est un autre sujet.
S’agissant des jours de congé, certes, les collectivités peuvent toujours trouver des arrangements, mais dans les entreprises, il y a moins de souplesse et de tolérance. Dans les secteurs qui connaissent un taux de chômage élevé, par exemple, le salarié ne se sent pas très libre de prendre un jour de congé. Il y a certainement moyen de légiférer, monsieur Weil, vous avez raison. Ce serait un excellent signe : la laïcité, c’est le respect de toutes les religions et des non-croyances.
Comment résoudre par ailleurs les difficultés des collégiens de troisième qui ne trouvent pas de stages ? J’aimerais ici vous apporter mon témoignage. Chaque année, j’organise dans la ville d’Épinal dont je suis maire une bourse aux jobs d’été avec Pôle emploi : très peu d’enfants issus de l’immigration sont retenus pour les 1 500 emplois publics ou privés ainsi offerts, pas même pour aller ramasser des mirabelles. Pour contrer ce phénomène, j’ai donc mis en place des ateliers manuels pédagogiques d’été, qui s’appuient sur des emplois publics.
Pour ce qui est des bibliothèques, j’aimerais aussi vous apporter mon témoignage. Il y a une dizaine d’années, au moment de l’ouverture de la nouvelle bibliothèque, nous avons négocié, durement – les séquelles sont encore perceptibles –, pour qu’elle fonctionne aussi le dimanche, à l’instar des musées et des piscines de la ville. Ouverte de quatorze heures à dix-huit heures, elle reçoit ce jour-là le plus grand nombre de visiteurs : 1 200 en moyenne, parmi lesquels les enfants des quartiers, qui y passent toute l’après-midi. Il est vrai que les personnels des bibliothèques ne sont pas programmés pour travailler le dimanche. Changer les habitudes est toujours compliqué mais force est de constater que cela a été une réussite extraordinaire, source d’une grande satisfaction.
Mme Élisabeth Pochon. Je me disais que la meilleure manière de moins stigmatiser les personnes qui suivent les fêtes musulmanes serait de faire en sorte que tous les Français aient le droit de décider de la date d’un jour férié, que ce soit pour aller à la pêche ou se rendre à la mosquée.
M. Patrick Weil. C’est précisément ce que nous proposons.
Mme Élisabeth Pochon. Je suis comme vous très favorable au fait que l’on donne aux jeunes de plus en plus de moyens de s’exprimer. C’est la raison pour laquelle j’ai proposé dans un amendement – que le groupe socialiste n’a pas retenu – d’abaisser le droit de vote à seize ans avec tout ce que cela implique de travail de préparation à la citoyenneté au sein de l’éducation nationale. La neutralité ne consiste pas à ne jamais parler de religion ou de politique. Il est toujours possible d’expliquer aux jeunes comment fonctionnent les institutions, comment ils peuvent y participer, comment ils peuvent jouer un rôle actif. Au lycée, à seize ans, les jeunes sont sans doute plus réceptifs à ces arguments qu’à dix-huit ans, période où ils doivent se consacrer à des décisions concrètes de choix de vie. Que pensez-vous de cette proposition ?
Mme Cécile Untermaier. Ce crédit de jour férié est une proposition bienvenue. Certes, la prudence est de mise, il faut avancer à petit pas, mais il serait bon, je crois, d’aller même au-delà d’une journée de choix parmi les six jours fériés liés à la religion catholique dans notre calendrier.
Mme Colette Capdevielle. J’aurais deux questions sur la participation des jeunes à la vie de la nation.
Seriez-vous favorables à ce que le droit de vote soit abaissé à seize ans pour les élections locales pour les Français comme les étrangers ?
Que pensez-vous de l’idée de limiter à soixante-dix ans tous les mandats électifs ? Dans la fonction publique et le secteur privé, il y a une limite d’âge pour le départ à la retraite, pourquoi ne pas en instaurer une pour les mandats électifs afin de permettre aux jeunes d’y accéder plus facilement ? Un rapport récent de France Stratégie montre qu’une telle disposition libérerait entre 20 % et 30 % des mandats parlementaires.
M. Patrick Weil. Monsieur Pupponi, je ne nie pas le fait que les collectivités locales aient pu trouver des arrangements pour les jours de congé liés aux fêtes religieuses. Simplement, il est mieux que ce jour à prendre soit un droit reconnu par la République. C’est une manière de recréer une concitoyenneté à travers une mesure qui s’appliquera à tout le territoire. Cela nous valorisera collectivement en tant que République et cela permettra de résoudre les problèmes dans les entreprises privées.
Vous avez raison de souligner le rôle des associations cultuelles et c’est une raison de plus pour ouvrir les bibliothèques publiques le dimanche et attirer de nouveaux publics. Je prends ici ma casquette de président de l’association « Bibliothèques sans frontières » pour vous parler de l’Ideas Box que nous avons créée avec le designer Philippe Starck. Initialement destiné aux camps de réfugiés, c’est un centre culturel portatif transportable dans une camionnette, que l’on peut installer à n’importe quel endroit, au bord d’une rivière, dans une forêt, dans une grande salle municipale, et qui déploie sur une centaine de mètres carrés des rayonnages de livres, des ordinateurs, des iPad, des équipements pour tourner ou projeter des films, pour faire du théâtre, selon les besoins locaux. Je peux vous dire que lorsque nous en avons installé une dans le Bronx, elle a immédiatement attiré une nuée de jeunes.
Le témoignage du député-maire d’Épinal était très intéressant. Il faut aborder de front la question des stages en troisième en interrogeant les différents ministres concernés et en voyant avec les organisations patronales comment mieux prendre en compte le cas des enfants qui se retrouvent sans stage. Rappelons qu’après les attentats de 2015, toutes les grandes organisations se sont engagées à mener un combat pour la République, la démocratie et la concitoyenneté.
Vous me dites, monsieur le rapporteur, qu’imposer l’ouverture des bibliothèques le dimanche se heurterait au principe de libre administration des communes. Il y a bien une obligation de service public pour les pompiers, les pharmaciens, les médecins.
M. François Pupponi. La lecture publique est une compétence des collectivités territoriales. Il faudrait modifier les textes.
M. Patrick Weil. Oui, il faudrait créer une nouvelle catégorie de droits : le droit à la connexion.
Sur les mandats, j’ai une opinion très particulière. Je ne suis pas opposé au cumul des mandats. Je suis plutôt favorable à la limitation à trois mandats successifs plutôt qu’à une limitation d’âge. Rappelons à quel âge Clemenceau est devenu président du Conseil en 1917 : soixante-seize ans, avec une énergie débordante qui lui a permis de sauver la France. Churchill avait plus de soixante-dix ans quand il a quitté ses fonctions de Premier ministre. Et dans les élections américaines, l’un des candidats les plus dynamiques, qui rallie nombre de jeunes, est Bernie Sanders, âgé de soixante-quatorze ans.
Vous évoquez encore l’abaissement du droit de vote à seize ans. C’est surtout le droit de créer une entreprise qu’il faudrait fixer à cet âge.
M. le rapporteur général. Je le répète, se pose un problème de responsabilité pénale et civile. Tout créateur d’entreprise est susceptible de s’exposer à une faillite et sa responsabilité peut être engagée pour ses salariés. De la même manière, passer le permis autorise à conduire une voiture seul et donc expose au risque d’un accident.
Modifier les limites d’âge, c’est toucher à l’ordonnance de 1945, terrain toujours délicat.
M. Patrick Weil. Pourquoi ne pas limiter cet abaissement à la création d’une entreprise individuelle ? Il y a quelque chose à creuser.
J’en viens aux chartes de laïcité. En réalité, il y a des chartes que personne ne lit et qui ne servent à rien. Lors de l’une de mes récentes interventions dans un lycée, il m’a été rapporté que les élèves se sont inquiétés de savoir si j’allais parler de laïcité : « Surtout pas, on a ras le bol ! », auraient-ils déclaré. Le fait est que de plus en plus de gens rejettent le débat sur la laïcité, ce qui est catastrophique. Mon association élabore des MOOCs pour aborder la laïcité dans des termes qui valorisent ce qu’elle est, c’est-à-dire un cadre juridique pour préserver la liberté de conscience et non une accumulation d’interdictions. Cela demande une grande connaissance du sujet, qui est très peu partagée. Pourquoi ? Parce qu’en France, ce sont surtout les philosophes et les sociologues qui se prononcent sur ces enjeux, rarement des personnes qui font du droit et qui s’appuient sur les débats parlementaires, la loi et la jurisprudence. Certes, il peut y avoir des divergences de jurisprudence entre la Cour de cassation et le Conseil d’État mais elles sont bien moindres que celles qui prévalent aux États-Unis et il est normal en démocratie qu’il y ait des interprétations diverses d’une règle commune.
Mon immeuble longe une église parisienne et quand les cloches sonnent, j’ai l’impression qu’elles sont dans ma chambre. En réalité, il y a eu un compromis entre les responsables de l’église et le voisinage : les cloches ne sonnent fort que pour la messe du dimanche, sinon leur intensité est plus faible pour les enterrements et les mariages. La laïcité, dans une organisation diverse, s’organise à coup d’arrangements pour que chacun trouve sa place. Dans le cadre d’une commission permanente, il serait judicieux que vous cherchiez à approcher les manières dont la laïcité est mise en œuvre et enseignée. Vous devriez vous inquiéter de ce qu’elle apparaît comme un repoussoir auprès de nos jeunes compatriotes alors que c’est le plus beau des régimes juridiques, car il est fondé sur la liberté de conscience de chacun.
Mme la présidente Annick Lepetit. Je vous remercie, monsieur Weil.
La séance est levée à onze heures.
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Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi « Égalité et citoyenneté »
Réunion du mercredi 8 juin 2016 à 9 heures 45
Présents. – M. Jean-Pierre Allossery, M. Sylvain Berrios, M. Yves Blein, M. Xavier Breton, M. Jean-Louis Bricout, Mme Colette Capdevielle, Mme Marie-Anne Chapdelaine, Mme Valérie Corre, M. Razzy Hammadi, M. Michel Heinrich, M. Régis Juanico, Mme Anne-Christine Lang, Mme Annick Lepetit, M. Bernard Lesterlin, Mme Jacqueline Maquet, Mme Elisabeth Pochon, M. François Pupponi, M. Arnaud Richard
Excusée. – Mme Lucette Lousteau
Assistait également à la réunion. – Mme Cécile Untermaier