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Commission spéciale chargée d’examiner la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel

Mercredi 30 octobre 2013

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 3

Présidence de M. Guy Geoffroy, président

Table ronde, ouverte à la presse :

– M. Jean-Baptiste Carpentier, directeur du service Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers (TRACFIN)

– Mme Corinne Bertoux, commissaire de police, chef de l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRETH)

– M. Yves Charpenel, président de la Fondation Scelles

La séance est ouverte à 16 heures 40.

Présidence de M. Guy Geoffroy, président.

La Commission spéciale procède à l’audition, au cours d’une table ronde, ouverte à la presse, de M. Jean-Baptiste Carpentier, directeur du service Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (TRACFIN), Mme Corinne Bertoux, commissaire de police, chef de l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRETH) et M. Yves Charpenel, président de la Fondation Scelles.

M. le président Guy Geoffroy. Nous accueillons dans le cadre d’une table ronde M. Jean-Marie Carpentier, directeur du service de traitement du renseignement et d’action contre les circuits financiers clandestins (TRACFIN), Mme Corinne Bertoux, commissaire de police, chef de l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRETH) et M. Yves Charpenel, président de la fondation Scelles, mais aussi avocat général à la Cour de cassation.

La Commission spéciale qui vous auditionne, madame, messieurs, a été installée hier et elle doit examiner une proposition de loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel. Ce texte fait suite aux travaux menés sous la précédente législature par une mission d’information de la commission des Lois sur la prostitution, qui avait abouti au vote, à l’unanimité, d’une résolution réaffirmant la position abolitionniste de la France en matière de prostitution, et à une proposition de loi que celle que nous devons examiner approfondit et actualise à la lumière de la contribution décisive de la délégation aux droits des femmes et de sa rapporteure Maud Olivier, qui est aussi rapporteure de notre commission spéciale.

Avec vous, nous souhaitons, d’abord, recueillir le maximum de renseignements sur l’ampleur du phénomène, dont on sait qu’il a changé de volume, de forme et de cadre. Nous cherchons aussi à connaître les évolutions qu’ont connues les réseaux de proxénétisme et les méthodes pour les démanteler. Enfin, nous cherchons à cerner le plus précisément possible les profits tirés de la prostitution et les circuits de blanchiment qui sont utilisés.

Mme Corinne Bertoux, commissaire de police, chef de l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRETH). Monsieur le président, l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains dépend de la sous-direction de la lutte contre la criminalité organisée et la délinquance financière, elle-même rattachée à la direction centrale de la police judiciaire du ministère de l’intérieur. Cet office, à la tête duquel j’ai été nommée récemment, est chargé de coordonner au niveau national les investigations judiciaires en matière de lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle, en partenariat avec les services d’investigation de l’ensemble du territoire, de la police et de la gendarmerie nationales.

Depuis une vingtaine d’années, une dizaine d’années surtout, la prostitution s’est transformée en apparence. Traditionnellement visible sur la voie publique, aux mains de clans ou de familles d’origine française ou européenne, de taille relativement réduite, faisant appel à des ressortissantes françaises ou européennes, elle a pris petit à petit la forme de réseaux organisés dont les victimes recensées sont à 80 % d’origine étrangère. Le phénomène s’est aggravé sous la pression des problèmes économiques rencontrés par certains pays au moment même où les transports, et donc la circulation des personnes, étaient facilités et les frontières plus faciles à passer. Parallèlement, on assiste à une nette recrudescence de la prostitution via Internet sous deux formes distinctes. D’une part, les réseaux classiques de prostitution de luxe en provenance de l’Est – Russie ou Bulgarie – organisent en quelque sorte des city tours avec des victimes qu’ils recrutent dans leur pays, avec ou sans violence. Elles vont de ville en ville, d’hôtel en hôtel, avant de repartir avec l’argent gagné. D’autre part, les petites annonces sur Internet sont utilisées par les réseaux organisés, qu’ils soient d’origine roumaine, bulgare, nigériane, africaine ou brésilienne. Bien sûr, les femmes sont visées plus particulièrement mais des hommes sont aussi concernés. Par ailleurs, autrefois concentrés surtout en région parisienne, les réseaux criminels étendent désormais leur emprise sur les grandes villes, et même les villes moyennes.

M. le président Guy Geoffroy. Comment les réseaux se créent-ils et quelle est la stratégie suivie dans les différents pays européens pour les démanteler ?

M. Yves Charpenel, président de la fondation Scelles. Notre fondation, qui exerce depuis vingt ans une veille documentaire sur l’exploitation sexuelle, corrobore la description qui vient d’en être faite et insiste sur le changement radical que constitue l’étonnante mobilité des réseaux. Je suis président de la fondation Scelles et j’interviens aussi comme expert auprès des organisations internationales en matière de crime organisé, lequel ne peut plus être dissocié de la traite des êtres humains. La Fondation publie tous les ans un rapport sur l’état des lieux qui illustre deux évolutions majeures : l’internationalisation de la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle et le recours accru aux technologies de l’information à la fois pour le démarchage, l’approvisionnement et le blanchiment. Selon l’estimation de l’ONU, il s’agit de la deuxième activité la plus rentable du crime organisé.

Aujourd'hui, les réseaux sont majoritaires dans « l’offre » de prostitution qui se déploie sur le territoire national. La soixantaine de réseaux mis à jour tous les ans révèle une origine très diversifiée, prostituant surtout de jeunes femmes étrangères en situation irrégulière, provenant des pays les plus vulnérables. Si tant est qu’une estimation soit possible, les profits sont en constante augmentation tout simplement parce que le « produit » ou la « marchandise », selon la terminologie des réseaux eux-mêmes, se renouvelle facilement et profite à plein de la libre circulation des personnes. Nos associations reçoivent quelques victimes des réseaux faisant l’objet d’un traitement judiciaire et pas plus d’une sur cent ira au bout d’une action judiciaire. Les dossiers sont complexes car toujours transnationaux et le traitement financier mériterait d’être développé. La proposition de loi va utilement dans ce sens.

Je suis, avec Mme Bertoux, chargé d’un programme de renforcement de l’action des autorités roumaines et françaises contre des réseaux dont les victimes sont des Roms. Même entre deux pays appartenant à une même communauté politique – l’Europe –, on mesure la difficulté qu’il y a à s’attaquer à des organisations extrêmement structurées, qui nouent des accords entre elles. Ainsi, le Bois de Boulogne est devenu le champ d’accords commerciaux entre des groupes roumains qui, ici, vendent des jeunes garçons équatoriens, là, des mineures bulgares ou des Roumaines majeures, selon un schéma bien établi en vue d’une optimisation des profits. Tant qu’on ne s’attaquera pas efficacement à ces profits illicites, tous les dispositifs de prévention, d’accompagnement des victimes – assurément un de nos points faibles aujourd'hui – risquent d’être vains. À cet égard, il faut savoir que le dispositif national d’aide aux victimes est en place en Roumanie. Bien qu’il soit perfectible, il existe et il est en avance par rapport au nôtre, que nous espérons voir concrétisé grâce à votre proposition de loi.

Tant qu’on n’arrivera pas à sécuriser les victimes, on n’aura pas d’informations utiles sur les réseaux. Tant qu’on n’aura pas sensibilisé les clients, on ne découragera pas non plus l’offre. Tant qu’on n’aura pas condamné sévèrement des acteurs de réseau – jugés en moyenne quatre ans après leur interpellation, avec les problèmes que cela induit en termes de coûts et de stratégie de procédure – et incité les procureurs à avoir une politique pénale cohérente sur tout le territoire, on ne gagnera pas en efficacité. Les réseaux que je décris sont, dans des proportions variables, roumains, bulgares, nigérians, chinois et brésiliens. Cette énumération vous donne une idée de la difficulté des procédures judiciaires. Dans le rapport que nous publierons début décembre, j’ai analysé les soixante réseaux qui ont été démantelés et montré la diversité étonnante des pratiques et des réponses judiciaires.

Ce qu’il faut, c’est mieux connaître la réalité – c’est l’objet de la coordination nationale créée cette année et dont nous espérons qu’elle prendra son essor – pour mieux la traiter, de façon plus cohérente et homogène. Aujourd'hui, les aléas sont trop nombreux. Vous avez tous en tête, j’imagine, le procès d’un ressortissant bosnien qui, après quatre ans d’enquête, a été condamné par le tribunal de Paris pour avoir exploité plusieurs centaines de mineurs d’origine rom à la fois en les prostituant et en les faisant mendier sur la voie publique. Même si ses profits estimés se montaient à 1,3 million d’euros par an, sa condamnation pécuniaire n’a été que de quelques milliers d’euros.

Il faut mettre à niveau à la fois la détection, le suivi des victimes et la réponse des autorités judiciaires, afin d’offrir une réponse globale. Chaque fois que l’on cible un aspect particulier, les réponses sont insatisfaisantes et le trafic se développe. La morale provisoire que la fondation Scelles tire de ses observations, c’est que le développement de l’exploitation sexuelle organisée et l’insuffisance des obstacles mis sur sa route nous laissent une marge de progression. C’est pourquoi nous soutenons les efforts de cette proposition de loi.

M. le président Guy Geoffroy. Monsieur Carpentier, pourriez-vous mettre l’accent sur, d’une part, l’évolution des profits tirés de l’activité prostitutionnelle, sur les circuits de blanchiment qu’ils suivent, d’autre part, sur les mécanismes de saisie et de confiscation et les montants qu’il est possible d’en attendre ?

M. Jean-Marie Carpentier, directeur du service de traitement du renseignement et d’action contre les circuits financiers clandestins (TRACFIN). Le service que je dirige ayant une vocation généraliste, je suis sûrement le moins compétent ici pour parler de la traite des êtres humains. TRACFIN surveille les flux financiers, et c’est de l’analyse qu’elle en fait qu’elle peut déduire une infraction sous-jacente, qui peut être, parmi d’autres, la traite des êtres humains puisqu’elle est qualifiée comme telle depuis longtemps en droit français. C’est ce qui permet d’engager les procédures liées à la lutte anti-blanchiment.

Dans ce domaine, le premier constat que nous faisons risque de vous décevoir : sur un plan strictement financier, la traite des êtres humains se fait à très bas bruit. Rares sont les dossiers que nous identifions prima facie, c'est-à-dire à notre niveau, TRACFIN étant un service administratif, et non pas un service de police. N’ayant pas de pouvoirs coercitifs, nous ne pouvons mener ni audition ni perquisition. Nous essayons seulement de comprendre et de dresser une cartographie des flux financiers, en quelque sorte de reconstituer un puzzle, dont le nombre de pièces est très variable selon la complexité de l’affaire, à partir de quelques morceaux épars, avec le risque de se tromper. Force est de constater que nous n’identifions pas souvent l’infraction sous-jacente de traite d’êtres humains dont la qualification relève, je le rappelle, du parquet. Nous ne pouvons guère raisonner qu’en termes de probabilités. En tout cas, la traite d’êtres humains est, pour nous du moins, une forme de trafic plus difficile à reconnaître.

Les causes peuvent être multiples, à commencer par une vigilance insuffisante de mon service. Plus généralement, la traite des êtres humains, comme tout ce qui relève de l’économie souterraine, donne lieu surtout à des flux monétaires en liquide, qui ipso facto échappent à nos écrans radars.

J’en profite pour reprendre une ritournelle que je vous ai déjà servie en maintes occasions sur le billet de 500 euros. Il permet la circulation et l’échange massifs d’argent en dehors de tout contrôle – j’ai fait récemment la démonstration que plusieurs années de SMIC pouvaient facilement tenir dans un poing fermé – et rend la surveillance illusoire, surtout quand les frontières se franchissent aussi facilement et que les douaniers ne contrôlent rien en dessous de 10 000 euros. Même à l’échelle de la France, les circuits sont très difficiles à surveiller.

L’apparition récente de nouvelles formes de paiement, notamment les monnaies électroniques, n’a rien arrangé. Nous avons d’ailleurs appelé l’attention du législateur et des autorités administratives sur les dangers majeurs qu’elles recèlent, au-delà de leurs bienfaits indéniables. Les cartes prépayées, quand elles sont utilisées pour des règlements qui dépassent largement 1 000 euros, rendent les transactions auxquelles elles servent totalement indétectables, qu’il s’agisse de lutte contre la traite d’êtres humains, de trafic de drogue et de fraude fiscale ou sociale. Nous voyons se développer des plates-formes d’échange de cartes prépayées qui ont l’avantage de faire circuler de l’argent de façon totalement anonyme. Elles fonctionnent comme des cartes de crédit, à ceci près qu’il n’y a pas de risque pour l’émetteur. Elles peuvent servir de réserve de monnaie et de moyen de paiement pour régler des transactions, licites souvent mais pas toujours. Le problème vient de l’impossibilité qu’il y a à les surveiller.

En anticipant un peu, je vous mets en garde contre la menace que représente le développement des monnaies virtuelles. On a beaucoup parlé de la plate-forme Liberty Reserve et des bitcoins. Il s’agit là d’un pan de l’économie que nous avons énormément de mal à déceler même si nous en discernons quelques éléments.

Des informations que nous obtenons, nous déduisons, encore une fois avec prudence et modestie, d’une part que nous avons affaire à des formes d’exploitation des êtres humains, au sens large. La traite des êtres humains s’étend et se diversifie : à côté d’une prostitution « classique », qui existe encore, notamment en province, sous forme de bars à hôtesses tenus par des réseaux très restreints, comme il y en avait dans les années soixante, ou de salons de massage, on assiste à une internationalisation très nette des réseaux de prostitution depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, qui s’est accompagnée d’une violence inouïe que nous, je parle en tant qu’ancien magistrat, n’avions jamais vue avant, réseaux qui sont directement corrélés aux réseaux d’immigration clandestine, lien particulièrement fort s’agissant de l’Afrique subsaharienne et des pays de l’Est. En d’autres termes, la prostitution est le mode de remboursement « choisi » ou subi du passage en Europe. Dans ce cas, le niveau de violence n’est pas forcément le même, mais la prostitution traduit la domination économique des femmes qui s’y livrent, avec des pressions possibles sur les familles restées au pays. Quoi qu’il en soit, la corrélation entre traite des êtres humains et immigration clandestine est presque absolue.

D’autre part, il ne faut pas oublier une forme de prostitution « autoentrepreneuriale ». Nous décelons sur nos écrans toute une série de personnes, derrière lesquelles je ne suis pas sûr qu’il y ait un réseau, et qui se prostituent via Internet. Il nous arrive de repérer des jeunes femmes entre vingt et vingt-cinq ans qui reçoivent de nombreux flux financiers provenant d’hommes d’un certain âge… et, d’après ce que nous savons, les services de police ne mettent pas à jour une appartenance à un réseau quelconque. C’est une réalité.

Enfin, nous trouvons des réseaux très bien organisés, de call girls de luxe. Manifestement, ils se sont largement développés et démocratisés. Cela étant, TRACFIN opère à travers un prisme déformant, car les sommes en cause n’étant pas du même ordre que précédemment, ces réseaux sont plus visibles : une passe en liquide de cinquante ou cent euros laisse moins de trace que celle qui dépasse 1 000 euros, voire parfois 10 000 euros. Il semblerait que ces réseaux largement internationaux, pilotés de l’étranger, qui font appel surtout à des femmes d’origine internationale, se soient multipliés depuis dix ans, même si les prix n’ont pas forcément baissé, l’« offre » ayant créé la demande. Là où, il y a dix ans, ils opéraient dans le périmètre relativement restreint des hôtels de luxe, ils sont devenus accessibles à des cadres moyens.

En conclusion, TRACFIN n’est pas le mieux placé pour observer la traite des êtres humains à des fins sexuelles surtout que les flux monétaires non bancaires se multiplient. Il n’est pas anodin que notre instrument privilégié pour lutter contre la traite d’êtres humains, notamment contre les réseaux de call girls de luxe, soit la surveillance des cash transfers, exécutés par exemple par Western Union.

M. le président Guy Geoffroy. Avez-vous des éléments pour étayer objectivement la part relative de la traite et celle des prostituées volontaires, car c’est l’un des arguments clés dans le débat entre les partisans de notre proposition de loi et ses opposants ? Corroborez-vous, et avec quel degré de précision, le chiffre avancé de 20 000 à 30 000 personnes s’adonnant à la prostitution sur le territoire national ?

Mme Maud Olivier, rapporteure. Je m’intéresse, moi aussi, au nombre de personnes prostituées sur le territoire, et à la proportion, parmi elles, de mineurs victimes de réseaux ou non.

Par ailleurs, nous avons en France l’Agence de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC) qui pourrait servir notre projet d’accompagnement des personnes voulant sortir de la prostitution. Elle peut, sans avoir à justifier d’un quelconque soupçon de prostitution, interroger quelqu’un sur son niveau de revenu. Un tel dispositif serait-il transposable au niveau européen, en signant des conventions bilatérales ? L’Europe, qui tout entière a voté en faveur de la transposition dans les lois nationales des mesures européennes pour lutter contre le proxénétisme et la traite des êtres humains, pourrait-elle se doter des mêmes instruments de saisie des biens ?

Mme Corinne Bertoux. Il est extrêmement compliqué de vous fournir des chiffres. Ceux qui nous parviennent proviennent de sources judiciaires, ce qui constitue un biais en soi. Ils n’ont rien d’exhaustif puisqu’ils dépendent directement de notre capacité à démanteler les réseaux. En revanche, la force de l’Office vient de la centralisation qu’il opère au niveau national, facilitant ainsi l’identification des auteurs et des victimes.

Le point crucial, donc, c’est l’information. Ne pas avoir besoin d’une plainte pour agir, comme c’est le cas en France, est un atout puisque nous pouvons lancer une enquête sans intervention d’une victime. La constitution de fichiers pour les recenser serait illégale et le délit de racolage nous était bien utile pour collecter des renseignements. Loin de sanctionner les prostituées, il servait à éviter les troubles à l’ordre public, et les éventuelles gardes à vue et perquisitions qui s’en suivaient étaient pour nous de précieuses sources d’information. En outre, la discussion qui s’engageait permettait de connaître le parcours de celles à qui nous avions affaire et de rassembler les premiers éléments d’une enquête.

Comme l’a souligné M. Charpenel, le trafic d’êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle fait l’objet d’une prise en charge multidisciplinaire, y compris par la société civile au travers des associations qui aident les victimes. La triple source policière, judiciaire et civile permet d’établir des estimations, mais ce ne sont que des estimations. L’importance des trafics transnationaux et leur extrême mobilité empêchent d’être exhaustif.

En ce qui concerne les profits, et les saisies auxquelles ils donnent lieu, force est de constater que, de plus en plus, les auteurs restent sur le territoire français (30 % environ) mais que leurs biens sont à l’étranger, là où sont les chefs de réseau, c'est-à-dire dans des pays où il n’y a pas d’harmonisation possible, d’où la faiblesse du système : les saisies sont très peu nombreuses. Il nous arrive, bien sûr, de récupérer des espèces, des traces bancaires, mais nous faisons face à une anonymisation grandissante des flux financiers dont l’importance ressort de nos enquêtes judiciaires au long cours.

Alors, oui à la saisie, mais il faut avant tout harmoniser, y compris au niveau national. Ainsi, nous poursuivons beaucoup sous le chef de proxénétisme, très peu de la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle. Il faut que nous nous appropriions cette infraction pour mieux coopérer au niveau européen et lutter plus efficacement contre les têtes de réseau, notamment en confisquant leurs biens.

M. Yves Charpenel. On n’aura jamais le nombre exact de personnes prostituées. Ensuite, si l’on parle des « victimes » de la traite, on se heurte au fait qu’en France, il n’y a pratiquement pas de condamnation prononcée à ce titre. L’infraction de traite aux fins de proxénétisme est encore récente dans notre pays, et n’a fait l’objet d’aucune démarche incitant les procureurs à la choisir plutôt que l’ancienne inculpation pour proxénétisme. Pragmatique, le magistrat préférera une incrimination classique par crainte de ne pas voir un dossier aboutir.

Les seuls chiffres certains, qui ne sont que la partie émergée de l’iceberg, sont ceux des procédures judiciaires et le seul fichier qui soit certain aussi est le casier judiciaire. Le groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (GRETA) procède à un recensement, mais qui ne fournit que le nombre des auteurs. Néanmoins, on peut faire une extrapolation à partir de la soixantaine de réseaux démantelés chaque année, soit environ 250 dossiers ouverts pour proxénétisme aggravé. En moyenne, cela représente entre dix et quinze auteurs et une cinquantaine de victimes. Le cas dont j’ai parlé tout à l’heure avait exploité plus de 300 victimes. Mais même si l’on s’en tient à une moyenne, on trouve des chiffres extrêmement modestes.

Ma fondation avait entrepris l’année dernière un cahier des charges d’évaluation, sur le modèle de ce qui s’était fait à Londres il y a quelques années, mais le travail n’a pu aboutir faute de financement. En somme, nous n’avons pas aujourd'hui d’outil scientifique pour évaluer le nombre de victimes de la traite, ni même celui des prostituées. L’appareil à mesurer la prostitution est de toute façon de plus en plus obsolète car les trafiquants adaptent leurs pratiques au contexte.

On ne pourra donc jamais vous fournir de réponse, et je préfère m’en tenir aux évaluations faites par ceux qui sont le moins loin de la réalité, c'est-à-dire les services spécialisés qui font des extrapolations, mais à partir de chiffres valables pour le territoire national. Elles sont à rapprocher des travaux accomplis par certaines associations qui reçoivent des personnes prostituées. Je vous fais incidemment remarquer que ce sont les termes utilisés, il n’y a pas d’association qui reçoive officiellement des victimes de la traite.

En Roumanie d’où nous revenons, il existe un fichier des victimes de la traite, très difficilement transposable en France compte tenu des exigences de la CNIL. Au bout de deux ans, il recense environ 500 noms, la plupart étant des victimes de réseaux roumains en France, rapatriées ensuite en Roumanie. Les Roumains nous envient au moins l’AGRASC, qui a commencé à fonctionner même si c’est loin d’être parfait. La coopération internationale est indispensable : sans elle il est parfaitement inutile d’envisager de récupérer les avoirs criminels, hormis l’argent liquide que la police saisit sur place chez le proxénète, en moyenne de 15 000 à 20 000 euros, soit la micro-recette de la journée. Ce chiffre peut faire sourire, quand on sait qu’Hamidovic touchait tous les jours 300 euros de ses 300 victimes, en liquide qui plus est, pour éviter d’être ennuyé par M. Carpentier !

Nous avons réussi des coopérations internationales, notamment avec la Roumanie, puisque c’est un des premiers pays avec lesquels il y a eu une équipe commune d’enquête, dispositif moderne parfaitement adapté à la problématique. Des enquêteurs français et roumains ont travaillé ensemble et interpellé les trafiquants d’un réseau très important, qui opérait en France, en Espagne et en Roumanie. Des biens ont été saisis, essentiellement des biens immobiliers, surtout des immeubles ultramodernes achetés à Bucarest par les trafiquants roumains en France. Conformément aux directives européennes, la saisie a donné lieu à une vente aux enchères dont le produit a été réparti entre la France et la Roumanie. Dans ce pays, l’argent est allé à l’agence de protection des victimes, un exemple à poursuivre chez nous. Un an plus tard, deuxième affaire avec enquête commune, mais sans équipe commune d’enquête. De nouveau, des biens sont saisis, mais ils n’ont pas trouvé acquéreur lors de la vente parce que les trafiquants ont découragé les enchérisseurs. Il y a donc un travail permanent à faire pour s’adapter.

Malgré la différence d’approche, nous travaillons aussi avec les Allemands car les réseaux criminels agissent indifféremment dans les pays abolitionnistes ou réglementaristes. Nous cherchons à nous appuyer sur les textes européens pour monter des opérations communes, avec saisie ordonnée dans un pays et récupération effectuée dans un autre. Les textes existent mais la mise en œuvre est très lourde. Elle suppose une confiance que l’on n’a pas spontanément et qui met du temps à s’établir, car la corruption n’est pas qu’un vain mot. Les expériences sont tantôt positives, tantôt négatives, mais la loi doit capitaliser sur les résultats positifs.

Les accords bilatéraux semblent la voie à suivre à condition d’identifier les pays qui pourraient être concernés, de monter avec eux des opérations concrètes et d’en faire le debriefing pour savoir si les textes sont bien appliqués, avant de faire le bilan. Or il est rarement fait de façon précise.

S’agissant des mineurs, sur les 250 dossiers jugés en France, il y a cinq ans, aucun mineur n’était concerné, exception faite de l’affaire Ambiel qui était très particulière. Aujourd'hui, d’après les dossiers que j’examine, plus de 15 % des dossiers impliquent des victimes mineures, c'est-à-dire des moins de dix-huit ans. Nous sommes partie civile dans certains dossiers, qui se comptent en dizaines, dont l’enjeu est de déterminer si le client pouvait ignorer l’âge de sa victime. Il m’est impossible de faire une extrapolation mais le fait est que nous avons de plus en plus de dossiers de cette nature, qui posent des problèmes supplémentaires de suivi puisqu’il s’agit d’apporter aide et protection à des mineurs étrangers.

Mme Marie-Louise Fort. Les réseaux de prostitution rom en France sont très importants. Un approfondissement du partenariat avec les autorités roumaines dans le cadre d’une loi permettrait-il de mieux mobiliser les fonds européens dédiés à la question rom, qui sont peu ou pas utilisés, et à trouver des solutions plus européennes ?

Madame la commissaire, la même loi peut-elle s’appliquer aussi bien aux réseaux de proxénétisme liés aux flux migratoires et à une prostitution plus traditionnelle ?

M. Yves Charpenel. Le financement de l’aide aux victimes peut provenir, d’une part, d’une source européenne puisqu’il s’agit d’une criminalité transnationale. Nos collègues allemands et néerlandais découvrent dans leurs maisons de prostitution réglementaires les mêmes victimes que nous dans nos forêts ou nos hôtels, puisqu’elles n’accueillent pas de nationaux. Une approche bilatérale est plus raisonnable à mon sens car la mobilisation des capitaux dans un cadre multilatéral est extrêmement complexe. Je connais en Roumanie une expérience financée par l’Europe qui est modeste mais prometteuse, consistant à resocialiser des mineurs roms victimes ou auteurs dans des villages rom autres que les leurs. C’est un travail de très longue haleine et très coûteux. Sans doute faut-il mobiliser les crédits au profit de ceux qui sont les premières victimes de la traite, et les plus stigmatisés.

D’autre part, l’argent criminel peut aussi venir à la rescousse. Je ne désespère pas que TRACFIN se dote de radars plus perfectionnés. Nous observons que depuis qu’on s’intéresse de plus près à Western Union et aux changeurs manuels, qui constituaient le mode de transfert de fonds illicites le plus commode, nous retrouvons les passeurs de billets, et partant l’argent de l’économie souterraine. Je me souviens de la condamnation d’un proxénète bulgare. L’annonce d’une peine de quinze ans derrière les barreaux – il avait tout de même torturé certaines de ses victimes – l’a laissé de marbre tandis qu’à l’annonce de la confiscation de sa Maserati, il a manifesté tous les stigmates de la souffrance !

Plus généralement, il faut s’en prendre au talon d’Achille des trafiquants, c'est-à-dire à leur portefeuille car un proxénète éprouve rarement de la compassion. C’est ce que l’AGRASC a commencé à faire en puisant une partie de ses financements dans l’argent récupéré. De la sorte, on pourra espérer aller au-delà du constat désespérant de profits criminels en augmentation et de saisies qui stagnent.

Mme Corinne Bertoux. Je crois beaucoup à la coopération bilatérale pour créer une base commune. Pour se parler, il faut invoquer la traite des êtres humains telle que le protocole de Palerme la définit, et non plus le proxénétisme. Ensuite, il faut échanger des informations entre services. Nous avons en France des officiers de liaison roumains et, en Roumanie, des officiers français, mais dans d’autres pays aussi. Il faut monter ensemble les procédures pour démanteler les réseaux, en partenariat avec les associations de façon à, en même temps, protéger les victimes.

La grosse difficulté réside dans la riposte quasi spontanée des réseaux. Aussitôt qu’ils ont compris que leur patrimoine risquait d’être saisi, ils se sont adaptés. Il faut absolument mener un travail européen. Mais l’arsenal juridique français est fourni, et doit s’équilibrer entre prévention et répression.

S’agissant du blocage de sites Internet, il ne sera pas facile à mettre en œuvre puisque, d’une part, les sites foisonnent et les petites annonces aussi, et que, d’autre part, les activités criminelles ont pour caractéristique de se mêler intimement à des activités légales, contrairement au trafic de stupéfiant ou la pédo-pornographie, pour lesquels il n’y a pas d’ambiguïté. Il est très difficile de faire la part entre la prostitution, qui est tolérée en France, et le proxénétisme qui ne l’est pas.

M. Jean-Baptiste Carpentier. Je souligne à mon tour la problématique posée par l’intrication entre activités légales et illégales. Ainsi, la pornographie n’est pas illégale mais certaines des prestations qu’elle offre relèvent quasiment de la prostitution, la différence tenant à la présence d’une caméra vidéo, surtout que ces prestations sont parfois suivies d’autres parfaitement illicites, et qui relèvent même de la traite. Il est très difficile de tracer une limite. Il s’agit, mutatis mutandis, de la déclinaison technologique des bars à hôtesses où celles-ci allument le client pour obtenir quelques billets et ensuite doivent, ou non, sous la pression du gérant ou d’autres, se livrer à d’autres prestations. L’ambiguïté existe tout autant sur Internet.

Mme Marietta Karamanli. Peut-on adapter nos moyens à la lutte contre la prostitution sur le net, au moins contre le racolage ? Y a-t-il eu des expériences menées par d’autres pays ? Quel bilan les Suédois font-ils de leur loi ?

M. Yves Charpenel. Contre la cybercriminalité, il y a les cyberarmes légales ! On les utilise bien contre le terrorisme et la pédopornographie. Mais le blocage du site, qui est pratiqué, ne règle pas grand-chose à cause du cloud : on peut dissiper le nuage au-dessus de la France mais pas ailleurs. Cela étant, les règles de compétence territoriale permettent de répondre puisque toute publication sur Internet accessible en France est passible de poursuites, sans que cela permette, il est vrai, d’atteindre les responsables.

À partir du moment où on fait le lien entre la traite des êtres humains et le crime organisé, le protocole de Palerme et les directives qui ont suivi offrent des procédures spéciales, notamment les cyberpatrouilles, qui sont très efficaces contre la pédopornographie. Elles peuvent, avec l’autorisation d’un juge et si la loi le prévoit – ce qui n’est pas le cas en matière de traite et de proxénétisme – infiltrer des réseaux de traite. Leur action, certes intrusive mais encadrée par la justice, permettrait, si elle était étendue, de rendre le territoire inhospitalier pour ce type de réseau. Réprimer une activité commerciale illicite en France, même si c’est par défaut, constitue déjà un début de dissuasion. Je pense que c’est ce que les Suédois diront : leur loi n’est pas parfaite, mais les réseaux mafieux trouvent la Suède inhospitalière. J’aimerais que la France le soit aussi. Classer officiellement le trafic d’êtres humains à fin d’exploitation sexuelle dans le crime organisé justifierait le recours aux moyens spéciaux d’enquête prévus par le code de procédure pénale et permettrait de mener des enquêtes très performantes, puisque de Rosny-sous-Bois, on pourrait aller fouiller dans des ordinateurs installés dans des pays très éloignés. C’est, à mes yeux, la piste la plus réaliste.

Mme Sandrine Mazetier. Au cours de l’audition précédente, il nous a été dit que l’arsenal juridique suffisait. Vous suggérez au contraire d’utiliser contre la traite des techniques spéciales d’enquête, en particulier l’infiltration. Faut-il les moduler selon que l’on s’attaque à la traite, au proxénétisme ou à l’« autoentreprenariat », qui n’est évidemment pas la cible de la proposition de loi ?

Par ailleurs, on passe beaucoup sous silence, me semble-t-il, la criminalité connexe à la traite, notamment la consommation de drogue. Il arrive que le proxénète soit aussi le dealer. Qu’en est-il dans la réalité ? Les équipes de lutte contre le trafic de stupéfiants sont-elles sensibilisées à cette problématique de la traite ?

Mme Corinne Bertoux. L’OCRETH dépend de la sous-direction de la lutte contre la criminalité organisée et la délinquance financière, qui coiffe plusieurs offices nationaux spécialisés. Nous travaillons donc toujours en commun. La traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle est liée, on l’a dit, à l’immigration irrégulière qui est de la compétence de l’Office central pour la répression de l’immigration irrégulière et l’emploi d’étrangers sans titre – l’OCRIEST – qui dépend de la direction centrale de la police de l’air et aux frontières. Et deux offices rattachés à la gendarmerie nationale sont spécialisés, l’un dans la lutte contre le travail illégal et l’autre contre le trafic d’organes. Nous échangeons entre nous, mais cela n’est pas systématique s’agissant du trafic de stupéfiant. Cela dit, nous avons quelques cas.

M. Yves Charpenel. La prostitution en échange de drogues remonte à plus de vingt ans. Ayant été procureur en région parisienne et directeur des affaires criminelles, je sais que, quand on n’a plus que soi à vendre pour se procurer de la drogue, on se vend. Il faut d’ailleurs être conscient que les trafiquants sont les principaux chatters pour repérer les victimes potentielles et nous nous inquiétons de voir apparaître des dossiers franco-français. Il s’agit de dealers de banlieue qui montent en grade dans la criminalité organisée : après la drogue, les armes et la traite d’êtres humains qui sont souvent liées. Ils créent ainsi des réseaux avec le premier « produit » qu’ils ont sous la main, les malheureuses jeunes femmes victimes de violences sexuelles et déjà toxicomanes. Les rapports parlementaires sur le sujet l’ont souligné. L’usage de stupéfiants est généralisé parmi les prostituées parce que leur condition est insupportable. Ils leur permettent de tenir autrement qu’avec un couteau sous la gorge.

S’agissant d’une loi, nous avons déjà plus de 12 000 lois en matière pénale. C’est beaucoup, mais rajouter dans le code de procédure pénale la traite des êtres humains à fin de proxénétisme parmi les infractions éligibles aux moyens spéciaux d’enquête ne serait pas un bouleversement. Le plus important est de donner ensuite les directives de politique pénale pour expliquer les stratégies procédurales à suivre quand on a identifié la victime potentielle d’un trafic. En la matière, la dernière instruction donnée aux procureurs remonte à 2005. Depuis, les choses ont évolué. Les Roumains utilisent déjà l’infiltration, sachant qu’il leur est plus facile d’y recourir que pour nous qui avons affaire à des réseaux étrangers, mais un cybergendarme ou un cyberpolicier peut le faire. Le coût législatif serait modeste pour une avancée importante, pour peu qu’elle soit mise en œuvre ensuite.

De même, pour le recouvrement des biens, des modifications très mineures suffiraient pour donner des armes plus affûtées et mieux adaptées à cette forme de criminalité.

M. le président Guy Geoffroy. À Madrid où nous étions allés avec des collègues visiter un bordel de luxe, plusieurs personnes en situation de prostitution nous ont dit qu’il leur serait impossible de tenir de cinq heures du soir à cinq heures du matin sans recourir à des drogues multiples qui leur étaient vendues, elles n’ont pas hésité à le dire, par les personnes avec lesquelles elles « travaillaient ». Il y a un lien permanent et massif entre prostitution et consommation de stupéfiant, y compris dans des conditions qui, de l’extérieur, pourraient passer pour confortables, et qui sont vécues comme une horreur.

Mme Anne-Yvonne Le Dain. À Montpellier, des mouvements organisés m’objectent que la prostitution peut être un choix et une décision personnelle, et que je risque de mettre en péril un métier. Qu’en est-il de ces « autoentrepreneures » ? Que représentent-elles ? Restent-elles autonomes ou basculent-elles dans des trafics ?

M. Yves Charpenel. C’est une question centrale. Je réfute le mot « travail » pour désigner une atteinte à la dignité de la personne. Par ailleurs, on peut douter qu’il faille des lois pour 5 % à 10 % – évaluation généreuse – d’une population. J’ai rencontré un nombre considérable de personnes qui se sont prostituées ou se prostituent, mais aucune – en dehors des plateaux télévisés qui invitent toujours les mêmes – qui l’ait fait volontairement. Il en existe certainement, mais, même si elles sont sincères, elles ne peuvent pas en sortir. Un esclave peut-il reconnaître qu’il est esclave ? La prostitution assumée étant au mieux marginale, la République doit d’abord s’adresser aux dizaines de milliers de victimes, qui sont ultra-majoritaires.

M. Guénhaël Huet. Je n’ai pas interprété les propos de Mme Karine Béguin tout à l’heure comme Sandrine Mazetier. J’ai cru comprendre que, dans le cadre de ses fonctions, le code pénal lui donnait suffisamment d’outils pour mener des investigations sur les réseaux de prostitution sur Internet, notamment en recourant à des pseudonymes. Mais peut-être n’ai-je pas compris ce point technique. Nous sommes d’accord qu’il y a suffisamment de textes pour ne pas en rajouter d’inutiles.

Par ailleurs, que pensez-vous d’éventuelles sanctions à l’encontre des clients ?

Mme Corinne Bertoux. Consentement ou pas, peu importe. À partir du moment où il y a exploitation, on tombe sous le coup de la loi quand bien même il est parfois difficile de distinguer les victimes des auteurs. Je pense notamment aux réseaux nigérians. Certaines jeunes femmes ont tôt fait de comprendre qu’on peut rembourser plus rapidement les dettes contractées pour le passage, l’hébergement, l’emplacement, en devenant soi-même proxénète.

Je reviens sur le lien entre trafic d’êtres humains et trafic de stupéfiants. Il y a, dans les banlieues sensibles, de plus en plus de victimes du proxénétisme, et qui vivent recluses dans des conditions abominables, sous la coupe de jeunes hommes à la recherche du plus grand profit possible.

En ce qui concerne la proposition de loi, elle doit, à mon sens, élargir le spectre des actions, pour intervenir en prévention comme en répression. Le décret sur le blocage de sites abritant des images pédopornographiques n’est toujours pas paru car il faut s’entendre avec les fournisseurs d’accès pour savoir ce qu’il est techniquement possible de faire. Je pense qu’il faudrait surtout, M. Charpenel l’a dit, de nouveaux instruments de prévention pour dissuader des réseaux de s’implanter.

Quant à l’infiltration, plus on a de moyens à notre disposition pour distinguer la personne autonome de celle qui est exploitée, plus ce sera facile. À cet égard, condamner le client constituera une mesure complémentaire, dans le registre préventif. Faute de demande, l’offre se tarirait. Mais cette mesure était le pendant du délit de racolage, lequel n’était pas destiné à victimiser encore la prostituée, mais à récupérer des informations pour remonter les réseaux, dans l’esprit de la loi.

Mme Anne-Yvonne Le Dain. Une incidente. Que deviennent les jeunes filles recrutées par les agences de mannequinat, et qui disparaissent aussi vite qu’elles sont apparues ?

Y a-t-il des différences entre pays abolitionnistes et légalistes ? Faut-il y trouver des causes autres politiques et morales, car on trouve dans chacun des camps des cultures et des traditions très variées ?

Mme Pascale Crozon. Des victimes ne sortiront jamais de la prostitution de peur de voir, dans leur pays d’origine, leur famille en butte à des représailles. Peut-on faire quelque chose pour elles, même hors d’Europe ?

M. Jean-Marie Carpentier. La saisie des avoirs criminels par l’AGRASC est indispensable sachant qu’elle n’est pas possible sans une condamnation. Sinon, l’Agence gère les biens saisis. Il ne faut toutefois pas tout en attendre. Depuis vingt ans que je travaille dans le domaine financier, j’ai perdu beaucoup d’illusions. Certains délinquants, malgré des années passées en prison et la saisie de tous leurs biens, pourront à leur sortie vivre beaucoup mieux que nous tous réunis, et sans le moindre problème. Je rappelle tout de même que certaines personnes faillies ont pu, pendant vingt ans, continuer à habiter un hôtel particulier. La saisie d’une Lamborghini peut faire très mal, mais il y a fort à parier qu’il y en a cinq autres au garage. Pardonnez-moi d’être rabat-joie, mais c’est la réalité. Sous cet angle, rien ne vaut la sévérité des sanctions encourues et prononcées. Mes amis américains et anglais sont d’ailleurs un peu revenus du « tout saisie » car, à partir d’un certain niveau de délinquance, vingt-cinq ans de prison sont plus dissuasifs qu’une saisie qui restera largement illusoire. Et je parle de sanctions effectives car, malgré le respect que j’ai pour la justice de mon pays, je ne peux m’empêcher de mettre en balance les années d’enquête, les difficultés auxquelles se heurtent les équipes de police et la sanction finale. On ne peut s’empêcher de penser : tout ça pour ça !

Je conclurai en insistant sur la diversité et l’extraordinaire porosité des réseaux. Il y a les archétypes – autoentreprenariat et gang organisé violent – mais, entre les deux, il est extraordinairement difficile de procéder à des qualifications, par exemple de savoir si une petite annonce sur Internet relève de la prostitution – qui n’est pas illégale – ou de l’autoentreprenariat, voire de la « franchise ». Il y a des jeunes et jolies filles – et des garçons aussi –, qui sont embrigadées dans un schéma, qui n’est pas une organisation au sens strict. Dans ce cas de figure, vous avez toujours quelqu’un qui est capable de se mettre en contact avec elles pour leur proposer des clients, voire les rappeler à l’ordre en cas de baisse du chiffre d’affaires. Au plan financier, on peut repérer la prostituée, mais il est très compliqué de remonter le réseau. Il y a des progrès à faire et sans doute des instruments nouveaux à trouver.

M. Yves Charpenel. De mon point de vue de procureur et de responsable d’association, je ne comprends pas qu’on puisse lutter contre le « système prostitutionnel » sans s’attaquer à la fois à l’offre et à la demande, même si ce n’est pas de la même manière. Je ne vois pas d’inconvénient à mettre vingt-cinq ans de prison et à confisquer la totalité du patrimoine d’un trafiquant, mais le client doit être découragé. Depuis plusieurs années, recourir à la prostitution de mineurs ou de personnes vulnérables est un délit. Pourtant, les condamnations sont très rares. Il faudrait commencer par appliquer la loi existante. La gradation contenue dans la proposition de loi est intéressante car il faut s’adapter à la réalité. Oublier le client serait faire preuve d’une grande hypocrisie : on se limiterait à courir après des gens très organisés et adaptables en épargnant celui qui paie.

Quant à la façon de gérer en Europe des approches différentes, je rappelle que les États-Unis et la Chine sont tous deux prohibitionnistes et ce sont les deux pays où la prostitution est la plus répandue et la plus violente. Je ne suis pas un maniaque de la prohibition mais je suis favorable à l’abolition d’un système criminel. Pour vous répondre, je vais citer le témoignage d’une jeune femme serbe qui, à vingt-six ans, avait été vendue douze fois avant d’atterrir dans mon association. Et elle avait eu le « privilège » d’avoir connu des pays abolitionnistes et des pays réglementaires. Elle s’était évadée d’une maison d’amour aux Pays-Bas – maison de débauche en Belgique – et s’était prostituée dans la rue, ou dans les hôtels en France, mais ne voyait aucune différence. La seule question qui vaille est de savoir comment faire baisser le niveau de violence qu’on laisse les gens subir. Sur ce plan, la sanction du client me paraît incontournable.

Même si la coopération est très difficile avec certains pays, je suis aussi favorable à des coopérations bilatérales sachant qu’on arrive à collaborer même avec des pays réglementaristes européens, l’Espagne ou l’Allemagne. L’incrimination de traite aide à parler la même langue mais il est vrai qu’il est plus facile de poursuivre un trafiquant en France qu’en Allemagne. La jurisprudence montre que des Français trafiquant en Allemagne ont été condamnés en France, malgré le caractère officiel de leur activité. C’est le bilatéral qui aidera à avancer.

En s’appuyant sur la notion de contrainte, on peut porter des coups sérieux à la traite car je ne connais pas de prostituée qui ne subisse pas une forme de contrainte, qu’il s’agisse d’un cutter, d’une dépendance à la drogue, voire pour les Nigérianes, du Juju, du vaudou. Cela peut prêter à sourire, tant qu’on n’a pas vu. Les Chinois aussi luttent contre les réseaux car il s’agit d’un défi à l’autorité de l’État, et ils mettent à jour les campagnes de contrainte économique menées par les trafiquants qui enrôlent des villages entiers pour financer l’exploitation de l’une des leurs. Dans les faits, il y a une contrainte, que les textes actuels ou à venir permettent de révéler, une fois avérée l’exploitation.

Il faut en somme une politique globale, qui vienne en aide aux victimes car il s’agit bien de victimes même si l’opinion publique n’est pas encore prête à l’admettre, qui s’attaque aux trafiquants qui ne comprennent que la violence institutionnelle, et qui n’épargne pas les clients. Plutôt que de signer un manifeste hallucinant, que ces derniers se rappellent plutôt que, quand ils achètent les services d’une prostituée, ils alimentent très vraisemblablement une exploitation cruelle.

Mme Corinne Bertoux. Nous redoutons, en étant privés de la possibilité d’interroger les victimes dans un cadre judiciaire, de ne plus obtenir d’informations qui peuvent servir ensuite à démanteler les réseaux.

Nous craignons ensuite que les organisations exigent des bourreaux comme des victimes qu’ils profitent de la réglementation pour obtenir des papiers en se faisant passer pour victimes d’une traite. Certes, les conventions européennes doivent être respectées mais il ne faut pas oublier que même les victimes font partie de réseaux criminels qui savent s’adapter. Si la France devient une terre d’accueil très accessible, ils sauront en tirer parti.

Mme Maud Olivier, rapporteure. Un journal du sud-ouest de la France fait paraître régulièrement une publicité pour un bordel situé à La Junquera, en Espagne. Peut-on l’en empêcher, sans l’accuser forcément de proxénétisme ?

M. le président Guy Geoffroy. Notre loi est parmi les plus dures à l’égard du proxénétisme hôtelier. J’ai donc du mal à comprendre qu’en dépit des déclarations d’intention, on obtienne, au moins avec les grandes chaînes, d’aussi maigres résultats contre les voyages à des fins de prostitution, les trop rares exemples de fermeture d’hôtel défrayant la chronique.

M. Yves Charpenel. « Liberté, que de crimes on commet en ton nom ! » Compte tenu de nos moyens, nous ne pouvons pas nous occuper de tout.

Concernant la publicité pour des maisons de prostitution, on peut agir à partir du moment où l’on peut prouver que l’organe de presse a conscience du caractère illicite de l’activité vantée dans ses pages. Il y a quatre ans, n’a-t-on pas condamné le gérant français d’une maison de prostitution située en Allemagne pour proxénétisme ? La Cour européenne l’a désavoué parce que la publicité qu’il faisait pour sa maison en Allemagne relevait du proxénétisme. C’est surtout une question de politique pénale.

Depuis certains événements fameux, des accords ont été conclus avec des groupes hôteliers. Je pense qu’il faudrait procéder comme en matière de corruption, c'est-à-dire en rédigeant des chartes en vertu desquelles des compliant officers sont désignés dans les entreprises pour alerter l’ensemble de la chaîne des employés sur les risques, y compris sur le plan pénal. J’ai été partie civile dans un dossier jugé cette année à Marseille, où des jeunes femmes étaient vendues 25 000 euros pièce au fils Khadafi dans un grand hôtel de Cannes, lequel n’avait pas été attrait à la procédure. Pourtant, il ne pouvait ignorer ce qui se tramait parce que les logiciels de réservation permettent de détecter les mouvements aberrants.

Votre plan de sensibilisation des acteurs économiques devra appeler l’attention des transporteurs, qui promènent les victimes dans toute l’Europe, et de ceux qui les hébergent et le texte prévoir que leur inaction pourrait leur valoir d’être attraits en correctionnelle.

Mme Corinne Bertoux. L’arsenal juridique est assez complet, mais j’insiste, au risque de me répéter, sur la nécessité d’avoir des moyens d’obtenir de l’information. Dans beaucoup de pays, les hôteliers tiennent des registres sur les clients étrangers ; il faut pouvoir repérer des jeunes femmes qui arrivent seules, sans bagage, pour, éventuellement, déclencher des contrôles. Tous ces dispositifs ne dispensent pas de faire des démarches de sensibilisation, et de prendre des mesures de dissuasion, mais il faut savoir que, sans faits avérés, il ne nous est pas possible de travailler, ni de remonter les réseaux.

Nous ne pouvons pas bloquer une adresse IP, ni un nom de domaine, qui abriterait à la fois des activités légales et des activités illégales. Ces précautions exigent de descendre plus loin dans le détail, au niveau de l’URL, mais c’est beaucoup plus coûteux et très difficile à automatiser.

Contrairement à M. Carpentier, je considère que tout est bon à prendre contre les trafiquants. Si on arrive à faire saisir une partie de leurs biens, ce sera toujours ça de pris. On travaille à les perturber, à leur compliquer la tâche, de façon à les dissuader d’intervenir en France.

M. le président Guy Geoffroy. Madame, messieurs, nous vous remercions.

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La séance est levée à 18 heures 25.

Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Kheira Bouziane, Mme Seybah Dagoma, Mme Marie-Hélène Fabre, M. Guy Geoffroy, M. Jean-Marc Germain, Mme Maud Olivier, M. Frédéric Reiss, Mme Sylvie Tolmont

Excusés. - M. Philip Cordery, M. Sergio Coronado, Mme Catherine Coutelle, Mme Marietta Karamanli, Mme Chaynesse Khirouni, Mme Lucette Lousteau, M. Jean-Philippe Mallé, Mme Sophie Rohfritsch