La séance est ouverte à 9 heures 45.
Présidence de Mme Marie-George Buffet, vice-présidente, puis de M. Guy Geoffroy, président.
La commission spéciale procède à l’audition, au cours d’une table ronde, ouverte à la presse, de la docteure Emmanuelle Piet, présidente du Collectif féministe contre le viol (CFCV), la docteure Judith Trinquart, médecin légiste, secrétaire générale de l’association Mémoire traumatique et victimologie, Mmes Anita Tostivint et Christine Passagne, conseillères techniques du Centre national d'information des droits des femmes et de la famille (CNIDFF), et Mme Claire Quidet, animatrice du collectif Abolition 2012 et porte-parole du Mouvement du Nid.
La séance est ouverte à neuf heures quarante-cinq.
Mme Marie-George Buffet, présidente. Cette audition réunit des représentantes d’associations investies dans la lutte contre les violences faites aux femmes, dont la prostitution est l’une des formes : le Collectif féministe contre le viol, représentée par sa présidente, la docteure Emmanuelle Piet ; l’association Mémoire traumatique et victimologie, représentée par sa secrétaire générale, la docteure Judith Trinquart ; le Centre national d’information des droits des femmes et de la famille, représentée par Mmes Anita Tostivint et Christine Passagne, conseillères techniques ; le collectif Abolition 2012, représenté par Mme Claire Quidet.
Il a paru important à la commission spéciale de réunir, dans le cadre d’une table ronde, des représentants de ces associations de terrain qui viennent quotidiennement en aide aux personnes victimes de la prostitution, afin d’une part, d’évaluer le contexte de violence dans lequel les personnes prostituées sont amenées à se trouver, d’autre part d’apprécier les conséquences physiques et psychologiques des violences qu’elles subissent. Il lui a paru important aussi de recueillir leur avis sur le texte de la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel. À la lumière des témoignages qu’elles reçoivent, elles pourront en effet nous dire quels enseignements elles en tirent en matière de lutte contre la prostitution.
En mettant en place une commission spéciale pour l’examen de cette proposition de loi, la présidence de l'Assemblée nationale a décidé de créer les conditions d’avancer rapidement sur ce texte. Comme y avait insisté le président Guy Geoffroy lors de la première réunion, le texte de cette proposition de loi n’est pas figé : tout notre travail est de voir s’il peut être complété et amélioré. Nos auditions ont pour but de nous y aider.
J’indique que nos travaux, ouverts à la presse, sont retransmis en direct sur le site internet de l’Assemblée, où la vidéo des auditions pourra encore être visionnée quelques mois.
Mme Anita Tostivint, conseillère technique au Centre national d’information des droits des femmes et de la famille. Le CNIDDF assure la direction nationale d’un réseau de 114 CIDDF. Répartis sur l’ensemble du territoire national, y compris les départements et territoires d’outre-mer, les CIDDF couvrent 1 387 points d’information de proximité, en milieu urbain, en milieu rural et dans les zones sensibles.
Les CIDDF exercent la mission d’intérêt général, que leur a confiée l’État, de favoriser l’autonomie sociale, professionnelle et personnelle des femmes ainsi que de promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes. Ils informent, orientent et accompagnent toutes les femmes dans les domaines de l’accès au droit, de la lutte contre les violences sexistes, de l’emploi, de l’éducation et du soutien à la parentalité.
Les violences masculines commises contre les femmes sont dénoncées depuis les années soixante-dix par les associations féministes et font l’objet d’une législation qui s’est progressivement renforcée pour ce qui est de la sanction des auteurs et de la sécurité des victimes, mais demeure insuffisante en matière de prévention.
Lors de la quatrième conférence mondiale des femmes qui s’est tenue en 1995 à Pékin, l’Organisation des Nations unies a reconnu que les violences faites aux femmes –violences au sein du couple, viols et agressions sexuelles, harcèlement sexuel, y compris au travail, mutilations sexuelles, mariages forcés et prostitution – constituent un tout et forment un continuum.
Aujourd’hui, de nombreux chercheurs et universitaires partagent l’analyse des associations féministes, selon laquelle les violences faites aux femmes ne découlent pas de la différence biologique entre les sexes ni ne relèvent d’accidents relationnels isolés entre un homme et une femme. Elles participent d’un système historiquement structuré, dans lequel les hommes et les femmes ont occupé, et occupent encore, des positions inégalitaires. Elles ont toutes pour fondement la domination masculine.
La prostitution inclut toutes les violences : violences physiques avec les actes de barbarie et la torture, violences économiques avec le racket et le vol, violences sexuelles, viol…
Dans une société encore patriarcale, elle traduit une volonté de domination et d’appropriation du corps des femmes. Comme l’a fort bien résumé le Front des Norvégiennes, que je me permets de citer : « Les garçons naissent dans une société où ils apprennent que le sexe est basé sur leurs pulsions et leurs besoins, tandis que les filles apprennent à percevoir leur corps comme un objet à façonner pour éveiller la sexualité des garçons, c’est-à-dire au bénéfice de quelqu’un d’autre. La société entraîne le garçon à être et se penser comme un sujet, et la fille à être et se penser comme un objet. »
Le CNIDFF demande donc l’abolition du système prostitueur qui non seulement constitue une violence mais est aussi un obstacle fondamental à l’égalité entre les femmes et les hommes.
Présidence de M. Guy Geoffroy, président de la commission spéciale.
Mme Christine Passagne, conseillère technique au Centre national d’information des droits des femmes et de la famille. Depuis les années quatre-vingts, les violences sexistes ont fait l’objet de plusieurs législations et politiques pénales très rigoureuses. Les politiques actuellement menées par l’État conjuguent répression et prévention, avec une volonté claire de protéger les victimes. Si des lois successives ont organisé la répression des multiples violences dont sont victimes les femmes comme les violences conjugales, les violences sexuelles, le harcèlement moral ou sexuel, aucune n’a établi le statut de victime pour les personnes prostituées.
La prohibition de l’achat d’acte sexuel et son corollaire, la répression du recours à la prostitution, nous semblent s’inscrire dans le processus législatif tendant à la répression et à la prévention des violences sexistes.
En France, le client d’une personne prostituée ne peut aujourd’hui faire l’objet de poursuites pénales, sauf si la personne est mineure ou vulnérable. Il n’y a que dans le cadre du proxénétisme que la loi considère la personne prostituée comme une victime. Nulle part n’est pris en compte le fait que l’achat d’acte sexuel s’inscrit dans un processus de violence sexiste. La légitimation du recours à la prostitution a pour effet pervers de gommer son caractère délictuel et d’occulter les violences connexes dont sont souvent victimes les personnes prostituées, comme les coups et blessures ou les vols.
Au-delà de son caractère répressif, une loi posant l’interdit du recours à la prostitution aurait un effet pédagogique, en particulier auprès des jeunes, terreau de la société future.
Si l’idée d’abroger le délit de racolage semble peu controversée, celle de réprimer le recours à la prostitution est plus polémique. Cela nous semble pourtant fondamental. Il serait paradoxal qu’un pays se déclarant officiellement abolitionniste n’interdise pas le recours à la prostitution. L’interdiction de la marchandisation de l’acte sexuel et la pénalisation des clients de la prostitution sont en effet les prémisses de toute politique abolitionniste.
Nous approuvons donc la disposition de votre proposition de loi visant à interdire l’achat d’acte sexuel. Mais alors qu’il est proposé de le punir d’une contravention de cinquième classe, étant rappelé que les contraventions relèvent d’ailleurs du seul pouvoir réglementaire, nous préférerions que soit instauré un délit.
Tout d’abord, en matière délictuelle, la procédure pénale offre plus de possibilités de prononcer des mesures alternatives aux poursuites, comme des stages de sensibilisation qui, en l’espèce, seraient adaptés. Ensuite, sur un plan symbolique, la sanction délictuelle sera plus dissuasive qu’une sanction contraventionnelle prononcée par un simple tribunal de police.
Nous ne pensons pas en revanche, qu’il soit nécessaire de sanctionner ce délit par une peine de prison. Nous proposons qu’il soit fixé, à titre de peine principale, une amende de 3 750 euros. Contrairement à ce qui a pu être dit, cela ne pose pas de problèmes sur le plan juridique : le législateur peut parfaitement ne sanctionner un délit que d’une peine d’amende, à condition que celle-ci soit au moins de 3 500 euros. Il s’agirait de la peine maximale encourue, le tribunal pouvant bien entendu prononcer une peine inférieure.
L’interdiction du recours à la prostitution ne fait pas encore partie de nos représentations sociales. Si une loi était prise en ce sens, ce serait le premier élément d’un processus d’acculturation vers une société égalitaire ne cautionnant pas la réification du corps des femmes et dans laquelle la prostitution aurait été abolie. La prostitution ne pourra commencer de diminuer, voire de disparaître, que si l’achat d’acte sexuel est considéré comme socialement répréhensible au même titre que les autres violences faites aux femmes. En posant un interdit, la loi a nécessairement un effet structurant sur les réalités sociales.
Je terminerai par cette citation de Daniel Sibony : « La loi est faite pour libérer les hommes de l’esclavage, de la violence, du chaos. Si elle les avilit ou les rend esclaves, c’est que le rapport même à la loi s’est perverti et qu’il faut le dépasser. »
Mme Emmanuelle Piet, présidente du Collectif féministe contre le viol. Le CFCV anime la permanence téléphonique Viol Femmes Information – 0800 05 95 95 – depuis maintenant 29 ans. Plus de 45 600 victimes ont appelé cette permanence après un viol ou une agression sexuelle. Beaucoup nous ont rapporté les mots prononcés par leurs agresseurs pour les humilier : presque toutes ont été traitées de « putes » ou de « salopes ».
Plusieurs études internationales établissent que la majorité des femmes et des hommes prostitués ont été victimes de maltraitance et d’agressions sexuelles dans leur enfance ou leur jeunesse. Une étude menée auprès de 150 femmes ayant pris contact avec notre permanence et s’étant trouvées à un moment de leur parcours en situation de prostitution a montré que près de 70 % avaient été violées lorsqu’elles étaient enfants et que 60 % avaient été « mises sur le trottoir » par leurs parents – ou l’un de leurs parents. Trop de pères qui violent leur petite fille, non contents de cette exaction, sont, hélas, prêts à en faire profiter un voisin ou un ami contre un petit bénéfice : 30 % des femmes de cette étude ont dit avoir vécu cela.
Le viol se retrouve dans toutes les violences faites aux femmes – violences conjugales, mariages forcés, mutilations sexuelles et prostitution. Sans compter que l’on pourrait considérer comme un viol tout acte sexuel imposé à une personne qui ne le désire pas, même s’il a lieu contre de l’argent. Il arrive très fréquemment que des personnes prostituées soient violées au sens propre, ce qu’on leur fait allant au-delà du « contrat ». Elles sont aussi très souvent victimes de coups et blessures et le nombre de meurtres est beaucoup plus élevé parmi les prostituées que dans la population féminine en général.
La prostitution fait fi du désir de la personne prostituée. C’est comme si payer l’acte sexuel faisait oublier que celui-ci suppose deux désirs qui se rencontrent. Il est grave de laisser ainsi penser que payer autorise à passer outre le désir de l’autre.
Étant également depuis plus de trente ans médecin dans un centre de protection maternelle et infantile (PMI) en Seine-Saint-Denis, chargée de la planification familiale, j’ai constaté, lors de mes déplacements sur le terrain, que beaucoup de collégiens et de lycéens pensent encore aujourd’hui qu’il n’est pas important que la fille ait envie ou non du rapport sexuel. Autoriser la prostitution revient à leur donner raison sur un plan symbolique. J’ai constaté que les nombreux mineurs emprisonnés pour agression sexuelle que j’ai rencontrés, dans le cadre du programme de prévention des agressions sexuelles à l’encontre des enfants que je conduis également, avaient de telles idées dans la tête. Le premier endroit où ils les ont apprises, c’est souvent, hélas, dans leur chair, puisque beaucoup ont été eux-mêmes victimes d’agressions sexuelles dans leur enfance. Mais de telles idées ont pu aussi leur être inculquées sur des radios comme Skyrock ou Fun Radio. Lorsqu’on leur explique qu’une fille n’aime pas être pénétrée par plusieurs garçons « par tous les trous en même temps », ils répondent que si et qu’ils l’ont d’ailleurs entendu prôner sur Fun Radio – ce que je peux confirmer pour avoir écouté sur cette radio diverses émissions sur la sexualité destinées aux jeunes. Interdire par la loi l’achat d’une relation sexuelle aurait une puissante portée éducative.
Mme Judith Trinquart, médecin légiste, secrétaire générale de l’association Mémoire traumatique et victimologie. Je suis plus particulièrement chargée du dossier prostitution au sein de l’association Mémoire traumatique et victimologie, qui lutte contre toutes les formes de violences, notamment sexuelles.
Plusieurs études anglo-saxonnes montrent que 80 % à 95 % des personnes en situation de prostitution ont subi antérieurement des violences sexuelles, qu’il s’agisse d’inceste, d’actes de pédophilie ou de viols. Ce lien entre violences sexuelles subies et entrée en prostitution n’a d’ailleurs pas échappé aux proxénètes qui utilisent ces violences comme méthode de dressage – nous avons tous entendu parler de ces maisons de dressage en Europe de l’Est où des femmes sont violées à répétition et de manière collective pour les rendre dociles avant qu’elles ne soient envoyées se prostituer dans nos capitales.
La situation de prostitution est un continuum de violence : 60 % à 65 % des personnes prostituées ont déjà été violées en situation de prostitution, par leurs proxénètes mais surtout par leurs clients. L’idée ancestrale selon laquelle la prostitution permettrait d’éviter des viols n’a donc pas de fondement. Les personnes en situation de prostitution sont également victimes de toutes sortes d’autres violences, physiques et psychologiques : coups à main nue, coups avec objet… Selon un rapport remis en 2006 par la députée européenne Maria Carlshamre, elles ont 60 à 120 fois plus de risques de mourir que la population générale.
Lorsqu’une personne est exposée à une violence extrême, son cerveau libère des substances permettant au corps d’éviter d’en mourir à ce moment-là mais va s’ensuivre un enchaînement de mécanismes par lesquels cette personne développera ultérieurement soit des conduites d’évitement des situations de violence, soit au contraire des conduites de surexposition. En effet, les substances sécrétées agissent comme des endorphines, si bien que la personne en devient dépendante et cherche à s’exposer de nouveau. C’est ainsi que se constitue ce que nous appelons la mémoire traumatique. C’est ce mécanisme qui explique que certaines femmes vivent à répétition par exemple avec des conjoints violents. La mémoire traumatique peut se constituer durant l’enfance chez un enfant maltraité, ou plus tard chez une personne régulièrement tabassée par exemple.
Le syndrome de stress post-traumatique – post-traumatic stress disorder, PTSD –, qui recouvre de multiples symptômes, apparaît chez des individus ayant été exposés à une situation de violence extrême ou ayant vécu une catastrophe. Il a été diagnostiqué pour la première fois chez des soldats américains de retour de la guerre du Vietnam : 18 % en étaient atteints. Étudiant ce syndrome sur un échantillon de plus de 500 personnes prostituées dans cinq pays différents, la psychologue américaine Melissa Farley a constaté que 67 % en souffraient.
La pénalisation du client est importante pour la reconstruction des personnes prostituées. Comment leur expliquer que la prostitution constitue une violence si les auteurs de cette violence ne peuvent faire l’objet d’aucune sanction ? Pour les victimes de viols ou de violences conjugales, une réparation judiciaire est aujourd’hui possible. Il serait incompréhensible qu’il n’en aille pas de même pour les victimes de la prostitution.
Mme Claire Quidet, animatrice du collectif Abolition 2012 et porte-parole du mouvement du Nid. Le collectif Abolition 2012, dont les associations ici représentées font partie, regroupe plus de 55 associations qui accompagnent les victimes de toutes formes de violences faites aux femmes.
L’appel Abolition 2012, émis par ce collectif, visait à l’adoption d’une loi abolissant le système prostitueur. Celui-ci, comme toutes les violences masculines faites aux femmes, s’enracine dans des rapports archaïques et inégalitaires entre les hommes et les femmes. Il aura fallu très longtemps à nos sociétés pour que certaines de ces violences soient reconnues et, enfin, réprimées comme délits ou comme crimes. Même s’il reste beaucoup à faire, les violences faites aux femmes sont de mieux en mieux combattues, tant mieux. Mais il en reste une, où s’exerce la domination masculine et qui traduit un sexisme criant, à laquelle on n’a pas encore cherché à mettre fin et dont les auteurs en tout cas restent impunis : la prostitution. Bien qu’elle soit le lieu où s’exercent les pires formes de violence et bien qu’en 2010, année où les violences faites aux femmes avaient été déclarées grande cause nationale dans notre pays, elle ait été officiellement incluse parmi ces violences, la prostitution est encore largement tolérée, voire justifiée et même parfois promue avec complaisance, comme le débat lancé autour de votre proposition de loi a permis de le constater.
La violence existe en amont de la prostitution puisque bien souvent, cela a été dit, les personnes qui y entrent ont subi antérieurement des violences qui ont, hélas, constitué un terreau propice de vulnérabilité, les conduisant à s’exposer à des situations où elles revivront ces traumatismes, comme l’a expliqué Judith Trinquart. La violence se retrouve également dans la situation de prostitution elle-même, avec la violence des proxénètes, que ceux-ci soient dits « de proximité » – n’oublions pas qu’ils sont souvent les compagnons des personnes prostituées – ou appartiennent à des réseaux organisés, et la violence des clients. Diverses enquêtes ont montré que les premiers agresseurs des personnes prostituées étaient leurs clients. Il y a enfin la violence intrinsèque et inhérente même à la prostitution, qui est de subir à répétition des actes sexuels non désirés.
Comment continuer aujourd’hui de tolérer, d’excuser, de justifier ces violences ? Il est grand temps d’adopter une législation conforme à l’idée que nous nous faisons des relations entre les femmes et les hommes. Il serait incohérent de prétendre lutter contre toutes les violences faites aux femmes et de continuer à ignorer la prostitution, qui constitue un obstacle absolu à toute égalité réelle entre les femmes et les hommes.
La prostitution ne concerne pas seulement les personnes prostituées. Cela rejaillit sur l’ensemble de la société, notamment sur toutes les femmes puisque les personnes prostituées sont en grande majorité des femmes – nous n’oublions pas pour autant les hommes prostitués. Certaines femmes qui habitent dans des quartiers où il existe encore une prostitution de rue nous rapportent y être dix fois plus victimes d’injures à caractère sexiste que dans les quartiers où elles travaillent s’il n’y a pas de prostitution. Dans un quartier où ils voient des prostituées, certains hommes considèrent donc l’ensemble des femmes comme des prostituées potentielles à qui l’on pourrait imposer un acte sexuel en l’achetant. Des associations qui luttent contre le harcèlement sexuel au travail nous expliquent également que dans certains bars, on demande aux serveuses de s’habiller « comme des putes », parce que cela attire davantage la clientèle. Cela signifie que pour un certain nombre de personnes, des hommes majoritairement, il est rassurant de trouver encore ce genre de lieux, « où les choses sont à leur place », avec, d’un côté, des hommes qui dominent et choisissent, et, de l’autre, des femmes qui sont soumises et choisies. Si de grandes avancées ont eu lieu en matière d’égalité entre les femmes et les hommes, certains sont visiblement nostalgiques de relations inégalitaires.
Nous manquerons de cohérence tant que nous dirons lutter contre l’ensemble des violences faites aux femmes, et nous le faisons même s’il reste encore des progrès à faire, si nous n’allons pas jusqu’au bout en y incluant, de manière volontariste et sans hésitation, celle que constitue la prostitution. Des pays du Nord de l’Europe ont franchi cette étape pour que les femmes puissent vivre en paix chez elles, sur leur lieu de travail et dans l’espace public. Il est temps pour notre pays de faire lui aussi ce pari, de façon que les générations futures grandissent avec une nouvelle norme en tête et apprennent dès leur plus jeune âge que, de même qu’on ne tape pas un camarade dans la cour de récréation, on n’achète pas un acte sexuel. Par son caractère normatif, la loi peut aider à cette évolution des mentalités.
M. le président Guy Geoffroy. J’aimerais connaître votre sentiment, tout particulièrement celui de Mme Piet et de Mme Trinquart, qui sont médecins, sur l’argument utilisé par certains qui défendent la prostitution, ou plutôt qui s’opposent à la pénalisation du client, selon lequel cette pénalisation, induisant une plus grande clandestinité des personnes prostituées, risquerait d’exposer encore davantage leur sécurité et leur santé. Quelle valeur accordez-vous à cet argument, non dénué de poids du fait qu’il est défendu par le monde médical ?
Mme Emmanuelle Piet. La source d’insécurité maximale pour la personne prostituée, c’est le client. Aujourd’hui, certains paient pour ne pas porter de préservatif, au risque de contaminer la personne prostituée. D’autres paient pour violer, d’autres vont jusqu’à tuer. Pénaliser le client devrait normalement, à terme, limiter le nombre de clients et donc réduire les risques pour les personnes prostituées. La clandestinité, que l’institution du délit de racolage a contribué à accroître, n’augmente pas les risques sanitaires. C’est le client qui contamine, pas la personne prostituée.
Mme Judith Trinquart. On n’a pas constaté, en Suède, qu’après le vote de la loi pénalisant les clients, les personnes prostituées aient quitté les centres villes pour travailler de manière plus clandestine. La clandestinité est déjà très présente : beaucoup de personnes prostituées travaillent désormais sur Internet. La pénalisation du client ne changera rien de ce point de vue. C’est le client qui est source d’insécurité pour les personnes prostituées, certainement pas sa pénalisation.
Mme Claire Quidet. Quel que soit le lieu de rencontre entre la personne prostituée et son client, le moment dangereux restera toujours celui où elle se retrouve seule face à lui, que ce soit dans une chambre, une voiture, une cave ou un bois… En revanche, là où aujourd’hui, les personnes prostituées sont en situation de fragilité parce qu’elles savent que ce sont elles qui peuvent faire l’objet de poursuites avec le délit de racolage et qu’elles sont donc réticentes à porter plainte, si elles savent que, demain, c’est le client qui peut être poursuivi et qu’il n’a plus, en tout cas, la légitimité de son côté, elles pourront plus facilement se défendre face à un client violent et dénoncer les violences. La pénalisation du client leur apporterait au contraire plus de garanties.
Mme Maud Olivier, rapporteure. On nous oppose souvent qu’il existerait une prostitution « traditionnelle », librement choisie, n’ayant rien de comparable à celle des personnes victimes des réseaux de traite. Constatez-vous des différences dans les violences subies par les victimes de ces réseaux ?
Mme Judith Trinquart. Il faut distinguer ce que nous appelons le proxénète physique et le proxénète psychique. Dans les réseaux, qu’ils viennent d’Afrique, d’Europe de l’Est, de Chine – la prostitution en provenance de ce pays se développe fortement –, il y a des proxénètes physiques qui « tiennent les filles », les ont encadrées depuis leur pays d’origine et leur ont fait subir des violences de toute nature avant de les mettre sur le trottoir. Parmi les prostituées que l’on pourrait dire « de souche », exerçant hors d’un réseau, certaines peuvent avoir un proxénète de proximité, « de souche » lui aussi, mais beaucoup disent avoir librement choisi de se prostituer et, en effet, n’ont pas de proxénète physique. Mais toujours, lorsqu’on arrive à les faire parler, au bout d’un temps très long, celui qu’il faut pour que leur carapace se fende, on s’aperçoit que l’histoire de leur vie est dramatique, qu’elles ont été victimes de maltraitance et de violences sexuelles – viol, inceste, actes de pédophilie… C’est ce que nous appelons le proxénète psychique. Certaines, qui ont totalement refoulé ces traumatismes, sont dans le déni absolu. Il faut un long travail pour que ces souvenirs resurgissent à leur conscience et qu’elles parviennent à faire le lien entre ces violences passées et l’entrée en prostitution.
Si beaucoup sont prêts à s’apitoyer sur le sort des personnes prostituées victimes des réseaux et de la traite, peu s’apitoient sur le sort de celles qui sont victimes d’un proxénète psychique puisqu’elles assurent avoir choisi librement leur situation. Il est beaucoup plus facile de faire sortir de la prostitution la victime d’un proxénète physique que celle d’un proxénète psychique.
Mme Emmanuelle Piet. Ulla, qui était à la tête du mouvement des prostituées en 1975 et clamait à l’époque qu’elle avait choisi la prostitution et n’avait pas de proxénète, demande aujourd’hui : « Comment avez-vous pu me croire ? » Les femmes victimes de violences conjugales, elles aussi, assurent pendant longtemps que leur conjoint ne les frappe pas et trouvent toujours une explication aux traces de coups qu’elles portent. Il faut d’abord qu’elles parviennent à échapper à l’emprise de celui qui les violente pour parler. Il en va de même pour les personnes prostituées. Si quelques-unes exercent la prostitution comme un métier librement consenti, elles pourront continuer : la future loi ne les en empêchera pas. Mais j’ai vraiment du mal à croire que l’on puisse choisir un métier où l’on risque sa vie souvent, la maladie en permanence et les violences toujours. – à moins d’avoir été détruit sur le plan psychologique.
Alors que le CFCV s’était porté partie civile pour une personne prostituée qui avait été violée par plusieurs clients avec notamment introduction de téléphone portable dans le vagin et autres violences extrêmes, nous avons fini par découvrir qu’alors que cette personne assurait avoir « choisi » la prostitution, elle avait été victime à l’âge de treize ans d’un viol en réunion commis par quinze jeunes. Prête à se battre pour que les prostituées ne soient pas violées – elle avait souhaité un procès aux assises qui lui fut refusé pour n’avoir lieu finalement qu’en correctionnelle –, elle n’en vivait pas moins avec un compagnon très violent, qui profitait de ce qu’elle gagnait et exigeait qu’elle continue de se prostituer.
Mme Claire Quidet. À toutes ces violences s’en ajoute une autre, redoutable. Si des personnes prostituées revendiquent si haut et si fort d’avoir choisi leur situation – je tiens à ce que l’on ne dise pas de la prostitution qu’elle est un métier –, c’est la plupart du temps qu’elles ne peuvent pas dire autre chose à ce moment-là, faute de quoi elles s’effondreraient. Mais lorsque certaines sortent de la prostitution, que la société ne reconnaisse pas la violence qu’elles ont vécue constitue une violence supplémentaire. Il est essentiel de reconnaître qu’il y a un auteur de violences et une victime de ces violences pour aider les personnes à se reconstruire après l’expérience de la prostitution.
M. Charles de Courson. Plusieurs études menées sur les prostituées femmes mais aussi les prostitués hommes établissent que ces personnes ont souvent été victimes de violences sexuelles durant leur enfance ou leur adolescence. On estime à 3 % le nombre d’enfants victimes de violences sexuelles, ce taux montant à 4 % ou 5 % chez les filles et n’étant que d’environ 1 % chez les garçons. Ces violences constituant un terreau favorable pour l’entrée dans la prostitution, c’est dire combien il y a de femmes fragiles et potentiellement exposées. Un texte législatif équilibré ne devrait-il donc pas comporter un volet sur la prévention des violences sexuelles chez les enfants ? Mais comment prévenir ces violences ? Cela paraît en effet relever de l’éducation davantage que de la loi.
Tout acte sexuel imposé à une personne qui ne le désire pas, fût-il payé, pourrait au fond être considéré comme un viol. De quoi s’agirait-il, d’ailleurs, sans la contrepartie de l’argent ? Dès lors, est-il suffisant de le sanctionner d’une peine d’amende, comme prévu dans la proposition de loi ? Vous paraîtrait-il ou non excessif, mesdames, d’assimiler à un violeur toute personne qui, comme on dit dans les milieux populaires, « va voir les putes » ?
Mme Emmanuelle Piet. Un sondage réalisé par une association d’aide aux victimes d’inceste révèle qu’on compterait deux millions de victimes dans notre pays. Le législateur a matière à travailler de nouveau puisque la loi de février 2010 tendant à inscrire l’inceste commis sur un mineur dans le code pénal a, hélas, été censurée par le Conseil constitutionnel. Aujourd’hui, il ne va pas de soi qu’un père qui couche avec sa fille ou son fils de huit ans soit un violeur. L’enfant doit prouver que l’acte sexuel a eu lieu sous la contrainte, sous la menace ou par surprise ou bien qu’il s’est accompagné de violences pour qu’il soit qualifié de viol. La plupart du temps, les pères ne sont condamnés que pour atteintes sexuelles – et encore ! Dans un procès récent, un père a été acquitté, qui avait couché plus de dix ans avec sa fille à partir de l’âge de huit ans, un enfant étant même né de cette relation. La législation actuelle ne défend pas les enfants contre l’inceste. Nous attendons vraiment que vous y remédiiez.
D’une manière générale, l’enfance n’est pas assez protégée. Deux enfants meurent tous les jours dans notre pays sous les coups de leurs parents : il semble qu’on s’en fiche ! Tous les enfants victimes d’inceste ou de viol ne sont certes pas condamnés à se prostituer plus tard : certains sont plus résilients que d’autres, certains auront la chance d’être aidés, mais c’est bien là le terreau de la prostitution. Vous avez raison, monsieur le député : il faudrait vraiment que nous protégions notre enfance.
M. Charles de Courson. Quelles sont vos propositions à ce sujet ? Il y a bien quelques cas, rares, d’enseignants auteurs de violences sexuelles, mais 80 % des violences sexuelles commises contre des enfants sont intra-familiales.
Mme Emmanuelle Piet. Plus exactement, elles sont le fait de personnes connues de l’enfant ou chargées de s’occuper de lui.
La loi de 2007 réformant la protection de l’enfance prévoit qu’il est possible de « contractualiser » la protection des enfants avec les parents maltraitants ! C’est une aberration dangereuse.
M. Charles de Courson. Je partage totalement votre avis sur ce point.
Mme Emmanuelle Piet. Cette loi a pourtant été votée à l’unanimité. C’est à l’unanimité qu’il a été décidé de remplacer les mots « enfant maltraité » par « enfant en danger » et « signalement » par « information préoccupante ». Il n’est pas neutre d’édulcorer ainsi le vocabulaire. Je m’excuse de le dire, mais le législateur a liquidé la protection de l’enfance.
J’en viens à votre deuxième question. Lorsque la loi pénalisant le client a été adoptée en Suède, cela faisait vingt ou trente ans déjà qu’on y préparait l’opinion. L’insulte à Stockholm, ce n’était pas « pute » mais « maquereau », qui désignait, non pas le proxénète, mais le client. La société avait été préparée à trouver anormale l’idée de payer un acte sexuel. C’est pourquoi, si, dans notre pays, on disait d’emblée aux hommes qui « vont voir les putes » qu’ils sont des violeurs, ils ne pourraient même pas comprendre ! Il faut être pédagogique et avancer progressivement. Cela n’aurait aucun sens de commencer trop fort.
Mme Christine Passagne. Je suis tout à fait d’accord avec Emmanuelle Piet. Il ne serait pas opportun d’assimiler l’achat d’acte sexuel à un viol. En revanche, comme je l’ai dit, un délit nous paraîtrait plus judicieux qu’une contravention de cinquième classe. Une loi actant le caractère délictuel du recours à la prostitution aura une très forte valeur symbolique.
M. Charles de Courson. Une contravention fait penser à une infraction routière…
Mme Christine Passagne. Tout à fait. Même si les infractions au code de la route ne sont pas les seules à être traitées dans le cadre réglementaire, il est vrai que pour l’opinion publique, une contravention renvoie à cela.
De manière générale, dans notre pays, le viol est très peu dénoncé par ses victimes, très peu poursuivi et très peu sanctionné. Alors qu’il est un crime et devrait être jugé aux assises, il l’est souvent en correctionnelle, où il est réprimé comme une simple agression sexuelle.
Il est fréquent que les personnes prostituées soient violées. Mais les poursuites en ce cas sont tout à fait exceptionnelles et toujours amoindries, comme dans l’exemple cité tout à l’heure par Emmanuelle Piet.
Il ne serait pas opportun de poursuivre tous les clients des personnes prostituées du chef de viol, mais il est important de sensibiliser au fait que le viol commis sur une personne prostituée doit être poursuivi de la même façon que tout autre viol.
Mme Claire Quidet. Pour la très grande majorité des associations qui composent le collectif Abolition 2012, une contravention paraît bien légère pour sanctionner les auteurs des violences profondément destructrices qui s’exercent dans le cadre de la prostitution. Un délit, qui marquerait davantage la gravité de l’acte, leur paraîtrait plus approprié.
M. Sergio Coronado. Une remarque tout d’abord, monsieur le président. Vous vous êtes repris tout à l’heure en disant « ceux qui défendent la prostitution, ou plutôt ceux qui s’opposent à la pénalisation du client. » Votre première formulation était en effet malheureuse. Il va de soi qu’on peut être abolitionniste et avoir des doutes sur la pénalisation du client, voire y être par principe opposé, mais cela va mieux en le disant.
Deux questions, mesdames. Les associations que vous représentez sont favorables à la pénalisation et estiment même que la proposition de loi ne va pas assez loin. Notre collègue de Courson, quant à lui, se demande même si tout recours à la prostitution ne devrait pas être considéré comme un viol. Le président de la commission et la rapporteure vous ont interrogées sur les arguments qu’on oppose à la pénalisation du client. Soyons clairs, derrière ce « on », on trouve des associations de lutte contre le VIH comme Aides, des associations médicales comme Médecins du monde, des associations comme le Planning familial, des associations attachées au respect des libertés fondamentales comme le Syndicat des avocats de France ou le Syndicat de la magistrature. Ce ne sont pas là des voix isolées ou marginales. Des associations de terrain, qui ne sont financées ni par les proxénètes ni par je ne sais quels défenseurs de la prostitution, s’inquiètent de la précarité accrue qui pourrait résulter pour les personnes prostituées de la pénalisation des clients. La position de ces associations ne peut pas ne pas interpeller.
Dans le rapport d’information sur la prostitution qu’il avait remis en avril 2011, le président de notre commission spéciale faisait le constat, que je partage, de l’échec du volet d’accompagnement des personnes prostituées. Or, l’un des objectifs, affichés en tout cas, de cette proposition de loi est bien que des personnes prostituées quittent la prostitution. Je souhaite donc vous interroger sur le volet social, qui semble être un échec total, de la politique abolitionniste française. Les quelques propositions du texte à ce sujet suffiront-elles ?
Mme Christine Passagne. Le principal argument avancé par les associations que vous citez, selon lequel la pénalisation du client risquerait d’accroître l’insécurité des personnes prostituées, repose sur un postulat erroné, à savoir que la situation actuelle leur garantirait la sécurité.
M. Sergio Coronado. Elles disent seulement que la pénalisation du client, comme en son temps l’instauration du délit de racolage, risque d’aggraver la précarité et la vulnérabilité des personnes. Loin d’elles de prétendre que la situation actuelle est idéale !
Mme Christine Passagne. Juriste, je ne travaille pas sur le terrain avec les personnes prostituées et ne possède pas la compétence scientifique pour établir un lien éventuel de causalité entre pénalisation du client et accroissement de l’insécurité. Pour l’instant, l’exemple de la Suède montrerait qu’un tel lien n’existe pas. La clandestinité est de toute façon une composante intrinsèque de la prostitution, l’acte prostitutionnel n’ayant pas lieu en public.
M. Sergio Coronado. Les mêmes associations qui s’opposent aujourd’hui à la pénalisation des clients avaient en son temps dénoncé le délit de racolage. Celui-ci a conduit les personnes prostituées à s’éloigner des centres villes où la présence de riverains, voire des forces de police, susceptibles de leur porter secours en cas de danger, les rendait tout de même moins vulnérables que lorsqu’elles se trouvent seules face à leur client dans un bois.
Mme Claire Quidet. Il est fort dommage que parmi les nombreuses dispositions de la proposition de loi, les médias ne retiennent presque que la pénalisation du client, parce que c’est la nouveauté. Il faudrait parler aussi de l’abrogation du délit de racolage qui permettra que les personnes prostituées ne soient plus considérées comme des délinquantes, et des programmes qui seront mis en place pour les aider à sortir de la prostitution si elles le souhaitent. C’est l’arsenal qu’on leur donnera pour se défendre et faire valoir leurs droits qui réduira leur précarité et leur vulnérabilité.
Il n’existe jamais de solution parfaite et il n’y a pas de loi-miracle. La question est de savoir dans quelle société nous voulons vivre. Le message que nous voulons faire passer doit prévaloir sur les ajustements, parfois douloureux, que le changement induira nécessairement – il importera que nous, associations de terrain, soyons présentes pour accompagner les personnes au mieux. Mais ce dont il s’agit aujourd’hui, c’est de cesser de cautionner la violence que constitue la prostitution et de dire : « ça suffit ! ». Que chacun prenne ses responsabilités. Si au 19ème siècle, on avait pris en considération la situation individuelle de chacune des personnes se trouvant en situation d’esclavage, jamais l’esclavage n’aurait été aboli.
M. le président Guy Geoffroy. Monsieur Coronado, si je me suis repris tout à l’heure, c’est en pensant à notre table ronde de jeudi dernier où étaient représentées des associations hostiles à l’idée d’une pénalisation du client pour les raisons évoquées plus haut, mais aussi des associations favorables à la prostitution et se revendiquant comme telles. Si j’ai eu deux formulations, c’est pour ne créer d’amalgame ni dans un sens ni dans l’autre.
Mme Catherine Coutelle, présidente de la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les femmes et les hommes. Nous parlons beaucoup de la pénalisation du client car tout le monde, et en premier lieu les médias, nous y ramène. Nous aimerions qu’au même titre que l’interdiction d’achat d’acte sexuel, on évoque les trois autres piliers de la proposition de loi : la lutte contre la traite, l’accompagnement de la sortie de prostitution pour les personnes qui le souhaitent, la prévention et l’information, notamment vis-à-vis des jeunes.
Nous avions souhaité au départ, entre autres par parallélisme des formes avec le délit de racolage passif qui va être abrogé, que le recours à la prostitution soit considéré comme un délit. Après des discussions, le texte ne prévoit plus qu’une contravention, sanctionnée d’une peine d’amende. Nous pouvons encore en discuter.
Vos associations de terrain, mesdames, constatent-elles une augmentation du nombre de personnes prostituées mineures ? La pénalisation des clients devrait mettre un terme au faux-fuyant souvent utilisé : « Je ne savais pas que cette personne était mineure ».
Pourriez-vous nous en dire davantage sur les propos sidérants tenus sur certaines radios et que vous avez évoqués ? A été de même diffusé en boucle sur Internet, ces derniers temps, un petit film tourné par un animateur de radio se vantant d’avoir embrassé de force sur la bouche une fille qui ne le voulait pas, sans que jamais il ne soit dit qu’il s’agissait là d’une violence. Tout cela est désastreux pour l’éducation des jeunes garçons. Comment empêcher de telles diffusions ?
Enfin, je précise que si nous n’avions pas voté en 2010 le projet de loi tendant à inscrire l’inceste dans notre code pénal, c’est que sa rédaction posait de nombreux problèmes. Mais j’en suis d’accord avec vous, madame Piet, l’inceste doit être précisément défini et figurer dans notre code pénal. Nous sommes tous conscients qu’il y a là un manque.
Mme Colette Capdevielle. Les associations que vous représentez, mesdames, sont unanimes à considérer que la sanction de l’achat d’acte sexuel par une contravention de cinquième classe n’est pas appropriée, surtout quand le racolage, lui, avait été classé en délit punissable d’une peine d’emprisonnement. Mme Passagne a toutefois dit que même si l’achat d’acte sexuel était classé en délit, il conviendrait que, de manière dérogatoire, il ne soit puni que d’une amende. Comment voyez-vous la sanction ? Sa visée est-elle exclusivement punitive ? Éducative ? Ou les deux à la fois ? Êtes-vous favorables, mesdames, à des peines alternatives, notamment à des stages de sensibilisation que des associations comme les vôtres pourraient organiser avec les clients sanctionnés ? Ces stages s’apparenteraient-ils à ceux qui existent dans le cas de violences conjugales ?
Mme Ségolène Neuville. La position d’associations comme Aides ou Médecins du monde, qui s’inquiètent d’une dégradation de la situation sanitaire des personnes prostituées si les clients sont poursuivis, ne vient-elle pas de plus loin ? En effet, notamment depuis l’épidémie de sida, les subventions publiques ont servi à financer la prévention du sida et des maladies sexuellement transmissibles plutôt que l’éducation à la sexualité et l’apprentissage du respect et de l’égalité filles-garçons. Sans contester bien sûr le bien-fondé de la prévention sanitaire, je me demande s’il n’y a pas eu une dérive hygiéniste dans la prise en charge de la prostitution par les associations.
Une excellente méta-analyse du British Medical Journal d’avril 2013, reprenant les résultats de toutes les études menées dans les années 2000 sur l’infection par le VIH chez les femmes prostituées en Europe, établit que les facteurs de risque de contamination par le VIH sont, bien entendu, l’absence de port du préservatif et l’injection de drogues par voie intra-veineuse, mais aussi que ce risque est accru dans les pays où la prostitution est criminalisée et où ce sont les personnes prostituées, et non les clients, qui font l’objet de poursuites. Avez-vous connaissance d’autres études aux conclusions concordantes ?
Mme Édith Gueugneau. Même si d’importants progrès ont été accomplis en matière d’égalité femmes-hommes, même si l’actuel gouvernement comporte de nouveau un ministère des droits des femmes de plein exercice et si une loi tendant à renforcer l’égalité entre les femmes et les hommes en tous domaines va être proposée, beaucoup reste à faire. Nous demeurons dans une société patriarcale, marquée par la domination masculine.
Quelle société voulons-nous ? Il est bienvenu de prendre une loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel, mais ce n’est qu’un élément. Beaucoup dépend aussi de la responsabilité des parents et des familles. Il faut traiter le problème à la base, et peut-être même prendre les choses dans l’ordre chronologique. Quand on sait que dans notre pays, tous les jours, deux enfants sont tués par leurs parents, ne faudrait-il pas travailler aussi sur la protection de l’enfance et la prévention de l’inceste ?
Mme la rapporteure. Le rapport de la Délégation aux droits des femmes prévoyait qu’en cas de récidive, l’achat d’acte sexuel soit un délit. Cette idée n’a pas été retenue dans la proposition de loi. Seule une contravention a été prévue, punie d’une amende. Toutefois, en cas de violences, il y a délit et cela tombe sous le coup de la loi.
Nous pensons que pour réduire la prostitution, il faut décourager la demande et dissuader les réseaux de proxénétisme de s’installer sur notre territoire. La pénalisation des clients peut y contribuer.
Mme Christine Passagne. Comme toute sanction, celle prévue ici aura une visée à la fois répressive, dissuasive et pédagogique, afin de prévenir la récidive.
Madame Capdevielle, il ne serait pas dérogatoire au droit commun de prévoir une peine d’amende pour un délit. Notre code pénal ne dispose pas qu’un délit est obligatoirement sanctionné d’une peine de prison : certaines infractions délictuelles, concernant y compris des atteintes aux personnes, sont déjà punies d’amende simple. L’argument selon lequel il ne serait pas possible d’instaurer un délit pour l’achat d’acte sexuel au motif qu’on souhaite ne le sanctionner que d’une peine d’amende, ne tient pas sur le plan juridique. La seule obligation posée pour une peine délictuelle d’amende est que son montant minimal soit de 3 500 euros.
S’agissant des peines complémentaires à la peine principale, il nous paraîtrait opportun de prévoir des stages de sensibilisation et de responsabilisation des délinquants.
L’instauration d’un délit présenterait l’intérêt de permettre de prononcer des peines alternatives aux poursuites comme un rappel à la loi ou un stage de responsabilisation, mieux adaptés, surtout pour les primo-délinquants.
Il est très important que cette proposition de loi s’inscrive dans un mouvement plus large tendant à la mise en place d’une réelle égalité hommes-femmes, en commençant par l’éducation des jeunes et leur sensibilisation à cette égalité.
M. le président Guy Geoffroy. Comme nous le rappellera la procureure au parquet international de Stockholm que nous recevons cet après-midi, le recours à la prostitution est désormais un délit en Suède, potentiellement puni d’une peine de privation de liberté, en sus d’une amende. À ma connaissance, sans que jamais il n’ait été nécessaire de prononcer une peine de prison, la prostitution a considérablement diminué dans le pays. La sanction pénale, en particulier le fait d’encourir une peine de privation de liberté, a incontestablement un effet dissuasif et pédagogique.
Mme Anita Tostivint. Le CNIDFF intervient dans les collèges et les lycées pour sensibiliser les jeunes à la question de l’égalité hommes-femmes. Si des progrès ont été accomplis, les mentalités ont du mal à évoluer et des régressions sont toujours à craindre. L’égalité en droit ne s’est pas encore traduite par une égalité de fait, et le combat doit donc continuer. Tant qu’il sera possible d’acheter les services sexuels d’une femme dans la rue, ce sera un obstacle à une égalité réelle entre les femmes et les hommes.
Les programmes scolaires comportent une éducation à la sexualité. Mais, hélas, le modèle dominant transmis à nos jeunes reste celui de la sexualité masculine, avec les pulsions et les besoins des hommes, par lesquels on finit par justifier le système prostitueur. Il faut condamner ce système et expliquer que la sexualité n’est pas qu’affaire d’hommes et que les femmes ont aussi leur mot à dire. C’est sur cela que nous travaillons avec les jeunes. Il faut avancer sur de multiples fronts à la fois en matière d’égalité hommes-femmes.
Mme Claire Quidet. Je vous remercie, monsieur le président, d’avoir rappelé combien il est important que la sanction encourue soit dissuasive. C’est pourquoi nous préférerions un délit, par nature punissable d’une peine de privation de liberté, même si dans les faits, nous ne souhaitons bien sûr pas que tous les clients de la prostitution se retrouvent derrière les barreaux. Tel n’a d’ailleurs pas été le cas en Suède après l’adoption de la loi, mais cela a permis aux clients de prendre conscience de la gravité de leur acte.
Et il faut en effet, comme le prévoit la proposition de loi, travailler parallèlement à l’évolution des mentalités, donc à la prévention et à l’éducation dès le plus jeune âge.
Mme Judith Trinquart. Depuis longtemps, le corps médical en France envisage la question de la prostitution presque exclusivement sous l’angle hygiéniste avec la prévention des MST, et plus récemment de la contamination par le VIH, alors que toutes les études, essentiellement anglo-saxonnes d’ailleurs, réalisées sur la santé des personnes prostituées montrent que la principale cause de morbidité et de mortalité réside, chez elles, dans les violences physiques et psychiques dont elles sont victimes. Sachant cela, il est incroyable qu’on continue de cibler en priorité les maladies transmissibles, et non les violences. Les pays qui ont légalisé la prostitution, comme l’Allemagne ou les Pays-Bas, connaissent des taux très élevés de contamination par le VIH et les MST, les clients ayant tous les droits, ce qui les encourage, par exemple, à refuser de mettre un préservatif. Il serait important dans notre pays que les subventions soient aussi consacrées à des actions de prévention et d’éducation plutôt qu’à la seule prévention du sida et autres MST.
Mme Emmanuelle Piet. Aider une femme à sortir de la prostitution, c’est d’abord lui garantir la sécurité. Les dispositifs de mise en sécurité devront être renforcés, vu la dangerosité des hommes sous le joug desquelles les personnes prostituées travaillent.
Mme Claire Quidet. Je voudrais terminer en parlant des personnes prostituées elles-mêmes. La proposition de loi comporte toute une série de mesures d’accompagnement pour les aider à sortir de la prostitution, si elles le souhaitent. J’estime que c’en est le volet essentiel, même si je suis très attachée à ce que soit posée l’interdiction de l’achat d’un acte sexuel. Il faut leur garantir la sécurité tout d’abord, les accompagner sur le plan psychologique pour les aider à se reconstruire et leur donner accès à des alternatives dignes à la prostitution.
Si nous nous réjouissons de cette proposition de loi et en attendons beaucoup, nous savons qu’un texte ne fait pas tout. Nous espérons donc que suivra une réelle volonté politique de mettre en œuvre tout ce qui est nécessaire pour aider les personnes qui aujourd’hui vivent la violence de la prostitution.
Mme Catherine Coutelle. Sans nourrir d’illusions, je pense tout de même que les mentalités ont évolué récemment. Les oppositions à cette proposition de loi sont moindres qu’on aurait pu l’imaginer : selon un sondage, 73 % des Français y sont aujourd’hui favorables. Beaucoup de nos concitoyens nous demandent d’agir contre la prostitution, tant elle s’exerce de manière visible dans nos villes. Le travail mené par la mission d’information en 2010 a été déterminant. Ma dernière pensée, à moi, aussi sera pour les personnes prostituées, dont nous souhaitons vraiment qu’elles s’en sortent. Reste à savoir si cette proposition de loi sera suffisante.
Mme la rapporteure. Les personnes prostituées que j’ai rencontrées étaient toutes très inquiètes de leur avenir, une fois la loi adoptée, celle-ci devant normalement diminuer le nombre de clients. Quel accompagnement serait possible ?
Mme Emmanuelle Piet. Les personnes prostituées ont les mêmes droits sociaux que tout citoyen de notre pays. Elles peuvent percevoir le RSA ou le minimum vieillesse.
Mme Claire Quidet. Il est important de le rappeler, en effet, mais ces droits ne suffisent pas. Face aux problématiques complexes et douloureuses de ces personnes, un accompagnement plus spécifique sera nécessaire.
Oui, les personnes en situation de prostitution sont inquiètes. Si elles nous disent adhérer aux dispositions du texte pour les générations futures, elles ont très peur de leurs effets pour elles aujourd’hui. Ce sera le défi à relever pour les associations, en partenariat avec l’État, que de les aider à sortir de la prostitution, parcours long, difficile, douloureux, semé d’embûches. Il faudra prévoir un accompagnement global. Tout dépendra de la volonté politique de faire vivre cette loi et du minimum de moyens indispensables qui pourront être dégagés. Mais toutes les associations de terrain, qui réalisent un travail remarquable, répondent présentes et sont prêtes, en lien avec les personnes prostituées elles-mêmes, à faire des propositions concrètes, de façon que ces personnes puissent envisager de manière plus sereine l’après-loi.
M. le président Guy Geoffroy. Mesdames, nous vous remercions. Il est incontestable que nous progressons dans la lutte contre les violences faites aux femmes. Promoteur et rapporteur de la première loi sur les violences conjugales en 2005, je me souviens qu’il n’était pas gagné d’avance de faire reconnaître qu’il pouvait exister, dans l’intimité d’un couple, des violences pénalement répréhensibles. Or, plus personne ne le nierait aujourd’hui. De la même façon, nous avons progressé depuis 2010 sur le sujet de la prostitution puisqu’on exige aujourd’hui du législateur qu’il traite d’aspects dont on estimait hier encore qu’ils ne le regardaient pas. L’idée que des interdits puissent être posés en ce domaine n’est plus rejetée, notamment parce qu’est perçue la portée éducative puissante qu’ils peuvent avoir. Reste à trouver les bons interdits.
Nous sommes sur un chemin que la Suède et quelques autres pays ont emprunté avant nous et que d’autres pays attendent que nous empruntions. Lors de déplacements en Espagne, en Belgique ou aux Pays-Bas, j’ai constaté que ces pays, qui sont allés très loin en matière de réglementation, et donc de justification de la prostitution, s’interrogent aujourd’hui et attendent que la France donne un signal. Nous sommes sur un chemin irréversible.
La séance est levée à onze heures trente-cinq.
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Membres présents ou excusés
Présents. - Mme Marie-George Buffet, Mme Colette Capdevielle, M. Sergio Coronado, M. Charles de Courson, Mme Catherine Coutelle, Mme Laurence Dumont, Mme Marie-Hélène Fabre, Mme Marie-Louise Fort, M. Guy Geoffroy, Mme Edith Gueugneau, Mme Danièle Hoffman-Rispal, Mme Lucette Lousteau, M. Jean-Philippe Mallé, Mme Ségolène Neuville, Mme Maud Olivier, Mme Sylvie Tolmont
Excusés. - M. Philip Cordery, Mme Michèle Fournier-Armand, Mme Barbara Pompili, M. Philippe Vitel, M. Éric Woerth, M. Michel Zumkeller