La séance est ouverte à 14 heures.
Présidence de M. Guy Geoffroy, président.
La commission spéciale procède à l’audition, ouverte à la presse, de Mme Lise Tamm, procureure au parquet de Stockholm.
La séance est ouverte à quatorze heures cinq.
M. le président Guy Geoffroy. Nous recevons cet après-midi Mme Lise Tamm, procureure au parquet international de Stockholm, que je remercie d’avoir répondu à notre invitation. Il nous a paru important de vous entendre, madame, pour disposer d’un point précis sur la mise en oeuvre de la législation suédoise en matière de prostitution, pour ce qui concerne notamment la pénalisation du client. Certains pays, d’Europe en particulier, mettent en effet en avant l’exemple suédois pour justifier leur choix d’une politique abolitionniste.
Le débat est ouvert en France depuis plusieurs années. Si beaucoup pensent que l’expérience conduite en Suède depuis maintenant plus de dix ans est une réussite, certains mettent en doute cette réussite. Votre éclairage, madame, nous sera donc précieux.
Mme Lise Tamm, procureure au parquet international de Stockholm. Je suis à la fois heureuse et honorée de pouvoir m’exprimer devant vous aujourd’hui. Je suis procureure depuis 1993, chef du parquet international de Stockholm. Je le ferai en français, vous remerciant par avance de bien vouloir me pardonner si je commets quelques fautes, car j’ai quitté la France pour la Suède à l’âge de huit ans.
La loi adoptée par la Suède en 1999 vise le client, l’acheteur de sexe. Si c’est lui qui est visé, et non la prostituée, c’est que nous pensons que l’immense majorité des prostituées ne se prostituent pas par choix et qu’en ce domaine, c’est la demande qui crée l’offre. L’acheteur de sexe est le dernier maillon de la chaîne. Sans lui, il n’y aurait pas de prostitution.
Qu’est-ce que se prostituer pour une femme ? Il faut appeler les choses par leur nom : c’est être pénétrée plusieurs fois par jour par des hommes qu’elle ne connaît pas et qu’elle n’a pas choisis. Il n’y a pas de réciprocité entre deux personnes, qui se seraient choisies. Avec la lutte contre la prostitution, il en va donc de l’égalité entre les femmes et les hommes, et de manière plus générale, des droits de l’Homme. Si on trouve normal d’acheter une relation sexuelle auprès d’une femme contrainte de se vendre, c’est qu’on pense que les femmes et les hommes n’ont pas la même valeur. Si cela ne consacrait pas cette inégalité, autant d’hommes que de femmes se prostitueraient et les hommes seraient aussi nombreux que les femmes à être exposés dans les vitrines d’une ville comme Amsterdam… Tout comme on ne souhaite pas que sa fille devienne prostituée, on ne doit souhaiter que son fils devienne acheteur de sexe. Les hommes et les femmes ont en effet la même valeur et une relation sexuelle doit reposer sur un désir réciproque.
Ceux qui s’opposent à la pénalisation des clients, dans votre pays aujourd’hui comme en Suède en 1999, avancent comme argument que cela accroîtrait le danger pour les prostituées. Or, on n’a absolument pas noté d’augmentation de l’insécurité pour les prostituées depuis 1999 en Suède. Au contraire, elles sont davantage aidées par les services sociaux et la police. Que les tenants de cet argument apportent donc des preuves : je n’en ai jamais vu le début du commencement, alors même que je travaille sur le terrain.
La pénalisation réduira le nombre de clients, disent d’autres. En effet, mais n’est-ce pas ce que l’on souhaite ?
La plupart des prostituées en Suède sont étrangères. Venues de Roumanie, des pays baltes ou de Russie, elles se prostituent pour survivre. Très pauvres, originaires le plus souvent de petits villages, elles ne parlent pas le suédois, très rarement une autre langue étrangère, et sont très vulnérables. La pauvreté dans le monde ne disparaîtra pas demain d’un coup de baquette magique et il y aura donc toujours des gens qui auront besoin de se débrouiller pour survivre, en mendiant, en volant, en se prostituant. Il est donc beaucoup plus pertinent, en matière de prostitution, de changer de point de vue et de s’intéresser aux clients. La prostitution comporte toujours des violences. Celles-ci ne s’accroîtront pas parce que le client sera pénalisé. Il est bien plus important de supprimer le délit de racolage qui fait que les prostituées ont peur de la police et des services sociaux.
Un autre argument avancé par ceux qui s’opposent à la pénalisation du client est que cela renforcerait la clandestinité. J’avais tendance moi aussi à le penser en 1999 mais cela s’est révélé faux. Le proxénétisme et la traite sont, en Suède comme en France, des activités illégales relevant de la criminalité organisée, lourdement sanctionnées, et par nature clandestines. Que le client soit ou non pénalisé ne change rien. Si des prostituées étrangères se retrouvent sur nos trottoirs, c’est que quelqu’un les a recrutées, a organisé leur voyage, leur a trouvé un lieu d’exercice, a confectionné leur site Internet et leur amène des clients. Il est indifférent que les filles soient sur le trottoir ou à l’hôtel. Les prostituées indépendantes, qui font cela par choix et sans proxénète, sont très rares. Pour elles, rien ne changera car elles n’intéressent ni la police ni la justice, dont la préoccupation est de démanteler les réseaux qui exploitent des personnes vulnérables.
Un autre argument encore est que la prostitution se réfugierait sur Internet. Mais elle y est déjà, comme tout ! Et de toute façon, la police surveille aussi Internet – la police française excelle d’ailleurs en ce domaine. Et c’est grâce à cette surveillance que certains réseaux de traite peuvent être repérés. En effet, pour vendre sur Internet, il faut exposer sa marchandise, et la marchandise en l’espèce, ce sont les filles – il y a bien quelques garçons, mais cela reste tout à fait marginal, 90% des acheteurs de sexe étant des hommes.
Un autre argument avancé est que les clients, s’ils sont pénalisés, risquent d’être plus violents. Cela n’a jamais été prouvé. Ce qui importe, au contraire, est que les prostituées, elles, ne risquent pas d’être poursuivies, de façon qu’en cas de danger, elles ne craignent pas de s’adresser à la police ou aux services sociaux. La plupart d’entre elles, venant de pays où le racolage est illégal, ne savent même pas qu’en Suède, leur activité n’est pas illégale.
C’est dans les pays où les inégalités entre les hommes et les femmes sont les plus fortes que le plus de violences sont commises à l’encontre des femmes. Cela vaut aussi pour les prostituées. Chacun a entendu parler des viols épouvantables qui ont lieu en Inde ou dans certains pays d’Afrique. Des crimes aussi violents sont rarissimes en Suède.
Un autre argument est que la police aurait du mal à arrêter les acheteurs de sexe. En Suède, elle entretient d’excellentes relations avec les hôtels, et elle s’appuie sur tout un travail de renseignement. Elle met en place les écoutes nécessaires et surveille Internet pour remonter les filières. C’est en général à partir des clients, derniers maillons de la chaîne, qu’elle peut le faire.
Certains, enfin, objectent qu’en dépit de la loi pénalisant le client, les acheteurs de sexe n’ont pas disparu en Suède. Certes, mais leur nombre a considérablement diminué, et ils sont incomparablement moins nombreux que dans les pays voisins. L’interdiction et la répression de l’achat de sexe ne le feront pas disparaître du jour au lendemain, tout comme sa répression n’a pas fait cesser la consommation de stupéfiants. Mais il est important de poser certains interdits et de les assumer. Une réponse pénale ne peut à elle seule résoudre le problème de la prostitution. Il faut aussi que les mentalités évoluent et que progresse l’égalité entre les hommes et les femmes. C’est une question d’éducation. C’est dès la crèche qu’il faut apprendre aux petits garçons et aux petites filles qu’ils ont la même valeur. Si chaque homme finit par comprendre que « cela ne se fait pas » d’acheter une relation sexuelle avec une femme parce que la sexualité doit reposer sur deux désirs réciproques, on aura beaucoup progressé.
Comment répondre à la misère sexuelle si on interdit l’achat de sexe ? m’a-t-on parfois demandé. Excusez-moi, mais la question me fait rire. Se soucie-t-on de la misère sexuelle des femmes divorcées ou veuves ? Trouve-t-on des hommes prostitués en vitrine que ces femmes pourraient acheter ? La misère sexuelle ne trouvera pas de solution dans la prostitution. Si on est malheureux dans son mariage, on prend une maîtresse ou un amant, mais on ne va pas voir une prostituée.
M. le président Guy Geoffroy. Lors de notre déplacement à Stockholm il y a trois ans, dans le cadre d’une mission d’information sur la prostitution, il nous a été dit que la police suédoise, par les écoutes téléphoniques qu’elle avait mises en place, a appris « l’agacement » des réseaux de prostitution devant la difficulté croissante pour eux de travailler en Suède. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
Certains prétendent que si la prostitution visible semble avoir reculé en Suède, c’est que les clients, de peur d’être pénalisés, passent plutôt leurs week-ends sur des navires en mer Baltique, où seraient organisées des parties fines. Est-ce vrai ? Si oui, quelle est l’importance du phénomène ?
Mme Lise Tamm. Ce qui vous a été rapporté sur les écoutes téléphoniques est tout à fait exact. Je pense à une grosse affaire que j’ai suivie, car les réseaux de criminalité organisée impliqués dans la prostitution se livrent la plupart du temps aussi au trafic de stupéfiants et à d’autres activités illégales. Il était presque amusant d’entendre les trafiquants, placés sur écoute, se plaindre de la difficulté pour eux d’opérer en Suède !
Aujourd’hui, les prostituées sont beaucoup moins nombreuses en Suède qu’au Danemark ou en Allemagne. Et les prostituées roumaines, baltes ou russes qui travaillent encore dans notre pays y sont globalement moins maltraitées qu’auparavant et que dans d’autres pays. La peur a changé de camp et la loi fait la vie difficile aux proxénètes.
Avant 1999, à la question : « Avez-vous déjà eu une relation sexuelle avec une prostituée ? », 12% des hommes suédois répondaient par l’affirmative, alors qu’ils ne sont plus que 7% aujourd’hui. La loi a donc bien eu une incidence sur le recours à la prostitution.
Vous m’interrogez sur les « joyeuses » qui seraient organisées sur des bateaux en mer Baltique. Les compagnies de bateaux entretiennent de très bonnes relations avec la police, et les bateaux ne sont que très marginalement un lieu d’exercice de la prostitution. Ceux qui souhaitent acheter du sexe doivent aller à Tallinn, en Estonie, au Danemark ou en Allemagne, ce qui leur complique la tâche. Le fantasme des parties fines sur les bateaux en Suède est probablement né du fait que les prostituées arrivent souvent dans le pays par bateau.
Mme Maud Olivier, rapporteure. Le premier chapitre de notre proposition de loi a trait à la lutte contre les réseaux de proxénétisme et de traite. Il serait utile que les polices des différents pays européens coopèrent pour lutter contre ces réseaux. La police suédoise a-t-elle des contacts avec les polices des pays limitrophes et avec la police française ? Comment faire par exemple pour saisir les biens des proxénètes ?
Mme Lise Tamm. Nous entretenons d’excellentes relations avec les polices des pays d’origine, notamment roumaine et baltes. La coopération est très efficace. Nous menons en ce moment deux grosses enquêtes, avec des filles venues pour l’une, de Roumanie, pour l’autre, d’Estonie. Les auditions ont lieu à Stockholm en vidéo-conférence, ce qui facilite les choses pour tous.
Nous cherchons bien sûr à confisquer les actifs des proxénètes, mais l’absence d’harmonisation des législations nous crée des difficultés. S’il est assez facile d’identifier les flux d’argent transitant par Western Union, organisme avec lequel nous avons de bonnes relations, ensuite, en Roumanie par exemple, la législation nationale entrave toute saisie. Avec d’autres pays, il y a moins de difficultés. La justice danoise a réussi à saisir des appartements en Bulgarie.
Mme Catherine Coutelle, présidente de la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes. J’ai déjà eu l’occasion, madame, de vous entendre en Suède où je m’étais rendue en déplacement avec la ministre.
Plusieurs associations de lutte contre les violences faites aux femmes, que nous avons auditionnées ce matin, nous ont dit qu’en Suède, l’opinion avait été préparée très en amont de l’adoption de la loi de 1999. Nous le confirmez-vous ? Comment cette loi a-t-elle été acceptée en 1999 et comment l’est-elle aujourd’hui ? Les relations entre les filles et les garçons se sont-elles améliorées depuis et la domination masculine de sexe a-t-elle reculé ?
Quel dispositif d’accompagnement la Suède a-t-elle mis en place pour les personnes qui souhaitent sortir de la prostitution ?
Comment la police s’y prend-elle, dans votre pays, pour repérer et arrêter les clients ? N’est-ce pas les clients qui, s’ils risquent d’être poursuivis, exigeront des prostituées qu’elles aillent dans des endroits plus reculés où ils auront moins de risques d’être pris ?
Mme Marie-George Buffet. Votre exposé liminaire, madame Tamm, nous encourage dans la voie sur laquelle nous avançons.
Plus de dix ans après la loi de 1999, comment a évolué en Suède le regard porté par les garçons et les filles sur l’achat d’une relation sexuelle ? Cela a-t-il modifié les relations entre les hommes et les femmes ?
La pénalisation des clients a-t-elle entraîné un moindre suivi sanitaire des victimes de la prostitution et, partant, une propagation de la contamination par le VIH ?
Que prévoit la loi suédoise au profit des personnes prostituées étrangères souhaitant sortir de la prostitution ? Peuvent-elles obtenir des papiers et s’installer en Suède ?
Enfin, vous avez souligné la nécessité d’une harmonisation des législations au niveau européen, en particulier avec la Roumanie. Que pensez-vous de la position de la Commission européenne à ce sujet ?
Mme Lise Tamm. Combien de temps en amont la loi de 1999 a-t-elle été préparée ? Je ne peux vous répondre. Il faudrait poser la question à des responsables politiques. Je peux seulement vous dire qu’alors qu’elle suscitait pas mal d’opposition en 1999, 70% de la population suédoise y est aujourd’hui favorable. On en attendait une évolution des mentalités, et celle-ci a bien eu lieu. De ce point de vue, la loi a été un succès. Aucun jeune homme ne se vantera aujourd’hui en Suède « d’aller voir les filles », car c’est perçu comme honteux. De même que la réprobation est désormais immédiate si on voit dans la rue un parent taper un enfant – la loi interdit depuis longtemps en Suède de donner une fessée aux enfants et chaque enfant suédois sait que ses parents n’ont pas le droit de le faire –, la réprobation de l’achat de sexe est unanime.
Au 19ème siècle, la prostitution était très répandue en Suède parce que le pays était très pauvre – un quart de sa population a émigré aux États-Unis – et que les femmes s’y livraient pour pouvoir nourrir leur famille. Aujourd’hui, dans un pays certes devenu l’un des plus riches du monde, elle y a considérablement régressé du fait de l’évolution des mentalités, à laquelle a contribué la loi de 1999. On compte d’ailleurs très peu de prostituées suédoises, et lorsqu’il y en a, ce sont toujours des filles en grande difficulté, qui vivent la plupart du temps en foyer et cumulent les problèmes.
J’en viens à l’accompagnement de la sortie de prostitution et aux possibilités de régularisation pour les prostituées étrangères. Avant d’effectuer des perquisitions dans le cadre du démantèlement de réseaux, nous prenons l’attache des services sociaux et recherchons des foyers où les filles pourront être hébergées temporairement si elles le souhaitent. Mais il est bien clair qu’elles ne sont que des victimes et qu’elles sont libres de faire ce qu’elles veulent. La police et les services sociaux ne peuvent que les inciter à rejoindre ces foyers, mais ne peuvent pas les obliger à y aller. Si elles acceptent d’être interrogées et de participer à l’enquête d’une façon ou d’une autre, elles peuvent obtenir un permis de séjour temporaire pendant le temps de la procédure – laquelle prend en général autour d’un an. Ce permis leur donne le droit d’obtenir un logement et un travail, et leur donne accès à divers droits sociaux.
Il leur est en revanche difficile d’obtenir un titre de séjour permanent, à moins qu’elles ne soient arrivées dans le pays très jeunes. Avoir été victime d’un réseau de traite ne suffit pas pour être régularisé. Si tel était le cas, cela pourrait d’ailleurs encourager les trafics. La plupart des filles souhaitent retourner dans leur pays. Il faut leur permettre de pouvoir le faire dans des conditions décentes. Les services sociaux travaillent donc en liaison avec les pays d’origine. Mais la pauvreté de ces pays est telle qu’ils n’ont pas grand-chose à proposer pour aider ces filles. Il faut éviter que celles-ci ne retombent entre les mains des trafiquants, ce qui n’est pas facile quand elles viennent de petits villages, car ce sont souvent des membres ou des amis de leur famille qui les ont vendues. On en voit d’ailleurs revenir certaines.
Comment la police fait-elle pour arrêter les clients ? Elle a tout d’abord de très bonnes relations avec les hôtels, avec les compagnies de bateaux… La police qui s’occupe de la criminalité organisée et des réseaux, et la police de proximité, présente dans la rue, travaillent en lien. La première pratique des écoutes et surveille Internet tandis que la seconde effectue des filatures sur le terrain : les hôtels, par exemple, peuvent la prévenir quand une prostituée arrive avec un client. Si celui-ci repart au bout d’une heure et qu’on trouve des capotes dans la poubelle de la chambre, on sait de quoi il retourne. Il n’est pas difficile de pister les clients, notamment sur Internet, une fois repéré un lieu de prostitution. En matière de prostitution, comme en matière de stupéfiants, là où la police enquête, elle trouve. Simplement il n’y a pas assez de policiers pour enquêter partout. Mais plus ils seront nombreux à s’intéresser à ce domaine, plus de clients se feront prendre.
La loi de 1999 a-t-elle modifié les relations entre les hommes et les femmes en Suède ? Depuis très longtemps, on inculque aux enfants, dans nos crèches et nos écoles, que les filles et les garçons ont la même valeur et on leur apprend à se respecter mutuellement. L’homme suédois « normal » ne va pas voir des prostituées : il trouve cela honteux.
La pénalisation du client ne risque-t-elle pas de favoriser la propagation du sida ? J’avoue avoir du mal à comprendre cet argument. Parce que des clients ne porteraient pas de préservatif ? Mais c’est déjà le cas aujourd’hui. Certains exigent de ne pas en mettre et acceptent même de payer davantage pour cela. La loi n’y change rien. Par ailleurs, le sida a beaucoup reculé en Suède grâce aux nouveaux médicaments qui freinent le développement de la maladie.
Mme Marie-George Buffet. Il ne recule pas en France.
Mme Ségolène Neuville. Les nouveaux médicaments réduisent considérablement, sinon empêchent, la contamination.
Mme Marie-Louise Fort. Merci, madame, de l’enthousiasme dont vous faites preuve dans la lutte contre la prostitution et la passion avec laquelle vous exercez votre métier.
Vous avez évoqué la prostitution sur Internet et les réseaux sociaux. Comment atteindre le client ou le proxénète sans viser la prostituée ? Une responsable de la gendarmerie, que nous auditionnions la semaine dernière, nous a expliqué que ce n’était pas facile, d’autant qu’en France, on est très sourcilleux quant à la préservation de la liberté des utilisateurs d’Internet. La législation suédoise permet-elle davantage d’investigations ? Les écoutes téléphoniques, également, sont très encadrées en France au nom du respect des libertés individuelles. Comment procède-t-on en Suède ? Enfin, êtes-vous confrontés, dans votre pays, à des réseaux de prostitution en provenance de Russie et d’Afrique ?
Mme Lise Tamm. Nous avons eu affaire à quelques réseaux en provenance du Nigéria, qui s’étaient installés en Norvège avant de venir en Suède, et avons bien sûr affaire à de nombreux réseaux russes. Les prostituées en provenance des pays baltes appartiennent à la minorité russe de ces pays.
Les écoutes téléphoniques sont, en Suède comme en France, très réglementées, mais il est possible d’en mettre en place sans difficulté dans le cadre de la lutte contre la criminalité organisée, dont relèvent les réseaux de traite ou les affaires de proxénétisme aggravé. C’est après tout un travail de renseignement que la surveillance peut commencer, y compris sur Internet. Une fois repérée, par exemple, une fille sur un site, un policier peut se faire passer pour un client et prendre rendez-vous. Il aura ainsi connaissance de l’adresse du lieu d’exercice. Il peut aussi l’avoir connue grâce à des renseignements fournis par des voisins ou par le personnel des hôtels. Le téléphone de la fille est ensuite placé sur écoute, car tôt ou tard, le proxénète appellera. C’est en partant ainsi des clients, dernier maillon de la chaîne, qu’on remonte les réseaux. On peut aussi travailler à partir des flux financiers. Bien sûr, la police ne mettra jamais la main sur tous les proxénètes ni sur tous les clients. Elle a plus de chances de les arrêter s’ils commettent des erreurs.
Mme Ségolène Neuville. Dans la région frontalière où j’habite, beaucoup de jeunes gens vont acheter du sexe à La Jonquère en Espagne. Certains objectent donc que, quelles que soient les dispositions de la loi que nous prenions en France, ils continueront d’aller voir les prostituées de l’autre côté de la frontière. La législation suédoise prévoit-elle que des personnes ayant acheté du sexe à l’étranger puissent être inquiétées à leur retour en Suède ? Par ailleurs, beaucoup de Suédois vont-ils faire du tourisme sexuel, en Thaïlande par exemple ?
Mme Lise Tamm. Les Suédois seraient 400 000 par an à se rendre en vacances en Thaïlande, mais ils y vont essentiellement en famille. Il y a certainement parmi tous ceux-là un petit pourcentage d’acheteurs de sexe, mais il est très faible, car, je le redis, il est honteux pour les Suédois d’acheter du sexe. On désigne d’ailleurs les acheteurs de sexe d’un mot signifiant « morue » et ils sont vraiment considérés comme de « pauvres types ». Jamais un homme suédois ne se vantera « d’aller au bordel ». Une enquête menée pendant la Coupe du monde de football en Allemagne, où il aurait été très facile aux supporters suédois d’aller voir des prostituées, a montré que dans leur très grande majorité, ils ne l’avaient pas fait. « Jamais ! Ce serait la honte ! », disaient-ils.
Il ne faut pas croire pour autant que tout est parfait en Suède ni que tous les Suédois soient irréprochables. Des pédophiles continuent d’aller commettre leurs méfaits en Thaïlande ou aux Philippines, des conjoints continuent de frapper leur femme… Et il demeure des inégalités entre les femmes et les hommes : les femmes gagnent toujours moins que les hommes, s’occupent davantage des enfants et assurent davantage de tâches domestiques. Mais il y a eu d’énormes progrès. Quant à la loi de 1999, si elle n’a pas éradiqué la prostitution, elle l’a fait diminuer. Et elle a fait évoluer les mentalités : elle a fait comprendre aux gens qu’il n’était pas normal d’acheter une relation sexuelle. Si les enfants apprennent dès l’école maternelle que les filles et les garçons ont la même valeur, il est beaucoup plus improbable que vingt ans plus tard, un garçon aille acheter une fille dans la rue ou la choisir dans une vitrine, comme s’il s’agissait d’un animal ou d’un objet.
La législation suédoise ne réprime pas l’achat de sexe à l’étranger, à moins que la relation n’ait eu lieu avec une personne mineure. De manière générale, on ne peut pas être condamné en Suède pour des actes illégaux au regard de la loi nationale mais légaux dans le pays où ils ont été commis. C’est le cas par exemple pour la consommation de drogues. Notre pays est très attaché à ce principe juridique – sur lequel je suis, pour ma part, plus sceptique.
Mme la rapporteure. Pourquoi la Suède a-t-elle relevé récemment de six mois à un an d’emprisonnement la peine prévue pour les acheteurs de sexe ?
Mme Lise Tamm. Nous le demandions depuis longtemps car notre code de procédure pénale offre plus de possibilités lorsque la peine maximale encourue est d’au moins un an de prison. Il est notamment possible alors de prolonger les gardes à vue, ce qui peut être utile pour le démantèlement d’un réseau. Cela ne signifie pas pour autant que des clients, même récidivistes, aient jusqu’à présent été condamnés à de la prison.
M. le président Guy Geoffroy. Il est question, vous le savez, de créer un parquet européen. Tous les États membres de l’Union ne sont pas d’accord sur la nature et les missions de cette institution. Pour certains, le champ de compétences de ce parquet devrait être limité aux crimes et délits commis contre les intérêts financiers de l’Union européenne. Pour d’autres, dont la France, il serait dommage de mettre en place un tel outil sans qu’il puisse engager des poursuites dans le domaine de la criminalité transnationale, donc de la traite des êtres humains. Quel est votre avis ?
Mme Lise Tamm. Je ne suis pas femme politique, mais procureure. Je suis donc indépendante – les procureurs suédois sont plus indépendants que leurs homologues français –et vous donnerai ici mon avis personnel, qui n’est pas celui de la Suède. Celle-ci est peu favorable à l’idée d’un parquet européen, alors que, comme beaucoup de magistrats, je pense que cette institution nous faciliterait beaucoup la tâche au parquet international, où nous avons souvent affaire à des réseaux criminels transnationaux.
M. le président Guy Geoffroy. Madame, nous vous remercions.
La séance est levée à 15 heures cinq.
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Membres présents ou excusés
Présents. - Mme Kheira Bouziane, Mme Marie-George Buffet, Mme Colette Capdevielle, M. Sergio Coronado, Mme Catherine Coutelle, Mme Virginie Duby-Muller, Mme Laurence Dumont, Mme Marie-Louise Fort, Mme Danièle Hoffman-Rispal, Mme Françoise Imbert, Mme Chaynesse Khirouni, Mme Viviane Le Dissez, Mme Lucette Lousteau, M. Jacques Moignard, Mme Ségolène Neuville
Excusés. - M. Philip Cordery, Mme Barbara Pompili, M. Philippe Vitel, M. Éric Woerth, M. Michel Zumkeller