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Commission spéciale chargée d’examiner la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel

Mercredi 13 novembre 2013

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 9

Présidence de M. Guy Geoffroy, Président

– Audition de Mme Marisol Touraine, ministre des Affaires sociales et de la santé

– Audition de Mme Christiane Taubira, garde des Sceaux, ministre de la Justice

La séance est ouverte à 16 heures 30.

Présidence de M. Guy Geoffroy, président.

La commission spéciale procède à l’audition, ouverte à la presse, de Mme Marisol Touraine, ministre des Affaires sociales et de la santé.

M. Guy Geoffroy, président de la Commission spéciale. Nous recevons Mme Marisol Touraine, ministre des affaires sociales et de la santé.

Je vous remercie, madame la ministre, au nom de la Commission spéciale, d’avoir accepté de nous consacrer une heure de votre temps.

Votre présence parmi nous, au même titre que celle de vos collègues Najat Vallaud-Belkacem, la semaine dernière, de Christiane Taubira tout à l’heure et de Manuel Valls demain, témoigne du fait que la question de la prostitution relève de l’ensemble des politiques publiques. D’ailleurs la proposition de loi qui nous est soumise s’appuie sur tous les aspects des politiques publiques visant à renforcer la stratégie d’abolition de la prostitution, qui a été officiellement retenue il y a plus d’un demi-siècle et qui méritait de franchir une étape supplémentaire.

Madame la ministre, nombre de sujets rejoignant la problématique de la prostitution font écho aux nombreuses et importantes responsabilités ministérielles qui sont les vôtres. L’un des volets importants de cette proposition de loi, trop souvent oublié par les observateurs, porte sur l’accompagnement des personnes qui se trouvent en situation de prostitution et de celles qui décident d’en sortir, auxquelles notre société doit donner la place et la dignité qui leur reviennent.

Nous attendons que vous nous disiez quelle est la réaction du ministère de la santé au texte de la proposition de loi. Vous n’ignorez pas que parmi celles et ceux qui ne partagent pas les objectifs de la proposition de loi, quelques institutions et les représentants éminents de certaines familles de pensée considèrent que la responsabilisation, qui pourrait aller jusqu’à sa pénalisation, du client risque de renforcer la clandestinité des personnes prostituées, ce qui aggraverait les risques sanitaires auxquels elles sont exposées. Nous avons entendu leurs arguments, mais aussi d’autres allant en sens inverse. Il était important pour nous de connaître l’opinion du Gouvernement sur cette question qui est l’une des plus préoccupantes et des plus délicates de la problématique que nous sommes en train de traiter.

Mme Marisol Touraine, ministre des affaires sociales et de la santé. Je vous remercie d’avoir sollicité ma présence dans le cadre de vos travaux, car comme vous l’avez dit, monsieur le président, il s’agit d’un sujet important et préoccupant, notamment au regard de la santé des hommes et des femmes qui se prostituent.

Je partage l’objectif de la proposition de loi et votre volonté de combattre fermement tout ce qui favorise l’exploitation des hommes et des femmes. Pour cela, nous devons admettre que la prostitution, par rapport aux modèles que l’on nous présente, a changé de visage. Aujourd’hui, on ne peut plus différencier prostitution et traite des êtres humains puisque 90 % des personnes qui se prostituent seraient d’origine étrangère.

Nous devons le dire avec beaucoup de fermeté, la prostitution, dans l’écrasante majorité des cas, renvoie à l’exploitation d’autrui, même si nous ne pouvons ignorer qu’une minorité d’hommes et de femmes se prostituent de façon volontaire et indépendante. Elle renvoie également à de nouvelles méthodes de contact puisqu’une partie croissante de la prostitution est cachée et organisée à partir de sites Internet situés à l’étranger.

Que dire de la situation sanitaire de ces personnes ?

Les données ne sont pas faciles à obtenir ; néanmoins celles dont nous disposons témoignent d’un état de santé préoccupant chez les personnes qui se prostituent. Nous constatons un nombre élevé de pathologies infectieuses, dont les infections sexuellement transmissibles (IST), les hépatites et le VIH – qui touche certaines catégories de personnes, en particulier les femmes d’Afrique subsaharienne, les hommes et les personnes trans – et de nombreux recours aux substances psycho-actives comme l’alcool, le cannabis, les hallucinogènes, la cocaïne et autres substances de nature à accompagner certaines pratiques.

C’est une population qui, plus que d’autres, souffre de problèmes d’ordre psychique. Les risques sanitaires liés aux conditions de vie précaires sont particulièrement prégnants chez ces personnes, dont l’accès à la prévention et aux soins n’est pas garanti puisque 25 % d’entre elles n’auraient pas – j’emploie le conditionnel – de couverture maladie et plus de la moitié aucune couverture complémentaire – alors même que 95 % de la population française bénéficie d’une couverture complémentaire. Je précise que ces données, dont je ne vous cite pas les sources, sont considérées par le ministère de la santé comme étant parfaitement officielles.

Naturellement, nous ne connaissons pas parfaitement l’incidence des nouvelles formes de prostitution sur la santé des personnes concernées. Mais à partir des éléments dont nous disposons et des expériences étrangères que nous avons examinées, nous pouvons considérer que la prostitution sur Internet, en éloignant les personnes prostituées de ceux qui sont susceptibles de les accompagner, accroît les risques sanitaires. Les personnes prostituées accessibles sur les sites d’échanges sexuels tarifés seraient particulièrement confrontées à des demandes de rapports non protégés, ce qui aggrave les risques d’infection.

Toutes les mesures qui accroissent la clandestinité des personnes prostituées peuvent avoir des conséquences sur leur santé. J’insiste sur ce point. De nombreuses associations relatent une dispersion des prostituées de rue depuis le vote de la loi de sécurité intérieure de 2003, qui pénalise le racolage. Cet état de fait est également rapporté par l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) dans son rapport de 2012 sur les enjeux sanitaires de la prostitution. L’activité prostitutionnelle dans la rue s’est en partie dispersée vers d’autres lieux – périphérie des villes, aires d’autoroute, forêts – et d’autres sites comme le domicile, les salons de massage et Internet.

Je le dis avec force, les exemples étrangers de la Suède et de la Norvège nous invitent à la plus grande vigilance quant à l’état de santé des personnes prostituées. Je rappelle que la pénalisation des clients est intervenue en 1999 en Suède et en 2009 en Norvège. Concernant l’expérience de ces pays, nous disposons de données contradictoires. Pour la Suède, deux rapports officiels, datant de 2003 et de 2010, se montrent plutôt positifs quant à l’impact de la loi sur la santé des personnes prostituées. Ils indiquent que l’augmentation des violences ne serait pas prouvée par les données de la police, que le développement de la prostitution sur Internet, loin d’être une conséquence de la loi, serait imputable au développement des nouvelles technologies, et enfin que le caractère dissuasif de la criminalisation de l’acte d’achat d’acte sexuel aurait un impact favorable auprès des clients. Le médiateur suédois souligne néanmoins les effets négatifs de cette criminalisation pour les personnes prostituées elles-mêmes, qui seraient davantage marginalisées.

D’autres études présentent des analyses plus négatives, notamment eu égard à la santé des personnes concernées. Un rapport de 2011 montre qu’il est difficile d’estimer si, oui ou non, la loi suédoise a entraîné la réduction de la prostitution, et met en avant les effets non intentionnels de la loi, en particulier les conséquences de la stigmatisation sur la santé des personnes prostituées. Je ne pouvais pas ne pas évoquer ce point devant vous.

Par ailleurs, selon la Commission mondiale sur le VIH et le programme des Nations Unies pour le développement, qui date de 2012, la loi suédoise aurait aggravé les conditions de vie des travailleurs du sexe et rendu plus difficile leur accompagnement sanitaire.

En Norvège, la stratégie nationale VIH 2009-2014 note une inquiétude croissante due à l’affaiblissement des actions préventives des pouvoirs publics en direction des personnes prostituées. Ceux-ci ayant « intériorisé » la disparition théorique de la prostitution, ils ont relâché leurs efforts en direction de cette population. De ce fait, ils ont eu de plus en plus de difficultés pour obtenir une vue d’ensemble des problématiques prostitutionnelles et pour avoir accès à ces populations. L’étude montre en outre que depuis l’interdiction de l’achat de service sexuel, les personnes prostituées demandent moins d’aide, notamment dans le domaine sanitaire.

Certes, il s’agit d’études parcellaires mais qui vont dans des sens différents. Dès lors, nous ne pouvons pas ne pas entendre les interrogations et les préoccupations formulées par un certain nombre d’acteurs et d’associations. Le fait d’inciter les personnes prostituées à ne pas apparaître ne leur fait-il pas courir un risque accru en termes de santé ? Ne rend-il pas plus difficile leur suivi par les pouvoirs publics et les associations ?

J’en viens aux mesures de votre proposition de loi qui me paraissent absolument nécessaires et qu’il convient de soutenir car elles permettent de lutter contre les risques que j’ai évoqués – et que je ne peux pas minorer.

Vous souhaitez abolir la pénalisation du racolage, qui a éloigné les personnes prostituées des lieux d’accès aux droits et aux soins. Cette abolition est un élément tout à fait important, comme le soulignent les rapports du Conseil national du sida en 2010, de l’IGAS en 2012 et du Sénat en 2013.

Les mesures qui figurent au chapitre II doivent être soutenues, en particulier l’article 6, qui permet de renforcer l’accompagnement des victimes et modifie l’accès à un titre de séjour, les articles 8 et 9, qui favorisent la réinsertion et l’accès au logement, et l’article 10 qui permet la réparation des dommages physiques sans fournir la preuve d’une incapacité totale de travail (ITT) égale ou supérieure à un mois.

Le Conseil national du sida indique que dans les faits, les droits spécifiques réservés aux étrangers victimes de traite ne sont pas accordés. Il est absolument indispensable que la nouvelle loi incite davantage les personnes prostituées à dénoncer tout ce qui les contraint et les éloigne des systèmes de santé.

L’interdiction d’accéder aux sites hébergés à l’étranger qui contreviennent à la loi française sur le proxénétisme me paraît également positive. Cette disposition rejoint les préconisations de l’IGAS dans son rapport sur l’état de santé des personnes prostituées, paru en décembre 2012, qui mettait en avant la nécessité de mieux encadrer l’activité prostitutionnelle sur Internet.

L’article 15 prône la prévention des comportements prostitutionnels à l’école, ce qui permettra de sensibiliser les enfants dès le plus jeune âge.

L’article 4 prévoit la création d’un fonds qui permettra de financer des actions. Je souhaite pour ma part que les actions sanitaires auprès des personnes prostituées puissent en bénéficier et se voir renforcées. Nous constatons que les crédits de santé destinés aux personnes prostituées sont beaucoup moins importants que les crédits consacrés aux actions sanitaires et sociales qui s’orientent principalement vers les actions d’insertion et de logement, au détriment de la prise en charge et de l’accompagnement sanitaire des personnes prostituées.

S’agissant de l’accompagnement sanitaire des personnes prostituées, vous me permettrez de penser qu’il est nécessaire d’aller plus loin que ce que vous proposez dans votre proposition de loi. L’enjeu principal me semble être de renforcer l’accès aux droits et leur effectivité ainsi que l’accès à la prévention et aux soins. Il s’agit de prendre en compte l’émergence de nouveaux risques et l’évolution de l’activité prostitutionnelle, qui éloigne les personnes des structures de prévention et de soins. C’est pourquoi je préconise l’adoption, dans le cadre de cette proposition de loi, d’un référentiel de réduction des risques pour les personnes prostituées, ce qui permettrait d’identifier la santé comme un enjeu à part entière. C’est un sujet qui fait l’objet d’échanges avec les associations depuis de nombreuses années.

Qu’est-ce qu’un référentiel de réduction des risques ? C’est un cadre global qui définit les orientations et les actions engagées en matière de réduction des risques pour les personnes prostituées. Ce document de référence est approuvé par décret, ce qui lui donne une certaine force et suppose une concertation avec l’ensemble des acteurs sanitaires et sociaux.

Ce référentiel, destiné aux acteurs associatifs et professionnels, a pour objectif de prévenir les infections sexuellement transmissibles, les dommages sanitaires comme les vulnérabilités gynéco-obstétricales, les addictions, les troubles psychiques, les troubles alimentaires, ainsi que les troubles sociaux et psychologiques qui sont directement liés à l’activité prostitutionnelle. Cette approche, qui permet une vision globale du phénomène – c’est ce qu’on appelle les actions d’ « aller vers » les personnes prostituées – a démontré son efficacité envers ce type de public. La mobilisation de l’ensemble des acteurs pour « aller vers » les personnes qui se prostituent est préférable à des dispositifs vers lesquels peuvent venir les personnes prostituées. Cette proposition figure dans le rapport de l’IGAS publié en décembre 2012 sur les enjeux sanitaires de la prostitution. Il existe déjà un référentiel de réduction des risques pour les usagers de drogues.

D’autres mesures peuvent être envisagées pour améliorer la santé des personnes prostituées. Il faudrait par exemple mieux coordonner les actions engagées ou mettre en place des politiques de prévention plus affirmées.

Je tenais à insister sur la nécessité d’aller plus loin que ce que prévoit la proposition de loi. Je comprends vos objectifs et vos préoccupations, mais si vous voulez qu’ils soient atteints, nous devons nous montrer exigeants quant au suivi de la santé des personnes concernées.

M. le président Guy Geoffroy. Quelle est votre position et celle de votre ministère sur un sujet que vous n’avez pas abordé, celui de la responsabilisation du client, voire, comme en Suède ou en Norvège, sa pénalisation ? Sans clients ou avec moins de clients, la prostitution intéresserait moins les réseaux de traite, qui sont l’un des facteurs aggravants de la situation des personnes prostituées.

Mme la ministre. Sur ce point précis, en tant que ministre en charge de la santé, je n’ai pas à prendre position. Vous souhaitez la responsabilisation, voire la pénalisation des clients ? Soit. Mais l’analyse de la situation en Suède et en Norvège nous amène à constater que sur le plan de la santé, la loi a produit des résultats qu’il convient d’analyser avec beaucoup de précaution. Ma démarche ne consiste pas à exprimer un avis favorable ou défavorable, mais à trouver des garanties afin que la mesure à laquelle vous êtes attachés n’accroisse pas les risques sanitaires pour la population concernée. Je ne suis pas venue devant vous pour exprimer un avis tranché sur la question, je souhaite être constructive : je veux simplement que les enjeux de santé, auxquels je suis particulièrement attentive, soient traités de façon satisfaisante.

Je vous ai dit que votre proposition de loi comportait des mesures importantes – sur lesquelles d’ailleurs ceux qui la commentent devraient insister davantage – et gagnerait, me semble-t-il, à être complétée par la proposition que je viens de vous faire.

Mme Maud Olivier, rapporteure. J’ai bien noté, madame la ministre, que vous partagiez notre objectif de combattre la prostitution. Votre position sur l’accompagnement sanitaire et social des prostituées sera prise en compte avec beaucoup d’acuité ; d’ailleurs le rapport d’information que j’ai présenté en septembre consacre 25 recommandations à ce sujet, sur les 40 qu’il contient, ce qui montre à quel point il nous préoccupe. Toutefois notre objectif est toujours de combattre la prostitution.

J’ai entendu vos propos concernant la santé préoccupante des personnes prostituées, à propos de laquelle le représentant de l’IGAS nous avait déjà alertés lors de son audition. J’ajoute que l’état de santé des personnes prostituées est également lié aux violences qu’elles subissent. Vous n’avez pas mentionné ce point, mais il est important de rappeler que les viols et les violences sexuelles ont un impact sur l’état de santé de ces personnes.

Quant au référentiel de réduction des risques que vous proposez d’adopter, nous allons étudier la possibilité de l’introduire dans la proposition de loi.

Mme Kheira Bouziane. Je vous remercie, madame la ministre, pour votre présentation. Vous avez axé votre intervention sur le volet sanitaire et social. Je souhaite, quant à moi, vous interroger sur un autre volet dont a la charge votre ministère. Au cours de nos auditions, la nécessité de mettre en place une prévention dès le plus jeune âge a souvent été évoquée, et certaines prostituées que nous avons auditionnées ont témoigné du fait qu’elles avaient été violentées dans leur enfance. N’y a-t-il pas quelque chose à faire en matière de prévention au sein de la famille pour éviter à des jeunes femmes de « tomber » dans la prostitution ?

Par ailleurs, que faire pour les personnes prostituées mineures qui se trouvent sur notre territoire ?

Mme la ministre. Les violences et les situations qui, sans être forcément du domaine de la violence, sont de nature à précipiter une jeune femme ou un jeune homme vers la prostitution doivent être suivies avec beaucoup d’attention. Nous menons des actions, en lien avec les départements et les conseils généraux, en direction des familles au sein desquelles sont identifiées des pratiques de violence ou de maltraitance, ou qui se trouvent en situation de grande précarité psychique. Certaines de ces actions doivent être réorientées, certes, mais indépendamment de la question de la prostitution. Le problème que vous soulignez est traité par Dominique Bertinotti, ministre déléguée chargée de la famille auprès de mon ministère. Il apparaît nécessaire de déployer de nouvelles actions car ces situations sont de mieux en mieux identifiées, bien que je ne sois pas en mesure de dire jusqu'à quel point il y a une relation de cause à effet entre ces situations de violence et le fait de se livrer à la prostitution.

M. Jean-Marc Germain. Permettez-moi d’insister sur la question que vous a posée le président Geoffroy car elle explique la position d’un certain nombre d’associations qui accompagnent les personnes prostituées, comme Médecins du Monde.

Cette proposition de loi aura-t-elle un effet de réduction de la prostitution ? Peut-elle entraîner des risques sanitaires ?

Vous avez fait des propositions en vue d’améliorer le texte de la proposition de loi, notamment celle d’aller au-devant des prostituées pour s’assurer de leur santé. Pensez-vous que si nous adressons un message très clair à la société pour démontrer que la prostitution est une forme de traite des êtres humains et que ceux qui en font usage participent à ce système, nous parviendrons à réduire la prostitution comme cela s’est produit dans les pays qui ont emprunté cette voie avant nous ?

Mme la ministre. Je ne peux que vous répéter ce que je vous ai déjà dit. Vous évoquez, monsieur le député, la nécessité d’envoyer un message très clair pour lutter contre le système prostitutionnel. C’est précisément notre volonté, et nous la partageons avec quelques-unes des associations qui sont impliquées au quotidien auprès des personnes prostituées. Mais il est vrai que les situations liées à la domination, à l’exploitation, à la violence et à la maltraitance sont insupportables, inacceptables, et que tout doit être fait pour qu’elles n’existent pas.

En réalité, vous vous demandez si ma démarche permettra de faire reculer dans notre pays les frontières de ce qui est acceptable. Vous posez aussi une question annexe qui est très importante à mes yeux. Il ne faudrait pas que l’éradication d’une partie de la prostitution fragilise davantage celle qui se maintiendrait, parce que, si j’en juge par les exemples étrangers, nous n’arriverons pas, dans un premier temps, à éradiquer la prostitution dans sa totalité. Ainsi, pendant une certaine période, dont je ne peux dire combien de temps elle durera, la criminalisation de l’achat d’acte sexuel sera établie mais un certain nombre d’hommes et de femmes continueront à se livrer à la prostitution. Il est de ma responsabilité de me préoccuper de ces personnes afin qu’elles ne soient pas plus fragilisées qu’elles ne le sont aujourd’hui. Cette crainte explique la mobilisation de certaines associations. Nous devons nous mobiliser collectivement pour apporter des garanties aux hommes et aux femmes qui se prostituent pour qu’ils ne redoutent pas de sortir de la clandestinité et aillent à la rencontre de ceux qui sont susceptibles de les aider.

Encore une fois, je n’ai pas de position tranchée et je fais preuve d’une grande prudence parce que les analyses des exemples étrangers m’y incitent, mais cela ne veut pas dire que ce ne sera pas possible. Aucun élément ne m’amène à dire que nous devons renoncer. Ma réponse vous a peut-être parue ambiguë, mais à partir du moment où le système sera mis en place, il faudra faire en sorte que les hommes et les femmes concernés ne soient pas confrontés à des risques accrus. Pour cela, il faut aller plus loin que ce que vous proposez.

Mme Marietta Karamanli. À propos de la Suède et de la Norvège, on a critiqué le manque d’investissements dans les programmes sociaux destinés à l’accompagnement et à la réinsertion des femmes victimes. Que préconiseriez-vous dans ce domaine ?

Mme la ministre. Il faut une approche globale qui n’établisse pas de distinction entre l’aspect sanitaire et la dimension sociale. De ce point de vue, le fonds prévu dans la proposition de loi, qui pourra financer des actions relevant du social, peut être utile. Il importe de sensibiliser les travailleurs sociaux aux risques encourus par les personnes prostituées. L’élaboration d’un outil commun est en cours, en concertation avec la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (FNARS). Les personnes chargées du suivi sanitaire devraient être formées à l’accompagnement social, et réciproquement. On pourrait imaginer que l’on s’adresse d’abord à un travailleur social, puis que l’on consulte un professionnel de santé ; en réalité, on rencontre un interlocuteur qui se trouve relever du sanitaire ou du social mais il doit pouvoir répondre aux deux types de demandes.

La politique d’accès au logement, qui ne relève pas directement de mon ministère, est également essentielle pour améliorer les politiques sociales destinées aux personnes prostituées. En effet, pour elles comme pour les autres, un logement stable sert de lieu d’identification et garantit ainsi l’accès à d’autres droits sociaux et sanitaires. À cela s’ajoutent les politiques d’insertion classiques auxquelles nous travaillons avec la FNARS.

Mme Marie-Louise Fort. Afin de lutter plus efficacement contre le système prostitutionnel, la proposition de loi envisage de sanctionner les clients, ce qui est nouveau même si des pays nordiques le font déjà. Que savez-vous de l’incidence de la prostitution sur la santé de ceux qui ont régulièrement recours à ces pratiques ?

Quel est votre point de vue dans le débat sur le recours aux travailleurs du sexe pour remédier aux problèmes sexuels de certains handicapés ? Comment s’articule-t-il au présent débat sur la prostitution ?

Mme la ministre. Sur le premier point, je ne dispose pas d’éléments plus précis que ceux que j’ai fournis dans mon intervention liminaire. On sait que l’évolution des pratiques prostitutionnelles a un effet sur la santé ou sur l’accès à certains services publics. Selon les études dont nous disposons, les personnes que l’on contacte sur Internet se voient par exemple demander des rapports sexuels non protégés, ce qui présente un risque pour leur santé. Toutefois, je demeure très prudente au sujet des données comme de leur analyse : il est possible de déceler des orientations, mais l’obtention de statistiques très précises est par définition aléatoire s’agissant de populations qui ne se laissent pas appréhender de façon officielle.

Quant à la demande d’aidants sexuels – car telle est bien l’expression consacrée –, elle est diversement appréciée par les associations représentant les personnes en situation de handicap et par ces personnes elles-mêmes. Sans écarter cette préoccupation – car le droit à une vie sexuelle épanouissante fait partie de la vie, et il est vrai que certains handicaps privent de cette dimension de la vie les personnes qui en sont porteuses –, nous restons prudents, car nous ne devons pas ouvrir la porte à la prostitution. On voit bien comment l’on peut passer de la notion d’aidant sexuel à celle d’un soutien sexuel tarifé. Voilà pourquoi, même si des discussions ont lieu, nous ne nous sommes pas engagés dans cette voie.

Mme Ségolène Neuville. Vous avez parfaitement raison, madame la ministre : la situation sociale et sanitaire des personnes prostituées est évidemment notre préoccupation à tous. Voilà pourquoi nous souhaitons abroger le délit de racolage, car s’il est une chose certaine, c’est que la criminalisation des personnes prostituées nuit à leur santé.

De ce point de vue, les études dont nous disposons montrent que la situation actuelle, en France, n’est pas satisfaisante. Le meilleur moyen de réduire les risques, c’est de réduire la prévalence de la prostitution. Pour dire les choses crûment, subir dix, vingt, trente pénétrations non désirées par jour, voire plus, c’est mauvais pour la santé. Les conséquences ne se réduisent pas aux MST : ce sont aussi les déchirures vaginales ou anales, sans compter les menaces et les coups. Le rapport de l’IGAS contient ainsi une description tout à fait éloquente des cicatrices vaginales que révèle l’examen gynécologique pratiqué sur des jeunes femmes au bout de quelques années, voire quelques mois de pratique prostitutionnelle.

Réglementer la prostitution en la cantonnant à des bordels ne fait qu’aggraver la situation, notamment sanitaire, des personnes prostituées. À La Jonquera, tout près de mon département, celles-ci ne font l’objet d’aucune surveillance sanitaire, quoi que l’on pense.

Dès lors, comment améliorer la situation en France et en Europe ? L’idée d’un référentiel – que je qualifierais plutôt de référentiel de réduction des violences – est très bonne. Pour le mettre au point, nous allons devoir mobiliser toutes les bonnes volontés ; nous allons avoir besoin de vous, madame la ministre, pour sensibiliser à cette question les professionnels de santé et les travailleurs sociaux. Mais tout cela ne dépend pas seulement de la loi. Comment pourrions-nous agir dans ce domaine avec votre ministère ?

Mme la ministre. Je n’ai pas grand-chose à ajouter à votre analyse. Je partage votre constat et vos objectifs. Loin de moi l’idée de prétendre que la situation actuelle serait satisfaisante, y compris du seul point de vue sanitaire – sans parler de la violence, de la traite, du proxénétisme, de la domination, de l’exploitation, qui sont, je le répète, inacceptables, insupportables, indignes d’une société développée.

Une mobilisation collective – des pouvoirs publics et des acteurs concernés, en particulier associatifs – est donc effectivement nécessaire. Mon ministère est tout à fait disposé à s’y impliquer. La préparation du nouveau référentiel pourrait, comme pour le référentiel relatif à l’usage de drogue, s’échelonner sur six mois environ, dont trois mois de concertation avec les acteurs, suivis de la phase d’élaboration du texte proprement dit.

M. Charles de Courson. Madame la ministre, vous nous avez parlé de l’incidence d’une éventuelle pénalisation sur les personnes qui se prostituent. Mais, pour être équilibré, il faut aussi parler des clients. Or, selon les premières évaluations des systèmes suédois et norvégien, la mesure a fait baisser leur nombre. Il y a donc une dégradation d’un côté mais une amélioration de l’autre. Lorsque l’on est responsable de la santé publique, il faut tenir compte des différents aspects du problème.

Par ailleurs, êtes-vous favorable à l’allongement de la durée de prescription des crimes et délits à caractère sexuel ? Je songe notamment aux mineurs, puisque l’on a reporté à la majorité la date à partir de laquelle court le délai de prescription. On sait que, chez certaines femmes, les drames vécus peuvent resurgir bien plus tard.

Enfin, ne faudrait-il pas reporter la majorité sexuelle de 16 à 18 ans pour mieux protéger les mineurs de la prostitution ?

Mme la ministre. La politique de santé publique se fonde sur des approches populationnelles et non pas simplement sur des balances globales. Il s’agit de faire en sorte que chaque population connaisse une amélioration de son sort. Si les risques sanitaires encourus par chacune des deux parties peuvent être liés, s’agissant par exemple des contaminations, dans le cas des violences, ce sont les personnes prostituées qui sont victimes des clients, et nous devons les aider à sortir de l’isolement ou de l’anonymat pour dénoncer les actes qu’elles ont subis. Nous ne pouvons que souhaiter que toutes les populations soient en meilleure santé. Si j’ai néanmoins témoigné une attention particulière au sort des personnes prostituées, c’est parce que ce sont elles qui sont exploitées, donc moins libres de leur parole, plus éloignées des centres où elles pourraient être soignées, alors que le client, qui peut être Monsieur Tout le Monde, bénéficie alors d’un suivi médical classique.

Concernant le délai de prescription, je n’ai pas été amenée à réfléchir à cette question et je ne veux donc pas me prononcer sur ce point.

S’agissant enfin de la majorité sexuelle, une réflexion est en cours, dans le cadre de la préparation de la loi sur la famille, sur les différents seuils qui coexistent aujourd’hui dans notre droit : on est majeur sexuellement à 16 ans, mais majeur à 18 ans, on l’est à d’autres égards dès 15 ans. Toutefois, pour la plupart des jeunes femmes et des jeunes gens, l’âge de la majorité sexuelle n’est fort heureusement pas placé sous le signe de la violence, de la contrainte ni du risque de prostitution. On peut dès lors s’interroger sur la portée d’une mesure qui, pour protéger une partie limitée de la population, aurait des conséquences significatives sur l’ensemble des jeunes.

Mme Catherine Coutelle. Le référentiel dont vous nous avez parlé est une idée intéressante, mais doit-il figurer dans la loi ou relever du domaine réglementaire ?

Pour établir son rapport, l’IGAS a étudié la santé des personnes prostituées, sans parti pris idéologique quant à l’abolition, la prohibition ou la réglementation de la prostitution. Elle a constaté que, sur le terrain, les associations qui intervenaient auprès des prostituées étaient très divisées car elles ne défendaient pas le même point de vue. Parce que nous ne voulons pas faire une loi idéologique, mais une loi pragmatique et efficace, nous créons une commission départementale destinée à réunir l’ensemble des acteurs concernés, dont la police, les associations et les services de l’État, en particulier les services de santé.

Certains d’entre nous se demandent si un parcours de santé ou un bilan de santé est nécessaire pour accompagner la sortie de la prostitution. Nous avons réfléchi hier à un amendement en ce sens. Mais cet accompagnement doit débuter en amont, pour celles et ceux qui continueront longtemps de se prostituer.

Les services de l’État pourront-ils jouer un rôle d’accompagnement et de suivi au sein de la commission départementale ?

Mme la ministre. Bien sûr. Dans cette commission, qui me paraît une bonne initiative, les agences régionales de santé auraient un rôle à jouer, en contribuant à identifier les populations et, éventuellement, les lieux où il apparaît nécessaire d’agir. En outre, au niveau national, nous devons réfléchir au moment opportun auquel proposer un bilan de santé aux personnes qui ont entrepris de sortir de la prostitution. Ces éléments pourraient d’ailleurs faire partie du référentiel pour ce qui concerne cette catégorie de personnes.

M. Sergio Coronado. Je vous remercie, madame la ministre, de la prudence et de la nuance dont votre intervention faisait preuve, dans le droit-fil des différents rapports qu’ont produits depuis de longues années l’ONUSIDA, l’OMS, le Conseil national du sida et les associations de santé communautaires qui accompagnent les personnes prostituées, notamment dans la sortie de la prostitution. Je vous sais également gré de vous être référée au rapport de l’IGAS, particulièrement riche et qui devrait guider en grande partie notre réflexion.

Dans son rapport sur le sujet, la Commission nationale consultative des droits de l’homme ne préconise pas la pénalisation de l’achat d’actes sexuels, mais d’autres mesures tout aussi fondamentales : établir une définition claire et précise de la traite et de l’exploitation – c’est en effet une urgence – et, pour ce qui vous concerne directement, garantir l’effectivité de l’accès aux droits des personnes prostituées. Vous l’avez dit vous-même, tel est sans doute le point noir de la politique française de lutte contre la prostitution. Si la proposition de loi est adoptée, comment mobiliser l’ensemble du réseau associatif, pour le moins sceptique vis-à-vis de la pénalisation, dont il craint que, comme le délit de racolage, elle ne provoque une dispersion des populations prostituées et ne complique leur accès aux services de santé, à l’aide sociale et aux droits ?

Je rappelle que, conformément à la convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui, adoptée en 1949 et ratifiée en 1960 par la France, la lutte contre la prostitution vise le fait de prostituer autrui et non le fait de se prostituer soi-même, que la loi française ne pénalise pas.

Mme la ministre. Je n’ai pas voulu laisser entendre que la situation sanitaire des personnes qui se prostituent serait le point noir de la politique française : c’est un sujet de préoccupation, mais ce n’est pas le seul. Toutes les personnes qui sont soustraites, volontairement ou non, au regard des pouvoirs publics sont fragilisées.

Il ne m’appartient pas de dire ce que les associations seraient prêtes à faire, mais si, comme je le préconise, nous élaborons un référentiel, elles devraient être partie prenante de la concertation requise, quelle que soit leur position. Très pragmatiques, elles sont parfaitement capables, tout en tenant un discours et, le cas échéant, en menant un combat idéologiques, de s’inscrire dans le cadre juridique existant pour tenter d’améliorer la situation des personnes dont elles s’occupent. Elles pourraient donc tout à fait prendre part à une action commune à condition que celle-ci soit clairement identifiée comme destinée à ces personnes.

M. Guénhaël Huet. Les articles 16 et 17 de la proposition de loi, relatifs à la pénalisation des clients, sont les plus problématiques. Je comprends que l’on veuille agir à la fois sur l’offre et sur la demande pour parvenir à un texte équilibré. Je sais aussi que, pour la théorie juridique – et cette expression n’a rien de péjoratif dans ma bouche –, il n’y a pas de bon texte de loi qui ne prévoie de sanction. Toutefois, je m’interroge sincèrement sur l’efficacité de la mesure. On voit bien que la pénalisation des consommateurs de drogue, en vigueur depuis des années, n’a eu que peu d’effet sur l’existence de réseaux de trafiquants. C’est peut-être une idée reçue, mais ne vaut-il pas mieux s’attaquer à ceux qui trafiquent qu’à ceux qui consomment ? Cette pénalisation n’est-elle pas un peu théorique – encore une fois, sans connotation péjorative ? En outre, ne risque-t-elle pas d’avoir des effets négatifs sur la clandestinité de la prostitution et, par là, sur la situation sanitaire des prostituées ?

Mme la ministre. Voilà une question qui s’adresse au moins autant aux membres de la commission spéciale, à son président et à sa rapporteure qu’au Gouvernement. À l’évidence, le système retenu ne devra pas renforcer la clandestinité, mais devra s’accompagner de mesures permettant d’« aller vers » les personnes concernées.

M. le président Guy Geoffroy. Merci, madame la ministre.

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Puis, la commission spéciale procède à l’audition, ouverte à la presse, de Mme Christiane Taubira, garde des Sceaux, ministre de la Justice

M. le président Guy Geoffroy. Mes chers collègues, nous sommes heureux d’accueillir aujourd’hui Mme Christiane Taubira, garde des Sceaux, ministre de la justice. Nous étions désireux d’entendre chacun des ministres qui, à un titre ou à un autre, sont concernés par notre proposition de loi.

Madame la ministre, dans le volet pénal de notre proposition de loi « renforçant la lutte contre le système prostitutionnel », deux sujets concernent tout particulièrement votre ministère : la suppression du délit de racolage, et la responsabilisation du client de la prostitution, pouvant aller jusqu’à sa pénalisation.

Mme Christiane Taubira, garde des Sceaux, ministre de la justice. Mesdames, messieurs, je tiens d’abord à saluer le travail de toutes celles et tous ceux d’entre vous qui sont très impliqués sur ce sujet difficile. Il a été pris à bras-le-corps depuis la précédente législature, effort trans-partisan qui a permis l’adoption à l’unanimité de la résolution réaffirmant la position abolitionniste de la France en matière de prostitution.

Le sujet est également complexe au regard des arguments de part et d’autre – des tentatives d’instrumentalisation, mais aussi des arguments solides et de bonne foi d’un certain nombre d’experts.

Je commencerai par dire que nous pouvons admettre qu’il existe, sans doute de façon marginale, des personnes – femmes ou hommes – qui ont choisi ou pensent avoir choisi de pratiquer une prostitution libérale, se considérant libres de disposer de leur corps. Néanmoins, il est incontestable que la très grande majorité des personnes prostituées subissent, et là, je ne dis pas « pratiquent », la prostitution, c’est-à-dire y sont contraintes. C’est pour ces personnes que nous devons trouver des solutions. La traite des êtres humains et le proxénétisme, qui relèvent de la criminalité organisée et transfrontalière, appellent des réponses efficaces. En la matière, les positions respectives des trois acteurs concernés – la personne prostituée, le proxénète et le client – sont extrêmement inégales.

À l’heure actuelle, le proxénétisme est très sévèrement puni par le code pénal. La difficulté, c’est la réalité. Le code pénal a été enrichi grâce à la loi du 5 août 2013 transposant la directive européenne relative à la traite des êtres humains, qui comporte des dispositions sur l’esclavage et la servitude.

Parallèlement à cet arsenal répressif, l’efficacité des politiques publiques est une exigence.

La lutte contre la traite des êtres humains ne relève pas de la morale, mais de l’éthique. Ce sujet renvoie aux notions de libertés individuelles, de libre disposition de son corps. D’aucuns considèrent qu’il faut respecter la possibilité pour des personnes adultes consentantes d’avoir des rapports sexuels tarifés. Le problème est que, dans la très grande majorité des situations, le pouvoir de l’argent d’un côté, la vulnérabilité et la fragilité sociale et économique de l’autre, engendrent un rapport déséquilibré entre le consommateur d’un corps et la personne qui n’a comme richesse que ce corps à offrir.

Il faut entendre les objections des experts, afin, même de bonne foi, de ne pas aggraver le mal, – je pense notamment à Médecins du Monde, association tout à fait respectable et dont les inquiétudes sont parfaitement fondées. Tous ces experts ne sont ni des ennemis de la loi ou la puissance publique, ni des partisans de la prostitution : ils fondent leurs inquiétudes sur l’observation de la réalité, sur leur compréhension des comportements ; ils assurent un service d’intérêt public et connaissent parfaitement le marché de la prostitution, ainsi que les dimensions psychologiques et sanitaires qui s’y rattachent.

La nécessité de légiférer me semble évidente. Les dispositions contenues dans votre proposition de loi sur la responsabilisation du client seront sans aucun doute efficaces. Le client ne peut être mis à l’écart, sachant que les prostituées ont été pénalisées avec le délit de racolage, et que les proxénètes sont sévèrement punis par le code pénal. Le bout de la chaîne, c’est-à-dire le consommateur, ne peut donc pas être ignoré.

J’entends les arguments selon lesquels les nouvelles dispositions vont aggraver le mal. Nous ne pouvons pas sous-estimer les risques de dissimulation, d’éloignement, de vulnérabilité accrue des prostituées, comme nous les avons constatés à la suite de l’instauration du délit de racolage. Une fois votée, cette proposition de loi, sur laquelle le Gouvernement vous a apporté très clairement son soutien, traduira un engagement de la puissance publique. Par conséquent, poser des interdits se conçoit, sauf s’ils sont de nature à aggraver la situation des victimes. C’est pourquoi la question des politiques publiques est essentielle, et j’espère qu’elle sera abordée durant les débats parlementaires avec autant de force que le seront les normes que vous voulez introduire dans la loi.

Je pense au fonds dédié, sur lequel le Gouvernement s’est engagé, qui devra être assorti des mécanismes permettant de l’abonder, notamment pour en fixer les ressources, leur stabilité et leur pérennité. Ce fonds devra être suffisamment conséquent afin de permettre l’application effective des dispositions contenues dans votre texte. On se souvient que la loi contre l’esclavage moderne, avec toute une série de dispositions sur la prise en charge de victimes, la régularisation provisoire de leur état civil, leur hébergement, les revenus d’accompagnement, la sécurité des personnes jusqu’à la fin des procédures judiciaires, a été problématique en termes d’application.

Les moyens octroyés à la politique publique en matière d’information, de sensibilisation, de prise en charge, d’accompagnement, notamment dans le cadre du plan gouvernemental que présentera prochainement la ministre des droits des femmes, devront être au rendez-vous. Interdire peut devenir une facilité si l’on ne se soucie pas aussi de l’avenir des personnes prostituées, si l’on ne s’assure pas qu’elles auront une alternative professionnelle leur permettant de ne plus être prisonnières de leur activité et des revenus qu’elle procure.

J’insiste : il s’agit d’une question de droit et d’éthique. Celle-ci renvoie à notre conception de l’être humain, des libertés individuelles et des conditions objectives dans lesquelles celles-ci peuvent être exercées, du rapport avec le corps, du principe d’indisponibilité du corps humain, du rapport marchand, de la sexualité. La crédibilité de la puissance publique et du Parlement se traduira dans l’application des dispositions de cette proposition de loi visant à mettre un terme à la prostitution.

M. le président Guy Geoffroy. Comme l’ont montré nos auditions, un certain nombre de personnes estiment que la pénalisation du client irait à l’encontre de l’objectif poursuivi, à savoir la diminution, puis l’extinction du phénomène prostitutionnel. D’autres, à l’inverse, considèrent que la contravention de cinquième classe n’est pas à la hauteur de l’enjeu. Sans vouloir mettre en prison les clients de la prostitution, – d’ailleurs, aucun Suédois n’a été incarcéré à la suite du vote de la loi de 1999 – ils estiment que ne pas créer un délit n’est pas à la hauteur de l’enjeu. Quelle est votre position ?

Mme la garde des Sceaux, ministre de la justice. Cette question renvoie à notre capacité à agir contre cette criminalité, y compris au-delà de nos frontières. La marche était haute, mais à la suite des auditions et de votre travail avec le Gouvernement, vous avez abouti, d’une part, à la responsabilisation du client, d’autre part, à la contravention de cinquième classe.

J’entends la demande de pénalisation. Néanmoins, si vous avez décidé de rendre certaines dispositions applicables six mois après la promulgation de la proposition de loi, c’est sans doute parce que vous êtes persuadés qu’un travail de sensibilisation est nécessaire et qu’il faut se donner les moyens de l’efficacité, le couperet du délit de la sanction immédiate pouvant peut-être présenter des effets plus pervers que bénéfiques.

J’avoue que je ne saurais pas quoi ajouter. C’est vrai que le client doit être responsabilisé. Sinon, cela reviendrait à dire que l’on s’accommode de la prostitution – et certaines personnes sont capables de construire des arguments solides sur cette base. Mais dès lors qu’on considère que la situation dans laquelle se trouvent des personnes victimes de réseaux de traite, d’exploitation et de violences – en général des femmes – n’est pas compatible avec nos valeurs, on ne peut pas envoyer un message d’impunité au client, lui laisser entendre qu’il serait le seul intouchable parmi les trois acteurs de la prostitution.

Il est possible d’envisager un délit puni d’incarcération, ou encore un délit sans incarcération, la loi le permet.

Mme Maud Olivier, rapporteure. Une fois cette proposition de loi adoptée, les condamnations pour racolage seront effacées du casier judiciaire des personnes concernées. Des instructions seront-elles données en ce sens au Service du casier judiciaire national, afin que la réinsertion sociale et professionnelle de ces personnes ne soit pas retardée dans l’attente de l’entrée en vigueur de la loi ?

Actuellement, les dispositions permettant la saisie des biens des proxénètes sur un territoire étranger sont relativement limitées. Envisagez-vous de les renforcer ?

Mme la garde des Sceaux, ministre de la justice. Madame la rapporteure, je vous rassure : la circulaire d’application sera diffusée le jour même de la promulgation de la loi ; j’y veillerai personnellement.

Nous avons enrichi le code pénal grâce à l’adoption du projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière. Les dispositions portent notamment sur la confiscation de l’instrument de l’infraction et la saisie de l’entier patrimoine ; les saisies seront également facilitées au niveau international. S’agissant des pays européens, les choses seront facilitées grâce aux instruments de reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires et aux contentieux ne nécessitant pas l’exequatur. Pour d’autres pays, les choses seront plus compliquées car elles relèveront de commissions rogatoires internationales.

Mme Ségolène Neuville. Je crois beaucoup au rôle pédagogique de la loi. La responsabilisation du client permettra de faire comprendre aux clients et à la population en général que l’achat d’un service sexuel n’est pas anodin.

Néanmoins, je crains que la proposition de loi n’encourage l’achat d’actes sexuels aux frontières, sachant que la France comporte des départements frontaliers avec les pays autorisant la prostitution dans les maisons closes. Le phénomène est, par exemple, très important dans la jeunesse des Pyrénées-Orientales. Ne pensez-vous pas que la responsabilisation du client pourrait être assortie d’une clause d’extraterritorialité ?

Mme la garde des Sceaux, ministre de la justice. Le Gouvernement a travaillé sur le sujet mais n’a pas encore abouti. Outre que cela est rarissime, je ne vois pas sur quoi une clause d’extraterritorialité pourrait reposer d’un point de vue juridique. Nous sommes entourés de pays souverains. Néanmoins, la mise en place d’un espace judiciaire européen prend une place croissante dans la construction européenne mais est encore en cours de construction.

Certes, l’idéal serait un dispositif pénal répressif et une politique publique à l’échelle européenne, mais le fait est que les différentes législations aboutissent à la situation que vous décrivez. Par conséquent, soit on cherche à atteindre cet idéal en travaillant pendant de nombreuses années, soit on propose des dispositions comme celles contenues dans votre proposition de loi, qui – il faut en être conscient – créera des inconvénients, engendrera des risques sur lesquels vous ont alertés notamment Médecins du Monde et auxquels il faudra remédier.

M. le président Guy Geoffroy. La pénalisation du tourisme sexuel auprès des mineurs, que nous avons votée en 2005, pourrait constituer une piste de réflexion. Mais il est vrai que le sujet est difficile.

Mme Marietta Karamanli. Une coopération entre les États ou, du moins, une réflexion plus globale au niveau européen me semble essentielle. La Suède, où la prostitution de rue a diminué de moitié grâce à la loi et qui envisage de poursuivre les crimes d’achat de sexe commis à l’étranger, est un exemple intéressant pour la poursuite de notre réflexion.

Madame la ministre, les moyens du ministère de la justice font-ils l’objet d’une adaptation pour permettre la poursuite des infractions ?

Le succès des lois étrangères serait notamment attribué au fait qu’elles s’appuient, non sur la peur de l’amende, mais plutôt sur les craintes liées à la procédure – connaissance de l’affaire par la famille et l’entourage, réputation entachée, etc. Votre ministère mène-t-il une réflexion en la matière ?

Mme la garde des Sceaux, ministre de la justice. Il me semble que c’est au ministre de l’intérieur, que vous allez auditionner demain, de répondre à votre première question. Pour ce qui est de mon ministère, il devra s’assurer de la qualité des enquêtes conduites sous la responsabilité du procureur de la République. Cet aspect devra probablement faire l’objet d’une circulaire pour mobiliser les parquets sur ces infractions et sur les modus operandi.

S’agissant de votre seconde question, je ne suis pas sûre qu’un seul paramètre, en l’occurrence la stigmatisation sociale, puisse avoir un effet dissuasif sur l’achat de services sexuels tarifés. Les choses sont plus compliquées que cela, comme en témoignent les prostituées elles-mêmes qui dressent des profils psychologiques de leurs clients – les sadiques, les masochistes, les dominateurs, les dominés… En la matière, toutes sortes de pathologies, de frustrations, de représentations entrent en jeu.

À mon sens, il ne s’agit pas de trouver un profil du consommateur pour mieux le punir. L’essentiel est d’être pénétré de la conviction que la prostitution n’est pas une situation anodine, banale, qu’elle est contraire à nos valeurs et à nos principes, et que la très grande majorité des prostituées sont des victimes. Mais les solutions seront forcément incomplètes, imparfaites. En tout cas, au moins 343 seront contents que cela se sache….

M. Jean-Marc Germain. Merci, madame la ministre, pour la clarté des principes que vous avez énoncés, en particulier en faveur de la responsabilisation du client.

Dans la mesure où, comme vous le démontrez, l’écrasante majorité de la prostitution est le fait pour certains – les clients – de disposer du corps d’autrui, d’où l’organisation planétaire de la traite d’êtres humains, il va de soi que la priorité, comme le fait la proposition de loi, doit être donnée à la lutte contre le proxénétisme et à la responsabilisation du client. Par conséquent, je vous avoue avoir du mal à comprendre les hésitations du Gouvernement. Pouvez-vous nous éclairer ?

En outre, quelle est votre appréciation de la politique pénale menée en Suède et en Norvège ? Les sanctions ont-elles été appliquées de manière systématique ? Les difficultés constatées sont-elles liées à un dysfonctionnement de la justice de ces deux pays ?

M. Sergio Coronado. Toutes les prostitutions – l’IGAS utilise le terme au pluriel – ne sont pas réductibles à la traite. D’ailleurs, dans le cadre de votre rapport d’information sur le sujet, monsieur le président, Alain Vidalies avait distingué, à juste titre, la traite et la prostitution. En outre, le nombre de condamnations pour traite est très faible. À cet égard, la Commission nationale consultative des droits de l’Homme a recommandé un effort de cohérence au regard des définitions très diverses de la traite dans les textes internationaux. Madame la ministre, comment augmenter l’efficacité des dispositifs contre les prostitutions et la traite ?

Mme Catherine Coutelle. Merci beaucoup pour votre intervention, madame la ministre.

Eurostat a publié, pour la première fois, un rapport statistique sur la traite, selon lequel le nombre de victimes de la traite des êtres humains s’est accru de 17 % ces trois dernières années. En outre, en Allemagne, une pétition circule pour demander une loi équivalente à la nôtre. Je pense donc que nous avons tout intérêt à travailler avec les pays européens en vue d’une coordination des politiques.

Mme la garde des Sceaux, ministre de la justice. Monsieur Germain, oui, il y a des débats, mais c’est normal, la matière est complexe. Comme je l’ai dit, elle renvoie non à la morale, mais à l’éthique. C’est pourquoi nous voyons bien que les libertés individuelles sont en cause. Mais nous entendons aussi les arguments sur la liberté de disposer de son corps entre adultes consentants. Pour ma part, je continue à penser que la très grande majorité de la prostitution relève des réseaux de traite.

En effet, monsieur Coronado, les chiffres sont dérisoires : 5 enquêtes préliminaires en 2011 et 9 en 2012 ; 26 informations judiciaires en 2011 et 37 en 2012. Néanmoins, environ 500 arrestations de proxénètes ont eu lieu, ce qui n’est pas négligeable mais c’est sûr, ce n’est pas à l’échelle de ce qu’on suppose être la réalité des réseaux.

Il y a des phénomènes de classes dans la prostitution. À côté de la prostitution qui parfois expose ses victimes, totalement démunies, aux pires violences, il y a la prostitution de luxe. Mais même la prostitution de luxe est concernée par le proxénétisme et la traite ! J’ai discuté de tous ces sujets avec la ministre des droits des femmes, le ministre de l’intérieur et la ministre de la santé, et je trouve sain que ces débats aient lieu au sein du Gouvernement.

Je retiens que le Gouvernement vous accompagne dans cette démarche et que le travail sérieux de concertation a été productif – vous avez accepté de « descendre de la marche ». Le débat parlementaire va enrichir le texte. Mais le débat est aussi dans la société et surtout dans les médias.

Selon le rapport de Mme la rapporteure, il n’a pas été constaté de développement de la prostitution cachée dans les pays sanctionnant le client. Pour notre part, nous disposons d’éléments indiquant des déplacements géographiques de la prostitution. Même s’ils ne se sont pas produits en Suède ou en Norvège, cela n’exclut pas le risque chez nous.

Disons-nous bien que votre travail sera davantage accompli grâce aux politiques publiques qui seront mises œuvre que par l’efficacité pénale des dispositions que vous introduirez dans la loi ! Il faut être lucide sur le risque d’aggraver la situation des personnes que nous voulons protéger. Si nous ne nous donnons pas les moyens d’apporter des réponses aux conséquences des interdits et des sanctions contenues dans votre texte, nous porterons la responsabilité d’avoir aggravé des situations. Ce risque existe objectivement et il faut donc mettre en place les moyens appropriés. Car imaginons qu’on réussisse à dissuader 80% des clients, que vont devenir les prostituées ? C’est notre premier problème. Il faut se donner les moyens d’y faire face.

M. le président Guy Geoffroy. Merci beaucoup, madame la ministre.

La séance est levée à 18 heures 45.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Pierre Aylagas, Mme Kheira Bouziane, Mme Sylviane Bulteau, Mme Marie-Françoise Clergeau, M. Sergio Coronado, M. Charles de Courson, Mme Catherine Coutelle, Mme Laurence Dumont, Mme Marie-Hélène Fabre, Mme Marie-Louise Fort, M. Guy Geoffroy, M. Jean-Marc Germain, M. Guénhaël Huet, Mme Marietta Karamanli, M. Jean-Philippe Mallé, Mme Sandrine Mazetier, Mme Ségolène Neuville, Mme Maud Olivier, Mme Barbara Pompili, M. Michel Pouzol, M. Patrice Prat

Excusés. - M. Philip Cordery, Mme Virginie Duby-Muller, Mme Françoise Imbert, Mme Lucette Lousteau, M. Patrice Martin-Lalande, Mme Dominique Nachury, M. Éric Woerth, M. Michel Zumkeller