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Délégation aux droits des femmes et l’égalité des chances entre les hommes et les femmes

Mercredi 5 décembre 2012

Séance de 17 heures

Compte rendu n°13

Présidence de Mme Catherine Coutelle, Présidente

– Audition de Mmes Sophie Avarguez et Aude Harlé, sociologues, maîtresses de conférences à l’Université de Perpignan et de Mme Lise Jacquez, doctorante en sciences de l’information et de la communication, sur leur étude consacrée au phénomène prostitutionnel dans l’espace catalan transfrontalier – vécu, usages sociaux et représentations

La Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes a procédé à l’audition, ouverte à la presse, de Mmes Sophie Avarguez et Aude Harlé, sociologues, maîtresses de conférences à l’Université de Perpignan et de Mme Lise Jacquez, doctorante en sciences de l’information et de la communication, sur leur étude consacrée au phénomène prostitutionnel dans l’espace catalan transfrontalier – vécu, usages sociaux et représentations.

Présidence de Mme Catherine Coutelle, présidente.

La séance est ouverte à 17 heures.

Mme Catherine Coutelle, présidente de la Délégation. Nous avons, le 20 novembre dernier, commencé nos travaux sur le système prostitutionnel avec l’audition de Danielle Bousquet et de Guy Geoffroy, dont les travaux sur la prostitution en France avaient abouti en 2011 à l’adoption à l’unanimité, par l’Assemblée nationale, d’une résolution rappelant la position abolitionniste de la France, et au dépôt d’une proposition de loi qui, du fait du changement de législature, n’avait pu être examinée par le Parlement.

Nous donnons suite à ces travaux et c’est à ce titre que nous avons souhaité entendre aujourd’hui Mmes Sophie Avarguez et Aude Harlé, sociologues, maîtresses de conférences à l’Université de Perpignan, et Mme Lise Jacquez, doctorante en sciences de l’information et de la communication, auteures d’une très récente étude consacrée au phénomène prostitutionnel dans l’espace catalan transfrontalier.

Cette étude, financée par le Conseil général des Pyrénées-Orientales, ne porte pas directement sur la prostitution. Elle est basée sur une approche périphérique du phénomène et prend en considération son impact sur la vie des femmes, des hommes et des enfants vivant sur ce territoire ainsi que la spécificité de cette zone frontalière qui présente des disparités importantes entre notre pays et l’Espagne sur le plan administratif, législatif et politique.

Vous avez rencontré de fortes résistantes sur votre terrain d’étude, jusqu’à vous voir interdire l’accès à certains lieux, pour la raison que vous êtes des femmes. Vous avez dû surmonter beaucoup de difficultés sans parler de la fatigue psychique liée aux situations dont vous avez été témoins.

Je vous remercie de vous être déplacées pour nous informer et je remercie Mme Ségolène Neuville, conseillère générale du département des Pyrénées-Orientales, qui est à l’initiative de cette étude.

Mme Ségolène Neuville. L’étude a été en effet réalisée à la demande du Conseil général des Pyrénées-Orientales et du Conseil régional du Languedoc-Roussillon.

Elle porte sur le phénomène prostitutionnel dans l’espace transfrontalier catalan. On peut effectivement se demander, l’activité prostitutionnelle se trouvant essentiellement de l’autre côté de la frontière, pourquoi ce sont deux collectivités locales françaises qui s’y intéressent et investissent du temps et de l’argent dans une étude sur le phénomène. La raison est qu’en tant que conseillère générale en charge de l’égalité entre les femmes et les hommes, j’avais été alertée à plusieurs reprises par des professionnels de l’éducation à la sexualité qui, sachant que beaucoup de jeunes du département sont clients des prostituées, craignent que le premier regard aperçu de ces jeunes sur la sexualité ait des conséquences sur les relations entre les filles et les garçons aujourd’hui et plus tard.

J’ai été d’autant plus sensibilisée par cette question qu’étant médecin, spécialisée dans les maladies sexuellement transmissibles et leur dépistage, j’avais constaté l’augmentation du nombre de personnes venant en consultation après un rapport sexuel potentiellement à risque.

La jeunesse étant la priorité du conseil général comme du conseil régional, nous avons considéré qu’il serait intéressant pour nous de disposer d’informations plus précises et à ce titre nous avons demandé à l’Institut catalan de recherche en sciences sociales (ICRESS) de l’Université de Perpignan d’engager une étude sur ce thème. Cette étude est basée sur des enquêtes réalisées dans la municipalité de la Jonquera ainsi que sur des entretiens menés auprès des jeunes du département et des professionnels intervenant en matière d’éducation à la sexualité. Au vu des résultats de cette étude, les collectivités locales travaillent avec l’ensemble des partenaires du département à la mise en œuvre d’actions concrètes de prévention, de sensibilisation et de communication.

Mme Sophie Avarguez, sociologue, maîtresse de conférences à l’Université de Perpignan. Nous sommes très heureuses d’être parmi vous et vous en remercions.

Comme vous l’avez précisé, madame la présidente, nous avons abordé le phénomène prostitutionnel de manière indirecte et périphérique afin de faire émerger les représentations de la prostitution et les pratiques qui en découlent, ainsi que les effets que produit la frontière dans l’espace catalan.

Nous avons réalisé notre étude à la frontière franco-espagnole, sur une zone qui englobe le département des Pyrénées-Orientales et la comarca de Gérone. Elle s’est déroulée sur une période d’un an et s’appuie sur une enquête de type ethnographique, par observation directe, complétée par des entretiens semi-directifs auprès des habitants de la ville de la Jonquera et des jeunes des Pyrénées-Orientales. Nous avons visé la significativité et non la représentativité et avons privilégié une démarche socio-clinique qui prend en compte la subjectivité des personnes interviewées ainsi que celle des chercheurs.

Afin d’évaluer le poids du phénomène dans les discours sociaux, nous avons analysé les discours médiatiques locaux sous trois angles : à travers le vécu des habitants de la Jonquera, celui des jeunes des Pyrénées-Orientales, et dans les discours médiatiques.

Je vous présenterai pour ma part les résultats de nos travaux consacrés au vécu des habitants de la Jonquera, qui ont été réalisés de l’autre côté de la frontière, en territoire sud catalan.

La Jonquera est une ville frontalière d’une superficie de moins de 60 km2 qui comptait environ 3 000 habitants en 2010. Elle est connue au nord pour son activité commerciale dense, au même titre que la ville du Perthus, dont une moitié est française et l’autre catalane, qui dépend de la municipalité de la Jonquera.

La Jonquera se différencie du Perthus par la présence sur son territoire d’une activité prostitutionnelle importante, tant dans la rue qu’en club. Son paysage urbain et sa localisation lui assignent l’identité particulière d’une ville de transit, caractérisée par un flux important de biens et de personnes, d’un pôle de circulation articulant des zones périphériques de commerces et de services autour d’un centre-ville historique, où se concentrent les lieux de sociabilité.

Nos entretiens avec les habitants de ce village frontalier nous ont permis d’en retracer l’histoire et de comprendre sur quel tissu économique, social et culturel a pu s’implanter la prostitution.

L’économie locale de la Jonquera a toujours été construite sur l’effet frontière, mais la levée des frontières en 1992 fait basculer la situation, du point de vue géographique, d’une part, du fait du remaniement de l’espace, et du point de vue économique et social, d’autre part, du fait de l’uniformisation des normes et réglementations douanières et transitaires. Ce changement a coûté leur emploi à 800 personnes. Les pouvoirs publics et la municipalité de la Jonquera ont alors fait le choix de miser sur l’effet frontière et la particularité géographique du village en privilégiant deux axes très pourvoyeurs d’emploi, à savoir le développement d’activités commerciales à destination des frontaliers et des Français et de services à destination des camionneurs.

La prostitution n’est pas un phénomène récent à la Jonquera puisque l’un de ses clubs, le Desire, existe depuis une trentaine d’années. Les personnes que nous avons interviewées considèrent que la prostitution est un changement parmi les autres, le plus souvent lié, selon elles, à la levée de la frontière, au développement des activités de service et à la montée de l’immigration, essentiellement extracommunautaire – Maghreb, Afrique Subsaharienne, Amérique latine et Europe de l’Est.

Les français frontaliers sont les principaux clients de la prostitution et des biens de consommation courante tels que l’alcool, les cigarettes et l’essence. L’activité prostitutionnelle apparaît à la population comme un service formaté à la demande française. D’ailleurs, les habitants de la Jonquera et des environs ne fréquentent pas plus les clubs et les prostituées que les magasins et les restaurants de la zone.

L’attractivité de l’"offre prostitutionnelle" s’explique par des services sexuels à des coûts plus attractifs que ceux pratiqués en France et dans le reste de l’Europe : les puticlubs, qui sont de véritables hypermarchés du sexe, pratiquent des prix discount et cela dans une ambiance récréative et festive. Les gens se rendent dans ces clubs pour faire la fête et s’amuser – nous sommes très loin d’une pratique clandestine et individuelle de la prostitution.

Dans ce paysage, deux formes d’activité prostitutionnelle cohabitent : la prostitution de rue et la prostitution en club – il existe deux clubs sur le territoire de la Jonquera, quatre sur l’ensemble de la zone. L’une et l’autre concernant essentiellement des femmes migrantes – roumaines, bulgares, nigérianes – âgées de 18 à 30 ans.

Les habitants de la Jonquera entretiennent un rapport ambigu avec le phénomène prostitutionnel. Cette ambiguité, qui apparaît comme une caractéristique saillante, trace les contours de l’acceptabilité du phénomène. Ainsi, s’ils déplorent la prostitution en termes d’image, ils reconnaissent qu’elle représente une véritable manne économique. La Jonquera ne compte pas moins d’une dizaine de salons de coiffure et d’esthétique, sans compter qu’un certain nombre de professions bénéficient indirectement de l’activité prostitutionnelle
– chauffeurs de taxi, pharmaciens, acteurs de la presse locale – et que les clients potentiels fréquentent les bars et les restaurants de cette zone.

Les entretiens menés auprès des habitantes et des habitants de la ville font ressortir une tendance : globalement, la prostitution de rue est considérée comme un phénomène indésirable et gênant, que les pouvoirs publics se doivent d’éradiquer. Mais plus la prostitution de rue est dotée d’une charge négative, plus la prostitution en club, elle, est dotée d’une charge positive. Autrement dit, la dépréciation de la prostitution de rue alimente la valorisation de la prostitution en club et participe pleinement à sa légitimation.

Le principal argument en faveur de la prostitution en club est son invisibilité. Car bien que les clubs soient facilement repérables, ils ne présentent qu’une façade. L’activité prostitutionnelle se déroule à l’abri des regards et suppose, pour être vue, une démarche active.

Émerge alors un registre d’appréciations binaires pour penser le phénomène prostitutionnel. Les habitants ont tendance à considérer la prostitution en club comme une prostitution majoritairement libre, volontaire et indépendante – en faisant toutefois allusion au proxénétisme indirect lié au rôle des hôteliers – qui s’exerce dans de bonnes conditions sanitaires et sélectionne uniquement des filles « belles et soignées ». Selon eux, l’usage du préservatif étant strictement obligatoire, les prostituées ne prennent aucun risque, ni dans les pratiques sexuelles, ni dans leurs rapports avec les clients puisque les clubs disposent d’un dispositif de sécurité, à l’entrée et dans les chambres.

Au contraire, la prostitution de rue nous a été décrite comme étant sans hygiène, sans sécurité et sans consentement.

Ces oppositions montrent que le phénomène prostitutionnel est perçu comme un problème sociétal et politique épineux qu’il conviendrait de soumettre, au même titre que les autres activités économiques, à une réglementation appropriée. Cela pose la question du rôle des responsables politiques et des pouvoirs publics. Nos entretiens convergent tous vers la nécessité d’une réglementation de l’activité prostitutionnelle en vue de mettre fin à ce qui est perçu comme un flou juridique en la matière. Cette nécessité de réglementation contient en creux l’éradication de la prostitution de rue en vue de restaurer l’ordre dans l’espace public et de redorer l’image de la ville. Cette tendance dresse les contours de l’attribution d’une identité sociale aux personnes prostituées et d’une réglementation de l’activité, tant sur le plan fiscal, afin d’apporter aux prostituées une reconnaissance juridique et sociale, que sur le plan médical et sanitaire.

Faute de temps, je n’évoquerai ni la question du vivre ensemble, à savoir la place que les habitants assignent aux prostituées, ni les incidences de l’activité prostitutionnelle sur ces habitants, notamment les femmes et les adolescentes, mais je me tiens à votre disposition pour tout développement ultérieur.

Notre travail de terrain a révélé les difficultés d’engager des politiques publiques pour encadrer un phénomène qui transcende la frontière en rapprochant des clients majoritairement français et une activité prostitutionnelle située de l’autre côté de la frontière.

Les entretiens que nous avons recueillis au sud de la zone font apparaître que le phénomène prostitutionnel se déroule dans une unité de lieu et de temps, dans l’espace et la temporalité que représente la consommation de services sexuels. En d’autres termes, les clients, se déplacent vers un ailleurs où les transgressions sont possibles. Mais cette unité de lieu et de temps est illusoire, que l’on soit consommateur ou non, homme ou femme, car la présence de la prostitution de l’autre côté de la frontière a des effets différés et périphériques.

Ces effets sont perceptibles à différents niveaux : dans les rapports sociaux, dans les représentations collectives, dans le monde vécu des hommes et des femmes des Pyrénées-Orientales, et agit comme marqueur spécifique des rapports de genre et de sexe.

Mme Aude Harlé, sociologue, maîtresse de conférences à l’Université de Perpignan. Pour cerner les représentations et les incidences du phénomène prostitutionnel chez les jeunes des Pyrénées-Orientales, nous avons interviewé une quarantaine de jeunes, hommes et femmes, de 17 à 35 ans, sans cibler spécifiquement les clients ou les personnes se sentant directement concernées par le phénomène prostitutionnel, ainsi que les deux animatrices du Planning familial des Pyrénées-Orientales.

Il ressort de ces entretiens que les jeunes tiennent un discours sur la prostitution totalement libéré, nullement tabou, exempt de tout sentiment de clandestinité et de culpabilité.

Les jeunes connaissent parfaitement les clubs situés sur le territoire de la Jonquera : ils peuvent citer leur nom, leur localisation, leur fonctionnement, l’ambiance qui les caractérise, les tarifs, le type et le nombre des filles qui y travaillent. Tous connaissent l’existence du kit d’hygiène et évoquent la présence de miroirs dans les chambres. Même ceux qui n’y sont pas allés sont imprégnés des lieux. Les clubs sont présentés comme une spécificité locale, voire une fierté, un privilège. Quelques jeunes se sont vantés auprès de nous d’avoir à la Jonquera « la mer, la montagne et les putes ». Les jeunes n’évoquent la prostitution de rue que pour valoriser la prostitution en club. Le fait que les médias nationaux, notamment la télévision, se soient emparés de ce phénomène local les rend fiers.

Cette imprégnation culturelle de la prostitution à la Jonquera est le produit de deux canaux d’information. La première source d’information reste ce que l’on appelle trivialement le « bouche à oreille », au sein des familles, dans les collèges et les lycées, et dans le monde professionnel.

L’autre source d’information, ce sont les médias. Je citerai la publicité pour les clubs dans les journaux d’information locaux, les tracts et les prospectus qui circulent à l’entrée et à la sortie des matchs de l’USAP – l’équipe locale de rugby – les affiches sur les camionnettes qui circulent dans la ville, sans oublier la publicité diffusée sur les radios destinées aux jeunes. Je citerai enfin la publicité présentée lors des festivités locales – comme ce petit village de montagne qui avait pris pour thématique du carnaval le club Paradise ou la chanson du groupe local Al Chemist, intitulée Le Dallas, du nom d’un club de prostitution, qui avait été reprise en chœur par le public au pied du Castillet après une victoire de l’USAP.

J’en viens aux incidences du phénomène prostitutionnel sur l’imaginaire et la sexualité des jeunes ainsi que sur les rapports sociaux de genre. Il apparaît que la prostitution entretient un clivage et une hiérarchie entre les hommes et les femmes. Chez les jeunes hommes, elle nourrit l’idéal d’une virilité hétérosexuelle triomphante. Elle entérine l’idée naturaliste de pulsion sexuelle propre aux hommes et celle de solidarité masculine et participe à la cohésion de la classe des hommes, étant entendu que les femmes ne peuvent pénétrer dans les clubs – il faut entendre « les femmes non prostituées ». Cette exclusion des femmes, à l’heure où elles ont accès à des sports et des métiers traditionnellement masculins, renforce l’idée que les clubs sont les derniers bastions réservés aux hommes.

Cette image de la classe des hommes est tellement forte qu’elle minimise leur appartenance à une classe sociale. Tous les hommes en font partie, qu’ils soient homme politique, sportif, chômeur, chef d’entreprise.

Plus largement, les clubs renforcent la distinction et l’inégalité sexuelle entre les hommes et les femmes. Les hommes mettent en avant leurs besoins, voire leurs pulsions sexuelles, alors qu’aucune des jeunes femmes que nous avons entendues n’a parlé de désir, encore moins de besoin sexuel.

J’en viens aux incidences du phénomène prostitutionnel sur les femmes. Celui-ci engendre la « souffrance d’être femme », rarement prise en compte dans les études réalisées sur la prostitution et qui se traduit par un sentiment contradictoire. Plus la figure de la prostituée est présente dans le paysage culturel, plus les jeunes femmes ressentent le besoin, voire l’injonction de s’en distinguer. Beaucoup font en sorte de ne pas ressembler aux prostituées dont parlent tant les garçons en étant plus vertueuses, plus pures, plus vierges. Certaines développent un sentiment d’infériorité qui les pousse à la performance sexuelle normative car elles ont l’impression, en comparaison avec les prostituées, de ne pas être à la hauteur sur le plan sexuel. D’autres ont tendance à déprécier leur propre corps par rapport à celui des prostituées qui, aux dires des garçons, sont belles comme des actrices de films pornos. D’autres enfin nous ont confié qu’elles subissaient et parfois anticipaient une forme de chantage sexuel que leur compagnon ou leur mari exerce sur elles, en les menaçant d’aller à la Jonquera si elles refusent de satisfaire leur désir.

Cette fatalité trouve son prolongement dans l’impuissance que ressentent les jeunes femmes face au risque d’infections sexuellement transmissibles.

En conclusion, la perception qu’ont les jeunes de la prostitution correspond parfaitement à l’attitude consumériste propre à cette zone transfrontalière, où tout se vend à des prix très attractifs. Les clubs prolongent l’industrialisation et la marchandisation du sexe au-delà de l’industrie pornographique. Ils nourrissent le même imaginaire – sexualité hétérosexuelle, domination des femmes – en plus glamour. Dans l’esprit des jeunes, l’image du petit bordel bourgeois a laissé place à celle du grand club de Las Vegas, avec ses lumières et ses palmiers, comme en témoignent les noms des clubs de la Jonquera : Moonlight, Paradise, Dallas

Je voudrais, pour vous décrire le phénomène, m’appuyer sur le concept d’hétérotopie de Michel Foucault – les hétérotopies étant une localisation physique de l’utopie. Ainsi les cimetières sont des hétérotopies pour les personnes qui voient la mort comme une utopie, et le sociologue canadien Charles Perraton parle d’hétérotopie « disneyienne » lorsque les enfants abreuvés de dessins animés se rendent à Eurodisney. De la même manière, à la Jonquera, les clubs sont une hétérotopie sexuelle, une sorte de parc d’attraction où les adultes peuvent concrétiser l’"utopie pornographique".

Mme Lise Jacquez, doctorante en sciences de l’information et de la communication. Basant notre étude sur les médias de proximité, nous avons sélectionné le quotidien L’Indépendant, l’hebdomadaire La Semaine du Roussillon et la Clau, média transfrontalier en ligne qui cible l’actualité en Catalogne nord et sud. Souhaitant analyser l’information la plus accessible aux jeunes, nous avons également étudié les reportages télévisuels puisque taper « La Jonquera » sur Internet donne accès à des extraits d’émissions diffusées par M6, Direct 8 ou TF1.

Le phénomène prostitutionnel est plus souvent abordé par les chaînes nationales que par les médias locaux. Le journal L’Indépendant lui a consacré près de 70 articles entre 2010 et 2012. Si 35 de ces articles s’intéressent à la Jonquera, tous sont liés à l’ouverture du Paradise, le plus grand des clubs de la ville. Paradoxalement, les médias locaux donnent moins de détails sur le fonctionnement de ces clubs, et L’Indépendant est le seul à avoir adopté un point de vue distancié en laissant la parole aux militants abolitionnistes et féministes. Cela dit, tous les médias ont une attitude ambiguë face au phénomène prostitutionnel.

En ce qui concerne les médias télévisés, M6 a consacré deux reportages à la Jonquera, dans l’émission Enquête exclusive et dans un reportage sur la prostitution en 2011 et 2012 ; la chaîne Direct 8 a présenté une émission en 2011. France 4, dans le cadre de l’émission Génération reporter, a présenté un reportage sur les jeunes et la prostitution, sous un angle que l’on pourrait presque qualifier de sociologique.

Les médias évoquent les lieux de prostitution comme des lieux à part, en donnant à la frontière une fonction narrative fondamentale. Il s’agit pour les clients d’entrer dans un monde où tout est permis, un monde où ne s’appliquent pas les mêmes règles qu’en France, un monde traversé par des flux, un monde anarchique et symptomatique de la mondialisation et potentiellement un monde de violence. C’est toute l’ambiguïté du discours médiatique, surtout de la télévision, qui présente les aspects festifs de ces lieux à travers le point de vue des clients et des images fournies par le directeur du club, ravi de cette action de communication. La caméra suit donc le client dans la chambre et les femmes sont présentées de façon sensationnaliste. Selon un journaliste que nous avons rencontré, les numéros les plus vendus de La Semaine du Roussillon sont ceux qui contiennent un article sur la prostitution à la frontière et présentent en couverture la photo d’une prostituée.

Les médias abordent également la thématique des trafics et des violences, d’où un discours tendu entre valorisation des lieux et critique des trafics, entre logique libérale et consumériste et exploitation des femmes.

Je voudrais pour conclure vous présenter les différentes figures abordées dans les médias, en commençant par les pouvoirs publics. Ceux-ci sont quasiment absents dans les journaux français, ce qui peut se comprendre puisque le phénomène se déroule de l’autre côté de la frontière. Les journalistes de la télévision, en montrant ce qui se passe ailleurs – en particulier en Belgique et en Espagne – alimentent le débat public sur la réglementation de la prostitution. Quant aux pouvoirs publics espagnols, les médias français les présentent comme des organes démunis et impuissants face à ce phénomène endémique qu’est la prostitution de rue.

Les médias concentrent leurs articles sur la prostitution en club. Pour eux, les prostituées de rue n’existent pas. Le seul point de vue que nous ayons obtenu sur ces personnes est celui de la police. Les prostituées de rue ne sont pas considérées comme des victimes mais comme des parasites, assimilées aux vendeurs à la sauvette, tandis que les prostituées en club sont soit des objets de désir, soit des victimes. Seule la chaîne M6, car Bernard de la Villardière est un militant abolitionniste, ose évoquer la culpabilité des pouvoirs publics – accusés de s’enrichir sur le dos des prostituées.

Si la figure de la prostituée oscille entre objet de désir et victime, la figure du client, en revanche, n’est absolument pas critiquée. Les médias français critiquent la réglementation de la prostitution et déplorent le statut de victime des prostituées, leur discours s’apparentant alors au discours abolitionniste, mais ils ne critiquent jamais le client et ne présentent jamais le recours à une sexualité tarifée comme un acte problématique.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Quelles dispositions relèvent de la législation espagnole et de la région autonome de Catalogne ? Y a-t-il un vide législatif ?

Mme Sophie Avarguez. En Espagne, la prostitution n’est ni interdite ni réglementée. Le dicton selon lequel l’État est le plus grand des proxénètes ne s’applique pas directement en Espagne. La prostitution est dite « alegal », ce qui signifie qu’il y a un vide juridique en la matière. En revanche, la région autonome de Catalogne règlemente les clubs de prostitution mais pas l’activité prostitutionnelle. L’ouverture d’un club y est autorisée. Les municipalités aussi ont leur rôle à jouer puisque ce sont elles qui dispensent les licences d’exploitation. Elles peuvent par exemple imposer une distance de quelques kilomètres entre deux clubs. C’est un système peu fiable que les personnes du sud de la zone, du côté catalan, souhaitent voir réglementé.

M. Jacques Moignard. Je vous remercie pour cet exposé émouvant. Il me semble que la prostitution est la conjonction de trois facteurs : sociétal, politique et commercial.

Je déplore l’absence de loi en Espagne. Je pense que la destruction du Barrio Chino à Barcelone au début des années 1970 et celle du quartier Mériadeck à Bordeaux ont reporté la clientèle sur la Jonquera. Souvenez-vous : dans les années 1970, les Espagnols passaient la frontière pour voir des films érotiques à Perpignan. Selon moi, les raisons de la prostitution à la Jonquera sont essentiellement commerciales.

Mme Maud Olivier. Quelle est la position des centres de Planning familial sur cette situation ?

Mme Aude Harlé. Nous avons interviewé les deux animatrices du Planning, qui nous ont appris une chose intéressante : les élèves des collèges et lycées du département des Pyrénées-Atlantiques dans lesquels elles interviennent abordent plus systématiquement le thème de la prostitution que les élèves des autres régions, qui évoquent prioritairement la contraception, la virginité, le sida et les MST.

Mme Maud Olivier. Quel est le discours des élèves sur la prostitution ?

Mme Aude Harlé. Les animatrices du Planning dénoncent la prostitution en club en ce qu’elle véhicule une image de femme soumise. Elles nous ont dit avoir rencontré des femmes plus âgées, notamment dans les maisons sociales de proximité. Celles-ci leur ont fait part de leur souffrance en voyant que leur mari ou leur compagnon se rend dans les clubs. Elles craignent d’attraper une MST et se sentent laides, nulles, vieilles… Les animatrices du Planning nous ont également parlé de la violence des propos que tiennent les jeunes garçons à l’égard des prostituées et du sentiment d’impuissance des jeunes filles face à ces discours.

Mme Maud Olivier. Vous a-t-on parlé des violences subies par les prostituées ? Les femmes remettent-elles en question l’institution de la prostitution ou considèrent-elles qu’elle est incontournable ? Quant à la violence évoquée par les jeunes garçons, s’agit-il de celle qu’ils infligent aux prostituées ?

Mme Aude Harlé. Quelques collégiens, qui naturellement n’étaient jamais allés dans les clubs, nous ont dit se réjouir de pouvoir maltraiter les prostituées.

Mme Lise Jacquez. Cette dimension de la violence n’apparaît quasiment pas dans les médias, ce qui montre que la distinction entre prostitution libre et prostitution forcée masque beaucoup de violences. À ce titre, seul le reportage de France 4, Génération reporter, présente un intérêt puisque la journaliste le termine en disant que les personnes qui se prostituent sont des êtres humains et méritent d’être traitées correctement.

Mme Maud Olivier. Les jeunes sont-ils sensibilisés au fait que les personnes ne se prostituent pas par choix mais pour des raisons économiques ?

Mme Aude Harlé. Pas tous, et sur ce point nous avons recueilli des appréciations très contradictoires. Certains savent que les prostituées de rue sont victimes de réseaux et de la traite. Concernant la prostitution en club, si une minorité de jeunes doutent que les femmes soient totalement libres, les autres les culpabilisent, arguant que ce sont des femmes vénales, des étrangères qui veulent gagner de l’argent, et que si elles sont tombées entre les mains de réseaux de proxénétisme, c’est parce qu’elles sont faibles et « manipulables ». Voilà ce que nous avons entendu. D’autres jeunes considèrent qu’elles sont responsables de ce qui leur arrive.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Des comparaisons ont été faites entre les systèmes prostitutionnels en Europe, en Suède, en Belgique et aux Pays-Bas. Nous pouvons en déduire que les législations en vigueur, si elles n’arrivent pas à éliminer la prostitution, ont une énorme influence sur les mentalités et les comportements.

Les jeunes hommes semblent n’avoir aucune honte à se rendre dans les clubs. Les apparentent-ils à des bordels ?

Mme Aude Harlé. Les jeunes parlent uniquement de « clubs ». Ils emploient le mot « putes » pour les prostituées de rue, mais celui de « filles » pour celles des clubs.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Y a-t-il des hommes prostitués à la Jonquera ? Existe-t-il un club d’hommes ?

Mme Aude Harlé. Non. Les clubs sont clairement dédiés à l’ordre hétérosexuel. Les femmes sont prostituées et les hommes sont clients. D’ailleurs ils s’y rendent en groupe, et l’on voit des entraîneurs sportifs, des éducateurs, des grands-pères y accompagner les jeunes.

Mme Ségolène Neuville. À vous écouter, j’ai l’impression que les Pyrénées-Orientales ont un microclimat et que les jeunes y sont différents. Ce n’est pas le cas. Les clubs sont fréquentés par des jeunes provenant d’autres départements du Languedoc-Roussillon et de toute la France, y compris de Paris. Cette étude pourrait être généralisée à l’ensemble du territoire. Il ne faudrait pas stigmatiser la jeunesse de mon département.

Mme Sophie Avarguez. Nous avons rencontré sur le parking du Dallas un groupe d’une dizaine de jeunes lyonnais qui viennent chaque année assister à un tournoi de football et à cette occasion s’arrêtent au club. D’ailleurs la moitié du groupe, refusant d’entrer, attendait les autres à l’extérieur. Il est clair que les résultats de cette étude sont exacerbés dans le département des Pyrénées-Orientales du fait de la proximité de la frontière.

Mme Lise Jacquez. Nous n’avons pas rencontré en Espagne de travailleur social pour évoquer la question de la prostitution. Il semble que les prostituées qui travaillent en club soient considérées comme des personnes libres, qu’il n’est donc pas nécessaire d’interroger. Le fait qu’elles n’existent ni socialement ni fiscalement et ne soient pas citoyennes réduit encore leur identité et amène les jeunes à les considérer comme des étrangères, sans papiers et sans droits.

M. Jacques Moignard. Ces personnes n’existent pas et sont considérées comme un produit de consommation. L’absence de loi en la matière me révolte.

Mme la présidente Catherine Coutelle. La prostitution de rue porte atteinte à l’ordre public et à la tranquillité, c’est pourquoi certains préfèrent voir les prostituées dans les clubs où, disent-ils, elles sont protégées et contrôlées. Cette position me choque. Les prostituées de rue dépendent-elles des mêmes réseaux que les prostituées en club ?

Au vu de la manière dont les hommes traitent les prostituées, les violences faites aux femmes sont-elles plus nombreuses dans le département des Pyrénées-Orientales ?

Les réglementaristes prétendent que la prostitution éviterait les viols. Que pensez-vous de cet argument ?

Mme Édith Gueugneau. Dans le département dont je suis élue, la Saône-et-Loire, je sais que des voyages en groupe sont organisés pour aller à la Jonquera.

Les collectivités, comme le conseil général, ont-elles les moyens d’engager des actions de prévention en direction de la jeunesse ?

Le fait que les femmes se déprécient du fait de la présence de la prostitution sur ce territoire est effectivement une véritable problématique qu’il convient de traiter.

Mme Ségolène Neuville. C’est pourquoi nous avons souhaité disposer d’une étude solide en la matière.

L’étude souligne que peu de personnalités publiques s’expriment sur la prostitution. Soit, mais je suis la première élue des Pyrénées-Orientales, voire de la région Languedoc-Roussillon, à avoir pris publiquement position sur cette question. Considérant que la prostitution n’est pas un sujet festif, j’avais notamment exprimé mon désaccord suite à la décision d’un village de montagne d’organiser son carnaval sur le thème du Paradise. Je n’ai pas reçu que des félicitations. Le village tout entier m’a exprimé son mécontentement, et les femmes du village ont créé un collectif pour me signifier que je ferais mieux de m’occuper de ce qui me regarde. J’ai aussi, dans une interview sur Internet, expliqué clairement mon point de vue sur la prostitution, ce qui, là encore, ne m’a pas valu que les compliments.

Parmi les élus du conseil général et du conseil régional, il existe désormais un consensus autour de la question de la prostitution. Nous sommes tous préoccupés par son impact sur la jeunesse. Nous n’avons pas attendu les résultats de cette étude pour développer l’éducation à la sexualité dans le département et pour augmenter les moyens du Planning familial, mais cet effort est probablement insuffisant. Nous avons mis en place au conseil général une plateforme sur la prostitution regroupant l’ensemble des acteurs : l’État, la région, la Generalitat de Catalunya, le conseil général, ainsi que les associations, dont AiDES et la Maison de vie du Roussillon – qui prend en charge des malades du VIH et œuvre pour la prévention des maladies sexuellement transmissibles.

Suite à cette étude, nous allons mettre en place des outils de communication et de sensibilisation. Je me réjouis que le Languedoc-Roussillon soit l’une des trois régions expérimentales en matière d’éducation à la sexualité dans les écoles. Cela dit, même si le Planning familial est prêt à le faire et dispose des moyens nécessaires, il appartient aux conseils d’administration des établissements de se prononcer, or il arrive que les parents fassent pression pour que leurs enfants ne reçoivent pas d’éducation à la sexualité dans le cadre de l’école.

Mme Maud Olivier. L’Espagne est allée plus loin que la France en matière de lutte contre les violences faites aux femmes. Pourquoi ne nous serait-il pas possible, en tant que membres de l’Assemblée nationale, de susciter des campagnes de prévention communes avec la région indépendante de la Catalogne ?

Mme Sophie Avarguez. Le proxénétisme est pénalisé en Espagne, mais faute de moyens, il n’est pas sanctionné.

Mme Maud Olivier. Sachant la souffrance que la prostitution représente pour les femmes, les associations féministes du département des Pyrénées-Orientales ont-elles entrepris de lutter contre cette pratique ?

Mme la présidente Catherine Coutelle. Vous n’évoquez à aucun moment la traite des êtres humains. La prostitution en Europe a changé de visage dans les années 1990, avec la chute du Mur de Berlin et l’ouverture des frontières. Désormais, plus de 80 % des personnes prostituées sont victimes de la traite. Les personnes que vous avez rencontrées sont-elles conscientes du fait que les femmes prostituées ne sont pas là de leur plein gré ?

Mme Maud Olivier. Le sentiment de dévalorisation dont souffrent les jeunes filles a-t-il un retentissement sur les études qu’elles entreprennent et le rôle qu’elles jouent dans la société ?

Mme Sophie Avarguez. En ce qui concerne les stéréotypes, nous avons effectivement entendu, quel que soit l’âge, le pays et le sexe de notre interlocuteur, que la prostitution est le plus vieux métier du monde, qu’elle permet de réduire les violences envers les femmes, ou encore que les hommes ont des pulsions qu’ils doivent nécessairement assouvir…

Certaines des personnes que nous avons interrogées considèrent que la prostitution est un mal pour un bien, puisqu’elle leur permet de survivre économiquement et qu’en outre elle diminue les chiffres des violences faites aux femmes.

La présence de la prostitution induit une logique particulière d’appropriation du territoire pour les habitantes de la localité. En effet, alors même que l’espace public est mixte, nombre d’entre elles désertent certains lieux à certaines heures, non par peur d’être agressées mais par peur d’être prises pour des prostituées, ce qui leur arrive si elles restent trop longtemps sur un trottoir, par exemple avant de traverser la nationale. La patronne d’un cabinet d’esthétique m’a raconté que plusieurs clients sont entrés dans son salon pour lui demander si elle proposait des massages et si elle faisait « les finitions », et les serveuses sont confrontées aux mêmes demandes. Pour se préserver, les femmes mettent en place des stratégies visant à se distinguer des prostituées – elles évitent de porter certaines marques de vêtements – et tentent de passer inaperçues en gommant les attributs de la féminité.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Sachant que les femmes n’ont pas accès aux clubs et que les prostituées de rue sont peu nombreuses, de quelle image souhaitent-elles se différencier ?

Mme Sophie Avarguez. Si la prostitution de rue se limite à la périphérie de la ville et, par une sorte de pacte implicite, épargne le centre historique, certaines des filles habitent dans le centre et peuvent être vues en dehors de leur activité, or elles portent les stigmates de la putain que sont la peau bronzée et une tenue sexy…

Mme Maud Olivier. Quel est le nombre des prostituées exerçant à la Jonquera ?

Mme Sophie Avarguez. Il est difficile de répondre à cette question car beaucoup ne sont pas enregistrées auprès de la municipalité et n’ont pas de papiers. On pourrait sans doute évaluer le nombre de celles qui pratiquent dans les clubs, mais certaines se prostituent dans la rue pendant la journée et rejoignent un club le soir. En tout état de cause, elles sont probablement plusieurs centaines.

Mme la présidente Catherine Coutelle. J’ai entendu dire que de jeunes femmes arrivent régulièrement pour remplacer celles plus âgées. Est-ce la réalité ?

Mme Sophie Avarguez. Dans la mesure où il nous a été interdit de pénétrer dans les clubs, nous n’en savons rien.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Quelle est, selon vous, la raison d’une telle interdiction ?

Mme Aude Harlé. Que nous nous soyons présentées comme des femmes désirant entrer dans le club ou comme des chercheuses, nous avons essuyé un refus catégorique de la part des tenanciers et des personnels qui tous ont évoqué la nécessité de préserver le secret. En effet, nous a-t-on expliqué, un homme ne dénoncera jamais un autre homme, tandis qu’une femme n’entre que pour observer ce qui se passe et le dénoncer. On nous a également opposé le risque de concurrence déloyale, d’une part parce que nous aurions pu « coucher gratuitement », et d’autre part parce que n’ayant pas loué de chambre, le tenancier aurait pu être accusé de recourir au travail au noir.

Mme Maud Olivier. Savez-vous combien paient les prostituées pour la location de la chambre ?

Mme Lise Jacquez. Elles versent environ 70 euros par jour au tenancier, mais les sommes qu’elles gagnent sont d’abord versées sur le compte de leur patron, qui leur reverse ce qu’elles ont gagné – non sans avoir soustrait, le cas échéant, des pénalités. L’électricité leur coûte 4 euros par jour. Dans ces conditions, où se situe la frontière entre prostitution libre et prostitution sous contrainte ?

Mme la présidente Catherine Coutelle. Que deviennent ces femmes lorsqu’elles ont plus de 30 ans ?

Mme Sophie Avarguez. Nous n’avons pas pu poser cette question, mais au Dallas, notamment, les femmes étaient très jeunes.

Mme Aude Harlé. Nous n’avons pas eu de réel entretien sociologique avec les prostituées, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, nos échanges étaient très brefs et le cadre n’était pas celui d’un dispositif de recherche. Par exemple, lorsque nous nous sommes rendues au Desire, le club le plus petit et le plus traditionnel de la Jonquera, une prostituée d’origine roumaine est venue spontanément nous parler. Après lui avoir expliqué les raisons de ma présence, je lui ai dit que je souhaitais la revoir le lendemain dans un cadre plus neutre. Elle a répondu qu’elle ne pouvait pas. Sans doute ne pouvait-elle pas prendre ce risque, mais nous ne pouvons pas l’affirmer.

Le fait pour un chercheur ou une chercheuse de monter avec une prostituée relève d’une décision déontologique. Au Dallas, nous souhaitions interroger une prostituée ouverte à toutes les formes de sexualité – ce qui signifie qu’elle accepte de recevoir des couples. Il n’était pas envisageable, pour nous, de monter et de lui avouer au dernier moment que nous étions là pour lui poser des questions. Nous avons décidé de ne pas marchander nos entretiens de recherche, d’autant que, selon la tradition clinique, ils doivent se distinguer d’un interrogatoire réalisé dans le cadre d’une enquête sociale ou policière. Nous avons estimé que le fait d’annoncer notre statut était une contrainte et que l’entretien aurait été réalisé sans le consentement de la personne. Nous aurions pu choisir de payer, mais cela induit un rapport marchand qui peut être nuisible à la spontanéité de l’entretien.

Mme la présidente Catherine Coutelle. La publicité du Paradise ne précise pas qu’il s’agit d’un club réservé aux hommes.

Mme Sophie Avarguez. En réalité, les clubs n’ont pas le droit de refuser l’entrée aux femmes, d’ailleurs selon la commissaire de police, le club qui nous l’a refusée avait été épinglé quelques mois auparavant pour discrimination.

Mme Aude Harlé. L’argument invoqué ressemblait à une menace : on ne pouvait pas garantir notre sécurité.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Cela contredit les arguments des réglementaristes, à savoir que la prostitution dans les clubs garantit la sécurité, la santé et la protection des femmes.

Mme Sophie Avarguez. Concernant le suivi médical, il est communément admis que les hommes prennent moins de risques en rencontrant des prostituées dans les clubs. Nous avons tenté de savoir qui assurait le suivi sanitaire, mais sans succès. La maire de la Jonquera elle-même, qui milite pour l’éradication de la prostitution de rue et la réglementation de la prostitution en club, n’a pu nous répondre.

Mme Lise Jacquez. J’ai été frappée par l’absence totale d’interlocuteur de type travailleur social et médical du côté espagnol. D’ailleurs la chaîne M6, pour réaliser son enquête sur la Jonquera, est allée jusqu’au pays basque pour trouver une association d’aide aux prostituées.

Mme Sophie Avarguez. L’association Genera de Barcelone intervient ponctuellement, un ou deux jours par mois, à la Jonquera.

Conscients que les prostituées ne fréquentent pas les services sociaux, quelques personnalités de la Jonquera – travailleurs sociaux, élus de la municipalité, commissaires de police – ont constitué un groupe de réflexion en vue d’apporter une aide pratique aux prostituées.

Mme Maud Olivier. Les femmes prostituées ont-elles des enfants, et sont-ils déclarés aux services sociaux ?

Mme la présidente Catherine Coutelle. Les associations entrent-elles en contact avec les prostituées de rue ? Les femmes qui voudraient sortir de la prostitution sont-elles aidées ? Les personnes prostituées doivent entre 4 000 et 40 000 euros au réseau qui a organisé leur passage. D’autres, comme les Africaines que nous avons rencontrées, nous ont dit se prostituer pour payer les études de leurs enfants restés au pays.

En France, il existe des associations comme le Mouvement du Nid qui ont des accueils locaux, mais il semble qu’il n’en existerait pas en Espagne.

Mme Sophie Avarguez. Une travailleuse sociale m’a indiqué le cas d’une seule prostituée qui a voulu sortir de la prostitution, mais en dépit de l’aide des services sociaux elle a été revue par la suite sur le trottoir. Il n’existe pas d’action coordonnée en matière d’accompagnement et de suivi.

Il est vrai qu’il n’y a pas d’association travaillant à proximité de la Jonquera, mais il existe des associations à Barcelone.

Mme Lise Jacquez. On ne peut faire de parallèle entre la prostitution des personnes en situation d’extrême pauvreté et des toxicomanes, qui peuvent être sensibles aux actions de réintégration sociale, et la prostitution de personnes étrangères qui veulent avant tout gagner de l’argent pour le ramener dans leur pays.

Mme Aude Harlé. Les jeunes comparent la Jonquera à une zone de duty free qui se trouve ni en Espagne, ni en France.

Mme Maud Olivier. Qui, selon vous, pourrait se charger de sensibiliser les jeunes des Pyrénées-Orientales ? L’Éducation nationale est-elle prête à entreprendre cette démarche ?

Mme Aude Harlé. Seules les structures scolaires et associatives, en développant l’éducation à la sexualité, pourraient permettre de faire évoluer les mentalités des jeunes, car à l’heure actuelle certains parents considèrent que fréquenter les clubs est une chose normale.

Mme Ségolène Neuville. Le conseil général et l’Éducation nationale travaillent à la sensibilisation des jeunes mais, comme vous le savez, l’éducation nationale ne peut tenir compte des particularités locales. L’association Zéromacho, par exemple, s’attache à valoriser les garçons et les hommes qui s’abstiennent de fréquenter les clubs. C’est la voie que nous devons suivre.

Dans mon service de l’hôpital de Perpignan, nous préférons penser que les filles des clubs de la Jonquera sont surveillées sur le plan sanitaire, pourtant nous recevons beaucoup de jeunes hommes inquiets après avoir eu un rapport sexuel dans l’un des clubs de la zone. Et nous savons que les services en charge de la détection des maladies infectieuses, au sud de la zone, n’ont prévu aucune surveillance spéciale. J’attendais de votre étude qu’elle nous informe de l’existence d’un laboratoire d’analyses médicales, mais il n’en est rien.

Au conseil général, nous avons entendu le responsable de la Generalitat de Catalunya dans le cadre de la plateforme sur la prostitution : il est clair que la prévention n’est pas leur priorité.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Y a-t-il des médecins à la Jonquera ?

Mme Sophie Avarguez. Oui, nous avons d’ailleurs rencontré une femme médecin qui y exerce depuis près de 40 ans. Elle nous a indiqué qu’il y a quelques années, les filles des clubs venaient en consultation pour la prévention du VIH, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui, d’ailleurs elles ne mentionnent plus leur activité de prostitution.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Je précise qu’en l’absence de couverture sociale, elles paient la consultation.

Connaissez-vous le pourcentage de prostituées sans papiers ?

Mme Lise Jacquez. Non, mais il est certain que celles qui se font passer pour des Roumaines alors qu’elles sont Ukrainiennes sont en situation irrégulière, tout comme celles qui viennent des pays d’Amérique latine depuis l’exigence par l’Espagne en 2006 d’un visa pour les ressortissants de ces pays.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Quelle est l’origine de ces personnes ?

Mme Sophie Avarguez. S’agissant de la prostitution de rue, je peux vous citer quelques chiffres obtenus par la police locale de la municipalité. Parmi les femmes qui se prostituent pendant la journée, on compte 25 Roumaines, 4 Bulgares et une Polonaise ; pour celles qui se prostituent la nuit : 3 Roumaines, 3 Sénégalaises et 5 Nigérianes ; et parmi celles qui exercent le matin et le soir, avec une pause l’après-midi, on compte 18 Roumaines et une Bulgare, ce qui confirme l’absence de prostituées chinoises et de prostitués hommes.

Mme Maud Olivier. Quelle est l’origine géographique des clients ?

Mme Sophie Avarguez. 80 % des clients viennent des Pyrénées-Orientales.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Je vous remercie chaleureusement pour le travail que vous avez accompli et la façon dont vous nous l’avez présenté. Comment a-t-il été reçu par vos collègues universitaires ? Sera-t-il valorisé ? Pourquoi avez-vous choisi un tel sujet et pourquoi n’y a-t-il aucun homme dans votre équipe ?

Mme Aude Harlé. Cette absence est due au fait que nous n’avons pas de sociologue masculin dans notre laboratoire de recherche. Certes, le fait de ne pouvoir pénétrer dans les clubs fut un réel handicap, mais devions-nous recréer une ségrégation de sexe en laissant des chercheurs masculins réaliser l’étude à notre place ?

Mme la présidente Catherine Coutelle. Je vous remercie de nous avoir apporté ces informations et témoignages très intéressants.

La séance est levée à 19 h.