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La Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes a procédé à l’audition de Mme Claire Aubin et du Docteur Julien Emmanuelli, membres de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), à l’occasion de la remise au Gouvernement de leur rapport « Prostitutions : les enjeux sanitaires »
Présidence de Mme Maud Olivier, membre de la Délégation,
puis de Mme Catherine Coutelle, présidente.
La séance est ouverte à 14 heures 05.
Mme Maud Olivier, présidente. Dans le cadre de notre Délégation, nous avons mis en place un groupe de travail sur la prostitution. Les enjeux sanitaires de ce phénomène constituent un volet important de notre réflexion sur le sujet. C’est pourquoi nous avons souhaité vous entendre sur le rapport que vous avez remis hier à la ministre des Affaires sociales et de la santé. Le travail que nous entreprenons s’inscrit dans le prolongement du rapport sur le système prostitutionnel présenté en 2011 par notre ancienne collègue Danielle Bousquet et notre collègue Guy Geoffroy, rapport qui comportait diverses préconisations et avait été suivi du dépôt d’une proposition de loi. Une résolution relative à la prostitution, réaffirmant la position abolitionniste de la France, avait été alors adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale. Aucun texte législatif n’a néanmoins suivi, aussi nous reprenons le travail là où il avait été laissé, dans l’espoir d’aboutir à une proposition de loi prenant en considération l’ensemble des aspects du problème.
Mme Claire Aubin, membre de l’Inspection générale des affaires sociales. Merci de nous auditionner à l’occasion de la remise de notre rapport sur la santé des personnes prostituées, qui vient d’être rendu public.
En 2011, l’IGAS a inscrit le sujet de la prostitution à son programme de travail pour 2012, sa préoccupation rejoignant donc celle de la représentation nationale. Une fois cette orientation acceptée par les ministres de l’époque, nous avons été très rapidement missionnés, le Dr Emmanuelli, Mme Jourdain-Menninger, qui n’a pu être présente aujourd’hui, et moi-même, pour mener à bien cette étude. Nous avons pris contact avec Mme Bousquet et M. Geoffroy, auteurs d’un rapport d’information circonstancié sur les questions liées à la prostitution.
En accord avec eux, nous avons décidé de nous concentrer sur les enjeux sanitaires. Leur rapport d’information dressait en effet un bilan pour le moins nuancé, notamment pour ce qui est de l’accès aux soins. C’était de surcroît un domaine dans lequel on ne disposait que de très peu de données épidémiologiques. Même si le sujet est partout délicat à traiter, il existe un retard spécifique de la France en ce domaine. On peut d’ailleurs se demander pourquoi.
Vu la pénurie de données en France, le Dr Emmanuelli a procédé à une revue de la littérature scientifique internationale sur le sujet. Puis nous avons croisé les conclusions tirées des travaux menés à l’étranger avec les données concrètes dont nous disposions au travers des rapports d’activité des associations ou que nous avions pu recueillir au cours de nos nombreuses auditions et de nos nombreux déplacements sur le terrain à Paris et en région parisienne, mais aussi à Lyon, Marseille, Nice, Toulouse, Nantes et Lille. Au total, nous avons rencontré quelque 250 personnes.
Au terme de ce travail, notre premier constat est qu’il n’existe pas une prostitution, mais des prostitutions, dont les réalités sont très diverses, très contrastées. Les personnes prostituées ne constituent pas une catégorie homogène. Leurs profils sont très variés. Il y a bien sûr une grande majorité de femmes, mais il y a aussi des hommes. Les âges, les statuts aussi sont très divers, de même que le mode d’exercice : l’activité prostitutionnelle peut être exercée de manière régulière ou tout à fait occasionnelle, plus ou moins contrainte ou autonome. D’où la difficulté de concevoir une politique publique unique traitant de la prostitution. L’ensemble des politiques devrait prendre en compte de manière transversale les problématiques liées à l’activité prostitutionnelle.
On en connaît très mal les réalités, comme le soulignait déjà le rapport de la mission d’information parlementaire. L’estimation du nombre de personnes prostituées varie de un à vingt entre les autorités de police et certaines associations ! Selon les sources, elles seraient de 20 000 à 400 000. Le retard observé en France dans la connaissance du phénomène n’est sans doute pas sans lien avec l’acuité du débat, proprement idéologique, qui y a cours sur le sujet.
De l’acuité de ce débat, je veux pour preuve la difficulté d’élaborer un guide des droits des personnes prostituées. Cette initiative, lancée par l’Institut national de prévention et d’éducation sanitaire (INPES), achoppe sur la sémantique même : comment désigner dans le guide les personnes qui se prostituent ? Aucun accord ne peut être trouvé sur ce point même. De même, lors de la vaste étude « Pro Santé 2010 » que la FNARS (Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale) a conduite, avec le soutien de la Direction générale de la santé et l’Institut national de veille sanitaire, il lui a été quasiment impossible de faire travailler ensemble les acteurs associatifs ne partageant pas les mêmes orientations sur le sujet de la prostitution. Cette étude, qui avait l’ambition de rattraper le retard français en matière de connaissance du phénomène, n’a pu concerner que certains publics.
Les enjeux sanitaires reflètent la diversité des réalités de l’activité prostitutionnelle. Il existe des risques sanitaires directement liés à cette activité, comme les infections sexuellement transmissibles et les violences – auxquelles les personnes prostituées sont exposées quel que soit le type de prostitution et les conditions de son exercice. Il existe d’autres risques associés à l’activité prostitutionnelle dans la rue – il n’y a que sur ce type de prostitution qu’on parvient à rassembler quelques données épidémiologiques – sans lui être nécessairement imputables, comme des pathologies pulmonaires, des troubles alimentaires, des troubles psychologiques ou des addictions. Ces problèmes-là, qui se retrouvent chez beaucoup de personnes qui vivent dans la rue, sont plutôt liés à la précarité.
La gravité des problèmes de santé chez les personnes qui se prostituent est très variable selon les individus. Elle est fonction de leur capacité, elle-même très variable, à se prémunir contre les risques liés à leur activité. Au nombre des facteurs de risque supplémentaires, figurent l’isolement, la clandestinité avec la nécessité, réelle ou ressentie, de se cacher pour exercer son activité, et bien sûr la contrainte. Une personne sous l’emprise d’un réseau aura beaucoup plus de mal à se protéger, à refuser par exemple des rapports non protégés, et à accéder aux services de soins.
Quelle que soit leur orientation idéologique, toutes les associations sont unanimes : la loi de 2003 interdisant le racolage passif a conduit les personnes qui se prostituent à le faire dans des lieux plus reculés, ce qui rend plus difficile aux acteurs de la prévention de les rencontrer et de les aider à se soigner.
Si en théorie il existe presque toujours une solution, dans la réalité, l’accès effectif aux soins est souvent problématique. Aux difficultés qui se rencontrent chez tous les publics précaires, notamment les étrangers sans papiers, très nombreux dans la prostitution, s’ajoutent des difficultés plus spécifiquement liées à l’activité prostitutionnelle. Les personnes qui se prostituent sont méfiantes à l’égard des institutions. Elles craignent par exemple d’être mal accueillies et discriminées dans les services sociaux ou de soins. Cette crainte n’est pas totalement infondée, comme nous l’avons constaté sur le terrain. Les personnes transsexuelles, pour la plupart étrangères sans papiers, sont confrontées à une triple discrimination, en tant qu’étranger sans papiers, en tant que prostitué et en tant que transsexuel. La difficulté pour elles est donc triple lorsque les personnels des services sociaux et de santé n’ont pas été préparés et formés à recevoir ce type de public.
Face à ces difficultés, le schéma d’intervention des associations est à peu près toujours le même, quelle que soit la nature de l’association. Elles vont vers les personnes qui se prostituent au travers d’unités mobiles, complétées la plupart du temps par un accès fixe dit « à bas seuil », c’est-à-dire où les personnes peuvent être accueillies sans rendez-vous, sans condition préalable, dans le respect si nécessaire de l’anonymat. Hélas, les moyens alloués, déjà modestes au départ, ont encore diminué. En cinq ans, les crédits d’action sociale – les seuls repérables car il n’est pas possible par exemple d’identifier dans la masse des crédits sanitaires ceux qui visent spécifiquement l’activité prostitutionnelle – ont été divisés par trois, passant de 6,7 à 2,2 millions d’euros. Une autre difficulté tient au fait que ce schéma d’intervention ne concerne que la prostitution de rue. Il faudrait essayer de l’adapter à ce que nous qualifions dans notre rapport de « face cachée de la prostitution » – celle qui se déploie par Internet et se pratique dans les hôtels, les appartements, les salons de massage – afin d’atteindre les personnes les plus exclues des actions de prévention.
Comme le relevait déjà la mission d’information parlementaire, et comme nous ne pouvons que le confirmer, la stratégie des pouvoirs publics manque de cohérence et de pilotage. Certains acteurs de terrain dans l’administration nous ont dit manquer d’une feuille de route.
Face à cette situation, quelles sont nos recommandations, étant entendu que nous nous plaçons sous l’angle exclusif des enjeux sanitaires de la prostitution ? Nous n’avons pas souhaité aborder la question de son statut juridique ni celle de la pénalisation, questions éminemment politiques qui ne relèvent pas d’une expertise technique comme la nôtre, même si nous pouvons fournir des éléments de réflexion au législateur. Nous avons avant tout voulu être pragmatiques et tenté de dépasser les querelles idéologiques.
Il est absolument nécessaire d’améliorer la connaissance de l’activité prostitutionnelle et de disposer de données objectives et étayées. À défaut, les pouvoirs publics manquent de boussole. Comment déterminer une politique dans un champ donné puis en évaluer les résultats sans connaître ce champ ? Tant qu’il n’y aura pas de corpus commun de connaissances, l’idéologie prévaudra. Sur la base d’un diagnostic étayé et partagé, il serait possible de dépassionner le débat.
Il faut privilégier une approche transversale. Ainsi les préoccupations sanitaires doivent rejoindre les préoccupations de sécurité. C’était l’une des orientations du rapport de 2010 du Conseil national du SIDA sur la lutte contre le VIH, qui n’a pas été mise en œuvre. Une concertation serait nécessaire entre le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Santé.
Il faut également cibler l’action en direction des publics les plus fragiles. La prostitution des mineurs, largement occultée, est encore plus mal connue que le reste. Le premier objectif devrait être de mieux connaître le phénomène pour en apprécier l’ampleur et voir d’urgence comment les services de l’aide sociale à l’enfance (ASE) pourraient réagir lorsque leur est signalé un mineur qui se prostitue car ce sont souvent des mineurs qui font déjà l’objet d’un suivi au titre de l’enfance en danger. Aujourd’hui, ces services, sans feuille de route, sont désemparés face à ces situations et manquent de moyens.
Il faudrait aussi renforcer les moyens de prévention des risques sanitaires de la prostitution, mais aussi du risque de prostitution lui-même, par le biais de l’éducation des jeunes. La loi de 2001 qui a rendu obligatoire l’éducation à la sexualité demeure très largement inappliquée. Il est d’ailleurs préoccupant que les clients de la prostitution soient de plus en plus nombreux dans les tranches d’âge jeunes.
Enfin, les pouvoirs publics devraient penser des modes d’intervention plus adaptés. Pour être utile, une action de prévention doit atteindre une certaine masse critique. Vu la restriction de leurs crédits, les associations sont obligées d’espacer leurs tournées sur le terrain, ce qui les empêche de mener un travail de fond auprès des personnes. Elles en sont réduites à des expédients ponctuels comme des distributions de matériel. L’éparpillement des moyens est la pire des solutions : mieux vaut des interventions plus ciblées intensives. Il est important aussi que les associations puissent avoir une idée de leurs moyens à horizon de quelques années. Avec des moyens pluriannuels, elles pourraient mieux programmer leurs actions.
Il faudrait enfin développer la culture de terrain des administrations responsables. Accompagner les associations dans leurs tournées de nuit est le meilleur moyen d’appréhender le phénomène prostitutionnel dans sa réalité que ne peuvent traduire les formulaires standardisés renvoyés par les acteurs associatifs à l’appui de leurs demandes de financement.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Nous vous remercions de cette présentation passionnante d’un phénomène au sujet duquel nous possédons en effet peu de données chiffrées certaines et peu de diagnostics partagés. Nos collègues vont maintenant vous poser leurs questions.
Mme Maud Olivier. Nous avons déjà auditionné plusieurs associations. De ces auditions, il semble ressortir qu’il ne serait pas possible d’être en bonne santé quand on exerce l’un des métiers de la prostitution. Est-ce aussi votre avis ?
M. le Dr Julien Emmanuelli, membre de l’Inspection générale des affaires sociales. Pour pouvoir le dire avec certitude, il faudrait pouvoir s’appuyer sur des études épidémiologiques. Il en existe dans les pays voisins – ces dix dernières années, une dizaine d’études sur les personnes qui se prostituent ont été conduites en Espagne, en Italie, en Grande-Bretagne, sachant que des études sont aussi conduites sur les clients. Mais, comme cela a déjà été dit, nous ne disposons de rien de tout cela en France.
Certaines des personnes qui se prostituent sont plus exposées aux risques sanitaires que d’autres. Dans la rue, les vulnérabilités se cumulent, pour elles comme pour toutes les populations exclues. De même, les addictions constituent un facteur de aggravant. Des études menées à l’étranger montrent que l’état de santé des personnes qui se prostituent dans la rue est plus dégradé que celui des personnes qui se prostituent indoor. Cela ne signifie pas que cette dernière forme de prostitution est sans danger. Elle expose même sans doute davantage aux violences et les personnes qui s’y livrent sont moins soucieuses de leur santé, acceptant notamment davantage des rapports non protégés. D’autres études montrent que les troubles psychiques sont fréquents chez les personnes qui se prostituent dans la rue ; ils le seraient moins chez celles qui se prostituent dans un environnement privé. D’un autre côté, certaines des personnes qui se prostituent ne présenteraient aucun problème de santé particulier. Les situations sont donc très diverses. L’état de santé est largement lié aux conditions de l’exercice de la prostitution.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Pourquoi ne dispose-t-on pas d’études dans notre pays ? Ce champ de recherches a-t-il été abandonné ou n’a-t-il même jamais fait l’objet d’investigations ? Est-il plus facile de conduire des études dans les pays où la prostitution est réglementée ?
Sortir de l’idéologie pour se concentrer sur une approche pragmatique de la prostitution, ce phénomène dramatique de traite, de maltraitance et de violences faites aux femmes – lesquelles constituent la grande majorité des personnes qui se prostituent –, tel est aussi notre souhait. Pensez-vous que la prostitution ait besoin d’une loi ? Une loi aiderait-elle à régler les problèmes que vous avez mis en lumière ?
Quant à une approche transversale, nous en mesurons bien l’intérêt. Notre crainte cependant est qu’il n’y ait alors pas de pilote de la politique publique et que l’effort soit dilué.
Mme Maud Olivier. Il est aujourd’hui question de responsabiliser les clients. Cela aiderait-il à réduire les demandes de rapports non protégés ? D’une façon plus générale, ne pourrait-on pas en quelque sorte décourager les clients en alertant davantage sur les risques sanitaires de la prostitution ?
Mme Claire Aubin. Il est vrai que le mode de fonctionnement de l’administration ne favorise pas l’approche transversale. Mais, je l’ai dit, l’extrême diversité de l’exercice de la prostitution interdit d’avoir une politique publique unique de la prostitution. Pour répondre à votre crainte, madame la présidente, il est tout à fait possible de conduire une politique transversale – ou, disons, de viser dans l’idéal à cette transversalité – avec un acteur principal pour l’animer. Aujourd’hui, il n’y a pas de coordination entre les différents départements ministériels qui s’intéressent à la question de la prostitution. Il faudrait au niveau local, en collaboration entre les préfectures et les élus, établir des diagnostics de terrain précis et concrets des problématiques prostitutionnelles afin d’arrêter des objectifs transversaux aussi consensuels que possible et fixer à chacun une feuille de route.
Faut-il une loi ? Il est très difficile de répondre à cette question. L’important en tout cas est que le cadre juridique ne conduise pas les personnes à se prostituer dans une quasi-clandestinité, toujours préjudiciable sur le plan sanitaire. On ne peut pas se soigner correctement quand on est obligé de cacher son activité. Alors même que la prostitution n’est pas aujourd’hui illégale, certaines personnes qui se présentent à l’hôpital après une rupture de préservatif n’osent pas dire au praticien dans quel contexte cela est arrivé – au risque que le médecin ne puisse pas évaluer le risque réel. Si elles disent « c’était avec mon ami », tout est faussé et le médecin leur dira « ce n’est pas grave, revenez avec lui ». Et bien entendu, la personne qui se prostitue ne revient jamais…
Dans le système prostitutionnel actuel, le client est beaucoup trop ignoré. On parle de la personne qui se prostitue, éventuellement du proxénète, jamais du client. Pourtant, sur le plan sanitaire, celui-ci, tout autant que la personne qui se prostitue, peut propager des infections sexuellement transmissibles. Ce problème de santé publique n’est jamais évoqué.
À Lille, l’association Entractes a essayé de s’appuyer sur les prostituées pour faire passer des messages de prévention sanitaire auprès des clients. Elles distribuaient par exemple des cartes portant les tampons de diverses autorités reconnues, dont celui du ministère de la Santé, indiquant qu’en toutes circonstances, le préservatif était indispensable. Faute de moyens financiers, l’association n’a malheureusement pas pu répéter ce type d’action. Elle a eu le sentiment que ses crédits n’ont pas été reconduits parce qu’il y avait l’action s’adressait aussi au client.
Mme la présidente Catherine Coutelle. C’est en effet une interprétation car dans notre esprit, au contraire, s’il y a responsabilisation et pénalisation du client, il doit y avoir parallèlement information et sensibilisation. Avez-vous rencontré beaucoup d’associations passant par les clients pour faire de la prévention ?
Mme Claire Aubin. Nous n’avons eu connaissance que de ce seul exemple.
Mme Ségolène Neuville. Lorsque les personnes prostituées insistent pour que le client mette un préservatif, ou qu’elles distribuent des documents d’autorités reconnues, les clients peuvent penser que si elles insistent à ce point, c’est qu’elles ne sont pas sûres.
Médecin spécialiste du VIH à l’hôpital de Perpignan, j’ai l’habitude de recevoir tous les lundis les clients qui sont allés le week-end voir des prostituées à la frontière espagnole et dont « la capote a craqué ». Lorsque je suis arrivée dans le service, mes collègues m’ont dit qu’il n’y avait pas d’indication à prescrire de traitement antiviral dans ces cas car dans les établissements de La Jonquera, toutes les filles étaient surveillées sur le plan sanitaire. En réalité, elles ne font l’objet d’aucun suivi médical particulier. Lorsque les clients me demandent si les filles sont « surveillées », je réponds toujours que je n’en sais rien mais qu’en tout cas, les clients, eux, ne le sont pas et que tout dépend donc de qui est passé avant eux… Ils ont tendance à penser que la prostitution en maison close est moins risquée et qu’il est moins indispensable de mettre un préservatif. Il existe beaucoup de préjugés sur la contamination des personnes prostituées. Que l’activité de prostitution soit autorisée et affichée les multiplie, mais n’enlève rien au risque. C’est à double tranchant.
Mme Claire Aubin. Je me suis sans doute mal exprimée. La protection des rapports doit être systématique. Dans leur très grande majorité, les personnes qui se prostituent ont bien conscience du risque et utilisent le préservatif. Mais il y en a un infime pourcentage qui ne le fait pas, et c’est dans cet interstice que se propagent les infections sexuellement transmissibles. On ne peut se fier à une apparence de salubrité. Le préservatif doit être un outil non négociable.
M. Julien Emmanuelli. Certains pensent qu’il y aurait moins de risques avec une personne qui se prostitue dans un environnement privé. Il faut combattre ces idées reçues.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Pourriez-vous nous en dire davantage sur la prostitution des mineurs ? Nous revenons avec la ministre des Droits des femmes d’une mission en Suède où a été adoptée il y a dix ans une loi intégrant la responsabilisation voire la sanction du client, laquelle, aux dires des autorités, aurait fait diminuer de moitié la prostitution de rue. Pour autant, on compterait dans le pays 22 000 mineurs se prostituant, à tel point que des alertes spécifiques ont été lancées en direction des jeunes.
Mme Dominique Nachury. Les services de l’aide sociale à l’enfance des conseils généraux ne sont pas aujourd’hui sensibilisés ni formés à la question de la prostitution des mineurs dont ils sont chargés d’assurer la protection.
Mme Claire Aubin. Alors que les statistiques de la police ne font état que de quelques cas par an de mineurs se prostituant, ceux-ci seraient en réalité incomparablement plus nombreux. Dans n’importe quelle métropole régionale, les associations en connaissent déjà nommément davantage qu’il n’en est officiellement recensé au niveau national !
À côté de la prostitution proprement dit, se développent aussi des conduites péri-prostitutionnelles, par lesquelles des jeunes filles échangent des rapports sexuels contre des cadeaux divers ou des gratifications dérisoires. Ces jeunes filles n’ont pas le sentiment de se prostituer, et n’ont pas conscience du risque, ce qui les empêche de s’en prémunir.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Ces jeunes filles sont-elles mises dans la rue ?
Mme Claire Aubin. Je pense à un exemple précis de jeunes filles françaises qui nous ont dit avoir 18 ans, mais dont il était évident qu’elles avaient nettement moins, et avaient été conduites par un « ami » de Toulon à Nice où nous les avons rencontrées dans la rue – il était d’ailleurs à leurs côtés. Elles n’appartenaient peut-être pas à un réseau, mais leur « ami » était clairement un proxénète. L’une d’elles a eu un malaise durant notre entretien : il s’est révélé qu’elle venait de subir une IVG. C’est dire leur situation dramatique.
Les jeunes filles qui se prostituent dans ces conditions font souvent déjà l’objet d’une mesure de protection de l’enfance, mais leurs habitudes de vie font qu’elles fuguent de toutes les familles et tous les établissements de l’aide sociale à l’enfance dans lesquels elles peuvent être placées. Les services sont démunis pour faire face à de tels cas. Ces jeunes se fondent dans la masse des enfants de l’ASE et ne sont pas repérés en tant que tels.
Il y a aussi le cas de jeunes garçons homosexuels, mis à la porte par leurs parents qui ne supportent pas leur homosexualité, et qui se prostituent pour subvenir à leurs besoins. Il y a aussi le cas des jeunes mineurs étrangers.
M. Julien Emmanuelli. Dans certains cas, les activités péri-prostitutionnelles participent d’une stratégie de survie. S’il est difficile de repérer les personnes qui s’y livrent, il l’est encore plus de leur faire comprendre que leurs actes s’apparentent à de la prostitution.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Avez-vous pu rencontrer des étudiantes se prostituant ? Se protègent-elles mieux que les autres contre les infections ?
Mme Claire Aubin. Nous avons rencontré des étudiantes qui nous ont clairement dit qu’elles se prostituaient pour des raisons économiques, cette activité étant plus rémunératrice, moins consommatrice de temps et plus compatible avec la poursuite de leurs études qu’un emploi de 25 heures par semaine dans un fast-food !
La relation avec leurs clients est souvent ambiguë. Quand le client est ressenti comme un « ami » ou un « pseudo-ami », la protection est moins systématique que dans le cadre d’une relation sexuelle commerciale, clairement tarifée. Elles prennent donc des risques.
Mme Édith Gueugneau. Pour réduire la prostitution, des mineurs notamment, la prévention et l’éducation à la sexualité sont des enjeux essentiels. Il faut des moyens financiers. Ce doit être, comme l’éducation en général et la prévention des violences faites aux femmes, une priorité.
Mme la présidente Catherine Coutelle. À cet égard, qu’il y ait toujours autant, voire de plus en plus de clients jeunes est inquiétant !
Avez-vous constaté des tensions entre associations n’ayant pas la même approche idéologique du phénomène de la prostitution, qui les empêcheraient de travailler ensemble ?
Mme Claire Aubin. Ces tensions sont avérées au niveau national, même si au niveau local peuvent exister des collaborations ponctuelles, toutes étant animées d’un même souci sincère de venir en aide aux personnes. Le contexte est peu favorable au rapprochement des différents acteurs.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Nous espérons quand même y parvenir. Cela sera difficile tant qu’on ne disposera pas d’un diagnostic partagé. Un tel diagnostic permettrait-il de dépasser ces clivages idéologiques ? Il faut aller sur le terrain, faire par exemple avec une association une maraude de nuit auprès des prostituées pour savoir vraiment de quoi on parle.
M. Julien Emmanuelli. Sur le terrain, heureusement le bon sens l’emporte parfois et chacun agit au mieux avec ses moyens pour aider les personnes. Mais à l’évidence un socle partagé de connaissances et une mutualisation des pratiques aideraient beaucoup.
Mme la présidente Catherine Coutelle. A quoi imputez-vous le retard constaté en France pour les études sur la prostitution ?
M. Julien Emmanuelli. Pour avoir longtemps travaillé sur les usagers de drogues, je sais qu’on a longtemps considéré, à tort, qu’il était impossible de travailler avec de tels publics en marge de la société, se livrant à des activités clandestines puisque l’usage de drogue est illégal. En réalité, c’est possible mais cela suppose de réfléchir en amont à la façon d’approcher et d’interroger ces publics. Sur ce point, chacun a une expertise, un savoir-faire qu’il importe de prendre en compte pour élaborer des questionnaires, mettre en place des protocoles. Je pense que c’est la même chose avec les personnes qui se prostituent.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Combien de temps a duré votre enquête ? Vous êtes-vous heurtés à des refus de répondre ?
Mme Claire Aubin. Notre enquête a duré près de cinq mois. D’une manière générale, nous avons reçu un très bon accueil. Nous avons bien expliqué notre approche et montré que nous n’avions pas de parti pris.
Il y a place pour toutes les associations. Certaines sont très compétentes en matière de prévention sanitaire, d’autres plutôt en matière de réinsertion sociale. Il faudrait sur le terrain coordonner l’action en faisant appel à chacune dans le domaine où elle est la plus compétente. Hélas, on constate plutôt une concurrence préjudiciable.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Madame, monsieur, nous vous remercions. Nous ne manquerons pas d’utiliser votre très intéressant rapport et pourrons être amenés, selon les besoins, à vous entendre de nouveau dans le cadre de la préparation de la future loi.
Mme Claire Aubin. Nous sommes à votre disposition.
La séance est levée à 15 heures 15.