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Délégation aux droits des femmes et l’égalité des chances entre les hommes et les femmes

Mercredi 22 mai 2013

Séance de 14 heures

Compte rendu n° 30

Présidence de Mme Catherine Coutelle, Présidente

– Audition de M. Pierre Tatarkowsky, président de la Ligue des droits de l’Homme, accompagné de Mme Nicole Savy, déléguée du groupe de travail Femmes/genre/égalité de la LDH, sur le thème de la prostitution

La délégation aux Droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes a procédé à l’audition de M. Pierre Tatarkowsky, président de la Ligue des droits de l’Homme, accompagné de Mme Nicole Savy, déléguée du groupe de travail Femmes/genre/égalité et ancienne vice-présidente de la LDH, sur le thème de la prostitution.

L’audition commence à quatorze heures.

Mme Catherine Coutelle, présidente de la Délégation. Nous allons évoquer aujourd’hui le phénomène de la prostitution, qui est l’un des thèmes de travail actuels de la Délégation. Nous souhaitons connaître la position de la Ligue des droits de l’Homme sur notre législation et notre politique concernant cette question, et sur les moyens qui selon vous, devraient être mis en œuvre pour mieux lutter contre le proxénétisme et la traite, et mieux aider les personnes qui veulent sortir de la prostitution. Vous évoquerez sans doute le rapport de Médecins du Monde sur les prostituées chinoises et le délit de racolage public à Paris, à la suite duquel la LDH a réalisé une mission d’enquête.

Notre collègue Maud Olivier, que la Délégation a chargée d’animer le groupe de travail sur le système prostitutionnel, présentera dans quelques semaines ses conclusions et recommandations dans le prolongement des travaux effectués en 2011 par nos collègues Guy Geoffroy et Danièle Bousquet. Une proposition de loi devrait ensuite être déposée.

M. Pierre Tatarkowsky, président de la Ligue des droits de l’Homme. L’Assemblée nationale ayant déjà accompli un important travail sur le thème de la prostitution, en particulier dans le cadre du rapport établi par vos collègues Guy Geoffroy et Danièle Bousquet, je centrerai mon propos sur quelques points qui nous paraissent particulièrement importants.

En matière de prostitution, comme vous le savez, la Ligue des droits de l’Homme se situe dans le courant abolitionniste – nous ne sommes favorables ni à sa légalisation ni à son interdiction. Sa légalisation constituerait une validation et une légitimation, créerait un appel d’air et encouragerait les acteurs de la prostitution, déjà extrêmement offensifs à l’encontre de la légalité. Quant à son interdiction, d’une part, en tant qu’association de défense des libertés, nous n’y sommes pas prédisposés, mais surtout, comme la prostitution est un système global qui s’inscrit dans le cadre des violences patriarcales, l’expérience nous montre qu’en la matière la répression peut être une option mais n’est jamais la panacée.

Nous sommes partisans d’un processus global d’éducation qui irait de l’école au débat public par le biais de ses acteurs les plus importants, à savoir les médias et les grandes agences de publicité. J’insiste sur le caractère global de ce processus car nous parlons souvent et avec beaucoup d’émotion des enjeux liés à la prostitution et à la traite des êtres humains, mais en réalité nous savons peu de choses sur ces phénomènes et surtout sur leur diversité. Nous parlons de « prostitution », or il conviendrait de mettre le mot au pluriel car le phénomène existe sous différentes formes qui n’appellent ni les mêmes politiques ni les mêmes prophylaxies.

Cette diversité doit être prise au sérieux, et l’enquête menée par la mission Lotus-bus de Médecins du monde sur les prostituées chinoises à Paris est à cet égard très intéressante car il s’agit d’une forme spécifique de prostitution.

En ce qui concerne la traite des êtres humains, je constate avec regret que dix ans après le vote de la loi de sécurité intérieure de 2003, ce texte n’a fait l’objet d’aucun bilan public. Cette absence d’information est dommageable car elle ne nous permet pas d’estimer l’efficacité des politiques publiques engagées dans ce domaine. Permettez-moi toutefois, en l’absence de bilan, de vous livrer mon opinion : la lutte contre la traite souffre d’un certain nombre de maux qui participent tous, de près ou de loin, d’un paradigme pervers car les pouvoirs publics considèrent la prostitution comme un mal relevant de la politique des migrations et non de la défense des droits de l’homme. La délivrance du titre de séjour nous paraît extrêmement arbitraire, et l’application qui est faite de la loi ne semble pas rendre plus facile la lutte contre les proxénètes.

L’obtention du droit d’asile relève du parcours du combattant, mais la difficulté s’aggrave pour les femmes concernées par la traite des êtres humains : les trafiquants ont mis au point une stratégie consistant à présenter une demande fictive de droit d’asile pour leurs victimes, mais cette demande est si mal formulée qu’elle n’aboutit pas. Lorsque les femmes présentent ensuite une seconde demande, celle-ci n’est pas prise au sérieux et aboutit au mieux à l’octroi d’une protection subsidiaire, mais en aucun cas au statut, beaucoup plus protecteur, de réfugié.

La protection, l’accueil et l’hébergement sont très largement abandonnés au secteur associatif. Les associations font ce qu’elles peuvent avec les moyens dont elles disposent, mais la protection, l’accueil et l’hébergement passent par des locaux, des personnels et du savoir-faire, ce qui exige du temps, des formations et des moyens financiers – or ceux-ci, au lieu d’augmenter, se réduisent comme une peau de chagrin.

Ce qui rend les choses compliquées, c’est que le délit de racolage passif est toujours en vigueur – même si, comme nous l’espérons, ce ne sera plus le cas dans quelques mois – or il renforce les approches répressives de l’ensemble du phénomène, y compris de celles qui en sont les premières victimes. Il va de soi que l’on ne protège pas les victimes en les mettant en prison.

Vous l’aurez compris, la reconnaissance de la prostitution comme un métier ouvrant des droits en tant que tel, même si elle s’accompagne de revendications sociales en matière de sécurité, de santé et de carrière, ne nous semble ni raisonnable ni digne. Nous restons profondément attachés à l’idée que le corps n’est pas une marchandise et que laisser un individu le vendre pour survivre constitue une indignité sociale. Nous ne sommes pas non plus favorables à la répression, car pour nous l’idée selon laquelle elle suffirait à contenir le problème dans des limites acceptables, voire à le supprimer, n’est qu’une illusion politique.

En ce qui concerne les moyens de lutter contre la prostitution et la traite des êtres humains, je suis d’accord avec vous : le cadre législatif de notre pays est suffisant pour que nous ayons les moyens de lutter contre ces fléaux. Mais ces moyens ne sont pas mis en œuvre ; il convient donc de veiller à leur effectivité.

Sur ce point, je me dois d’insister sur le caractère extraordinairement dispersé des outils administratifs qui existent sur notre territoire. Je ne suis pas convaincu qu’il faille créer un ministère pour chaque problème, mais il faut bien reconnaître qu’en la matière, la dispersion ministérielle ne joue pas en faveur de la résolution des problèmes posés.

Mme Maud Olivier. Nous travaillons à la rédaction d’une proposition de loi globale dont l’éducation sera l’un des piliers. Car parmi les personnes que nous avons rencontrées, nombreuses sont celles qui ont déploré l’accès des jeunes à la pornographie qui présente le corps des femmes comme un objet. Il y a en effet beaucoup à faire en matière d’éducation et à tous les niveaux.

Il semble que 90 % des personnes prostituées soient des victimes de la traite des êtres humains. C’est pourquoi il est indispensable d’accompagner celles qui souhaitent sortir de la prostitution. Il faut pour cela améliorer les dispositifs d’intégration, mais aussi donner à ces personnes la possibilité de se soigner et de légaliser leur situation.

En matière de prostitution, la France a adopté une position abolitionniste : faisons en sorte que cette position devienne une réalité. Nous disposons du cadre législatif pour lutter contre la traite des êtres humains, mais la lutte contre la prostitution via internet appelle de nouvelles mesures. Il faudra donner aux enquêteurs les moyens de remonter les filières et de démasquer les réseaux. Il faudra en outre signer des conventions avec les pays d’origine des personnes victimes de la traite. C’est ce que nous avons fait avec la Roumanie et la coopération fonctionne, mais nous avons sur notre territoire des prostituées d’origine bulgare, nigériane, chinoise et sud-américaine. La France doit signer des accords avec tous ces pays, mais également avec nos voisins européens dont les législations sont très différentes, en attendant que tous les pays d’Europe s’accordent sur des principes communs.

Faut-il pénaliser le client ? Je suggère pour ma part de le responsabiliser et de l’amener à comprendre qu’il est responsable des actes qu’il commet et qu’il est indigne d’acheter un service sexuel. La loi, actuellement, ne le concerne pas du tout, pourtant il est l’un des acteurs de la prostitution. Nous devons prendre des mesures visant à responsabiliser le client par le biais de l’éducation et de la pédagogie, mais si celles-ci ne suffisent pas, nous en viendrons à la sanction.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Le phénomène est effectivement mal connu, ce que soulignait le rapport de l’IGAS de décembre 2012 sur les enjeux sanitaires liés à la prostitution. Il nous faut améliorer cette connaissance. Lorsque j’ai demandé à la préfète de la région Poitou-Charentes de dresser un état des lieux de la prostitution dans la région, elle s’est trouvée démunie devant le peu d’informations dont nous disposons. Il est absolument indispensable de pouvoir croiser les informations et de les tenir à la disposition de tous les acteurs de terrain, police, gendarmerie, associations, universités, médecins…

Nous ne disposons en effet d’aucun bilan de la loi de 2003. Cependant, aujourd’hui aucune femme n’est en prison pour délit de racolage passif.

Quant aux moyens d’action sur le terrain, c’est vrai, la loi existe, il faut simplement qu’elle soit appliquée.

Nous sommes favorables à la suppression du délit de racolage passif. Les autorités ont sans doute les moyens d’enquêter sur les filières du proxénétisme, mais cela implique qu’elles rencontrent les prostituées. Certains proposent que toutes les femmes qui se rendent au commissariat pour déclarer leur activité se voient remettre des papiers, même si elles ne dénoncent pas leur proxénète. Nous pensons, nous, que cette disposition serait de nature à encourager la traite. C’est pourquoi il est préférable que seules les femmes qui dénoncent leur proxénète ou leur réseau de traite se voient délivrer des papiers. Il faut tenir compte du fait que les réseaux mafieux sont très puissants et très adaptables. Qu’en pensez-vous ?

M. Pierre Tatarkowsky. La délinquance est toujours extrêmement imaginative… Si le sujet prêtait à sourire, je sourirais en imaginant l’administration accordant le droit d’asile ou délivrant des papiers à toutes les prostituées venant se dénoncer. Il existe des zones de gestion intermédiaire que nos administrations connaissent très bien…

Il ne faut nourrir aucune illusion quant à l’efficacité d’un chantage d’État. L’idée d’accorder des papiers aux femmes qui dénoncent leur proxénète est une façon particulièrement vertueuse de dire que l’on ne délivrera de papiers à personne.

De ce point de vue, nous pouvons nous inspirer d’une expérience menée depuis fort longtemps par l’appareil gouvernemental français et singulièrement l’administration des douanes : les personnes que l’on appelle des « mules », qui arrivent de Colombie chargées de drogue, sont maintenues en prison au-delà de la durée de leur condamnation pour trafic de drogue par l’administration des douanes au titre des sommes qu’elles doivent au fisc, calculées sur les montants fabuleux que représente la drogue qu’elles transportaient. Les douanes proposent à ces « mules » d’oublier leur dette vis-à-vis du fisc et de les libérer en échange d’informations qui permettraient de remonter la filière. Ce chantage est indigne, et surtout il ne fonctionne pas car les trafiquants exercent de leur côté un autre chantage qui, lui, porte sur la sécurité de la famille des mules, et ils savent se montrer violents. Les femmes prostituées savent très bien que si elles entraient dans cette négociation, elles condamneraient à mort leur père, leur mère, leurs enfants, voire leur village tout entier.

Ne nous engageons pas dans cette impasse. Je n’ai pas de panacée à vous proposer, mais je pense que le mieux serait de combiner plusieurs approches. En nous enfermant dans un choix binaire entre corruption et répression, nous nous condamnons à l’impuissance et ne créons pas les conditions idéales pour entreprendre une démarche d’éducation populaire.

L’éducation ne résoudra pas les problèmes immédiats, mais elle contribuera à les résoudre à l’avenir. Face à un représentant de la machine gouvernementale qui fait preuve de bienveillance, qui dispose de certains moyens et ouvre des perspectives en termes de professionnalisation et d’intégration sociale et humaine, les prostituées seront plus réceptives car elles auront le sentiment d’être traitées comme des êtres humains et non comme des indics.

Mme la présidente Catherine Coutelle. J’ai été frappée d’entendre François Ozon, au Festival de Cannes, dire à propos de son film Jeune et jolie que la prostitution était le fantasme de toutes les femmes – et d’être applaudi pour cela ! Il y a beaucoup à faire en matière d’éducation, en commençant par l’influence que peuvent avoir les médias.

Mme Maud Olivier. La méconnaissance de la prostitution touche aussi les personnes qui se prostituent. Nous avons, dans le département de l’Essonne, mené une enquête sur la prostitution étudiante. Il en ressort que les personnes qui se livrent à la prostitution en échange d’un logement ou de telle ou telle aide n’ont pas du tout l’impression de se livrer à un acte de prostitution.

Mme Florence Delaunay. La diversité du phénomène de la prostitution – personnes victimes de la traite, mères de famille voulant arrondir leurs fins de mois, étudiants – implique des politiques publiques différentes allant de la prévention à la répression. Cette diversité est-elle l’une des causes de la dispersion des outils administratifs ? Ces outils ne pourraient-ils être concentrés au sein d’un unique ministère ?

Je suis députée des Landes. Dans mon département, les prostituées viennent d’Espagne pour rencontrer les routiers sur les aires d’autoroute de l’A63. Si nous optons pour la répression, il faudra instaurer des coopérations avec les pays frontaliers.

Mme Nicole Savy, déléguée du groupe de travail Femmes/genre/égalité de la LDH. Le Festival de Cannes illustre parfaitement le fait qu’il existe autant d’inégalités sociales dans le monde de la prostitution que dans l’ensemble de la société : on y rencontre à la fois des filles qui se vendent plusieurs milliers d’euros la nuit et de pauvres victimes de la traite. En disant cela, je ne défends pas la liberté de se prostituer, qui traduit un certain individualisme et la volonté de gagner rapidement beaucoup d’argent.

Lorsque nous parlons de prostitution, il ne s’agit que de la prostitution visible car nous n’en connaissons pas la partie invisible, celle qui passe par Internet et par les téléphones portables. C’est pourquoi il est indispensable de faire appel aux universitaires afin qu’ils décrivent le phénomène et établissent des statistiques. Nous ne connaissons même pas le nombre de prostituées présentes sur notre territoire. Et ce déficit de connaissance vaut pour tous les pays : concernant la situation en Suède, par exemple, les bilans sont très contradictoires.

Je ne crois pas, pour ma part, que le fait de prendre des dispositions en faveur de l’accueil des victimes de la traite créerait un appel d’air pour l’immigration en France. Cette crainte est un fantasme. Les femmes originaires d’Albanie ou de Roumanie arrivent en France dans un état épouvantable après avoir été vendues, violées, battues. La première chose à faire est de les soigner, de leur apprendre le français et de les aider à régler leur situation. Il existe des centres d’accueil spécifiques pour les victimes de la traite en Italie, mais pas en France, où elles sont reçues dans les centres dédiés aux victimes des violences faites aux femmes. C’est un grave problème. Si nous supprimons le délit de racolage passif, ces femmes ne seront plus considérées a priori comme des délinquantes mais comme des victimes. La première chose à faire sera de créer des centres de soins. Je parle naturellement des victimes de la traite, ce qui n’est pas le cas des prostituées chinoises de Paris qui font l’objet de notre rapport, car elles ont pris seules la décision de se prostituer pour résoudre des difficultés économiques.

Confier la mise en œuvre des mesures législatives et administratives qui existent à une seule autorité traduirait en effet l’existence d’une véritable volonté politique.

Mme Édith Gueugneau. Monsieur le président, vous n’êtes favorable ni à la répression ni à la légalisation. Je suis pour ma part opposée à la pénalisation du client.

En Belgique, un texte sur le statut des travailleuses du sexe reconnaît que la prostitution peut être exercée de manière volontaire. Quelle est la position de la LDH française sur ce point ? Quelle est la cohérence de la Ligue au niveau européen et international ?

La prostitution relève d’enjeux fondamentaux comme le droit des femmes à disposer de leur corps et l’éducation à la sexualité. Les mesures que nous prenons à son sujet relèvent d’un choix de société. Nous devons avoir la volonté politique d’investir dans l’éducation. Mais là nous nous attaquons à une citadelle. Nous nous engageons dans un projet législatif, mais nous manquons de données sur la réalité du phénomène de la prostitution. Le Gouvernement, en particulier le ministère des Droits des femmes, entend renforcer la prévention et l’éducation pour faire en sorte que les jeunes femmes ne tombent pas dans la prostitution : il lui faut pour cela agir sur les causes de la précarité. Quelle est votre position sur ce point ?

Mme Ségolène Neuville. Je suis élue du département des Pyrénées Orientales, proche de l’Espagne et de la commune espagnole frontalière de La Jonquera.

Le problème que pose la prostitution n’est pas seulement lié à notre société de consommation mais au rôle que jouent les hommes et les femmes. L’immense majorité des clients de la prostitution sont des hommes. Si nous voulons diminuer les chiffres de la prostitution, nous devons mettre à mal l’éducation actuelle qui explique aux garçons que pour être virils, ils doivent être des prédateurs sexuels, et aux filles que si elles veulent réussir dans la vie, elles doivent être « jeunes et belles » et plaire aux hommes. Tant que nous conserverons ce schéma, certaines jeunes filles rêveront de se prostituer pour se mettre en lumière et user de leur séduction vis-à-vis des hommes.

Des sociologues de la faculté de Perpignan ont étudié les répercussions de la prostitution sur la jeunesse des Pyrénées Orientales. Dans mon département, les jeunes garçons trouvent normal de passer la frontière pour aller voir les prostituées. Dès le collège, ils connaissent les lieux et les pratiques de la prostitution, et même le nom des prostituées. Quant aux jeunes filles, elles se sentent en concurrence avec les femmes prostituées.

Les proxénètes savent parfaitement comment présenter les choses : leurs établissements s’apparentent moins à des bordels qu’à des hôtels de luxe. Les clients choisissent les filles – c’est ainsi qu’ils nomment les prostituées – selon leur goût pour tel ou tel type physique.

Il existe aussi à La Jonquera une prostitution de rue, mais elle est beaucoup plus difficile à identifier, pourtant ce sont les mêmes filles et les mêmes proxénètes.

Quant à l’argument selon lequel il faut réglementer la prostitution pour des raisons sanitaires, il est totalement faux, je l’ai moi-même vérifié en tant que médecin spécialisé dans le dépistage du VIH. Les femmes prostituées ne vérifient jamais leur sérologie VIH, sauf celles qui le souhaitent et passent à leurs frais le test dans un laboratoire privé.

Les interlocuteurs espagnols que j’ai rencontrés, à Madrid comme en Catalogne, attendent beaucoup de la proposition de loi française car ils ne savent plus quelle attitude adopter face à ce phénomène. Ce qu’ils savent, c’est que leur législation n’est pas adaptée et qu’il leur sera plus facile d’agir, la clientèle de la Jonquera étant exclusivement française, si la France s’engage dans la voie de la responsabilisation du client.

Depuis des milliers d’années, la faute repose sur les personnes qui se prostituent alors qu’elles sont totalement innocentes puisqu’elles se prostituent pour survivre. Il ne s’agit pas d’interdire, mais d’inverser la faute. Si vous avez des suggestions pour y parvenir, Monsieur le président, nous sommes preneurs…

M. Pierre Tatarkowsky. Si vous vouliez me mettre en difficulté, Madame la députée, en invoquant la position de la Ligue belge, vous avez réussi… En l’absence de législation européenne, chaque pays adopte une législation conforme à sa propre approche du phénomène. Il serait intéressant de demander à l’Association européenne pour la défense des droits de l’Homme (AEDH) de travailler sur ce thème. Je m’engage à le lui suggérer sans tarder.

La prostitution est clairement une manifestation du patriarcat, à laquelle se mêlent des rapports de force économiques et sociaux. De toute évidence, les hommes jouent un rôle majeur et peu élogieux.

Sur un plan philosophique, je ne peux être opposé à la responsabilisation du client car je suis attaché à la citoyenneté, qui sous-entend une responsabilité et des devoirs – même si je suis plus proche des droits que des devoirs – mais toute la difficulté est de responsabiliser sans pénaliser. Dénoncer ceux qui s’en prennent aux victimes est juste, mais dire que les femmes qui se prostituent pour vivre ne sont pas responsables est beaucoup moins juste car elles ont leur part de responsabilité. Partout où il y a un individu, il y a une responsabilité. La question est de savoir si la personne qui se prostitue a eu la possibilité de diriger sa vie. Quant à ceux qui consomment, on peut dire qu’ils le font pour jouir, et après tout la jouissance est une chose importante dans la vie. Nous entrons là dans un débat qui se retourne en tous sens et ne nous mène nulle part.

La notion de responsabilisation est intéressante et nous serions prêts à la développer. Les campagnes internationales contre la pédophilie, qui certes étaient adossées à un important volet répressif, rappelaient in fine que ce crime était puni de plusieurs années de prison : nous pourrions envisager pour la prostitution des campagnes du même ordre qui contribueraient à déstabiliser la norme de fait qui nous étouffe. En attendant, il faut sans aucun doute remobiliser les pédagogues sociaux – les enseignants, une grande partie du mouvement associatif, les politiques, les médias…

Il nous appartient de construire une autre norme, basée sur le partage de valeurs morales comme l’égalité entre hommes et femmes ou le refus de la marchandisation et de la banalisation des corps – je pense en effet que la mondialisation des marchés n’est pas de nature à exalter la différence sexuelle et que l’homme marchandise perd sa dimension sexuée. Il s’agit d’un travail considérable. Sur la notion de responsabilisation, nous pourrions être votre partenaire mais nous n’irons pas plus loin.

Mme Nicole Savy. Les instruments pour lutter contre le proxénétisme existent, mais ceux de lutte contre la traite des êtres humains ne sont pas utilisés. Très peu de condamnations sont prononcées alors même que nous connaissons les réseaux.

La réglementation de la prostitution provoque non seulement un appel d’air, mais, en outre, elle favorise la création d’infrastructures. Les réseaux empruntent des chemins internationaux que les polices connaissent. Ce qu’il faut mettre en place, ce sont des coopérations policières internationales et des commissions ad hoc qui puissent adapter leur action aux évolutions et suivre les réseaux.

M. Pierre Tatarkowsky. Nous aurions d’autant plus d’intérêt à le faire que le revenu du souteneur – que l’on appelle vulgairement le « pain de fesse » – contribue, au même titre que la drogue, au financement du grand banditisme. C’est pourquoi il est indispensable de développer la coopération entre les services de répression, de police et de contrôle.

Mme la présidente Catherine Coutelle. La lutte contre la prostitution rejoint notre combat pour l’égalité entre les hommes et les femmes, mais force est de constater que tous les combats que nous menons à ce titre nous obligent à recourir à la sanction et à la répression. Les entreprises n’ont pas dans l’ensemble avancé sur le plan de l’égalité professionnelle et les sanctions vont jouer leur rôle, il a fallu pénaliser les partis politiques pour qu’ils s’engagent dans la voie de la parité. Et il en va de même dans le domaine de la pédophilie et de l’insécurité routière. La sanction n’est pas notre choix, mais elle est nécessaire. S’agissant de la lutte contre la prostitution, je crains que nous soyons contraints de prévoir des sanctions.

Mme Florence Delaunay. Parmi les pédagogues sociaux que vous souhaitez mobiliser, j’ajouterai la police.

M. Pierre Tatarkowsky. Je ne l’ai pas nommée mais pour moi la police figure en bonne place parmi les pédagogues sociaux.

Mme Maud Olivier. L’égalité entre hommes et femmes est pour nous un combat majeur et la prostitution est une inégalité de fait puisque 99 % des clients sont des hommes et que l’immense majorité des femmes qui se prostituent le font pour des raisons économiques. Les quelque 0,002 % de jeunes personnes qui s’y livrent par plaisir n’entrent pas dans le champ de notre travail.

Nous ne sommes pas prohibitionnistes. Les femmes feront ce qu’elles voudront : nous, nous voulons protéger celles qui sont des victimes. Nous ne sommes pas opposés à la responsabilisation, qui pourrait passer par un simple rappel à la loi ou par un stage dans une association d’aide comme le Lotus Bus, Médecins du Monde, les Amis du Bus des Femmes. Mais nous ne pourrons rien mettre en œuvre tant que l’interdiction ne sera pas mise en place.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Nous nous intéressons également au contexte européen dans lequel le phénomène prend place et aux mesures qui pourraient être prises à ce niveau.

M. Pierre Tatarkowsky. L’Europe est un animal à sang lent, y compris en ce qui concerne les droits de l’Homme, mais nous ferons ce que nous pourrons pour faire avancer nos idées.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Je vous remercie d’avoir bien voulu répondre à nos questions.

L’audition s’achève à quinze heures.