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Délégation aux droits des femmes et l’égalité des chances entre les hommes et les femmes

Mercredi 2 juillet 2013

Séance de 18 heures

Compte rendu n° 35

Présidence de Mme Catherine Coutelle, Présidente

– Audition sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et la santé au travail : Mme Sophie Prunier-Poulmaire, ergonome, médecin du travail ; M. Charles Gadbois, ergonome, ancien directeur de recherche au CNRS

La délégation aux Droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes a procédé à l’audition de Mme Sophie Prunier-Poulmaire, ergonome, médecin du travail, et M. Charles Gadbois, ergonome, ancien directeur de recherche au CNRS, sur le thème de l’égalité entre les femmes et les hommes et la santé au travail.

L’audition commence à 18 heures.

Mme la présidente Catherine Coutelle. La Délégation a commencé la semaine dernière un travail consacré au projet de loi pour l’égalité entre les femmes et les hommes, présenté par Mme Vallaud-Belkacem, ministre des Droits des femmes. Nous menons dans ce cadre une série d’auditions sur la santé des femmes au travail. Après avoir auditionné les représentants de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT), nous accueillons aujourd’hui Mme Sophie Prunier-Poulmaire, ergonome, psychologue du travail, maître de conférences à l’Université de Paris-Ouest Nanterre-La Défense, responsable du master II d’ergonomie, et M. Charles Gadbois, ergonome, ancien directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS).

Mme Sophie Prunier-Poulmaire, ergonome, psychologue du travail, maître de conférences à l’Université de Paris-Ouest Nanterre-La Défense. Au-delà de l’adaptation des postes de travail aux individus, l’ergonomie vise à améliorer les conditions de travail dans un objectif de conciliation entre la santé des salariés et la « santé » économique de l’entreprise.

Par santé des salariés, nous entendons un état de bien-être, un équilibre entre les différentes sphères de l’individu : la sphère physique, mais également les sphères psychique et sociale. La sphère psychique concerne l’affect dans le travail, c’est-à-dire le sens que le salarié donne à son activité professionnelle et la reconnaissance qu’il en obtient. Ce thème est important à l’heure du débat sur les risques psychosociaux. La sphère sociale concerne la vie hors travail, c’est-à-dire la vie familiale et parentale des salariés. À cet égard, nous savons tous ici que « le travail a le bras long »…

En tant qu’ergonomes, nous analysons les situations de travail dans leur ensemble en vue de leur transformation. Point très important : nous analysons le travail réel, ce qui signifie que nous distinguons le travail tel que le pensent les concepteurs et le travail tel qu’il est réellement exécuté par les salariés qui s’approprient des consignes et font face à des dysfonctionnements. Pour ce faire, nous intervenons principalement au sein des entreprises, c’est-à-dire au plus près des salariés. Charles Gadbois a passé une grande partie de sa vie à l’hôpital auprès des infirmières, des aides-soignantes et des agents sanitaires hospitaliers (ASH). Ensemble, nous avons mené un grand nombre d’études auprès des agents de la RATP et de la SNCF. Ainsi, en accompagnant ces travailleurs, de jour comme de nuit, quels que soient leurs horaires, nous comprenons en quoi consiste réellement leur travail – au-delà de ce que nous en dit leur hiérarchie.

M. Gadbois et moi-même nous sommes toujours intéressés à la composante temporelle, qui nous semble fondamentale. À ce titre, nous observons les effets de l’organisation du temps de travail sur la santé des salariés, mais aussi sur leur vie familiale et leur vie sociale. Et nous nous apercevons que la frontière entre la vie au travail et la vie hors travail est de plus en plus poreuse, qu’il y a en quelque sorte une diffusion du travail et de ses contraintes dans la vie hors travail.

Nous sommes intervenus auprès de femmes qui travaillent la nuit ou en horaires postés – en 3x8, en 4x8, en 2x12 heures, très fréquents dans le secteur hospitalier. Nous avons analysé leurs effets sur la santé physique et la santé psychique des salariées, leurs conséquences en termes d’équilibre vie au travail et vie hors travail, mais aussi les différences qui peuvent exister entre les hommes et les femmes qui ont un même horaire de travail.

Nous avons travaillé dans le secteur hospitalier, celui de la distribution – caissières d’hypermarché, charcutières, employées de libres services –, mais aussi sur des métiers qui ont été ouverts aux femmes comme celui d’agent des douanes, sur lequel Charles Gadbois et moi avons fait une étude pendant deux ans. Actuellement, nous menons une étude sur le métier de conducteur de bus, qui se féminise également. Une fédération nous a en outre sollicités sur les horaires et la temporalité du travail des femmes de ménage de bureau, dont le service se déroule très tôt le matin, entre cinq et huit heures, et tard le soir, entre dix-huit heures et vingt-deux heures. Nous avons donc rencontré les salariés travaillant dans tous ces secteurs et avons analysé leur activité en les interrogeant sur les exigences de leur métier.

La question de la temporalité se pose de manière différente depuis quelques années en raison du contexte sociétal qui a beaucoup évolué, en particulier avec l’augmentation des familles monoparentales puisque, de nos jours, environ 2 millions de femmes vivent seules avec leurs enfants. Cette situation pose la question du travail à temps partiel et de la précarité de l’emploi et, par conséquent, celle de la difficile conciliation activité professionnelle - vie familiale pour les femmes seules avec enfants. Après avoir mené en 1993 une étude sur les caissières pour l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), je constate dix ans plus tard que leur situation ne s’est malheureusement pas améliorée du point de vue de la précarité, les contraintes pesant sur ces salariés à temps partiel s’étant renforcées. Ce phénomène soulève le problème des travailleuses pauvres, que l’on rencontre dans certains secteurs professionnels, parfois même chez les fonctionnaires d’État. La question de l’égalité hommes femmes prend toute sa dimension dans ce contexte.

M. Charles Gadbois, ergonome, ancien directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). À côté de l’enjeu de santé, il y a celui de la qualité de la vie, qui est liée à la nature du travail et aux types d’horaires sur lesquels les ergonomes ont beaucoup à dire. L’impact du travail s’explique, d’abord, par les temporalités, ensuite, par les contraintes propres à la nature des tâches. Sur ce dernier aspect, on sait qu’un des grands problèmes dans le secteur hospitalier est le mal de dos dont souffre une population essentiellement féminine – infirmières et aides soignantes.

Les horaires de travail ne sont pas l’affaire d’un travailleur ou d’une travailleuse, ils sont l’affaire du couple. En effet, les hommes en horaires postés, qui souffrent d’une grande fatigue et de problèmes de sommeil, bénéficient du soutien de leur compagne pour toutes les autres activités. C’est pourquoi à côté de la question des femmes au travail, se pose celle des femmes qui ne sont pas au travail. En Allemagne, une étude a montré que les femmes de policiers actives et sans enfant sont 80 % à travailler à temps plein et 16 % à travailler à temps partiel, tandis que les policières avec enfants ne sont plus que 13 % à travailler à temps plein, 42 % ne travaillant pas du tout. Il est bien d’autres secteurs pour lesquels nous pourrions évoquer le même type de statistiques. En France, plusieurs analyses montrent que les femmes de travailleurs postés, qui ne sont pas elles-mêmes en horaires postés, contribuent de façon importante à la vie familiale – courses, cuisine, entretien de la maison, relations avec les enfants, etc. Au demeurant, une étude récente révèle que 80 % des agents de sécurité de l’événementiel sont incapables de dire si leur enfant aime l’école ou pas, alors que leurs conjointes le savent à 95 %.

La diversité des systèmes d’horaires de travail génère une diversité de contraintes. Les horaires décalés sont soit de nuit, soit le matin très tôt – de cinq heures à midi par exemple – ou très tard le soir, comme pour les femmes de ménage. Le travail posté est en horaires de nuit fixe ou en horaires de nuit alternant avec des horaires de jour, horaires de jour qui peuvent être tantôt le matin tantôt l’après-midi. Les horaires irréguliers concernent les femmes de ménage et tout particulièrement les caissières qui travaillent par exemple le matin jusqu’à onze heures, puis à partir de quinze heures lorsque les clients sont à nouveau plus nombreux. Une particularité des horaires irréguliers est leur répartition différente selon les jours de la semaine. Tous ces types d’horaires ont un impact important sur la vie des salariés.

Comme l’a souligné Mme Prunier-Poulmaire, « le travail a le bras long », c’est-à-dire que la nature du travail a un impact sur la vie hors travail, en particulier pour les femmes. En effet, dans certains secteurs professionnels où l’intensité du travail est très forte, les salariés sont soumis à un stress physique et psychologique important. Une étude sur les téléphonistes, activité qui n’existe plus aujourd’hui, a montré que les femmes une fois rentrées à la maison devaient attendre au moins une heure avant de pouvoir faire face aux tâches familiales – préparation des repas, aide aux devoirs des enfants, etc. De la même manière, les infirmières du secteur hospitalier m’ont expliqué ne pas avoir l’énergie nécessaire à la maison le soir pour s’occuper de leurs enfants : elles doivent attendre le temps de repos du week-end pour y parvenir. Les salariés hommes ou femmes des centres d’appel ont également des capacités amoindries dans leur vie hors travail.

Mme Sophie Prunier-Poulmaire. Dans la grande distribution, les horaires changent tous les jours et toutes les semaines ; ils sont en outre calculés quart d’heure par quart d’heure en vue de l’ajustement du nombre de salariés au nombre de clients présents dans le magasin. Au-delà de la question de la fragmentation du temps de travail, cet ajustement pose la question de la pénibilité. Dans notre jargon, nous parlons de prolifération des horaires atypiques, phénomène qui n’existait pas il y a vingt ans. Ces horaires atypiques sont devenus la norme : un tiers seulement des salariés en France travaillent aujourd’hui selon un régime diurne et régulier, c’est-à-dire proche des horaires de bureau. Par conséquent, en tant que chercheurs, nous sommes confrontés à de nouvelles organisations temporelles sur lesquelles nous n’avons pas encore le recul nécessaire pour donner des conseils avisés aux entreprises. Par contre, nous savons que le travail de nuit et les horaires de travail posté ne sont pas bénéfiques pour la santé, comme en attestent la majorité des études nationales et internationales, et que les horaires atypiques – tôt le matin et tard le soir – ne dérogent pas à cette règle.

Les femmes ne sont pas épargnées par ce phénomène car elles sont plus nombreuses que les hommes à travailler au contact de la clientèle. L’adaptation du temps de travail à la fluctuation des clients, des patients ou des usagers, leur pose toute une série de questions organisationnelles compliquées à gérer. En changeant d’horaires tous les jours et toutes les semaines, ces femmes ont de plus en plus de mal à gérer leur vie au travail, mais aussi leur vie hors travail, au point qu’elles peuvent se tromper dans leur emploi du temps. Cet emploi du temps détermine également le temps qu’il leur reste pour leur vie personnelle, en particulier pour leurs enfants.

Au surplus, l’augmentation des heures, non pas supplémentaires, mais complémentaires – car les femmes sont plus nombreuses que les hommes à travailler à temps partiel –, complique encore les choses. Une caissière devant terminer son service à seize heures à qui l’on demande de prolonger son activité de deux heures pour faire face à la fluctuation inopinée de la clientèle ratera la sortie de l’école ! En vérité, si elle accepte de travailler davantage, elle devra gérer dans l’urgence la prise en charge de ses enfants, ce qui constitue une source de stress épouvantable ; mais si elle refuse, elle court le risque de ne pas se voir proposer à l’avenir d’autres heures complémentaires, dont elle a besoin car son temps partiel ne lui fournit pas un revenu suffisant !

En tant qu’ergonomes, nous entendons parfois des choses hallucinantes dans les entreprises : pour des emplois de caissières, certains recruteurs choisissent plutôt des femmes célibataires avec enfants car elles acceptent davantage les contraintes du fait qu’elles ont besoin de travailler ! Ce sont les réalités du travail : les entreprises choisissent une population fragilisée afin de pouvoir augmenter la flexibilité…

En outre, comme l’ont montré nos travaux, les salariées à temps partiel ne sont pas en meilleure santé que les femmes travaillant à temps plein, car elles sont systématiquement positionnées au moment où la charge de travail est la plus importante. Or subir les exigences les plus fortes est extrêmement coûteux en termes de stress et d’épuisement.

Par ailleurs, une femme et un homme ne vivent pas de la même manière des horaires identiques. Comme nous l’avons constaté dans tous les travaux que nous avons menés dans l’industrie et le secteur hospitalier, une femme qui termine son service à quatre ou cinq heures du matin ne se couche jamais avant neuf heures du matin car elle sait qu’elle va devoir s’occuper de ses enfants et les accompagner à l’école. Un homme ayant les mêmes horaires se couche en rentrant chez lui à six heures. Or comme le montrent toutes les études scientifiques, plus on se couche tôt, plus on a un sommeil de qualité – autrement dit, il vaut mieux se coucher à six heures qu’à neuf heures. Vous imaginez ce que cela signifie en termes de perturbation de l’horloge biologique et d’altération de la santé de ces salariées.

En tant qu’expert à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) sur le travail de nuit et le travail posté, je peux vous dire que les effets du travail de nuit sur la santé des femmes comme des hommes sont importants. Plusieurs études scientifiques font état de la probabilité de développer un cancer du sein chez les femmes travaillant la nuit. Nous faisons actuellement le point sur la littérature nationale et internationale sur le sujet. On le sait : la perturbation de l’horloge biologique n’a pas les mêmes conséquences selon qu’il s’agit d’une femme et d’un homme.

Nous avons noté que certaines pratiques, comme les horaires coupés, sont davantage imposées à des populations féminines, comme les femmes de ménage et les caissières. C’est aussi le cas pour les conductrices de bus, notamment de transport scolaire, qui travaillent davantage le matin et le soir. Ces salariés peuvent parfois attendre quatre à cinq heures sur le lieu de l’entreprise pendant leur coupure, et elles sont plus nombreuses que les hommes dans les salles de pause car, dans les milieux modestes, c’est le conjoint qui a la voiture et qui les dépose au travail. Le coût de l’essence entre évidemment en ligne de compte, ce qui fait que les niveaux de salaires jouent en défaveur la qualité de vie de ces femmes.

Nous avons également observé que des métiers s’ouvrent aux femmes, comme celui de douanier. Néanmoins, les femmes qui entrent dans des corporations essentiellement masculines doivent faire deux fois plus que les hommes pour convaincre qu’elles sont aussi capables qu’eux pour le même travail – nous avons même vu une femme douanière dans une brigade de sept douaniers changer elle-même la roue crevée du fourgon ! Nous avons également constaté que les femmes dans les douanes se voient confier les tâches les plus difficiles, auprès des usagers notamment, afin d’apporter la preuve de leur fermeté. Or le fait d’être envoyées au front représente pour ces femmes un coût qui se surajoute à leur activité.

Mme Barbara Romagnan. Les maladies professionnelles ont augmenté de 180 % chez les femmes entre 2001 et 2011. Pendant la même période, les accidents du travail ont augmenté de 22 % chez les femmes et chuté de 19 % chez les hommes. Comment expliquez-vous ce phénomène ? Est-il dû au travail des femmes en lui-même, certains métiers étant essentiellement exercés par ces dernières, comme les femmes de ménage ? Est-il dû au rapport différent à un même métier entre les hommes et les femmes, pour des raisons biologiques ou physiques notamment ? Ou s’explique-t-il surtout par le fait que les femmes ont une double, voire une triple journée, puisqu’elles sont majoritaires à s’occuper des enfants et des tâches familiales, si bien que les hommes récupèrent mieux, y compris lorsqu’ils exercent le même travail ? En outre, cette augmentation des accidents et maladies du travail chez les femmes est-elle liée à des souffrances physiques – par exemple, porter des personnes malades – ou psychologiques ?

Mme la présidente Catherine Coutelle. Les femmes sont-elles moins sensibles à la prévention ou moins informées en la matière ? Et sont-elles davantage soumises à un stress important en étant souvent au contact de la clientèle ou des usagers ?

Mme Édith Gueugneau. Il est vrai que les femmes subissent des pressions importantes car elles travaillent plus souvent au contact des usagers. Elles sont également plus nombreuses à travailler à temps partiel, voire avec des temps coupés, ce qui est synonyme de précarité. Je pense aux femmes de ménage dans nos collectivités qui vont d’une école à l’autre, très tôt le matin et tard le soir, pour des rémunérations minimes et des contraintes importantes par rapport à leur vie familiale. L’aide à domicile, exercée par des femmes passionnées qui se sont formées pour cela, est également un métier difficile car elles doivent faire beaucoup de kilomètres pour, là encore, des salaires peu élevés, sans compter que ces métiers sont peu reconnus dans notre pays. Et comme vous l’avez expliqué, les caissières dans les grandes surfaces ont des temps de travail séquencés et des salaires bas, alors qu’elles sont souvent célibataires avec enfants.

Toutes ces difficultés ont des incidences psychiques sur les femmes. Nous comptons beaucoup sur le projet de loi porté par Mme Vallaud-Belkacem, qui permettra de réduire la précarité dont sont victimes les salariées. En tout cas, l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes sera réellement acquise lorsque chaque femme qui le souhaite aura accès à un temps plein.

Mme la présidente Catherine Coutelle. L’accord national interprofessionnel (ANI) du 11 janvier 2013, transposé dans la loi, prévoit que les contrats doivent être au minimum de vingt-quatre heures par semaine, sauf dérogation par accord de branche ou d’entreprise : les heures travaillées doivent alors être regroupées afin de permettre le cumul avec un autre emploi. Ces dispositions devraient faciliter l’exercice de deux temps partiels pour les femmes.

Mme Édith Gueugneau. Il ne faut pas oublier les conséquences des temps partiels sur les retraites des femmes !

Mme Sophie Prunier-Poulmaire. Entre 2001 et 2011, les maladies professionnelles ont augmenté de 180 % chez les femmes, contre 92 % chez les hommes. Le nombre d’accidents de trajet a crû de 28 % pour les femmes, mais a baissé de 0,15 % pour les hommes. Et le nombre d’accidents du travail a connu une hausse de 27 % chez les femmes, mais a chuté de 20 % pour les hommes.

Je pense que ces chiffres ne sont pas dus à une défaillance de la prévention dans les entreprises. En fait, ils régressent chez les hommes parce qu’on s’est attaqué à des pénibilités visibles – port de charges lourdes, chutes de plain-pied, par exemple – dont on savait qu’elles pouvaient régresser.

Chez les femmes, la pénibilité est souvent invisible. Elles subissent des tensions psychologiques en étant davantage que les hommes au contact des usagers, des clients, des patients, lesquels ne sont pas toujours aimables dans le contexte économique et social anxiogène que nous connaissons. Or il est plus difficile d’agir vite dans le domaine des risques psychosociaux. Autrement dit, il est plus compliqué de prendre en charge la relation aux autres que la diminution du port de charges lourdes.

Le temps partiel subi ne permet pas aux femmes célibataires avec enfants de vivre correctement, si bien qu’elles doivent trouver un autre emploi, voire travailler au noir, ce qui augmente leur temps de trajet et leur fatigue. Les femmes de ménage qui se rendent chez plusieurs employeurs dans la même journée sont soumises à des exigences multiples, à un cumul de contraintes. Tous ces risques accrus, sur lesquels nous avons moins de prise pour l’instant, peuvent expliquer ces chiffres inquiétants.

M. Charles Gadbois. Certes, le chiffre relatif à l’augmentation des maladies professionnelles, publié dans la revue Travail et changement, nous interpelle, mais je ne suis pas sûr qu’il soit très pertinent au regard de l’analyse des réalités. Il constitue un premier pas, mais il faut aller plus loin.

Mme Sophie Prunier-Poulmaire. C’est généralement la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) qui publie les statistiques. Ensuite, des post-enquêtes de nature qualitative, auxquelles nous répondons le plus souvent, s’attachent à leur donner du sens.

Mme Marie-Jo Zimmermann. Les chiffres que vous citez pour l’Allemagne ne sont pas très significatifs pour nous, car les taux de travail des femmes à temps plein et à temps partiel outre-Rhin sont différents des nôtres.

Travailler sur l’ergonomie pour les femmes est bénéfique pour tout le monde – et d’abord aux hommes dans les entreprises où ils sont majoritaires, comme dans le secteur de l’automobile. En ces temps de crise, les chefs d’entreprise ont-ils le souci de mettre l’accent sur l’ergonomie ? Peuvent-ils faire l’économie d’un ergonome ?

Mme la présidente Catherine Coutelle. Une entreprise qui fabrique des compteurs électriques, que j’ai visitée, a amélioré tous les postes de travail à la faveur de l’embauche de plusieurs femmes.

Mme Sophie Prunier-Poulmaire. De grandes entreprises, comme PSA, la SNCF, la RATP, ont des ergonomes en interne. Néanmoins, en cas de gros problèmes de santé au travail, elles emploient des ergonomes externes. Autrement dit, l’objectivité des gens du CNRS ou d’un laboratoire de recherche permet d’apaiser les tensions. On trouve aussi des ergonomes dans des institutions comme l’ANACT, l’INRS, ainsi que dans les services de santé interdisciplinaire de la médecine du travail.

On ne peut bien évidemment pas faire l’économie d’un ergonome ! Malheureusement, ces dernières années, des études ont été interrompues, dont une sur la santé au travail que nous avions entreprise avec des économistes, des sociologues, des statisticiens et des ergonomes dans un très grand groupe français : on a préféré nous payer à arrêter que nous payer à faire ! En fait, nous assistons à la mise en place à des niveaux stratégiques de personnes que je qualifierai d’assez frileuses, c’est-à-dire de managers qui ne jouent pas la fonction qu’ils devraient jouer ou qu’ils ont jouée dans le passé sur la santé au travail. Ce phénomène inquiétant s’explique par la crise, mais aussi par le fait qu’il est toujours très délicat pour une entreprise de dire qu’elle va faire apparaître des dysfonctionnements afin de les résoudre.

On m’a demandé d’envoyer, ce que j’ai refusé, deux étudiants pour voir quel type de femmes pourraient être recrutées pour des postes dans un secteur industriel à forte pénibilité en vue de la parité hommes femmes ! Mais quelle est cette conception de l’égalité ? Selon nous, l’égalité permet de reparler de la santé au travail pour tous, hommes et femmes ! Notre but est de rendre le travail accessible à tous en réduisant sa pénibilité physique et psychique.

Mme la présidente Catherine Coutelle. On voit réapparaître les open space, y compris dans les collectivités. Travaillez-vous sur ce genre d’environnement ?

Mme Sophie Prunier-Poulmaire. Quelques-uns de mes élèves étudient ce type d’aménagement, que l’on retrouve dans les start up. Les open space sont synonymes de dépersonnalisation du lieu car les salariés ne peuvent pas s’approprier leur lieu de travail. Dans les plateformes téléphoniques, les personnes qui travaillent au même poste se voient attribuer le même prénom : elles sont des matricules interchangeables en quelque sorte ! Des caissières nous ont raconté être devenues robotisées au point que le langage professionnel se substitue parfois à leur langage usuel : elles demandent, par exemple, à leurs enfants de leur passer le 021, qui est le code de la salade !

Ce phénomène est d’autant plus inquiétant que nous constatons une prolifération des exigences du travail dans la vie hors travail : plus les salariés subissent des contraintes de travail fortes, moins ils ont une activité sociale épanouie ! Des mères n’arrivent plus à s’occuper de leurs enfants après leur journée au cours de laquelle elles ont sans cesse été agressées par des clients ou des usagers. Tout cela participe de l’épuisement mental des femmes.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Si les automobilistes parisiens supportent les embouteillages en fin de journée, c’est parce que leur trajet en voiture constitue un sas entre leur travail et leur domicile. Il est clair qu’il faut un temps pour décompresser.

Mme Sophie Prunier-Poulmaire. Quand le sas de décompression n’existe pas, les salariés le créent. Ceux dont les métiers exigent des contraintes relationnelles fortes ou une tension psychique élevée – agents du secteur hospitalier, journalistes de l’AFP, agents des douanes – ne quittent pas leurs collègues sitôt leur journée de travail terminée : ils vont à la machine à café, ils sortent ensemble. S’ils sont obligés de rentrer immédiatement, par exemple pour s’occuper de leurs enfants, ils rapportent la charge de la journée chez eux et ils sont moins disponibles. Des salariés travaillant la nuit m’ont avoué ne plus avoir de patience avec leurs enfants : ils m’ont dit ne pas se reconnaître dans leur comportement !

Mme Barbara Romagnan. Avez-vous des propositions à formuler ?

Mme Sophie Prunier-Poulmaire. Les travailleurs de nuit nous ont souvent parlé du manque de crèches. Pourquoi la France ne comporte-t-elle pas plus de crèches dans les grandes entreprises ou les grands hôpitaux, comme dans les autres pays ?

Mme la présidente Catherine Coutelle. À Poitiers, la crèche de l’hôpital, où travaillent 6 000 personnes, dont 80 % de femmes, n’est pas pleine ! Une crèche à l’Assemblée nationale, pourquoi pas, mais les députées y ont-elles intérêt vu leur rythme de travail ! Je suis totalement opposée aux crèches de nuit, car elles favorisent le travail de nuit ! Quant aux crèches d’entreprise, auxquelles je suis favorable, je ne vois pas leur intérêt si le père et la mère ne travaillent pas au même endroit. Au final, la crèche sur le lieu de l’entreprise n’est pas forcément la bonne solution.

Au demeurant, est-il logique de demander à la société de répondre aux exigences des entreprises qui proposent des temps partiels ou du travail de nuit ? À mon avis, il vaudrait mieux prendre le problème dans l’autre sens. Une femme de trente ans avec de jeunes enfants et une femme de cinquante ans n’ont pas les mêmes besoins. Par conséquent, les femmes devraient pouvoir avoir des rythmes de travail différents selon leur âge, autrement dit choisir leur mode de vie.

Mme Sophie Prunier-Poulmaire. Quand on voit les effets néfastes du travail de nuit sur la santé des salariés, comment ne pas être inquiet face à l’ouverture de crèches pour les enfants des travailleurs de nuit, enfants de zéro et trois ans qui sont en train de caler leur propre horloge biologique et qui seront réveillés à trois heures du matin, recouchés à quatre heures, récupérés à huit heures ! Cela me semble extrêmement grave ! Sans compter que ces structures doivent employer des femmes qui travaillent la nuit ! Aussi la question est-elle de savoir quelle société on veut construire demain.

Un levier d’action possible pour faire en sorte que la question de la santé au travail des hommes et des femmes soit réellement prise en compte, c’est le coût pour l’entreprise du non-respect de la santé au travail. En réalité, l’absentéisme n’est rien d’autre que la face émergée de l’iceberg, et c’est là que nous avons encore une prise. En nous souciant du bien-être des salariés – bien-être qui contribue à la prospérité de l’entreprise –, nous sommes, nous ergonomes, considérés comme des gens pouvant réduire les coûts de l’entreprise ! C’est sur ce discours que nous sommes aujourd’hui obligés de fonder notre argumentaire. Ainsi, avant de faire de l’ergonomie de correction, nous nous attachons à faire de l’ergonomie de conviction.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Merci beaucoup, madame, monsieur.

L’audition s’achève à 19 heures 25.