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Mardi 6 novembre 2012

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 12

Présidence de M. Jean-Paul Chanteguet Président, et de Mme Catherine Quéré, Vice-présidente

– Audition, ouverte à la presse, de M. Laurent Davezies, titulaire de la chaire « Économie et développement des territoires » au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), sur la fracture des territoires

Commission
du développement durable et de l’aménagement du territoire

La Commission du développement durable et de l’aménagement du territoire a entendu M. Laurent Davezies, titulaire de la chaire « Économie et développement des territoires » au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), sur la fracture des territoires.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Nous recevons aujourd'hui, après avoir examiné le 25 octobre dernier en commission élargie le budget « Politique des territoires », M. Laurent Davezies, titulaire de la chaire « Économie et développement des territoires » au Conservatoire national des arts et métiers, professeur à l'université de Paris XII et enseignant en économie urbaine et régionale à Paris XII, Paris I, ainsi qu'à Sciences-Po.

La majorité de ses travaux et publications porte sur l'analyse du développement territorial et de l'articulation des politiques nationales, régionales et locales, en France, dans les pays industriels et dans les pays en voie de développement.

Son dernier ouvrage, « La crise qui vient : la nouvelle fracture territoriale », constitue une mise en garde contre le risque de fractures territoriales prochaines et brutales auquel notre pays va, selon lui, être confronté dans les années qui viennent, compte tenu d'un contexte marqué par une croissance faible et par une diminution tendancielle de la dépense publique.

Pourriez-vous, monsieur Davezies, nous dresser un portrait des bassins d'emploi et des villes moyennes qui risquent de subir la deuxième crise de l'emploi que vous prévoyez, compte tenu de leur dépendance aux revenus non marchands – retraites, emplois publics, prestations sociales ?

Par ailleurs, comment la puissance publique peut-elle tirer parti du dynamisme et de la contribution à la croissance des principales métropoles régionales – Toulouse, Nantes, Rennes, Paris, Lyon – sans aggraver la situation d'une France périurbaine et diffuse, qui exprime un profond « sentiment d'abandon », notamment au moyen d'un vote extrémiste ?

M. Laurent Davezies, titulaire de la chaire « Économie et développement des territoires » au Conservatoire national des arts et métiers. Le portrait que je peux dresser aujourd’hui est très différent de celui que j’avais présenté en 2008 dans un ouvrage intitulé « La République et ses territoires » et dans lequel apparaissaient des France assez paradoxales. J’avais mis en lumière un effet de ciseau surprenant entre les territoires dits métropolitains, moteurs de la croissance française, et les territoires pénalisés du point de vue productifs et dont les économistes prédisaient qu’ils allaient rester en marge du développement. Il s’avérait en effet que, depuis les années quatre-vingt, les premiers, ceux qui précisément tiraient la croissance, rencontraient davantage de difficultés de développement, ce terme recouvrant à la fois l’emploi, le revenu, la démographie, le solde migratoire, l’accès aux services et la maîtrise de la pauvreté et du chômage. C’est la seconde catégorie de territoires qui s’en sortait le mieux. Il s’agissait en gros des grands territoires de l’Ouest et du Sud. Le monde rural s’est beaucoup plaint mais il s’en tirait beaucoup mieux que ce qu’on pense. Il est aujourd’hui aussi peuplé que dans les années cinquante, avant le grand exode rural. Certes, les gens y résident plus de façon temporaire mais le niveau de présence et de peuplement est identique à celui de 1955.

Les villes petites ou moyennes étaient condamnées par les économistes, au motif qu’elles n’étaient pas adaptées à la mondialisation, dont le modèle est celui de la métropole, des grands marchés de l’emploi. La concentration des facteurs de production et la massivité étaient vues comme la pierre philosophale de la croissance – cela a valu à Paul Krugman son prix Nobel en 2008. C’était l’hymne à la grande agglomération, à la métropole très peuplée, avec une grande diversité de ressources, et beaucoup d’offres et de demandes très différenciées qui avaient les meilleures probabilités de se rencontrer. Or les villes petites et moyennes, l’Ouest, le Sud, qui n’avaient aucun de ces atouts, ont prouvé qu’il pouvait en être autrement. Souvenez-vous de ce qu’on disait à l’époque de l’Arc Atlantique, de la fracture territoriale ! Souvenez-vous des plaintes des élus de ces régions ! Il est vrai qu’on leur avait expliqué que seule la grande densité européenne serait source de succès. Nous étions très peu nombreux, à l’époque, à avoir pris le contre-pied de ces théories.

Les dynamiques se trouvent précisément dans ces territoires que l’on disait condamnés. L’ouest français et les villes petites et moyennes ont progressé très fortement au cours des années passées. En revanche, les grandes métropoles, censées être les plus favorisées par le développement, car les mieux adaptées à la mondialisation, « tirent la langue ». Elles souffrent en termes de solde migratoire, d’amélioration du revenu, de croissance de l’emploi, mais aussi de contrôle de la pauvreté et du chômage. Ainsi, la région parisienne, qui représente 30 % de la croissance française, va mal. Rien de sérieux en matière d’infrastructures n’y a été fait depuis plus de trente ans. Ces territoires dont tout le monde, y compris une bonne partie des élus de province, considéraient qu’ils faisaient un rapt sur le développement, ne faisaient un rapt que sur la croissance. C’est là que se concentrait la valeur ajoutée. L’Île-de-France représentait 27 % du PIB en 1980 contre 30 % aujourd’hui : 3 points de croissance nationale ont donc quitté la province pour rejoindre la région parisienne, ce qui est insupportable pour nombre d’élus des territoires qui les ont perdus. Ils en ont conclu que tout allait à Paris, Lyon, Marseille, Lille, Toulouse, Nantes ou Rennes et qu’il n’y avait rien pour les autres. Or ces villes, et notamment les quatre premières, ont été les plus pénalisées dans les années passées. Et les territoires présentés comme les grands perdants de la mondialisation et de la métropolisation ont connu en fait les plus fortes croissances de peuplement – pour les seuls actifs – et de revenus.

En dépit de tout ce qu’on a pu entendre sur l’aggravation de la fracture territoriale, les inégalités de revenus par habitant entre les régions, les départements et les zones d’emploi françaises n’ont pas cessé de décroître depuis 1965, date des premières statistiques en la matière. En cinquante ans, les régions les plus riches ont ralenti leur progression contrairement aux plus pauvres, qui ont été la cible des politiques d’aménagement du territoire. À un Premier ministre qui m’interrogeait sur ces sujets, j’avais répondu qu’il fallait concevoir une politique régionale inverse, les territoires se plaignant le plus étant ceux qui marchaient le mieux, à l’exception du Nord-Est, région dite en phase de restructuration industrielle. Il s’agit en réalité de destruction industrielle : les emplois du secteur secondaire qui sont supprimés ne reviennent jamais.

En 2008, j’en avais donc conclu qu’en France, les wagons allaient plus vite que la locomotive. Du fait de toutes sortes de mécanismes de circulation monétaire, on constatait une dissociation tout à fait étonnante entre les territoires de croissance sans développement et les territoires de développement sans croissance. Or, même si je n’avais pas prévu la crise, cela ne me semblait pas pouvoir durer. Je rappelle que les revenus des ménages d’Île-de-France avaient, dans le même temps, baissé.

La crise de septembre 2008, qui s’est prolongée tout au long de 2009, puis celle de l’été 2011, que nous subissons actuellement, ont remis en cause tout le système – il est dommage, à cet égard, que l’on n’ait pas salué davantage ces cinquante ans de baisse des inégalités entre les territoires. Il est vrai que la situation paradoxale des années passées était liée en grande partie aux budgets publics et sociaux, même si le tourisme joue également un rôle de redistribution très puissant. Si l’on prend l’exemple de l’Île-de-France, la différence entre ce que les gens de province dépensent à Paris et ce que les Franciliens dépensent en province fait apparaître un transfert monétaire, de nature totalement privé, équivalent aux transferts relevant des budgets publics et sociaux en faveur de ce qu’on appelle « la province ».

Ces mécanismes de solidarité, fondateur de la cohésion nationale, et qui ne sont pas seulement une affaire française – on peut mesurer également les effets des budgets publics et sociaux sur la cohésion interrégionale au sein de chacun des grands pays européens –, ont été ignorés ou niés. Il est donc difficile de les évaluer. Nous ne disposons en effet d’aucun chiffre officiel, même si l’INSEE s’efforcent de faire apparaître les comptes régionalisés des administrations publiques centrales, les CRAPUC, que réclame d’ailleurs l’Assemblée nationale. Or, compte tenu de l’objectif de réduction importante de notre déficit à court terme, nous allons assister à une modification sérieuse de ces mécanismes de redistribution, essentiels pour la cohésion et dont le rabotage aura forcément des conséquences sur les dynamiques territoriales.

J’ai constaté que la crise de 2008-2009 avait eu des impacts extrêmement asymétriques sur les territoires. Certains n’ont subi aucun effet : ainsi, les territoires métropolitains s’en sont très bien sortis notamment parce que leurs emplois industriels avaient été détruits par le passé – en particulier suite à la crise de 1993 – et que les secteurs dynamiques ont continué a progressé pendant la crise. D’autres, en revanche, ont beaucoup souffert, tandis qu’une troisième catégorie était sauvée par la présence très importante – de l’ordre des deux tiers, parfois – du revenu des ménages provenant de flux non marchands – publics, sociaux, retraites. Au final, la crise a été moins ressentie que ce qu’on a pu dire du fait du jeu des amortisseurs qui ont protégé la France.

J’ai utilisé cette période comme un stress test. J’ai étudié les conséquences qu’auraient, sur notre pays, un arrêt de la progression de l’emploi public, des dépenses publiques et sociales, et une diminution de 10 % des revenus non marchands. Cet exercice a fait apparaître quatre France : deux représentant 10 % de la population et deux autres 40 %. J’ai pris comme indicateur le poids des revenus d’origine non marchande dans le revenu des ménages des territoires considérés et la moyenne de progression de l’emploi salarié privé.

Commençons par les 10 % de la population vivant dans des territoires non marchands et confrontés à une absence de dynamique de création d’emploi. Ces territoires sont véritablement sinistrés. Ce sont eux qui ont le plus subi la crise de 2008-2009. Ils sont situés dans le nord-est et comptent malheureusement beaucoup de jeunes. Censés faire l’objet d’une reconversion industrielle, ils dépendent très largement des prestations sociales et bénéficient d’emplois publics. Cette zone s’étend de la Franche-Comté à la Haute-Normandie, au nord d’une ligne Cherbourg-Genève.

Viennent ensuite les 10 % de la population vivant dans des territoires marchands en difficulté. Ils sont situés à peu près dans les mêmes régions et englobent également une partie du bassin parisien, à une centaine de kilomètres de Paris. Cette zone de production manufacturière, à la périphérie extérieure de l’Île-de-France, est le résultat de la politique de décentralisation industrielle menée par la DATAR. Ces territoires ont un genou à terre. Il leur reste quelques éléments de production mais ils opèrent mal leur reconversion car ils ont en commun, avec les territoires précédents, de compter une population faiblement qualifiée. Les soldes migratoires sont en outre très négatifs.

Pour ces 20 % de la population française, cela va être très difficile.

J’en arrive aux premiers 40 %, ceux vivant sur des territoires de développement sans croissance. Ces derniers fonctionnaient très bien dans les années passées et étaient souvent d’ailleurs – c’est tout le paradoxe – les premiers bénéficiaires des politiques d’aménagement du territoire. Ces Français habitent dans l’Ouest et dans le Sud, dans toutes ces villes petites et moyennes dont on prétendait qu’elles étaient foutues. Dans le sud-ouest, Toulouse était supposée les avoir tuées. Mon travail – technique, contrôlable et critiquable – a montré que, s’agissant des fondamentaux du développement territorial – croissance démographique, développement de l’emploi, du revenu par habitant, des bases fiscales –, le parallélisme était total. Certes, Toulouse a capté les jeunes et les activités de haute valeur ajoutée. Mais toutes les autres villes alentour fonctionnaient très bien car nombre d’activités faiblement qualifiées continuaient et continuent à tenir le coup. La moitié des emplois salariés privés sont dans des secteurs répondant à la demande des ménages, qui ne nécessitent pas toujours des qualifications importantes. Il y a également beaucoup d’activités dans le domaine industriel régional qui ne sont pas remises en cause par la mondialisation – entreprise de charpentes métalliques, de nettoyage industriel, par exemple. Certaines activités ont ainsi une zone de chalandise sur deux ou trois régions. Ce partage des rôles sur le plan productif n’était donc pas défavorable aux villes petites et moyennes.

En outre, ces villes comptent énormément de retraités et d’emplois publics, et sont des destinations touristiques. Je rappelle qu’on compte, en gros, 100 milliards d’euros de dépenses touristiques sur les territoires français, chaque année. Au niveau international, la moitié du déficit de notre balance commerciale est compensée par le secteur touristique. L’enjeu est donc énorme.

Bref, ces 40 % de territoires s’en sortaient très bien. Mais le ralentissement des dépenses publiques et sociales va les affecter s’agissant notamment de l’emploi public. Mont-de-Marsan, Digne-les-Bains seront ainsi directement impactées car l’arrêt de la progression de l’emploi public va stopper leur dynamique. Je montre dans mon livre que, sur les 350 zones d’emploi françaises, 120 ont connu, depuis dix ans, une augmentation du nombre d’emplois publics supérieure à celle du nombre d’emplois privés. C’est notamment vrai dans la diagonale qui va des Ardennes aux Landes. On note aussi dans ces territoires une surreprésentation des retraités, plutôt riches – les retraités ouvriers et employés étant au Nord.

Ces territoires étaient les fameux wagons qui allaient plus vite que la locomotive. Dorénavant, ils resteront derrière mais cela n’aura rien de tragique, notamment du fait de la présence de nombreux retraités. S’il est vrai que la retraite de chaque individu peut faire l’objet d’inflexion dans les années à venir, la montée en puissance des ménages bi-actifs, et donc bi-retraités, jouera un rôle déterminant – dans un sens comme dans l’autre. C’est une loi statistique : après cinquante ans, il ne faut plus divorcer (sourires). Si donc les retraites individuelles sont rabotées, les retraites par ménage augmenteront, notamment pour les 50 à 60 % du haut du tableau social, qui sont précisément attirés par les 40 % de territoires qui nous intéressent.

J’en viens aux derniers 40 %, ceux de la France qui marche bien. Cela concerne les métropoles mais également, par exemple, la zone de Vitré, qui ne connaît pas le chômage ou d’autres petits bassins d’emploi. Certes, Oyonnax est en grande difficulté, de même que Saint-Claude. Mais nombre de petits lieux productifs s’en sortent très bien. Pour l’essentiel, ces territoires n’ont pas subi la crise de 2008-2009. Au cours de cette période, l’emploi salarié privé a ainsi continué de progresser dans la zone urbaine de Nantes. S’ils ont moins souffert de la crise, c’est que les emplois vulnérables, les emplois industriels avaient déjà disparu. N’oubliez pas que la région de France qui a connu la plus forte désindustrialisation, la plus forte destruction d’emplois de fabrication, en nombre absolu ou en pourcentage, c’est l’Île-de-France, et plus particulièrement les Hauts-de-Seine et la Seine-Saint-Denis. La crise de 1993 avait été plus sévère parce que l’Île-de-France comptait alors beaucoup de ces emplois sans avenir. L’Ouest, si l’on excepte Nantes et les chantiers navals, n’avait pas historiquement, et contrairement au Nord-Est, ce type d’emplois industriels.

Les grandes métropoles ont donc effectué leur reconversion dans des secteurs dynamiques, dans l’industry comme disent les Anglo-Saxons. Et si l’on s’en tient aux emplois industriels de fabrication, on constate que ceux-ci recommencent à croître depuis 2000 dans ces territoires. Il est vrai que peu de pays au monde sont capables de gérer l’intégralité de la fabrication d’un avion ou de concevoir les voitures que nous produisons. Sur le papier en tout cas, l’avenir de l’industrie aéronautique n’est pas compromis. Quant à l’industrie automobile, elle fait l’objet de transformations technologiques et nous ne sommes pas pénalisés en matière d’innovation. De même, l’agroalimentaire, contrairement à de nombreux secteurs industriels obsolètes qui n’ont fait que perdre de la valeur ajoutée et de l’emploi, n’a jamais sombré. Son potentiel de développement est intact.

En conclusion, la dynamique d’égalisation des situations territoriales risque d’être érodée, au moins provisoirement. Si l’on considère qu’il faut maintenir ces mécanismes de redistribution, notre potentiel de rebond sur le plan productif et, donc la machine à redistribuer elle-même, s’en trouvera menacé. Je le répète, le système est mal connu et mal compris. Le sentiment général est que la province finance Paris. Et la même idée est partagée au niveau le plus élevé de la Commission européenne où certains pensent que les grandes métropoles européennes vivent de transferts venant de régions plus pauvres. Ce qui est totalement faux ! Ces mécanismes proviennent de surplus, de prélèvements, de la fiscalité. Il faut donc bien une assiette pour opérer ces prélèvements, qui représentent aujourd’hui 56 % du PIB. Il importe donc de relancer la production. Les objecteurs de croissance sont des « sociopathes » : freiner la croissance revient en effet à mettre un terme au mécanisme de solidarité et de cohésion. Or c’est grâce à ce système de mutualisation que la France a réussi, depuis des décennies, à surmonter les difficultés. Et les régions financeuses d’hier, sont aujourd’hui les régions financées. Il en est ainsi du Nord-Pas-de-Calais. Ce n’est pas qu’une question de philosophie, d’éthique ou de générosité : c’est de la mutualisation de long terme.

Un article paru dans The Economist faisait référence à une analyse du cabinet de conseil McKinsey, dont je peux témoigner du sérieux. Il s’agissait de comprendre d’où venait l’écart de productivité dont bénéficient les États-Unis au détriment de l’Europe. Au terme du travail économétrique effectué, il semblerait que cet écart soit dû en grande partie au déficit métropolitain européen et à la quasi-absence de mobilité. Certes, on peut discuter de ces conclusions. Il reste qu’elles ont un fondement.

Il est évident que l’avenir de la croissance est plutôt dans ces grands territoires, qui étaient, dans les années passées, dans l’ombre des politiques régionales – à commencer par l’Île-de-France. Le potentiel est énorme même s’ils sont assez largement pénalisés dans leur fonctionnement. Les principales grandes villes françaises sont malades et il faut les aider à se relancer. Je ne suis pas certain, à cet égard, que l’intercommunalité ait eu tous les effets positifs qu’on pouvait en attendre – je souhaite au passage bon courage à Laurent Théry, à Marseille. Il faut mettre en ordre de bataille nos grandes métropoles car c’est là que tout va se passer. Et le retour vers la compétitivité et la croissance se traduira, transitoirement, par un infléchissement de nos mécanismes d’égalisation, ce qui freinera la convergence. Ceux qui se plaignaient du système antérieur vont beaucoup le regretter. Entre cohésion sociale sur les territoires et croissance, le dilemme est difficile à trancher.

Enfin, un dernier mot sur la mobilité, qui est extrêmement freinée en France, du fait de mécanismes non naturels – je pense surtout au logement, locatif HLM, privé ou propriété. Il faut résoudre ces problèmes de blocage. Il importe aussi de s’intéresser peut-être moins aux territoires et plus aux gens. Peut-être, au contraire des Anglo-Saxons, sacralisons-nous trop les territoires. Mais que faire lorsqu’il n’y a pas d’avenir sur le plan productif ? Le sujet est complexe – je vous renvoie au discours de Raymond Barre, à Tarbes dans lequel il affirmait : « le travail, il faut aller le chercher où il se trouve ». Il faut en tout cas lever les freins pour permettre, à ceux qui le souhaitent, de partir.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Nous en venons aux questions des groupes.

M. Jean-Yves Caullet. Merci, monsieur Davezies, pour cet exposé. Tout ce qui pose question est porteur de réponses et tout ce qui est porteur de réponses peut éventuellement éclairer l’action…

La contrainte budgétaire peut en effet remettre en cause la solidarité vue comme le moyen de l’égalité. Précisons, à cet égard, que le ministère de l’égalité des territoires doit être perçu comme la traduction de l’idée républicaine de l’égalité des citoyens au regard d’un certain nombre de fondamentaux. Or assurer cette égalité, à laquelle, je crois, nous tenons tous pour des raisons historiques, sociales et culturelles profondes va être plus compliqué. Dès lors, ne faut-il pas penser cette solidarité comme une forme de coopération entre des territoires et des gens ayant des difficultés et des atouts différents, et donc potentiellement complémentaires, plutôt que comme une forme de niveau moyen qu’on devrait assurer partout, pour tous et tout le temps ? Peut-être faudrait-il passer à une forme d’optimisation de performances partagées et faire des différents territoires des alliés. Cela vaut aussi pour les métropoles, qui sont sans doute des points d’appui de la croissance de demain mais qui connaissent aussi un certain nombre de problèmes dont les solutions ne se trouvent pas forcément en leur sein, en tout cas au moindre coût.

Je suis l’élu d’une circonscription rurale, à la pointe du Morvan, et à égale distance de Lyon et de Paris, c’est-à-dire loin de tout. Certes, nous avons encore des industries de pointe mais la population est atteinte de toutes les caractéristiques du vieillissement, avec des niveaux de compensation importants, mais relativement bas. Néanmoins, ce type de territoire a des avantages comparatifs par rapport à la grande métropole voisine : la récréation, le soin, l’éducation. La vision que j’ai présentée nous permettrait de saturer des infrastructures ou des services que la population des seuls résidents, dans leur évolution naturelle, ne justifie pas, mais qui sont nécessaires à son maintien et qui coûtent très cher. Les élus de Bagnoles-de-L’Orne m’ont ainsi expliqué qu’ils n’étaient pas confrontés au problème de la désertification médicale, tous les médecins, et notamment les spécialistes, installés sur leur territoire étant présents, non pour les résidents de la zone mais pour rendre un service performant aux curistes dont bénéficient du coup tous les habitants. Que pensez-vous de ce type de complémentarité ?

Sur la mobilité, les territoires sont effectivement faits pour être parcourus au cours d’une vie par des individus. Selon son âge ou sa qualification, les besoins ne sont pas identiques. Mais nous souhaitons pour tous l’accès à un certain nombre de choses. Prenons l’exemple de l’enseignement : si le primaire est à peu près également réparti sur le territoire national, il en va tout autrement pour les universités. Si l’on veut que ses enfants aient accès à l’université, il faut donc être dans un territoire où, au moins le transport, la résidence universitaire, l’accompagnement dans cette petite expatriation soient favorisés. La mobilité est donc plus une affaire d’individus que de territoires.

M. Jean-Marie Sermier. Vos propos vont souvent à l’encontre des idées reçues, monsieur Davezies. Pouvez-vous nous confirmer ainsi qu’une opposition entre les métropoles et les territoires ruraux est désormais caduque ? Mais comment celles-ci doivent-elles rayonner pour entraîner les seconds et développer des zones denses et performantes ?

Il ne faut pas confondre la richesse des territoires et celle des citoyens, avez-vous dit, même si les deux sont souvent liées. Dans un entretien récent, vous aviez fait observer que le Limousin, dix-huitième région nationale en termes de PIB, était perçu comme la première par ses habitants. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Nous pouvons nous réjouir d’avoir mis en place des politiques de compensation qui ont permis de réduire les inégalités entre territoires. Les mécanismes de convergence - pôles d’excellence ruraux, de compétitivité –, qui ont certes apporté des améliorations, n’ont-ils pas également fragilisé la ruralité en installant qu’un seul type d’entreprise ? Ainsi le Haut Jura est-il fragilisé aujourd’hui du fait d’une mono-production.

Sur les problématiques de santé, la mise en place des agences régionales de santé (ARS) a probablement permis d’apporter des améliorations dans le monde rural même si la politique de santé s’apparente désormais plus à l’appel d’offres.

J’ai été surpris que vous n’évoquiez pas la politique agricole commune. Comment peut-on évaluer l’impact de la PAC au cours des trente dernières années, celle-ci étant en relation directe avec les industries agroalimentaires, sources de développement dans nos territoires ?

Que pensez-vous de l’abandon d’une partie des projets du schéma national des infrastructures des territoires ? Renoncer aux grandes lignes TGV qui auraient pu favoriser le développement de certains territoires entraînera-t-il un déséquilibre dans le pays ? Les nouvelles technologies, tel le très haut débit, seront-elles susceptibles, à l’inverse, de rééquilibrer l’ensemble ?

Enfin, quid de l’Union européenne ? La politique européenne a-t-elle conduit à améliorer significativement la différence entre les territoires depuis une trentaine d’années ?

M. Jean-Christophe Fromantin. Je vous remercie, monsieur Davezies, pour cet exposé très intéressant. À vous entendre, il y a deux grandes zones : les zones métropolitaines, dans lesquelles se crée la valeur ajoutée qui nous qualifie dans la mondialisation, et les zones à plus faible densité, qui souffrent d’un déficit de qualification du fait du recul du processus industriel. Un rebond vous paraissant néanmoins possible, comment concilier ces deux zones ? Ne faut-il pas construire un schéma d’aménagement du territoire autour des métropoles au lieu de partir des régions ? Dès lors quels types de mobilité faut-il prévoir ? De l’ensemble du territoire vers Paris, comme c’est le cas aujourd’hui ? Ou plutôt vers toutes les métropoles pivots ?

Sur le numérique, et les améliorations en termes de productivité et de performances sociales qu’il permet, j’ai noté qu’à part les États-Unis, c’était les petits pays qui en avaient le plus profité – Singapour, la Suisse, les pays scandinaves. La France n’arrive qu’en dix-septième position. N’y a-t-il pas un problème d’effet de seuil ? N’est-ce pas à partir de territoires construits autour des métropoles qu’une politique de développement numérique pourrait être la plus efficace ?

Ne faut-il pas compenser la baisse des dépenses sociales que vous prévoyez par une réorganisation autour des métropoles, pour concilier zones denses et zones à faible densité, et retrouver une combinaison compétitive avec, d’un côté, de la production et, de l’autre, de la valeur ajoutée ?

M. Patrice Carvalho. Vous considérez comme sérieux le travail de McKinsey : apparemment, nous n’avons pas vécu les mêmes choses. Dans le monde industriel, ils se sont souvent trompés. Leurs propositions visaient essentiellement à supprimer des postes et à réorganiser le travail. Si cela marchait en Angleterre, c’était plus compliqué en France.

S’agissant de l’industrie, et alors qu’il est beaucoup question des commémorations du centenaire de la Grande guerre, heureusement que nous ne sommes plus en 1914 ! Qui fabriquerait nos bombes ? Nos ennemis ! Pour ce qui est de l’industrie automobile, nous dépendons de tout le monde. Nous ne produisons en France que les plans de nos voitures : elles sont fabriquées ailleurs. Le Koléos Renault que je viens d’acheter a ainsi été entièrement fabriqué en Corée. Continental était dans ma circonscription ; l’entreprise a fermé en dépit de tout ce qu’avaient accepté les salariés.

Sur le maillage du territoire, on a construit dans la vallée de l’Oise, dans des zones inondables, mais à côté, c’est le désert. L’avenir de la France, pour moi, c’est la ruralité. Ceux qui vivent dans les grandes métropoles cherchent à s’en échapper chaque fois qu’ils le peuvent. Ils n’ont pas choisi d’y vivre. C’est la loi qui a créé ces grandes structures. On a vu ce que cela a donné pour l’intercommunalité, qui a retiré leurs pouvoirs aux maires.

Sur la mobilité, depuis que je suis entré dans la vie active, dans les années 70, on m’explique qu’il faut être mobile. Mais il faut des emplois, pour être mobile ; il faut aussi de l’argent alors que les taxes sur le carburant ne cessent d’augmenter. À côté de cela, la SNCF a fermé de très nombreuses lignes de chemin de fer, faisant disparaître une partie du maillage territorial. Voilà autant de réalités qu’il faut rappeler.

M. Jacques Krabal. Certaines des orientations que vous avez données m’interpellent, monsieur Davezies. Vous suggérez en effet de renforcer celles et ceux qui ont déjà des perspectives de croissance très fortes. Mais quid de la France de la ruralité ? Si j’ai bien compris, je dois dire merci à l’Île-de-France… Il me semble que vous avez oublié la dimension humaine. Comment faire de l’aménagement du territoire sans mettre en perspective la façon dont vont vivre les gens ? Or j’ai du mal à voir les gens dans une métropolisation accrue. Vous dites que l’Île-de-France est la zone de croissance la plus forte ; c’est aussi la zone de pauvreté la plus élevée. C’est là qu’on trouve le plus grand nombre de bénéficiaires du RMI. Ce seul constat devrait nous inciter à penser autrement. À moins que vous ne vouliez tenter de mettre en œuvre le désert français…Votre exposé est très intéressant mais il ne reflète pas mon engagement politique. Il faut aboutir, selon moi, à l’inverse de ce que vous avez décrit. À vous entendre, Château-Thierry, qui connaît des pertes industrielles très importantes, n’aurait plus qu’à se rattacher à Paris ou à se tourner vers Reims.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Nous en venons aux questions des commissaires.

Mme Geneviève Gaillard. En vous écoutant, monsieur Davezies, j’ai traversé des moments d’optimisme et de grand pessimisme. Y a-t-il des perspectives de développement pour tout le monde ? Sur l’intercommunalité, pensez-vous que les gros regroupements permettront d’améliorer la situation d’un certain nombre de territoires ? Que doit-on dire aux jeunes, alors que l’avenir semble très compromis ?

M. Jean-Pierre Vigier. Je suis l’élu d’un territoire très rural de moyenne montagne et le maire d’une petite commune. C’est grâce au tourisme, qui ne produit ses effets que deux mois par an, que nous arrivons tant bien que mal à maintenir nos services. Et c’est grâce à notre comité de communes que nous parvenons à conserver une activité économique. Les fusions de communautés de communes pourraient-elles être favorables au développement des territoires ?

Jusqu’à présent, la commune est parvenue à faire travailler l’économie locale. Mais les dotations étant en baisse, nous ne pourrons bientôt plus réaliser ces opérations d’investissement. Il sera même difficile d’équilibrer notre section de fonctionnement. On parle de fracture entre les territoires : je préférerais qu’il soit question de solidarité, notamment financière, entre les communes. Qu’en pensez-vous ? Comment voyez l’avenir des territoires ruraux, voire très ruraux, et des petites communes qui maintiennent la vie dans ces secteurs ?

Mme Sophie Errante. Je suis moi aussi successivement passée de l’optimisme au pessimisme. Ma question porte sur les transports et la mobilité. Les entreprises doivent-elles aller là où se trouvent leurs marchés ou doit-on améliorer les infrastructures ? Cela bénéficierait aussi aux citoyens, écartés des grandes métropoles du fait du prix du foncier et des loyers et qui se trouvent aujourd’hui frappés par l’augmentation du coût des transports - sans parler de la fatigue que génèrent deux heures de transport quotidien. Quel rôle les transports peuvent-ils jouer dans la lutte contre la fracture territoriale ? Quelles décisions jugez-vous indispensables pour améliorer la situation de nombreuses zones rurales et périurbaines ?

M. Michel Heinrich. Je vais suggérer au président de la fédération des villes moyennes de vous inviter à l’assemblée générale, monsieur Davezies : cela mettra de l’ambiance. Je suis un élu de Lorraine, région qui a fortement contribué à la richesse nationale dans le passé et qui connaît des difficultés aujourd’hui. Mais les Lorrains ont l’habitude de rebondir. Nous nous sommes ainsi constitués en pôles métropolitains, profitant de l’opportunité que nous offrait la loi, entre les villes de Thionville, Metz, Nancy et Épinal. Quel est votre sentiment sur ce type de structures ? J’ai personnellement défendu le principe de la RGPP. Que pensez-vous de la façon dont elle a été mise en œuvre et de ses conséquences ?

M. Charles-Ange Ginesy. Nous sommes dans la révolution du numérique mais aussi dans la fracture du numérique. Est-il possible de dynamiser l’économie nationale en la matière ? Par ailleurs, et si nous trouvions une nouvelle méthode d’extraction, l’exploitation des gaz de schiste pourrait-elle constituer, comme c’est le cas aux États-Unis, une possibilité de relancer l’économie ?

M. Philippe Plisson. Si je vous rejoins sur votre recommandation de ne pas divorcer après cinquante ans (Sourires), je suis plus dubitatif quant à votre diagnostic sur les territoires ruraux. Pour être maire d’une toute petite commune et président d’une intercommunalité que j’ai créée il y a quinze ans, je pense que la fracture territoriale existe, que certains territoires sont défavorisés et connaissent plus de difficultés que les métropoles au regard des moyens, des services, des emplois. Les indicateurs montrent d’ailleurs que ces territoires sont en déshérence. Pour l’avoir expérimenté, je considère que l’intercommunalité peut être une chance pour eux, à condition qu’elle soit à la dimension pertinente, c’est-à-dire celle des SCOT. Qu’en pensez-vous, alors qu’une nouvelle loi sur la décentralisation est en préparation ?

M. Christophe Priou. À une époque pas si lointaine, la Loire-Atlantique comptait deux chambres de commerce, deux caisses primaires d’assurance-maladie. Tel n’est plus le cas aujourd’hui. Et si Nantes-Saint-Nazaire, en dépit des difficultés que connaît le secteur naval, continue de se développer c’est bien parce que de gros investissements d’infrastructures ont été effectués, il y a quarante ans – routes à quatre voies, ponts sur la Loire, TGV, et je n’évoquerai pas ici l’achat des premières terres à Notre-Dame-des-Landes – et que la qualité de vie a été préservée. Cet élément n’est pas neutre aux yeux des investisseurs d’autant que les métropoles – et leurs universités – sont proches. Comment voyez-vous l’avenir des infrastructures ? Quelle péréquation ? Quelle redistribution ?

Mme Catherine Quéré. Après avoir analysé la crise de 2008-2009 et ses suites en partant des territoires, vous semblez inviter les responsables politiques, élus dans de territoires non urbains et non concernés par le fait métropolitain, à faire des choix très cruels : accompagner ou encourager le déclin, organiser ou subir le déséquilibre territorial. Une seule constante dans votre ouvrage et vos propos : le caractère salutaire, au moins à moyen terme, de l’inégalité territoriale afin de permettre la relance de la croissance. Dans ce cadre, existe-t-il une voie intermédiaire pour les territoires ruraux ? La décentralisation est-elle une chance pour les régions ? Y a-t-il un avenir réel pour les territoires ruraux et leurs petites communes en dessous de la ligne Cherbourg-Strasbourg ?

M. Philippe Duron. Monsieur Davezies, vous avez mis en évidence l’importance des transferts publics et sociaux dans la cohésion des territoires. Vous dessinez aujourd’hui une nouvelle géographie des territoires attractifs ou en déclin. Vous montrez le faible impact des politiques publiques d’aménagement. Et vous nous interpellez sur l’avenir. Pour moi, il n’y a pas déterminisme. Je constate cependant que ceux que vous présentez comme les plus dynamiques connaissent aussi des difficultés. Je pense aux métropoles, aux capitales régionales, qui concentrent les plus fortes densités de pauvreté. Ont-elles une taille critique suffisante par rapport à leurs homologues européennes ? Que pensez-vous du concept porté par la DATAR, il y a une quinzaine d’années sur la continuité ville-campagne, une grande partie de la richesse des zones rurales provenant de l’activité et des services produits dans les villes ? Cela pourrait apaiser les élus de ces territoires, que la lecture de vos analyses peut inquiéter.

Présidence de Mme Catherine Quéré

M. Gilles Savary. Élu de Gironde, je comprends bien vos propos lorsque vous parlez de transferts sociaux invisibles. Pendant de nombreuses années, en effet, le monde rural a été tenu à bout de bras par les grandes collectivités, notamment par les départements qui ont effectué la péréquation entre la richesse fiscale de la métropole et le subventionnement de communes devenus quasiment non viables pendant la grande période de l’exode. Cela étant, le dynamisme du monde rural que vous décrivez aujourd’hui me paraît négatif dans la mesure où les migrations se font par la sélectivité sociale : on quitte la ville parce qu’y vivre coûte trop cher et qu’on espère trouver des terrains moins chers pour accéder à la propriété. Mais le système est à présent en crise : d’une part, les communes se retrouvent confrontées à des populations qui réclament des services sophistiqués et qu’elles ne peuvent pas toujours financer, d’autre part, du fait de l’augmentation des prix des carburants, les gens ne peuvent plus se déplacer dans leur nouvel Eldorado. Cette crise de la mobilité individuelle, qui est aussi celle de la mobilité des campagnes, tout n’étant pas gérable par transports collectifs, va-t-elle engendrer, selon vous, un retour à la ville ou, au contraire, la fixation de microsystèmes locaux, plus complets en matière économique et d’emplois, notamment ?

M. Christian Assaf. Merci pour votre franchise et la clarté de vos propos, monsieur Davezies. Parmi tous vos indicateurs, utilisez-vous les outils d’analyse liés au bien-être – santé, éducation, culture, logement ? Si tel n’est pas le cas, quel effet leur utilisation pourrait-elle avoir sur votre analyse ? L’aggraverait-elle ou montrerait-elle une autre réalité ?

Par ailleurs, vous nous invitez en quelque sorte à aider les territoires les plus forts pour gagner encore de la compétitivité. Ce choix de stratégie de développement économique doit-il conduire à un choix d’aménagement du territoire irréversible ? Avez-vous évalué le coût économique de cette fracture territoriale aggravée ?

M. Édouard Philippe. Vous faites finalement le constat d’une certaine inefficacité de la politique publique en matière d’aménagement du territoire, non pas que celle-ci n’ait pas d’effet mais du fait qu’elle ne produise pas ceux qu’on pense obtenir en la mettant en œuvre. Législateurs, nous sommes censés définir des politiques publiques. Quelles priorités fixeriez-vous pour faire en sorte que notre pays s’appuie sur des territoires qui fonctionnent mieux et créent plus de richesse ? Si vous deviez choisir une seule mesure favorisant le développement territorial, laquelle choisiriez-vous ?

M. Laurent Davezies. Pour répondre à M. Édouard Philippe, il me semble que, si j’avais à choisir une seule mesure favorable au développement territorial, je jetterais mon dévolu sur ce qui favorise la mobilité : le logement. Cette question centrale touche au mode de vie ainsi qu’à la vie quotidienne des Français, mais l’aborder et le traiter permettrait d’augmenter l’efficacité de notre système productif. Il existe en effet de multiples freins à la mobilité en général (qu’elle soit professionnelle, résidentielle, quotidienne) et à la mobilité résidentielle en particulier : le fait de déménager peut constituer, soit une liberté pour les cadres appelés à choisir leur lieu de vie en fonction des progrès de leur vie professionnelle, soit une violence pour les ouvriers, qui bougent moins facilement, et seulement lorsqu’ils y sont contraints pour des raisons économiques, en clair lorsqu’ils sont obligés à cause du chômage. Entre 1998 et 2006, 11 % des premiers et 4 % des seconds seulement ont changé de département, ce qui dessine là aussi une nouvelle fracture entre mobilité choisie et mobilité forcée.

Les monographies locales sur les villes moyennes – j’ai travaillé par exemple sur la ville de Romorantin – ont confirmé l’existence de cette fracture, liée aux statuts d’occupation du logement. Les personnes refusant de bouger et dont on critique souvent le manque de dynamisme adoptent en réalité un comportement rationnel : on est forcément perdant, qu’on soit propriétaire ou locataire, à quitter son logement. Il est d’ailleurs frappant de constater que très peu de mes collègues économistes ont travaillé sur les mécanismes qui régissent l’économie foncière et immobilière. La loi solidarité et renouvellement urbains du 13 décembre 2000, ou loi Gayssot, contenait sur cette question des dispositions discutables, comme la règle des 20 % mais on doit s’en contenter dans la mesure où nous n’avons rien d’autre à proposer.

Mais je ne suis pas Pol Pot pour contraindre à la mobilité (Sourires). J’observe simplement que les travaux de mon collègue Gilles Leblanc sur le caractère crucial de la question du logement mériteraient d’être mieux connus et approfondis. L’inefficacité des politiques publiques en la matière me paraît avérée. Premièrement, la part des crédits du logement reste « epsilonesque » dans le budget de l’État, ce qui est vrai en France comme dans les autres pays industrialisés. Ayant participé pendant 15 ans aux travaux de l’OCDE sur les politiques régionales, j’ai été frappé du fait que les fonds publics dédiés à la politique du logement ont, dans un contexte de crise, été réduits ou ne sont pas utilisés. Deuxièmement, des montants modestes mais ciblés géographiquement pourraient avoir des effets de levier importants en matière d’investissement et d’embauche.

La politique de la ville s’analyse différemment, et je m’inscris en faux contre le constat généralement fait de son échec. Ayant participé aux travaux du rapport remis à l’ANRU, il me semble que son efficacité est avérée lorsqu’elle a cherché à améliorer la situation des gens plutôt que des territoires. En effet, les territoires, cible de la politique de la ville, constituent des sas pour des populations d’accueil pour renouer avec des progressions sociales. Ceux qui s’en sortent le mieux partent et arrivent des primo-arrivants dans des situations difficiles : cela explique que l’analyse de ces territoires peut s’apparenter à un trompe-l’œil si on omet de prendre en compte cette réalité. Visitant un hôpital à dix ans d’intervalle, il ne viendrait à l’esprit d’aucun visiteur d’incriminer l’hôpital dans le vieillissement constaté des malades ou l’aggravation de leur mal.

Le département de la Seine-Saint-Denis, qui constitue avec Paris la première terre d’accueil pour les migrants en France, ce qui explique d’ailleurs son dynamisme démographique, représente le meilleur exemple d’efficience de la politique de la ville. En effet, il a bien résisté à la crise de 2008-2009 en termes de chômage. La proportion de CDI y est supérieure à la moyenne nationale. Cet état de fait permet de battre en brèche l’idée reçue selon laquelle les primo-arrivants profiteraient, dans l’oisiveté, de notre système de protection sociale.

Il faut garder à l’esprit qu’en matière d’aménagement, le territoire est un instrument, pas une personne, et que seule cette dernière a le statut de sujet. Les Anglo-Saxons – j’en ai été témoin dans des débats à l’OCDE – ont intégré cette logique et privilégient la mobilité personnelle des ménages en fonction de l’évolution de la situation économique – « bring people to jobs » – plutôt que de chercher à orienter l’allocation des moyens de production sur un territoire donné – « bring jobs to people ». Une politique de la ville doit combiner les deux approches.

Les pôles de compétitivité ont constitué une bonne idée : les équipes de M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre à l’époque, avaient la volonté de mettre la politique de l’aménagement du territoire au seul service de la politique industrielle, ce qui reste le plus pertinent en termes d’efficacité économique à l’échelle d’un État comme la France. Cette approche, économiquement fondée, a connu ensuite une atténuation et s’est révélée injuste puisque les crédits publics ont ensuite été modulés selon les territoires. Les économistes ont beaucoup évalué ce dispositif de pôles, et leurs conclusions critiques ont remis en cause l’efficacité de la territorialisation de cette politique. Il me semble cependant que le facteur temps a été négligé : on n’a pu tirer le bilan de l’expérience tentée à Sophia-Antipolis que 30 ou 40 ans après son lancement ; avant un délai de 25 ans, toute évaluation d’initiatives comme les pôles de compétitivité me paraît donc prématurée.

J’ai été interrogé sur l’intégration des facteurs humains aux critères de la croissance et du développement territorial. Ce mouvement d’intégration me paraît irréversible, à la suite des travaux du prix Nobel d’économie Amartya Kumar Sen, de ceux de l’équipe de Jean Gadrey, ainsi que ceux de la commission dirigée par le professeur Joseph E. Stiglitz. L’indice de développement humain (IDH), aujourd’hui largement utilisé et autrefois réservé aux pays en voie de développement en Afrique ou en Amérique latine, en est la première manifestation.

Mais il n’y a pas de définition académique ni reconnue de la notion d’indicateur de développement territorial : certains utilisent uniquement le PIB, d’autres font référence aux indicateurs de bien-être. Le champ de la mesure qualitative de la croissance économique ou du développement des territoires reste vaste : un IDH privilégiant les services fournis par les secteurs de la santé et du social – sur la base d’une vingtaine d’indicateurs – place par exemple le Limousin en tête de classement, alors que ce département occupe la 18e place si l’on retient le PIB par habitant. Si la France se comportait au modèle du Limousin, il en résulterait un choc négatif de croissance de l’ordre de 25 % ! Les endroits où la qualité de vie est la meilleure – je pense par exemple au système de soin des villes thermales, comme Bagnoles-de-l’Orne, dédié aux curistes mais profitant évidemment aux résidents – ne peuvent donc pas être érigés en modèles. Les élus locaux doivent, dans un système décentralisé, gérer cette contradiction majeure alors que les électeurs leur confient un mandat pour un développement local.

La social-démocratie conserve donc sa force en tant que modèle social – je suis moi-même un social-démocrate convaincu…

Plusieurs députés. Mais on ne vous le reproche pas ! (Sourires)

M. Laurent Davezies. En effet, la social-démocratie est le seul modèle connu permettant des transferts considérables des riches aux pauvres sans violence, mais il repose sur la croissance économique. Comment vivront les Chinois dans 10 ans ? Il me paraît impossible que les immenses transferts de richesse en cours dans ce pays ne s’ancrent pas dans une réalité territoriale totalement transformée.

Les territoires, quel que soit leur niveau de représentation politique, se vivent tous comme de petites nations. Ils doivent aujourd’hui dépasser cette vision. Si l’on étudie comme je l’ai fait le contenu des schémas régionaux d’aménagement et de développement du territoire (SRADT), il ne contient quasiment aucune mention de l’impact que pourrait avoir telle ou telle mesure sur des territoires limitrophes. La coopération horizontale entre collectivités territoriales de même niveau, par exemple entre régions voisines, accuse un retard certain. Sa progression me paraît nécessaire, notamment parce que la crise a introduit une asymétrie territoriale forte et que les acteurs se tournent, à raison, vers l’État pour qu’il favorise cette évolution.

Présidence de M. Jean-Paul Chanteguet

M. Laurent Davezies. Les déplacements de population témoignent de résultats contrastés. La plupart des personnes qui font acte de mobilité pour des raisons professionnelles migrent dans le territoire voisin et non directement vers un territoire marqué par un fort dynamisme. Une ville comme Lille enregistre ainsi un solde migratoire négatif, tout en recevant de nouveaux professionnels d’une quinzaine de départements assez pénalisés. De même Reims reçoit davantage d’habitants venant de zones défavorisées que les bassins de Rennes, Nantes et Toulouse. Mais cette dynamique est remise en cause.

Les territoires qui génèrent de la valeur ajoutée dans les secteurs compétitifs sont essentiellement métropolitains ; ils constituent en quelque sorte ce que Pierre Veltz appelle des écosystèmes économiques de grande densité. 80 % des emplois dans le secteur privé dépendent d’une demande le plus souvent locale ou régionale. Les autres emplois se concentrent dans des secteurs capables de susciter de l’offre à l’échelle mondiale.

L’attractivité des territoires ruraux est étroitement corrélée au dynamisme des zones urbaines qu’ils entourent et se définit donc en fonction de la qualité de sa métropole. Le dynamisme des zones urbaines dépend de plusieurs facteurs, mais la capacité d’attirer des cadres de haut niveau, qui généreront l’innovation, apparaît essentielle. L’on constate ainsi la force économique croissante de villes de l’Ouest et du Sud-Ouest, tandis que le Sud-Est de la France, malgré d’indéniables atouts, peine à soutenir la compétition économique en raison d’un nombre trop élevé de retraités, au détriment d’une population active jeune. Les grandes villes méditerranéennes ne valorisent pas les atouts d’attractivité de leurs hinterlands dans des activités à forte valeur ajoutée. Mais le jeu est parfois plus compliqué comme le montre le dynamisme de l’hinterland de Rennes qui bénéficie aussi de l’arrivée des Anglais ou des Parisiens. Même si les relations de avec sa métropole

M. le Président Jean-Paul Chanteguet. Les investissements en faveur des réseaux à très haut débit peuvent-ils résoudre le problème de la mobilité ?

M. Laurent Davezies. Je répondrai par l’affirmative. Notre pays a connu à partir des années 80 un effondrement statistique des emplois privés non-salariés. À partir de 2003, cette tendance s’est inversée, en raison de l’apparition de métiers de services et d’indépendants, exigeant un niveau intellectuel et une expertise technologique élevés. Les personnes qui exercent ces métiers ont besoin de communiquer ; grâce à la fibre optique, elles s’installent dans des endroits où règne une bonne qualité de vie et elles y apportent une valeur ajoutée en restant en contact avec de grands centres comme Londres ou Amsterdam. Des territoires redeviennent ainsi productifs comme dans le Limousin ou en Auvergne, région enclavée, qui a réalisé la couverture totale en fibre optique de son territoire.

M. le Président Jean-Paul Chanteguet. Quelles conséquences sur l’aménagement du territoire ont eu les textes votés sur le Grand Paris et sur les collectivités territoriales, avec la possibilité de créer des pôles métropolitains ?

M. Laurent Davezies. C’est un problème classique, de la « loi Pasqua » à la « loi Voynet », les métropoles ont bien été un enjeu d’aménagement du territoire. Derrière cette conception demeurent les idées encore véhiculées autour de « Paris et [du] désert français » et la question de la manière dont est perçue la vie en milieu rural. Les campagnes sont perçues comme des lieux privilégiés pour la qualité de la vie, mais si on analyse les 6 000 communes ayant placé le Front national en tête aux dernières élections, on s’aperçoit que les territoires correspondant rassemblent des populations en situation socialement délicate. Il s’agit le plus souvent de personnes ayant des revenus moyens et qui ne sont pas au contact de populations immigrées. Elles se sont éloignées des centres des villes, ont renoncé à un modèle urbain et habitent des zones sans offre politique, négligées par les pouvoirs publics. Il est d’ailleurs significatif que les jeunes voulant participer à la vie politique délaissent ces territoires « de mission ».

M. Jean-Yves Caullet. Je tiens à souligner les propos de M. Davezies… La DATAR avait conduit dans les années 90 une étude sur la perception de la qualité des services par nos concitoyens dans six arrondissements ruraux. La satisfaction de la population était indépendante de l’offre de services : ceux qui avaient choisi de vivre en zone périurbaine ou rurale étaient satisfaits ; ceux qui y vivaient non par choix mais par contrainte économique étaient mécontents. Ils avaient le sentiment d’être piégés par un mode de vie de plus en plus onéreux – par exemple l’usage de deux véhicules – sans avoir de perspective d’améliorer leurs conditions de vie.

M. Laurent Davezies. Chaque ménage de ces nouveaux ruraux est obligé d’avoir deux voitures et les distances parcourues quotidiennement sont supérieures de 25 % à celles de la moyenne nationale des actifs français.

M. Philippe Plisson. Vous n’avez pas répondu à ma question relative au bilan de l’intercommunalité.

M. Laurent Davezies. La loi du 12 juillet 1999 relative au renforcement et à la simplification de la coopération intercommunale, dite loi Chevènement, a été, en son temps, une loi courageuse et intéressante. Mais l’essor de l’intercommunalité a entraîné, en termes d’organisation, - comme l’a souligné l’INSEE - un essor parfois non maîtrisé des emplois publics, un « péché de jeunesse » qui est parfois présenté comme un effet conjoncturel d’ajustement. Il s’agit d’un sujet orphelin, cependant révélateur d’une fracture sociale et fiscale entre communes pauvres et communes riches. Les questions du découpage et du transfert des compétences restent stratégiques alors même qu’on en parle depuis longtemps. Une étude menée avec la DATAR a montré que la généralisation de l’intercommunalité à l’ensemble du territoire se traduirait par un transfert massif de ressources des communes « pauvres » vers les communes « riches ».

M. Jean-Yves Caullet. Ce gonflement des structures intercommunales doit cependant être mis en parallèle avec l’abandon par l’État de certaines missions, au premier rang desquelles figurent celles liées à l’urbanisme.

M. Laurent Davezies. Certes, les EPCI interviennent souvent dans des domaines délaissés par les services déconcentrés de l’État. Il me semble néanmoins qu’une réflexion sur leur avenir passe par un bilan complet et indépendant de la décentralisation, bilan qui n’a jamais été réalisé. Il me semble que sept à huit thèmes pourraient être choisis comme base pour cette évaluation, 30 ans après le début de la décentralisation, d’autant plus qu’une nouvelle étape se dessine. Dans certains domaines, par exemple celui de l’aide sociale, les collectivités territoriales ont, me semble-t-il, fait mieux que l’État auparavant. Dans d’autres cas, c’est l’inverse. (Applaudissements sur divers bancs)

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Les questions nombreuses et précises des membres de la commission, ainsi que vos réponses détaillées, expliquent la durée exceptionnelle de votre audition, qui nous a permis de mieux appréhender les nombreux enjeux de l’évolution de l’aménagement de notre territoire.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Réunion du mardi 6 novembre 2012 à 17 heures

Présents. - M. Christian Assaf, M. Alexis Bachelay, Mme Catherine Beaubatie, M. Christophe Bouillon, M. Alain Calmette, M. Patrice Carvalho, M. Jean-Yves Caullet, M. Jean-Paul Chanteguet, M. Guillaume Chevrollier, M. Philippe Duron, Mme Sophie Errante, M. Jean-Christophe Fromantin, Mme Geneviève Gaillard, M. Charles-Ange Ginesy, M. Michel Heinrich, M. Jacques Krabal, Mme Valérie Lacroute, M. Alain Leboeuf, M. Philippe Martin, M. Jean-Luc Moudenc, M. Philippe Noguès, M. Bertrand Pancher, M. Rémi Pauvros, M. Edouard Philippe, M. Philippe Plisson, M. Christophe Priou, Mme Catherine Quéré, Mme Sophie Rohfritsch, M. Gilles Savary, M. Jean-Marie Sermier, M. Jean-Pierre Vigier

Excusés. - M. Yves Albarello, M. Julien Aubert, M. Denis Baupin, Mme Chantal Berthelot, M. Florent Boudié, M. Yann Capet, M. Jean-Jacques Cottel, M. Christian Jacob, Mme Viviane Le Dissez, M. Martial Saddier, M. Gabriel Serville, M. David Vergé, M. Patrick Vignal