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Mercredi 9 octobre 2013

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 6

Présidence de M. Jean-Paul Chanteguet Président

– Table ronde, ouverte à la presse, sur la responsabilité sociale et environnementale, avec la participation de Mme Lydia Brovelli, co-rapporteur du rapport public au Gouvernement intitulé : « Responsabilité et performance des organisations », Mme Sophie Thiery, directrice du département audit de Vigeo, Mme Françoise Quairel, maître de conférences en sciences de gestion à l’Université Paris Dauphine, et M. Michel Doucin, secrétaire permanent de la plateforme nationale RSE (Commissariat général à la prospective et à la stratégie).

Commission
du développement durable et de l’aménagement du territoire

La commission du développement durable et de l’aménagement du territoire a organisé une table ronde sur la responsabilité sociale et environnementale, avec la participation de Mme Lydia Brovelli, co-rapporteur du rapport public au Gouvernement intitulé : « Responsabilité et performance des organisations », Mme Sophie Thiery, directrice du département audit de Vigeo, Mme Françoise Quairel, maître de conférences en sciences de gestion à l’Université Paris Dauphine, et M. Michel Doucin, secrétaire permanent de la plateforme nationale RSE (Commissariat général à la prospective et à la stratégie).

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Je suis heureux d’accueillir nos invités à l’occasion de cette table ronde. La responsabilité sociale et environnementale se définit comme la contribution des entreprises aux enjeux du développement durable. Elle tend à s’imposer comme un passage obligé dans la protection de l’environnement et des droits fondamentaux.

À l’heure de la création de la plateforme ministérielle RSE et de la mise en œuvre des obligations imposées aux entreprises françaises par la loi Grenelle 2, la commission du développement durable a souhaité organiser cette table ronde afin de dresser un état des lieux et de répondre à certaines interrogations sur ce concept difficile à appréhender. Doit-il demeurer assis sur une base volontaire ou reposer davantage sur des prescriptions légales et réglementaires ? Les mécanismes de contrôle sont-ils fiables ? Comment organiser l’action des pouvoirs publics pour une meilleure cohérence tout en prenant en compte les aspects internationaux ? Quelles évolutions apporter à la législation nationale ?

Dans le cadre de cette table ronde, nous recevons aujourd’hui Mme Lydia Brovelli, co-rédactrice avec Xavier Drago et Éric Molinié du rapport public au Gouvernement intitulé « Responsabilité et performance des organisations », M. Michel Doucin, secrétaire permanent de la plateforme nationale RSE au sein du Commissariat général à la prospective et à la stratégie, Mme Sophie Thiéry, directrice du département audit de Vigeo, qui remplace Mme Nicole Notat, empêchée, et Mme Françoise Quairel, maître de conférences en sciences de gestion à l’université Paris-Dauphine. Nous devions également recevoir M. Alain Delmas, auteur d’un rapport sur la RSE pour le compte du Conseil économique, social et environnemental. Il nous prie de l’excuser de ne pouvoir être parmi nous ce matin.

Mme Lydia Brovelli, corédactrice du rapport public « Responsabilité et performance des organisations ». En début d’année, Xavier Drago, Éric Molinié et moi-même avons été saisis par quatre ministres d’une demande d’étude sur le potentiel d’évolution et de diffusion de la responsabilité sociale et environnementale dans l’économie et la société. Je n’insiste pas sur la définition de la RSE, indiquant seulement que nous avons repris celle qu’en donne l’Union européenne : la responsabilité des entreprises vis-à-vis des effets qu’elles exercent sur la société. Pour nous, la RSE est un levier de performance durable qui concerne toutes les entreprises, des plus grandes aux plus petites, des privées comme des publiques – en la matière, l’État se doit d’être exemplaire – et toutes les organisations. Le « S » de RSE, nous l’avons entendu dans toutes ses dimensions sociales, sociétales, environnementales et de gouvernance. Partant du postulat du développement durable, c’est-à-dire de la volonté de produire sans détruire, et nous appuyant sur quelque deux cents auditions, nous avons formulé une vingtaine de propositions. Avant de citer les principales, permettez-moi de signaler que la RSE nous a semblé confrontée à plusieurs défis.

Il y a, d’abord, un défi de crédibilité. La prise en compte de la RSE a indéniablement progressé, mais dans un certain désordre. Surtout, elle est encore souvent objet de défiance, car perçue comme une mode managériale, un cosmétique organisationnel – avouons-le, elle n’est parfois que cela. Pour gagner en crédibilité, il faut rendre les informations et les démarches extra-financières lisibles, vérifiables, auditables et comparables.

Ensuite, il existe un défi au regard de l’échelle d’analyse. Raisonner à la dimension du village gaulois est impossible. Mondialisation et besoin de régulation, complexité des organisations, évolution du périmètre des entreprises, des donneurs d’ordres aux prestataires sous-traitants, il faut tenir compte de cette nouvelle donne du fonctionnement en réseau, ainsi sans doute que du niveau de développement différent des acteurs et de la taille des entreprises.

Le changement de rythme économique, avec l’accélération de l’information, des attentes, des réactions des consommateurs et des ONG, constitue un autre défi, à quoi s’ajoute la faculté de contournement des engagements pris vis-à-vis desquels il ne faut pas être naïf. Tout cela nécessite un cadre de régulation qui ne court pas derrière des pratiques standard mais qui anticipe, qui encourage la démarche de progrès.

Enfin, le dernier défi, le plus important, est celui de la mobilisation ambitieuse de toutes les parties prenantes. De ce point de vue, la gouvernance des entreprises doit évoluer. Le dialogue avec les parties prenantes externes reste très frileux, même si l’on observe des innovations pour associer ONG ou collectivités territoriales, et le dialogue avec les salariés, par le biais de leurs représentants, porte au mieux sur des problématiques gérées séparément – négociations annuelles obligatoires et discussions plus ponctuelles – alors que la RSE pourrait en faire un élément de mise en cohérence.

À partir de cette analyse, nous avons organisé une vingtaine de propositions autour de quatre axes.

Premier axe : développer une culture de performance globale. Nous avons la conviction forte que la politique extra-financière doit être totalement incorporée aux stratégies et aux modèles d’affaires. C’est le modèle économique qui doit évoluer. Les centres de décision – conseils d’administration ou de surveillance, assemblées générales – doivent s’en saisir et les stratégies être débattues avec les parties prenantes, en particulier à travers un dialogue social à tous les échelons. De ce point de vue, la branche professionnelle peut être un niveau intéressant pour structurer le dialogue, car elle permettrait d’embarquer les PME dans la démarche. Au niveau mondial, les accords-cadres doivent être systématisés, avec des moyens pour en garantir l’effectivité. Pour développer cette culture, il faut former au développement durable et en faire une dimension transversale de l’enseignement, y compris dans le cadre de la formation continue des salariés, des managers comme des syndicalistes. La fonction achat, qui représente aujourd’hui plus de 50 % du chiffre d’affaires des entreprises, doit être plus alignée sur les démarches de performances extra-financières. On ne compte plus les controverses du fait de sous-traitants qui contreviennent aux droits de l’homme, aux normes internationales du travail ou qui mettent gravement en cause l’environnement des populations. C’est la relation mère-filiale, donneur d’ordres à sous-traitant qu’il faut faire évoluer.

Deuxième axe : assurer une mesure fiable et pertinente de la performance. Il nous a semblé utile de faire converger les différents rapports d’information et de stimuler, à terme, la construction d’un compte rendu plus intégré. La prolifération d’informations, on le sait, n’est pas gage d’efficacité. Nous avons suggéré d’adapter le contenu et le nombre d’indicateurs de performance à l’initiative des branches. Les indicateurs pertinents ne sont évidemment pas les mêmes dans la chimie ou dans la banque, par exemple. Par le dialogue, on pourrait identifier les problématiques prioritaires à travailler, et le faire à partir de questionnements dynamiques. Concernant la notation, dont nous avons dit clairement qu’elle sert le développement de la démarche, nous avons proposé d’expérimenter sa diffusion au-delà des investisseurs, qui sont aujourd’hui les commanditaires. Nous avons aussi souligné la nécessité d’un cadre européen. Un référentiel méthodologique servirait la crédibilité des organismes de notation, même s’il y a déjà l’expérience d’ARISTA.

Le troisième axe consiste à encourager l’investissement socialement responsable (ISR), dont la semaine dédiée approche. On sait que l’en-cours est réduit et que ce type d’investissement reste une démarche militante alors qu’il peut être un levier formidable. La multiplicité des approches et des référentiels n’aide pas les épargnants à s’y retrouver ; elle n’incite pas, non plus, les gestionnaires de fonds à des pratiques lisibles. La diffusion de l’investissement responsable nous semble passer d’abord par la promotion d’un label unique, ensuite par l’incitation des investisseurs à privilégier les produits de placement responsables en tenant compte des dimensions environnementale, sociale et de gouvernance (ESG) dans l’octroi des crédits bancaires, enfin par l’orientation d’une part croissante de l’assurance-vie vers l’ISR qui conditionnerait le maintien des avantages fiscaux attachés – aujourd’hui très critiqués.

Le dernier axe est international. Les entreprises doivent appliquer systématiquement les principes directeurs de l’OCDE, qui créent de la norme sociale dans des pays qui en sont bien démunis, et renforcer les moyens des points de contact nationaux (PCN), notamment du nôtre. Parallèlement au soutien très actif de l’initiative de directive européenne sur le compte rendu, il convient de faire des initiatives françaises un plus pour la « Marque France » et de promouvoir énergiquement nos conceptions dans les instances de négociation internationales, au plan bilatéral comme multilatéral, notamment à l’OMC.

M. Michel Doucin, secrétaire permanent de la plateforme nationale RSE. Je suis très honoré d’avoir été invité à participer à cette table ronde. Je ne suis que depuis peu secrétaire permanent de la plateforme RSE, organe permanent du Commissariat général à la prospective et à la stratégie, aussi vous en parlerai-je peu. Un de ses éminents représentants siège sur vos bancs, qui a plus de légitimité que moi pour en parler puisque la plateforme vit par ses membres, le secrétaire permanent n’agissant qu’en facilitateur. Ayant exercé cinq années la mission d’ambassadeur chargé de la responsabilité sociale des entreprises auprès du ministre des affaires étrangères, je me permettrai de réagir à l’une des questions posées en introduction par M. le président de la commission sur l’articulation entre les plans national et international, et sur la place de la France dans ce contexte. Ce sujet était, d’ailleurs, déjà en bonne place dans mon portefeuille lorsque j’étais, bien auparavant, ambassadeur chargé des droits de l’homme.

Depuis maintenant deux ans, la communauté internationale s’est mise d’accord sur une définition admise par l’ensemble des continents. C’est une grande nouveauté après un cheminement qui est passé d’abord par la norme ISO 26000, adoptée par quatre-vingt-dix pays et appliquée beaucoup plus largement depuis, ensuite par les principes de l’OCDE qui dépassent le cadre des pays membres, enfin, en juin 2011, par l’adoption à l’unanimité du Conseil des droits de l’homme des principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, très soutenus par la communauté des affaires, d’une part, et la communauté des ONG et des organisations syndicales, d’autre part. La définition de la Commission européenne du mois d’octobre 2011 se calque strictement sur ces documents.

Il faut retenir de cette définition que le mot « volontaire » en a été gommé, sur la considération que l’appréhension des objectifs de développement durable par les entreprises n’était que la mise en œuvre des engagements internationaux pris depuis plus de vingt ans au sommet de Rio, et qu’il y avait une ardente obligation pour chacun de les respecter. Chaque État se devait d’imprimer une dynamique pour pousser les entreprises, qu’elle soit réglementaire ou qu’elle s’appuie sur d’autres moyens de stimulation.

La définition nouvelle souligne bien que les multinationales, en particulier dans certains secteurs, sont objectivement porteuses de risques au regard de ces objectifs de développement durable. C’est pourquoi elle se caractérise par une approche préventive très forte, avec le renvoi aux dispositifs législatifs de protection des consommateurs et des populations existant dans tous les pays. Le principe de précaution étant également entré dans le paysage, cette nouvelle définition considère que plus l’entreprise est puissante, plus elle doit mettre sa puissance au service de la vigilance sur l’ensemble de sa sphère d’influence. C’est là toute la question de la chaîne de production : le récent drame du Rana Plaza, au Bangladesh, a illustré que cette vigilance ne s’exerçait pas toujours.

La RSE pouvant être un élément favorisant la compétitivité des entreprises – y compris les PME –, l’approche proactive est intégrée dans la définition. La Commission européenne, considérant que la RSE relève d’un registre à la fois préventif et proactif, a jugé que les États devaient s’impliquer dans la stimulation du développement de ces pratiques par tous les moyens, y compris en combinant des prescriptions à d’autres formes d’encouragement.

La définition met également en avant le fait qu’une entreprise fait partie d’un écosystème : elle a besoin des ressources naturelles et des autorités locales qui lui délivrent des permis d’opérer ; elle a une relation forte avec les consommateurs, sa chaîne de production, tout ce qu’on appelle les parties prenantes. Les entreprises se soucient de plus en plus d’avoir un dialogue avec leurs parties prenantes ; beaucoup d’entre elles mettent en place des systèmes de communication dynamiques. Dans la communauté internationale, la façon dont les pays traitent cette question est significative de conceptions assez différentes. En Inde, immense pays sous-gouverné à l’administration faible et généralement considérée comme tout aussi corrompue que la justice, le Gouvernement a adopté une loi exigeant des entreprises dépassant un certain chiffre d’affaires de dédier 2 % de leurs profits à des dépenses de RSE. En regardant de près, on s’aperçoit que ces dépenses ne sont pas d’ordre philanthropique : elles ont vocation à pallier les carences de l’État en matière d’aménagement du territoire. Plus l’État est faible et moins il a développé ce que l’on considère en Europe comme ses missions de service public, plus son attente est forte d’une compensation de ses lacunes. En Chine, au Brésil, les politiques en matière de RSE sont assez différentes de celles que nous imaginons en raison de l’interprétation des parties prenantes prioritaires pour les entreprises. En Chine, Tata a fait l’expérience du coût de mauvaises relations avec les populations rurales, puisque l’entreprise a perdu énormément d’argent en se voyant contrainte de déplacer l’usine de la Micra devant la révolte des habitants. C’est dire si la relation avec la partie prenante avait été mal engagée.

Mme Sophie Thiéry, directrice du département audit de Vigeo. Permettez-moi de vous renouveler les excuses de Mme Nicole Notat, qui aurait souhaité être parmi vous ce matin. Vigeo est une agence de notation sociale, qui évalue 1 800 entreprises du monde entier sur la base de critères extra-financiers au sens de la RSE qui a été posée par Mme Lydia Brovelli – à la fois sociaux, environnementaux, de gouvernance, de relation avec les clients et les sous-traitants, et autres.

Deux mouvements très forts expliquent que la RSE soit aujourd’hui une réalité économique incontournable dans le monde des entreprises. Le premier est une pression accrue des parties prenantes, dans un contexte de défi climatique partagé par l’ensemble de la planète. La société civile, les ONG, les gouvernements se mobilisent sur ces sujets, et les entreprises ne peuvent plus continuer à développer leurs activités sans s’en préoccuper. L’importance de la RSE est d’autant plus croissante que la mondialisation se développe et que, de ce fait, une entreprise est amenée à rendre des comptes sur ce qu’elle fait non seulement en France – pour une entreprise française – mais aussi sur l’ensemble de son territoire. La notion d’employeur responsable implique qu’un chef d’entreprise se préoccupe autant des effets de son activité sur ses collaborateurs en France que de son impact sur son territoire et sur l’ensemble de sa chaîne de sous-traitance. Cette responsabilité, globale et accrue, est renforcée dans le contexte de mondialisation où les parties prenantes sont nombreuses et peuvent interpeller les entreprises partout, sur de nombreux sujets et avec des moyens de plus en plus développés. Les réseaux sociaux viennent en premier à l’esprit, mais les organisations internationales comme l’OIT, l’OCDE et l’ONU, relayées par l’Europe et les États, contribuent à accroître la pression.

Le second mouvement qui empêche aujourd’hui les entreprises de se dédouaner, c’est la nécessité de faire évoluer les modèles économiques. Les entreprises exercent dans des écosystèmes avec des contextes réglementaires, des parties prenantes, des marchés mouvants, et il leur faut s’adapter en permanence. Pour savoir à quelles évolutions procéder, elles ont besoin de discuter avec leurs parties prenantes. Au regard des défis climatiques, le secteur de l’énergie est le premier concerné. Pour les producteurs d’eau, d’électricité ou de gaz, le modèle économique ne peut plus reposer sur la vente d’un maximum d’unités à un prix maximal ; il va devoir intégrer la raréfaction. Ce modèle va donc changer. Quand elles construiront des installations, on demandera aux entreprises non seulement d’amener de l’énergie, mais aussi de protéger la biodiversité des territoires, d’assurer l’accès à l’énergie pour tous et même pour ceux qui ne sont pas solvables. Elles vont être obligées de développer des activités qui ne figuraient pas dans leur cœur de métier originel, autour de la protection de l’environnement ou de l’accompagnement social.

Que ce soit dans une dimension de maîtrise des risques ou dans une démarche proactive consistant à faire évoluer les modèles économiques, les entreprises sont, de toute façon, engagées dans la RSE. Ce mouvement les oblige à prendre en compte les attentes de leurs parties prenantes, ce qui suppose de les identifier et de définir ce qu’est une attente légitime, car il ne s’agit pas de répondre à tout ce qui est demandé. Elles vont donc devoir dialoguer. C’est aussi un levier de démocratie que de rendre les dirigeants des organisations responsables de ce dialogue avec leurs parties prenantes. Elles vont également être beaucoup plus amenées à rendre compte de façon crédible, avec des éléments tangibles. La loi NRE de 2001, qui a créé une obligation de compte rendu pour toutes les entreprises cotées en France, a eu pour effet la publication de nombreux rapports. Dans un premier temps, il ne s’agissait que d’un agrégat de bonnes pratiques rassemblées dans un rapport de développement durable ou de sommes d’indicateurs délivrés en vrac, charge aux parties prenantes d’en tirer ce qu’elles pouvaient. Aujourd’hui, les informations doivent être crédibles et compréhensibles par les parties prenantes et les acteurs de la société. C’est d’ailleurs le métier des agences de notation sociale, notamment de Vigeo, non pas de produire des indicateurs, mais de récupérer toutes les informations émanant des entreprises et de leurs parties prenantes, de les croiser et de livrer une opinion. La somme des indicateurs ne fait pas une performance de responsabilité sociale, c’est l’interprétation de tous les éléments d’information.

Faut-il aller vers encore plus de réglementation ? Aujourd’hui, la RSE est une démarche volontaire, mais on voit bien que les contraintes économiques en ce sens sont très fortes. De grandes entreprises sont déjà bien avancées sur le sujet, la France même n’est pas en retard. L’incitation forte de 2001 a entraîné un mouvement qui donne aux entreprises françaises un temps d’avance sur leurs concurrentes, puisque l’Europe est en train de préparer cette obligation de compte rendu selon la logique complain or explain – soit vous rendez compte soit vous expliquez pourquoi vous ne le faites pas. Le mouvement est engagé : les sous-traitants sont amenés à rendre des comptes à leurs donneurs d’ordres ; la commande publique intègre ces sujets de responsabilité sociale parce qu’elle ne peut pas demander aux entreprises de faire ce qu’elle-même ne fait pas. Les incitations à rendre compte sont des leviers extrêmement importants qui permettent de mettre sur la table tous les éléments pour nourrir le dialogue entre les organisations et leurs parties prenantes.

Mme Françoise Quairel, maître de conférences en sciences de gestion à l’Université Paris-Dauphine. Je me propose de traiter quatre points, après avoir corrigé quelques confusions qui peuvent exister dans le discours des différents acteurs, entreprises ou acteurs publics. Selon qu’on a de la RSE une vision managériale ou orientée vers la société civile, on considère soit que la RSE est la contribution des entreprises au développement durable soit que le développement durable est la contribution à la compétitivité de l’entreprise. Même si des convergences peuvent exister, il faut tout de même savoir de quoi l’on parle. Clairement, dans les définitions internationales, il s’agit de la contribution des entreprises au développement durable – contribution qui signifie prise en compte dans les décisions et non pas prise en charge. On ne demande pas aux entreprises de réguler la planète, même si certaines le laissent entendre. On entend même, dans certains discours managériaux, parler de développement durable de l’entreprise, ce qui est quelque peu choquant.

La performance globale suppose une convergence entre les différents aspects de cette performance. Une telle convergence existe, on tend à la démontrer. Des centaines d’études cherchent à montrer la relation entre les performances économiques et financières, d’une part, et les performances sociales, d’autre part. Aucune n’arrive à trancher ni dans un sens ni dans l’autre, la seule conclusion réconfortante étant que ça ne détruit pas de valeur. Ce que l’on n’arrive pas à prouver s’apparente à la quête du Graal, ce qui peut peut-être contribuer à pousser l’idée de responsabilité sociale – mais ce n’est pas flagrant. Tous les arguments avancés – en termes de diminution de risques, d’anticipation de la loi, d’économie de matière et d’énergie, de réputation ou d’innovation – sont réels, mais ils ont des limites à la fois internes et externes. Sur le plan interne, l’entreprise n’est pas homogène, elle comprend différents acteurs auprès desquels les directeurs de développement durable doivent faire avancer des idées, parfois en bataillant contre les résistances au changement. Eux vont user de l’argument du développement durable comme facteur de compétitivité quand d’autres verront un changement de culture difficile à opérer et pas toujours valorisé dans le système d’évaluation interne de l’entreprise. En externe, la concurrence, qui peut être forte, joue en sens contraire. En 1992, par exemple, alors qu’elle perdait 8 000 euros par voiture vendue, Toyota a tout de même maintenu la Prius parce qu’elle pensait que ce produit changerait les habitudes des consommateurs automobilistes. C’est là l’illustration des tensions entre la concurrence, les décisions prises en interne et la pression qui s’exerce sur les dirigeants d’entreprises pour avoir des rentabilités et des retours sur investissement rapides. Beaucoup de directeurs d’usine subissent des injonctions incroyablement paradoxales, puisqu’on leur demande à la fois des rentabilités extraordinaires sur les capitaux investis tout en assurant des performances environnementales et sociales. C’est un vrai problème, et l’on ne peut pas parler de RSE sans envisager cette réalité.

Pour que la RSE constitue un avantage compétitif, il faut une demande. Or s’il y en a un peu pour la vertu, il y en a beaucoup plus pour les produits. Quant à l’exigence de comportement global responsable de la part des entreprises, beaucoup de progrès restent à faire : en matière d’incitations et de clarification des marchés, de création de labels permettant au consommateur de s’y retrouver, et de définition de critères indicatifs d’un comportement responsable dans les appels d’offres publics. En 1953, Bowen écrivait que les entreprises devaient être responsables pour qu’il n’y ait pas de régulation. L’intervention de Michel Doucin a bien montré qu’il y a toujours un mouvement de balancier entre ce qu’on demande aux entreprises et la force de l’État. C’est ainsi que le paternalisme a existé : parce qu’il n’y avait pas d’État-providence.

Les différentes demandes des parties prenantes peuvent être sources de tensions. Ainsi, on a sans arrêt des oppositions entre les performances économiques, en matière d’emploi par exemple, et les risques que feraient peser sur l’emploi certaines mesures environnementales. Tous ces éléments doivent être précisés pour rendre leur crédibilité aux entreprises qui, prises dans des injonctions paradoxales et des contradictions, vont rechercher des conformités apparentes sans pouvoir faire face sur tous les aspects, dont certains sont complexes, de la responsabilité sociale. Sans cela, on ne pourra pas avancer.

Dans ces conditions et dans le contexte international, plutôt que des mesures coercitives, mieux vaudrait privilégier des mesures incitatrices en direction des consommateurs comme des entreprises à travers l’aide à l’investissement, le dialogue et le compte rendu. À propos de dialogue, je signale qu’en 2011, un cavalier législatif de M. Marini a supprimé la consultation des institutions représentatives du personnel et des parties prenantes, qui existait dans la première version de la loi de 2010 sur le compte rendu. Si la transparence et la mesure de performance sont des éléments importants pour faire avancer la responsabilité sociale des entreprises, ce point devrait sans doute être corrigé.

M. Philippe Noguès. En vous écoutant, mesdames et monsieur, je me disais que nous avions bien fait de vous inviter. En quelques minutes, vous avez balayé les thèmes cruciaux qui font l’intérêt de la RSE. En qualité de membre de la commission du développement durable, je me félicite que la RSE soit au cœur de l’actualité en ce moment, car ce sigle porte l’idée que le développement durable n’est pas un sujet à part dans la société. C’est, bien au contraire, un enjeu central et un objectif d’intérêt général que nous devons promouvoir à tous les niveaux. Or comment promouvoir développement durable et transition écologique sans impliquer les entreprises ? L’intérêt fondamental de la RSE est là : transposer au niveau microéconomique, au plus près des métiers, des stratégies, des cultures d’entreprise, les enjeux du développement durable sans renoncer à notre compétitivité. De ce point de vue, la RSE est un atout pour nos entreprises et nos territoires, notamment parce qu’une véritable démarche RSE favorise la compétitivité hors coûts, l’innovation et la maîtrise des risques.

J’insisterai sur cinq axes qui me semblent fondamentaux.

D’abord, la nécessité d’un dialogue social élargi. Il est important de réfléchir au cadre et pas seulement au résultat : qui s’occupe de la RSE dans l’entreprise ; comment sont élaborées les démarches RSE ; comment mieux impliquer les salariés, en faisant de la RSE un objet de négociation collective, y compris au niveau des branches professionnelles. N’oublions pas que le « S » de RSE renvoie au social. Elle doit permettre aux entreprises de concilier démocratie sociale et développement durable.

Ensuite, la nécessité de diffuser la RSE auprès des PME. C’est une priorité. Il faut abandonner l’idée que la RSE est un luxe réservé aux grands groupes. Plusieurs moyens d’y parvenir existent, les principaux étant de mutualiser les coûts et de définir des politiques sectorielles de RSE, tant il est vrai qu’une banque et une entreprise de chimie ne sont pas comparables. Les branches professionnelles apparaissent comme l’échelon pertinent. Il faudra réfléchir à la responsabilité sociale des donneurs d’ordres qui, aujourd’hui, ont malheureusement souvent tendance à préférer le moins-disant social.

Rendre les entreprises responsables de leurs actes à l’étranger est un autre axe important. Après le drame du Rana Plaza au Bangladesh, on ne peut plus fermer les yeux. Outre que les droits humains sont bafoués, c’est aussi une question de compétitivité. Ce serait un moyen de protéger les entreprises de nos territoires contre le dumping environnemental et sur les droits de l’homme, aussi néfaste que le dumping social qui pénalise grandement notre économie et nos entreprises. Des parlementaires de la majorité travaillent à une proposition de loi sur le sujet.

Hier soir, la semaine de l’investissement responsable a été lancée à l'Assemblée nationale. Trois cents personnes étaient rassemblées dans la salle Colbert, c’est dire si l’ISR s’impose comme le bras armé de la RSE. Il faut que la finance s’en empare, sans céder aux égarements constatés ces dernières années.

Enfin, la Cour des comptes ne fonde ses appréciations que sur l’aspect financier, oubliant la performance sociale et environnementale de l’État. Dans ce domaine, il y a certainement beaucoup à faire. L’État est à la fois un donneur d’ordres, un employeur, un propriétaire immobilier, un actionnaire et un investisseur ; il doit se poser des questions quant à sa responsabilité sociale et environnementale. Il en va de la crédibilité de l’action publique et de la légitimité des normes que nous voulons imposer au monde économique. Depuis un an, notre commission s’est saisie du sujet, faisant passer un amendement sur la RSE dans le projet de loi BPI et engageant un débat sur l’extension des exigences de compte rendu extra-financier aux entreprises publiques. Il faut poursuivre dans cette voie.

M. Christophe Priou. Les nouveaux documents sur le développement durable et la RSE exigés par la loi Grenelle 2 engagent la gouvernance de l’entreprise en imposant une démarche de preuve articulée autour de données précises qui mesurent les progrès sociaux, environnementaux et sociétaux des entreprises au regard de référentiels normés. Pour le moment, il faut souligner que seuls la France et le Danemark ont fait de la RSE un objet de réglementation, dans la même veine que certains thèmes débattus depuis des décennies dans notre Assemblée, tels que la participation. Il y a lieu de concilier objectifs économiques et exigences écologiques. Comme toute nouveauté, celle-ci suscite nombre de questions.

De quel accompagnement pourront bénéficier les entreprises qui souhaitent structurer une politique de responsabilité sociale et environnementale ? Concrètement, au-delà des apports théoriques – programme participatif interne, engagement collectif, restitution auprès des actionnaires, compte rendu public –, comment la RSE peut-elle créer de la valeur et du progrès pour tout le monde ? Les PME peuvent-elles y prétendre, sachant qu’elles n’ont pas la structure des grandes entreprises pour promouvoir une telle démarche ?

Désormais, en vertu de la loi Warsmann, chaque entreprise de plus de 500 salariés, cotée ou non, est tenue de publier des données sur son engagement écologique et social. Quelle corrélation entre le développement durable et le champ des ressources humaines ? Cette notion est encore abstraite pour les petites entreprises.

La formation managériale va-t-elle intégrer la responsabilité sociale et environnementale ? Sous quelles formes et pour quelles filières ? Quels sont les outils de mesure des performances sociales et environnementales ? Enfin, certaines entreprises ne seront-elles pas tentées d’obtenir un label marketing éthiquement viable pour donner à leurs clients une image écologique responsable ?

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Je précise que c’est la loi Grenelle 2 qui a imposé aux entreprises certaines obligations. La loi Warsmann est venue la modifier.

M. Bertrand Pancher. Jusqu’à présent, un bien était produit par des hommes, souvent maltraités, et des machines. À mesure que progressaient les grandes conquêtes sociales, une conscience émergeait chez les dirigeants d’entreprise. C’était le monde d’hier. Dans le monde de demain, un bien sera produit par des machines et par des hommes épanouis. Le développement humain est à la fois une recherche conceptuelle et une demande des consommateurs. On voit aussi qu’il sera nécessaire d’intégrer les coûts environnementaux induits, faute de quoi nous irons dans le mur. C’est tout l’enjeu de la RSE, que nous avions portée à bout de bras lors de la discussion des lois Grenelle, avec d’ailleurs le soutien unanime de l’opposition d’alors. Il ne s’agissait pas d’une lubie de quelques-uns. En faisant obligation de publier des critères sociaux et environnementaux certifiés et soumis au vote des actionnaires, nous avons fait de la France le seul pays au monde à exiger des entreprises des critères aussi contraignants – souvent d’ailleurs demandés par les entreprises elles-mêmes. C’est ainsi que nous avons contribué à entraîner le mouvement européen, ce qui montre que nos préoccupations sont partagées. Avec cette nouvelle définition du cadre des relations avec l’entreprise, la France joue vraisemblablement le destin de ses générations futures. Nous n’avons pas le droit de rater ce défi de la mise en œuvre de la RSE.

Je souhaiterais vous entendre sur trois sujets. Le premier est la nécessité de bien faire fonctionner les nouvelles pratiques, ce qui n’est pas gagné. Il faut ajuster les critères, ce qui demande du temps, faire comprendre les enjeux par l’ensemble des acteurs de l’entreprise.

Le deuxième sujet est le mode d’infusion de tout le tissu économique par la RSE. Ce n’est pas le tout de fixer des règles sociales et environnementales aux grands groupes, encore faut-il les faire descendre dans les PME de manière ni contraignante ni trop poussée.

Et puis, rien ne sert de demander des efforts aux entreprises si le grand public n’en a pas connaissance. C’est un peu comme nos réglementations environnementales : si le public ne comprend rien au traitement des déchets, cela ne sert à rien. C’est pourquoi nous souhaitons qu’on prenne le temps. C’était d’ailleurs la raison d’être de la plateforme, que les acteurs avaient demandée pour conforter et discuter, non pour en faire une nouvelle machine à réglementer. Je sens vraiment la crainte que la boulimie de réglementation sévisse à nouveau, qu’on en passe une nouvelle couche alors qu’il est indispensable de laisser le temps d’infuser dans la société et dans les entreprises. J’ajoute qu’on a frôlé la crise lors de la mise en place de la plateforme, dont les débuts ont été très chaotiques. Le MEDEF a menacé de claquer la porte si les discussions devaient déboucher sur plus de réglementation au lieu de l’amélioration des pratiques. Les membres se sont donnés un an pour réussir, ce qui ne laisse pas droit à l’erreur. Michel Doucin peut-il nous dire comment il voit l’avenir ?

Un grand regret pour finir : la composition de la plateforme a été humiliante pour l’opposition qui a été oubliée, après tout le travail accompli pour la mise en œuvre de la RSE. J’aurais souhaité qu’on puisse commencer sur des bases solides. Il est toujours temps de mieux faire.

M. Jacques Krabal. Il est impossible de penser la question de l’organisation sociale sans aborder celle de son empreinte environnementale. Or, si nous sommes amenés aujourd’hui à nous interroger sur notre responsabilité sociale et environnementale, c’est que nous traversons une crise si profonde qu’elle remet tout en cause, et plus particulièrement les désordres et les bouleversements dont nos activités sont à l’origine. C’est à la demande de la société civile, en particulier des associations écologiques, que le concept de RSE s’est charpenté depuis le début des années 2000, avant d’être consacré par le processus puis les lois du Grenelle de l’environnement.

Comment faire ? C’est tout ce à quoi se résume la question. Comment assurer une meilleure prise en compte des effets environnementaux et sociaux des activités des entreprises ? C’est le sens de vos vingt propositions. La première partie du rapport montre bien que la prise de conscience n’est pas acquise puisqu’aujourd’hui encore vous posez la question de la crédibilité. Il reste encore à persuader l’ensemble des acteurs. À cet égard, la proposition n° 2 me semble apporter une piste de réponse. Le dialogue social est la clef de voûte de l’appropriation par tous les acteurs. Tant que cette appropriation collective ne sera pas acquise, nous aurons bien du mal à faire de la RSE une réalité globale.

Les PME bénéficient d’un régime dérogatoire, car elles n’ont pas forcément les moyens d’améliorer leur RSE. Compte tenu de l’hétérogénéité du tissu des PME, vous préconisez la mise en place d’un cadre réglementaire simplifié et adapté, et la diffusion de guides d’élaboration de démarches RSE. Sans doute avez-vous raison de ne pas préconiser des contraintes supplémentaires, car elles pourraient constituer des freins et engendrer une perte de temps que les dirigeants de PME doivent consacrer à leur activité. Vous rejetez une RSE au rabais, mais il me semble qu’un minimum de règles, ni trop chronophages ni trop contraignantes, seraient plus efficaces pour obliger à améliorer les démarches RSE des PME.

Au niveau de la sphère publique et des États, dans tous les domaines, confirmant ce dont chacun peut se rendre compte, les accidents, les drames, les rapports alarmants se multiplient sans que l’on change jamais de perspective pour appréhender ce qu’il y a réellement lieu de faire. On qualifie aussitôt les rapports d’alarmistes, quand on ne cherche pas à les discréditer ou à les clouer au pilori. Il en est ainsi de l’étude du professeur Séralini sur l’introduction des OGM dans l’alimentation humaine, de celle du professeur Belpomme sur les dangers des ondes électromagnétiques, de celle du GIEC sur le réchauffement climatique, sans parler de celle sur l’exploitation des gaz et huile de schiste. Ces études se fondent pourtant sur quelque chose. Alors que les États ont beaucoup de difficultés à écouter ces recommandations, que certains ferment les yeux, comment sensibiliser nos entreprises ? Nous devons inverser les valeurs, remplacer le quantitatif par le qualitatif pour satisfaire nos besoins fondamentaux, favoriser la protection et le déploiement de la sphère non-marchande pour produire les services que sont la santé, l’éducation, la recherche, la culture.

J’ai conscience que ces différentes mesures ne sont possibles qu’à condition de coordonner le développement qualitatif à l’échelle globale, puisque c’est à ce niveau que se posent nos problèmes. L’instauration d’une responsabilité sociale et environnementale passe par une coopération fondée sur les principes d’égalité et de réciprocité, d’équité et de justice. La détermination de normes de gestion de ressources socio-éco-responsables ne peut se faire qu’à l’issue d’une délibération mondiale. Il n’y a de développement durable que dans cette perspective. Pouvez-vous nous indiquer, alors que vous dites la RSE incontournable au niveau mondial, ce qu’il en est au niveau de l’Europe et dans le reste du monde ?

M. Olivier Falorni. La responsabilité sociale et environnementale est malheureusement un peu reléguée au second plan dans les périodes de crise. C’est une bonne chose de passer du temps à réfléchir ensemble sur ce vaste sujet.

Les vingt propositions du rapport sont intéressantes, parfois audacieuses. Je pense à la proposition n° 6 qui préconise de systématiser les démarches d’achat et de sous-traitance responsables. Nous savons bien que les acheteurs des grands groupes ont comme priorité le prix bas, et nous connaissons les conséquences de ces pratiques en termes sociaux et environnementaux, pour les pays du tiers-monde mais aussi chez nos voisins européens. Il y a quinze jours, un reportage d’investigation diffusé sur France 2 a fait sensation et légitimement choqué le grand public en démontrant la non-application des belles chartes de la grande distribution. Cette émission, intitulée « Les récoltes de la honte », montrait comment sont traités certains ouvriers agricoles qui produisent en Italie les fruits et légumes mis en conserves et distribués en France par toutes les enseignes de la grande distribution, ou encore les pêcheurs sur les navires chinois ou coréens : ces pêcheurs dorment à huit dans des cabines de cinq mètres carrés, gagnent 150 euros par mois sans congé et subissent des violences lorsqu’ils sont trop fatigués ; les ouvriers agricoles sont des sans-papiers venus d’Afrique, qui dorment dans des campements de fortune ou à la belle étoile, travaillent dix heures par jour, sont payés deux à trois euros de l’heure et subissent la loi de chefs quasi-mafieux. Toute cette production s’écoule en Europe et en France, les dirigeants de la grande distribution reconnaissent leur impuissance à contrôler l’application des chartes signées par leurs fournisseurs, les douaniers espagnols confirment leur incapacité à vérifier les tonnes de poissons qui transitent par les Îles Canaries, et même la commissaire européenne aux affaires maritimes et à la pêche confie sa connaissance de ce trafic et sa totale impuissance à y faire face.

Face à ce constat général d’incapacité à agir, quelles réponses pourraient apporter nos intervenants ? La proposition n° 6 ne préconise aucune contrainte qui permette d’avancer. Même si ces questions relèvent plus de prérogatives européennes, que proposez-vous au législateur français pour améliorer la RSE des grands groupes dans leurs relations avec leurs sous-traitants et leurs fournisseurs ?

Mme Sabine Buis. Nous ne pouvons que nous féliciter des avancées accomplies par les entreprises en matière de responsabilité sociale et environnementale, et relever qu’en Europe, seuls le Danemark et la France se sont engagés dans la voie d’une réglementation. Dans le même temps, nous devons appeler à la vigilance : les tragédies que nous avons tous en tête, notamment celle du Rana Plaza, nous rappellent que le chemin est encore long.

Aujourd’hui, 23 % seulement des entreprises de moins de cinquante salariés intègrent des démarches RSE. Les autres les considèrent seulement comme des enjeux d’image ou se justifient par le manque de ressources, la complexité des normes ou les spécificités de branche. Il semblerait que rentabilité et RSE ne puissent aller de pair. Des engagements en la matière n’apparaissent qu’après acquisition d’une rentabilité pleine, à tout le moins jugée suffisante ou satisfaisante. On estime que seules quatre PME dites rentables ou suffisamment rentables sur dix exigent des critères extra-financiers dans le choix de leurs fournisseurs. Désormais, nous pouvons compter sur la plateforme RSE et sur la diffusion du guide RSE pour pallier le déficit d’information des PME.

Comment conduire les PME à voir la RSE comme un profit de long terme et non un surcoût mettant en péril la rentabilité ? Y aurait-il du sens à leur étendre le décret d’avril 2012 relatif aux obligations de transparence, et à exiger d’elles un compte rendu extra-financier ?

M. Jean-Marie Sermier. De même qu’il n’y a pas de développement durable sans développement, il n’y a pas de RSE sans entreprise. Quand j’entends le chiffre de 23 % qui vient d’être donné, je ne peux qu’être choqué. Moi, je dis que 100 % des PME qui appliquent la législation sont dans la RSE. Ou alors c’est que notre législation n’est ni environnementale ni sociale ! Pour moi, elle l’est. J’ai le sentiment que, dans notre pays, en paraphrasant le « couvrez ce sein que je ne saurais voir » de Tartuffe à Dorine, on pourrait dire : « cachez ces entreprises que nous ne saurions garder sur notre territoire ». À un moment donné, il faut être clair. Attention de ne pas encore alourdir une législation en direction des PME sous prétexte qu’on ne peut pas traiter le problème des pêcheurs chinois. Je vous le dis : si nous voulons garder les entreprises, il faudra que ces avancées soient mondiales ou ne soient pas !

M. Jacques Kossowski. Nous avons tous à l’esprit des scandales liés aux entreprises occidentales faisant travailler les salariés dans des conditions évoquées plus haut : l’iPhone d’Apple fabriqué en Chine, les articles de sports Nike ou le drame du Bangladesh. Pouvez-vous confirmer que les grands groupes et les firmes internationales exigent de plus en plus des pratiques responsables et durables de la part de leurs fournisseurs et sous-traitants ? Même si cela n’est pas suffisant, il faut que, dans la chaîne d’approvisionnement, les fournisseurs de deuxième et troisième rangs fassent aussi l’objet de critères rigoureux en la matière. Comment inciter les entreprises à le faire ?

M. Yannick Favennec. Les entreprises s’impliquent de plus en plus volontairement dans les démarches RSE. Dans de nombreux domaines, en particulier l’agriculture et l’agroalimentaire, les chefs d’entreprise savent que les consommateurs, dans leur acte d’achat, prennent en compte ces nouvelles dimensions. La démarche RSE peut être un levier de développement économique, de reconquête des territoires et des consommateurs. Toutefois, la responsabilité sociale et environnementale ne doit pas être envisagée comme une contrainte. La RSE n’est pas toujours simple pour les entreprises : cela nécessite des investissements qui peuvent fragiliser leur compétitivité. Comment les aider à mettre la RSE au cœur de leur stratégie sans les pénaliser par des contraintes, déjà trop nombreuses par ailleurs et que les PME ne pourraient absolument pas supporter ?

M. Charles-Ange Ginésy. Comme on a pu l’entendre, la RSE est affaire de pressions : des incitations à rendre des comptes, des pressions qui peuvent émaner des salariés, des dirigeants eux-mêmes, des acteurs publics. J’ai cependant l’impression que certains d’entre eux ne sont pas pris en compte : les citoyens, les consommateurs. La société doit être sensibilisée dans son ensemble. Du fait du caractère novateur de cette notion, particulièrement du point de vue législatif, pensez-vous que les citoyens sont suffisamment au cœur de la RSE ? Il me semble que c’est un élément pour le développement, la prise en compte et la santé de nos entreprises. Je parle ici, bien sûr, de donner au plus grand nombre cette notion globale qu’est la RSE, et non pas entreprise par entreprise. Dans une prospective un peu plus large, pensez-vous que l’objectif d’une RSE globalisée, avec plus ou moins les mêmes exigences pour tous et partout, est atteignable dans le court ou moyen terme ? Si oui, par quel biais ?

M. Guillaume Chevrollier. La responsabilité sociale et environnementale est une notion qui se développe de plus en plus. C’est bien. En fait, elle relève pour partie du bon sens et l’on peut en faire même sans le savoir.

Le rapport présente vingt propositions intéressantes parmi lesquelles je retiens particulièrement celles qui tendent à promouvoir l’investissement responsable. Par contre, comme un certain nombre de mes collègues, je mettrai en avant une menace qui se profile dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres : les contraintes administratives. Aujourd’hui, nos entreprises croulent sous les normes de toute sorte qui prennent aux chefs d’entreprise, notamment dans les PME, un temps précieux et qui nuisent à leur compétitivité. Il convient d’alléger l’environnement juridique, fiscal et social des entreprises. Mettre chacun devant ses responsabilités est un bon levier, mais est-il possible de mettre en œuvre la RSE sans rajouter de contraintes administratives à nos entreprises, sachant que le redressement économique de notre pays repose sur celles-ci ?

M. Laurent Furst. Dans ma vie antérieure, j’étais directeur d’hôpital. Je peux dire que si l’hôpital public fonctionne mal, c’est parce qu’il faut obligatoirement réunir dix-sept commissions d’instruction – bientôt dix-huit avec celle sur la RSE, j’en suis convaincu. Et cela fonctionnera encore plus mal. Un des maux français, c’est le déluge de bonnes intentions…

MM. David Douillet et Stéphane Demilly. Très bien !

M. Laurent Furst. … notamment dans le domaine économique où l’on raisonne comme si le développement était un dû éternel, et en le sortant du contexte de compétition avec les autres nations. Forts de bonnes intentions, on a additionné des charges sur les entreprises : handicap, parité, droit syndical, égalité salariale, tout est prétexte à augmenter les coûts, ce qui crée un aléa juridique considérable. Je crains que, pour de nombreuses sociétés, la précaution économique soit tout simplement de quitter le territoire national et d’aller prospérer ailleurs. Tant qu’on ne prendra pas en considération cet élément, on sera à côté de la plaque.

Deux chiffres : depuis le début de la législature, la France compte 330 000 chômeurs de plus ; sur le plan des investissements directs étrangers, alors que nous étions le deuxième pays en Europe derrière l’Angleterre, en un an, nous avons été largués par cette dernière et dépassés par l’Allemagne. Une fois de temps en temps dans ce pays, pourrait-on réfléchir en termes économiques ? Bien sûr, les considérations évoquées sont importantes, mais il faut les intégrer au modèle économique et avoir un objectif économique. Sinon, nous serons bel et bien exemplaires : sans plus aucune entreprise, nous ne polluerons plus personne.

M. Philippe Plisson. Vous n’en serez pas étonnés, je n’adhère pas à ce discours de libéralisme sauvage. Des chômeurs, il y en avait déjà sous la majorité précédente et Dieu sait qu’elle avait pratiqué la politique du patronat.

M. Laurent Furst. 330 000 chômeurs de plus !

M. Philippe Plisson. Arrêtez de donner des leçons, on vous a vus à l’œuvre !

L’émergence de la RSE traduit la fin d’un cycle. Les limites physiques et biologiques de la croissance, l’inégale répartition de certains biens fondamentaux et les discriminations observées ne peuvent être corrigées ni par la protection sociale ni par les mécanismes de négociation collective construits en période de croissance au sein des pays développés. Nous sommes profondément convaincus que la RSE des entreprises, mais aussi plus largement des instances publiques et des diverses organisations, est un levier essentiel de la transition vers une société dont l’économie sera plus soutenable et équitable. C’est notre but.

Néanmoins, la RSE est paradoxale : bien qu’elle soit perçue comme l’instrument d’une gestion plus soucieuse de biens communs, elle s’est transformée en enjeu politique. Ainsi, on observe souvent des engagements dans une action de RSE parallèlement à des pratiques irresponsables. Faut-il affronter directement ce paradoxe ? Quelle stratégie adopter afin que la prise en compte de paramètres RSE dans les relations humaines soit réellement un moteur pour l’adaptation des entreprises au développement durable ?

La sphère publique, dans sa politique d’achats ou au titre de prestataire de services publics, ne se montre ni toujours exemplaire dans son comportement social et environnemental, ni à la hauteur de sa mission d’intérêt général parce qu’elle manque de stratégie de performance globale, économique, sociale, sociétale et environnementale. Comment intégrer cette notion dans le cadre du programme de modernisation des administrations publiques ?

M. David Douillet. J’adhère complètement aux propos de Laurent Furst.

Au-delà des normes, des déclarations de principe, des signatures de chartes, l’engagement des entreprises est-il réel ? Comment le vérifier et mesurer si les objectifs sont atteints ? Pour moi, le meilleur critère est celui des résultats. En période de crise, le soutien à l’innovation est vital pour l’avenir. Cela devrait être la priorité absolue du Gouvernement pour relancer l’économie et créer des emplois. La RSE s’inscrit dans cette démarche et va certainement ouvrir une voie intéressante. Or, aujourd’hui, la fiscalité qui frappe les entreprises est telle que leur compétitivité est compromise. Comment préserver au sein de leurs budgets une capacité d’investissement, de recherche et d’innovation, et faire progresser cette RSE ? Nous ne vivons pas dans le monde des Bisounours, la France n’est pas seule sur la planète et, dans certains pays, on ne s’embarrasse pas de scrupules. Je ne dis pas qu’il faut agir de même, mais c’est un élément à prendre en considération parce que nos entreprises jouent sur le même terrain. Et nos entreprises sont nos emplois, nos familles, nos enfants.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Un point d’histoire sur les obligations qui sont faites aujourd’hui aux plus grandes entreprises : ces dispositions, qui relèvent de la loi Grenelle 2, ont été votées par la précédente majorité.

Plusieurs députés. C’est une bonne remarque.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Les parlementaires sont nombreux à partager l’objectif de développement de la RSE. De quels outils peut-on disposer à cet effet ? Le délégué général de l’observatoire de la RSE indiquait récemment dans une interview qu’intégrer des critères dans la rémunération variable des salariés pourrait constituer un moyen. Qu’en pensez-vous ?

Mme Lydia Brovelli. La nature de notre travail est un rapport de praticiens destiné à des praticiens, pas au législateur en quête de pistes législatives. Il nous a été commandé par des membres du Gouvernement qui nous ont demandé quoi faire – pour savoir comment faire, ils se seraient adressés à leurs administrations centrales. Ils ont demandé des conseils sur les leviers à actionner, sur les actions praticables. Nous nous sommes efforcés de répondre à ces questions. Ce n’est pas pour autant qu’il n’y a rien à faire sur le plan législatif. Françoise Quairel évoquait tout à l’heure le cavalier législatif qui, en 2010, a supprimé des droits prévus pour les comités d’entreprise. De ce point de vue, je ne pense pas que le législateur ait contribué à faire avancer la RSE. D’ailleurs, je retiens de vos interventions que vous considérez la transparence, le dialogue au sein des entreprises comme une contrainte qui va peser sur leur gestion. Je me demande pourquoi alors que, précisément, ce sont les salariés qui font la force de l’entreprise et représentent un potentiel pour créer de la valeur et du progrès en son sein.

Plusieurs députés UMP. Venez dans les permanences ! (Murmures sur divers bancs)

Mme Lydia Brovelli. Je crois beaucoup à l’investissement dans la culture et dans les pratiques. Nous avons aujourd’hui à notre disposition un certain nombre de dispositifs et d’acteurs : appuyons-nous sur les acteurs et améliorons les dispositifs.

Si l’on veut agir sur la culture, la formation au développement durable est un axe majeur. Aujourd’hui, elle n’est qu’exceptionnellement abordée dans le cadre de la formation initiale. La semaine dernière, j’ai participé à une table ronde organisée par l’école de commerce Audencia Nantes, qui fait un travail formidable en la matière en incluant la formation au développement durable dans l’ensemble de ses cursus. Dans le cadre de la formation continue également, ne pensez-vous pas qu’il y aurait de quoi faire pour les managers dans les entreprises ? Je réponds positivement à la question du président : il faut effectivement évaluer ceux-ci au regard de leur prise en compte des critères RSE et de leurs résultats en la matière. Il y a plus de dix ans, au Conseil économique et social, nous faisions un rapport sur la place des femmes dans les lieux de décision. J’avais proposé qu’on évalue les managers sur leur capacité à faire monter les femmes. Pourquoi ne pas étendre cette évaluation à l’ensemble des sujets, aussi bien environnementaux que sociaux ?

Prenons le dialogue social pratiqué dans les entreprises aujourd’hui. Songez que les ingénieurs fraîchement sortis des écoles sont envoyés présenter la restructuration de leur service devant les comités d’entreprises sans même savoir ce qu’est un comité d’entreprise ! Ils ne peuvent qu’être en grande difficulté et ne parviennent pas à gérer au quotidien le dialogue social. Incontestablement, il y a à faire pour former à ces questions-là. De même, il faut aussi former les syndicalistes au développement durable – ils en ont bien besoin.

S’agissant des PME, nous avons été frappés de constater sur le terrain que, contrairement à ce que l’on pense, elles sont nombreuses mobilisées sur le sujet et à souhaiter l’être, et sont effectivement en attente d’appui et d’aide. Des structures qui organisent les PME travaillent sur ces questions depuis longtemps. Le Centre des jeunes dirigeants d’entreprise (CJD) a fait, depuis dix ans, un travail formidable sur la conception de la performance globale en développant de nombreux outils – quiz, sites internet et autres. Des collectivités territoriales travaillent sur le sujet. La région nantaise a élaboré des sites internet qui fournissent aux chefs de petite entreprise des outils très pratiques pour travailler les éléments essentiels à l’inscription dans une démarche RSE. Les branches aussi ont un rôle à jouer. Ainsi, la branche du nettoyage, qui n’est sans doute pas formidable sur tous les fronts, s’est-elle emparée de ces enjeux dans le cadre d’un dialogue avec ses partenaires sociaux, avec lesquels elle a défini des objectifs, tels que la formation à l’usage des produits, la lutte contre l’illettrisme. Cela a des conséquences sur les personnels eux-mêmes mais aussi, de façon fort utile, sur le fonctionnement des entreprises. Sur cet aspect d’entraînement des PME, le dialogue social au sein des branches serait éminemment utile pour bien coller aux problèmes spécifiques à chacune.

Un mot sur l’obligation de compte rendu : très franchement, je ne vois pas comment on pourrait appliquer aux PME les quarante-deux critères prévus pour les grandes entreprises et qui, même pour ces dernières, devraient être adaptés. Cela ne signifie pas qu’il n’y a rien à faire. Simplement, on doit réfléchir aux indicateurs les plus pertinents pour elles, qui n’en feront pas pour autant une RSE au rabais mais qui s’appuient véritablement sur les leviers. Quant au dialogue social dans les PME, ne croyez-vous pas qu’il y a quelque chose à faire ?

M. Michel Doucin. Ce débat très riche m’apparaît utile pour animer la plateforme dont j’ai la charge jusqu’à l’élection prochaine de son président.

Parmi les moteurs qui pourraient pousser les PME à s’inscrire dans la RSE, il y a la certification. Le MEDEF des Alpes-Maritimes a organisé, l’an dernier, une formation à plusieurs certifications, parmi lesquelles la norme ISO 26000. À l’issue de cette formation, des entreprises ont significativement augmenté leurs parts de marché. L’une a réussi à devenir fournisseur d’une grosse compagnie allemande qui exigeait une telle certification ; une autre a obtenu le marché des brumisateurs de végétaux dans les supermarchés français, ce qu’elle n’aurait pas pu avoir sans la certification. Aujourd’hui, de plus en plus, dans une logique de réponse aux demandes d’information de leurs clients, les distributeurs exigent de leurs fournisseurs qu’ils s’engagent dans la RSE. Ce premier moteur est fort et international. Plus loin de nous, les pays émergents ont un discours clair sur le thème de la RSE parce qu’ils voient qu’une partie de leur clientèle, en particulier les grands distributeurs européens – et même Walmart aux États-Unis, qui cherche à redorer son image –, exigent de plus en plus de certifications et d’attestations de respect de critères en amont de la chaîne de production.

Le deuxième moteur de l’investissement des PME peut être illustré par l’exemple, cité lors d’un colloque organisé par le MEDEF il y a un an et demi, d’une PME fabriquant des portes et fenêtres, qui a observé que l’entreprise dominante dans le secteur, Lapeyre, a eu énormément d’ennuis avec les associations écologiques parce qu’elle utilise des bois non certifiés. Le chiffre d’affaires de cette petite société de Poitou-Charentes se développe très vite parce qu’elle a misé sur la demande – encore minoritaire certes – d’un bois certifié non prélevé sur la forêt tropicale. Ce sont là deux dynamiques qui amènent les PME à s’intéresser à la RSE, sans parler de la volonté éthique de certains chefs d’entreprise.

Le but est de multiplier la puissance de ces moteurs tout en la contrôlant, car, entre les mains des donneurs d’ordres et distributeurs, elle peut aussi constituer un problème : s’ils imposent des exigences, ils compriment en même temps les prix. Ce sujet a été posé d’emblée comme central par la plateforme RSE, la CGPME et l’UPA, tout en demandant l’élaboration d’outils favorisant l’accès des PME à cette démarche, l’ayant déclaré essentiel pour elles.

Autre demande à s’être exprimée d’emblée lorsque nous avons commencé à balayer les thématiques : la notion d’achat responsable. Dans ce domaine, la France a une position assez avantageuse. En 2012, l’AFNOR a défini un standard national des achats responsables, aussi bien privés que publics. Cette norme est apparue si intéressante que l’organisation de standardisation ISO a demandé à la France et au Brésil, qui en avait aussi une, d’être pilotes de la construction d’une norme internationale. Les premières réunions se sont tenues il y a peu à Paris, avec une trentaine de pays participants, sachant qu’une soixantaine ont déjà fait part de leur intérêt. Le compte rendu n’est pas le seul sujet sur lequel la France porte des idées et des méthodologies intéressantes. L’objectif stratégique des autorités françaises est d’obtenir qu’un maximum d’idées ou de standards français deviennent internationaux. Le sujet des achats responsables touche à la question de la conformité aux standards sociaux et environnementaux dans le système de production, mais aussi à celle des rapports de force entre donneurs d’ordres et fournisseurs. C’est un très gros enjeu pour les PME.

J’ai décelé dans vos interventions une confusion entre conformité à la législation et RSE. Une entreprise qui respecte la législation n’est pas nécessairement engagée dans la RSE. C’est ainsi qu’en Italie, un chef d’entreprise est en prison parce qu’il n’a pas pris les précautions pour protéger ses employés du risque de cancer de l’amiante. S’il n’y avait pas de législation sur l’amiante en Italie, le juge a considéré que le chef d’entreprise aurait dû tenir compte de la réflexion internationale engagée sur le sujet, au nom du principe général du droit à la vie. En France, les arrêts Erika, mettant en avant le principe de précaution environnemental, se fondent aussi sur l’interprétation de règles très générales. D’ailleurs, de nombreux juristes ont été surpris que, pour une fois, en France, un juge s’affranchisse de la loi au profit de principes plus généraux. Dans le monde, et aux États-Unis en particulier, sur des sujets relevant de la common law, les juges interprètent les principes internationaux bien au-delà de la loi nationale locale.

Nous avons eu, en France, un exemple très clair de ce que peut être la RSE avec la régulation des rémunérations excessives des dirigeants d’entreprise. Le Gouvernement avait un projet de loi ; les organisations patronales ont indiqué leur préférence pour des systèmes de régulation contrôlés par l’État mais gérés par leurs soins. Se rendant à cette logique, le Gouvernement a considéré que cette forme de RSE pouvait être plus efficace que la loi. Il y a une zone de fragilité pour les chefs d’entreprise, qui ne savent pas trop s’ils doivent faire plus qu’appliquer la loi. Tout l’enjeu des négociations internationales, dans lesquelles le gouvernement français est engagé, est de clarifier cela. Si de grands progrès ont été accomplis récemment, cela reste assez compliqué et nécessite de mieux informer nos chefs d’entreprise.

Mme Sophie Thiéry. Je retiens trois sujets des interventions : le concept de RSE, la relation PME-achats responsables, le compte rendu.

S’agissant du concept de la RSE, le pire serait d’en faire un élément en plus dans la vie des entreprises, auquel elles se consacreraient une fois qu’elles auraient assuré leur modèle économique, leur développement et leur activité, s’il leur reste du temps et de l’argent. Une telle conception n’a aucun avenir. La RSE n’est pas quelque chose en plus, c’est une façon de faire autrement les mêmes choses qu’aujourd’hui.

Les citoyens sont concernés par la RSE à travers la transparence de l’information délivrée aux consommateurs et la clarté des relations contractuelles que l’on établit avec eux. On a bien vu, dans le domaine des télécoms, qu’il y avait, dans les clauses contractuelles, des enjeux de responsabilité sociale vis-à-vis du citoyen. La RSE s’applique aussi à la gestion des ressources humaines, donc à tous les collaborateurs, qu’ils soient fonctionnaires ou salariés de droit privé, donc à l’ensemble des citoyens. Quand on parle de sauvegarder l’environnement, c’est pour les générations futures de la planète ; on parle bien de l’ensemble des citoyens. Il s’agit donc d’un ensemble de sujets.

Pour l’entreprise, c’est sa gouvernance, sa façon de traiter ses clients et de gérer ses ressources humaines, son approche de la R&D que l’on regarde à travers les lunettes de la RSE. Cette dernière est une démarche managériale qui consiste à prendre des engagements en matière sociale, sociétale et environnementale, et surtout à s’assurer, par certains mécanismes, que ces engagements sont tenus partout sur son territoire et tout au long de sa chaîne de sous-traitance, et d’en rendre compte. Il s’agit donc, non pas d’un thème supplémentaire, mais d’une façon de se responsabiliser sur des engagements que l’on prend dans son cœur d’activité. Bien évidemment, cela passe par le dialogue.

Comment amener les PME à voir la RSE comme un facteur de développement ? Il ne faudrait pas penser que seules les 23 % de PME engagées dans une démarche RSE sont responsables et que les autres ne le deviendront qu’à condition d’en faire autant. Les entreprises sont responsables et ne sont pas les dernières à agir. Parce que leur écosystème bouge peut-être encore plus et plus souvent, elles ont été conduites à s’adapter régulièrement à des contraintes, aussi par le dialogue. Elles ont beaucoup à apporter. Il serait certainement utile de les aider à structurer leurs actions en matière sociale, environnementale et sociétale, pour leur apprendre à se valoriser et à organiser les forces qui font leur attractivité vis-à-vis des talents. Aujourd’hui, de nombreux collaborateurs demandent à s’engager dans des entreprises porteuses de valeurs. Face à tout ce que peut offrir le monde du travail dans les grandes entreprises, pour attirer les talents, les PME peuvent jouer la carte de la RSE. C’est, pour elles, le sésame qui les rendra éligibles aux capitaux ISR, lesquels leur permettront d’innover et d’accéder à de nouveaux marchés. Surtout, il leur permettra de répondre aux exigences, de plus en plus importantes sur les sujets sociaux et environnementaux, des donneurs d’ordres et de la commande publique.

Les achats responsables s’inscrivent dans la logique de la RSE comme démarche managériale consistant à prendre des engagements et à s’assurer qu’ils sont tenus sur l’ensemble de la chaîne. En complément de ce que disait M. Doucin sur l’AFNOR, a été créée la médiation interentreprises suite à la remise du rapport Volot faisant état des relations catastrophiques entre donneurs d’ordres et sous-traitants en France. Une médiation conduite sous l’égide de Bercy a abouti à la définition d’une charte de l’achat responsable, signée par plus de 400 entreprises. Pour que la RSE ne se limite pas à la signature de chartes, il faut que ces entreprises fassent la preuve qu’elles mettent effectivement en œuvre ce à quoi elles se sont engagées. Un label a été créé pour permettre aux entreprises de se faire évaluer sur leurs engagements. Aujourd’hui, on est loin de pouvoir labelliser les 400 entreprises signataires.

Depuis la loi Grenelle 2 de 2010, qui a étendu l’incitation législative de 2001 à un nombre plus important d’entreprises, le compte rendu est devenu un outil d’évaluation. Un outil, parce qu’il met en tension et imprime une dynamique au sein des organisations : pour rendre des comptes, il faut déjà être capable de piloter tous ces sujets. L’intégration de critères RSE dans la rémunération des dirigeants concerne aujourd’hui la moitié du CAC 40, et elle se développe de plus en plus. En matière de compte rendu, tous les indicateurs peuvent constituer des outils. Aujourd’hui, on ne demande plus seulement la transparence et la mise à disposition d’indicateurs, on demande que les organisations se rendent compréhensibles, lisibles, intelligibles et crédibles. En ce sens, le rapport intégré, qui permet de synthétiser et de remettre en perspective des données RSE dans une stratégie d’entreprise, peut être un bon outil. Le dialogue de branche permettrait également de vérifier les enjeux propres à chaque secteur. On le voit, il ne peut pas y avoir un outil unique valable pour tout le monde et en toute circonstance, mais probablement des outils spécifiques à chaque territoire et à chaque secteur professionnel.

Mme Françoise Quairel. En qualité d’universitaire, j’affirme que l’on ne pourra plus se contenter d’apprendre aux futurs cadres dirigeants, voire aux employés, comment créer de la valeur actionnariale et réduire les coûts à tout prix ; il faudra aussi les former à intégrer une qualité sociale et environnementale dans leur pratique. À mon avis, cela prendra au moins une génération.

Je suis surprise que la notation extra-financière et le rôle de l’ISR aient été si peu mentionnés. J’aimerais en dire un mot parce que cette notation extra-financière a été un levier fantastique pour les grandes entreprises cotées : quitte à être notées là-dessus, elles ont voulu obtenir de bonnes notes.

L’ISR pose aujourd’hui une difficulté en ce qu’on ne sait plus tellement s’il reste un levier d’action minoritaire actionné par des gens qui choisissent des critères très stricts ou s’il devient simplement un segment du marché financier. On ressent là la nécessité de labels pour drainer de l’épargne et, par-là même, pour susciter l’intérêt des entreprises. D’ailleurs, les investisseurs dans les grosses PME et dans les entreprises de taille intermédiaire hors marchés financiers, qui constituent le private equity, ont entamé des démarches pour entrer dans le capital d’entreprises responsables. C’est une amorce qui intervient avec près de dix ans de retard. Les investisseurs institutionnels essaient de faire pression sur les gérants de fonds pour qu’ils se comportent différemment.

La vigilance s’impose néanmoins car, notamment dans la relation d’achat entre grandes entreprises et fournisseurs, il y a beaucoup de conformités apparentes, beaucoup de contrôles formels qui ne pénètrent pas nécessairement dans les pratiques – pour cela, il faudrait des gens convaincus. De nombreuses enquêtes montrent par exemple que, si les PME sont conformes aux codes de conduite qu’elles ont signés, une société comme EcoVadis, qui évalue les fournisseurs pour les grandes entreprises, se contente d’auto-déclarations sans vérification. Je me demande si cette prolifération de conformités, sans entrer jamais dans le cœur du management comme on devrait le faire, n’est pas un moyen de pression supplémentaire sur les PME, en plus de l’injonction paradoxale du prix. Certains fournisseurs fonctionnent en partenariat pour promouvoir la qualité, et des réseaux se sont constitués qui promeuvent les objectifs de développement durable. Mais beaucoup de grandes entreprises demandent à leurs fournisseurs d’être responsables en les payant avec des délais inadéquats. Peut-être pourraient-elles commencer par s’engager dans une démarche strictement économique : payer les fournisseurs dans des délais raisonnables est absolument indispensable avant de leur demander de signer des chartes sans réellement en vérifier l’application.

Pour ce qui est de la commande publique, je peux vous dire, étant aussi en charge des campus durables dans mon université, qu’on a énormément de mal à faire passer des conditions ne concernant pas les produits dans les appels d’offre. Sous prétexte de ne pas fausser la concurrence, on ne peut pas imposer des critères liés au comportement des entreprises. C’est un vrai problème : nous nous sentons brimés de ne pas pouvoir choisir des entreprises responsables. Il me semble indispensable de forger des outils en choisissant avec attention les critères, sachant que certains peuvent avoir des effets pervers. Des équipes de recherche devraient être constituées pour trouver les indicateurs qui se co-construisent. Il me semble que, dans la région Nord-Pas-de-Calais, de telles expériences avec les parties prenantes sont en cours.

Je terminerai sur une note optimiste que m’inspirent les deux derniers siècles écoulés. Au début du XIXe siècle, les chimistes comme Chaptal refusaient toute réglementation pour les usines chimiques au nom de la préservation de l’innovation et de la compétitivité des chimistes français vis-à-vis des chimistes anglais. Ils avaient obtenu gain de cause. Au bout d’un demi-siècle, tout de même, des législations ont été prises pour éviter les nuisances trop fortes dans les zones d’implantation. Jusqu’en 1968, dans les usines Ford, on refusait l’égalité des salaires entre hommes et femmes sous prétexte du maintien de la compétitivité et des emplois. Le film We want sex equality retrace le combat des ouvrières pour obtenir cette égalité. À voir toutes les législations sociales qui ont été mises en place au fil du temps, on peut dire que des progrès ont été accomplis, même si cela a demandé quelques demi-siècles, voire plus.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Et quelques combats aussi !

Au nom des parlementaires qui ont assisté à cette table ronde, je vous remercie chaleureusement pour toutes les informations que vous nous avez communiquées en faisant preuve, qui plus est, de pédagogie. Le débat a parfois été vif et animé : cela arrive dans une enceinte politique. Je vous remercie également pour la sagesse dont vous avez fait preuve et que vous nous avez peut-être transmise.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Réunion du mercredi 9 octobre 2013 à 9 h 45

Présents. - Mme Laurence Abeille, M. Alexis Bachelay, M. Serge Bardy, Mme Catherine Beaubatie, M. Christophe Bouillon, M. Jean-Louis Bricout, Mme Sabine Buis, M. Vincent Burroni, M. Alain Calmette, M. Yann Capet, M. Patrice Carvalho, M. Jean-Yves Caullet, M. Jean-Paul Chanteguet, M. Luc Chatel, M. Guillaume Chevrollier, M. Jean-Jacques Cottel, Mme Florence Delaunay, M. Stéphane Demilly, M. David Douillet, Mme Françoise Dubois, M. Olivier Falorni, M. Yannick Favennec, M. Jean-Christophe Fromantin, M. Laurent Furst, Mme Geneviève Gaillard, M. Claude de Ganay, M. Alain Gest, M. Charles-Ange Ginesy, M. Jacques Kossowski, M. Jacques Krabal, Mme Valérie Lacroute, M. Alain Leboeuf, Mme Viviane Le Dissez, M. Michel Lesage, M. Olivier Marleix, M. Franck Montaugé, M. Yves Nicolin, M. Philippe Noguès, M. Bertrand Pancher, M. Rémi Pauvros, M. Philippe Plisson, M. Christophe Priou, Mme Catherine Quéré, Mme Marie-Line Reynaud, M. Gilbert Sauvan, M. Jean-Marie Sermier, M. Thierry Solère, Mme Suzanne Tallard, M. Jean-Pierre Vigier, M. Patrick Vignal

Excusés. - M. Yves Albarello, M. Julien Aubert, M. Denis Baupin, Mme Chantal Berthelot, Mme Sophie Errante, M. Michel Heinrich, M. Christian Jacob, Mme Martine Lignières-Cassou, M. Franck Marlin, M. Jean-Luc Moudenc, M. Napole Polutélé, Mme Sophie Rohfritsch, M. Martial Saddier, M. Gilles Savary, M. Gabriel Serville