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Mercredi 22 janvier 2014

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 36

Présidence de M. Jean-Paul Chanteguet Président

– Table ronde, ouverte à la presse, sur l’impact des transitions écologique et agricole sur les territoires et les paysages, avec la participation de Mmes Odile Marcel et Mathilde Kempf, et de MM. Christophe Bayle, Sébastien Giorgis, et Baptiste Sanson, co-auteurs de l’ouvrage Paysages de l’après-pétrole

Commission
du développement durable et de l’aménagement du territoire

puis de M. Jacques Kossowski,

Secrétaire

La Commission du développement durable et de l’aménagement du territoire a organisé une table ronde sur l’impact des transitions écologique et agricole sur les territoires et les paysages, avec la participation de Mmes Odile Marcel et Mathilde Kempf, et de MM. Christophe Bayle, Sébastien Giorgis, et Baptiste Sanson, co-auteurs de l’ouvrage Paysages de l’après-pétrole.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Ma collaboration avec Mme Odile Marcel m’a amené à inviter autour de cette table quelques-uns des coauteurs d’un numéro de la revue Passerelles consacré aux « Paysages de l’après-pétrole » et qui présente, au travers du concept de paysage, une série de contributions démontrant les liens qui existent entre les questions liées à la transition énergétique, l’agriculture et l’aménagement du territoire.

Nous accueillons à ce titre : Mme Odile Marcel, philosophe et écrivain, qui s’exprimera sur le paysage comme moyen d’envisager conjointement les projets d’aménagement et agricoles ; M. Baptiste Sanson, agronome, responsable de l’Écocentre de Villarceaux, qui évoquera les agricultures en transition en se concentrant sur le paysage, fil conducteur pour un aménagement agro-écologique ; M. Sébastien Giorgis, architecte paysagiste, président de l’Association des paysagistes-conseils de l’État, sur le thème « Nouvelles énergies, nouveaux paysages » ; Mme Mathilde Kempf, architecte et urbaniste, qui traitera des paysages pour mettre les actions en cohérence ; et M. Christophe Bayle, urbaniste, chef de projet à la SEMAPA (Société d’études et de maîtrise d’ouvrage et d’aménagement parisienne) et aux Ateliers de Cergy, qui nous parlera des lisières agri-urbaines et de l’aménagement durable des métropoles.

Mme Odile Marcel, philosophe et écrivain. Je vous remercie, monsieur le président, de nous donner l’occasion de nous exprimer devant les parlementaires, car il appartient aux techniciens que nous sommes de les aider à faire avancer la nation.

Nous avons créé ce collectif car nous avons le sentiment que le processus de transition énergétique est beaucoup plus contrôlé que nous ne le pensons. Un certain nombre de compétences sont d’ores et déjà disponibles, et il suffirait d’un peu de courage politique pour que nous nous engagions clairement dans la recherche de cet équilibre souhaitable pour notre économie, notre environnement et notre société.

Nous sommes convaincus que la transition énergétique n’est pas ingérable. Un certain nombre d’expériences concluantes sont menées à bien dans nos territoires, ce qui montre que le développement durable n’est ni une utopie, ni une exigence prophétique impraticable.

Au cours du siècle dernier, l’aménagement du territoire a fait l’objet, en quelques générations, de transformations radicales dues à l’arrivée du pétrole, énergie abondante et peu chère mais dont nous n’avions pas évalué les conséquences.

Prenons l’exemple du périphérique parisien. Sa fonctionnalité est maximale puisqu’il permet aux automobilistes de faire le tour de Paris en un temps très court, mais, contrairement aux aménagements qui avaient été réalisés auparavant, comme les ponts sur la Seine ou le métro aérien, il est dépourvu de qualités spatiales. La fonction a pris le pas sur la forme et la visibilité, ce qui dénote une rupture dans l’art d’aménager puisque traditionnellement, depuis Vitruve, nous cherchions à donner aux infrastructures, au-delà de leur fonction, un visage représentant ce qu’elles apportent à la société.

La brutale modernisation de la Ville de Paris, à l’époque de Georges Pompidou, a ainsi oublié la qualité visuelle des ouvrages.

Ce n’est pas l’esprit du tram, qui ne traduit pas la modernité triomphale et aveugle de ces structures performantes dont nous n’avions pas identifié les dégâts collatéraux – qui, d’après les plus extrémistes, pourraient mettre en péril la biosphère elle-même. Le tram est une structure remarquable en ce qu’il témoigne de la compatibilité de ses différentes fonctions : non seulement il achemine des voyageurs mais il le fait dans le silence, en réalisant des économies d’énergie, et le support engazonné apporte une certaine grâce aux boulevards des Maréchaux.

Cette innovation délivre un double message : un message culturel – il existe des solutions techniques qui correspondent aux attentes de la société – et un message politique – toute implantation technique doit désormais correspondre à un projet de société. Sans un tel message, la confiance disparaît et le pacte social se dissout.

M. Baptiste Sanson, agronome, responsable de l’Écocentre de Villarceaux. Mon métier d’ingénieur agronome m’a conduit à animer la Bergerie de Villarceaux. Ce territoire rural de 650 hectares, propriété de la Fondation pour le progrès de l’homme, qui était à l’origine une grande ferme céréalière conventionnelle, est engagé depuis plus de 20 ans dans la transition agro-écologique.

L’engagement de ce territoire prouve qu’il est possible de passer d’une agriculture très dépendante du pétrole et des produits phytosanitaires à une agriculture autonome, plus économe en ressources non renouvelables, moins productrice de nuisances environnementales et qui offre aux populations un cadre de vie plus harmonieux.

L’histoire de ce territoire peut être reliée aux défis de l’agriculture, dont le cahier des charges, à l’aube du XXIe siècle, s’est extraordinairement complexifié puisqu’on lui demande de produire toujours plus tout en rendant des services environnementaux et en donnant aux habitants les moyens de mieux vivre ensemble.

Certes, pour protéger les espaces, limiter les pollutions, développer la biodiversité et réduire les émissions de gaz à effets de serre, nous disposons d’un certain nombre de lois, mais comment les mettre en cohérence ? En outre, ces lois contiennent peu de dispositions concernant le paysage et l’aménagement des espaces agricoles.

Pourtant, lors du processus de modernisation, dans les années 1960, il existait une vision connexe permettant de lier un projet technique visant à augmenter les rendements et un objectif d’aménagement du territoire, ce qui a permis de développer la mécanisation et d’agrandir les parcelles. Mais il sera très difficile, dans un cadre spatial aménagé pour une agriculture industrielle, reposant sur des apports massifs d’intrants, de mettre en place des pratiques agro-écologiques.

L’approche paysagère repose sur la connaissance fine d’un territoire, de sa géographie, de son histoire, des savoir-faire locaux et de leur inscription dans l’espace. Elle est nécessaire si nous voulons construire des projets qui revalorisent les atouts de chaque territoire, atouts qui, après la Révolution française, ont contribué à construire la France des 500 régions agricoles fondées sur des races, des terroirs et des noms géographiques, dans des paysages reflétant l’harmonie sociale. Ce souci de joindre l’utile à l’agréable a fait de la France un « pays de cocagne ». Comment retrouver cette démarche qui joint utilité technique et harmonie spatiale ?

M. Sébastien Giorgis, architecte paysagiste. Les projets de développement énergétique font très souvent l’objet de contentieux et la plupart de ceux qui sont rejetés le sont pour des questions relevant du paysage. Or la notion d’atteinte au paysage, très subjective, est difficile à appréhender par le juge et tout aussi difficile à anticiper pour l’aménageur ou la collectivité.

Le terme de paysage fait l’objet de nombreuses confusions. Pour certains, il renvoie à la nature, tandis que pour d’autres, il reflète une certaine image du passé. Depuis près de 50 ans, rendus frileux par la façon dont le monde évolue, nous percevons le paysage comme un refuge identitaire. Ainsi, les propriétaires de résidences secondaires, très nombreuses dans notre pays, apprécient les paysages en espérant qu’ils n’évolueront plus, ce qui va à l’encontre de l’intérêt des populations qui y habitent. J’appelle cela la « lutte des paysages ».

Pour sortir de cette difficulté, la France a ratifié en 2006 la Convention européenne du paysage, qui définit le paysage comme « une partie de territoire telle qu’elle est perçue par les populations sous l’angle de l’aménagement du territoire, de la perception visuelle et de la sensibilité ». Cette convention crée un objectif de qualité paysagère auquel doit répondre désormais tout projet et toute infrastructure.

Plusieurs territoires sont à ce jour membres du réseau des Territoires à énergie positive (TEPOS) et devraient parvenir à l’autonomie énergétique à l’horizon 2030-2040. C’est le cas notamment de la Communauté de communes du Mené ou de la Biovallée, dans la Drôme.

Les projets de développement énergétique ont plus de chances d’aboutir lorsqu’ils sont le fruit d’un projet politique et que la population y est associée. Auparavant, l’aménageur allait voir le maire s’il voulait implanter un projet, et cela débouchait presque toujours sur un contentieux. Ce n’est plus ainsi que les choses se passent. En tant que membre du conseil scientifique du Conseil international des monuments et des sites (ICOMOS), je peux vous dire que les scientifiques ont pris conscience de la valeur culturelle des projets. Il faut mettre au travail les artistes, mais aussi les jeunes étudiants, qui portent un regard plus neuf que leurs aînés sur ces questions.

Mme Mathilde Kempf, architecte et urbaniste. J’évoquerai deux territoires intercommunaux engagés depuis plus de dix ans sur les questions de paysage, d’agriculture, d’aménagement du territoire, d’urbanisme et d’énergie.

D’abord la communauté d’agglomération de Nîmes Métropole, dont l’ensemble du territoire est couvert par trois chartes paysagères et environnementales qui associent les habitants, les professionnels et de nombreux acteurs du territoire, à l’instar de la relance en cours des plans de paysage.

La charte paysagère et environnementale des Costières de Nîmes a été créée à la demande des vignerons confrontés au développement de l’urbanisation. Elle a permis d’engager le dialogue. Cinq ans après sa mise en place, l’économie viticole s’est développée, les produits et les paysages ont gagné en qualité et les débats autour de la gestion du foncier sont plus apaisés. Une autre charte paysagère environnementale permet en outre aux élus de différents territoires d’agir sur le foncier et de s’impliquer de façon concrète dans l’établissement du plan local d’urbanisme (PLU).

Je citerai par ailleurs la communauté de communes du Val d’Ille, située au nord de l’agglomération de Rennes. Celle-ci est née de la volonté des élus de ce territoire très rural de mettre en place un développement durable et une économie sociale et solidaire basés sur les ressources propres du territoire et les circuits courts. Pour mettre fin à l’urbanisation des terres utiles à l’agriculture, l’intercommunalité s’est engagée dans une politique de densification des centres-bourgs en y construisant notamment des logements sociaux écologiques.

La communauté de communes s’est dotée d’une organisation administrative intéressante : elle possède plusieurs chargés de mission, un par thématique, mais tous les dossiers sont examinés par l’ensemble d’entre eux.

Ces deux expériences, qui ne sont naturellement pas les seules, ont en commun de n’avoir pas mis le PLU en avant et d’avoir fait émerger une volonté politique pour choisir l’outil le plus adapté. Elles ont ouvert le débat à de nombreux publics – habitants, professionnels, représentants du monde économique et associatif – et envisagé leurs actions sous un angle global et transversal.

M. Christophe Bayle, urbaniste, chef de projet à la SEMAPA et aux Ateliers de Cergy. Je concentrerai mon propos sur les lisières agri-urbaines. Je me suis intéressé à cette question pour répondre à l’inquiétude du président du conseil général de Seine-et-Marne, Vincent Eblé, vis-à-vis des projets du Grand Paris, en particulier celui des transports dont il craignait que son département soit exclu.

En 2025, le monde comptera 4,6 milliards d’urbains. Le bien-être et la sécurité alimentaire seront essentiels pour les villes voulant conserver leur statut de métropole. L’avenir de toute métropole, particulièrement celle de la région Île-de-France, se joue dans sa périphérie. Or 2 % des fruits et légumes consommés à Paris et sa proche banlieue sont produits en périphérie. À San Francisco, cette part est de 50 %.

La périphérie de la région Île-de-France est confrontée à deux mouvements : l’étalement urbain et l’hégémonie des grandes cultures. Si celles-ci couvrent désormais 80 % de la surface agricole utile de la région, nous assistons a contrario au déclin des cultures spéciales : les légumes frais couvrent 1,5 %, la culture florale 0,1 %, l’horticulture et l’arboriculture 1 % de cette surface. Depuis les années 2000, la région a perdu 940 exploitations agricoles.

Ces deux mouvements ont pour origine le même phénomène, apparu dans les années 1970, à savoir l’étalement urbain – que les urbanistes appellent mitage. Celui-ci n’est pas un signe de développement urbain. Au contraire, il témoigne de l’entrée des économies du monde développé dans le cycle des rendements décroissants. Jusque dans les années 1960, la concentration urbaine allait de pair avec les gains de productivité. Lorsque ceux-ci ont cessé, nous avons assisté à un étalement urbain de faible densité, à une désurbanisation. Parallèlement, la recherche de rendements croissants entraînait la baisse des salaires et le développement du chômage. Les pays occidentaux ne souffrent pas de la mondialisation mais d’une crise de la productivité. Les exploitants agricoles européens obtiennent les meilleurs rendements du monde – jusqu’à 100 quintaux de céréales à l’hectare – mais ils sont en concurrence avec des pays où les surfaces et les salaires sont très différents.

Ces deux mouvements pourraient converger, ce qui inciterait les acteurs à quitter leur position structurellement conflictuelle et mettrait fin à la guerre entre la ville et la campagne.

En bref, l’avenir de nos agglomérations se trouve, plus encore que nous le pensons, entre les mains des agriculteurs.

J’en viens aux lisières. En Île-de-France, la lisière est constituée par une bande de 10 à 20 kilomètres d’épaisseur. Cette bande est parcourue par une ligne invisible, dressée par l’INSEE, reliant les points se trouvant à 200 m de la dernière maison, et sa longueur atteint 13 800 km, dont 8 000 km au contact des espaces agricoles et 5 000 au contact d’espaces boisés. Qui a conscience de la longueur et de la pérennité de cette limite ? Pas grand monde. (Sourires)

La zone interstitielle entre rural et urbain concerne 15 % de la surface de la région Île-de-France, qui est de 1,2 million d’hectares, soit 185 000 hectares. L’avenir de la région dépend de ce qui se passera sur cette zone.

La lisière représente un important potentiel social et politique. Celle de la région Île-de-France accueille une population rejetée à la périphérie par les coûts du logement et de l’énergie, à savoir des jeunes couples et des travailleurs pauvres. Mais elle bénéficie d’une activité agricole, qu’il faut de toute urgence diversifier, en raison de la proximité d’un marché de 11 millions d’habitants.

Les lisières sont en attente d’un projet, comme le fut le centre de Paris au milieu du XIXe siècle, lors de l’émergence de la classe moyenne. La structure spatiale des lisières actuelles n’est pas constituée, comme à l’époque d’Haussmann, de boulevards, de places et d’avenues, mais d’espaces agricoles, d’exploitations, de jardins, de relais de vente de production, d’habitats productifs. Elle attire des personnes dont les modes de vie sont liés à l’économie de transition et des actifs qui ne demandent qu’à s’investir.

Cette émergence sociale a besoin de trouver sa figure, qui ne sera pas issue de l’association de l’ingénieur Alphand avec un paysagiste, mais de celle d’un urbaniste et d’un agronome. Le mariage entre les agronomes et les urbanistes est difficile à envisager puisque les premiers, depuis les années 1970, ne n’intéressent qu’à la production, au détriment de l’espace, et les seconds n’entendent rien à l’agronomie.

Vincent Eblé me confiait récemment que s’il avait souhaité dans un premier temps raccrocher la Seine-et-Marne au projet métropolitain, il s’était ensuite rendu compte que son département avait une carte différente à jouer : il s’agit de ce que j’appelle le collier, qui est fait de pièces de tailles et de fonctions différentes mais sur lesquelles repose l’agglomération. Ce collier doit avoir une existence politique.

M. Philippe Plisson. Je vous remercie, mesdames et messieurs, au nom du groupe SRC, d’avoir accepté de participer à cette table ronde et d’enrichir ainsi notre débat.

Depuis plusieurs années, une série de phénomènes – évolution climatique, raréfaction des sources d’énergie fossile, dégradation des sols, pollutions diverses – ont amené les sociétés industrialisées à engager une réflexion profonde sur leur fonctionnement.

Alors que notre pays s’oriente vers un nouveau modèle agricole et de nouveaux modes de production et de distribution de l’électricité, nous nous interrogeons sur l’impact de ces changements dans nos territoires.

Actuellement, la question du paysage n’intervient dans le débat énergétique que pour s’opposer au développement d’infrastructures nouvelles. La transition énergétique pourrait-elle faire régresser le paysage ? Après les clochers d’église, les châteaux d’eau, les lignes de 300 000  volts et les centrales nucléaires, va-t-on condamner les éoliennes sous prétexte qu’elles perturbent le paysage, comme certaines associations veulent le faire croire ?

Peut-on concevoir autrement le rôle du paysage par rapport à l’enjeu énergétique ? La recherche scientifique peut-elle aider à ce que le paysage soit pris en compte dans la conception et la mise en œuvre de projets énergétiques innovants ?

Comment ont été gérés, dans le passé, les conflits paysagers liés au développement de l’hydroélectricité ?

Pourquoi ne pas orienter les agriculteurs qui développent des alternatives aux modes de production industriels vers une démarche paysagère basée sur la diversité ? L’agriculture productiviste, en particulier celle du maïs, a modifié considérablement les paysages en supprimant les haies et en comblant les fossés. Faut-il stigmatiser la démarche inverse ?

Vous soulignez l’existence d’un conflit entre agriculteurs et urbanistes au sujet de la préservation des espaces agricoles. C’est en partie inexact car les agriculteurs exercent une forte pression sur les élus pour que leurs terrains soient inclus dans les PLU afin, en cas de vente, d’en augmenter la valeur. Cette situation est très difficile à gérer sur le terrain. L’adoption d’un PLU intercommunal ne serait-elle pas la meilleure solution ?

Enfin, la création de zones – zones de protection des captages d’eau, trames vertes et bleues, zones d’urbanisation, zones de loisirs – est-elle, selon vous, la solution la plus adéquate pour la protection des territoires ? Les zones ne risquent-elles pas de freiner l’intégration de l’ensemble des fonctions d’un territoire ?

M. Jacques Kossowski. Je rappelle, au nom du groupe UMP, qu’en novembre dernier, le Comité français de l’Union internationale pour la conservation de la nature a publié une étude présentant un état des lieux des énergies renouvelables – solaire, éolienne, hydroélectrique, bioénergique et géothermique –, de leur potentiel et des enjeux qu’elles représentent pour les territoires de montagne.

Ce document met en lumière la nécessité de maîtriser le développement de ces énergies car il pourrait avoir des conséquences négatives sur les milieux naturels fragiles de montagne : déboisement, atteintes provoquées par les installations hydroélectriques sur les écosystèmes et les espèces, impact des éoliennes sur la faune et les paysages, et, de manière plus générale, consommation d’espaces. Que préconisez-vous pour la préservation du paysage montagnard et sa biodiversité dans le cadre de la transition énergétique ?

Enfin, toute transition énergétique a un coût ; or vous n’avez à aucun moment évoqué cette question. Pouvez-vous en dire un mot ?

M. Bertrand Pancher. Au nom du groupe UDI, je vous félicite, mesdames et messieurs, pour la qualité de votre réflexion et je vous remercie de mettre l’accent sur la beauté des paysages et la nécessité de nous mobiliser pour leur préservation.

Le titre de votre ouvrage, « Paysages de l’après-pétrole ? », est de nature à susciter la controverse car nous ne sommes pas encore, hélas, parvenus à ce stade.

Vous nous invitez à engager une nouvelle politique d’aménagement du territoire qui passerait par la mise en cohérence de différentes politiques. À ce titre, je souligne l’intérêt de la planification, en particulier si nous voulons que l’agriculture urbaine occupe demain une place majeure. Pouvez-vous préciser votre position sur ce point ?

S’agissant de la nouvelle gouvernance, vous souhaitez que les habitants choisissent les nouveaux paysages et expriment leurs nouveaux besoins, mais lorsqu’on voit ce qui se passe à Notre-Dame-des-Landes, on s’interroge sur l’opportunité d’associer nos concitoyens aux grands projets collectifs.

Par ailleurs, la surconsommation des sols et le développement des transports exigent que nous entrions dans une ère plus économe. Comment voyez-vous la sortie de la surconsommation ?

Quant à la multifonctionnalité, en quoi répondra-t-elle aux exigences de préservation des paysages ?

M. Patrice Carvalho. Lorsqu’on évoque l’impact des transitions écologiques sur les territoires et les paysages, on pense à l’énergie éolienne. La directive européenne de 2009, relative à la promotion de l’énergie produite à partir de ressources renouvelables, composante du paquet climat-énergie, demandait aux 27 États membres de présenter leur plan d’action national en matière d’énergies renouvelables (NREAP). Le cumul de ces plans d’action, soumis à la Commission européenne en janvier 2011, devrait aboutir à ce qu’en 2020 la part de l’éolien représente 14 % de la production totale d’électricité. Un rendement aussi faible mérite-t-il que nous organisions le mitage de notre territoire ?

Le texte issu du Grenelle 2 prévoyait la création de zones de développement de l’éolien terrestre (ZDE) afin d’identifier les espaces favorables et de stopper l’anarchie des projets. Certes, le préfet prenait seul les décisions, mais les élus locaux pouvaient saisir la juridiction administrative et ils ont parfois eu gain de cause. Or la proposition de loi visant à préparer la transition vers un système énergétique sobre, adoptée en avril 2013, supprime les ZDE au bénéfice de schémas régionaux éoliens (SRE), qui définissent régionalement les sites d’implantation. À cet ajustement, qui rend caduque la possibilité pour les élus de faire valoir leur avis et tarit à la source les contentieux éventuels, il faut ajouter la remise en cause de la règle des 5 mâts introduite par le Grenelle 2 pour limiter les implantations anarchiques.

Ces mesures prises à la hussarde constituent une atteinte aux principes constitutionnels de libre administration des collectivités, de participation du public aux décisions les concernant et du droit des personnes à un environnement sain, et ce, pour une production d’énergie aléatoire.

Ma seconde remarque porte sur l’évolution des législations et des réglementations relatives à la transition énergétique, qui alourdissent les coûts et font perdre de l’argent aux collectivités qui engagent des projets impactant le paysage. Il est juste, en matière environnementale, d’offrir des garanties, mais la tendance est à l’évolution des exigences.

Mme Brigitte Allain.  Au nom du groupe Écologiste, je vous remercie, monsieur le président, de nous permettre d’aborder ces questions.

Le paysage est un concept éminemment sociétal dont la perception, à l’instar de l’architecture, ne cesse d’évoluer. Au cours des cinquante dernières années, l’extension de l’urbanisme commercial, les infrastructures routières et ferroviaires, toujours plus gourmandes en foncier et qui défigurent les paysages, ont produit de tels excès qu’ils ont amené le législateur à intervenir.

Le modèle agricole productiviste et l’agriculture intensive ont détruit la topographie et les reliefs traditionnels comme le bocage, et une exploitation à perte de vue est moins agréable pour le regard que de petites parcelles agrémentées de haies d’arbustes et d’arbres. Cette évolution du paysage a des impacts environnementaux – érosion accélérée par les vents, ruissellements, pollution des rivières souterraines, impact sur la faune et la flore. Comment le lien entre paysage et mode traditionnel d’agriculture est-il abordé dans votre ouvrage ? La mise en place de contrats alimentaires territoriaux permettra-t-elle d’évoluer ?

L’inévitable raréfaction des ressources énergétiques fossiles aura un impact sur les transports, donc sur l’organisation spatiale. Quels outils faudra-t-il mettre en place pour anticiper ces mutations qui, à terme, rapprocheront les lieux de production, de consommation et de vie ? Quelles seront les étapes intermédiaires et quels pouvoirs publics accompagneront ces transitions ?

Le développement du photovoltaïque est limité par son importante consommation de foncier. Que peuvent provoquer les champs photovoltaïques ? Existe-t-il des solutions techniques pour mieux les insérer sur les bâtiments existants et ainsi ne pas concurrencer le rôle nourricier des terres agricoles ?

Quant aux méthaniseurs, ils ont, comme les bâtiments d’élevage, un fort impact visuel, qui déclenche la controverse chez les néo-ruraux.

Les députés du groupe Écologiste ont introduit dans le projet de loi d’avenir pour l’agriculture la valorisation des services rendus par les écosystèmes. Demain, l’Assemblée nationale examinera notre proposition de loi visant à interdire l’utilisation des pesticides dans les espaces verts publics et, à terme, dans les jardins particuliers, ainsi qu’une proposition de loi visant à prendre en compte de nouveaux indicateurs de richesse, et non seulement le PIB, dans les projets de loi de finances. Que proposez-vous pour évaluer les services rendus par les paysages, désormais perçus comme des biens collectifs ?

M. Jacques Krabal. Le groupe RRDP tient à remercier les intervenants pour leurs exposés passionnants, et le président de notre Commission pour l’occasion qui nous est offerte d’engager une réflexion originale sur les paysages et la ruralité.

En tant qu’élu, je suis confronté aux problèmes particuliers que soulève le développement d’un territoire rural – le pays du Sud de l’Aisne – bordé par deux métropoles, Paris et Reims, dont il subit l’attraction. Votre vision de l’impact des transitions écologique et agricole sur les territoires dits interstitiels m’intéresse d’autant plus qu’elle semble suggérer que, pour une fois, la campagne pourrait être en avance sur la ville. À ce propos, je me félicite du soutien du Gouvernement à la candidature des paysages « Coteaux, maisons et caves de Champagne » à l’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO. Leur succès constituerait un signe fort de reconnaissance de la valeur de notre patrimoine rural et de notre savoir-faire agro-viticole.

En effet, comme vous l’écrivez, madame Marcel, nos espaces de vie et nos territoires sont marqués de l’empreinte profonde du travail de façonnement et de configuration des hommes. Tous les temps s’y trouvent imprimés : le passé, à travers nos sites archéologiques et nos monuments – que nous retrouverons dans le cadre du centenaire de la Première Guerre mondiale –, le présent, par le biais du développement urbain issu des différentes révolutions industrielles, et l’avenir, simple esquisse soumise à l’incertitude.

Il apparaît impératif de repenser le lien entre le fait urbain et le fait rural. Madame Kempf, vous expliquez, avec Mme Lagadec, la dissociation entre les usages et les fonctions des espaces aménagés. Le développement économique de ces dernières années a promu l’habitat individuel, portant la dissonance au cœur de nos territoires ruraux et de nos paysages. Depuis plus de vingt ans, la France perd tous les sept ans l’équivalent d’un département de surface agricole ; pourtant, le débat autour de la loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové (ALUR) a montré qu’il nous manquait toujours un million de logements. Le conflit entre urbanisme et agriculture est donc appelé à s’accentuer encore. Mais les questions relatives à l’écologie et à l’énergie – défis communs aux deux secteurs – devraient favoriser les points de convergence. Quelle serait, selon vous, la bonne méthode pour réussir à concilier ces deux impératifs autour de la transition écologique ?

Madame Marcel, vous écrivez que « l’espace qui a été construit par un groupe lui appartient » et que « les habitants font vivre le pays » ; pourtant, nos concitoyens se sentent de plus en plus dépossédés de ce qu’ils pensaient leur appartenir. Les changements nécessaires que vous appelez de vos vœux paraissent bien loin de leurs préoccupations immédiates. Comment articuler leurs aspirations et l’impératif de changer de modèle de développement ?

Je rejoins M. Giorgis lorsqu’il écrit que « le débat sur la transition énergétique ouvre la question de la transformation des paysages qui en accompagneront la mise en œuvre ». J’adhère à l’idée de considérer la diversité des territoires comme induisant une diversité de potentiels, et d’y associer des gisements et des projets de production d’énergies renouvelables spécifiques, afin de relocaliser l’activité en promouvant les circuits courts, l’économie sociale et solidaire, l’échange circulaire.

Je suis également d’accord avec ce que M. Bayle appelle « la ville du contrat socio-agricole » ; celle de Château-Thierry s’emploie à suivre ce modèle. Comment envisagez-vous la mutation d’une agriculture conçue pour répondre à une demande tant nationale qu’internationale en une agriculture recentrée sur les objectifs de développement durable, qui permette aux agriculteurs de vivre de leur travail ? Sachez en tout cas que le Sud de l’Aisne – un territoire de lisière – est prêt à nourrir les Parisiens ! (Sourires)

Mme Geneviève Gaillard. À travers les paysages, c’est le projet économique, social et environnemental de la société qui prend forme. Néanmoins, monsieur Giorgis, vous vous déclarez plutôt satisfait de la définition que l’Union européenne donne au paysage : « une partie de territoire telle que perçue par les populations ». Cette définition faisant l’objet de l’article 6 de la loi sur la biodiversité, nous devrons bientôt nous en saisir ; pourtant, elle renferme un côté subjectif, difficile à appréhender.

Comment concilier le caractère évolutif d’un paysage avec les impératifs de conservation ? Si le paysage est subjectif, comment intégrer dans la définition, à côté de son aspect évolutif, les éléments de notre passé, auquel nos concitoyens restent très attachés ? Comment, au contraire, travailler avec les populations pour leur faire accepter les évolutions sociétales ? Dans une zone telle que le Marais poitevin, on a beaucoup de difficultés à convaincre les habitants que si ce site classé représente bien un espace particulier, il peut également évoluer. Lorsqu’on essaie, dans une commune, de faire valoir les nouveaux modes de production d’électricité comme le photovoltaïque, on se heurte souvent au refus des architectes des bâtiments de France (ABF) d’en installer dans tel ou tel périmètre. Ces questions – qui relèvent d’une démarche philosophique mêlant passé et avenir –, délicates à appréhender, nécessitent sûrement une réglementation et une gouvernance différentes. Qu’en pensez-vous ?

M. Guillaume Chevrollier. Selon vous, les atteintes aux paysages perpétrées au siècle dernier ont des causes et des origines diverses, et ne peuvent pas être uniquement attribuées à l’ère du pétrole. M. Giorgis évoque dans son article la diversité des potentiels de chaque territoire par rapport à la production des énergies renouvelables. Élu d’un département rural où les projets de méthanisation collective sont de plus en plus nombreux, je constate que les nuisances qu’ils induisent – notamment les atteintes au paysage – provoquent parfois des réactions d’opposition. En effet, si tout le monde est favorable aux énergies renouvelables, chacun voudrait qu’elles se développent loin de son domicile, personne n’ayant envie de se voir imposer le spectacle d’une éolienne ou les odeurs d’un méthaniseur, sans compter l’impact sur les prix de l’immobilier qu’entraîne la détérioration du cadre de vie.

La concertation et le dialogue apparaissent donc incontournables : avant d’imposer un projet, il importe de le présenter et de l’expliquer à la population. Tout nouvel élément devant respecter l’environnement, son emplacement doit être soigneusement étudié, d’autant que le scepticisme de nos concitoyens face aux garanties apportées par l’État traduit un niveau inquiétant de défiance. Comment assurer la compatibilité entre la préservation de nos paysages et le développement des énergies renouvelables ? Quels outils publics peut-on mobiliser pour y arriver ?

M. Yannick Favennec. L’impact de la transition écologique sur les paysages constitue à l’évidence un enjeu très important pour les territoires ruraux et leurs habitants. Une des conditions de leur adhésion à l’évolution des paysages semble être le partage de la gouvernance. Mais cette ambition légitime paraît compliquée à mettre en œuvre dans une société où les territoires restent contrôlés par l’élite des élus. Par quel biais, selon vous, les citoyens pourraient-ils se saisir de ce sujet qui concerne leur avenir et celui de leurs enfants, mais dont ils se sentent aujourd’hui dépossédés ?

Mme Catherine Beaubatie. La réforme de la politique agricole commune (PAC) a renforcé le rôle du développement rural et aidé les territoires à conjuguer performance économique et écologie. Ses dispositions peuvent donc constituer un premier point d’appui en cette matière. Mais les mesures du second pilier – concernant l’aménagement des espaces, l’obligation de maintien des haies, les murets ou les zones humides –, telles que renégociées en 2013, seront-elles suffisantes pour maîtriser les impacts de l’agriculture sur les territoires ?

Les espaces semi-naturels – zones enherbées, haies, prairies permanentes – et les infrastructures agroécologiques – murets ou arbres isolés – favorisent la biodiversité et l’état sanitaire général d’un territoire, et possèdent une valeur biologique et économique indéniable. Pour encourager ces dispositions paysagères, il faut avant tout travailler avec les agriculteurs. Certains travaux récents de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) sur l’adoption de nouvelles pratiques de travail encore plus vertueuses montrent que les politiques publiques d’accompagnement pourraient être plus efficaces si elles encourageaient davantage les actions collectives locales portées par les acteurs des territoires, telles que les circuits alimentaires courts ou l’utilisation du foncier disponible pour l’installation des exploitations biologiques.

Dans le cadre de la transition d’un territoire vers une double performance économique et écologique, comment préserver les ressources cruciales – l’eau, les sols, la biodiversité – et renforcer la régulation des bio-agresseurs et la pollinisation ? Comment gérer l’organisation des activités agricoles à l’échelle locale ? Comment déterminer la part de l’espace à réserver à la couverture des besoins d’épuration des intrants agricoles ou au maintien d’une espèce fragile ? Quels critères faut-il privilégier dans l’évaluation des besoins pour décider le déploiement des aménagements nécessaires ? Quelles mesures politiques efficaces peut-on entreprendre pour faciliter la transition ?

M. Laurent Furst. Alors que la question des paysages concerne à la fois le milieu urbain, périurbain et rural, les interventions m’ont parfois semblé explorer ces logiques séparément. On parle beaucoup en France de la perte d’espaces agricoles, mais on aborde rarement le problème tout aussi important de la qualité paysagère. Les questions varient d’une région à l’autre ; en Alsace, on se demande ainsi comment gérer les sorties d’exploitations agricoles qui fractionnent les paysages ; faut-il situer le développement urbain autour des bourgs-centres ou le long des voiries existantes ? Les élus municipaux, qui gèrent les paysages, manquent parfois de connaissances, de culture et d’information sur le sujet ; comment y remédier ? On manque aussi parfois d’outils car les PLU et les schémas de cohérence territoriale (SCOT) qui ont posé, dans leur élaboration, des séries de contraintes réglementaires – notamment sur la biodiversité – abordent assez peu la question du paysage. Comment regagner de la qualité paysagère au travers d’un dispositif aussi léger ?

Je suis heureux que vous ayez évoqué le progrès technique. En effet, on tend à juger les perspectives en matière de paysage à échéance de dix ou vingt ans à l’aune des systèmes de transport d’aujourd’hui. Or les voitures de demain ne pollueront ni ne consommeront comme celles d’aujourd’hui : les problèmes seront donc différents, tout comme le logiciel de réponse.

N’oublions pas que le rêve français – celui d’une maison individuelle qui consomme énormément d’espace et morcelle les paysages – reste très ancré dans l’esprit de nos concitoyens ; le souhait de s’installer dans une zone périurbaine, loin de son lieu de travail, demeure également très prégnant.

Mme Françoise Dubois. La qualité des réflexions qui nous ont été soumises nous permettra d’étudier les textes législatifs sous un angle différent.

Madame Marcel, vous semblez espérer que la transition énergétique devienne un vecteur pour une transition environnementale, culturelle et sociale, créant ainsi les conditions d’un futur soutenable dans nos territoires. On ne peut que partager votre aspiration à une transition globale, qui pourrait s’inspirer de l’art de faire de nos ancêtres, capables de s’adapter à leur territoire et de le modeler, sans pour autant le dénaturer. L’aménagement du territoire devrait également respecter l’évidence spatiale – aujourd’hui davantage socioéconomique que géographique. Pensez-vous que les centres de gravité de cette dernière soient représentés par les bassins de vie ?

Ma deuxième question s’adresse à tous les intervenants. Depuis quelques années, nous subissons les effets d’une grave crise économique, et nous nous battons collectivement pour la surmonter, mobilisant pour cela des moyens importants ; en même temps, nous essayons, autant que possible, de faciliter la transition énergétique. Nous ne sommes pas à l’abri d’une nouvelle crise d’ampleur, et l’épuisement des réserves de pétrole lui-même risque d’entraîner beaucoup de difficultés. Ne craignez-vous pas que l’« après-pétrole » intervienne trop tôt, à la fois pour les filières industrielles et pour les collectivités locales françaises, tant la reconstruction du paysage – vaste chantier au cœur de votre réflexion commune – suppose des moyens importants ?

Mme Sophie Rohfritsch. Cette table ronde nous offre un regard d’une grande hauteur de vue, si grande parfois qu’il est difficile d’en saisir les applications concrètes. (Sourires) Peut-on réaliser ce que vous préconisez en restant uniquement sous l’égide de la sphère publique ? Les investissements publics dans les infrastructures étant appelés à se réduire, ne faudrait-il pas réfléchir à l’association du secteur privé à ces initiatives ? Certes, je me réjouis de voir qu’à Nîmes ou ailleurs, le public intervient activement dans les projets ; mais je reste persuadée que ces actions devraient être du ressort du privé.

Les exemples les plus frappants que vous évoquez impliquent de grandes métropoles, donc des collectivités bien outillées pour intégrer le paysage dans leur réflexion. Vous allez jusqu’à dire qu’il faudrait libérer les petits maires de la pression en transférant le pouvoir de décision à l’intercommunalité. Je trouve vos préconisations contradictoires : si l’on pense que tout doit venir du terrain, le citoyen devant s’approprier cette dimension paysagère comme instrument de développement, il faut également admettre que c’est au plus petit échelon de la collectivité que revient le choix final de l’intégrer dans ses outils de planification. Il faudrait donc inverser le raisonnement afin de rester au bas de l’échelle.

M. Florent Boudié. Au regard de la richesse de vos contributions, le titre de votre ouvrage apparaît presque réducteur ! Une analyse – développée à propos de l’Île-de-France, mais pouvant s’appliquer à l’ensemble du territoire – me semble particulièrement essentielle : évoquant la situation de ce que vous appelez les « lisières », vous affirmez la nécessité de mettre fin à l’opposition entre ville et campagne, plaidez pour l’élaboration de projets de villes décentrées et le développement du couplage entre l’urbain et le rural. Nous aussi avons récemment abordé cette question dans le cadre du débat sur le projet de loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles. Avec des collègues tels que Philippe Plisson, nous avons tenté de trouver une articulation entre différents types d’espaces à travers la création des pôles territoriaux d’équilibre, l’un des objectifs de ce dispositif – repris dans le texte final de la loi – étant précisément de jeter des passerelles entre aires urbaines et rurales.

Monsieur Bayle, je souhaiterais vous entendre sur la transformation de la gouvernance des territoires qu’amorce la réflexion sur le rapport entre ville et campagne. Comment voyez-vous la reconnexion institutionnelle entre les enjeux ruraux et ceux des agglomérations ? Comment prendre en compte, dans notre organisation territoriale, ces territoires de lisière ou espaces interstitiels ? Vous citez l’exemple de la montée en puissance des urbains dans les conseils municipaux de nos communes rurales : j’en fais également le constat.

M. Jean-Pierre Vigier. En proposant une approche des paysages surtout visuelle et sensitive, vous développez une vision idyllique et poétique des territoires. Chacun s’accorde à reconnaître la nécessité de conserver aux paysages français à la fois leur diversité et leur beauté. Mais comment concilier au mieux votre vision avec les contingences économiques telles que le développement des énergies diversifiées, les impératifs de la production agricole, l’urbanisation croissante et la multiplication des infrastructures de transport ?

Mme Martine Lignières-Cassou. Vos propos m’ont d’autant plus comblée que je suis maire d’une ville – Pau – qui s’est construite autour d’un paysage – les Pyrénées. Vous avez beaucoup insisté sur la dimension sensible, donc subjective, du paysage ; en même temps, on tente aujourd’hui de construire une politique publique autour de cet enjeu, combinaison d’une politique agricole, énergétique et urbaine, gérée à travers une gouvernance de plus en plus complexe. Si cette construction apparaît nécessaire, elle suppose de pouvoir évaluer et mesurer l’efficacité du dispositif – procédé désormais incontournable. Or comment penser l’évaluation d’un phénomène en partie sensible, donc subjectif ? Comment envisager la construction d’indicateurs d’efficacité de cette politique publique ?

M. Jean-Luc Moudenc. Dans votre ouvrage, vous parlez du renchérissement des coûts de l’énergie fossile et plaidez logiquement pour la transition énergétique, le changement des habitudes et une consommation différente des énergies. Or certains experts – nous en avons récemment eu la preuve dans les médias – estiment au contraire que le cours du pétrole continuera à baisser, à tel point que certains envisagent qu’en 2017, le prix du baril sera divisé par deux. La prudence est certes de mise ; mais si cette évolution se confirmait, comment verriez-vous l’avenir de la transition énergétique ?

M. Jean-Jacques Cottel. En tant qu’acteur local d’un secteur de grande plaine, je connais d’expérience la tension entre le passé et l’évolution des paysages qui nous est imposée. J’ai vu successivement arriver dans mon territoire d’abord une autoroute, puis une ligne TGV, des lignes à très haute tension, des réseaux de toute sorte. Au fur et à mesure de l’installation de ces infrastructures, on a essayé de réorganiser le paysage à travers les aménagements fonciers qui, il y a vingt ou trente ans, consistaient à supprimer des haies, des arbustes et des chemins. Viennent désormais s’y greffer les éoliennes ; si je suis favorable à cette source d’énergie renouvelable, la concertation a d’abord manqué quant à leur lieu d’implantation. Le schéma régional, assez précis, indique qu’elles doivent se positionner le long d’axes structurants ; mais on peine toujours à articuler l’ensemble de ces transformations, à harmoniser notre vision du paysage et à le faire évoluer en tenant compte des intérêts économiques et agricoles, d’autant que l’ingénierie reste sous-développée en milieu rural. Dans ce domaine, le législatif ne peut pas tout ; et même si l’optimisme est salutaire, il convient de faire preuve de modestie en faisant évoluer les choses par petites touches.

M. Jean-Louis Bricout. Vos interventions nous font rêver ; mais ne pensez-vous pas qu’il est utopique d’espérer fonder la généralisation de vos expériences agroécologiques sur la seule volonté politique, sans y associer des moyens humains et financiers, ainsi que des outils adaptés ?

Votre action passe par une réflexion extrêmement décentralisée ; mais chacun connaît les inégalités criantes entre les territoires en termes de capacités et d’ingénierie. À l’aune d’une nouvelle organisation territoriale et d’une volonté de construire une agriculture douée d’une double performance, auriez-vous des préconisations à nous soumettre dans ces différents domaines, afin de concrétiser des objectifs que nous partageons tous, mais qui restent délicats à atteindre dans certains territoires ?

M. Michel Lesage. Nous vivons dans un monde qui change. Il reste difficile de comprendre les évolutions en cours – l’avènement de l’« après-pétrole », la transition énergétique ou le réchauffement climatique – et de préparer l’avenir en termes d’aménagement du territoire sans prendre en compte plusieurs facteurs fondamentaux : la domination croissante du fait urbain et le décrochage parallèle du modèle de développement rural ; l’essor des nouvelles technologies de l’information et de la communication ; le vieillissement de la population ; la fracture sociale renforcée par l’augmentation du prix de l’énergie ; la crise des finances publiques ; la nouvelle gouvernance qui accompagne la décentralisation ; le désengagement de l’État des politiques publiques ; le rôle de plus en plus prégnant de l’Europe. Comment intégrer et concilier ces différents enjeux dans l’action publique ?

Mme Odile Marcel. Nous sommes très satisfaits de l’attention compétente que vous avez bien voulu manifester à notre travail. Le fait que vos questions couvrent presque tout le champ des interrogations pertinentes montre que vous avez saisi l’enjeu de ce débat : savoir quel avenir on prépare ensemble. L’intérêt de l’unité nationale autour de ces questions relatives au patrimoine et au bien commun est de rendre toute cette effervescence constructive.

L’ingéniosité humaine et la plasticité des réponses sociales aux difficultés sont extraordinaires ; même si un compte à rebours est désormais enclenché, j’espère donc – et j’ai confiance – que nous arriverons à relever ces défis à temps. L’esprit humain recèle des ressources considérables et je reste convaincue, en tant que philosophe, que nous arriverons, par-delà les polémiques, à construire des réponses adaptées.

D’un point de vue plus pragmatique, le Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) et le Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) – qui relèvent respectivement du ministère de l’agriculture et du ministère de l’environnement –, intéressés par notre démarche, nous demandent d’organiser un colloque national afin d’éclairer l’ensemble des questions que vous avez énumérées et de déterminer comment l’État peut mettre ce cahier des charges en cohérence. Dans le contexte de la décentralisation et de la complexité des problèmes locaux, il faut tracer une marche à suivre qui nous permette d’aller de l’avant. Ce projet de journée d’étude n’a pas encore trouvé son lieu ; la représentation nationale ne serait-elle pas la matrice toute trouvée pour ce débat – que nous avons d’ores et déjà engagé aujourd’hui ?

M. Baptiste Sanson. Je m’appuierai sur les images pour illustrer un propos qui peut paraître abstrait par l’exemple d’un territoire singulier : la Bergerie de Villarceaux. Il faut, en effet, partir de la diversité des territoires pour proposer non pas des modèles, mais des principes d’action.

Dans les années 1990, cette ferme du Bassin parisien, engagée dans la modernisation, s’était spécialisée dans la céréaliculture, abandonnant l’élevage ovin et les vergers qui participaient jadis d’une diversité agricole. Cette spécialisation s’est appuyée sur le recours aux intrants fossiles et aux produits phytosanitaires.

Pour réduire les intrants au sein de cette ferme, il a fallu, de manière conjuguée, travailler sur le redécoupage des parcelles, le retour de l’élevage, les complémentarités entre polycultures et élevage, et la place de l’arbre. Dans les années 1990, les cultures principales – colza, blé, maïs – occupaient des parcelles faisant jusqu’à 60 hectares d’un seul tenant. Une telle organisation ne peut fonctionner qu’à l’aide de la « béquille chimique » qui permet de maîtriser les maladies ravageuses. Pratiquant une agriculture conventionnelle, la ferme restait alors très dépendante des engrais d’origine minérale. Pour passer à l’agroécologie, il a fallu, en amont des pratiques plus économes, repenser l’organisation même du système – de même que si l’on veut rendre une maison énergétiquement efficace, on commence par penser à son isolation et à son exposition. Le rapport entre structure et fonction est en effet essentiel.

Le nouveau découpage parcellaire – en lanières – tient compte des nécessités d’une agriculture mécanisée, les parcelles faisant quelque 8 hectares en moyenne. L’assolement est diversifié, l’élargissement du nombre des cultures facilitant les débouchés économiques tout en évitant la propagation des maladies d’une parcelle à l’autre. À côté de ces mesures prophylactiques, on travaille également à la place des infrastructures agroécologiques que sont les espaces semi-naturels tels que les haies ou les bandes enherbées. Ces surfaces de compensation écologique – terme utilisé dans la nouvelle PAC – constituent des éléments productifs qui, s’ils sont bien répartis dans l’espace, suivent un maillage et abritent des insectes auxiliaires, permettant ainsi de retrouver un équilibre écologique et de limiter les produits phytosanitaires.

Dans la ferme de Villarceaux, ces transformations ont suivi des principes systématiques. Pour généraliser le modèle, il faudrait certainement l’affiner.

Enfin, à cette réflexion qui vise à mieux produire, on peut en conjuguer une autre, qui cherche à recréer un territoire aux usages partagés. En effet, les nouvelles pratiques modifient le territoire et permettent de retrouver un espace répondant aux attentes de nos concitoyens. Le retour de l’arbre sous forme de haies périphériques et d’alignements au sein des parcelles – l’enjeu de l’agroforesterie – et la mise en place d’un réseau de chemins d’exploitation ouverts à d’autres usages – agrotouristiques ou récréatifs – permettent de créer de l’emploi. Aujourd’hui, au sein de la ferme de Villarceaux, les activités touristiques, la vente directe, le développement de gîtes et l’organisation de séminaires ont permis de générer une quinzaine d’emplois supplémentaires. Il faut donc veiller à bien lier cadre de vie et recherche d’une production plus efficace.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Sur combien d’années cette transformation s’est-elle étalée ?

M. Baptiste Sanson. Les travaux visant à modifier le système de production se sont échelonnés entre 1997 et 2001. On a plusieurs fois mentionné le coût de ces transitions, mais je pense que l’agriculture doit non seulement l’assumer, mais le réclamer. Lorsqu’on coule du béton ou qu’on réalise des travaux de grandes infrastructures, on y voit un investissement, alors que quand on plante un arbre, que l’on fait des travaux de réaménagement parcellaire ou que l’on met des clôtures afin de réintroduire du cheptel bovin, comme ce fut le cas dans cette ferme, on considère qu’il s’agit de dépenses. Il faut, là aussi, voir ces coûts comme des investissements qui permettent à l’agriculture de gagner en autonomie vis-à-vis des facteurs de production non renouvelables. Il est intéressant de chiffrer ce coût – travail actuellement en cours – et de le mettre en perspective d’une performance économique, sans oublier qu’il peut également être justifié par les retombées environnementales positives de ces évolutions.

Mme Odile Marcel. L’ensemble de cette initiative de Villarceaux, comme la publication du volume Paysages de l’après-pétrole ? dans la collection Passerelle ont été financés par la fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’homme (FPH), une fondation privée suisse qui anticipe les transitions agroécologique et sociétale, et travaille sur la question Nord-Sud.

Les questions de l’aménagement durable préoccupent beaucoup les sphères compétentes de la décision publique, même si le paysage reste insuffisamment inclus dans le débat, qui reste dominé par les notions de biodiversité et d’environnement. Pourtant, le vécu et le regard humain sur le milieu importent également. De plus, le paysage représente un patrimoine commun, un monde de références culturelles collectives qui constituent un langage partagé que chacun intériorise et s’approprie à sa façon, mais qui permet à une société de se comprendre, de garder sa cohésion et de fonctionner. Cette dimension du paysage reste pour l’heure négligée ; dans le contexte actuel où il nous faut chercher la résilience, il serait opportun qu’elle revienne dans le débat. En effet, ce sont les références culturelles communes qui permettent aux sociétés de dépasser les crises les plus graves.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Je vous propose d’inviter prochainement M. Pierre Calame, président de la FPH, à intervenir devant notre Commission.

M. Sébastien Giorgis. En évoquant le coût de ces nouvelles façons de produire de l’énergie à partir des ressources locales, n’oublions pas que les autres modes de production ne sont pas non plus neutres en termes de paysage et d’environnement, ni gratuits. Le pétrole coûte 50 milliards d’euros par an, soit à peu près le déficit commercial de la France. L’enjeu économique derrière ces débats est donc considérable.

Je suis touché par l’intérêt manifesté à la notion de paysage. En matière de gouvernance, elle représente un instrument merveilleux pour porter les projets de la population sur un territoire. En effet, cette notion – contrairement à celles de SCOT ou de PLU – remporte spontanément notre empathie ; nous sommes tous experts, tous compétents, tous porteurs d’un avis sur notre paysage. Celui-ci constitue donc, avant tout, un bel outil de démocratie locale et de réappropriation des projets d’aménagement.

Le paysage dans lequel nous vivons est toujours contemporain ; aucun morceau du paysage en France n’appartient au XIIIe siècle, quand bien même on y verrait des cathédrales datant de cette époque. On protège les châteaux du XVIe siècle pour qu’ils gardent leurs caractéristiques propres, mais le paysage global date toujours d’aujourd’hui. Cette question pâtit d’une grande confusion puisqu’en 1930, on a calqué les lois de protection des monuments, inventés au début du XXe siècle, pour les appliquer au paysage. Pourtant, alors que les monuments sont datés, le paysage se transforme ; dans son cas, la question ne se pose donc pas en termes de protection, mais de gestion de la qualité et de projet social. Il faut changer de paradigme : si les ABF ont du mal à accepter l’évolution du paysage, c’est qu’ils en restent au schéma monumental daté, alors qu’on a affaire à un concept toujours contemporain, même si un paysage peut être plus ou moins urbanisé, avec ou sans infrastructures, géré sans cohérence – parce que l’économie générale du projet a été négligée – ou affichant des arrangements harmonieux – parce qu’on a pensé à l’avenir, à l’économie du sol et à l’érosion.

La question du patrimoine dans le paysage représente une autre question. Le territoire est saturé de patrimoine : les spécialistes parlent de palimpseste pour signifier qu’on continue à écrire les paysages contemporains sur les traces du passé. Je vous invite à ce titre à lire l’urbaniste italien Alberto Magnaghi qui montre, dans son livre Le Projet local, que tout projet local contemporain s’appuie sur les éléments patrimoniaux du paysage, sans que le paysage en tant que tel ne se confonde avec le patrimoine.

Le concept du paysage renferme une part de subjectivité, mais la définition évoquée permet de limiter cette dernière. En effet, « une partie de territoire » évoque les fossés, les lignes, les dimensions, les passages d’eau ; l’harmonie – la bonne combinaison des différents éléments – est objective, on peut en mesurer la qualité en termes d’efficacité économique, environnementale ou sociale. Le terme « perçue » renvoie au sens de la vue, notion là aussi parfaitement objective : on voit la cathédrale de Chartres ou on ne la voit pas ; on voit l’éolienne à côté du château du XIIe siècle ou non – parce qu’on a décidé de ne pas l’y installer. Le sensible est très objectif. Enfin, « par les populations » permet d’ouvrir un débat où nos propres sensibilités, nos histoires et nos aversions entrent en contact avec celles des autres, où s’expriment les préférences et s’arrêtent les choix. On peut donc objectiver les deux premières parties de la définition ; quant à la dernière, elle relève du débat et de la gouvernance, en somme de la politique.

Ainsi, certains viticulteurs du Languedoc-Roussillon sont favorables aux éoliennes car celles-ci s’intègrent dans leur stratégie d’un vin contemporain. Optant pour des bouteilles aux étiquettes actuelles et aux bouchons en plastique, ils jouent la carte de la modernité, et les éoliennes vont dans leur sens. En revanche, ceux de Saint-Chinian ont fait le choix de vendre un autre type de vin, pourvu d’une autre image, qui s’appuie sur la taille en gobelet et la restauration des murs en pierre sèche ; l’éolienne venant ruiner tout leur travail, ils s’y opposent naturellement. C’est pourquoi il faut rester attentif à la cohérence des choses et ouverts à la diversité – une des valeurs essentielles du paysage. Quel intérêt y aurait-il à voyager à travers le monde, voire la France, si tous les paysages étaient identiques ? C’est ce qui est arrivé à nos entrées de villes, et cette évolution nous a tous heurtés, provoquant même une loi en 1993. L’entrée d’Avignon ne doit pas ressembler à celle de Roubaix, de Dunkerque ou de Draguignan. Chaque territoire a son propre potentiel énergétique, son intensité solaire, ses ressources géothermiques, hydrauliques ou forestières ; il ne faut pas installer des éoliennes partout, mais créer une diversité des productions et donc des paysages.

Enfin, s’agissant de la planification et de la nouvelle gouvernance, le plateau de Saint-Agrève offre un bel exemple de gestion des éoliennes au niveau d’une communauté de communes. Pour éviter de subir la pression des aménageurs, son président a soumis le projet pour 2030 – projet à la fois économique, démographique et de vie – à la population. Le débat a notamment porté sur les formes de production d’énergie. Les communes ont confié aux paysagistes une étude afin de déterminer les endroits qui, sur leur territoire, pourraient accueillir des éoliennes ; sur les douze sites proposés, mis en débat, deux ont finalement été retenus. Sur ces deux sites, la communauté de communes a lancé un appel d’offres, cherchant l’aménageur le mieux offrant en termes économiques, énergétiques et environnementaux pour réaliser le projet de la population et de ses élus. Ainsi, au bout de deux ans, le projet a pris forme. Cet exemple montre qu’introduire cette nouvelle gouvernance permet de choisir le paysage ensemble.

M. Jacques Kossowski, secrétaire de la Commission, remplace le président Jean-Paul Chanteguet à la présidence

Mme Mathilde Kempf. Les plans locaux d’urbanisme intercommunaux (PLUI) constituent un outil intéressant. Tous les territoires qui se posent ces questions de paysage, d’aménagement du territoire et d’urbanisme sentent qu’ils doivent adopter cette solution, mais sa mise en œuvre reste délicate. Les communes ont peur de se voir déposséder du pouvoir de décision, de se faire imposer des choses par l’échelle supra-communale. L’appropriation des projets est également rendue difficile par le manque de culture partagée. Un PLUI réalisé dans ces conditions est forcément vécu sur un mode défensif et a peu de chances d’aboutir à une vision cohérente d’ensemble ; il se limite alors à une somme de visions communales agrégées au sein d’un seul document. Or l’ambition du PLUI n’est sûrement pas de juxtaposer les petites réflexions locales, mais de proposer un regard global harmonieux. De plus, en période de crise, les petites communes ne disposent pas de services techniques adaptés pour réaliser des projets souvent très complexes ; l’échelle intercommunale permet aussi de bénéficier d’une ingénierie, de compétences et de savoirs pour aller vers des documents plus intéressants. Mais débloquer la situation et comprendre qu’on peut entrer dans la dimension intercommunale sans perdre la finesse de la connaissance locale du territoire ne sont possibles qu’à condition de construire une volonté et une culture communes.

Deux exemples permettent d’illustrer mon propos. Pour réaliser son PLUI, la communauté de communes des Vertes vallées, dans le Pas-de-Calais, a commencé par envisager de petites entités paysagères regroupant les communes par deux ou trois, et par rédiger une charte – outil de concertation et d’échange – permettant de bien connaître les communes voisines. Petit à petit, est arrivée la prise de conscience de la communauté des enjeux, problèmes et intérêts, et donc la volonté de planifier à plusieurs. C’est progressivement qu’on est arrivé finalement à un PLUI. Ce n’est donc pas l’outil qui est arrivé en premier, mais bien une culture partagée. Prendre le temps de la concertation avec les autres publics permet de parvenir à la conclusion de la nécessité de l’outil ; et une fois que la volonté est là, on n’est plus sur la défensive.

Autre exemple : l’Association des maires de la Vaunage, dans le Gard, a réalisé un travail très fin sur le foncier pour déterminer quelles parties pouvaient revenir à l’agriculture et quels étaient les projets des agriculteurs et des autres propriétaires, afin de permettre des échanges de parcelles. Celles-ci retrouvant une fonction et une utilité économique, les agriculteurs – qui peuvent à nouveau vivre de leur profession – n’ont plus forcément besoin de les vendre pour qu’elles soient urbanisées. À l’échelle communale, cela s’est traduit par la création d’une zone d’activité agricole qui permet de regrouper les sorties d’exploitation au lieu de les disséminer dans le paysage. Ainsi, en pérennisant l’outil de travail qu’est le sol et en définissant l’orientation du territoire, le public parvient à encadrer l’action du privé.

Le Val d’Ille, au nord de Rennes, a également mis en place une stratégie d’achat systématique de foncier visant à réinstaller l’agriculteur dans une approche biologique. Mais il ne suffit pas d’installer l’agriculteur, il faut également lui assurer des débouchées économiques. Là aussi, la collectivité assume sa responsabilité en décidant que toutes les cantines publiques s’alimenteront en produits biologiques fournis localement, en circuit court. On a donc organisé des marchés, des points de vente dans toutes les communes, qui garantissent des revenus aux agriculteurs. À nouveau, le foncier agricole est préservé parce qu’il devient utile et rentable.

Plus généralement, le paysage sert souvent de déclencheur à l’action en révélant les dysfonctionnements des politiques de développement, de construction, d’aménagement ou de voirie. En constatant des éléments dérangeants, on est poussé à travailler sur la qualité des paysages. Mais le sujet tend à disparaître dès lors qu’on entre dans le cœur du projet, comme s’il paraissait insuffisamment sérieux parce que trop subjectif, pas assez concret, trop flou ou trop vaste. Une fois le projet mené à bien, le paysage redevient un outil de communication vendeur : on reparle de sa qualité en mettant en avant sa beauté. Il faut donc travailler sur ce maillon faible et utiliser le paysage dans la construction même des projets. L’une des pistes consiste à agir sur la formation des futurs professionnels : pour éviter le cloisonnement par disciplines, il faut multiplier les rencontres afin de construire une culture partagée. Les artistes peuvent également permettre de se poser des questions nouvelles à propos des paysages.

En ce qui concerne les coûts de la transition énergétique, il est difficile de les évaluer car ils ne sont guère isolables. Il faut au contraire envisager les choses de façon transversale. Dans le Val d’Ille par exemple, cette transition passe d’abord par la réduction de la consommation d’énergie à travers les programmes de construction portés par la collectivité – logements sociaux ou bâtiments communautaires écologiques – et par l’utilisation des ressources locales telles que le bois de bocage ou les près de fauche, qui servent de matière première à la méthanisation tout en assurant un complément de revenu aux agriculteurs. Toute une économie s’organise donc autour de cet objectif. Ainsi, appréhender les situations de façon transversale permet d’en mesurer la complexité, mais également la richesse, tout en interdisant d’isoler un élément donné.

M. Christophe Bayle. Parler de gouvernance semble immédiatement fragiliser l’aspect identitaire de la construction communale. Comment changer d’échelle ? Certaines communes ont lancé des études sur l’alimentation de la ville, allant jusqu’à créer des postes d’adjoint à l’alimentation. Légitimement appelés à s’intéresser à toute une aire, ces responsables ne peuvent que dépasser les limites de leur commune, sans que d’autres collectivités y trouvent à redire. Ces initiatives – auxquelles participe le centre d’éco-développement de Villarceaux – constituent ainsi une piste intéressante pour dépasser l’aspect identitaire et la structure communale.

Un autre axe de travail accompagne la prise de conscience du fait que l’étalement urbain constitue un signe de désurbanisation et de faiblesse économique, et non une garantie de développement. Le démontrer permettrait de donner une fierté à l’espace périphérique, longtemps dévalorisé. Il ne s’agit pas de refaire le Plan d’aménagement et d’organisation générale de la région parisienne (PADOG), mais de permettre à cet espace de lisière de gagner sa vie. Or je sais d’expérience que ce n’est possible que si l’on renverse l’image qu’il a de lui-même. Ainsi, l’espace sur lequel je travaille depuis vingt ans était au départ totalement dysphorique, affichant des valeurs foncières négatives ; ces valeurs sont aujourd’hui les plus fortes de la région parisienne. Cette transformation en espace euphorique passe par toute une série d’éléments, mais reste un objectif réalisable.

Je travaille en binôme avec un ingénieur sur une ligne qui fait 600 mètres de long, s’étirant du pont de Bercy au pont d’Austerlitz ; on devrait soumettre les 13 800 kilomètres de la lisière à l’attention de ce type de binômes formés d’un paysagiste et d’un agronome. La forme de cette collaboration reste à déterminer, mais les responsables politiques devraient d’ores et déjà travailler à la prise de conscience sociale et politique de l’existence de ce territoire, sans forcément commencer par la déstabilisation des identités communales.

M. Jacques Kossowski, secrétaire de la commission. Mesdames, messieurs, je vous remercie pour la qualité de vos interventions au cours de cette table ronde.

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Membres présents ou excusés

Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Réunion du mercredi 22 janvier 2014 à 9 h 30

Présents. - Mme Brigitte Allain, M. Alexis Bachelay, M. Serge Bardy, Mme Catherine Beaubatie, M. Jacques Alain Bénisti, M. Philippe Bies, M. Florent Boudié, M. Jean-Louis Bricout, Mme Sabine Buis, M. Vincent Burroni, M. Yann Capet, M. Patrice Carvalho, M. Jean-Paul Chanteguet, M. Guillaume Chevrollier, M. Jean-Jacques Cottel, Mme Florence Delaunay, M. David Douillet, Mme Françoise Dubois, Mme Sophie Errante, M. Olivier Falorni, M. Yannick Favennec, M. Jean-Christophe Fromantin, M. Laurent Furst, Mme Geneviève Gaillard, M. Alain Gest, M. Charles-Ange Ginesy, M. Jacques Kossowski, M. Jacques Krabal, M. François-Michel Lambert, M. Alain Leboeuf, M. Michel Lesage, Mme Martine Lignières-Cassou, M. Franck Montaugé, M. Jean-Luc Moudenc, M. Bertrand Pancher, M. Rémi Pauvros, M. Philippe Plisson, M. Christophe Priou, Mme Catherine Quéré, Mme Sophie Rohfritsch, M. Gilbert Sauvan, Mme Suzanne Tallard, M. Jean-Pierre Vigier

Excusés. - M. Yves Albarello, M. Denis Baupin, Mme Chantal Berthelot, M. Christophe Bouillon, M. Jean-Yves Caullet, M. Stéphane Demilly, M. Philippe Duron, M. Claude de Ganay, M. Christian Jacob, M. Olivier Marleix, M. Napole Polutélé, M. Martial Saddier, M. Jean-Marie Sermier, M. Gabriel Serville, M. Patrick Vignal