Accueil > Travaux en commission > Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire > Les comptes rendus

Afficher en plus grand
Afficher en plus petit
Voir le compte rendu au format PDF

Mardi 7 avril 2015

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 42

Présidence de M. Jean-Paul Chanteguet Président

– Audition de M. Laurent Neyret, professeur de droit, sur le préjudice écologique.

Commission
du développement durable et de l’aménagement du territoire

La Commission du développement durable et de l’aménagement du territoire a entendu M. Laurent Neyret, professeur de droit, sur le préjudice écologique.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Notre commission auditionne aujourd’hui M. Laurent Neyret, professeur agrégé de droit privé à l’université de Versailles - Saint-Quentin, sur le thème du préjudice écologique. Spécialiste de la responsabilité civile, du droit de l’environnement et du droit de la santé, M. Neyret a écrit de nombreux articles et plusieurs ouvrages, dont le dernier, remis à la garde des Sceaux le 11 février dernier, a pour titre Des écocrimes à l’écocide - Le droit pénal au secours de l’environnement. S’agissant de la responsabilité environnementale, Laurent Neyret défend la réparation du préjudice écologique et propose la création d’un crime d’écocide pour les agissements volontaires à l’origine de graves dommages à l’environnement.

Le 23 octobre 2013, nous avions auditionné M. Yves Jegouzo qui, à la demande de la garde des Sceaux, avait présidé un groupe de travail sur la réparation du préjudice écologique et rendu un rapport sur le sujet le 17 septembre de la même année. M. Laurent Neyret ayant participé à ce groupe de travail, l’annonce par Mme Christiane Taubira du dépôt prochain d’un projet de loi tendant à introduire la notion de préjudice écologique dans le code civil m’a conduit à proposer d’auditionner celui-ci.

M. Laurent Neyret, professeur des universités en droit privé à l’université de Versailles-Saint-Quentin. Je suis ravi de traiter devant vous d’un sujet qui m’est cher depuis ma thèse de doctorat. J’avais choisi, au départ, de la consacrer à la notion de préjudice. Quelques jours plus tard, l’Erika a sombré, et mon sujet s’est orienté vers la question du préjudice écologique. Je dois donc tristement à cette catastrophe d’être ici devant vous aujourd’hui, parce que le droit français de la responsabilité n’était pas suffisamment armé pour traiter de ce problème jusqu’à ce que la Cour de cassation rende une décision historique en 2012.

La notion de préjudice écologique renvoie aux conséquences sur l’environnement d’un accident, volontaire ou, la plupart du temps, involontaire, causé par une activité humaine, quelle qu’elle soit. Pendant longtemps, ce préjudice n’a pas été pris en compte du fait que le code civil de 1804 est tout orienté vers la protection des personnes et des biens à la seule condition que ceux-ci soient appropriés. Or la nature appartient à tous et, finalement, à personne. C’est donc le sacro-saint article 1382, que l’on apprend en deuxième année de droit, qui, en exigeant un préjudice à autrui, a fait obstacle à la prise en compte de ce préjudice dans le droit français.

Pour autant, les tribunaux ont trouvé des moyens détournés de le prendre en compte, par le biais de la cote mal taillée du préjudice moral. Dès 1985, à la suite de l’affaire des boues rouges de la société Montedison, au large du Cap Corse, on a commencé à réparer le préjudice moral subi par les associations, le préjudice porté à l’image des collectivités territoriales, les préjudices moraux liés à l’action des braconniers. Ainsi le préjudice a-t-il été pris en compte de manière indirecte, donnant lieu à des dommages-intérêts de l’ordre du franc puis de l’euro symboliques.

Une construction jurisprudentielle empirique et casuistique s’est édifiée autour de ce préjudice, au gré des spécialités et des qualités de défense des avocats, de la qualité d’écoute des juges, et surtout de l’opinion publique et de l’aura de certaines catastrophes. Car enfin, si cet arrêt a été rendu en 2012 à propos de l’Erika, c’est parce qu’il s’agissait là d’une catastrophe nationale. Dans le cadre d’un groupe de travail à la Cour de cassation, nous avions, contre toute attente, recensé pas moins de 200 décisions prenant en compte le préjudice écologique. Simplement, ces décisions étaient réparties sur le territoire national et concernaient des affaires qui ne font pas la « une » des journaux nationaux.

Toujours est-il que, si le préjudice écologique est dans le droit français depuis 2012, on en connait peu de choses. La Cour le définit comme l’atteinte portée à l’environnement. Sur cette base, il faut que des assureurs, des entreprises, des avocats et des associations aient une activité source de sécurité juridique. Cela est bien peu, et c’est pourquoi le recours à la loi me paraît fondamental pour la protection des intérêts de tous, qu’ils soient économiques ou écologiques.

Le droit d’aujourd’hui laisse dans l’obscurité plusieurs points. L’un a trait à la manière de réparer le préjudice écologique – en nature, en remettant l’environnement en état, ou avec de l’argent en versant des dommages-intérêts ? Dans le second cas, comment évaluer le prix de la nature ? Combien la disparition de l’ourse Cannelle, dernier représentant de son espèce dans les Pyrénées, vaut-elle ? Les juges l’ont évaluée, toutes associations confondues, à 10 000 euros, soit au prix d’une petite Smart. Et si le préjudice est réparé sous forme pécuniaire parce que l’on ne peut procéder autrement, à qui attribuer ces réparations ? Aux associations qui demandent réparation, alors même que certaines n’auraient pas les moyens de réutiliser cet argent au service de la protection de l’environnement ou bien à un fonds ad hoc, comme dans d’autres pays ? Qui peut agir au nom de l’environnement ? Dans quel code intégrer une telle réforme : le code civil ou le code de l’environnement ? Ne faudrait-il pas attribuer le traitement de ce contentieux technique à des juridictions spécialisées, à l’image de ce qui se fait en matière économique ? Voilà encore bien des points à éclaircir.

La commission environnement du Club des juristes, auquel j’appartiens, avait rendu un rapport en ce sens. Ce think tank, qui réunit des représentants du MEDEF, d’associations de protection de l’environnement et des universitaires, a dégagé un consensus en faveur d’une évolution du code civil. Puis, la proposition de loi de M. Bruno Retailleau a été votée à l’unanimité au Sénat en 2013, et nous avons rendu, la même année, le rapport Jegouzo. Tout me semble prêt sur le plan technique. Il reste à la représentation nationale à se saisir de ce thème pour aller dans le sens de l’Histoire : la nôtre, mais aussi celle du code civil qui, d’abord tourné vers les propriétaires terriens, a pris récemment conscience de la spécificité de l’animal et pourrait devenir aussi le terreau de la justice environnementale du XXIe siècle.

L’excellence environnementale de la France et l’attraction de son droit sont ici convoqués, alors qu’il n’aura fallu qu’une seule marée noire aux États-Unis pour que, dès les années 80, le législateur américain consacre en droit le préjudice écologique et que ce dernier soit réparé au quotidien. Depuis, les lois en ce sens se sont multipliées au Mexique, au Brésil et au Chili où il existe, depuis près d’un an et demi, une juridiction spécialisée dans la réparation du préjudice écologique. Je considère ce type de réforme comme un moteur au service de la protection de l’environnement autant que de la sécurisation de la vie économique. Grâce à de tels textes, les assureurs peuvent consolider leur modèle contractuel en matière d’assurance environnementale, ce qui permet à ce marché d’accélérer son expansion. Les entreprises provisionnent davantage dans ces domaines et prennent également en compte ces questions spécifiques dans les contrats qu’elles peuvent signer.

Il est temps de légiférer, car, depuis 2012, les décisions de justice ordonnant la réparation du préjudice écologique se multiplient. Je citerai notamment les décisions de la Cour d’appel de Nouméa en 2014, à la suite d’une fuite d’acide sulfurique dans le lagon ; du tribunal de grande instance de Tarascon, l’été dernier, à la suite de la rupture d’un oléoduc dans la réserve naturelle de la plaine de la Crau ; du tribunal de grande instance de Paris en 2013, pour dépassement des normes de fumées aux polychlorophényles (PCB). Que ce droit se construise de manière empirique, que la valeur attribuée à l’environnement varie d’une décision à l’autre, que l’on affecte les réparations pécuniaires sans en contrôler le devenir et que l’on ignore comment les assureurs vont pouvoir intervenir, voilà qui me semble source d’insécurité. Or la mission du législateur et du droit en général est d’apporter de la visibilité, et de la sécurité et d’aller dans le sens de l’Histoire.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Après votre exposé, je vais donner la parole aux députés en commençant par les représentants des groupes politiques.

M. Arnaud Leroy. Cent quatre-vingt-dix milliards de dollars, c’est le chiffre d’affaires produit chaque année par la criminalité environnementale, elle-même quatrième trafic, en volume d’affaires, devant le trafic d’armes. Ce phénomène s’ajoute à la pollution volontaire ou accidentelle dont vous avez parlé. La France étant un acteur de la mondialisation, il lui faut observer de près le transport des déchets, surtout lorsque l’on connaît les méfaits des déchets électroniques à l’œuvre sur le continent africain. Rappelons aussi que ce débat a lieu au terme de près de dix années de procédure dans l’affaire de l’Erika, ayant succédé à trente années de procédure liée au naufrage de l’Amoco Cadiz.

Je me permettrai de compléter vos propos, car j’ai travaillé sur la question du préjudice écologique dans le cadre de mes études aux États-Unis. Au-delà de l’affaire de l’ourse Cannelle, c’est la question de la biodiversité qui est posée, sur laquelle l’Assemblée nationale a récemment légiféré. Lors d’une pollution maritime, toute une faune et toute une flore sont touchées – invisibles mais non moins importantes pour l’ensemble de l’écosystème, par leur rôle de filtre des eaux usées et d’équilibrage des pollutions –, sans parler des mollusques qui représentent parfois un secteur économique à part entière. Hormis la recette perdue, on a du mal à évaluer les services écologiques rendus par ce vivant.

Je suis assez favorable à la proposition de loi de Bruno Retailleau, même si, comme vous le soulignez, certains de ses éléments mériteraient d’être clarifiés. Comment le régime du préjudice écologique qu’elle porte s’articule-t-il avec la directive sur la responsabilité environnementale, qui avait été présentée à l’époque comme une grande avancée et dont nous attendions tous beaucoup ? Ce chantier est-il abouti ? A-t-on une chance de voir une version évoluée de cette notion ? Et puisque vous avez soulevé la question de savoir dans quel code intégrer ce nouveau régime de responsabilité, peut-être pourriez-vous nous brosser un tableau des avantages et inconvénients des différentes solutions possibles pour nous aider dans nos prochaines délibérations sur cette proposition de loi.

Vous qui avez fait partie du groupe de travail, et donc assisté aux rencontres avec le monde patronal, vous n’êtes pas sans savoir que le secteur des assurances attend l’édiction d’une règle pour pouvoir avancer. Car, en l’absence de prix, on ne peut évaluer ni le risque ni son indemnisation. Comment les réticences qui se font sentir de la part des grands acteurs français ont-elles été combattues dans les pays qui ont fait évoluer leur législation ? On a vu, au Chili et au Pérou, pays qui sont confrontés à de gros problèmes liés à l’exploitation des mines, que les acteurs locaux ont surmonté cette résistance. Est-ce à force de pédagogie ?

M. Christophe Priou. Le jugement de la Cour de cassation de 2012 a inspiré plusieurs initiatives. Ainsi, avec Alain Leboeuf ici présent, nous avions repris la proposition de loi de Bruno Retailleau qui avait été votée au Sénat. Cependant, elle n’est pas venue en discussion à l’Assemblée nationale, car la garde des Sceaux devait présenter au premier semestre un projet de loi tendant à modifier le code civil.

Indéniablement, il y aura un avant et un après Erika. À l’époque, j’étais maire du Croisic, commune de la région qui fut l’épicentre de la catastrophe. S’agissant tant des opérations de nettoyage que du traitement de ce type d’affaires par la justice, le seul retour d’expérience dont nous disposions alors était celui du naufrage de l’Amoco Cadiz, qui avait été jugé aux États-Unis. Un peu plus de deux ans après le naufrage de l’Erika, est intervenu celui du Prestige au large des côtes françaises et espagnoles. Notre assemblée a alors créé une commission d’enquête intitulée « De l’Erika au Prestige : la mer de tous les vices ». Puis, dans le cadre du Grenelle de la mer, une mission a travaillé sur la modification du fonds international d’indemnisation pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures (FIPOL) qui couvre le domaine maritime mais non le domaine terrestre. Nous avons formulé plusieurs propositions, car ce type de fonds tend avant tout à réparer des préjudices économiques.

Je soulignerai également le long chemin parcouru pour faire valoir notre bon droit, entre le naufrage de l’Erika le 12 décembre 1999, l’arrivée de la pollution sur nos côtes le 26 décembre de la même année, et le jugement en cassation qui a été rendu dans cette affaire en 2012, après un premier jugement en 2008. À l’époque, sous la présidence de Jacques Chirac, le gouvernement de Lionel Jospin avait très tôt signé un protocole d’accord avec la société Total prévoyant que celle-ci prendrait en charge certaines opérations de nettoyage. Dans le cadre d’une « mission Atlantique », Total fit le tour des communes concernées, proposant aux maires de nettoyer les côtes puisque l’État avait du mal à faire face à la situation. Mais la compagnie pétrolière avait alors précisé qu’en acceptant son aide, les communes renonçaient à tout recours. Certaines d’entre elles ont cependant tenu dans le temps face à Total, malgré le renouvellement des équipes municipales en 2001 puis en 2008. Les élus se sont aussi entendu dire qu’il ne fallait pas affaiblir une grande entreprise nationale et qu’ils avaient tout intérêt à ne pas trop forcer la voix puisque Total représentait quelques milliers d’emplois. Cette entreprise nationale n’était, d’ailleurs, pas la seule responsable – d’autres ont été condamnées lors des procès de 2008 et de 2012 –, mais elle était la seule solvable.

Aujourd’hui, nous sommes satisfaits de ces décisions de justice et nous voudrions que soit rapidement intégrée dans le code civil une référence à la nature et à la réparation du préjudice économique, moral et écologique puisque « le végétal, l’animal, la chose n’ont pas de valeur indemnisable tant qu’ils n’entrent pas dans le patrimoine d’une personne physique ou d’une personne morale ».

Nous avons, en effet, connu d’autres catastrophes à terre : plus terrible que l’Erika fut l’explosion d’AZF, à Toulouse, qui fit plusieurs dizaines de victimes. Si de nouvelles catastrophes devaient se produire, il ne faudrait pas attendre une quinzaine d’années avant de modifier le code civil. C’est pourquoi nous appelons à ce que le calendrier annoncé par la garde des Sceaux soit tenu et que des mesures soient adoptées si ce n’est d’ici à la fin du premier semestre, du moins d’ici à la fin de l’année 2015.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Je partage le même avis, cher collègue.

M. Bertrand Pancher. Si cette question prend des allures d’Arlésienne, c’est sans doute du fait de sa complexité. Lorsque l’on propose aux ONG de donner une valeur à la nature, elles refusent spontanément d’en parler. Autant la jurisprudence a fourni des indicateurs précis en matière d’indemnisation des dommages corporels et de la vie humaine, autant la chose est compliquée s’agissant de la nature. Qu’en pensez-vous ? Quel regard portez-vous sur les solutions retenues en matière civile dans les autres pays développés ?

Par ailleurs, les préconisations des nombreux rapports qui ont été commis sur le sujet sont mal accueillies par les professionnels du droit. Ceux-ci reprochent notamment au rapport de Yves Jegouzo d’être source d’une grande insécurité juridique et financière. Quel est votre avis sur la question ?

Enfin, dès lors que l’on instaure des sanctions pénales en matière de préjudice écologique, de nombreuses entreprises craignent que les juges aient une formation insuffisante pour porter une appréciation efficace. Je souhaiterais également savoir ce que vous en pensez.

M. Sergio Coronado. Ancien déjà, ce débat met en lumière le retard pris par la France dans sa réflexion législative sur la reconnaissance du préjudice écologique, qu’il s’agisse de sa nomenclature ou de la nature de la réparation à y apporter. Ce retard est d’autant plus dommageable que de nombreux pays ont fait évoluer leur droit civil de l’environnement, notamment en Amérique latine où l’industrie extractive est au centre du développement économique. Qui plus est, notre société a bien pris conscience de l’enjeu et la jurisprudence a pris en compte ce préjudice dans plusieurs décisions.

La proposition de loi du sénateur Bruno Retailleau avait cela de similaire avec celle déposée à l’Assemblée nationale qu’elle tendait à modifier le fameux article 1382 du code civil qui définit la responsabilité civile. Que pensez-vous de cette volonté de modifier un tel pilier de notre droit ?

Nombre de vos collègues – et sans doute partagez-vous leur avis – considèrent la jurisprudence Erika comme une vraie-fausse reconnaissance du préjudice écologique. Comme vous l’avez souligné, la fragilité d’une telle jurisprudence semble plaider en faveur d’une accélération des travaux législatifs en la matière. Je crois savoir, pour avoir organisé un colloque sur le sujet, que la garde des Sceaux a déjà pris des engagements qui se sont traduits par la mise en place du groupe de travail auquel vous avez participé. Or le calendrier du quinquennat est difficilement extensible, et ces engagements peinent à voir le jour. D’autre part, je crois me souvenir que, dans sa lettre de cadrage de janvier 2014 sur la loi de transition énergétique, Jean-Marc Ayrault avait fait figurer cette recommandation en toutes lettres.

D’après vous, quels sont aujourd’hui les freins à une décision de l’exécutif sur cette question ? En tout état de cause, ces réticences appellent une réaction rapide et concertée de l’ensemble des parlementaires, qui dépasse leurs divisions partisanes.

Mme Geneviève Gaillard. La détermination de la valeur de référence des espèces a toujours succédé à de grandes catastrophes. C’est ainsi qu’après le naufrage de l’Amoco Cadiz, on a conféré une valeur de référence aux guillemots. Dans la loi relative à la biodiversité, nous avons défini cette dernière comme dynamique et caractérisée par des interactions entre écosystèmes. Dès lors, plus encore que pour la nature, il va être difficile d’appréhender et d’évaluer la valeur des écosystèmes.

Dans cette même loi, nous avons consacré le principe de solidarité écologique territoriale. Cela peut-il avoir des conséquences juridiques en cas de reconnaissance d’un préjudice écologique ? Imaginez, par exemple, que la zone humide d’une commune soit détruite, la commune voisine pourrait-elle faire valoir le préjudice qui lui est causé ?

Par ailleurs, nous n’avons pas rendu possibles les actions de groupe en matière de biodiversité, considérant qu’il valait mieux réserver ce mécanisme pour la qualité de l’eau et de l’air. Qu’en pensez-vous ?

Vous avez aussi évoqué la nécessité de confier le contentieux en réparation du préjudice écologique à des juridictions spécialisées. N’existe-t-il pas déjà des organisations efficaces pour en connaître ?

Enfin, la reconnaissance de l’écocide permettra-t-elle, selon vous, de lutter efficacement contre l’orpaillage illicite, un crime régulièrement commis contre notre territoire amazonien et qu’aucune des mesures prises jusqu’à présent n’a réussi à contrer ?

M. Guillaume Chevrollier. La proposition de loi déposée par Bruno Retailleau et adoptée à l’unanimité au Sénat le 16 mai 2013 est un texte clair et concis, comme vous le préconisez. Quelle analyse en faites-vous ? Pourquoi ne pas poursuivre l’examen de ce texte équilibré puisque c’est bien l’équilibre qu’il nous faut trouver dans notre pays ? À force de créer sans cesse de nouvelles contraintes et interdictions, nous devons être conscients de l’image que nous envoyons aux investisseurs et aux créateurs étrangers. De plus, l’insécurité juridique et financière pénalise nos entreprises et met à mal notre attractivité. D’ailleurs, les enjeux environnementaux ne devraient-ils pas être traités au niveau européen, voire international ?

M. Yannick Favennec. Selon un rapport publié par Interpol et le programme des Nations unies pour l’environnement, en 2014, la criminalité environnementale mondiale rapporterait entre 70 et 213 milliards de dollars par an. Pour lutter contre ce fléau, il est donc urgent d’harmoniser la législation internationale. Au niveau national, notre arsenal législatif actuel ne permet pas de résoudre les préjudices environnementaux. De quelle façon la France, qui doit accueillir en décembre prochain la conférence environnementale sur le climat, pourrait-elle donner l’exemple en ce domaine ?

Mme Martine Lignières-Cassou. La Cour de justice de l’Union européenne a-t-elle établi une jurisprudence en matière de préjudice écologique ? À l’échelle mondiale, quelle serait l’instance la mieux à même d’harmoniser le droit pénal de l’environnement – puisque l’on a souvent affaire à des entreprises multinationales ?

Qu’enseigne-t-on aujourd’hui en la matière à l’École nationale de la magistrature (ENM) ? Les jurisprudences que vous avez citées font apparaître de grandes disparités dans l’appréciation des préjudices portés à l’environnement, ce qui tendrait à justifier la création de juridictions spécialisées.

M. Alain Leboeuf. Vos nombreux travaux ont mis en lumière un manque de volonté pour apporter une solution adéquate en matière d’internationalisation des crimes écologiques, au niveau tant des États qu’international. Les crimes contre l’environnement ont aujourd’hui des conséquences qui dépassent les frontières. On se souvient du désastre causé dans le Golfe du Mexique par l’explosion de la plateforme de la British Petroleum, des dégâts que le naufrage de l’Erika a occasionnés sur nos côtes vendéennes, ligériennes et bretonnes, et d’autres catastrophes qui ont pour origine des actions humaines de long terme. Les sanctions semblent peu importantes au vu des bouleversements provoqués sur la nature, et donc sur les hommes eux-mêmes. Certains désastres écologiques entraînent des déplacements de populations et la mort des espèces, celle des hommes aussi ; l’écocide peut entraîner, par répercussions, des génocides.

Dans la perspective de la COP21, ne serait-il pas judicieux de porter ces sanctions du niveau national au niveau international, notamment en confiant une nouvelle compétence à la Cour pénale internationale ou en créant une autre instance ? Pourriez-vous nous éclairer juridiquement quant à ces différentes possibilités ?

Mme Françoise Dubois. Plusieurs points de votre rapport ont laissé certains juristes dans l’interrogation : quelle est la nécessité d’inscrire le préjudice écologique dans le code civil plutôt que dans le code de l’environnement ? Comment prévenir des conflits d’articulation entre le préjudice écologique défini par le code civil et le régime de la responsabilité environnementale défini dans le code de l’environnement ? Sur ces points, votre rapport comporte peu de développements : est-ce par manque de temps ou de moyens, ou encore en raison d’une absence de consensus à ce sujet au sein du groupe de travail ?

Préparant actuellement, avec mon collègue Jean-Pierre Vigier, un rapport d’information relatif à la continuité écologique, je souhaiterais savoir si le braconnage, les pratiques destructrices qui accélèrent la disparition de certaines espèces et la construction de structures qui modifient également l’écosystème pourraient être pris en compte dans le cadre du dispositif que vous proposez ?

M. Jean-Pierre Vigier. Vous avez participé à un groupe de travail chargé de préparer l’introduction de la notion de préjudice écologique dans le code civil. La disposition phare prévoirait la réparation en nature, c’est-à-dire la remise en état des lieux financée par celui qui les a endommagés. À défaut, le pollueur se verra infliger le paiement d’une indemnisation. L’amende civile envisagée pourrait atteindre jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires mondial hors taxes du groupe condamné. Pourquoi avoir retenu un tel pourcentage et selon quels critères la juste valeur de l’amende sera-t-elle déterminée ? Enfin, comment trouver le juste équilibre pour fixer la réparation du préjudice sans mettre l’entreprise responsable dans l’insécurité financière, ce qui aurait des répercussions humaines sensibles ?

M. Christophe Priou. Pourriez-vous mettre en regard la façon dont ont été traitées les affaires de l’Erika, du Prestige et de l’Amoco Cadiz et les jugements qui ont été rendus aux États-Unis concernant le naufrage de l’Exxon Valdez ? La société Exxon a, en effet, été condamnée à payer plusieurs milliards de dollars de dommages-intérêts, parmi lesquels un milliard est encore consigné aujourd’hui. À l’époque, avaient été évalués les préjudices économiques et écologiques portés aux fonds marins et aux pêcheurs de homard. Il me semble que les jugements qui ont été rendus furent assez sévères et les décisions prises en matière de contrôle des bateaux, également très strictes.

M. Christophe Bouillon La semaine dernière, l’Assemblée nationale a adopté en première lecture une proposition de loi visant à instaurer un devoir de vigilance des sociétés donneuses d’ordre en matière de responsabilité sociétale des entreprises. Ce texte impose aux grandes entreprises d’instaurer un plan de vigilance visant à prévenir les risques de dommages corporels ou environnementaux graves, et les risques sanitaires sur toute la chaîne de production. En cas de dommage corporel et environnemental, et s’il existe un lien de cause à effet entre ce dommage et une défaillance dans le plan de vigilance de l’entreprise en cause, la responsabilité civile de celle-ci peut être engagée et donner lieu, non seulement au paiement d’une amende civile ne pouvant excéder 10 millions d’euros, mais aussi à la réparation du préjudice causé. Que pensez-vous de cette initiative parlementaire ? Contribue-t-elle, selon vous, à renforcer la prise en compte du préjudice écologique dans notre droit ? Y trouvez-vous des écueils juridiques méritant de nouveaux approfondissements ?

M. Serge Bardy. En septembre dernier, nous étions cinq députés du groupe d’amitié France-Équateur à être reçus en Amazonie équatorienne, où nous avons pu toucher du doigt – au sens littéral – les dommages causés par les forages pétroliers du géant nord-américain de l’extraction brute, Chevron-Texaco. Nous avons découvert avec stupeur et tristesse une marée noire qui s’étendait sur des centaines de mètres, à proximité des premières habitations de la zone de Lago Agrio. Pendant des dizaines d’années, la compagnie qui exploitait le gisement a sciemment maquillé ses pratiques et n’a pas pris les mesures conservatrices adéquates. Des centaines de personnes ont été intoxiquées et sont décédées des suites des contacts répétés avec cette pollution honteuse. Nous avons témoigné à nos partenaires équatoriens toute notre solidarité – que je réaffirme aujourd’hui –, mais nous devons aussi organiser la lutte contre la criminalité environnementale pour que le dumping environnemental soit relégué au rang d’antiquité.

Je me suis intéressé, en ce sens, à des expériences menées en Europe et ailleurs. Au Brésil, depuis 1998, la loi sur les crimes environnementaux et la loi sur la nature ont institué un mécanisme puissant de punition des personnes privées se rendant responsables d’infractions à l’environnement. La responsabilité des personnes morales n’exclut pas celle des personnes physiques, des auteurs et co-auteurs d’une infraction. En Espagne, la commission de crimes ou de délits écologiques peut donner lieu à des poursuites pénales à l’encontre des personnes responsables. Comment analysez-vous ces pratiques et les avancées qu’elles ont permises ? Sont-elles applicables en France ?

Enfin, que pensez-vous de l’idée d’autoriser l’action populaire environnementale qui confèrerait à tout citoyen, à titre individuel, la faculté d’intenter une action populaire aux fins d’annulation d’un acte portant atteinte à l’environnement ? Là encore, cette idée serait-elle applicable en France ?

M. Jean-Louis Bricout. Le rapport de Yves Jegouzo prévoit que la Haute autorité environnementale joue pleinement son rôle dans la reconnaissance et la détermination du préjudice écologique. Le citoyen pourrait-il saisir directement cette nouvelle autorité indépendante ou devrait-il nécessairement passer par une association pour ce faire ? Le cas échéant, cette association devrait-elle être reconnue ? Comment s’assurer aussi que l’action de cette autorité ne ferait pas doublon avec l’action en réparation de l’atteinte à l’intérêt collectif ?

M. Yann Capet. La notion de préjudice écologique a épuisé plusieurs générations d’étudiants en droit depuis les années 70. Deux écueils fondamentaux sont à éviter. Le premier, c’est de l’envisager comme relevant de l’inflation législative, de la loi bavarde, de l’excès de normes. Pas du tout ! Il s’agit bien d’une notion et d’un régime de responsabilité ; d’une clarification, non d’une inflation. Le second écueil est souvent commode pour les hommes politiques : il consiste à se réfugier derrière le prisme européen ou international, parfois légitime et justifié. Or c’est le droit français de l’environnement qui a apporté des pierres décisives à la construction du droit européen et international de l’environnement, avec les grandes lois des années 70 sur la nature ou sur les installations classées pour la protection de l’environnement. Le législateur français doit donc assumer son rôle de précurseur en la matière, tout en éclairant le débat sur les questions de préjudice transfrontalier, qui revêtent un relief particulier en droit européen, et de préjudice international.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Quelles devraient être, selon vous, les grandes têtes de chapitre d’une proposition de loi relative au préjudice écologique ?

M. Laurent Neyret. Je vous remercie très sincèrement de la richesse de vos observations et de vos questions. Lorsque l’on travaille autant sur ces thèmes, tant sur le terrain que dans son laboratoire, et par conséquent parfois coupé de la réalité, il est bon de se confronter à de telles interrogations.

S’il existe effectivement des difficultés, supposent-elles l’inertie, auquel cas il conviendrait d’établir un inventaire du droit actuel et de se demander s’il est juste et légitime ? De mon point de vue, ces difficultés ne sont nullement dirimantes, car il existe des précédents. Et surtout, le système qui serait instauré serait d’un niveau de sécurisation et de prévisibilité bien supérieur à ce qui existe. Car enfin, bien qu’un universitaire croie a priori que les intérêts défendus par les associations sont forcément opposés à ceux des industriels, j’ai découvert avec surprise une volonté commune d’avancer parce que, à l’échelle internationale, la prise en compte du préjudice écologique est une réalité et que les discussions portent plutôt sur les modalités de cette prise en compte que sur son principe même. Pour avoir été présent au Sénat lors du vote à l’unanimité de la proposition de loi Retailleau et y avoir entendu les représentants des groupes, j’ai eu le sentiment de vivre un moment d’Histoire.

Certes, cette évolution aura un coût économique et social, mais celui-ci sera susceptible d’être anticipé et sera un coût pour un bien. Il n’y a rien là de révolutionnaire : ce n’est que l’application du principe pollueur-payeur inscrit dans la charte constitutionnelle, principe initié notamment par le prix Nobel d’économie américain libéral, Ronald Coase. En vertu de son théorème, plutôt que de ne privatiser que les seuls profits et de socialiser les risques, il convient de privatiser tant les premiers que les seconds. Il paraît, en effet, injuste qu’un agent économique puisse profiter de son activité lorsqu’elle est florissante sans en assumer les conséquences dommageables.

Bien sûr, il y a une variété de situations. Des voix s’élèveront pour affirmer que si l’on inscrit dans le code civil le principe de réparation des atteintes à l’environnement, nous serons tous poursuivis, car nous commettons tous des préjudices écologiques. Et il est vrai que pour me rendre ici, j’ai emprunté les transports en commun, qui ont un impact écologique, ne serait-ce que parce que des insectes sont venus s’écraser sur le pare-brise du RER. Mais sachons raison garder : ces propos de la peur n’ont pas de sens à l’échelle des autres États qui ont reconnu la notion de préjudice écologique. Tout dommage à l’environnement n’est pas un préjudice réparable. De minimis non curat praetor – le juge n’a que faire des petits dommages –, apprend-on à l’université. Si la fuite d’un produit dans une rivière entraîne la mort de quelques poissons, un dommage est certes commis, mais il reviendra aux experts de déterminer s’il y a préjudice selon que le dommage a porté atteinte ou non à la biodiversité, à la dynamique et au processus écologique.

Le groupe de travail d’Yves Jegouzo s’est d’ailleurs accordé sur l’idée que tout ne fera pas l’objet d’une action en justice ni d’une négociation ou d’une transaction. Il sera évidemment nécessaire, comme en matière médicale, d’établir que le dommage commis suppose une réaction du droit parce qu’il a atteint un seuil suffisant. Dans le rapport, nous avons d’ailleurs retenu l’adjectif « anormal », faisant le parallèle avec la notion bien connue de « troubles anormaux de voisinage ». J’ignore si c’est là le meilleur choix. Toujours est-il que dans le droit étranger, on retrouve souvent ce type d’adjectif, tels « significatif » ou « suffisamment grave », étant entendu que tout adjectif donne lieu à interprétation. En retenant ce terme, notre objectif était de montrer qu’en cas de dommage, il sera établi un bilan entre l’intérêt écologique, l’intérêt économique et l’activité de tous. Si je fais du bricolage dans ma maison de campagne dans le Berry et que je déverse des pots de peinture dans le ruisseau au lieu de me rendre dans une décharge spécialisée, je devrais réparer le préjudice écologique que j’ai commis. Et ce ne sera que justice compte tenu des obligations qui pèsent sur les industriels.

Je vais à présent répondre successivement à vos différentes questions qui mêlent des réflexions relatives au préjudice, d’une part, et au crime, d’autre part, thèmes à la fois complémentaires et distincts. Le préjudice implique de se tourner vers la victime et le dommage qu’elle a subi, et de prendre en compte la question de sa réparation. Ce dommage peut être causé par des actes tout à fait accidentels ou volontaires, ou encore être le fruit de négligences particulièrement graves. Le préjudice sera traité de la même manière dans tous les cas. En revanche, le responsable, lui, ne doit pas être traité de la même manière. C’est là toute la différence entre le droit civil et le droit pénal. En matière de responsabilité médicale, si en opérant du genou, un chirurgien orthopédique commet une erreur médicale particulièrement grave, il pourra être condamné pénalement en plus de l’être civilement. En revanche, si la responsabilité de chacun de nous peut être mise en cause, nous ne pourrons tous être déclarés coupables, car la culpabilité ne vaut que pour les comportements gravement fautifs. Il convient donc de bien distinguer ces deux notions. Dans certains cas, comme dans l’affaire de l’Erika, par exemple, les acteurs ont été déclarés à la fois responsables et coupables. Mais s’il est vrai que les petits ruisseaux des préjudices écologiques strictement accidentels font les grandes rivières des pollutions, il importe d’avoir des réactions à géométrie variable.

J’évoquerai donc successivement l’aspect civil puis l’aspect pénal et criminel de la question.

M. Arnaud Leroy a tout à fait raison de souligner l’intérêt de la biodiversité commune par rapport à celui de la biodiversité exceptionnelle et des espèces emblématiques. Dans tous les rapports qui ont été publiés, il apparaît à l’évidence que si la biodiversité exceptionnelle est celle dont on parle le plus, la réparation du préjudice écologique concerne non seulement les éléments de l’environnement, mais également les processus dynamiques. Cela implique que l’on prenne en compte à la fois le court terme et le long terme, à l’image de ce qui se fait en matière de préjudices corporels où l’on répare non seulement le préjudice présent mais aussi l’incapacité future. D’ailleurs, dans les droits étrangers, la notion de processus est prise en compte. Des classifications internationales, telles que le Millenium ecosystem assessment, ont été établies par des écologues reconnus et d’un niveau comparable aux spécialistes du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Grâce à ces classifications, les juristes peuvent ensuite établir des classifications des préjudices réparables. Nous avons, d’ailleurs, mené à Sciences Po des travaux afin de mieux nommer et donc de mieux normer le préjudice écologique, de même qu’il existe des nomenclatures pour les préjudices corporels.

L’un d’entre vous nous a mis en garde contre les lois trop bavardes. Il conviendra, en effet, dans vos travaux de distinguer ce qui relève de la loi de ce qui relève du décret – par exemple, la nomenclature de préjudices réparables qui pourra ainsi être modifiée en fonction de l’évolution des connaissances scientifiques.

Je vous indiquais tout à l’heure que je n’hésiterai pas à soulever en toute transparence les points qui peuvent faire peur aux juristes et dont profitent ceux qui souhaitent résister à ce type de législation. L’une des questions centrales est celle de l’articulation de cette réforme avec le droit en vigueur, notamment la loi relative à la responsabilité environnementale qui a été introduite dans le code de l’environnement en 2008. Lorsqu’elle fut adoptée, on considéra qu’elle permettrait la réparation du préjudice écologique et qu’il était inutile d’attendre la décision du juge dans l’affaire du naufrage de l’Erika. Or, à mon sens, cette loi de transposition d’une directive européenne ne suffit pas, ce que tendrait à montrer le fait qu’elle a été très peu appliquée en Europe ; elle ne l’a même jamais été en France, alors que, depuis 2008, des préjudices écologiques ont été commis. Cela s’explique par plusieurs raisons.

Tout d’abord, il ne s’agit pas d’une loi de responsabilité, mais d’une loi de police administrative et de réglementation, dans laquelle la préservation de la nature, l’enjeu de la protection de l’environnement et l’application du principe du pollueur-payeur n’échoient qu’au préfet. Les associations ne se voient reconnaître aucun intérêt à agir : seul le préfet peut décider, en cas de pollution, de créer un comité et de négocier avec le pollueur.

Ensuite, cette loi est difficile d’accès pour les non-spécialistes. Elle est insérée dans le code de l’environnement. Or les juges me disent souvent, lorsque j’interviens dans le cadre de leur formation continue en droit environnemental, que ce code n’est pas dans leurs bibliothèques. (Murmures divers) Quant aux ressources dématérialisées, comme Légifrance, elles ne se consultent pas de la même manière que les codes sur papier. Qui plus est, le droit de l’environnement ne fait pas partie du quotidien des juges.

La loi sur la responsabilité environnementale est aussi difficile à lire. À chaque fois que je dois l’enseigner, je suis obligé de me remémorer les définitions des différents types de réparation qu’elle prévoit – réparations primaire, complémentaire et compensatoire. Il s’agit là de termes très techniques renvoyant à des préjudices particulièrement graves et qui, lorsque les dommages sont causés au sol, doivent absolument avoir des conséquences sur la santé. Or je peux vous citer nombre d’affaires dans lesquelles le sol est pollué sans que l’on puisse en démontrer les conséquences sanitaires dans la mesure où la causalité est très distendue.

Cette loi n’est pas non plus appliquée parce que le préfet a la charge de défendre les emplois, en même temps que la cause environnementale. D’ailleurs, la France a été condamnée à plusieurs reprises par la Cour de Justice de l’Union européenne, notamment dans l’affaire des algues vertes et de la pollution au nitrate de l’eau en Bretagne, parce que les préfets n’avaient pas suffisamment fait appliquer la législation européenne. Cela peut se comprendre car, en matière administrative, on applique la théorie du bilan entre ce qui est acceptable écologiquement et ce qui l’est socialement. Dans l’affaire de l’ourse Cannelle, pourquoi croyez-vous que le parquet n’a pas fait appel de la relaxe de l’intéressé en première instance ? Dans l’affaire de l’Erika, ce n’est pas l’État qui a demandé réparation du préjudice écologique, mais deux associations ainsi que le département du Morbihan. Les communes qui souhaitaient le faire ne se sont pas vu reconnaître le droit d’agir. Il a fallu que le sénateur Bruno Retailleau fasse adopter une loi rapidement, qui a été appliquée immédiatement, pour conférer ce droit aux collectivités locales. Alors même que ces dernières ont l’habitude du droit administratif, elles ont dû faire appel au droit commun et aux grands principes de responsabilité.

Enfin, cette loi interdit toute réparation pécuniaire, n’autorisant que la réparation en nature. Or comment réparer en nature la disparition d’une espèce, l’altération d’un écosystème ou une dynamique ? Les économistes et les écologues répondent à cette question que l’on peut essayer de les compenser. Or, si le mécanisme de la compensation commence à bien fonctionner aux États-Unis, il n’en est qu’à ses balbutiements en France.

On peut certes continuer à attendre et à appliquer la loi de 2008, mais alors il est certain que, pendant des dizaines d’années, les préjudices écologiques les plus complexes et les plus graves pour l’environnement ne seront pas réparés. On comprend ainsi l’intérêt de certains à arguer qu’une loi existe déjà et que l’on peut se contenter de l’améliorer. Or c’est impossible puisque cette loi résulte de la transposition d’une directive européenne. Il convient donc d’adopter un régime, non pas alternatif, mais complémentaire, qui s’articulera avec la loi en vigueur, la directive de 2004 précisant explicitement que les États ont la possibilité d’instaurer un régime plus rigoureux, c’est-à-dire plus protecteur de l’environnement que celui qu’elle institue.

Si nous proposons d’introduire cette réforme dans le code civil, c’est parce qu’il est ce que l’on appelle la constitution civile des Français. On l’a vu lors de la réforme de la famille et lors de la réforme du statut de l’animal. D’ailleurs, un non-juriste sait ce qu’est le code civil. Et tout avocat non spécialisé, tout magistrat, tout assureur, tout responsable politique saura facilement accéder à ce texte.

Pour articuler cette réforme avec le droit en vigueur dans le code de l’environnement, il suffira de préciser dans le code civil que les nouvelles dispositions valent sans préjudice des dispositions de la loi relative à la responsabilité environnementale figurant dans le code de l’environnement. De la sorte, si un juge a à connaître d’un contentieux en matière de préjudice écologique et qu’un préfet a, quelques temps auparavant, appliqué la loi de 2008, par exemple en exigeant d’un industriel qu’il prenne des mesures de remise en état, ce juge devra vérifier quelles dispositions ont d’ores et déjà été prises par l’exploitant en cause. En réalité, il s’agit d’un problème de liquidation des préjudices, question bien connue dans le cadre des troubles de voisinage. Lorsqu’un industriel dépasse des normes de bruit ou d’émissions polluantes, le préfet peut, au titre du droit des installations classées, lui appliquer des sanctions administratives – mise en demeure, travaux forcés – dont le juge, s’il est ensuite saisi, prendra acte. Ce dernier pourra alors considérer, soit qu’il n’y a plus d’intérêt à agir, soit qu’il demeure des préjudices résiduels, tels que les préjudices moraux d’une association de riverains.

Voilà donc l’articulation : sans préjudice de ce qui existe, sans préjudice de ce qui a déjà été fait. En inscrivant dans le texte le principe de la réparation intégrale du préjudice, on éviterait tant la redondance indemnitaire que le vide indemnitaire. J’insiste également sur la nécessité de rappeler le principe pollueur-payeur dans l’exposé des motifs de la loi, qui en déclinerait les modalités dans le code civil.

Vous m’avez également interrogé au sujet des catastrophes qui, lorsqu’elles ont des conséquences humaines, entraînent une réaction plus vive du législateur. L’explosion d’AZF s’est produite dix jours après les attentats du 11 septembre 2001 ; dès 2003 était adoptée la loi Bachelot prévoyant des plans de prévention des risques. S’agissant de la catastrophe de l’Erika, dont nous avons tristement commémoré les quinze ans, il aura fallu plus de dix ans de procédure pour aboutir à une décision de justice. On voit que le juge est capable de faire évoluer le droit mais, à un moment donné, le ruisseau de la jurisprudence atteint ses limites, et le législateur doit prendre le relais du juge. Faudra-t-il pour cela attendre une nouvelle catastrophe ?

Soyons aussi conscients que, selon Interpol et la Commission européenne, les réseaux criminels internationaux portent atteinte à la sécurité sanitaire, qu’Ebola et le SRAS sont liés à des trafics d’espèces, que des déchets dangereux transitent par l’Europe et que des pesticides contrefaits, donc moins chers, circuleraient également sur le marché national, que l’on retrouverait dans les fraises notamment. Je regrette qu’il ait fallu l’affaire du Mediator pour saisir de ce type de questions l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux.

Bref, si les responsables gouvernementaux doivent hiérarchiser les différents intérêts à prendre en compte, j’en appelle au respect des annonces qu’ils ont faites en matière de préjudice écologique. Pour avoir rédigé une thèse sur la question, j’ai vécu la succession des événements de manière très personnelle. Je propose la réparation du préjudice écologique ainsi qu’une définition de celle-ci. Le juge la consacre. Puis à l’Assemblée nationale, deux ministres s’engagent à faire évoluer le code civil. Un groupe de travail est constitué qui travaille d’arrache-pied tout l’été. On a l’impression que tout est prêt et, finalement, on nous tient en haleine. Que de patience ! Je souhaiterais donc qu’il y ait un coup d’accélérateur et je ne comprends pas la situation actuelle.

Plusieurs députés SRC. Nous non plus !

M. Laurent Neyret. Les représentants du groupe UDI ont eu raison d’évoquer la difficulté de donner une valeur à la nature. Mais cela doit-il empêcher l’adoption d’un texte ? Il nous faudra nous armer de la même patience vis-à-vis de l’impact pratique de la future loi que celle dont nous faisons preuve en attendant l’adoption de ce texte. Il a fallu attendre près d’une centaine d’années entre les premières décisions de réparation du préjudice corporel et la définition de référentiels d’indemnisation. Des économistes et des médecins ont évalué en pourcentage la perte de fonction qu’impliquait la perte d’un bras ou d’un œil, et ils leur ont fait correspondre des sommes d’argent. De sorte que, si les juridictions prennent leurs décisions en la matière au cas par cas, elles ont accès à un terreau commun. Les Américains ont déjà bien avancé dans la définition de valeurs de référence à tel point que le droit du préjudice écologique a créé de nouveaux marchés aux États-Unis, avec pour opérateurs des litigation banks ou banques de compensation. Ainsi, de même qu’on peut acheter des quotas d’émission de gaz à effet de serre, un exploitant américain peut-il, en cas d’installation d’une infrastructure ou en cas d’accident, acheter des unités de biodiversité à une banque qui les réinvestira dans la protection d’un espace naturel de haute qualité environnementale. Et il existe aux États-Unis des trusts, c’est-à-dire des représentants de différentes causes environnementales.

Quant à la spécialisation des juges, elle est assez faible à l’heure actuelle en France, car les cours de droit de l’environnement sont très réduits à l’ENM. Ce n’est pas non plus le droit qui attire le plus les magistrats dans le cadre de la formation continue, sans doute parce que le contentieux de l’environnement est très éclaté sur le territoire national. La création de juridictions spécialisées ou la désignation de juges référents permettra aux magistrats concernés de bénéficier d’un temps de formation à cette matière et ainsi d’acquérir des connaissances. Ce système existe déjà dans d’autres pays, en Inde notamment, sous le nom de green tribunals. Ces tribunaux verts sont très bien perçus, car des experts y sont associés, tout comme au pôle santé-environnement du TGI de Paris.

Selon le sénateur Bruno Retailleau, en raison de son caractère symbolique, mais aussi parce qu’il ne couvrait qu’un cas de responsabilité pour faute, le Sénat a décidé de ne pas modifier l’article 1382 du code civil mais d’introduire des articles 1386-19 et suivants, à la suite des articles relatifs à la responsabilité du fait des produits défectueux. Il semblerait effectivement opportun d’intégrer dans le code civil un chapitre spécifique intitulé « De la responsabilité civile environnementale », tout en gardant à l’esprit la nécessité d’agir rapidement compte tenu de la situation d’empirisme et de casuistique peu acceptable dans laquelle nous nous trouvons. Fragile, la jurisprudence mérite d’être consolidée.

Je pense avoir déjà répondu, madame Geneviève Gaillard, que le préjudice écologique concerne évidemment aussi les aspects dynamiques de la biodiversité ainsi que ses fonctions écologiques. La question se posera de savoir s’il faut définir le préjudice écologique dans le code civil, comme cela fut le cas dans la proposition de loi Retailleau. La loi mexicaine adoptée l’an passé a intégré une telle définition, solution qui présente l’intérêt de fournir un guide au juge mais qui fait aussi courir un risque d’enfermement. Les définitions sont simples à élaborer si l’on emprunte aux écologues les termes de « fonctions des écosystèmes ».

J’en viens à présent à l’action de groupe en matière environnementale. Pour m’être entretenu avec l’ancien ministre qui fut porteur de la loi relative à la consommation, je crois pouvoir dire que l’action de groupe a été pensée comme une fusée à plusieurs étages. On a commencé par l’autoriser en matière de consommation parce qu’une telle réforme était plus facile à faire passer dans un domaine où les enjeux économiques ne sont pas du même niveau qu’en matière sanitaire ou environnementale. Il me semble que l’action de groupe aurait du sens en matière de préjudice écologique et de biodiversité. On entend souvent comme critique sur un éventuel texte à venir le risque de démultiplication des demandeurs. Il est vrai qu’il peut y avoir une pluralité de défenseurs de la cause des oiseaux. Dans l’affaire de l’ourse Cannelle, dix associations se sont constituées parties civiles. L’action de groupe présenterait l’intérêt de regrouper les demandes de réparation. On pourrait aussi imaginer une division de l’action, certains demandant réparation du préjudice porté à l’image locale, d’autres, à l’eau, d’autres encore à la faune.

Évidemment, un tel texte de loi aurait une visibilité européenne et internationale, l’Union européenne ayant bien conscience que la directive de 2008 est peu appliquée, si ce n’est en Pologne où n’existait pas de droit des installations classées pour la protection de l’environnement. La France pourrait ouvrir la voie à la réforme de la responsabilité. Dans le domaine pénal, à l’occasion de la conférence des Parties de décembre prochain, pour les cas les plus graves de criminalité environnementale internationale, j’en appelle à ce que la France invite les parties présentes à élaborer un traité international de lutte contre la criminalité environnementale comprenant des mesures de lutte contre le dumping environnemental. Car les sanctions classiques que sont l’emprisonnement et l’amende sont inefficaces en droit pénal de l’environnement : dans l’affaire de l’Erika, le délit de pollution a été sanctionné de 375 000 euros d’amende pour une personne morale. Vous comprenez ainsi pourquoi sont commises des fautes lucratives.

Si le droit pénal est efficace aux États-Unis, c’est grâce à la force du parquet et à celle de la sanction économique, qui peut prendre la forme d’une exclusion temporaire de marché ou d’une obligation d’instaurer des « programmes de conformité », c’est-à-dire des programmes d’investissement en faveur de la biodiversité. L’idée sous-jacente à ce type de sanction est que celui qui a fauté, non seulement devienne un élève qui respecte la loi, mais aussi qu’il aille au-delà, se voyant imposer une responsabilité sociétale. Autre élément qui risque d’être dissuasif, l’amende civile consiste en une sanction qui ne s’impose qu’aux fautifs et qui est proportionnelle à la faute commise. Pour proposer que cette sanction puisse atteindre jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires de l’entreprise en faute, nous nous sommes simplement appuyés sur le droit de la concurrence en vigueur.

L’objectif d’un traité international de lutte contre la criminalité environnementale serait d’inciter au respect des normes et d’éviter le dumping. Dans le cadre du projet « Écocide » mené en collaboration avec Le Monde, des journalistes sont allés établir des diagnostics juridiques dans dix pays du globe. Il en ressort que le droit est très rigoureux dans certains pays. En Chine, la peine de mort peut être prononcée en cas d’atteinte volontaire à l’environnement, et une personne ayant importé dix reptiles classés dans la liste de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITÈS) y a été condamnée à dix ans d’emprisonnement. À Madagascar, une atteinte volontaire à l’environnement est aussi considérée comme un crime punissable de vingt ans de travaux forcés, notamment pour qui coupe un arbre protégé. Mais il ne suffit pas que la communauté des pays développés exige de ces États qu’ils fixent des sanctions d’un montant très élevé, encore faut-il que ce droit puisse être appliqué.

Si un traité international voyait le jour, cela signifierait qu’on a pensé une justice internationale de l’environnement qui, à tout le moins, obligerait les juges à dialoguer. À cet égard, l’affaire Chevron mentionnée tout à l’heure constitue un véritable cas d’école. L’entreprise Chevron Texaco a exploité pendant plusieurs années en Équateur un oléoduc qu’elle savait défectueux et dont elle ne pouvait ignorer qu’il allait causer des atteintes graves à l’environnement et à la santé des populations autochtones. Un contentieux naît devant le juge américain, considéré comme légitime pour sanctionner l’un de ses nationaux. Or Chevron demande que l’on donne compétence au juge national du lieu où le dommage a été causé. Pour accepter cette demande, le juge américain a besoin que Chevron lui prouve que le droit y sera appliqué selon les mêmes référentiels qu’aux États-Unis. Chevron s’exécutant, le juge américain accepte la délocalisation. Les juridictions équatoriennes prononcent alors une sanction de 9 milliards de dollars. Or, les actifs de Chevron ne se trouvant pas en Équateur mais aux États-Unis, il faut en faire saisir une partie pour faire exécuter cette décision. À cette fin, les victimes saisissent à nouveau, l’an passé, le juge américain, que Chevron parvient cette fois à convaincre que la justice équatorienne n’est ni équitable ni impartiale, qu’elle est corrompue et non conforme aux référentiels américains. Ayez donc conscience que certaines multinationales profitent du dumping et des possibilités qu’offre la filialisation, arguant qu’elles ne peuvent contrôler toute la chaîne de production : c’est ce que l’on appelle « diviser pour mieux polluer » ou « l’effet lézard », dont on coupe la queue malade pour que sa tête et le reste de son corps puissent continuer à prospérer.

Pour responsabiliser les entreprises, il existe des textes que je tiens à votre disposition. Aux États-Unis, l’entreprise Gibson, qui fabrique les guitares les plus célèbres au monde, a été récemment condamnée parce qu’elle avait importé illégalement du bois de rose de Madagascar. La loi a permis à l’Agence américaine de protection de l’environnement (EPA) de saisir ses stocks, et, à la suite d’une transaction avec le parquet, la société a dû verser de l’argent à l’agence ainsi qu’à des associations de protection de l’environnement. Il n’appartient donc pas seulement au juge étranger ou à une juridiction supranationale de statuer sur ces crimes transfrontaliers ; les juges nationaux doivent aussi pouvoir le faire. Pour cela, les États doivent consacrer en droit des dispositions très simples, qui existent déjà aux États-Unis et dans d’autres pays.

Le braconnage est un cas de préjudice écologique parmi d’autres. Ce phénomène ancien, bien connu – qui n’a lu Raboliot ? –, fait d’ailleurs partie de notre culture en tant qu’acte de subsistance. Celui-ci étant désormais illicite, l’Office national de la chasse et de la faune sauvage a établi avec le temps un barème d’évaluation et d’indemnisation allant des animaux les moins chers, le merle et le pigeon ramier, jusqu’aux plus chers, le grand tétras ou le cerf de Corse. Lorsqu’un braconnier est pris « la main dans le sac » et qu’il est poursuivi devant le juge, l’Office se constitue partie civile afin de demander réparation du dommage causé. Les réparations prévues par ce barème ont été évaluées en fonction du coût nécessaire à la protection des espèces touchées.

Quant à la consécration en droit français d’un devoir de vigilance en matière environnementale, elle présente de l’intérêt dès lors qu’elle s’inscrit dans le prolongement des règles aujourd’hui imposées aux États-Unis. En effet, les entreprises américaines qui exploitent de la biodiversité ou des minerais à l’étranger – on songe notamment aux blood diamonds africains de naguère ou encore à cette île indonésienne dont le terrain est devenu lunaire du fait de l’exploitation illégale de l’étain destiné à équiper nos téléphones portables et nos ordinateurs – sont désormais dans l’obligation de connaître l’état du droit du pays d’origine de leur fournisseur de matières premières. En cas de non-observation de ce droit, elles peuvent être condamnées. Nous pourrions donc imposer un devoir de vigilance similaire aux entreprises nationales et internationales qui ont une activité importante sur un territoire étranger.

Le Brésil a été cité comme pays où l’action populaire environnementale est possible. L’une des questions que soulève la rédaction du texte de loi porte sur l’opportunité de dresser la liste des personnes habilitées à agir pour demander réparation du préjudice écologique. Une majorité se dégage en faveur de la liste. À mon sens, on pourrait se contenter, comme au Brésil, d’instituer une action populaire et ainsi permettre au plus grand nombre, dès lors qu’il y a intérêt à agir, de demander réparation. En revanche, les dommages-intérêts ne devraient pas revenir à chacun mais être affectés à une association, à une autorité environnementale indépendante ou encore à un fonds. D’ailleurs, se pose également la question de savoir s’il faut ou non créer un fonds de réparation environnementale comme dans tous les autres pays ayant adopté ce type de législation. Sachant que Bercy exigerait qu’un tel fonds n’ait pas le moindre coût, il faudrait donc le rattacher à un fonds existant. Ce fonds de réparation environnementale pourrait ainsi réaffecter les dommages-intérêts collectés à l’environnement.

S’il est vrai que les lois les meilleures sont celles qui ne sont pas élaborées dans l’urgence mais bien réfléchies, la patience a des limites. Je crois le temps venu de discuter de ce texte, car tout est prêt ; ce n’est plus qu’une question de choix politiques.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Comment la proposition de loi devrait-elle être structurée ?

M. Laurent Neyret. Son exposé des motifs pourrait comporter une référence au principe constitutionnel du pollueur-payeur ainsi qu’à la directive de 2004 afin de nous mettre en conformité avec la législation européenne. Puis serait introduit dans le code civil un chapitre ou un titre spécifique intitulé « De la responsabilité civile environnementale », comprenant les articles 1386-19 et suivants. Il serait intéressant, parce que les rédacteurs du code civil ont su le faire et parce que c’est la responsabilité du législateur que de marquer les consciences en énonçant des principes généraux de justice, de prévoir dans un premier article que « toute personne qui cause un dommage à l’environnement a l’obligation de le réparer ». Ce type d’énoncé est clair et simple, et traverse les années.

Viendrait ensuite la déclinaison de ce principe. Il conviendrait notamment de préciser que les dispositions de la proposition seraient instituées sans préjudice des règles existant par ailleurs, notamment dans le code de l’environnement et d’imposer une articulation entre ces différentes normes. Serait alors énoncée une définition, la plus resserrée possible, de la notion de préjudice écologique afin de bien préciser que celui-ci est réparé sans préjudice de la réparation des dommages causés aux personnes et au patrimoine. En effet, un dommage causé aux ostréiculteurs ou aux professionnels du tourisme ne relève pas du préjudice écologique. Cette loi serait donc aussi l’occasion de préciser que le préjudice écologique est réparé en sus de la réparation des préjudices classiques.

À ce propos, il ne me semble pas que la proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères énonce en son article 1er un principe général. Comme je l’ai expliqué à son auteur, lorsque je présenterai ce texte à mes étudiants, je vais avoir du mal à leur fournir une définition du devoir de vigilance des entreprises, dans la mesure où le premier article entre d’emblée dans une forme de réglementation très administrative. Avant de présenter les modalités d’application d’un dispositif, il convient d’en rappeler avec force le principe. Pourquoi ne pas énoncer un principe général de vigilance ? Et pourquoi faire référence à un « plan de vigilance » à l’article 1er quand il est question, dans le titre du texte, de « devoir de vigilance » ? Enfin, cette proposition de loi est rattachée au code de commerce et non au code civil. C’est pourquoi, du point de vue symbolique, et afin de garantir la pérennité du texte, ces éléments auraient pu être amendés.

Pour en revenir à la proposition de loi consacrant un préjudice écologique, viendrait ensuite un article énumérant la liste des personnes ayant intérêt à agir, comprenant les personnes publiques intéressées, les collectivités territoriales et leurs groupements et les associations et fondations. Et l’on irait plus loin que le droit en vigueur qui ne vise que les seules associations agréées. D’aucuns objecteront que l’on risque de ce fait d’entraîner un encombrement des tribunaux. Or, dans le cadre d’une procédure civile, toute action abusive est sanctionnée. De surcroît, compte tenu de leurs moyens financiers, j’ai rarement vu des associations intenter des actions abusives en la matière.

Puis seraient reprises les dispositions de la proposition de loi Retailleau qui font l’unanimité : l’énoncé du principe de réparation en nature, et, à titre subsidiaire, si cette réparation est impossible ou excessive, l’énoncé du principe de réparation par compensation pécuniaire, à condition de rendre obligatoire l’affectation de cette réparation à la cause environnementale.

Si certaines associations se montrent réticentes vis-à-vis de ce texte, c’est qu’elles craignent qu’on leur retire le bénéfice de dommages-intérêts alors qu’elles agissent sur le terrain. Or elles confondent le préjudice d’atteinte à l’intérêt statutaire qu’elles ont pour objet de défendre avec le préjudice écologique, qui sera pris en compte indépendamment du précédent. Ainsi, dans l’arrêt Erika, la LPO s’est vu indemniser son préjudice personnel ainsi que son préjudice économique, puisqu’elle avait investi dans des lessiveuses pour nettoyer les oiseaux et dans la diffusion de fascicules spécialisés. En sus, cette association a également touché 300 000 euros au titre du préjudice écologique. De même, le département du Morbihan a obtenu un million d’euros d’indemnités.

Plutôt que de voir un département réinsuffler ces réparations dans son budget général pour construire, par exemple, un parking près d’une dune, on pourrait l’obliger à affecter ces sommes à la réparation du préjudice écologique, d’autant que les collectivités territoriales savent le faire. Lors de l’audience devant la cour d’appel de Paris, le représentant de la région Bretagne avait clairement indiqué que, si la région se voyait indemniser le préjudice écologique subi, cela lui permettrait de financer son plan d’action de protection du massif dunaire. Et si une association ou une collectivité n’a pas les moyens d’utiliser ces sommes, ces réparations pourraient être affectées, à titre subsidiaire, à un fonds qui se chargerait de les redistribuer.

Enfin, serait traitée dans cette proposition de loi la question de la sanction et de l’amende civile pour faute grave, l’idée étant de gratifier les bons élèves en leur faisant comprendre qu’ils ont raison de respecter l’environnement. La chambre commerciale de la Cour de cassation a d’ailleurs considéré l’an dernier, dans une affaire opposant une entreprise qui respectait le droit de l’environnement et une société concurrente qui n’avait pas respecté l’obligation de formuler une demande d’autorisation administrative, que ce non-respect constituait un acte de concurrence déloyale. Voilà un signe lancé en direction de ceux, nombreux, qui respectent l’environnement. L’amende civile n’a pas pour objet de stigmatiser celui qui aurait mal compris la loi, mais de sanctionner celui qui a commis une faute grave lucrative, parce qu’il savait que violer la loi lui rapporterait davantage que de la respecter.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Monsieur Laurent Neyret, au nom de tous mes collègues ici présents, je vous remercie sincèrement du temps que vous nous avez accordé et des réponses claires et complètes que vous avez apportées aux différentes questions posées. C’est maintenant à nous d’agir. Nous allons donc essayer de prendre la main dans ce dossier.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Réunion du mardi 7 avril 2015 à 17 heures

Présents. - Mme Sylviane Alaux, M. Serge Bardy, M. Christophe Bouillon, M. Jean-Louis Bricout, M. Yann Capet, M. Jean-Yves Caullet, M. Jean-Paul Chanteguet, M. Guillaume Chevrollier, M. Jean-Jacques Cottel, Mme Françoise Dubois, Mme Sophie Errante, M. Olivier Falorni, M. Yannick Favennec, Mme Geneviève Gaillard, M. Alain Leboeuf, Mme Viviane Le Dissez, M. Arnaud Leroy, M. Michel Lesage, Mme Martine Lignières-Cassou, M. Bertrand Pancher, M. Christophe Priou, M. Jean-Pierre Vigier

Excusés. - M. Julien Aubert, Mme Chantal Berthelot, M. Patrice Carvalho, M. Christian Jacob, M. Napole Polutélé, Mme Catherine Quéré, M. Martial Saddier, M. Gilbert Sauvan, M. Gabriel Serville

Assistait également à la réunion. - M. Sergio Coronado