La commission a organisé une table ronde, ouverte à la presse, sur les conséquences des tensions russo ukrainiennes sur l’économie française avec la participation de M. Stéphane Le Moing, directeur de cabinet adjoint du ministre de l’agriculture, Mme Christine Avelin, conseillère au cabinet du ministre de l’agriculture, Laurent Grandin, vice-président de l’Interprofession des fruits et légumes frais (Interfel) et Louis Orenga, directeur général Interfel, Thierry Roquefeuil, président du Centre national interprofessionnel de l’économie laitière (CNIEL) et Philippe Sauquet, président Gas and Power de Total.
M. le président François Brottes. Nous sommes réunis ce matin afin d’analyser les conséquences des tensions russo-ukrainiennes sur l’économie française. Laissant le volet géopolitique de la crise aux commissions de la défense et des affaires étrangères, nous souhaitons évaluer l’impact – réel et potentiel – de ces événements sur différentes filières et passer en revue les mesures susceptibles de le neutraliser. Nous avons le plaisir d’accueillir les membres du cabinet du ministre de l’agriculture – M. Stéphane Le Moing, directeur de cabinet adjoint et Mme Christine Avelin, conseillère – MM. Laurent Grandin et Louis Orenga, respectivement vice-président et directeur général d’Interfel, M. Roquefeuil, président du CNIEL et M. Philippe Sauquet, président Gas and Power de Total.
L’agro-alimentaire – notamment les filières des fruits et légumes, du lait et de la viande – et l’énergie sont les deux secteurs potentiellement concernés par les tensions en cours. Les enjeux sont importants : les fruits et légumes représentent un tiers des exportations de produits agroalimentaires de l’UE vers la Russie, et la situation est d’autant plus difficile pour la France que ses concurrents européens ont bénéficié cette année d’une récolte très abondante et reporteront les volumes non exportés sur le marché communautaire. Les exportations européennes de viande vers la Russie – dont la part française représentait 135 millions d’euros en 2013 – sont également frappées d’embargo, même si celui-ci prend pour prétexte des raisons sanitaires. Les exportations européennes de lait et de produits laitiers vers la Russie pèsent 1 milliard d’euros, dont 120 millions d’euros reviennent à la France ; le retournement du marché international provoque depuis plusieurs mois une baisse sensible du prix de ces marchandises, que l’embargo russe pourrait accentuer.
Les réactions – au niveau tant national qu’européen – ne se sont pas fait attendre. Pourtant, le 10 septembre 2014, l’UE a annoncé la suspension des aides à la production de fruits et légumes, eu égard au doute sur la validité des données soumises par la Pologne dont les producteurs ont réclamé à eux seuls 87 % de l’enveloppe, mettant l’ensemble du dispositif en péril. Les représentants du ministère nous exposeront les soutiens aujourd’hui mis en place et les professionnels en commenteront la pertinence.
S’agissant des conséquences des tensions russo-ukrainiennes sur les importations européennes de gaz, Gérard Mestrallet – PDG de GDF Suez – nous a rassurés, arguant que la France ne dépendait qu’à 15 % des approvisionnements russes ; l’Europe dans son ensemble compte pourtant sur la Russie pour 40 % de ses importations. Nous souhaitons connaître l’avis du groupe Total sur cette question.
M. Laurent Grandin, vice-président d’Interfel. Les conséquences directes de l’embargo russe sur la filière française des fruits et légumes restent modestes, les exportations vers la Russie – quelque 50 000 tonnes – ne représentant que 5 % du total. Cet embargo arrive néanmoins à une période où la filière apparaît très fragilisée. En dix ans, notre production – notamment pour la pêche et la nectarine – s’est réduite de 50 %, le crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) ne corrigeant qu’à la marge le problème de compétitivité de notre secteur face à l’Espagne et à l’Allemagne. Entre 2000 et 2013, les importations hors fruits exotiques et agrumes – qui ne sont pas produits en France – ont augmenté de 50 %.
Compte tenu de notre modèle social, nous ne pouvons sortir de la crise que par le haut, grâce à la recherche et à la communication – les deux piliers susceptibles de soutenir la consommation des fruits et légumes. Or les pouvoirs publics demandent aujourd’hui au Centre technique interprofessionnel des fruits et légumes (CTIFL) de renoncer aux ressources de la taxe fiscale affectée (TFA) et se désengagent également en matière de soutien à la consommation, envisageant de priver la filière des 2 millions d’euros qui y sont destinés. Si l’on nous coupe ces moyens, la filière de production nationale, déjà exsangue, risque de disparaître complètement, d’autant que l’interdiction des sacs plastiques viendra alourdir le prix des fruits et légumes au détail.
Les prix de retrait européens sont trop bas par rapport au prix de revient des arboriculteurs et des maraîchers français ; à ce système de prix uniques, il faudrait substituer des enveloppes par pays, réglées en interne – seule façon de pallier notre manque de compétitivité.
L’embargo russe peut, par un effet boomerang, accentuer encore la pression sur les prix dans notre pays. La Pologne produit 3,5 millions de tonnes de pommes par an, alors que la France – qui en produisait jusqu’à 2,5 millions – n’en est plus aujourd’hui qu’à 1,5 million ; dans ce contexte, il suffirait d’un rien pour mettre le marché français en difficulté.
Nous appelons les responsables politiques à soutenir et à défendre notre filière, minée par une conjonction de facteurs. Les bons de commande émis par les élus des collectivités dans le cadre des marchés publics doivent notamment privilégier la production locale. Cette pratique, aujourd’hui inexistante – sans doute par manque d’information – aiderait notre secteur.
M. Louis Orenga, directeur général d’Interfel. Pour un ou deux produits, l’embargo russe génère déjà une perte – quasi irrattrapable – de plus de 500 millions d’euros. Les effets directs sont donc d’ores et déjà importants, sans parler des répercussions négatives de la disparition subite d’un marché de 5 % sur une filière aux marges très faibles.
M. le président François Brottes. Étant donné ces difficultés qui excèdent la question de l’embargo, vous avez d’ailleurs souhaité être entendus par la Commission avant même la survenue des tensions russo-ukrainiennes.
Les conséquences de la crise dans le domaine du lait et de la viande sont-elles moins marginales ?
M. Thierry Roquefeuil, président du CNIEL. Si en tant que président de l’interprofession laitière je ne suis pas étranger à la filière viande, celle-ci est représentée par l’Association interprofessionnelle du bétail et des viandes (Interbev), que vous pouvez interpeller pour bénéficier d’une vue complète. Dans un contexte de tension sur les cours de la viande, les acteurs des secteurs bovin et porcin sont eux aussi concernés par le sujet.
Après une phase d’attente qui a suivi l’entrée en vigueur de l’embargo russe le 7 août dernier, le secteur laitier – axé, depuis plus de trente ans, sur la politique européenne – a rapidement pris la mesure de l’impact que la crise aurait sur les marchés. Seul 0,7 % de notre production laitière – y compris le fromage – est aujourd’hui exporté vers la Russie, la France étant le sixième exportateur en Russie dans ce secteur. Pour autant, beaucoup de pays – les États baltes, la Finlande, la Pologne – sont durement touchés, ce qui produit un effet domino sur l’ensemble des marchés européens. Les cotations de beurre et de poudre ont baissé de quasiment un tiers depuis la mi-août, présageant le prix du lait payé au producteur dans les semaines à venir. Bouleversant dans un premier temps le marché des industriels, l’embargo finira par avoir un effet sur l’agriculteur.
L’Allemagne et les Pays-Bas – gros exportateurs de fromage vers la Russie – ont rapidement réagi en se rabattant sur la fabrication de beurre et de poudre, chargeant le marché européen. En conséquence, les industriels français perdent des parts de marché et doivent trouver de nouveaux débouchés. À terme, on peut espérer un retour à l’équilibre, mais il passera par une baisse des cours de la matière première achetée aux producteurs. Si à l’heure actuelle, ceux-ci n’ont pas encore senti l’impact de l’embargo sur le prix du lait, les premières difficultés commenceront en octobre pour s’accentuer dans les mois qui suivent. En 2015, l’embargo devrait se traduire pour le producteur par une baisse d’environ 40 euros aux 1 000 litres – impact quasiment insurmontable en l’absence d’une décision politique forte.
Nous souhaitons alerter les pouvoirs publics communautaires sur cette situation et inciter la Commission européenne à chercher des solutions aux problèmes de ce marché dérégulé. En prévision de la fin des quotas laitiers en 2015, beaucoup de pays, bridés par ce système – l’Irlande, les Pays-Bas, l’Allemagne, le Danemark –, se sont préparés à produire davantage ; l’embargo vient accentuer les tensions que l’on prévoit à cette occasion sur les marchés laitiers où les cotations sont d’ores et déjà en chute libre.
En Finlande – gros exportateur vers la Russie –, Valio est contraint de fermer deux entreprises, licenciant 250 personnes. La France n’en est pas là pour l’instant, mais elle peut être fortement touchée dans les mois à venir. Si l’embargo dure un an, le prix du lait au producteur atteindra le niveau d’intervention des retraits, soit 200 euros pour 1 000 litres de lait stocké – une situation intenable.
M. le président François Brottes. Comment le ministère répond-il à ces angoisses ?
Mme Christine Avelin, conseillère au cabinet du ministre de l’agriculture. Comme l’ont souligné les professionnels, l’embargo a peu d’impact direct sur les producteurs français parce que nous exportons peu de produits concernés vers la Russie. En revanche, certains producteurs européens de fruits et légumes et de lait étant fortement touchés, nous subissons les effets indirects de l’embargo via le marché communautaire. Les problèmes semblent moindres pour la viande bovine et la volaille ; quant au porc, il est soumis à l’embargo russe depuis le début de l’année 2014 pour des raisons sanitaires discutables.
Face à ces difficultés, le ministre de l’agriculture a commencé par agir au niveau communautaire, la politique agricole commune (PAC) disposant d’instruments adaptés à ce type de crises. La mobilisation auprès du commissaire et des ministres des autres États membres concernés a porté ses fruits : dès le mois d’août, la Commission a annoncé les premières mesures pour les fruits d’été, puis pour d’autres produits. Ces dispositions ont été suspendues début septembre à cause des demandes disproportionnées de la Pologne, puis remises en œuvre avec des aménagements à la fin du mois. En ce moment, les fruits et légumes bénéficient du dispositif de retrait du marché, ventilé par État membre et par produit ; nous avons notamment insisté sur la réintégration dans la liste des produits éligibles du chou-fleur breton. L’aide au stockage est ouverte pour la poudre de lait et le beurre, mais plus pour les fromages, à cause de pratiques sans rapport avec l’embargo russe. Par ailleurs, le nouveau règlement européen « Promotion vers les pays tiers » adopté par le Conseil au début de cette semaine prévoit des modalités de financement plus intéressantes que le dispositif actuel, et devrait profiter aux opérateurs.
Comme le ministre l’a rappelé au conseil de Milan et son représentant, au conseil de Luxembourg, cette réponse communautaire nous paraît actuellement insuffisante. Les prix de retrait des fruits et légumes correspondent ainsi aux coûts de production moyens dans l’UE, plus bas que ceux des producteurs français. L’UE devrait également mettre en œuvre des mesures plus structurelles, le retrait ne pouvant constituer qu’une mesure de dernier recours. Nous avons demandé davantage de subsidiarité : augmenter les dotations des programmes opérationnels des organisations de producteurs permettrait de laisser aux entreprises le choix de décider des mesures les plus adaptées à leur marché ; de même, maintenant que les enveloppes ont été arrêtées, chaque État membre devrait pouvoir choisir entre différents instruments.
À l’échelle nationale, plusieurs actions ont été initiées. En matière de recherche de nouveaux débouchés, les ministres concernés par l’exportation vers les pays tiers – ministre de l’agriculture, celui de l’économie et des finances et celui des affaires étrangères – ont mobilisé les services centraux de l’État et les postes économiques des ambassades pour débloquer l’accès à certains marchés aujourd’hui fermés pour cause de barrières sanitaires. Ils soutiennent également les entreprises qui cherchent à pénétrer de nouveaux marchés ou à développer les marchés déjà existants. Il faut enfin travailler activement à la mise en œuvre d’une disposition que le Parlement a adoptée dans le cadre de la loi d’avenir pour l’agriculture, la pêche et la forêt, qui ouvre aux acteurs de la filière agricole la possibilité de bénéficier d’espaces d’information gratuits sur les chaînes de télévision publique de manière à soutenir la consommation de leurs produits en France.
M. le président François Brottes. Après avoir évoqué les exportations françaises vers la Russie, parlons des importations russes d’une matière première dont nous ne disposons pas : le gaz. Votre analyse, monsieur Sauquet, nous intéresse au plus haut point, dans la mesure où le problème gazier – qui cristallise depuis longtemps les tensions en Europe – se trouve exacerbé par les tensions actuelles.
M. Philippe Sauquet, président Gas and Power de Total. L’aspect énergétique de la crise qui oppose les États-Unis et l’Europe d’un côté et la Russie de l’autre appelle trois observations. La présence à ses portes de réserves gazières aussi importantes est une chance pour l’Europe, qu’il conviendrait de préserver. La tension entre la Russie et l’Ukraine fait peser une réelle menace sur l’approvisionnement énergétique de l’Europe pour cet hiver, et il faut s’y préparer. Les sanctions économiques actuelles contre la Russie pourraient – surtout si elles sont renforcées – compromettre le développement de nouveaux projets d’exportation de gaz russe vers l’Europe et donc accroître le coût de cette ressource, mettant en question la sécurité de notre approvisionnement.
Troisième source d’énergie après le pétrole et le charbon, le gaz participe à l’approvisionnement de la planète à hauteur de 22 %. À l’horizon de vingt ans, ce pourcentage devrait augmenter jusqu’à 25 %, faisant passer le gaz en deuxième position. La part des énergies renouvelables modernes, telles que le solaire – où Total est désormais un des leaders mondiaux – et l’éolien, devrait tripler pour arriver à 6 %, le nucléaire restant à ce même niveau. Le gaz représente donc un sujet majeur.
Avec plus de 140 ans de ressources devant nous, le gaz constitue une énergie abondante et compétitive, tant du point de vue économique qu’environnemental. Pour la même dépense, on peut aujourd’hui éliminer trois fois plus d’émissions de CO2 en remplaçant les centrales à charbon par des centrales à gaz plutôt qu’en construisant des éoliennes offshore ou en installant des panneaux solaires dans le nord de l’Europe. Avec 20 % de réserves mondiales prouvées, la Russie – suivie par l’Iran – est le premier pays détenteur de cette ressource ; assurant, avec 150 giga mètres cubes livrés, 30 à 40 % des approvisionnements européens, elle est le premier fournisseur de l’Europe. Il s’agit d’un pourvoyeur historiquement fiable : depuis près de 40 ans, ses livraisons n’ont jamais décru, ni jamais failli en dehors de deux ou trois incidents depuis l’éclatement de l’Union soviétique, essentiellement liés à des « emprunts » par les Ukrainiens de gaz russe qui ne leur était pas destiné, dans le cadre de désaccords commerciaux entre ces deux pays. Le prix d’import du gaz russe est toujours resté compétitif, même si la libéralisation du marché européen et la production croissante de gaz naturel liquéfié (GNL) au Moyen-Orient – notamment au Qatar – a constitué des prix de marché spot inférieurs aux prix des contrats à long terme signés avec Gazprom par les anciens monopoles gaziers comme GDF. Deux fois plus élevés qu’aux États-Unis, les prix européens du gaz restent 30 % plus bas que ceux payés en Asie – voire 40 % depuis la défaillance du nucléaire au Japon.
Nous estimons que la tension actuelle fait peser une menace sur l’approvisionnement énergétique de l’Europe pour cet hiver, et il faut s’y préparer. Le degré de dépendance des pays européens vis-à-vis des importations de gaz russe est évidemment variable, allant de 100 % pour la Bulgarie à quasiment 0 % pour le Royaume-Uni, en passant par 40 % pour l’Allemagne, 35 % pour l’Italie et seulement 20 % pour la France. Notre pays semble peu dépendant ; cependant, les flux venant de l’Est, il se trouve en bout de ligne et ne manquerait pas de sentir l’effet des éventuelles interruptions.
La moitié des 150 milliards de mètres cubes apportés en Europe transite par l’Ukraine, le reste étant réparti entre le gazoduc Yamal qui arrive en Pologne – 20 % –, le nouveau gazoduc Nord Stream qui passe sous la Baltique pour rallier l’Allemagne – 20 % – et le Blue Stream qui arrive en Turquie – 10 %. Le scénario catastrophe qui peut se produire cet hiver, indépendamment de toute sanction ou décision politique, est celui d’une interruption du transit à travers l’Ukraine. Sans reprise des achats de gaz russe, l’Ukraine ne pourra pas assurer le chauffage de sa population, alors que les températures peuvent descendre jusqu’à moins trente à Kiev. Les coupures pourraient résulter d’un acte isolé – on a déjà assisté, au printemps, à des tentatives d’attentat sur les gazoducs, et une population qui gèle est capable d’actions de dépit face au flux de gaz allant chauffer les populations européennes – ou d’une décision des autorités ukrainiennes de se servir à nouveau, en cas d’urgence, de gaz qui ne leur est pas destiné.
Ayant étudié ce scénario depuis longtemps, Total considère que l’Europe ne peut éviter les coupures qu’à trois conditions. Elle doit d’abord négocier avec Gazprom une maximisation de ses livraisons par les autres gazoducs, en l’occurrence Nord Stream. Les restrictions réglementaires imposées par le régulateur allemand empêchent actuellement de l’utiliser au maximum de sa capacité, mais techniquement Gazprom peut rediriger des flux pour saturer ce gazoduc. Il faut ensuite optimiser l’utilisation des stocks de gaz – remplis pendant le printemps et l’été – à l’échelle européenne en acceptant de les mutualiser, loin de tout jeu égoïste. Il est enfin nécessaire d’importer des quantités additionnelles de GNL, quitte à les payer au prix international aujourd’hui accepté en Asie. Même si ces trois conditions étaient réunies, certains pays tels que la Bulgarie ne pourraient pas bénéficier d’un approvisionnement énergétique correct ; quelques-uns – comme la Turquie – ne disposent pas de suffisamment de terminaux GNL ; pour d’autres – comme l’Italie –, le complément de GNL à trouver serait probablement trop important par rapport aux quantités disponibles. En effet, une partie du GNL est achetée via des contrats à long terme par les pays asiatiques qui ne s’en sépareront pas volontiers en hiver. Les pouvoirs publics devraient d’ores et déjà anticiper ces trois mesures en se concertant au niveau européen, car il s’agit d’un problème collectif de l’UE. Nous avons lancé l’alerte dès le mois de mars et des discussions sont en cours. Un accord entre la Russie et l’Ukraine permettant à celle-ci de compléter son approvisionnement ferait naturellement décroître le risque de l’interruption.
Enfin, je souhaite vous alerter sur l’impact des sanctions économiques vis-à-vis de la Russie sur les nouveaux projets d’exportation de gaz vers l’Europe. À long terme, on peut réduire notre dépendance des importations de gaz russe ; sans même évoquer le sujet – sensible – des nouvelles productions en Europe, la possibilité de développer des projets GNL en Iran depuis le retour de ce pays dans la communauté internationale, comme l’essor des productions de gaz de schiste aux États-Unis et des ressources conventionnelles en Méditerranée et en Afrique de l’Est créent de nouvelles perspectives d’approvisionnement. Pourtant, transporter cette ressource coûte cher, et le prix du gaz importé d’autres continents risque de se révéler au moins 50 % plus élevé que celui du gaz de Sibérie orientale, sans compter le coût des investissements en gazoducs payés par les générations précédentes. Par ailleurs, le développement de nouvelles productions de GNL prendra du temps. En dépit d’une volonté politique forte, le Qatar qui possède des réserves abondantes et bien identifiées a mis dix ans à mettre au point sa nouvelle génération de trains de GNL pour un volume de 50 millions de tonnes, soit 70 giga mètres cubes – moins de la moitié de ce qu’il faudrait pour compenser les livraisons russes. Enfin, en voulant importer de ces continents lointains, l’Europe se trouve fatalement en concurrence avec les pays développés qui ont fait le choix de cette ressource, comme le Japon ou la Corée, et avec les pays en forte croissance de plus en plus demandeurs, tels que l’Inde et la Chine.
C’est pourquoi le groupe Total qui s’engage en faveur d’une énergie meilleure – propre, abondante et économique – souhaite la pérennisation du partenariat historique entre l’Europe et la Russie, pour le plus grand bénéfice de leurs populations respectives, et espère que les sanctions décidées par les États-Unis et par l’Europe n’empêcheront pas le développement de nouveaux projets. Avec nos partenaires russes – Novatek – et chinois – China national petroleum corporation (CNPC) –, nous menons notamment un chantier emblématique dans le nord de la Sibérie occidentale, Yamal LNG. Il s’agit du premier projet d’export de gaz russe échappant au monopole de Gazprom et de la première production de GNL russe développée dans la partie européenne de la Russie. À terme, 80 % des flux de cette exploitation passeront par l’Europe, donnant à celle-ci l’option d’acheter le GNL dont elle a besoin. Il serait dommage que ce projet – qui symbolise un partenariat inédit entre la Russie, la Chine et l’Europe – soit entravé par les sanctions.
M. Germinal Peiro. C’est moins le volume des exportations perdues que l’effet domino sur les marchés qui porte atteinte aux filières des fruits et légumes et du lait. Les conséquences en cascade de l’embargo russe viennent compliquer une situation déjà difficile. La production des fruits et légumes dans notre pays a baissé de 50 % en dix ans ; aujourd’hui, la moitié de ce que nous consommons est importée. Ce n’est pas un hasard si au cours des cinq dernières années, nous sommes passés de la première à la troisième place en Europe en matière de production agricole et agroalimentaire, nous situant désormais derrière les Pays-Bas et l’Allemagne. Où s’arrêtera l’affaiblissement de la production française ?
À côté des conditions géographiques et climatiques qui nous handicapent dans la concurrence avec l’Espagne, les raisons sanitaires et sociales rendent également la production française plus chère que celle de nos voisins. Ainsi l’Allemagne a-t-elle capté bon nombre de productions de fruits et légumes en faisant travailler la main-d’œuvre de l’Est au prix de son pays d’origine. La filière de la fraise, où le coût de la main-d’œuvre représente 70 % du prix du produit, s’en est trouvée sinistrée : le Périgord qui comptait 1 200 producteurs n’en compte plus aujourd’hui que 180. Les gouvernements qui se sont succédé depuis dix ans ont essayé de lutter contre cette tendance, mais la situation reste difficile.
Pour la filière laitière, l’embargo a également représenté la goutte faisant déborder le vase. Avec la suppression des quotas – décision critiquée par le groupe SRC –, nos concurrents se préparent à produire davantage. Dans les régions du Sud de la France, les exploitations laitières disparaissent les unes après les autres, faisant peser une menace sur les outils de transformation.
Les réponses apportées par le Gouvernement et la Commission européenne vous paraissent-elles en mesure de corriger les effets négatifs de l’embargo ?
M. Antoine Herth. En été, les Ukrainiens ramassent les fraises allemandes et affaiblissent les producteurs du Périgord et de l’Alsace ; en hiver, ils risquent de prélever le gaz destiné à l’Europe.
Dans quelle mesure la spéculation amplifie-t-elle les tensions nées d’un désajustement entre l’offre et la demande sur le marché européen des fruits et légumes et du lait ? Avec le temps, peut-on espérer la voir faiblir ? La grande distribution pourrait-elle jouer un rôle d’amortisseur grâce à des actions de promotion de ces produits sur le marché intérieur ?
C’est dans les périodes difficiles que l’on mesure la faiblesse de nos exploitations face à la compétition européenne ; l’agriculture française a perdu la course de vitesse engagée avec nos voisins. N’ayant pas su prévenir, saurons-nous guérir ? Le groupe UMP s’interroge sur la possibilité de soutenir nos entreprises en étendant les systèmes assurantiels ou en élargissant la déduction pour aléas (DPA) aux imprévus économiques.
Monsieur Sauquet, si le point de vue de l’acheteur de gaz semble clair, qu’en est-il de celui du vendeur ? Pendant combien de temps Gazprom peut-il se passer des achats européens ?
M. Franck Reynier. Alors que l’Assemblée nationale se saisit de la question énergétique, la crise actuelle met une nouvelle fois en évidence la nécessité de diversifier les sources d’approvisionnement et pose la question de la dépendance aux énergies fossiles. La France devrait utiliser cette période difficile pour développer ses atouts : l’hydraulique, le nucléaire et le renouvelable, sources d’une énergie abondante et de qualité.
Pour le secteur agricole, l’embargo russe s’ajoute à des difficultés bien connues. Le coût de la main-d’œuvre grève la filière des fruits et légumes, l’exposant à la concurrence de l’Espagne et de l’Allemagne. Le Parlement doit réfléchir au maintien et à l’amplification des exonérations de charges pesant sur la main-d’œuvre agricole, mais également aux mécanismes comme la TVA sociale qui pourrait fournir une réponse efficace à ces difficultés. Il est également important d’inciter à la protection des moyens de production. Faisant face aux aléas climatiques tels que le gel ou la grêle, le secteur agricole cumule les imprévus. Réfléchissons à l’accompagnement que les pouvoirs publics peuvent fournir aux exploitants, et aux systèmes d’assurance à instaurer.
Enfin, il est essentiel de faire de la pédagogie en incitant le consommateur à acheter français. Les distributeurs doivent être sollicités pour relayer le message de soutien à la production nationale. Il faut également, vous l’avez souligné, sensibiliser les élus à ce problème qu’ils peuvent contribuer à combattre en orientant la commande publique.
En somme, le groupe UDI appelle à faire le maximum pour soutenir les chefs d’entreprise que sont les agriculteurs et leur permettre d’investir et d’employer sur leurs territoires.
Mme Michèle Bonneton. Pour combattre les conséquences dramatiques de la libéralisation et de la concurrence à outrance à l’intérieur de l’UE – responsables, en dix ans, de la baisse de 50 % de la production des fruits et légumes en France –, ne serait-il pas urgent, comme l’estime le groupe écologiste, d’aller vers une harmonisation sociale et environnementale à l’échelle européenne ?
Dans le contexte des difficultés actuelles, les producteurs de lait pensent-ils augmenter la part de leur production de beurre et de poudre de lait ? Se tournent-ils vers de nouveaux marchés, et le cas échéant lesquels ? On peut regretter que les organisations agricoles ne se soient pas davantage fait entendre lors du choix – politique – de supprimer les quotas laitiers ; peut-être ne se sont-elles pas rendu compte des implications de cette décision en termes de concurrence internationale.
Parmi les aides envisagées, on avait évoqué des reports de cotisations de la Mutualité sociale agricole (MSA) ; les représentants du ministère pourraient-ils nous renseigner sur cette possibilité ? Les professionnels jugent-ils ces aides suffisantes ? Sinon, que préconisent-ils ? La solution ne passe-t-elle pas pour partie par la relocalisation – qui n’exclut en rien les exportations ? Nous avons introduit dans la loi pour l’avenir de l’agriculture, la pêche et la forêt la possibilité de projets alimentaires territoriaux ; ne serait-il pas nécessaire de modifier le code des marchés publics pour pouvoir plus facilement acheter local ? En effet, cette pratique nécessite à l’heure actuelle beaucoup de précautions car elle expose au risque de voir les marchés dénoncés du point de vue juridique.
Que pensez-vous des traités de libre-échange avec le Canada et avec les États-Unis – Accord économique et commercial global (CETA) et Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP) –, ce dernier étant en cours de négociation ?
En matière énergétique, la crise actuelle montre l’urgence à s’émanciper des importations et à développer les énergies renouvelables. La loi sur la transition énergétique que nous venons de voter devrait nous donner des marges de manœuvre dans ce domaine. Est-il exact que les stocks de gaz naturel en France doivent être suffisants pour couvrir deux mois de consommation ? Qu’en est-il des obligations de stockage dans les autres pays de l’UE ? Total possède des raffineries de pétrole en Russie ; cette branche est-elle touchée par l’embargo et si oui, de quelle façon ? Où en est le projet Yamal LNG que vous menez en partenariat avec le groupe russe Novatek ? Est-il finalisé du point de vue juridique ? Commence-t-il à être mis en œuvre ? De quelle façon pourrait-il être affecté par l’embargo ?
Mme Jeanine Dubié. Le groupe RRDP constate à son tour que pour nos filières agricoles, l’embargo russe ne fait qu’ajouter des difficultés aux difficultés. Les producteurs de fruits et légumes craignent une accentuation de la concurrence à l’échelle européenne suivie d’une importante baisse des prix. La France a incité la Commission européenne à approuver des mesures de dégagement qui consistent à retenir la production tout en indemnisant les producteurs touchés par l’embargo ; où en sont ces dispositifs ? Les propositions de la Commission répondent-elles à vos attentes ? A-t-on procédé en concertation avec tous les pays européens pour éviter les situations de dumping ?
L’UE a annoncé des mesures de soutien en faveur de la filière laitière ; alors que le surplus de production généré par l’effet conjugué de la crise actuelle et de la fin des quotas laitiers risque d’entraîner une baisse généralisée des prix, son action vous semble-t-elle à la hauteur des enjeux ?
M. Dino Cinieri. En matière de soutien public à l’agriculture et à l’agroalimentaire, les politiques nationales sont largement déterminées par la réglementation communautaire de la PAC, mais l’État n’est pas dénué d’un pouvoir d’influence. Face à la situation difficile des agriculteurs frappés par l’embargo russe, est-il possible de mobiliser d’autres sources de financement que la PAC ? La Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) suggère ainsi d’utiliser la marge pour imprévus. Ce nouveau mécanisme du cadre financier pluriannuel 2014-2020 permet de mobiliser 0,03 % du RNB de l’UE ; porteur de flexibilité, il représente un instrument de dernier recours pour réagir aux aléas de la conjoncture.
Mme Corinne Erhel. L’accumulation des problèmes plonge actuellement la filière légumière dans un climat d’anxiété et d’incertitude. Aux mauvaises conditions climatiques et aux prix bas payés aux producteurs s’ajoute désormais la difficulté à estimer les conséquences réelles de l’embargo russe. S’il faut certainement chercher de nouveaux débouchés à l’exportation, nos concurrents hors UE risquent de saisir l’occasion pour conquérir les marchés russes. La recherche et l’innovation en matière de nouvelles variétés doivent être renforcées et le marketing, développé davantage.
La mise en avant des produits français par les grandes surfaces représente une nécessité, mais il faut veiller à ce qu’elles n’en profitent pas pour écraser plus encore les prix ; a-t-on pris des mesures de contrôle précises pour éviter ce type de désagrément ?
M. Jean-Claude Mathis. Depuis que la Russie a interdit, début août, l’importation de nos produits agricoles, certains exportateurs français auraient réussi à y faire entrer leurs produits en les faisant transiter par d’autres pays tels que le Maroc, la Biélorussie et le Kazakhstan. L’offre étant plus abondante depuis l’embargo, ces pays importent des produits français à des prix intéressants, les estampillent avec leurs étiquettes et les revendent à la Russie en réalisant une marge. Les certificats d’exportation en vigueur en Europe ne sont pas nécessaires lorsqu’on exporte en Russie, ce pays étant moins regardant en matière d’importations. Si ces pratiques sont confirmées, ne soulèvent-elles pas des questions en matière de traçabilité et donc de sécurité ? Que faut-il en penser ?
Mme Frédérique Massat. Un quotidien titre aujourd’hui : « Embargo russe : les règlements de comptes dans l’Union européenne menacent les aides aux agriculteurs ». Que sait le ministère sur ce point ? Les arbitrages budgétaires européens, particulièrement difficiles en raison d’une série d’urgences humanitaires mondiales, desserviront-ils nos producteurs ? Qu’en est-il de la réserve de crise agricole 2015 de la PAC ? Comment s’articuleront tous ces moyens financiers ?
La Commission européenne a présenté, les 26 et 27 juin derniers, un plan d’action en matière de stratégie de sécurité énergétique qui prévoit à court terme d’augmenter les stocks et les capacités de stockage de gaz, de développer les infrastructures d’urgence pour faire face à d’éventuelles coupures et de réduire la demande d’énergie. Monsieur Sauquet, qu’en pensez-vous ?
M. Bernard Reynès. Cette crise à l’effet domino avéré donne l’occasion d’évoquer des sujets importants tels que la TVA sociale. En effet, nous sommes d’autant plus affectés par les effets de l’embargo russe que nous n’avons pas réalisé une série de réformes structurelles.
Le ministère a bien fait de reprendre la négociation sur les exigences polonaises ; le coût de production de pommes dans ce pays étant quatre fois plus faible qu’en France, il fallait en tenir compte dans le calcul des indemnités.
S’il est important de trouver des marchés à l’exportation pour nos produits agricoles, il l’est tout autant de nous protéger des importations. Quel rôle la grande distribution joue-t-elle dans ce domaine ?
Le Maroc est en train de développer à toute vitesse ses secteurs d’arboriculture et de maraîchage, l’embargo russe sur les produits européens ouvrant au Maghreb un nouveau marché. Les conséquences de cette crise dépassent largement ses effets immédiats et nous feront souffrir dans les mois et les années à venir.
Mme Clotilde Valter. Pourquoi GDF Suez semble-t-il moins inquiet devant la situation en matière d’approvisionnements gaziers que Total ? Les intérêts de ces deux groupes sont-ils divergents ?
M. Alain Suguenot. Après l’aéronautique, les exportations françaises les plus importantes concernent – étonnamment – les préparations pharmaceutiques et les cosmétiques. De façon tout aussi surprenante, les touristes russes, pourtant peu nombreux, arrivent deuxièmes en matière de dépense en France. Nos territoires touristiques risquent-ils de souffrir des conséquences de cette crise qui peut provoquer une baisse des fréquentations russes ?
Depuis lundi dernier, les problèmes en Crimée ont conduit à une hausse des cours des céréales sur le marché européen. Comment les producteurs français qui traversent, cette année, de grandes difficultés, peuvent-ils saisir cette opportunité ?
M. Kléber Mesquida. La filière des fruits et légumes demande aux acheteurs et aux décideurs français de se mobiliser pour la soutenir. Les aides à la promotion des produits ne couvrant que 50 % des frais – que la filière n’a pas les moyens de compléter –, ne vaut-il pas mieux utiliser ces sommes pour inciter les Français à préférer les produits nationaux aux importations en provenance de pays limitrophes comme l’Espagne ? Pour convaincre les consommateurs d’acheter français, faut-il baisser les prix ou promouvoir davantage nos produits sur le territoire national qu’à l’étranger ?
Mme Annick Le Loch. À côté des filières des fruits et légumes et du lait, l’embargo russe affecte également les produits de la pêche, pour une valeur de 144 millions d’euros. Malgré les mesures prises par l’UE – notamment un report de quotas sur 2015 –, les entrées massives de ces produits risquent de déstabiliser les marchés en faisant baisser de façon drastique les prix au producteur dans notre pays. Qu’en pensez-vous ?
Les entreprises industrielles productrices de matériel agricole qui travaillent depuis des années avec la Russie sont les victimes collatérales de la crise russo-ukrainienne et de l’embargo russe. Les investissements en Russie ont beaucoup ralenti, les financements des exploitations russes sont bloqués, et le fait même d’être une entreprise française devient pénalisant. Cette crise ne risque-t-elle pas de faire perdre à l’Europe et à la France d’importantes parts de marché, l’agroalimentaire russe en profitant pour se renforcer ?
M. Michel Piron. Monsieur Sauquet, pour prolonger la question d’Antoine Herth sur les rapports entre vendeur et acheteur en matière de gaz russe, pouvez-vous nous éclairer sur l’option asiatique de la Russie ? Où en sont ses liens avec la Chine ? Quel rôle les républiques postsoviétiques – désormais concurrentes – jouent-elles dans cette relation entre Russie et Asie ?
M. Hervé Pellois. Ayant assisté hier au conseil d’administration de FranceAgriMer, j’ai vu les représentants des filières agricoles donner un satisfecit à la fois à cet office, au ministre de l’agriculture et à l’UE pour leur réponse à cette crise dont ils ont souligné l’effet déstabilisateur sur nos marchés. Parmi les nouveaux marchés potentiels, on a évoqué Taiwan pour le porc, les kiwis et les pommes ; peut-on en envisager d’autres ?
Les marchés russes connaissent-ils réellement une pénurie ? Sinon, où la Russie se sert-elle ?
M. Jean-Pierre Le Roch. Avant la mise en place de l’embargo, le marché russe absorbait 33 % de la production de fromage et 28 % de celle de beurre européens. En conséquence, même si la France exportait peu de produits laitiers vers la Russie, nos producteurs subissent désormais une concurrence accrue sur le marché national et communautaire. L’embargo russe a aggravé les déséquilibres, contribuant peut-être au décrochage du prix du lait en Allemagne, passé de 380 à 300 euros les 1 000 litres. La grande distribution profite de cette situation : la tonne de poudre de lait écrémé se vend aujourd’hui en France 2 400 euros contre 2 880 euros début août ; celle de beurre, 3 260 euros contre 3 600 euros il y a un mois. Alors que démarrent ce mois les négociations annuelles sur les tarifs entre distributeurs et fournisseurs, quelle position le Gouvernement adoptera-t-il à ce sujet ?
Mme Marie-Noëlle Battistel. Les producteurs indépendants se plaignent de ne pouvoir bénéficier que de 50 % de l’aide et de devoir en outre, pour y prétendre, contractualiser avec une organisation de producteurs susceptible de leur prélever des frais. Leurs craintes sont-elles justifiées ?
Comment seront financés les moyens d’indemnisation des producteurs mis en difficulté par cette crise ? La situation ne relevant pas de leur responsabilité, ils considèrent que ces aides ne devraient pas affecter le budget de la PAC.
Enfin, je souhaite également comprendre la différence d’analyse entre GDF Suez et Total.
M. Yves Daniel. La crise conjoncturelle liée à l’embargo russe risque de se transformer en difficultés structurelles. La presse relatait ce matin la volonté des Russes d’accroître, à coup d’investissements massifs, leur indépendance en matière de viande porcine. Il en ira probablement de même pour les autres produits concernés par l’embargo. Il nous faudra nous adapter à cette nouvelle situation ; le ministère de l’agriculture a-t-il commencé à y réfléchir ?
M. Philippe Sauquet. Combien de temps Gazprom peut-il tenir sans exporter en Europe ? On insiste beaucoup sur la dépendance de l’Europe vis-à-vis de la Russie, mais celle de la Russie vis-à-vis de l’Europe n’est pas moins réelle. Cette interdépendance rend nécessaire de nouer des partenariats de long terme en matière gazière. Les recettes des exports de gaz de Gazprom représentent environ 100 millions de dollars par jour, soit 9 milliards en trois mois et 20 milliards en six mois. Il s’agit de sommes importantes, mais si l’Europe était totalement privée de gaz russe cet hiver, elle se trouverait démunie, des consommateurs européens n’ayant pas d’autre solution que d’acheter des pulls. La situation est donc loin d’être symétrique.
La Russie dispose de marchés de repli ; elle peut notamment augmenter ses livraisons vers l’Asie. À peine la crise avait-elle commencé à prendre de l’ampleur, que la Russie et la Chine signaient un contrat pour développer un nouveau projet d’approvisionnement de la Chine en gaz russe par un gazoduc. Cependant, les réserves en question – qui prendront du temps à être exploitées – sont situées en Sibérie orientale, près du lac Baïkal. La diversification de ses marchés est dans l’intérêt de la Russie, même si les Chinois ont profité de la situation pour arracher aux Russes un prix apparemment très intéressant, légèrement inférieur à celui que la Chine paie actuellement pour le GNL. Sur ces marchés, la Russie est concurrencée par le Kazakhstan et le Turkménistan qui ont d’ores et déjà développé des productions gazières pour le compte de la Chine. Cette dernière ne montre d’ailleurs aucune volonté d’acheter les réserves de la Sibérie occidentale qui lui coûteraient extrêmement cher. Techniquement possible, la redirection de ces flux vers la Chine constitue donc une vue de l’esprit.
Si la diversification énergétique apparaît essentielle pour les pays consommateurs, il ne faut pas opposer les énergies les unes aux autres. La place du gaz reste importante ; après la catastrophe de Fukushima, lorsque les risques pesant sur les centrales nucléaires ont conduit le Japon à arrêter entièrement ses plus de cinquante réacteurs, c’est cette ressource qui a sauvé le pays. Que se passerait-il si la France devait arrêter la totalité de son parc nucléaire par crainte d’accident ? La diversification au sein de l’approvisionnement gazier est tout aussi cruciale. La France a compris depuis longtemps que se reposer sur un seul pays fournisseur représentait une folie. La relocalisation – évoquée à propos des productions agricoles – peut également être envisagée pour la production gazière qu’il est possible de continuer à développer en Europe.
Les stocks de gaz, en France comme dans les autres pays européens, représentent environ deux mois de consommation, soit 1,5 mois de consommation d’hiver. Il ne s’agit pas de réserves stratégiques que l’on maintiendrait de façon à faire face à des situations difficiles telles qu’une interruption complète des livraisons russes, mais de provisions utiles pour réduire les coûts d’approvisionnement. Les gazoducs débitant toute l’année un volume constant, on stocke le gaz à proximité des marchés pour ajuster la consommation saisonnière.
Total ne possède pas de raffineries de pétrole en Russie ; en revanche il y produit du pétrole. Aujourd’hui, notre entreprise n’est pas affectée par les tensions russo-ukrainiennes. Si, comme le montrent les sondages, les Russes soutiennent tous la politique de Vladimir Poutine, ils ne se sentent pas très confortables vis-à-vis du sujet et n’en veulent pas réellement à l’Occident. Aussi les activités de Total en Russie ne font-elles l’objet d’aucune sanction.
Yamal LNG – aux réserves suffisantes pour faire fonctionner le site pendant plus d’un siècle – produira quelque 20 giga mètres cubes de gaz par an, soit la moitié de la consommation française. Les accords sont signés et la décision d’investissement, prise en décembre dernier. La construction est en cours, notamment celle des nouveaux méthaniers brise-glace. Total a déjà dépensé plus de 6 milliards de dollars sur ce site. C’est par le biais du problème de financement que Yamal LNG est touche par la crise en cours. Le projet coûtant 27 milliards de dollars, il est difficile de le financer sur nos fonds propres ; nous avons donc besoin d’emprunts. Or aujourd’hui les banques américaines ne peuvent pas participer au financement et leurs consœurs européennes sont également réticentes. En effet, la plupart des équipements étant facturés en dollars, elles craignent de subir le même sort que BNP-Paribas. On discute donc essentiellement avec des banques chinoises et russes. Enfin, un embargo éventuel sur l’utilisation de la technologie américaine – centrale dans les équipements gaziers et pétroliers – compromettrait véritablement le projet.
Le plan européen en matière de sécurité des approvisionnements, qui prévoit une augmentation des stocks, va dans le bon sens. Pour l’heure, des réserves stratégiques n’existent qu’en Italie et en Hongrie ; en créer d’autres semble utile, mais le prix du stockage peut se révéler prohibitif. Renforcer les infrastructures et les interconnexions entre les pays européens – qui dépendent les uns des autres – apparaît également bénéfique. Le réseau gazier étant prévu pour fonctionner dans toutes les circonstances climatiques, plus on multiplie les infrastructures, plus on dispose de chemins possibles pour le gaz en cas de problème.
La différence des points de vue entre Total et GDF Suez ne tient pas à leurs intérêts. Il n’est dans l’intérêt d’aucune des deux entreprises d’inciter l’Europe à se préparer à la crise : si le prix du gaz flambe en Europe cet hiver, Total fera plus de bénéfices ; cependant, en tant qu’acteur économique responsable, il ne saurait taire ses inquiétudes. L’analyse de GDF Suez semble trop centrée sur la France ; mais que fera-t-on si les Allemands font face à la pénurie et qu’ils arrêtent les flux de gaz qui transitent par leur pays vers le nôtre ? L’interdépendance des pays européens fait de l’approvisionnement gazier un problème commun. Sans estimer la crise certaine, nous trouvons le risque suffisamment élevé pour mériter que l’on s’y prépare.
M. Stéphane Le Moing, directeur de cabinet adjoint du ministre de l’agriculture. Monsieur Peiro, Christine Avelin a évoqué l’action du ministre au niveau européen et les réponses communautaires. À l’échelle nationale, la filière des fruits et légumes a d’abord bénéficié des mesures générales d’allègement du coût du travail : la réduction Fillon pour les bas salaires et le dispositif « travailleur occasionnel / demandeur d’emploi » (TO/DE) pour le travail saisonnier. En 2012, ces mesures ont représenté 1,8 milliard d’euros ; en 2014, les effets du CICE font monter le chiffre à 2,5 milliards. En 2015, avec la montée en puissance du CICE et les dispositions du pacte de responsabilité, on en sera à 3,2 milliards d’euros. Dans le contexte de l’embargo russe, cette bouffée d’air arrive à point nommé.
D’autres mesures plus spécifiques viennent aider la filière à faire face à ses difficultés – liées notamment aux conditions météorologiques. Leurs contours sont actuellement précisés dans le cadre de cellules départementales qui réunissent, autour des préfets, les services fiscaux, les banques et la MSA. En effet, au lieu de constituer des enveloppes a priori, il s’agit d’adapter les aides à la situation particulière de chaque exploitation en difficulté. Ainsi les producteurs qui ne sont pas endettés ont-ils moins besoin d’aide en matière bancaire mais davantage d’allégements de cotisations sociales. Début novembre, une réunion avec la MSA permettra de déterminer les besoins financiers par département afin de mettre en place les mesures actuellement en discussion. L’ensemble des dispositifs généraux ou d’urgence en matière de cotisations sociales, de fiscalité ou de prêts bancaires constitue une panoplie complète qui permettra de résoudre les problèmes de trésorerie des exploitations.
Monsieur Herth, on travaille depuis un an sur la définition d’une nouvelle génération d’assurances pour agriculteurs, faisant l’objet de subventions publiques, qui profiterait aux secteurs comme la viticulture – où le taux de pénétration de l’assurance s’élève à 15 % – et l’arboriculture. Ce dispositif qui offrira des contrats moins coûteux et plus accessibles sera opérationnel l’année prochaine. En complément, la loi de finances pour 2013 a profondément remanié la DPA pour inclure les aléas économiques parmi les critères qui en permettent le déclenchement. Ce mécanisme – qui permettrait de lisser efficacement la fiscalité dans la situation actuelle – reste trop peu utilisé, de même que la possibilité donnée par la fiscalité agricole d’étaler les résultats sur une moyenne triennale. Les exploitations devraient mobiliser davantage les dispositifs existants.
Monsieur Cinieri, madame Massat, les ressources budgétaires communautaires destinées à faire face à la crise font en ce moment même l’objet de débat, le collège des commissaires devant rendre ce matin une décision sur le financement du budget 2015. On envisageait, pour faire face à l’embargo russe, de mobiliser les disponibilités du budget de la PAC ainsi que des ressources complémentaires notamment issues des pénalités que certains pays – dont l’Allemagne – subiront pour dépassement des quotas laitiers. Soutenu par l’Allemagne et l’Italie, le Gouvernement français avait dès le début des difficultés fait valoir la nécessité d’épargner la PAC et de recourir à des fonds autres que la réserve de crise. Mais l’arbitrage, vous l’avez souligné, est difficile : aux urgences humanitaires s’ajoute la nécessité, en fin de programmation 2007-2013, d’honorer les engagements pris au titre des fonds structurels – notamment du Fonds européen de développement économique et régional (FEDER) – par des paiements. Le verdict – que l’on espère favorable aux intérêts agricoles – sera rendu aujourd’hui.
Madame Erhel, monsieur Mathis, alors que doivent bientôt s’ouvrir les traditionnelles négociations commerciales sur les prix de 2015, le Gouvernement veille à empêcher la grande distribution d’exercer des pressions sur les prix payés aux producteurs agricoles – pressions déjà effectives dans le secteur laitier. La semaine dernière, le Premier ministre s’est entretenu à ce propos avec Xavier Beulin, président de la FNSEA ; une réunion réunissant Stéphane Le Foll, Emmanuel Macron, la FNSEA, les filières agricoles et la grande distribution est prévue le 23 octobre. Elle permettra aux ministres d’appeler les distributeurs à ne pas en arriver, comme les deux années précédentes, à devoir recourir au médiateur pour réguler les relations commerciales. En attendant, dès le mois d’août, à la demande du ministre de l’agriculture, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) a renforcé les contrôles sur la pratique des prix après vente – qui consiste, notamment pour des opérateurs étrangers, à vendre des marchandises sans prix fixé au départ. Dangereuse pour la stabilité des prix, cette pratique interdite semble pour le moment contenue, mais nous restons vigilants. Enfin, la loi relative à la consommation votée au début de l’année offre un cadre renforcé pour le contrôle de l’évolution des prix pratiqués par la grande distribution.
Madame Bonneton, l’ancrage territorial de l’alimentation constitue l’un des quatre volets des orientations de la politique gouvernementale en matière d’alimentation que le ministre de l’agriculture a présentée la semaine dernière. Il fait par conséquent partie du champ de l’appel à projets que nous lançons dans le cadre du programme national pour l’alimentation, les projets qui feront l’objet de soutien public devant être sélectionnés au moment du salon de l’agriculture. L’un des enjeux consiste à amener la restauration collective hors foyer – notamment les cantines scolaires – à faire davantage appel aux productions locales. Malgré les limites qu’il impose, le droit de la concurrence laisse de larges possibilités dans ce domaine. L’expertise réalisée par nos services montre que la discussion entre acteurs locaux – collectivités, État et producteurs – fait apparaître d’importantes potentialités inexploitées. Cette perspective de construction collective, sur le terrain, des pistes d’approvisionnement local nous semble plus pertinente que l’approche réglementaire.
Monsieur Suguenot, nous n’avons pas d’indices d’une remontée des prix des céréales, ni d’informations laissant à présager un effondrement de la production en mer Noire qui ouvrirait des perspectives aux céréaliers français. Cependant, notre récolte de cette année, largement préemptée par la demande exprimée, a déjà trouvé preneur.
Monsieur Pellois, la recherche de nouveaux débouchés qui pourraient absorber les exportations traditionnellement dirigées vers la Russie constitue un des volets offensifs de la stratégie développée ces dernières semaines. Nous travaillons notamment au déblocage des marchés fermés pour des raisons sanitaires : les États-Unis pourraient s’ouvrir à la pomme française, les Philippines à la viande, la Chine à la charcuterie – les discussions sur ce produit sont sur le point d’aboutir –, Hong-Kong aux huîtres. Au-delà de ce volet sanitaire, nous essayons de progresser sur plusieurs marchés grâce à la promotion de nos produits que nous organisons en lien avec FranceAgriMer, Ubifrance et Sopexa. Il s’agit notamment des marchés de l’Union douanière – Kazakhstan et Biélorussie –, de l’Asie – Corée, Chine, Singapour – et du marché communautaire qui représente toujours l’essentiel de nos débouchés et sur lequel il est important de conforter notre position.
Monsieur Le Roch, à la différence de la filière des fruits et légumes, le secteur laitier risque essentiellement de pâtir des anticipations à la baisse des acteurs sous l’effet conjugué de l’embargo russe et de la perspective de fin des quotas laitiers. Le prix des produits industriels – beurre et poudre – a déjà commencé à chuter, celui du lait restant pour l’heure globalement stable. Dans ce contexte – où la baisse éventuelle des prix s’expliquerait par des prédictions autoréalisatrices et non par l’équilibre entre l’offre et la demande sur le marché –, on compte agir au niveau communautaire en envoyant des contre-signaux. Ainsi la France, soutenue par l’Irlande, la Belgique et l’Espagne, a-t-elle demandé lundi, en conseil des ministres de l’agriculture, de relever le prix d’intervention sur le lait, trop bas. Au-delà de cette mesure, nous comptons consolider notre capacité de suivi des marchés grâce à l’observatoire des marchés laitiers – créé à la demande du ministre de l’agriculture – qui permettra de réagir en temps réel à toute évolution. Le ministre a également insisté auprès de la Commission sur la nécessité de mobiliser les instruments créés dans le cadre de la réforme de la PAC, qui facilitent la mise en place de mesures ad hoc en fonction de la situation des marchés. Dans les mois à venir, la filière laitière exigera toute l’attention tant de la Commission que du Gouvernement qui suivra de près les négociations tarifaires pour 2015 entre la grande distribution, les transformateurs et les producteurs.
M. le président François Brottes. L’Europe pourrait-elle revenir aux quotas laitiers ?
M. Stéphane Le Moing. Non, dans ce domaine, la messe est dite.
M. Thierry Roquefeuil. Monsieur Herth, la filière laitière fait aujourd’hui face non à un aléa économique, mais aux conséquences économiques d’un aléa politique. La crise actuelle remet en question les fondements mêmes d’un secteur, fort de 70 000 producteurs et de plus de 600 entreprises de transformation, qui écoule 60 % de sa production sur le marché intérieur et en exporte 40 %. Avant d’être exporté, le lait est d’abord transformé sur notre territoire, générant de la richesse ; la filière présente un excédent de la balance commerciale d’environ 7 milliards d’euros. Malgré ces résultats, nos producteurs ont, ces dernières années, traversé bien des difficultés dont ils paient toujours les frais ; l’embargo russe qui vient s’y ajouter fait suite à une décision politique prise par les vingt-huit. Dans ce contexte, qui doit être tenu pour responsable et assumer le problème économique qui en découle ?
Depuis début septembre, nous nous adressons à la Commission européenne par l’intermédiaire de nos organisations professionnelles et des pouvoirs publics français pour lui demander d’assumer les conséquences de sa décision en aidant la filière laitière qui en est victime. Nous appelons de nos vœux une intervention de la Commission sur l’ensemble des marchés pour en extraire le surplus de production, le stocker et le réinjecter le jour où les prix auront remonté. Nous sommes satisfaits de voir le ministre porter notre revendication ; il s’agirait d’un signal à l’ensemble du monde laitier, de la Nouvelle Zélande aux États-Unis. Ainsi, les Chinois ont depuis le début de l’année massivement importé des produits laitiers, incités par les aides fiscales décidées par leurs pouvoirs publics ; désormais, et tant qu’aucune décision n’est prise, ils s’attendent à une baisse des prix dans les mois à venir, qui leur permettrait d’acheter moins cher sur le marché européen. C’est pourquoi la réponse de la Commission – qui nous apparaît parfaitement appropriée – doit intervenir très rapidement, en dépit du changement du commissaire. Au lieu d’accuser tel ou tel pays de manquer aux règles du jeu, ce sont ces règles qu’il faudrait changer en relevant le niveau d’intervention de la Commission. En effet, le niveau actuel du prix de retrait – 200 euros les 1 000 litres – ne correspond pas aux réalités de l’économie laitière ; aussi les États les plus touchés par les conséquences de l’embargo russe voient-ils des entreprises fermer.
Au niveau national, nous sollicitons le soutien de la grande distribution. Certes, dans nos négociations, nous demandons depuis des années de coller aux évolutions du marché. Alors que celui-ci était en hausse depuis deux ans, nous réclamions à la grande distribution d’augmenter ses prix. Lorsque nous lui demandons aujourd’hui de nous aider dans cette période difficile, elle nous renvoie cette exigence : les marchés baissant, pourquoi ne baisserait-elle pas ses tarifs ? Nous sommes donc pris à notre propre jeu. Cependant, le problème économique renvoyant dans ce cas à une cause politique, nous demandons à la grande distribution de nous soutenir. En effet, faut-il qu’en 2015, les entreprises laitières soient en difficulté, le revenu des producteurs s’approchant de zéro, alors qu’une partie de nos concitoyens profite d’un meilleur pouvoir d’achat parce que la grande distribution a baissé les prix sur nos produits ? En vertu de quelle logique notre filière doit-elle souffrir d’une décision politique tandis que d’autres en sortent gagnants ? La meilleure solution serait que l’intervention de la Commission stabilise – voire fasse remonter – les cours, pour que nous puissions rester sur des tarifs cohérents avec le marché et acceptables pour tous.
Nous essayons de nous concerter au maximum avec les pouvoirs publics afin d’obtenir d’urgence des décisions à l’échelle européenne. L’Association laitière européenne (EDA) qui regroupe toutes les entreprises du secteur, tout comme le Comité des organisations professionnelles agricoles (COPA) se sont prononcés en faveur d’un niveau plus élevé de l’intervention. L’Europe laitière tout entière tient cette position et attend une réponse rapide. Si nous passons ce cap, nous aurons le temps de revenir sur les problèmes spécifiques de la filière laitière française, objet de notre ambition.
M. le président François Brottes. Cet échange nous fait prendre conscience que le marché européen n’est pas fermé sur lui-même. Lorsque ses relations commerciales avec le reste du monde se grippent, il en pâtit également sur son versant intérieur.
M. Laurent Grandin. La filière des fruits et légumes partage l’analyse du CNIEL sur la question des conséquences économiques des crises politiques et sur le niveau insuffisant des prix de retrait. Le marché russe représente l’un des premiers débouchés de la filière européenne des fruits et légumes qui y exporte 2,5 millions de tonnes. La France – dont les 50 000 tonnes représentent une part relativement modeste quoique non négligeable de ses exportations vers les pays tiers – souffre également de l’effet boomerang via le marché communautaire.
Certaines productions fruitières connaissent en France une baisse significative depuis les dix ou vingt dernières années : celle des pommes a diminué de près de 700 000 tonnes, celle des nectarines a fondu de moitié. En même temps, Lérida qui ne produisait pas de pêches et nectarines il y a vingt ans en produit désormais 400 000 tonnes, soit plus que la totalité de la production française. Cela donne une idée de l’écart de compétitivité entre nos filières. La consommation restant globalement stable, la diminution de la production nationale a été remplacée par les produits importés dont la part a crû de 50 % durant les dix ou douze dernières années.
S’agissant de la nécessité d’harmoniser les coûts de production dans l’UE, notre filière repose sur un modèle particulier et nécessite à ce titre des solutions spécifiques, mais tout ce qui concourt à la diminution des écarts de compétitivité concourra à freiner la disparition de la production nationale dans des exploitations consommatrices de beaucoup de main-d’œuvre. Les distorsions dans les pratiques sanitaires des différents pays représentent également un élément important.
Le fait que la perte de 50 000 tonnes d’exportations suffit à précipiter la filière dans la crise en montre l’extrême fragilité. Quelles solutions peut-on lui proposer au-delà du problème conjoncturel de l’embargo ? En dehors des efforts de réduction des écarts de compétitivité avec les pays environnants – l’Allemagne et l’Espagne –, deux axes majeurs doivent être privilégiés. Tout d’abord, la recherche qui seule peut nous permettre de sortir de la crise par le haut en préservant notre modèle social. Moins compétitifs en termes de coûts, nous devons développer une production de meilleure qualité, plus en adéquation avec les attentes de la société. Cela demande de renforcer les moyens du CTIFL. Aujourd’hui il se trouve au milieu du gué puisqu’on lui a demandé d’abandonner la TFA pour passer à la contribution volontaire obligatoire (CVO) – mécanisme forcément long à instaurer au sein d’une interprofession longue aux huit familles.
M. le président François Brottes. Ce mécanisme garantit pourtant la pérennité du financement.
M. Laurent Grandin. Un récent rapport sur le financement du CTIFL affirme le contraire. Quoi qu’il en soit, le processus de validation du dispositif sera complexe ; ce changement ne constitue pas un signal d’encouragement pour une filière en difficulté.
Le deuxième axe, c’est la communication. Vous avez récemment réintroduit la possibilité – essentielle pour notre filière – d’informer le consommateur via la télévision sur l’intérêt d’acheter la production nationale. Pourtant globalement, nous manquons cruellement de moyens pour assurer une communication efficace.
Voilà les solutions que nous attendons de la part des acteurs politiques pour accompagner cette filière en grande difficulté, dont la présence sur les marchés ne cesse de rétrécir, et qui vit finalement ce que la sidérurgie a vécu dans les années 1970-1980, risquant de voir certaines productions disparaître complètement à l’horizon de dix ans.
Enfin – et je partage sur ce point la position du ministère – il est tout à fait possible, avec la législation actuelle et en l’état présent des filières, de relocaliser les achats des collectivités territoriales. Même si les marchés publics nécessitent une mise en concurrence – garante de la bonne gestion du denier public –, les élus peuvent mentionner le choix de la proximité et du mode de production sur le bon de commande. Impulser ces achats qui renforceraient la filière relève donc de votre décision politique. Ce serait une manière de donner de la cohérence à notre modèle social aux coûts de production élevés mais aux productions bien tracées et propres, que l’on peut préférer aux produits moins chers mais dépourvus de ces qualités.
M. le président François Brottes. Il s’agit d’acheter français et non de toujours acheter moins cher. Le problème ne se pose pas à propos du gaz dont nous ne produisons pas !
M. Louis Orenga. La prise en compte rapide par le ministère de l’agriculture et la Commission des difficultés de notre filière a été saluée par les professionnels, mais les réponses ne sont pas à la hauteur du problème. Pour avoir déjà vécu ce scénario, la profession a dès le départ prévu le souci qu’on allait rencontrer avec certains pays.
Le soutien à la consommation et la promotion des produits sur l’ensemble des marchés sont une bonne chose ; mais comment peut-on demander à des professionnels en pleine crise de contribuer à hauteur de 50 % au financement de ces actions alors qu’ils ne sont même pas sûrs de pouvoir préserver leur budget communication en 2015 ? Si le diagnostic a été bien posé, les solutions apportées ne semblent pas opérationnelles. La France n’a d’ailleurs déposé aucun programme de promotion à la Commission européenne car étant donné les conditions fixées pour l’utilisation des fonds, la profession n’est pas en état de s’en servir. L’effet d’annonce théorique des pouvoirs publics ne s’est donc pas transformé en soutien réel à la filière française.
M. le président François Brottes. Monsieur Roquefeuil, la situation semble meilleure en cette matière pour le fromage.
M. Thierry Roquefeuil. Ayant travaillé avec la Commission sur des dossiers de promotion bien avant cette crise, nous avons pu réagir très rapidement à l’annonce de la nouvelle enveloppe. Nous avons donc réussi à déposer un dossier pour le fromage, qui a été accepté. Mais si nous n’étions pas déjà dans une dynamique de promotion, il aurait été difficile de monter un dossier de toutes pièces. Aussi combatives que soient les filières, elles ne peuvent réussir que si la Commission leur donne du temps et de bons outils.
M. Louis Orenga. Notre réaction technique a été rapide ; c’est la capacité financière d’accompagner le programme qui nous a fait défaut. Dans nos propositions de soutien à la consommation sur le marché intérieur et à l’exportation, nous demandions un financement couvert à 80 % voire à 100 % par les fonds de gestion de crise.
Lorsque nous utilisons des financements publics – nationaux ou communautaires –, il nous est interdit de mettre en avant des produits français. Certes, nous pouvons le faire grâce aux financements reposants sur la CVO, mais les mobiliser demande une négociation générale sur l’utilisation des moyens interprofessionnels. Le passage du CTIFL à ce mode de financement vient changer les règles d’un jeu déjà complexe.
M. le président François Brottes. Disposer de davantage de temps n’aurait pas forcément rendu la transition plus facile.
M. Louis Orenga. Le cumul des problèmes auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés rend les choses d’autant plus difficiles.
L’harmonisation des mesures communautaires apparaît évidemment souhaitable dans la mesure où elle nous permettrait, au moins à l’intérieur de l’UE, de lutter à armes égales. Par exemple, alors qu’un projet communautaire sur les sacs plastiques est en cours de préparation, pourquoi la France choisit-elle de prendre dès aujourd’hui une décision unilatérale dont les conséquences pour la filière des fruits et légumes sont estimées à plus de 300 millions d’euros ? Si nous partageons évidemment l’objectif de cette mesure, nous n’avons pas le temps, en un an, de mettre en place une solution de rechange qui n’affecterait pas notre compétitivité. Dans ces conditions, l’interdiction des sacs peut soit entraîner une hausse des prix à la consommation, soit fragiliser la production. Pire, elle pourrait augmenter les conditionnements des fruits et légumes car il s’agit de sacs plastiques d’hygiène – et non de transport –, qui évitent aux différents produits bruts de se mélanger dans le cabas et les protègent des autres denrées alimentaires. Lorsque l’UE travaille sur des textes communautaires, mieux vaut les laisser suivre leur cours pour les transposer ensuite dans le droit national. Nous demandons donc le report de cette mesure, ou au moins une adaptation par rapport au projet européen.
M. le président François Brottes. Les sacs biosourcés et biodégradables offrent pourtant une solution ; leur production s’organise, venant valoriser des savoir-faire nationaux. Le problème n’est donc pas impossible à résoudre. En revanche, comme vous le soulignez, il peut être utile de réfléchir au délai de mise en application de la mesure qui n’entrera en vigueur pour la vaisselle jetable qu’à partir de 2020.
M. Stéphane Le Moing. Nous avons bien identifié le problème lié au cofinancement des programmes de promotion. En période de crise, alors que la filière va mal, il est en effet paradoxal d’exiger cet effort des professionnels. Dans le cadre de la négociation d’un nouveau règlement communautaire relatif à la promotion des produits agricoles, nous demandons que dans les situations de crise, les programmes bénéficient d’un financement à 80, 90 voire 100 % européen. Nous suggérons également d’y introduire des dispositions permettant d’accélérer la procédure – habituellement longue. La discussion reste en cours, mais le problème est reconnu et traité.
M. le président François Brottes. Madame, messieurs, je vous remercie pour vos contributions au débat.
——fpfp——
Membres présents ou excusés
Commission des affaires économiques
Réunion du mercredi 15 octobre 2014 à 9 h 30
Présents. - M. Damien Abad, Mme Brigitte Allain, Mme Delphine Batho, Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Thierry Benoit, Mme Michèle Bonneton, M. Marcel Bonnot, M. Christophe Borgel, M. Jean-Claude Bouchet, M. François Brottes, M. Dino Cinieri, M. Jean-Michel Couve, M. Yves Daniel, Mme Fanny Dombre Coste, Mme Jeanine Dubié, Mme Corinne Erhel, Mme Marie-Hélène Fabre, M. Christian Franqueville, M. Franck Gilard, M. Georges Ginesta, Mme Pascale Got, M. Jean Grellier, Mme Anne Grommerch, M. Antoine Herth, M. Philippe Kemel, Mme Laure de La Raudière, M. Michel Lefait, Mme Annick Le Loch, M. Philippe Le Ray, M. Jean-Pierre Le Roch, Mme Audrey Linkenheld, Mme Marie-Lou Marcel, M. Philippe Armand Martin, Mme Frédérique Massat, M. Jean-Claude Mathis, M. Kléber Mesquida, M. Yannick Moreau, M. Germinal Peiro, M. Hervé Pellois, Mme Josette Pons, M. Dominique Potier, M. Patrice Prat, M. François Pupponi, M. Bernard Reynès, M. Franck Reynier, Mme Béatrice Santais, M. François Sauvadet, M. Michel Sordi, M. Alain Suguenot, M. Lionel Tardy, Mme Clotilde Valter, M. Fabrice Verdier
Excusés. - M. Bruno Nestor Azerot, Mme Ericka Bareigts, M. Yves Blein, M. André Chassaigne, M. Daniel Fasquelle, M. Joël Giraud, M. Daniel Goldberg, M. Jean-Luc Laurent, M. Serge Letchimy, M. Jean-Charles Taugourdeau, Mme Catherine Troallic, M. Jean-Paul Tuaiva, Mme Catherine Vautrin
Assistaient également à la réunion. - M. Paul Molac, M. Michel Piron