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Commission des affaires économiques

Mercredi 10 décembre 2014

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 19

Présidence de Mme Frédérique Massat Vice-Président

– Table ronde, ouverte à la presse, sur les aides d’État, avec la participation de M. Pierre-André Buigues, professeur à la Toulouse Business School, ancien chef économiste adjoint de la DG Concurrence de la Commission européenne, Mme Sarah Guillou, économiste senior au département de recherche « Innovation et concurrence » de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et M. Jacques Derenne, avocat aux barreaux de Bruxelles et de Paris, maître de conférences à l’Université de Liège

La commission a organisé une table ronde, ouverte à la presse, sur les aides d’État, avec la participation de M. Pierre-André Buigues, Professeur à la Toulouse Business School, ancien chef économiste adjoint de la DG Concurrence de la Commission européenne, Mme Sarah Guillou, économiste senior au département de recherche « Innovation et concurrence » de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et M. Jacques Derenne, avocat aux barreaux de Bruxelles et de Paris, Maître de conférences à l’Université de Liège.

Mme Frédérique Massat, présidente. Je vous prie d’excuser le président François Brottes, qui accompagne la ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie à la conférence de Lima sur le changement climatique.

Notre commission a souhaité interroger des experts, juristes, économistes, praticiens ou professeurs qui puissent l’éclairer sur le soutien aux entreprises telles qu’il est pratiqué aux États-Unis et dans l’Union européenne. Les règles européennes en matière de soutien aux entreprises pour leur permettre de gagner des parts de marché face aux pays émergents sont réputées très strictes, tandis que les États-Unis pratiquent eux aussi différents types de soutien, notamment en réservant des marchés publics aux entreprises nationales. Nous voulons établir un diagnostic franc sur le régime européen des aides d’État, analysant ses forces et ses faiblesses, dans le souci de tirer profit de l’expérience étrangère au bénéfice des entreprises européennes.

M. Pierre-André Buigues, professeur à la Toulouse Business School. Dans Le Réveil des démons, Jean Pisani-Ferry écrit que la politique européenne de concurrence a « largement contribué à la désaffection des politiques industrielles traditionnelles ». Je voudrais tâcher de mesurer la validité de cette affirmation en établissant une comparaison avec la situation aux États-Unis.

Il faut d’abord rappeler la raison d’être du contrôle communautaire sur les aides d’État. Dans une publication de 2006, Lars-Hendrik Röller, chef économiste de la direction générale de la concurrence de la Commission européenne, considère que le contrôle supranational limite les externalités transfrontalières entre États membres : aider une entreprise dans un pays de l’Union européenne peut avoir un impact négatif sur ses concurrents dans les autres pays de l’Union ; la concurrence s’en trouve alors faussée. Des aides d’État non contrôlées peuvent également mettre en danger les objectifs du marché intérieur et la libre circulation des biens et services. Certaines entreprises bénéficiant d’une protection spéciale faussent également la concurrence. Enfin, un contrôle supranational des aides d’État permet aux gouvernements de respecter des règles communes et de limiter des dépenses publiques qui pourraient être inefficaces.

Les aides d’État font l’objet d’une définition très restrictive dans l’article des traités qui leur est consacré. Elles ne sont caractérisées comme telles que si elles sont sélectives. S’il s’agit d’un soutien général à l’ensemble des entreprises, cela n’entre donc pas dans le champ de la définition. Au départ, le processus de contrôle était très lourd, même si les aides ne doivent pas être notifiées à la Commission quand elles ne dépassent pas 200 000 euros sur trois ans. Aussi un règlement de 2008 a-t-il précisé des catégories d’aides qui sont exemptées de toute notification, c’est-à-dire celles ayant une justification économique : aides à finalité régionale ; aides à l’investissement et à l’emploi des petites et moyennes entreprises (PME) ; aides à l’environnement ; aides à la recherche et développement et à l’innovation ; aides à la formation. La règle de minimis et ces exemptions tracent donc deux limites au contrôle communautaire des aides d’État strictement entendues.

L’évaluation des aides publiques aux entreprises donne donc des résultats très différents selon qu’elle est faite au niveau national ou au niveau de la Commission européenne : un rapport de l’Inspection générale des finances (IGF) les estime, pour 2013, à 110 milliards d’euros, tandis que, pour la même année, la Commission européenne les évalue à 10 milliards d’euros, soit plus de dix fois moins. Le contrôle communautaire ne s’exerce donc que sur moins d’un dixième des aides entendues au sens de l’IGF : il ne concerne pas, en particulier, toutes les aides de type horizontal, telles que la réduction de TVA ou le crédit d’impôt recherche (CIR), qui ne présentent pas de dimension sélective.

Les décisions négatives de la Commission européenne sont plutôt rares. Sur 3 000 notifications à la Commission européenne en cinq ans, seules 10 % ont conduit à une ouverture d’investigation détaillée. Au total, seulement 5 % des notifications débouchent sur une décision négative. Le regard sur le contrôle communautaire des aides d’État est donc souvent biaisé, car ce dernier recouvre en réalité un champ limité.

La Commission européenne est en revanche particulièrement vigilante sur le contrôle des aides visant à sauver des entreprises en difficulté. La disparition d’entreprises non compétitives ou en difficulté fait en effet partie à ses yeux de la concurrence normale sur les marchés, ne posant pas de problème sur un plan économique. La Commission peut cependant accepter des aides au sauvetage, mais en exigeant des contreparties, telles la réduction des coûts ou la revente de certains actifs, comme dans le cas d’Alstom. Les aides aux entreprises en difficulté sont aussi autorisées exceptionnellement lorsque la disparition d’entreprises pourrait aboutir à une situation de monopole ou d’oligopole.

Aux États-Unis, s’il n’existe pas de contrôle des aides au sens européen, la Cour suprême a invalidé de nombreuses lois et réglementations pouvant limiter le commerce entre États au nom du national common market. Il faut relever que la disposition constitutionnelle alors invoquée est la clause de commerce, et non une disposition relative à la concurrence. En tant que telles, les subventions à l’industrie versées par un État fédéré ne sont pas concernées, sauf si une plainte est déposée et qu’on peut prouver que cette subvention retentit sur le commerce entre États fédérés.

Or les interventions visant à favoriser le développement industriel sont nombreuses au niveau des États fédérés. Chaque État peut ainsi introduire des incitations pour attirer des investissements sur son sol, en adoptant un régime fiscal avantageux pour de nouveaux investissements, comme en Alabama, ou pour l’augmentation des dépenses de recherche et développement, comme en Arizona, ou pour l’augmentation de l’emploi, comme dans certaines zones de la Géorgie. En 1992, la Caroline du Sud a versé 170 millions de dollars à BMW pour créer près de 1 900 emplois, soit une aide de 90 000 dollars par emploi créé. En 1993, Mercedes a perçu 253 millions de dollars de l’État d’Alabama pour des investissements induisant la création de 1 500 emplois, soit près de 170 000 dollars par emploi créé.

À la fin de 2008, l’administration Bush a consenti un prêt d’urgence de 17,4 milliards de dollars à General Motors et à Chrysler. En février 2009, General Motors et Chrysler ont présenté un plan de restructuration financé par 22 milliards d’aides publiques supplémentaires. Le montant total des aides est donc extrêmement important. En revanche, les milieux politiques attendent en retour des efforts des entreprises. Le président Obama a ainsi déclaré que « cela implique de nombreux sacrifices de la part de toutes les parties concernées – dirigeants, syndicats, actionnaires, créanciers, fournisseurs et concessionnaires ».

Ces aides ne sont donc pas très différentes de celles qui sont versées en Europe en contrepartie d’efforts draconiens de restructuration. Ainsi, General Motors a fermé quatorze usines, vendu certaines de ses marques – dont Saab –, fait fermer des centaines de concessionnaires et supprimé 20 000 emplois. Les nouvelles embauches chez General Motors sont effectuées à des salaires inférieurs de moitié aux anciens, avec l’accord des syndicats. Les restructurations sont donc tout aussi brutales aux États-Unis qu’en Europe, voire plus encore.

Les interventions publiques américaines ont plutôt pour priorités le développement technologique et les PME. Les marchés publics sont le principal vecteur de cette politique industrielle, qui fait fond notamment sur d’importantes dépenses militaires. Les mesures de soutien aux entreprises prennent ainsi des formes différentes de celles qui sont pratiquées en Europe. Mais elles produisent un effet comparable, qu’il s’agisse d’aides financières directes aux entreprises, de garanties de prêt ou de prêts bonifiés, de régimes fiscaux avantageux, de prise de participation au capital par les pouvoirs publics, de marchés publics réservés à certaines entreprises, ou encore de cadre réglementaire favorable aux entreprises nationales. La diversité de ces formes de soutien rend difficile toute comparaison.

Par ailleurs, dans les statistiques des comptes nationaux, les subventions sont définies comme des « paiements courants sans contrepartie que les administrations publiques font à des entreprises sur la base du niveau de leurs activités de production ou des quantités ou des valeurs des biens et des services qu’elles produisent, vendent ou importent ». Dans un ouvrage publié avec un collègue il y a trois ans, j’ai ainsi établi un classement. Si l’on retient la définition statistique, l’Autriche, la Belgique, le Danemark, la Suède et la France sont, dans l’ordre, les premiers pays au monde pour l’importance des aides publiques versées aux entreprises, du fait de mesures générales qui n’entrent pas dans le champ de la définition européenne des aides d’État. Les États-Unis ne se classent en revanche que quinzième, faute de subventions directes aux entreprises, et bien qu’ils utilisent d’autres mécanismes non pris en compte au sens des comptes nationaux. L’Italie et l’Espagne ne se classent que douzième et treizième, du fait de leurs difficultés budgétaires. Ces données font elles aussi apparaître que les comparaisons ne sont pas aisées.

Dans un rapport à la Commission européenne sur les dispositifs applicables en Europe, en Chine, au Japon et aux États-Unis, j’avais souligné la différence d’approche entre continents, mais aussi, au sein même de l’Union européenne, entre France et Allemagne. Alors que les soutiens sont décidés de manière centralisée chez nous, les Länder jouent un rôle important en Allemagne dans la distribution des aides aux entreprises. En France, le soutien se concentre sur des champions nationaux, il va, en Allemagne, de préférence aux PME, selon la philosophie qui veut que Siemens est une entreprise assez importante pour s’aider toute seule.

D’une manière générale, le soutien public aux entreprises emprunte des voies très différentes selon les pays, non seulement en raison d’une vaste panoplie d’interventions publiques, mais aussi selon la centralisation ou la décentralisation des processus de décision. La France se distingue par le grand nombre des dispositifs applicables – près de 6 000 –, tandis qu’une volonté de simplification s’est fait jour au Danemark ou au Royaume-Uni. Enfin, dans certains pays, une évaluation coût/avantages est systématiquement conduite, qui débouche sur l’abrogation des mesures concernées lorsqu’elles n’ont pas fait la preuve de leur efficacité au bout de trois ans.

Mme Sarah Guillou, économiste senior au département de recherche « Innovation et concurrence » de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Je vous livre quelques observations complémentaires, sans craindre certaines répétitions assez révélatrices du consensus qui peut exister au sujet des aides d’État.

Leur contrôle est constitutif de l’existence du Marché commun et reflète la volonté des pays européens de l’instituer entre eux. Selon le règlement général, il induit la déclaration de toutes les aides d’un montant total supérieur à 200 000 euros sur trois exercices fiscaux consécutifs. La Commission européenne a mandat pour en contrôler et en vérifier la légalité en analysant si elles ont une incidence sur les conditions d’échange ou sur le degré de concurrence. Ce contrôle connaît cependant de nombreuses exceptions.

Aux États-Unis, aucun contrôle n’est exercé a priori, mais la clause de commerce inscrite dans la Constitution, qui vise à garantir l’union politique et économique du pays, est parfois invoquée – quoique peu fréquemment – par les juridictions pour interdire telle ou telle aide. Aussi les États viennent-ils souvent en aide directement aux entreprises en leur offrant, de manière sélective, des avantages pour attirer investissements et emplois. Les préoccupations électoralistes ne sont pas absentes de cette démarche.

La Commission européenne aurait donc fort à faire si elle devait contrôler les aides versées aux États-Unis. A contrario, la concurrence fiscale entre les États est beaucoup plus sévèrement combattue aux États-Unis qu’au sein de l’Union européenne, où il est bien admis que les États imposent leur propre régime fiscal aux entreprises, pourvu qu’ils appliquent le même à toutes. Les récentes enquêtes sur certains avantages sélectifs consentis par un État apparaissent donc plutôt comme une exception.

Au niveau fédéral, le gouvernement américain a pour philosophie d’être non interventionniste. Il se défend même d’avoir une politique industrielle. Des aides aux entreprises ne sont versées que de manière exceptionnelle et dans des circonstances exceptionnelles. À l’issue de la crise financière, le gouvernement a ainsi apporté un soutien à General Motors, dont il est même devenu le principal actionnaire. Mais il a annoncé ne pas chercher à interférer dans le management de l’entreprise, et se fixer au contraire pour objectif d’en sortir le plus vite possible, une fois accompli le plan de restructuration qui prévoie des suppressions d’emplois et des cessions de marques. L’approche américaine est donc différente de l’approche européenne, et singulièrement de l’approche française.

En revanche, le soutien à la recherche et développement est plus fort aux États-Unis – par la voie des agences fédérales ou du ministère de la défense – que dans l’Union européenne. Les secteurs concernés sont la défense, la santé ou l’énergie. Les aides reçues au titre de la recherche et développement constituent un soutien indirect aux entreprises. La recherche et développement menée dans l’Union européenne bénéficie quant à elle d’un régime d’exemptions. Sortant du cadre général, les aides versées à ce titre ne sont pas soumises à la déclaration obligatoire à la Commission européenne. Ce régime d’exemptions est du reste élargi depuis le début de l’année. La Commission n’est donc pas restrictive quant au soutien à l’innovation.

Pour justifier ce traitement spécial, il faut se demander si ces aides sont motrices pour l’innovation, soit qu’elles permettent aux entreprises de supporter les coûts fixes d’entrée sur un marché, soit qu’elles pallient une asymétrie d’information, en facilitant l’accès à un financement. Dans les deux cas, la réglementation européenne n’est pas limitative, quoiqu’elle soit plus souple dans le second, car le financement des PME est mieux accepté que l’aide directe visant à amortir des coûts fixes d’entrée sur un marché. Sur ce dernier point, il existe peut-être une petite marge d’amélioration. Alors que la Commission européenne se borne aujourd’hui à établir si un concurrent est lésé par cette aide directe, elle pourrait aussi bien inciter, le cas échéant, à la création d’une joint-venture entre lui et l’entreprise initialement seule destinataire de l’aide.

La vraie différence entre l’Union européenne et les États-Unis concerne donc la recherche et développement. De part et d’autre, des crédits d’impôt sont accordés, à hauteur de 20 % aux États-Unis, de 30 % dans l’Union européenne, et même de 35 % au Canada. Mais ces dépenses fiscales ne représentent aux États-Unis que 18 % du soutien total à la recherche et développement, alors qu’ils en constituent 70 % en France.

M. Jacques Derenne, avocat, maître de conférences à l’Université de Liège. Je vais revenir sur la notion juridique des aides d’État et sur leur raison d’être, en articulant mon propos selon trois axes. D’abord, je chercherai à montrer que le contrôle des aides d’État est bon, nécessaire et même crucial pour la survie de l’Europe. Ensuite, je mènerai une comparaison avec la situation dans les pays tiers, où la conception du droit de la concurrence peut être différente, notamment aux États-Unis. Enfin, j’expliquerai comment l’Union européenne essaye d’exporter son contrôle des aides d’État hors de ses frontières.

M. Buigues nous a rappelé combien les États divergent par la forme du soutien qu’ils apportent aux entreprises. Si la notion d’aide d’État est strictement définie, cette définition n’en est pas moins large et ouverte, puisqu’il s’agit de n’importe quel avantage sélectif consenti par un État membre, imputable à sa décision et susceptible d’affecter la concurrence ou les échanges entre les États membres : la simple potentialité suffit donc à établir qu’il s’agit d’une aide d’État. Le traité ne donne cependant pas de liste des formes possibles, domaine où les États membres savent faire preuve d’une grande créativité, comme l’atteste la jurisprudence de la Cour de Justice.

Le contrôle en lui-même repose sur la déclaration préalable à effet suspensif et sur la compétence exclusive de la Commission pour se prononcer. Les juridictions nationales ne contrôlent que le respect de la procédure, à savoir le respect de l’obligation de notifier.

Comme défenseur d’Alstom, j’ai pu constater, en 2003 et 2004, que les aides peuvent être une nécessité, y compris lorsqu’elles sont les plus restrictives de concurrence, parce qu’elles servent au sauvetage d’une entreprise. Elles ont permis, dans ce cas, de faire survivre une entreprise pour le bien commun européen. Dans d’autres cas, elles sont moins justifiées, surtout si l’on se réfère aux conceptions en vigueur au Royaume-Uni, où l’on considère que la disparition d’une entreprise témoigne du dynamisme et de la flexibilité d’une économie, constituant un ajustement débouchant in fine sur des emplois de meilleure qualité.

En vigueur depuis 1957, le régime actuel des aides d’État trouve son origine dans le rapport Spaak visant à relancer les échanges en Europe. Ce document de quarante pages, rédigé par l’un de mes compatriotes, préconise de discerner entre les différentes formes d’aide, en appréciant leur opportunité au regard du bien commun européen. Pour prévenir entre eux toute guerre commerciale préjudiciable et favorisant ceux qui ont les poches les plus profondes, les États membres ont confié à la Commission européenne le contrôle des aides d’État, car un contrôle supranational et indépendant s’est avéré nécessaire. Les traités ont effet pour objectif de réaliser une intégration politique, mais aussi économique.

Ils interdisent donc les droits de douane, favorisent l’émergence du marché intérieur, et proscrivent au même titre cartels, abus de position dominante et aides d’État. Car, au sens des traités, les atteintes au marché intérieur sont aussi bien le fait des entreprises que de l’État, toujours susceptible de se livrer à de la surenchère ou à du protectionnisme. Telles sont les données fondamentales, immuables et incontestables, à moins de modifier les traités.

Quant aux États-Unis, ils ne connaissent pas de concept d’aide d’État. La concurrence que se livrent l’Alabama et le Texas pour attirer des investisseurs y est considérée comme normale et positive. Mais ils s’appuient sur un marché unique, de même que le Brésil, le Canada ou la Chine, tandis que l’intégration n’est jamais tout à fait complète en Europe, où il convient au contraire de se protéger constamment contre toute menace de désintégration. Les États-Unis n’imposent donc aucune notification et se contentent de contrôler les dérives éventuelles. Par le soutien qu’ils ont apporté à Chrysler, à Boeing ou à la Nasa, ils ont certes montré qu’ils n’étaient pas en reste en matière d’aide aux entreprises. Mais le contrôle qui s’effectue en ce domaine ne porte que sur les conditions d’octroi. Si elles ne sont pas remplies, les aides doivent être remboursées. Le droit de la concurrence n’est pas invoqué.

En Europe, une tradition étatique interventionniste, sur laquelle point n’est besoin de s’appesantir au pays de Colbert, a fait naître le besoin d’une autorité de contrôle à la fois supranationale et indépendante, chargée de vérifier que le marché européen fonctionne dans des conditions de concurrence libres et non faussées. Ce type de contrôle est unique dans le monde, tout comme l’est au demeurant l’intégration européenne elle-même. Ainsi, alors que le droit anti-trust ne frappe que les acteurs privés aux États-Unis, les dispositions européennes relatives aux ententes, aux abus de position dominante, aux aides d’État et aux concentrations concernent à la fois acteurs privés et acteurs publics.

Venons-en à la manière dont l’Union européenne exporte hors de ses frontières le contrôle des aides d’État, car ce serait une erreur d’appréciation de considérer que les aides ne sont dispensées qu’en certains endroits du globe. Comme avocat d’Alstom, je défends les intérêts d’une entreprise soumise à une concurrence mondiale en provenance de la Chine, du Japon ou du Brésil. La Chine verse des soutiens à l’exportation, livrant ainsi une concurrence apparemment déloyale. Mais il est difficile d’expliquer là-bas que l’État n’a pas de rôle à jouer dans le marché. Il faut par ailleurs se délivrer du mythe de la forteresse Europe. En réalité, il n’y a pas de région au monde où les aides soient plus nombreuses qu’en Europe. Les pays tiers ne manquent pas du reste d’évoquer la politique agricole commune (PAC) ou le volume général des aides en Europe. À cet égard, la PAC constitue un problème pour le commerce international.

Les dispositions encadrant les aides d’État incluent cependant, dans leur point 92, une clause d’alignement, ou matching clause, selon laquelle le soutien à l’export apporté à la concurrence extra-européenne est pris en compte dans l’appréciation des aides d’État. Si les aides étrangères à l’export connaissent sur un marché une intensité plus élevée au cours de trois exercices successifs, la Commission européenne accepte en compensation que les aides d’État versées en Europe puissent elles-mêmes dépasser le niveau habituel. Des aides ont ainsi été versées à la RATP et à Alstom pour le développement d’un métro automatique, dit métro du futur. Pour autoriser ce soutien, la Commission européenne a pris en compte les aides dont bénéficie le concurrent chinois. Il en va de même dans le domaine du transport d’électricité à longue distance, ou secteur des supergrids.

Dès les années 1970 et 1980, l’Europe a inclus dans ses accords de partenariat des dispositions relatives aux aides d’État, comme c’est le cas aujourd’hui dans l’accord passé avec la Suisse, qui prévoit même un mécanisme commun de règlement des différends (settlement). Les négociations européennes avec la Macédoine, avec la Turquie, ou encore avec le Monténégro, la Bosnie ou la Serbie incluent également les aides d’État. Dans le récent accord de libre-échange entre l’Union européenne et la Corée du Sud, ce pays s’engage à respecter en substance les règles européennes en matière d’aides d’État. Selon ce système, les aides peuvent être frappées d’un carton jaune, ou même d’un carton rouge lorsqu’elles servent à la restructuration d’une entreprise. L’Union européenne exporte ainsi ses règles par la voie bilatérale. La négociation du traité de partenariat transatlantique offre en ce moment la perspective d’obtenir sur ce point de meilleures garanties que l’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) ou les dispositions en vigueur dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Mme Marie-Noëlle Battistel. À l’heure où le Gouvernement prend des mesures pour améliorer l’emploi et la compétitivité des entreprises, je voudrais vous interroger sur la question des électro-intensifs. Ces entreprises vont pâtir de l’arrêt de certains tarifs, qui fera peser sur elles de manière accrue le coût de l’énergie. En ce domaine, les aides sont très inégales selon les pays ; le regard porté par la Commission suscite du reste des interrogations. Y a-t-il un dispositif susceptible de leur venir en aide et dont vous pourriez garantir qu’il ne constituerait pas une aide d’État démesurée ? Comment se classeraient une exonération du tarif d’utilisation des réseaux publics d’électricité (TURPE) ou une exonération de la contribution au service public de l’électricité (CSPE) ? En Allemagne, le transport d’énergie est largement exonéré, contrairement à ce qui prévaut en France. Mais peut-être connaissez-vous des dispositifs mis en œuvre dans d’autres pays et qui pourraient être appliqués dans le nôtre ?

Mme Laure de La Raudière. Les aides d’État sont nombreuses en Europe, vous l’avez montré, mais ont-elles permis aux pays européens de développer des filières industrielles ? Les électro-intensifs subsistent en Allemagne grâce au soutien évoqué par Marie-Noëlle Battistel. Mais y a-t-il d’autres exemples ?

Les infrastructures numériques constituent un secteur structurant pour l’économie. En France, partout sur le territoire, le haut débit est déployé par des acteurs privés, mais l’État prend dans certaines régions le relais du marché en apportant un soutien à la filière qui implante de la fibre. Qu’en est-il ailleurs ? Serait-il du reste envisageable de soutenir la filière des équipements de réseaux ? Il s’agit d’un enjeu de souveraineté pour nos entreprises, puisque Cisco et Huawei dominent le marché, tandis que nos acteurs en matière d’infrastructure de réseaux sont en difficulté en Europe. C’est pourtant un secteur qui innerve l’ensemble de l’économie européenne.

M. André Chassaigne. Je voudrais aborder les problèmes posés par l’application de la règle de minimis. Elle dispense de notification obligatoire les aides dont le montant, pris en compte sur trois années glissantes, ne dépasse pas, pour des exploitations agricoles, 15 000 euros, et pour des entreprises industrielles, 200 000 euros. Le calcul inclut aussi bien les subventions que les avances remboursables ou les aides fiscales. Lorsqu’il dépassera ce seuil, le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) tombera-t-il sous le coup des dispositions relatives aux aides d’État ?

Sur le terrain, le contrôle a posteriori des aides fait difficulté. Faute de registre central obligatoire – l’idée a été abandonnée par peur des lourdeurs administratives –, des recours sont assez souvent intentés, une fois les aides versées, contre des exploitants agricoles ou des groupements d’exploitants agricoles – comme dans le cas d’un groupement de viticulteurs auvergnats. Cela peut avoir pour eux de graves conséquences. Peut-on les prévenir par une meilleure diffusion de l’information ou une implication plus poussée de l’État ?

Par ailleurs, les 300 milliards annoncés du plan Juncker entreront-ils aussi dans le champ des aides d’État ? Ces plans qui, tel le plan de relance de 2009, visent à relancer la croissance et le développement industriel ne bénéficient-ils pas d’une levée des contraintes inhérentes au droit de la concurrence européen ?

M. Michel Piron. Vous avez évoqué le marché américain, mais, compte tenu de la diversité des pratiques des états fédérés en matière d’aides, je ne suis pas sûr que cela ait un sens.

Les aides sont certes vouées à soutenir le marché unique, mais je m’interroge sur leur cohérence dans un contexte très mondialisé. La notion de marché européen n’est-elle pas dépassée aujourd’hui par la multitude des marchés mondiaux ? Il s’agit certes d’éviter les monopoles – bien qu’un monopole d’État assis sur des tarifs fixés dans l’intérêt général puisse avoir un certain intérêt – ou les oligopoles, mais qu’est-ce qu’un oligopole européen à l’échelle internationale ? Comment organiser la gouvernance de la concurrence dans un contexte marqué par l’existence d’une multiplicité d’aides – directes, mais également tarifaires ou fiscales – au niveau mondial ? Quelle est l’efficacité réelle des contrôles opérés dans un marché intérieur en définitive très ouvert ? Ces contrôles sont-ils crédibles lorsque l’on sait que des groupes européens d’envergure internationale peuvent bénéficier d’aides extra-européennes ?

Toutes ces questions incitent l’Européen convaincu que je suis à s’interroger sur le bien-fondé d’une stratégie européenne plutôt que mondiale, ce qui nous renvoie, plus largement, à la problématique des frontières et à cette question : comment les règles sont-elles élaborées, et par qui ?

Mme Michèle Bonneton. Comment un pays, un groupement de pays ou l’Union européenne tout entière peuvent-ils être stratèges en matière de développement économique et d’aides aux entreprises, par exemple dans le cadre, très large, de la transition énergétique, qui inclut aussi bien les transports que les énergies nouvelles, l’agriculture ou le secteur du bâtiment ?

Le rapport Queyranne consacré aux aides publiques évoque un « ensemble fragmenté et sans cohérence, résultat de sédimentations successives ». C’est un fait que les chefs d’entreprise ne s’y retrouvent pas toujours parmi les centaines d’aides qui existent. N’est-il donc pas urgent de remettre à plat la plupart de ces dispositifs pour mieux les orienter ?

Plus spécifiquement, le crédit d’impôt recherche coûte chaque année entre 5 et 6 milliards d’euros aux finances publiques. S’il est apprécié des entreprises, les emplois qu’il génère sont souvent créés hors de France. Comment faire en sorte que ces emplois se développent sur notre territoire ? Autrement dit, comment mieux conditionner le crédit d’impôt recherche ?

Quant au CICE, il profite surtout à la grande distribution, à la Poste ou à de grands groupes d’envergure internationale. Comment mieux le cibler pour qu’il profite davantage à nos PME, TPE et ETI ?

M. Éric Straumann. Les statistiques sont-elles réellement fiables ? Le contrôle de légalité auquel sont soumises les communes françaises n’existe pas partout en Europe et je ne crois pas que les aides indirectes – par exemple, la mise à disposition d’un terrain communal au profit d’une PME – soient toutes parfaitement évaluées.

Mme Clotilde Valter. La complexité de la législation européenne est un réel problème eu égard au temps et à l’énergie que doivent consacrer l’État, les collectivités et les entreprises à s’assurer de la conformité de nos aides publiques.

Par ailleurs, en réduisant nos marges de manœuvre et à cause des contraintes qu’elle fait peser sur nos entreprises, l’Europe a contribué à affaiblir l’industrie européenne. À trop se focaliser sur le marché intérieur, on a ignoré le reste du monde et l’inventivité dont ont pu faire preuve nos concurrents internationaux pour développer des aides contre lesquelles nos entreprises ne peuvent se défendre. Il serait temps que l’Europe élabore une stratégie de défense et de protection de nos entreprises, qu’elle a jusqu’à présent trop négligée.

M. Jean-Claude Bouchet. Aider une entreprise dans un pays de l’Union européenne a certes un impact négatif sur ses concurrents dans les autres États membres, et des aides d’État non contrôlées peuvent mettre en danger les objectifs du marché intérieur et la libre circulation des biens et des services. Mais, lorsqu’elle condamne la France pour avoir aidé illégalement le secteur des fruits et légumes, la Commission européenne tient-elle compte du fait que le coût de la main-d’œuvre peut varier d’un pays à l’autre, l’écart pouvant, dans l’agriculture, atteindre 30 % ?

M. Hervé Pellois. Les chefs d’entreprise réclament moins des aides financières qu’une simplification des normes et des procédures. Ils attendent beaucoup du projet de loi que doit présenter Thierry Mandon au début de l’année prochaine. En effet, il leur est souvent difficile de trouver un financement adapté à leurs besoins, car les critères d’éligibilité sont souvent complexes et, en définitive, les aides publiques sont davantage utilisées par les grandes entreprises que par les PME et les TPE. Les appels à projets réalisés dans le cadre du programme d’investissements d’avenir sont une source de crédits importante, mais ils ne sont pas toujours adaptés aux PME : en matière de modernisation des vergers, par exemple, les agriculteurs n’ont pas forcément besoin de sommes mirobolantes, mais les aides d’État sont néanmoins utiles. Sait-on évaluer la répartition des aides publiques entre les grandes entreprises et les PME et leur inégale dispersion ? Peut-on envisager un dispositif qui, par exemple à travers FranceAgriMer, permettrait de mieux cibler ces aides en faveur des petites entreprises ?

M. Philippe Armand Martin. La France a été condamnée à plusieurs reprises pour avoir versé des aides d’État à des entreprises en difficulté. Afin d’éviter les contentieux et les lourdes amendes, ne serait-il pas envisageable de créer une procédure préalable de concertation avec les instances européennes pour déterminer quelles sont les aides qui peuvent être mises en œuvre ?

L’élaboration et l’adoption d’une directive-cadre visant à promouvoir les services d’intérêt économique général sont par ailleurs souhaitables pour la clarification du droit actuel relatif aux aides d’État ? Ce projet est-il à l’étude ?

Mme Marie-Lou Marcel. La Commission européenne a jugé conformes aux règles communautaires les aides allemandes en faveur de la production d’énergies renouvelables, tout comme elle a jugé conformes les aides d’État espagnoles destinées aux centrales à charbon. N’y a-t-il pas contradiction entre ces deux décisions, l’une en faveur des énergies renouvelables, l’autre en faveur des énergies fossiles ? Que penser de la validation des aides espagnoles au moment où le Conseil européen s’est engagé en faveur d’une réduction des émissions des gaz à effet de serre d’au moins 40 %, l’objectif étant d’atteindre 27 % d’énergies renouvelables dans notre consommation énergétique à l’horizon 2030 ?

La France a interdit l’exploration et l’exploitation du gaz de schiste. Cette décision ne risque-t-elle pas de faire l’objet d’un recours de la part des sociétés pétrolières devant les instances européennes ?

M. Alain Suguenot. Par une décision du 3 décembre 2014, le tribunal de l’Union européenne a jugé que les aides accordées par l’Espagne à ses centrales à charbon étaient conformes aux règles communautaires. Selon quels critères a-t-il été décidé que ces aides correspondaient à un service d’intérêt économique général ?

Le classement des pays européens selon l’importance de leurs aides publiques, qui place en tête l’Autriche, la Belgique et le Danemark, prend-il en compte les artifices comptables qui permettent, de façon très contestable, de réduire le bénéfice imposable et peuvent donc être considérés comme des aides d’État ? Je pense en particulier à l’accord fiscal dont bénéficie Starbucks aux Pays-Bas.

M. Fabrice Verdier. L’Europe ne fait-elle pas preuve de naïveté en imposant aux États membres une limitation des aides, alors qu’elle se trouve en concurrence avec des pays moins vertueux en la matière ?

Par ailleurs, en matière de contrôle et d’exemption de notification, la situation est très différente, au sein même de l’Union, entre les pays qui peuvent bénéficier des crédits du FEDER et ceux où s’applique strictement la règle de minimis. Ne faudrait-il pas envisager une harmonisation des pratiques, qui intègre par ailleurs les coûts salariaux et les paramètres fiscaux ?

M. Jean-Pierre Le Roch. Le président de la Commission européenne a annoncé un plan d’investissements de 315 milliards d’euros sur trois ans dans des secteurs clefs. Pensez-vous que l’affectation de 100 milliards d’euros par an, soit 0,6 % du PIB de l’Union européenne, suffise à stimuler la relance ? Misant sur l’effet de levier, M. Juncker espère, avec 1 euro, attirer 15 euros de financements privés supplémentaires : est-ce crédible ?

Monsieur Buigues, dans votre dernière publication sur le décrochage industriel de notre pays, vous affirmez que la France souffre depuis plusieurs années d’un manque de cohérence de ses politiques industrielles et que c’est davantage à corriger cela qu’il faut s’atteler plutôt qu’à créer des outils d’intervention publique comme le CICE ou le CIR. Pourriez-vous nous en dire davantage ?

Mme Marie-Hélène Fabre. Je confirme que, sur le terrain, les entrepreneurs réclament une simplification des règles et des procédures.

Élue dans une circonscription frontalière, je m’interroge également sur la différence de coût de la main-d’œuvre dans les pays de l’Union européenne, qui induit des distorsions de concurrence. En est-il tenu compte dans les cahiers des charges qui accompagnent les marchés publics ?

M. Philippe Kemel. Je m’interroge sur l’efficacité des aides publiques. Elles s’élèvent en France à 110 milliards, soit plus de 5,5 % du PIB : est-on sûr qu’elles génèrent plus de 5,5 % de produit ? Quel est leur effet multiplicateur ?

Compte tenu de l’existence, à l’échelle mondiale, de marchés qui échappent aux règles européennes en matière d’aides publiques et sur lesquels nous subissons donc la concurrence internationale, ne faut-il pas envisager d’avoir recours aux droits de douane pour corriger ces distorsions de concurrence ?

M. Jean-Charles Taugourdeau. Aujourd’hui, soit on aide une entreprise en difficulté, ce qui, malheureusement, n’empêche pas toujours, à terme, le dépôt de bilan, soit on l’aide, ce qui est plus vertueux, à passer un palier de croissance. Cela étant, ne nous voilons pas la face : les aides ne suffiront pas à inverser les effets de quarante ans de politiques publiques qui ont alourdi le coût du travail et entamé la compétitivité de nos entreprises. Il faut surtout moins les taxer et leur donner plus de liberté pour créer du travail et de la richesse. J’ai par ailleurs fait une proposition qui a intéressé le président de la Cour des comptes et qui consiste à exiger des entreprises qui n’investissent pas les aides dans leur outil de travail, mais s’en servent pour distribuer des dividendes à leurs actionnaires, qu’elles reversent cet argent public à un fonds d’aide aux entreprises.

Mme Annick Le Loch. Lorsqu’elle attribue des aides, notamment aux secteurs en crise comme la pêche, la France ne se préoccupe pas toujours de leur eurocompatibilité. Les contrôles effectués a posteriori, qu’ils soient réalisés, au niveau national, par la commission interministérielle de coordination et de contrôle ou, au niveau européen, par la Commission européenne, sont catastrophiques, car il faut ensuite rembourser les aides perçues illégalement. Est-ce la même chose dans les autres pays ? N’y aurait-il pas moyen de se préoccuper en amont de l’eurocompatibilité des aides publiques ?

Mme Frédérique Massat, présidente. Quelle est la position de l’OMC sur la réglementation et la doctrine européennes en matière d’aides publiques ?

La politique européenne est-elle véritablement à même de faire émerger des champions industriels, compétitifs au plan mondial ?

Enfin, les règles américaines favorisent-elles Boeing par rapport à Airbus ?

M. Pierre-André Buigues. Les économistes qui se sont penchés sur la question des aides ont démontré qu’elles n’étaient pas toujours efficaces, voire qu’elles étaient contreproductives. Il faut donc, comme nous l’avons écrit dans l’ouvrage que j’ai publié avec Élie Cohen, recenser attentivement les aides publiques ayant un impact réel sur l’économie, pour permettre aux PME de ne plus se perdre dans l’empilement des dispositifs successifs.

Il y a deux catégories d’aides. Les premières sont des aides à la restructuration. Elles ont une dimension sociale, et il est tentant d’y avoir recours, par temps de crise, pour sauver des secteurs et des entreprises en difficulté. Elles font l’objet, de la part de la Commission européenne, d’une vigilance toute particulière, car elles sont susceptibles de fausser la concurrence. Or des études ont démontré qu’un tiers des entreprises ayant bénéficié de ces aides n’ont néanmoins pu échapper à la faillite : nous devons donc nous demander s’il est bien pertinent d’aider les secteurs en crise.

La seconde catégorie d’aides est tournée vers l’économie du futur, le soutien aux infrastructures et à l’économie numérique. Une comparaison entre les cent premiers groupes européens et les cent premiers groupes américains fait apparaître que les cent premiers groupes européens sont aujourd’hui les mêmes qu’il y a quinze ans ; à l’inverse, il y a parmi les cent premiers groupes américains des entreprises très récentes, et le renouvellement est permanent. C’est le signe d’une économie qui s’adapte au progrès technologique, encourage l’innovation et permet l’émergence de nouveaux champions.

Si notre pays a la tentation permanente d’aider ses grands champions nationaux, c’est que, à la différence de l’Allemagne, où les PDG des entreprises y ont souvent effectué une grande partie de leur carrière, à différents niveaux, les dirigeants des grands groupes industriels français n’y ont occupé que des postes de direction, après un passage par les grandes écoles et les cabinets ministériels. Et, du fait de ce que je qualifierais de « relations incestueuses » entre les pouvoirs publics et les grandes entreprises du CAC 40, où l’on retrouve des personnalités issues des mêmes corps, il n’est pas rare qu’un patron fasse jouer ses relations ministérielles pour obtenir des aides, qu’il se verra aisément accorder.

Les données de la Commission européenne sont par ailleurs éclairantes sur les priorités politiques de chacun : alors qu’en Allemagne les aides à l’environnement et aux économies d’énergie ont représenté en 2012 29 % du total des aides recensées par la Commission, ce pourcentage tombe à 2,6 % pour la France ; la recherche et le développement ont absorbé 25 % des aides allemandes, contre 18 % en France. À l’inverse, la France a consacré 6 % de ses aides à la culture, contre seulement 2 % en Allemagne ; plus significatif encore, nous consacrons 30 % de nos aides au soutien social à des consommateurs individuels, poste quasi inexistant en Allemagne.

Les aides allemandes à l’environnement et aux économies d’énergies ou à la recherche et au développement ne sont pas forcément toutes efficaces, mais, validées par la Commission européenne, elles ont permis le développement de filières industrielles. La France, elle, privilégie le soutien social, mais pour quelle efficacité ?

M. Jacques Derenne. En matière de soutien aux industries électro-intensives, la tentation est toujours forte en France de faire appel aux pouvoirs publics et de mettre en branle des dispositifs qui activent inévitablement les procédures de contrôle des aides d’État. Les Allemands, eux, utilisent la voie législative. C’est par une loi que l’État a fixé le tarif des énergies renouvelables auquel sont soumises les entreprises. Il s’agit d’un avantage qui leur est concédé légalement, mais pas à proprement parler d’une aide, puisqu’il n’y a pas de transfert de ressources de l’État, et c’est ce qu’a validé, en 2001, l’arrêt PreussenElektra de la Cour de Justice des Communautés européennes (CJCE). Poursuivant le même objectif, les Français ont choisi d’avoir recours à des procédures que la Cour de Justice de l’Union européenne a assimilées, dans l’affaire Vent de colère, à des aides d’État illégales, parce que disproportionnées et non notifiées à la Commission, obligeant, au prix de la plus grande incertitude juridique, le Conseil d’État à annuler les arrêtés ministériels régissant le tarif d’achat de l’électricité éolienne.

En ce qui concerne les infrastructures numériques, la Commission européenne a adopté une centaine de décisions favorables au développement du broadband – ou réseau à haut débit. Elle approuvera donc rapidement – trop rapidement même, eu égard aux problèmes de neutralité technologique – toutes les décisions d’investissement dans ce domaine.

Le système des aides de minimis a changé récemment. Les aides concernées par la règle doivent être transparentes, c’est-à-dire qu’elles doivent être clairement identifiées comme telles et que leur montant doit être précisément chiffré : à la différence d’une subvention, d’une déduction fiscale ou d’une avance remboursable, une garantie d’État n’est pas une aide de minimis. Quant aux problèmes qui surgissent lors du contrôle ex post, ils devraient être résolus par le nouveau règlement entré en vigueur en juillet dernier, qui impose aux États la mise en place d’un registre dans les deux ans à venir. Je rappelle ici que le règlement de minimis est le seul qui impose une obligation aux bénéficiaires des aides, qui doivent déclarer à l’État la totalité des aides qu’ils ont perçues. C’est important, et les pouvoirs publics doivent en informer les entrepreneurs et les agriculteurs.

Sur les questions de concurrence internationale, je vous renvoie à la notion juridique de marché pertinent géographique. Les règles régissant les aides d’État s’appliquent dès lors que l’Europe est identifiée comme étant le marché pertinent. Dans le cas d’un marché à dimension mondiale, on peut admettre plus de souplesse, sachant cependant qu’une aide à l’exportation, qui bénéficiera à une entreprise européenne hors de l’Union, peut avoir une incidence sur sa position financière en Europe et donc être assimilée à une aide d’État soumise à contrôle, ainsi que l’a arrêté la CJCE dans l’affaire Tubemeuse en 1990.

En matière de stratégie de développement de nouvelles filières, il y a moyen, si l’on cible bien les objectifs, de développer des systèmes d’aides conformes au droit européen. Je travaille moi-même actuellement, avec l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), à la mise en place d’un fonds de garantie contre les risques, permettant de développer en France la filière géothermale, déjà largement soutenue au Japon, en Allemagne, en Islande ou aux États-Unis.

Je ne peux pas laisser Clotilde Valter affirmer que l’Europe a contribué à l’affaiblissement de l’industrie européenne. C’est une erreur de jugement : l’Europe protège l’industrie européenne et les emplois, notamment par l’application stricte des règles relatives aux aides d’État. Sans ces règles, ce serait la fin de l’Europe et de ceux qui n’ont pas d’argent – et les Allemands ont plus d’argent que nous…

J’illustrerai mon propos par le rappel historique suivant : le 12 octobre 2008, au cœur de la crise financière, alors que la commissaire à la concurrence Neelie Kroes faisait face à la fronde des ministres des finances qui voulaient en finir avec le droit de la concurrence européen, ce sont – ironie de l’histoire – les Anglais qui lui ont sauvé la mise en portant devant la Commission européenne le différend qui les opposait à l’Irlande. Celle-ci avait en effet décidé, de manière discriminatoire, de réserver la garantie des dépôts bancaires aux banques irlandaises, entraînant de ce fait des retraits d’argent massifs aux guichets des banques britanniques sur le territoire irlandais. Chacun a pu comprendre alors à quoi servait la réglementation des aides d’État qui, en l’absence de supervision bancaire et de réglementation financière harmonisée, a permis à la Commission européenne de juguler, avec les moyens du bord, la crise financière. Le sauvetage des banques n’a été possible que grâce à la Commission européenne, avec la coopération des États membres.

Si le tribunal a confirmé la décision de la Commission européenne dans l’arrêt Castelnou Energía du 3 décembre 2013, c’est qu’il a jugé qu’il ne s’agissait pas d’un problème environnemental, mais d’une question de service public relative à la sécurité d’approvisionnement. De manière classique, il a été jugé que l’aide accordée par l’Espagne aux centrales à charbon était proportionnée au but recherché et donc conforme à la réglementation européenne. Il a été estimé par ailleurs que cette mesure n’aboutissait pas à une augmentation du CO2 globalement émis en Espagne.

Si l’on veut que la réglementation soit correctement appliquée en matière d’aides d’État, nous devons poursuivre notre effort d’information et de formation des juges et des personnels administratifs. Mais, en dernier ressort, c’est vous, parlementaires, qui êtes responsables de la conformité des décisions prises par les pouvoirs publics au droit européen, puisque c’est vous qui légiférez ! Au risque d’être excessif, j’oserais dire que la majorité des désastres consécutifs aux décisions de la Commission européenne vous sont imputables, puisqu’ils découlent des lois que vous avez votées… C’est ainsi que, en faisant adopter par le Parlement, en 1996, les mesures d’allègement de charges sociales dites « plan Borotra », le Gouvernement français a menti aux entreprises textiles pour les empêcher de délocaliser leurs emplois aux Maghreb. L’attribution de ces aides sectorielles a été condamnée par la Commission européenne et la France a été contrainte de les rembourser. S’il est normal de rembourser des aides illégales, l’État en revanche a été condamné, à la suite de recours devant les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel, à indemniser les entreprises à hauteur de ce que leur avait coûté le maintien des emplois en France par rapport à une délocalisation.

Pour garantir la conformité de leur législation au droit européen, les dix nouveaux États membres font appel, comme à Chypre, à un Commissioner for State Aid Control – commissaire au contrôle des aides d’État –, personnalité indépendante mandatée par le Parlement pour étudier les projets de loi susceptibles d’être contraires à la réglementation européenne. Inspirons-nous de cet exemple, car la majorité des contentieux pourraient être évités si les États membres contrôlaient plus rigoureusement leur législation.

Mme Sarah Guillou. Je compléterai cette approche juridique par des propos plus économiques. Une aide aux entreprises constitue toujours un transfert de revenus pris sur les crédits destinés à l’éducation ou à toute autre politique publique. Ce transfert est le fruit d’un arbitrage. Dans cette optique, il ne faut pas perdre de vue que le rôle de la Commission européenne est d’agréger les préférences de l’ensemble des États membres, ce qui implique de soutenir à la fois l’industrie, qui reste, au même titre que l’emploi, une priorité, et le développement des énergies renouvelables. Ses décisions sont donc le reflet des arbitrages qu’elle opère entre le soutien aux industries électro-intensives, émettrices de CO2, et la réduction des émissions de gaz à effet de serre, qui peuvent être des objectifs contradictoires.

Si le coût de la main-d’œuvre peut représenter un avantage comparatif pour certains pays, notamment dans les territoires frontaliers, il ne faut pas oublier que ce coût doit également se mesurer au regard de la productivité du travail : lorsque le coût de la main-d’œuvre est plus faible, c’est parfois que la productivité du travail est moindre, ce qui justifie la différence de salaire. Par ailleurs, la distorsion de concurrence liée à des différences dans le coût de la main-d’œuvre ne relève pas du contrôle des aides publiques. La Commission contrôle les aides, mais elle ne contrôle pas les obstacles à la concurrence découlant de décisions économiques affectant négativement la compétitivité des entreprises.

En ce qui concerne la concurrence à laquelle sont exposées les entreprises européennes sur le marché mondial, elle doit être relativisée par le fait que 75 % des échanges réalisés par nos entreprises s’opèrent sur le marché européen. Les entreprises françaises sont donc majoritairement confrontées à la concurrence européenne. Ce sont essentiellement les grands groupes qui affrontent la concurrence internationale, et ils sont plutôt bien outillés pour obtenir des aides.

En France, les aides sont en effet massivement absorbées par les grandes entreprises, mais le phénomène est encore plus prononcé aux États-Unis. L’association Good Jobs First, qui s’intéresse à la gestion des deniers publics, a ainsi constaté que les trois quarts des aides publiques versées par les États américains ne concernaient que 945 entreprises, soit 1 % des entreprises américaines. Cela s’explique par le fait que les grosses entreprises américaines, au premier rang desquelles Boeing, ont les moyens, grâce à d’importantes actions de lobbying, de faire pression sur les États pour obtenir des aides en contrepartie d’investissements locaux et de promesses d’emplois. En Europe, le contrôle des aides exercé par la Commission limite, fort heureusement, le poids de ce lobbying des grands groupes.

L’OMC est compétente pour les questions intéressant le marché international. Dans le cas d’aides créant des distorsions de concurrence, l’Organe de règlement des différends peut être saisi et statuer sur la légalité de ces aides. C’est ainsi que, dans l’affaire Boeing-Airbus, ont été jugées pour partie illégales aussi bien les aides reçues par Boeing que par Airbus.

Ni le CICE ni le CIR ne sont intégrés dans le calcul des aides puisqu’ils sont considérés comme des aides générales. C’est d’ailleurs pour qu’ils ne soient pas contestés par Bruxelles qu’ils n’ont pas été plus précisément ciblés vers certaines entreprises.

Enfin, je considère comme Jacques Derenne qu’on ne peut en aucun cas prétendre que le contrôle des aides publiques en Europe a conduit à l’affaiblissement de l’industrie européenne. J’en veux pour preuve la vigueur singulière de l’industrie allemande, qui n’échappe pourtant pas au contrôle des aides.

M. Yves Daniel. Le CICE n’est pas une aide aussi générale que vous l’affirmez puisque les coopératives ne peuvent en bénéficier.

Mme Sarah Guillou. Je voulais dire qu’il ne s’agissait pas d’une aide sectorielle. Par ailleurs, les coopératives étant assez peu concernées par le contrôle des aides publiques, le fait qu’elles soient exclues du champ du CICE n’est pas un problème pour la Commission européenne. En outre, les coopératives ne représentent qu’une petite part de l’économie, et leur régime fiscal est différent de celui des sociétés commerciales.

M. Jacques Derenne. On peut rapprocher cela du régime de progressivité de l’impôt qui est plus avantageux pour les tranches inférieures, ce qui correspond à une réalité objective. Reste qu’il y a peut-être un problème dans cette non-éligibilité des coopératives au CICE.

Mme Frédérique Massat, présidente. Il me reste à vous remercier de nous avoir éclairés comme vous l’avez fait. Nous avons, je crois, bien reçu les messages que vous teniez à nous faire passer, et c’est tout l’intérêt de cet exercice.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Commission des affaires économiques

Réunion du mercredi 10 décembre 2014 à 9 h 30

Présents. - M. Damien Abad, Mme Brigitte Allain, Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Thierry Benoit, M. Yves Blein, Mme Michèle Bonneton, M. Christophe Borgel, M. Jean-Claude Bouchet, M. André Chassaigne, M. Dino Cinieri, M. Jean-Michel Couve, M. Yves Daniel, Mme Fanny Dombre Coste, Mme Jeanine Dubié, Mme Corinne Erhel, Mme Marie-Hélène Fabre, M. Christian Franqueville, M. Franck Gilard, M. Georges Ginesta, M. Daniel Goldberg, M. Jean Grellier, M. Antoine Herth, M. Philippe Kemel, Mme Laure de La Raudière, M. Jean-Luc Laurent, Mme Annick Le Loch, M. Philippe Le Ray, M. Jean-Pierre Le Roch, Mme Jacqueline Maquet, Mme Marie-Lou Marcel, M. Philippe Armand Martin, Mme Frédérique Massat, M. Jean-Claude Mathis, M. Kléber Mesquida, M. Yannick Moreau, M. Germinal Peiro, M. Hervé Pellois, M. Dominique Potier, M. Patrice Prat, M. François Pupponi, M. François Sauvadet, M. Michel Sordi, M. Éric Straumann, M. Alain Suguenot, M. Jean-Charles Taugourdeau, Mme Clotilde Valter, M. Fabrice Verdier

Excusés. - M. Bruno Nestor Azerot, Mme Ericka Bareigts, M. Denis Baupin, M. Marcel Bonnot, M. François Brottes, M. Daniel Fasquelle, Mme Pascale Got, Mme Anne Grommerch, M. Serge Letchimy, Mme Audrey Linkenheld, Mme Josette Pons, M. Bernard Reynès, Mme Béatrice Santais, M. Lionel Tardy, Mme Catherine Troallic, M. Jean-Paul Tuaiva, Mme Catherine Vautrin

Assistaient également à la réunion. - M. Michel Piron, M. François Vannson