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Commission des affaires économiques

Mardi 2 juin 2015

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 61

Présidence de M. François Brottes, Président, puis de Mme Frédérique Massat, Vice-Présidente

– Table ronde sur l’intelligence économique réunissant Mme Claude Revel, déléguée interministérielle à l’intelligence économique, M. Ali Laïdi, politologue associé à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS), auteur de l’ouvrage Aux sources de la guerre économique (Armand Colin, 2012) et M. Jean-Pierre Vuillerme, senior vice-président « management des risques » de l’Agence pour la diffusion de l’intelligence économique (ADIT)

– Informations relatives à la Commission

La Commission des affaires économiques a organisé une table ronde sur l’intelligence économique réunissant Mme Claude Revel, déléguée interministérielle à l’intelligence économique, M. Ali Laïdi, politologue associé à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS), auteur de l’ouvrage Aux sources de la guerre économique (Armand Colin, 2012) et M. Jean-Pierre Vuillerme, senior vice-président « management des risques » de l’Agence pour la diffusion de l’intelligence économique (ADIT).

M. le président François Brottes. Je souhaite la bienvenue à nos invités, M. Ali Laïdi, M. Jean-Pierre Vuillerme et Mme Claude Revel. Pourquoi cette audition, alors que nous avons déjà évoqué l’intelligence économique avec vous, madame Revel, et que notre Commission a adressé à M. Jean-Marc Ayrault, à l’époque Premier ministre, une lettre dans laquelle nous lui demandions unanimement d’installer votre délégation interministérielle ? C’est que, lors des auditions que nous avons conduites au sujet des conditions du rachat d’Alstom par General Electric, nous avons entendu exprimer l’hypothèse selon laquelle certains pays, dont les États-Unis, utiliseraient des contentieux à la réalité discutable pour fragiliser nos entreprises et celles d’autres pays. Cette hypothèse vous paraît-elle sérieuse ou est-ce une vue de l’esprit ? Selon vous, y a-t-il manipulation ? Il est vrai que l’on peut toujours inventer des procédures qui freinent le déploiement d’une entreprise sur un marché, renchérissent le coût de l’accès à ce marché et, parfois, obligent l’entreprise considérée à renoncer à le pénétrer.

Mme Claude Revel, déléguée interministérielle à l’intelligence économique. Nous sommes donc amenés à parler des stratégies offensives menées par des pays étrangers pour aider leurs entreprises à l’international. Dans la doctrine française d’intelligence économique, il s’agit du troisième pilier, celui de l’influence, les deux autres étant la veille et la sécurité économique. Par « influence », il faut entendre que l’on essaye de formater le paysage extérieur par des moyens divers. Il en existe beaucoup, mais quatre sont particulièrement intéressants : l’utilisation du droit ; la présence dans les instances internationales de normalisation, technique et de gouvernance ; l’expertise mise au service de gouvernements étrangers ; enfin, le social engineering, c’est-à-dire le travail sur les opinions, méthode légale mais plus dissimulée. En ce domaine, notre maître à tous, si je puis dire, ce sont les États-Unis, qui pratiquent un libéralisme intelligent en proclamant les règles de la concurrence pure et parfaite à l’extérieur tout en menant une action volontariste pour protéger leurs propres intérêts – ce que l’on ne peut leur reprocher. J’exposerai ce que sont, à notre avis, les méthodes principalement utilisées par les États-Unis, l’Allemagne et la Chine avant de conclure par ce que l’on pourrait faire. Cette audition a lieu au meilleur moment, puisque nous élaborons un document décrivant les pratiques d’intelligence économique défensives et offensives de nos principaux concurrents étrangers.

On notera qu’aux États-Unis, mêmes les mesures défensives sont pour partie offensives. Ainsi, le Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis (CFIUS), chargé d’autoriser ou de ne pas autoriser les investissements étrangers sur le sol américain, qui semble être un organisme défensif, est en réalité une instance offensive : même quand le CFIUS autorise les entreprises étrangères à investir, il les prive parfois de certaines de leurs attributions en les empêchant d’avoir un représentant direct au conseil d’administration d’entreprises américaines, les contraignant choisir un représentant américain inscrit sur une liste imposée. La loi FISA - Foreign Intelligence Surveillance Act –, qui permet aux autorités américaines d’exiger des entreprises la communication de données, y compris celles qui sont relatives à des citoyens non-américains, est tout aussi offensive.

Au nombre des mesures véritablement offensives, je mentionnerai les sanctions extraterritoriales infligées sur le fondement de la législation américaine, qu’il s’agisse des lois d’embargo ou de la lutte contre la corruption. Ainsi du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), dont le champ
d’application étendu au monde permet aux États-Unis d’intenter des procès à des entreprises étrangères – Technip, Total et BNP-Paribas, mais aussi à beaucoup d’autres entreprises européennes ou japonaises. Le moyen est offensif non seulement parce qu’il y a une amende énorme à la clé mais parce que, outre cela, les entreprises considérées sont contraintes de passer un accord transactionnel avec la justice américaine, pour trois ans, afin d’être exemptées de toute peine. Ainsi peuvent-elles être contraintes d’accepter la nomination dans leurs murs d’un contrôleur chargé de s’assurer du respect des engagements qu’elles ont contractés ; il a pour cela accès à l’intégralité de ce qui les concerne et, chaque année, fait rapport. Des outils, telle la loi de blocage, nous permettent de nous opposer à cette pratique et nous travaillons le sujet. Il est à noter que certains pays, le Brésil en premier lieu, s’inspirent de cette méthode véritablement intrusive.

Le troisième moyen utilisé par les États-Unis consiste en la promotion très active de son droit commercial à l’étranger. Ce droit est en lui-même assez intrusif, comme le montre la procédure judiciaire dite Discovery, qui permet l’accès à un grand nombre d’informations sur les entreprises. La promotion internationale de son droit commercial est activement soutenue par le gouvernement américain, on l’a vu au moment de l’effondrement de l’Union soviétique. Alors que les États d’Europe centrale et orientale s’attelaient à la rédaction d’un nouveau droit, le gouvernement américain et l’Association du barreau américain ont pris l’initiative conjointe – la Rule of Law Initiative – de donner des expertises gratuites aux gouvernements de ces pays, dans le cadre de la Fondation pour le droit continental (CEELI), de manière qu’ils élaborent leur nouveau droit sur le modèle américain.

Le quatrième moyen d’intervention de l’État, c’est le soutien des entreprises américaines par la mise à leur disposition d’informations et par l’organisation des acteurs dans le cadre de l’« Advocacy Center » et du « Trade Promotion Coordinating Committee ». Il ne s’agit pas de leur fournir des fonds mais d’organiser le recueil d’informations, de constituer des réseaux et de mettre à disposition des expertises et une aide au développement ciblée, en relation avec des organismes aussi divers que l’USAID ou des ONG telles que le Peace Corps, en particulier dans les situations de post-crise.

À cela s’ajoute le pouvoir de persuasion – soft power – par le biais de Voice of America, ou de CNN qui n’est pas une chaîne gouvernementale. L’International Visitor Leadership Program, lancé en 1940, est un autre dispositif d’intelligence économique gouvernemental particulièrement offensif. Cinq mille personnes y ont participé, dont un certain nombre sont, ensuite, devenues chefs d’État, premiers ministres et hommes politiques connus en Europe, France comprise. Vient enfin le social engineering mis en œuvre par le biais des fondations, des clubs et des chambres de commerce qui diffusent partout la pensée américaine. Cette méthode, pour être dite « douce », n’en est pas moins offensive.

En Allemagne, il n’existe pas de politique fédérale d’intelligence économique organisée à proprement parler, si ce n’est une politique extérieure scientifique pilotée par les ministres fédéraux de la recherche et des affaires étrangères, en liaison avec les Maisons allemandes de la science et de l'innovation implantées à l’étranger. Ces mesures offensives « douces », visent à promouvoir des partenariats ; elles permettent de saisir les innovations étrangères, de collaborer et de s’implanter. Les Länder mènent leurs propres actions d’intelligence économique. On notera l’excellence allemande en matière de normalisation, notamment dans l’action bilatérale. Ainsi, les Allemands sont depuis une douzaine d’années en Chine où ils participent à l’élaboration des normes relatives à l’automobile. En l’espèce, il ne s’agit pas d’une action de l’État allemand, si ce n’est que l’État l’encourage peut-être : les industriels ont mutualisé leurs efforts, mais ils peuvent compter sur le soutien de leurs ambassadeurs et de leurs diplomates. Enfin, le GTZ – la Coopération technique allemande –, organisme de développement, travaille en relation étroite avec les entreprises et les ONG allemandes.

En Chine, l’intelligence économique est définie au sommet de l’État et fortement centralisée. Elle s’opère à l’étranger par divers moyens et en premier lieu par le biais des étudiants chinois de toutes disciplines, chargés de « faire leur marché » en repérant les meilleures pratiques. La Chine envoie des juristes dans de nombreux pays à cette fin et je suis certaine qu’il en va de même dans le domaine scientifique et dans d’autres. Il ne s’agit pas nécessairement d’espionnage, mais de prises de contacts. Il y a par ailleurs un soutien direct de l’État aux entreprises par de probables subventions gouvernementales à des industries émergentes stratégiques, celles de l’information et de la communication. D’autre part, la présence des Chinois est de plus en plus affirmée à l’Organisation internationale de normalisation (ISO) où ils mènent une politique volontariste, prenant de nombreuses présidences de comités techniques. Les Chinois disent clairement qu’ils veulent promouvoir leurs propres normes. Ainsi ont-ils affirmé que la norme 5G sera chinoise, et ils prennent les dispositions nécessaires pour qu’il en soit ainsi, en envoyant des scientifiques dans des laboratoires étrangers. Je citerai aussi les prêts très favorables accordés aux entreprises par des banques chinoises.

Enfin, la Chine développe très activement son soft power, par le biais de CCTV – l’équivalent chinois de CNN ou de France 24 –, de l’agence Chine nouvelle, dont cinquante journalistes sont accrédités auprès de l’Union européenne, de China Daily, et par les Instituts Confucius chargés de diffuser la culture chinoise mais aussi de faire des repérages, de nouer des contacts et de créer des réseaux. La diffusion de l’information est donc très organisée et des think tanks chinois de très bonne qualité se sont beaucoup développés, chargés de diffuser des messages à l’étranger.

Face à cela, l’Union européenne a des outils, mais elle ne les utilise pas assez. C’est que la politique européenne de la concurrence et de contrôle des concentrations a parfois des effets inverses à ceux que nous souhaitons. Certains pays tiers ont ainsi saisi les opportunités d’enquête et de condamnation que permettent nos textes pour sanctionner des entreprises européennes ; ce fut le cas, en particulier, du Brésil et un accord a dû être signé en 2009 entre la Commission européenne et le gouvernement brésilien pour mettre fin à ce système. D’autre part, le règlement communautaire du 22 novembre 1996 permet de s’opposer aux sanctions extraterritoriales américaines, mais le texte, adopté en réaction aux lois Helms-Burton et D’Amato, a une portée limitée. Ce règlement est en cours de renégociation, sous l’égide, pour la France, du secrétariat général des affaires étrangères ; nous insistons pour son spectre soit élargi et pour qu’y figure expressément l’obligation de réciprocité.

Que faire ? En premier lieu, la réciprocité doit être systématique, dans les négociations internationales, dans les protocoles d’accord et pour ce qui est des sanctions extraterritoriales. Ensuite, nous devons impérativement renforcer notre action en amont en développant notre offre d’expertise. Il nous faut aussi organiser notre influence ; c’est le rôle de la délégation interministérielle à l’intelligence économique, et nous nous y attachons, mais cette approche ne correspond pas forcément à l’esprit français ; les choses évoluent, mais nous pouvons faire mieux. Enfin, l’ensemble du dispositif n’est efficace que s’il repose sur une complicité public-privé. Chacun, là où il est le meilleur, doit prendre sa part, notamment pour ce qui concerne l’influence exercée à Bruxelles. L’État ne peut tout faire. Certaines entreprises doivent faire davantage, mais l’État doit leur assurer l’environnement favorable qui leur permettra de développer leur propre stratégie de présence internationale.

M. Ali Laïdi, politologue associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). Je suis journaliste depuis 26 ans et, à l’IRIS, mes recherches actuelles portent sur la guerre économique. Je m’intéresse à l’intelligence économique depuis qu’en 1996, alors que j’étais pigiste au magazine L’Express, certaines personnes issues des services de renseignement m’ont expliqué que leur travail consistait aussi, parfois, en des opérations défensives ou offensives sur ce plan.

J’ai constaté que depuis 1996, la partie grise et même noire des relations économiques internationales a tendance à croître : les acteurs économiques et étatiques ont de plus en plus tendance à franchir les lignes jaunes. Au cours de ces vingt années, j’ai tout vu en matière de technique de guerre économique : chantage fait aux chefs d’entreprises, pénétration informatique des entreprises, utilisation de ressources de l’État, qu’elles soient militaires ou des services de renseignement. La preuve publique de ces agissements a été donnée, depuis juin 2014, par les révélations d’Edward Snowden, établissant que le système Échelon sert aussi aux intérêts de l’économie américaine. Nous le savions, et ce n’est pas une surprise à proprement parler puisque, depuis 1993, les États-Unis ont annoncé que, l’Union soviétique s’étant effondrée, leur priorité nationale était la préservation de leurs intérêts économiques et le fait de rester le leader mondial sur le terrain politique et militaire. Pour ce faire, ils ont entièrement restructuré leur administration, avec l’objectif que leurs entreprises remportent tous les marchés souhaitables. C’est une politique assumée et reconnue, ne serait-ce que pour dire aux citoyens américains : « Voilà où passe votre argent ; il sert à défendre telle entreprise américaine qui était en compétition avec telle entreprise étrangère. Nous l’avons aidée à remporter ce marché en faisant jouer notre influence, par du lobbying et aussi par des opérations plus grises, sinon plus noires ». Mais rien ne sert d’incriminer les États-Unis, puisque nous, Français, avons agi d’une certaine manière, à une certaine époque, en utilisant nos propres services de renseignement pour des opérations d’espionnage économique visant, notamment, Texas Instruments aux États-Unis.

Pourquoi dit-on souvent qu’en ce domaine la France est en retard ? Pour commencer, ce retard n’est pas tel qu’on le dit puisque, sur le continent européen, c’est la France qui a réagi la première, en 1994, avec le rapport Martre. D’autre part, les Espagnols, les Italiens et les Belges observent avec intérêt la politique française en matière d’intelligence économique. Elle existe bel et bien, et se déploie depuis qu’en 2002 le député Bernard Carayon a remis au Premier ministre un rapport qui a conduit, en particulier, à la nomination d'un Haut responsable à l’intelligence économique rattaché au Premier ministre, en la personne de M. Alain Juillet. Aujourd’hui, Mme Claude Revel est déléguée interministérielle à l’intelligence économique.

Le problème est donc ailleurs. C’est que ni la droite ni la gauche ne savent véritablement comment appréhender la question. Au fil des ans, la droite s’en est emparée et l’a portée au plus haut de l’État. À gauche, M. Jean-Michel Boucheron s’en est préoccupé, mais ces « histoires de barbouzes » paraissaient ne pouvoir être prises qu’avec des pincettes, si bien que la gauche n’a pas franchement osé s’en saisir.

D’autre part, au contraire des pays en pointe en ce domaine, les Français ne savent pas exactement à quel niveau la question doit être traitée. En Grande-Bretagne et au Japon, elle relève du Premier ministre, aux États-Unis, du Président : elle est donc traitée au niveau exécutif le plus haut. En France, on a tergiversé, passant du niveau interministériel à une délégation rattachée à l’Élysée, puis à Matignon.

Enfin, les élites ne sont absolument pas conscientes du problème. Aucun des éminents économistes qui s’expriment dans les médias français ne parlent de la compétition et de ses dérapages. Ils traitent du chômage, de la croissance et de la dette, mais ne disent mot de la concurrence alors qu’elle est inscrite dans l’ADN du libéralisme !

Telles sont les raisons pour lesquelles d’année en année, la France n’avance pas dans ce domaine.

M. le président François Brottes. Chacun aura noté que la délégation interministérielle à l’intelligence économique est désormais placée, de façon stable, auprès du Premier ministre.

M. Jean-Pierre Vuillerme, senior vice-président « management des risques » de l’Agence pour la diffusion de l’intelligence économique (ADIT). Je remplace Philippe Caduc, président-fondateur de l’ADIT, empêché. L’Agence a été créée par l’État il y a 22 ans pour accompagner le développement de nos entreprises à l’étranger – non sans succès sans doute puisqu’elle existe toujours et qu’elle continue d’être présidée par Philippe Caduc. S’intéresser aux pratiques « régaliennes » de certains pays peut conduire à être tenté par réaction de procéder comme ils le font. Mieux vaut, comme au judo, anticiper, et analyser les contraintes qui pèsent sur nos entreprises pour les surpasser, en appréhendant la réalité telle qu’elle est et non telle qu’on souhaiterait qu’elle soit. Je vous donnerai quelques exemples précis.

Jusqu’à la fin des années 1970, aucun pays au monde ne condamnait la corruption d’agents publics étrangers. Elle était considérée comme normale et indispensable aux succès commerciaux, et les sommes dites « de facilitation » étaient même déductibles fiscalement dans nombre de pays, dont la France. Puis, en 1977, les États-Unis adoptent la loi dite FCPA pour lutter contre ces pratiques, mais ils prennent conscience qu’en l’absence de réciprocité dans les sanctions encourues, c’est peut-être se tirer une balle dans le pied. Cela explique la pression considérable qu’ils exercent à la fin des années 1990 sur les pays développés pour qu’ils adoptent une réglementation similaire. Mais il faudra attendre les années 2000 puis 2007 pour que le code pénal français évolue à ce sujet. C’est déjà une illustration du soft power américain.

Autre exemple : les freins mis à l’entrée sur un territoire de conquête par les barrières non tarifaires, en s’appuyant sur les normes et règlements. Ainsi, tous les produits présentant un risque à l’usage dans le secteur automobile ou de la santé font l’objet d’une certification de conformité aux normes. Dans les pays d’Europe occidentale, le certificat est délivré par une tierce partie agréée ; pour les transports en France, c’est l’Union technique de l’automobile du motocycle et du cycle. Dans d’autres pays, dont les États-Unis, le fabricant s’auto-certifie. Certains États ont émis le souhait d’une reconnaissance réciproque de ces deux modes de certification ; il faut prendre garde aux conséquences que cela aurait. En effet, alors que l’auto-certification est instantanée, la certification par une tierce partie demande de six à huit mois. Il en résulte que si deux entreprises concurrentes soumises à des modes de certification différents veulent commercialiser une innovation de même nature, l’une pourra la mettre sur le marché de six à huit mois avant l’autre. Les pays qui acceptent l’auto-certification par le fabricant donnent à leurs entreprises un avantage temporel qui est une forme de distorsion de la concurrence.

Exemple inverse : le règlement européen REACH, qui porte sur l'enregistrement, l’évaluation, l’autorisation et les restrictions dans l’utilisation des substances chimiques est entré en vigueur le 1er juin 2007. Vouloir protéger les consommateurs est vertueux, mais on a oublié qu’entrent sur le territoire européen des produits fabriqués dans des pays tiers qui ne reconnaissent pas ce règlement. Lorsqu’une entreprise interroge la Commission européenne à ce sujet, la réponse est qu’il lui appartient de procéder aux contrôles nécessaires et de porter plainte le cas échéant. En d’autres termes, on a institué une mesure qui semble bonne mais sans installer les mécanismes de contrôle adéquats, créant, de fait, une autre forme de distorsion de concurrence.

Un autre exemple encore a trait au risque lié à l’entrée en relations d'affaires avec des partenaires étrangers. Depuis 2008, l’économie étant étale, il faut chercher à s’implanter sur les marchés qui connaissent encore un peu de croissance, dans des pays souvent instables. Cela suppose des acquisitions et des partenariats qui mettent certaines entreprises dans une situation de très grande fragilité, faute qu’elles aient justement apprécié le risque que leur faisait courir certains partenariats. Une très grande entreprise française, ayant connu quelques difficultés à ce sujet il y a quelques années, a défini un protocole remarquable : le Third-Party Integrity Management Process. Un audit approfondi est réalisé par un tiers de confiance, l’ADIT en l’espèce, qui produit des éléments opposables aux tiers. Autrement dit, cette entreprise, avant d’aller à la conquête d’un marché, s’attache à cerner ses futurs partenaires pour déterminer le risque encouru et être en mesure de prendre des décisions en toute connaissance de cause. Le législateur a compris l’intérêt d’une approche de ce type puisque, le 30 mars dernier, votre Assemblée a adopté la proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.

Un autre exemple touche au numérique. Le problème est cette fois l’incompréhension des enjeux. L’inculture dans ce domaine est ahurissante, et une forme de candeur ou de naïveté. Peu d’entreprises ont pris conscience de la nécessité de maîtriser leur empreinte numérique et leur influence digitale sur le web. Sur le marché international, il ne suffit plus d’être le meilleur sur le plan technique, d’avoir le meilleur produit, d’offrir le meilleur rapport qualité-prix : il est devenu capital de se distinguer de ses concurrents en jouant sur la perception de l’identité, de l’image et du business model de l'entreprise, de ses dirigeants et de ses produits sur le web. Il faut, pour réussir, créer un lien de confiance avec le consommateur, qui passe désormais par des voies numériques. Une approche bien construite permet d’identifier les acteurs clés et les leaders d’opinion, de nouer le dialogue avec les parties prenantes.

Une autre manière d’être offensif consiste, puisque les économies occidentales sont atones, à aider nos entreprises à partir à la conquête de nouveaux marchés. Prenons le cas de l’Irak, où le coût de la reconstruction est estimé à 600 milliards de dollars. Bien que ce soit pour elles une condition de survie d’aller là où la croissance demeure, les entreprises françaises étaient absentes de ce marché. Certes, le pays est dangereux, et l’attentat commis contre des salariés de la DCN au Pakistan a montré que la responsabilité d’un chef d’entreprise peut être mise en cause en cas de difficulté ; il en résultait une peur, et l’absence de nos entreprises. Aussi, à l’instigation des pouvoirs publics, l’ADIT a créé, il y a plus de cinq ans, le Centre français des affaires de Bagdad. Bien nous en a pris car nous avons constaté que, les sunnites ayant été révoqués, ceux qui les ont remplacés n’ont aucune expérience de la chose publique, si bien que plus personne ne sait rédiger un cahier des charges pour un appel d’offres. Une entreprise française que l’on aide à identifier une opportunité, que l’on met en contact avec le ministère concerné et qui participera à l’élaboration du cahier des charges, a un peu plus de chances que d’autres d’emporter le marché.

Enfin, je tiens à souligner tout l’intérêt de la « diplomatie d’affaires ». Face à une difficulté importante, on peut bien sûr saisir les tribunaux internationaux, mais chercher querelle laisse des traces qui s’effacent très difficilement. Aussi est-il plus efficace de rechercher une médiation. Pour ce faire, nous nous sommes adjoints un ambassadeur détaché par le Quai d’Orsay, dont l’équipe dispose d’une bonne connaissance des écosystèmes politico-administratifs et qui permet de régler un certain nombre de dossiers.

M. le président François Brottes. Je rappelle que Mme Édith Cresson, ancienne Première ministre, est très impliquée dans l’ADIT. Elle avait conscience de l’importance de ces questions dès le début des années 1990 et je lui rends hommage pour avoir été de ceux qui ont appelé l’attention de nos entreprises et des pouvoirs publics sur la nécessité de ne pas pécher par naïveté.

M. Hervé Pellois. Le groupe Socialiste, républicain et citoyen constate que, bien que l’intelligence économique permette d’améliorer sensiblement la compétitivité de nos entreprises, seules 20 % des PME y ont recours. Les réticences de leurs dirigeants seraient autant techniques que culturelles : ils considèrent en général cette pratique coûteuse et difficile à mettre en œuvre et, contrairement à leurs homologues des pays anglo-saxons et du Nord de l’Europe, ils n’en voient pas nécessairement l’utilité. Comment pouvons-nous remédier à ces difficultés pour rendre nos PME plus compétitives ? D’autre part, plusieurs spécialistes ont constaté que les magistrats et les avocats ne sont pas suffisamment formés aux concepts d’intelligence économique et de délits économiques. Comment favoriser l’émergence d’une culture de l’intelligence économique, en tout premier lieu chez les acteurs directement concernés ?

M. Daniel Fasquelle. Au nom du groupe Les Républicains, je vous remercie, monsieur le président, d’avoir organisé cette table ronde à laquelle je tenais. Ce sujet, d’une importance extrême, n’est que très rarement abordé par notre commission, et quand il l’est dans la presse économique, c’est à l’occasion d’affaires spectaculaires mais d’une manière qui reste anecdotique. Il faut se garder pareillement de la paranoïa et de la naïveté : il existe une concurrence entre les entreprises mais aussi entre les États, et ils font évoluer leur législation sociale, fiscale et environnementale respective pour attirer les investisseurs privés et tenter de prendre le dessus sur leurs concurrents. L’un des moyens de combattre ce phénomène qui tend parfois à tirer les législations vers le bas est de créer des normes européennes ou internationales, si bien qu’une nouvelle lutte d’influence est en cours – quel État imposera sa norme, au plan européen ou au plan international ? Or, en ce domaine, la France est parfois naïve, et elle n’est pas assez présente à Bruxelles ni dans les cénacles internationaux où se décident les normes. Il faut avoir conscience de ces bras de fer, mais ils n’ont rien de choquant. La question importante est de savoir si d’autres moyens sont employés, si la ligne jaune est franchie, et si oui, comment : il y a évidemment des cas de corruption, parfois encouragés ou facilités par les États ; il y a aussi des cas d’espionnage entre entreprises ; parfois, des moyens d’État peuvent être utilisés, directement ou indirectement, au service des entreprises ; enfin, la justice peut être instrumentalisée au service d’une politique économique.

Certains aspects du dossier Alstom, point de départ de l’organisation de cette table ronde, me troublent, comme – il l’a admis devant notre commission – ils troublent le ministre de l’économie. N’est-ce pas un hasard surprenant que l’accord amiable entre Alstom et la justice américaine mettant fin aux poursuites pénales ait été rendu officiel le lendemain du jour où l’assemblée générale des actionnaires d’Alstom a avalisé la vente d’Alstom à General Electric ? Plus troublant encore, les poursuites ont été engagées contre certains dirigeants d’Alstom au moment où General Electric s’est intéressé à cette société et où les négociations confidentielles qui devaient mener à la décision de cession ont commencé. Or, Le Figaro a souligné que General Electric en est ainsi à son sixième achat d’entreprise en délicatesse avec la justice américaine pour des faits de corruption à l’international, selon un scenario inchangé : une action en justice est déclenchée ; comme par hasard, General Electric rachète l’entreprise ; par hasard toujours, les poursuites tombent. On peut légitimement s’interroger. Avez-vous des éléments à nous apporter à ce sujet ?

D’autre part, après les récentes révélations relatives à l’espionnage du fabricant de cartes à puce Gemalto par la NSA et, plus généralement, aux écoutes d’entreprises et des autorités françaises par les services allemands pour le compte de la NSA, pensez-vous que la France dispose d’une législation suffisante pour assurer sa souveraineté économique ? Le Gouvernement met-il en œuvre tous les moyens nécessaires pour protéger nos intérêts économiques, comme d’autres savent parfaitement le faire, les États-Unis notamment ?

Mme Michèle Bonneton. Le groupe Écologiste s’interroge : les moyens législatifs, financiers et humains de la délégation interministérielle à l’intelligence économique sont-ils à la mesure des nécessités ? L’Université et les écoles françaises peuvent-elles former assez d’individus à l’intelligence économique ? Cette discipline est-elle suffisamment enseignée, notamment dans les cursus d’économie ? Comment fédérer les entreprises et les convaincre de la nécessité de ces pratiques ? Quels sont les objectifs de vos services, madame Revel, dans les pays en développement, notamment en Asie du Sud-Est, et comment peuvent-ils intervenir ? Je pense en particulier à la Birmanie, pays au riche potentiel, où les entreprises françaises qui veulent s’installer se heurtent à des difficultés. Comment redonner une place à l’intelligence économique dans le traité d’accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne et dans le projet de partenariat transatlantique de commerce et d'investissement entre l’Union européenne et les États-Unis ? Singulièrement, que penser du rôle que certaines des parties voudraient allouer aux tribunaux arbitraux dans le règlement des litiges ?

M. Jean-Pierre Le Roch. La directive relative au secret des affaires est en discussion au Parlement européen ; quelle appréciation portez-vous sur ce texte ? Comment s’articulent la tâche de votre délégation, madame Revel, et celle du préfet Jean-Yves Latournerie, chargé depuis le 4 décembre dernier de la lutte contre les cyber-menaces ?

M. Dino Cinieri. Le 1er Sommet de l’intelligence économique et de la sécurité aura lieu du 4 au 6 juin 2015 à Chamonix. Qu’en attendre ? Avez-vous le sentiment d’une volonté européenne commune à ce sujet ? La fusion de l’Agence française pour les investissements internationaux et d’Ubifrance a-t-elle eu un impact dans le domaine qui nous occupe et Business France est-il un acteur efficace en matière d’intelligence économique ? Google est très décriée par certaines grandes entreprises car elle tente d’adapter tout le potentiel de l’intelligence artificielle à l’économie du marché. Partagez-vous leurs craintes, ou considérez-vous ces mutations comme un moyen d’être plus grand compétitif et plus innovant ?

Mme Marie-Lou Marcel. Madame Revel, vous avez récemment rappelé à une association d’entrepreneurs de l’industrie aéronautique que l’information, matière première immatérielle, doit être gérée de manière rigoureuse, les incitant à une veille active et leur rappelant l’importance de conserver la mémoire des savoir-faire. Vous avez aussi avancé le concept de « coopétition » ; pourriez-vous le préciser ? Enfin, quels outils et mesures préconisez-vous pour encourager le développement de l’intelligence économique, en particulier dans les PME, dont les dirigeants considèrent souvent que la connaissance historique du secteur suffit ?

Mme Frédérique Massat. Au regard du panorama international que vous avez décrit, le Parlement devrait-il définir de nouveaux outils législatifs ? Vous vous êtes prononcée publiquement sur le dispositif relatif au secret des affaires qui figurait dans le projet de loi Macron dont on sait ce qu’il est advenu ; quelle est votre position ? Comment, concrètement, renforcer l’efficacité de notre pays en matière d’intelligence économique et comment améliorer l’articulation entre secteur public et secteur privé à cette fin ?

M. le président François Brottes. Il est vrai que l’objectif de transparence que vise le Parlement est parfois incompatible avec la nécessité de protéger nos entreprises, mais le débat sur le secret des affaires ne doit pas être compris comme une volonté d’empêcher l’accès à l’information. D’autres pays n’ont pas d’états d’âme, qu’il s’agisse de cacher des informations relatives à leurs entreprises ou de fausser la concurrence avec les entreprises étrangères. Sur ce sujet capital, votre point de vue nous importe.

M. Yves Daniel. L’intelligence économique devient un enjeu de première importance pour les collectivités locales. Vos services, madame Revel, reçoivent-ils des demandes de leur part ? Comment les accompagnez-vous ? Monsieur Laïdi, pourriez-vous expliciter les raisons des réticences de la gauche au sujet de l’intelligence économique ? Pourriez-vous, monsieur Vuillerme, préciser le fonctionnement de la plateforme d’appui aux collectivités territoriales de l’ADIT ?

Mme Audrey Linkenheld. Le président Brottes l’a souligné, certains pays ne se privent pas de protéger le secret des affaires, et parfois de tricher. Cela étant, dans bien des pays européens, on ne peut se prévaloir de la protection qu’apporte aux États-Unis le premier amendement de la Constitution, qui interdit de limiter la liberté de la presse. Aussi, les préoccupations exprimées par des journalistes et les représentants des travailleurs ne peuvent être balayés d’un revers de main comme vous l’avez fait, madame Revel, dans une interview où vous sembliez les accuser d’être manipulés par quelques lobbies étrangers. Pour assurer le secret des affaires, nous aurions tout intérêt à convaincre la presse et les représentants des salariés du bien-fondé des dispositions prévues dans le projet de directive, dont l’examen par le Parlement européen n’est pas très bien engagé.

Présidence de Mme Frédérique Massat, vice-présidente

M. Ali Laïdi. La création de la délégation interministérielle à l’intelligence économique montre que la gauche s’est emparée de la question, mais elle a tardé à le faire. C’est que ceux qui parlent de guerre économique sont pris en étau entre deux extrêmes : ceux qui, à gauche, considèrent que le discours sur l’intelligence économique sert à obliger les peuples à abandonner leurs acquis sociaux au nom de la compétition économique et, à droite, les ultra-libéraux pour lesquels rien ne justifie l’intervention des États puisque seuls comptent les marchés, efficients par nature. Les deux se méprennent, faute de comprendre que la guerre économique et donc l’intelligence économique visent à défendre un modèle social particulier. Voilà ce qui explique le blocage.

Aux États-Unis, le Cohen Act, loi contre l’espionnage économique qui verrouille toutes les informations relatives aux entreprises, adoptée en 1996, assure la protection du secret des affaires ; cela n’empêche pas les journalistes d’investiguer. En France, les journalistes ont poussé à ce que des dispositions similaires soient retirées du projet de loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques. Or, le fait que le législateur français institue le secret des affaires n’empêchera pas les journalistes de mener leurs investigations, comme ils ont continué de le faire aux États-Unis, pour mettre au jour ce que l’on a envie de cacher. Il faut sensibiliser les journalistes à la question, car la plupart de mes confrères envisagent l’intelligence économique comme une affaire de barbouzes, mésestimant entièrement les enjeux stratégiques sous-jacents. Un travail pédagogique s’impose.

M. Jean-Pierre Vuillerme. Outre que toutes les grandes entreprises n’ont pas encore pris conscience de la nécessité de piloter cette réflexion stratégique, elle a un coût. De plus, trop souvent, les hommes-orchestres que sont les patrons de PME et PMI n’ont pas le temps de s’en préoccuper. Pourtant, ces entreprises sont le réservoir des emplois de demain, et il est de notre devoir collectif de les protéger. Pour cela, il faut favoriser la mise à disposition de ressources partagées, en utilisant par exemple les compétences multiples des jeunes retraités des institutions et des services ; ils pourraient être recrutés à cette fin, au niveau régional, par les chambres de commerce et d’industrie, qui factureraient au temps passé les services apportés en ce domaine aux PME et PMI.

La France est relativement bien représentée dans les commissions ISO de normalisation, mais les Français prennent rarement la présidence des comités techniques. Or, il va sans dire que ces présidents ont le plus grand pouvoir d’orientation des normes et règlements. Il faut donc encourager nos entreprises à mettre à disposition plus de compétences pour présider plus souvent les comités techniques de l’ISO ; nous exercerions ainsi une influence plus marquée sur la scène internationale.

Mme Claude Revel. Nous n’avons pas fait d’enquête à ce sujet ; j’ignore donc si, effectivement, 20 % des PME seulement pratiquent l’intelligence économique, mais je constate que certaines entreprises spécialisées dans les technologies pointues sont capables de s’organiser et que d’autres ne le font pas. La délégation interministérielle a pour mission de sensibiliser les PME à l’intelligence économique. Ancienne chef d’entreprise, je sais que les PME redoutent ce qui leur fait perdre du temps. À de longues réunions, à des tiers de confiance, elles préfèrent des outils très simples. C’est dans cet esprit que nous avons rédigé à leur intention un guide relatif à la cyber-sécurité, ainsi que des guides de bonnes pratiques pour les pôles de compétitivité, qui réunissent de très nombreuses PME. En mettant à leur disposition des outils qu’elles peuvent s’approprier, nous cherchons à leur permettre de prendre ces questions en main.

L’intelligence économique territoriale existe ; elle est entre les mains de préfets de région et de services très compétents. Pour plus d’efficacité, il reste à rendre le dispositif plus lisible ; nous nous y sommes attachés, avec les administrations et les élus, et nous avons remis un rapport à ce sujet au Premier ministre. Nous sommes en train d’en appliquer les préconisations dans le cadre de la réforme territoriale. Le dispositif prévoit un décloisonnement : exceptées, bien sûr, les questions de sécurité très sensibles, le préfet de région, les services déconcentrés et les collectivités territoriales doivent travailler ensemble à l’intelligence économique territoriale.

Enfin, en matière de veille et d’intelligence économique, les PME doivent mutualiser leurs moyens. C’est parfaitement réalisable et les syndicats professionnels doivent s’y employer.

Nous travaillons beaucoup avec les notaires et les barreaux pour sensibiliser les professions du droit à l’intelligence économique d’une part, d’autre part pour les inciter à promouvoir notre droit à l’étranger et, par ce biais, nos intérêts stratégiques et économiques. Au nombre des enseignements proposés par l’École nationale de la magistrature dans le cadre de la formation continue, une session, lancée sous la houlette de M. Claude Mathon, qui a fait un remarquable travail de pionnier, est consacrée depuis quelques années à l’intelligence économique. Le droit est beaucoup trop instrumentalisé et les magistrats doivent en être conscients.

Pour ce qui est de la concurrence entre États, la France est très présente à l’ISO, mais davantage dans les comités techniques que dans ceux qui traitent de gouvernance, à une brillante exception près : c’est un Français qui a initié la norme ISO 26000 sur la responsabilité sociétale.

L’argument selon lequel intelligence économique rimerait systématiquement avec illégalité est fallacieux. On peut, de manière parfaitement légale, prévenir de nombreux risques par l’anticipation et la veille, notamment les risques de corruption.

Vous comprendrez que, tenue au devoir de réserve, je ne puisse m’étendre sur le dossier Alstom, mais ce que vous avez dit est vrai, monsieur Fasquelle. Encore une fois, l’anticipation est le maître mot, et la délégation interministérielle avait fait savoir depuis des mois l’intérêt que General Electric portait à Alstom, et ses intentions. D’autre part, la réciprocité dans les sanctions extraterritoriales doit devenir la règle ; nous y travaillons. Je partage votre sentiment, nous devons mieux nous organiser.

Différentes améliorations législatives sont possibles : durcir la protection du secret des affaires pour en faire un rempart ; rendre la procédure relative aux investissements étrangers plus lisible et plus attractive, tout en défendant nos intérêts stratégiques.

Les moyens alloués à la délégation interministérielle sont-ils suffisants ? En réalité, la difficulté principale à laquelle nous sommes confrontés est de travailler avec des administrations aux cultures diverses. L’intelligence économique demande la circulation de l’information et l’acceptation de la mobilisation interministérielle et de la coordination. Ce n’est pas encore le cas partout. De nombreux ministères ont fait beaucoup d’efforts, mais des résistances très fortes persistent, qui peuvent bloquer certaines décisions. Il va sans dire que j’aurais plaisir à disposer de moyens humains et financiers supplémentaires mais outre que je n’ignore rien de la conjoncture budgétaire, le plus urgent est de sensibiliser chacun. C’est ce à quoi nous nous employons en portant la bonne parole, auprès de votre commission comme auprès d’entreprises, d’organisations professionnelles et d’universités, en demandant que notre propos soit relayé. Nous devons agir par la persuasion et non par la contrainte.

Nous travaillons beaucoup avec les universités et les écoles. Nous organisons d’ailleurs une conférence le 15 juin prochain à leur intention. L’école française d’intelligence économique commence à être connue à l’étranger et tient son rang – notre corpus doctrinal est presque plus connu hors nos frontières qu’en France. Nous avons pour objectif d’obtenir l’inclusion d’un cycle de formation d’une quinzaine d’heures au moins sur l’intelligence économique, dans tous ses aspects, dans tous les cursus d’enseignement supérieur sans exception. Cette formation, qui pourrait être assurée par des praticiens, devrait enseigner à tous nos diplômés de l’enseignement supérieur un triple réflexe : étudier la concurrence en permanence ; veiller à sa sécurité en prévenant les cyber-menaces mais aussi par son comportement ; tenter d’influencer l’extérieur au lieu de se replier par crainte d’aller à l’international.

Nous n’avons pas connaissance de difficultés particulières en Birmanie. Saisissez-nous et nous y travaillerons avec vous.

La position de la délégation interministérielle est que, pour ne pas négocier a minima, il convient de ne pas aller trop avant sur la voie de traités sur ces questions entre l’Union européenne et le Canada ou les États-Unis aussi longtemps que l’Union européenne ne se sera pas dotée d’une réglementation digne de ce nom, et singulièrement d’un règlement sur la protection des données. Pour ce qui est des tribunaux arbitraux, la plus grande prudence s’impose. Certains domaines doivent demeurer des compétences régaliennes, la justice en particulier. La définition et l’entrée en vigueur de normes, de règles et de codes de conduite entraînant des obligations croissantes d’audits, de certifications et de contrôles, avec leur cortège de rédaction de codes d’éthique et de règlement des litiges, ont fait naître un « business » du droit. Nous ne devons pas nous faire piéger : il faut garder à l’esprit que, souvent, de grandes idées proclamées servent ce marché, où les avocats américains excellent.

La proposition de directive sur le secret des affaires, approuvée le 26 mai 2014, à l’unanimité, par le Conseil de l’Union européenne, tend à harmoniser les législations nationales existantes. En France, le sujet avait été abordé dans un premier temps dans le rapport Mathon puis par le député Bernard Carayon. La proposition de directive, préparée par de très importants travaux des États membres – auxquels nous avons participé – et qui reprend pour le secret des affaires la définition de l’Organisation mondiale du commerce, est équilibrée. Il serait vraiment dommage qu’elle connaisse le même sort que la disposition retirée, en France, du projet de loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques. Je ne pense pas du tout qu’elle aille contre le travail journalistique, la protection des sources ou les lanceurs d’alerte, qui sont expressément mentionnés. On peut toujours améliorer un texte et je ne méconnais pas les préoccupations qui se sont exprimées, mais l’objet de ce projet est de protéger les innovations qui ne peuvent l’être par le droit de la propriété intellectuelle – les essences des parfumeurs par exemple.

J’ajoute qu’à l’échelon communautaire comme à l’échelon national, il s’agit de textes commerciaux. Ce n’est pas dans le code du commerce que l’on peut traiter la protection des sources ; peut-être faudrait-il le faire par ailleurs, mais ce sont choses différentes. Un plus grand effort pédagogique aurait été nécessaire. Mon expérience est que si l’on explique de manière argumentée ce dont il s’agit aux journalistes, ils le comprennent. Pour ce qui concerne les syndicats, j’ai longuement discuté la question avec un de leurs représentants, et j’entends l’argument selon lequel les dispositions envisagées peuvent avoir pour effet de freiner la mobilité internationale des travailleurs. Je suis de ceux qui ont essayé de réduire la durée de la période pendant laquelle on est assujetti à la protection du secret des affaires.

Aux États-Unis, le Cohen Act, adopté en 1996, fait de l’atteinte au secret des affaires un crime fédéral mais, depuis 1987, il existe aussi une protection civile dans 47 des États américains. La Chine est en train de se doter d’une loi sur le secret des affaires et les États-Unis demandent à l’Inde de se doter d’un tel texte. Le projet de directive n’est vraiment pas dirigé contre la liberté d’expression. Elle tend à lutter contre l’espionnage économique et la fuite d’informations stratégiques car l’information est devenue une matière première et la perdre, en amont, c’est mettre en grand péril des productions et des emplois. Il n’y a là rien de fantasmatique, nous en avons de nombreux exemples. De plus, une loi sur le secret des affaires concourt à l’attractivité d’un pays en rassurant les investisseurs étrangers, qui y voient un facteur de sécurité juridique. En bref, si les choses ont été mal expliquées, il faut les expliquer mieux mais il ne faut ni être naïf ni dénaturer ce qu’était l’objet initial de la loi. Enfin, si elles étaient mises en œuvre, ces dispositions feraient échec aux intrusions juridiques permises par la législation américaine, puisque l’on pourrait opposer le secret des affaires aux demandes d’informations d’un concurrent.

Nous travaillons à la politique de cyber-sécurité avec le préfet Latournerie, chargé de la lutte contre les cyber-menaces, et avec l’Agence nationale de défense et de sécurité des systèmes d’information. Nous participons à cette stratégie nationale pour son volet de vulgarisation auprès des entreprises. La coordination est bonne, ainsi qu’avec la personne chargée de la cyber-sécurité au ministère des affaires étrangères. J’assure aussi l’aspect international en m’entretenant en particulier avec les Américains, très intéressés de savoir comment l’on peut mieux se protéger sur le plan juridique.

Je ne pourrai assister au 1er Sommet de l’intelligence économique et de la sécurité mais mon conseiller spécial y sera. Les entreprises prennent conscience des risques ; la délégation interministérielle travaille beaucoup avec elles.

Certaines critiques portées contre BusinessFrance ne sont pas infondées, mais il faut laisser à la réforme le temps de se mettre en place.

Google est devenue une entreprise tentaculaire, aux ressources gigantesques ; en ce qui la concerne aussi, les États doivent coopérer. En visite à Paris il y a quelques années, le président de Google expliquait que, disposant de moyens d’informations sans pareils, sa société pouvait tout faire. Mais il ajoutait qu’il appartenait aux États de définir des limites par des législations internationales et que Google, entreprise légaliste, s’y conformerait. Faisons-le ! La France n’est pas assez présente dans l’élaboration de normes européennes sur ce plan. Nous devons l’être bien davantage. Nous travaillons beaucoup à la définition des données sensibles et stratégiques et de l’open data, car on ne peut tout ouvrir. Pour saisir les opportunités et savoir quels sont les risques, il faut être armé en informations d’excellente qualité ; c’est pourquoi l’intelligence économique devient toujours plus obligatoire. Enfin, il nous faut impérativement veiller à ce que Google et les autres géants du numérique ne captent tous les marchés, étouffant dans l’œuf les start-up et les PME qui travailleraient chez nous sur les mêmes sujets.

L’anticipation est la clef de tout, et il n’est pas si compliqué de s’y astreindre. Il faut aussi préserver la mémoire des savoir-faire. Il y a du bon dans le droit à l’oubli, mais je crains qu’à l’inverse, en numérisant tout, on ne se prive d’armes pour l’avenir.

La « coopétition », c’est-à-dire la capacité de coopérer avec des concurrents, est une notion clef. Que deux sociétés présentent des offres concurrentes pour remporter un certain marché n’empêchera pas, à une autre occasion, les deux mêmes sociétés de présenter une offre conjointe. De même, on défendra avec des entreprises concurrentes des normes utiles à tous auprès des organisations internationales. Les choses sont plus subtilement teintées qu’en noir et blanc.

Il nous faut en effet organiser notre influence par une ingénierie spécifique, une planification souple, l’organisation de réseaux. C’est ce à quoi s’emploie la délégation interministérielle, et c’est ce qu’elle souhaite développer dans de plus nombreuses organisations internationales. Votre soutien nous sera précieux.

Notre objectif est que les entreprises confrontées à la contrainte extérieure se prennent en main au niveau territorial. Nous faisons de la pédagogie et nous leur fournissons des outils, et nous constatons qu’en matière d’intelligence économique le principe de subsidiarité fonctionne. Ne remonte vers nous que ce qui ne peut être traité au niveau local.

M. Daniel Fasquelle. On ne peut que regretter que la France ne soit pas assez présente à Bruxelles dans l’élaboration du droit. Vous l’avez justement souligné, le droit est incontestablement devenu un marché, et les grands cabinets anglo-saxons se sont emparés du marché du droit à Paris. Aussi, au moment où que le projet de loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques va être à nouveau examiné par notre Assemblée, il importe, pour éviter de favoriser indirectement l’implantation de cabinets anglo-saxons, de ne pas déstabiliser le réseau de nos notaires, qui sont un exemple dans le monde, et de nos avocats. Je regrette que cette nécessité ne soit pas suffisamment perçue. En revanche, je pense comme le ministre qu’il faut trouver les moyens de faire travailler ensemble les professionnels français du droit, dont le point faible est qu’ils sont éparpillés en une multitude de professions alors que les cabinets anglo-saxons embrassent tout le champ du droit. Favoriser l’interdisciplinarité permettra que des champions français se développent en Europe et à l’international. Ce sujet participe de l’intelligence économique.

Mme Frédérique Massat, présidente. Le projet de loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques, qui sera à nouveau examiné par la commission spéciale, n’a pas pour objet de déstabiliser le notariat français mais de promouvoir un autre maillage territorial.

M. Daniel Fasquelle. Permettez-moi de ne pas partager cette opinion.

Mme Claude Revel. Il est exact, monsieur Fasquelle, que la France doit mieux organiser sa présence à Bruxelles, notamment pour ce qui concerne le numérique et la protection des données ; nous faisons tout ce que nous pouvons. Nous travaillons beaucoup avec les notaires français qui, très dynamiques à l’international, ont implanté le droit notarial en Chine – où ils contribuent à la refonte du droit foncier et du droit cadastral et par ce biais à l’influence française – et au Viet Nam, et qui participent aux travaux de la FAO. Les cabinets français d’avocats commencent aussi à s’implanter à l’étranger mais ils sont beaucoup plus divisés que les notaires ; certains ont cependant ouvert des centres de droit, au Viet Nam et dans d’autres pays, francophones ou non. En liaison avec le ministère des affaires étrangères, nous avons créé un groupe de travail chargé d’organiser la présence du droit français à l’étranger. Je suis convaincue, je vous l’ai dit, de l’importance extrême de l’influence exercée par le biais du droit, vecteur de culture et d’affaires. Les États-Unis le savent si bien qu’ils n’ont pas ménagé leurs efforts sur ce plan, en 1945 comme après la chute du Mur de Berlin.

Mme Frédérique Massat, présidente. Madame, messieurs, je vous remercie.

*

Informations relatives à la Commission

La commission a nommé Mme Corinne Erhel rapporteure pour avis sur la proposition de loi relative au deuxième dividende numérique et à la poursuite de la modernisation de la télévision numérique terrestre (n° 2822).

La commission a nommé M. Henri Jibrayel rapporteur pour avis sur la proposition de loi tendant à consolider et clarifier l’organisation de la manutention dans les ports maritimes (n° 2790).

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires économiques

Réunion du mardi 2 juin 2015 à 17 heures

Présents. – Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Yves Blein, Mme Michèle Bonneton, M. François Brottes, M. Dino Cinieri, M. Yves Daniel, Mme Corinne Erhel, M. Daniel Fasquelle, M. Christian Franqueville, M. Daniel Goldberg, M. Antoine Herth, M. Henri Jibrayel, M. Philippe Kemel, M. Jean-Luc Laurent, M. Philippe Le Ray, M. Jean-Pierre Le Roch, Mme Audrey Linkenheld, Mme Marie-Lou Marcel, Mme Frédérique Massat, M. Jean-Claude Mathis, M. Yannick Moreau, M. Hervé Pellois, M. Patrice Prat, M. Frédéric Roig, Mme Catherine Troallic

Excusés. – M. Jean-Claude Bouchet, Mme Jeanine Dubié, M. Jean Grellier, M. Thierry Lazaro, Mme Annick Le Loch, M. Kléber Mesquida, M. Dominique Potier, M. Fabrice Verdier

Assistaient également à la réunion. – M. Guillaume Chevrollier, M. Christian Kert