La commission des affaires économiques a auditionné M. Patrick Pouyanné, directeur général du comité exécutif de Total.
M. le président François Brottes. Monsieur Pouyanné, nous n’avions pas eu l’occasion de vous accueillir dans votre fonction de directeur général et président du comité exécutif de Total, titre qui diffère d’ailleurs celui de votre prédécesseur – peut-être nous direz-vous pourquoi. Ce dernier, que nous avions eu le plaisir d’accueillir à de nombreuses reprises, nous a laissé un souvenir que je qualifierais d’assez « tonique ». Il ne voulait pas qu’on lui raconte des « carabistouilles » et nous non plus. Mais nos échanges étaient toujours très intéressants.
Quoi qu’il en soit, nous avons souhaité savoir où en est le groupe Total, une des plus belles entreprises du monde qui, après la disparition dramatique de son patron, a mis en place un dispositif de succession tout en parvenant à préserver sa sérénité. Chacun a pris ses responsabilités, et vous avez su tenir le cap sans que l’on n’ait eu à constater de soubresauts dommageables.
Pour autant, nous n’avons pu qu’assister à la baisse du prix du baril, dans un monde de transition énergétique où l’on essaie de limiter la part du pétrole dans le mix énergétique, pour lutter contre la pollution et éviter la dépendance économique. Et forcément, quand on prend des décisions qui vont dans ce sens, et la France n’est pas la seule à le faire, les entreprises comme la vôtre en subissent le contrecoup.
Nous avons aussi constaté les baisses de résultats de votre entreprise. Les deux sont-ils liés ? Très certainement.
Vous avez adopté une série de mesures stratégiques : gel des recrutements, voire suppressions d’emplois – je pense à l’affaire de la raffinerie de La Mède, qui fait grand bruit ; dépréciation d’actifs, notamment dans le gaz de schiste – mode qui n’a pas forcément atteint l’Europe, ce qu’un certain nombre d’entre nous ne souhaite d’ailleurs pas.
Vous avez également indiqué que vous vous tourniez vers le gaz naturel, que les écologistes parent de nombreuses vertus et peuvent même préférer au nucléaire.
Enfin, vous avez à gérer, puisque vous êtes un groupe mondial international, le fait d’être exposés à des risques de nature politique – peut-être en Grèce, sûrement en Russie.
Sur ces questions-là, monsieur le président, nous aimerions être éclairés. Je vous propose de nous faire un court exposé, à la suite duquel nous pourrons échanger.
M. Patrick Pouyanné, directeur général et président du comité exécutif de Total. Je voudrais vous remercier de m’accueillir pour la première fois.
Comme vous l’avez remarqué, je n’ai pas le même titre que mon prédécesseur. Dans les circonstances dans lesquelles s’est faite la transition, Total s’est en effet réorganisé : Thierry Desmarest, le père du groupe, a repris du service et est redevenu président du conseil d’administration ; je suis moi-même devenu directeur général. À la fin de l’année, le conseil d’administration a décidé de réunir à nouveau les deux fonctions de président et de directeur général du comité exécutif et de nommer, sans doute pour des raisons de gouvernance, un administrateur référent qui viendra s’installer au sein du conseil.
Cela étant dit, le contexte dans lequel vit Total renvoie au fait qu’une entreprise d’énergie pétrolière doit tenir compte de deux dimensions : une dimension de court terme, et une dimension de moyen et long terme.
Lorsque l’on travaille dans l’énergie, on investit dans des projets pour vingt ou vingt-cinq ans, voire davantage. Il faut toujours avoir en vue cet horizon de moyen et long terme qui pose d’ailleurs, du fait de l’évolution du mix énergétique, un vrai challenge à une entreprise comme la nôtre. Et puis il y a le court terme, marqué par la volatilité des prix de la matière première. Ainsi, le prix du brut a été divisé par deux entre l’été 2014 et janvier 2015, passant de 110 dollars le baril à 45 dollars, pour remonter à près de 65 dollars – soit une hausse de plus de 30 % – avant de perdre 10 % en trois jours, retombant à 55 dollars le baril. Cette forte volatilité nous oblige à des adaptations à court terme.
En fait, nous vivons actuellement un cycle de la nature de ceux qu’on nous l’enseigne à l’école. À partir de 2002, le prix du brut est monté brutalement de 20 ou 30 dollars à 100 dollars. La multiplication par cinq du chiffre d’affaires des entreprises – et donc de leur capacité d’investissement – a eu deux effets.
Elle a d’abord eu un effet sur la demande, lent mais régulier, dont on se rend compte aujourd’hui. Ceux qui consomment de l’énergie se sont tournés vers d’autres sources d’énergie ou ont cherché à faire baisser leur facture en faisant des économies d’énergie, ce qui est plutôt vertueux. Ces comportements d’efficacité énergétique, de divers ordres, ont favorisé l’émergence de nouvelles énergies, dont les énergies renouvelables. La croissance de la demande en énergie s’est mise à diminuer, d’où une moindre croissance, et un manque de demande par rapport aux anticipations.
Au même moment, ce prix élevé a favorisé l’offre. Des acteurs de plus en plus nombreux se sont tournés sur le marché pétrolier et ont fait des projets d’investissement. Non seulement de grands acteurs pétroliers comme Total, mais également des entreprises de taille plus petite ou moyenne, se sont mis à explorer et à découvrir du pétrole.
En 2014, nous avons donc assisté à la conjonction d’un ralentissement de la demande et d’un excès de l’offre. Le marché s’est trouvé quelque peu suralimenté, le prix du baril ayant favorisé les investissements. Une entreprise comme Total a augmenté, entre 2002 et 2012, ses investissements de 10 milliards à 25 milliards par an, ce qui est absolument gigantesque.
Cette année-là, toutes les anticipations se sont révélées fausses : l’Agence internationale de l’énergie (AIE) annonçait une demande en augmentation d’un million de barils par jour, alors qu’elle a été de 0,6 million de barils par jour. Et l’offre qui aurait dû augmenter d’1 million - 1,2 million de barils par jour, a augmenté de plus de 2 millions de barils par jour. Le marché s’est effondré.
En outre, la hausse du prix du baril à 100 dollars a favorisé l’innovation et l’accès à de nouvelles ressources : les hydrocarbures non conventionnels, principalement aux États-Unis. Sur les 111 000 puits qui ont été forés, 110 500 l’ont été aux États-Unis.
Dans ce pays, pour des raisons que je ne m’explique pas complètement, on a d’abord trouvé du gaz de schiste et, depuis trois ou quatre ans, du pétrole de schiste dont la production atteint aujourd’hui près de 5 millions de barils par jour. Ainsi, entre 2012 et 2014, la production de pétrole de schiste américain est passée de 2 à 5 millions de barils par jour, ce qui est absolument colossal – la production mondiale de pétrole étant de l’ordre de 90 millions de barils par jour.
En conclusion, il y a eu non seulement beaucoup de projets, mais une offre abondante, que l’accès aux hydrocarbures non conventionnel est encore venu renforcer. D’où la baisse (de la demande et des prix).
Que va-t-il se passer ? Je ne suis pas Mme Soleil. Je sais toutefois qu’il faut tenir compte d’une certaine force d’inertie. Dans notre industrie, quand on a investi et foré des puits de pétrole, même si le prix chute, la production continue. En effet, l’investissement a été fait, et tant que le prix du baril, même à 50 dollars, permet de couvrir les coûts opérationnels, mieux vaut produire qu’arrêter la production. Je dirais même plus : les comportements sont exacerbés et tout le monde devient égoïste. Pour une entreprise comme Total, passer de 100 dollars à 50 dollars du baril se traduit par une perte de 10 milliards de dollars de cash par an, sur un programme d’investissement de 25 milliards qu’on ne peut pas arrêter du jour au lendemain.
En 2015, y compris aux États-Unis, la production de pétrole de schiste continuera à augmenter. En effet, même si les acteurs américains ont fortement réduit leurs investissements, tout ce qui avait été investi va continuer à produire. Il y a donc une rémanence. De la même façon, tous les projets dont je vous parlais, ceux de Total comme ceux des autres compagnies, se poursuivront.
Voilà pourquoi, dans les trois ou quatre prochaines années, l’offre restera abondante. Qu’en sera-t-il de la demande ?
Le fait que le baril soit passé 100 dollars à 50 dollars a permis de relancer la demande de façon spectaculaire. En 2014, la demande n’avait crû que de 0,6 million de barils par jour. Et alors que l’AIE tablait sur une augmentation de 0,9 million de barils par jour en 2015, on parle aujourd’hui d’une augmentation de 1,4 – 1,5 million de barils par jour.
La baisse du prix du pétrole a donc permis de relancer la demande. Par exemple, dans un pays comme l’Inde, un baril de pétrole à 100 dollars est trop cher, mais à 50 dollars, ce n’est plus tout à fait la même chose. Par ailleurs, on assiste en Europe à une reprise de la croissance qui consomme un peu plus d’énergie. Il en est de même aux États-Unis et au Japon. Ainsi, la demande repart. Pour autant, l’offre reste abondante.
En 2015, les déséquilibres vont persister, avec plus d’accroissement de l’offre que d’accroissement de la demande. En ce moment, le marché a tendance à être un peu baissier. En 2016, je pense que contexte sera le même. Après, le pétrole ne réagit pas qu’à l’offre et à la demande : il réagit aussi à la géopolitique. Or s’il y a bien une zone du monde où je n’ai jamais vu autant de troubles et de conflits, c’est bien le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, où se trouvent les plus grands fournisseurs de cette matière première. D’autres éléments peuvent donc impacter cette économie.
Cela étant, il y a plus de gagnants que de perdants. Certes, les compagnies pétrolières pleurent et certains petits pays producteurs souffrent. Mais il y a un énorme transfert de ressources des pays producteurs vers les pays consommateurs, et il y a plus de pays consommateurs que de pays producteurs. Globalement, pour l’économie mondiale, une énergie moins chère est plutôt un facteur favorable.
Il faut tout de même garder en tête le long terme. Je vous remercie pour votre introduction, monsieur le président, parce que j’ai parfois l’impression que Total va rapidement disparaître. Et je voudrais vous donner certains chiffres – non pas les miens, mais ceux de l’AIE.
L’année dernière, les énergies fossiles représentaient plus de 80 % du mix énergétique mondial – le pétrole, 31 %, le charbon, 30 %, et le gaz, 20 %.
Dans le scénario le plus « climato-compatible », ou « scénario 450 ppm » qui correspond à une augmentation de 2 degrés, les énergies fossiles représenteraient 60 % : le pétrole seulement 20 %, le gaz 22 %, et le charbon un peu moins de 20 %.
Mais ce pourcentage de 60 % s’applique à une demande qui est globalement beaucoup plus forte. N’oublions pas que sur la planète, aujourd’hui, 1,5 milliard de personnes n’ont pas accès à l’énergie. On peut donc imaginer qu’entre 2012 et 2030, la demande en énergie augmentera de 30 %. Est-ce bien « climato-compatible » ? C’est en tout cas conforme à la réalité de la planète, à l’aspiration d’un certain nombre de peuples à accéder à l’énergie et au fait que la population va sans doute elle-même augmenter.
On a donc besoin d’énergies fossiles. Total n’est d’ailleurs pas qu’une entreprise pétrolière, même si c’est ainsi qu’on la voit. En fait, nous sommes aujourd’hui pour moitié une entreprise pétrolière, et pour moitié une entreprise gazière. Le virage a été pris il y a quelques années. De fait, le marché du pétrole croît peu, entre 0,5 et 1 % par an, alors que le marché du gaz croît beaucoup plus vite, de 2 à 4 % par an.
Parmi les trois énergies fossiles, charbon, pétrole, gaz, c’est le charbon « l’ennemi », sur le plan des émissions climatiques. Le gaz est plutôt la « bonne » énergie à développer puisqu’une centrale au gaz émet deux fois moins de CO2 qu’une centrale au charbon. Si l’on remplaçait toutes les centrales électriques au charbon par des centrales au gaz, on règlerait une partie de la problématique climatique. Le gaz reste une énergie fossile, mais celle-ci a le mérite d’être beaucoup moins émettrice. Nous sommes de plus en plus gaziers. C’est un aspect de notre contribution aux enjeux posés par le changement climatique.
Total est par ailleurs un acteur pétrolier et gazier intégré. Nous sommes présents tout le long de la chaîne, et notre stratégie est de continuer ainsi. Nous produisons, nous transportons, nous raffinons, nous transformons en produits pétrochimiques et nous distribuons. Nous allons jusqu’au client final. C’est bien l’ensemble de cette chaîne pétrolière qui nous permet aujourd’hui de faire face en Europe, en Afrique, et dans l’ensemble des pays où nous sommes implantés. C’est un de nos fondamentaux.
En même temps, nous sommes confrontés aux défis du changement climatique. Je le vois plutôt comme une opportunité. Le mix énergétique va en effet évoluer. Si les énergies fossiles représentent demain 60 %, les énergies renouvelables auront leur part. Or les marchés des renouvelables connaissent une croissance forte. En ce moment, celle du solaire est de 10 %.
En tant que producteurs d’énergie, nous avons donc décidé d’une stratégie renouvelable. Aujourd’hui, 3 % des capitaux de Total – ce qui représente tout de même 3 milliards de dollars – sont consacrés au solaire. Nous sommes les actionnaires majoritaires de la société SunPower, basée en Californie, qui se développe vite et qui est devenue le numéro 2 mondial de fabrication de modules solaires. Elle est présente aux États-Unis, au Chili et dans d’autres pays du monde, y compris en France, même si c’est de façon plus modeste.
Nous pensons que la place prise par les énergies renouvelables croîtra dans les prochaines années, dans la mesure où le business rejoint l’écologie. La situation évoluera grâce aux acteurs économiques et aux décisions qui seront prises – cadres réglementaires ou incitations économiques. J’ai d’ailleurs contacté certains collègues pétroliers pour que l’on clarifie la tarification du carbone. En effet, ceux qui investissent dans l’énergie ont besoin de signaux directeurs, y compris sur le prix du carbone, pour faire de bons choix d’investissement. Comme ces marchés du renouvelable vont croître, nous avons décidé de nous y engager et nous poursuivrons cet effort. Je pense qu’à l’horizon de quinze ans, ce secteur fera au moins 10 à 15 % du portefeuille de Total. Mais bien sûr, notre groupe restera un acteur pétrolier – et sans doute plus gazier que pétrolier, comme je l’ai déjà indiqué.
À court terme, comment réagit-on ? Il est clair qu’il nous manque 10 milliards de dollars. Mais notre groupe est une des plus grandes entreprises mondiales, et nous avons un avantage : notre bilan financier. En outre, nous avons accès à de l’argent pas cher. On ne prête qu’aux riches, et quand la situation est mauvaise on prête encore plus facilement aux riches qu’aux autres. Cela dit, nous sommes faiblement endettés : 30 % de nos capitaux, ce qui, pour un groupe de cette taille, n’est pas un souci. Nous pouvons donc faire face.
Pour autant, je reconnais qu’il nous a fallu prendre des mesures. Dans l’industrie pétrolière, on dépense beaucoup d’argent, et quand on passe d’un monde à 20 dollars le baril à un monde à 100 dollars le baril, on multiplie ses revenus par cinq. Vous imaginez bien que notre habitude n’était pas de contrôler nos coûts tous les matins. Mais ça l’est devenu quand le baril est passé de 100 à 50 dollars le baril. Il y a eu une prise de conscience collective. Nous contrôlons nos dépenses, ce qui nous a conduits à prendre un certain nombre de décisions sur lesquelles je pourrai revenir.
Mais le groupe résiste. Malgré la chute du prix du brut, nos résultats sont en recul d’à peu près 20 %, alors que le brut a reculé de 50 %. Nous compensons en partie les pertes subies au niveau de la production de pétrole grâce à nos autres métiers. La chaîne intégrée permet de récupérer une partie de la valeur. Globalement, aujourd’hui, les résultats du groupe sont partagés : 50 % dans la partie amont, la production, et 50 % dans la partie transformation. C’est pour cela que nous croyons à ce modèle de chaîne intégrée.
Voilà ce que je pouvais vous dire en introduction. Mon point de vue est qu’il faut réagir à court terme, mais qu’il ne faut pas surréagir. Nous avons la capacité de continuer à investir. Garder une vision à moyen et long terme est essentiel dans l’énergie. Et justement parce que nous avons construit un groupe de cette taille, nous pouvons faire face, y compris aux temps les plus durs. Je dirais même que les temps un peu plus difficiles offrent des opportunités aux groupes les plus forts, dans la mesure où les acteurs concurrents les plus petits sont ceux qui souffrent davantage.
Je ne suis pas intervenu sur les sujets nationaux. Mais je suis sûr qu’au cours du débat, j’aurai à répondre à des questions sur le raffinage, la pétrochimie et les stations-service.
M. Philippe Kemel. Monsieur le directeur général, votre exposé a permis de bien saisir quel est votre modèle économique, dans un contexte marqué par la géopolitique et la modification du prix de la ressource.
Ma question concernera les orientations que vous avez prises sur le gaz, concernant notamment le recyclage et la valorisation des déchets. Dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, un certain nombre de territoires, qui ont été très pollués, ont des friches particulièrement conséquentes. La méthanisation, effectuée à partir du recyclage de l’ensemble de ces déchets, serait une solution. Y avez-vous réfléchi ? Quelle est votre stratégie et, éventuellement, le modèle économique que vous souhaitez déployer en ce domaine ?
M. Daniel Fasquelle. Après vous avoir remercié pour votre exposé liminaire, je souhaiterais vous poser quelques questions rapides.
La loi sur la transition énergétique aura-t-elle un impact sur votre activité en France ? Quel regard portez-vous sur ce texte ? Comment allez-vous vous adapter ?
Ensuite, comment voyez-vous l’avenir du nucléaire en France ? Quel est votre point de vue sur le rapprochement entre Areva et EDF ? Nos collègues Marc Goua et Hervé Mariton ont remis hier un rapport sur le sujet, dans lequel ils exprimaient leur inquiétude. L’entreprise Total s’intéressera-t-elle un jour à l’énergie nucléaire ? Sinon, que pensez-vous des champions français dans le domaine de l’énergie ?
Vous n’avez pas du tout parlé du marché des lubrifiants. Pourriez-vous nous en dire un mot ?
Je souhaiterais également que vous nous parliez du redéploiement de Total en Russie, et de la place que vous voulez occuper demain en Angola.
Selon vous, quel impact les troubles du Moyen-Orient peuvent-ils avoir sur le marché des carburants et du pétrole ? Visiblement, Daesh a trouvé le moyen d’écouler du pétrole extrait par des canaux bizarres, qui permettent à ses membres d’avoir de l’argent pour financer leurs actions. C’est un sujet dont on parle assez peu. Quel est votre avis ?
Pour terminer, je souhaite moi aussi avoir votre point de vue sur la méthanisation et sur le gaz de schiste en France. N’y aurait-il pas moyen de développer, par l’expérimentation, de nouvelles techniques d’extraction du gaz de schiste ? Cela permettrait d’utiliser une énergie qui se trouve sous nos pieds.
M. le président François Brottes. On dit que les terroristes de Daesh se sont accaparés un certain nombre de puits d’exploitation, dont ils arrivent sûrement à commercer la production, ce qui pose tout de même question.
M. Franck Reynier. Vous l’avez rappelé, les objectifs de la COP 21 vont essentiellement porter sur la décarbonisation de notre mix énergétique. Quelle est votre position ? Quelles actions menez-vous en matière d’efficacité énergétique ?
Vous nous avez parlé de SunPower et précisé que 3 % du capital de Total était consacré à l’énergie solaire. Menez-vous des actions dans d’autres secteurs des énergies renouvelables ?
De son côté, mon collègue Fasquelle a rappelé que vous aviez des projets en Angola mais également à Singapour, où vous avez lancé une usine ultramoderne de production. Vous avez par ailleurs des projets d’extraction de gaz liquéfié dans le grand Nord. Pouvez-vous nous en dire un mot ? Pourriez-vous nous donner des éclaircissements à propos du retrait de votre partenariat avec Gazprom, qui portait sur l’exploitation d’un gisement important ? J’imagine que la crise ukrainienne n’y est pas étrangère.
Enfin, quelle est la place de vos investissements et de R&D en France ? Globalement, quelle action mène le groupe Total sur le sol national ?
M. Denis Baupin. Monsieur le directeur général, merci de votre présentation. Le 1er juin dernier, sur France Info, vous vous êtes défini comme un militant écologiste. C’est donc au militant écologiste que je voudrais poser quelques questions. (Sourires).
Vous nous avez donné quelques indications sur la situation actuelle du marché du pétrole. L’AIE estime aujourd’hui que ce serait le bon moment pour commencer à supprimer progressivement toutes les subventions aux énergies fossiles, qui constituent évidemment des incitations à surconsommer des énergies, et contribuent au dérèglement climatique. Quelle est votre analyse ? Vous avez dit qu’un prix de l’énergie faible était profitable à l’économie. Mais ce peut-être un très mauvais signal pour l’écologie, comme chacun s’en rend bien compte.
J’aimerais également avoir votre sentiment sur les raffineries, une question que vous n'avez pas développée. La situation de la France est singulière : la fiscalité avantage outrageusement le diesel, ce qui a un impact négatif sur les raffineries. Reste-t-il la moindre justification à cette fiscalité incitative pour le diesel ? Cela coûte cher à la collectivité, aussi bien sur le plan de la santé que de l’économie.
Selon vous, peut-on imaginer produire du pétrole et du gaz de schiste sur le territoire français, dans la mesure, bien sûr, où l’on ferait en sorte de respecter la loi et d’utiliser des techniques « environnementalement » pertinentes ? Sur un territoire très dense, donc dans des conditions très difficiles d’exploitation, est-ce que cela aurait du sens sur le plan économique ? Pour un certain nombre d’économistes, cela a eu du sens aux États-Unis – faire baisser les prix – mais cela en aurait peu sur le continent européen.
Ensuite, il est exact que le solaire est en plein développement et que Total est aujourd’hui le deuxième acteur mondial de ce secteur, grâce à SunPower. Quels sont aujourd’hui, selon vous, les facteurs essentiels à la poursuite du développement du solaire à travers le monde ?
Est-ce la baisse des prix ? Si celle-ci continue, le solaire sera bientôt quasiment l’énergie la plus compétitive à travers le monde, en tout cas sur certains territoires. Est-ce l’amélioration du rendement des installations photovoltaïques ? Je sais que SunPower est parmi les plus avancés en la matière. Mais d’autres s’intéressent aux cellules à très haut rendement. C’est ainsi qu’en France même, le CEA travaille à des projets très intéressants. Est-ce que plutôt du côté du couple « autoproduction-stockage à domicile » que les potentialités sont les plus importantes ? De ce point de vue, comment se situent aujourd’hui Total et SunPower ? Travaillez-vous sur tous ces aspects ? Est-ce que vous en privilégiez certains par rapport à d’autres ?
M. le président François Brottes. Un très haut rendement n’est pas toujours au rendez-vous de la croissance. J’ai en tête la société Solitech qui, s’agissant du solaire à haute concentration, a dû déposer les armes. C’est en effet un marché en devenir, mais il est difficile d’en prévoir l’impact réel.
Mme Jeanine Dubié. Ma première question concerne les effets de la chute des cours du pétrole sur les effectifs salariés. Nous avons appris il y a deux jours que le groupe Technip supprimait 6 000 emplois, soit 15 % de ses effectifs, en raison notamment de cette chute des cours. Vous semblez faire preuve d’un certain optimisme, et vous nous avez répété ce que vous aviez déjà déclaré à la presse : « il faut réagir sans surréagir ». Je voudrais tout de même que vous nous donniez votre position par rapport à ce nouvel environnement. Où en est votre plan de départ volontaire ? Comment se déroulent les négociations avec les partenaires sociaux ?
Ma deuxième question porte sur la place de l’Afrique dans la politique de développement de Total. Vous avez accompagné le président Hollande en Angola. Lors de ce déplacement, vous avez évoqué votre grand projet offshore, Kaombo, qui représente pour cette année un investissement total de 2,5 milliards de dollars, soit presque 10 % des sommes investies par votre groupe. Dans quelle mesure ce continent constitue-t-il un débouché d’avenir pour la filière pétrolière ? Quels objectifs y poursuivez-vous, à court et moyen terme ?
En parallèle, l’acquisition de SunPower est l’une des plus importantes qui ait été réalisée par un géant pétrolier dans le domaine des énergies renouvelables. Ce n’est pas anodin et l’on peut imaginer que Total souhaite s’inscrire dans le processus de transition énergétique impulsé par le Gouvernement. Mais on sait aussi qu’en Afrique, de nombreux habitants souffrent encore d’un manque d’accès à l’énergie. Quel effort peut-on donc attendre de Total pour améliorer l’accès des habitants de ce continent à l’énergie, et plus particulièrement aux énergies renouvelables, à travers SunPower ?
Ma troisième et dernière question sera la suivante : dans quelle mesure votre groupe participera à la future conférence COP 21 ?
M. André Chassaigne. Pour ne pas risquer d’être répétitif, je limiterai mon propos à deux questions.
En premier lieu, je souhaite vous interroger sur vos perspectives de coopération avec Cuba. Je suis président du groupe d’amitié France-Cuba à l’Assemblée nationale, et j’ai pu noter que Total avait été l’une des rares entreprises à avoir conservé, malgré le blocus, des relations économiques avec Cuba – avec une implantation sur l’île, voire plusieurs. La République cubaine est très demandeuse d’accords commerciaux avec la France et les entreprises françaises, pour éviter d’être submergée demain par le monstre impérialiste américain de proximité.
En second lieu, j’observe que le premier objectif d’une entreprise multinationale comme la vôtre est la rentabilité financière – même si certains peuvent le contester. Or la course au profit maximum peut avoir des effets pervers sur son développement, sur sa politique de R&D et sur l’environnement. Je prendrai comme exemple un sujet dont on n’a pas encore parlé : la chimie du végétal.
Quel est donc votre niveau de recherche en ce domaine ? Chacun sait qu’il y a énormément à faire : programmes de recherche ; structuration des filières ; remplacement des hydrocarbures d’origine fossile par de nouvelles molécules que l’on peut obtenir, notamment, à partir de végétaux. Or je vous trouve particulièrement timide sur la chimie du végétal. Et quand vous vous y intéressez, vous ne le faites pas, selon moi, de façon satisfaisante. Je pense bien sûr à la raffinerie de La Mède.
Vous avez répondu à la nécessité de reconversion de cette raffinerie par la mise en place d’une usine d’agro-carburants de première génération, principalement dédiée à l’huile de palme – qui représente 70 % de la matière première, soit à peu près 500 000 tonnes et trente fois ce que Nutella utilise !
Déjà, vous envisagez de supprimer 80 des 430 emplois de cette raffinerie, dont le personnel a lancé une grève qui dure depuis le 11 juin. Je voudrais savoir où l’on en est en matière d’emplois, mais aussi connaître les dommages écologiques que ce choix industriel ne manquera pas d’avoir : ces cultures dédiées vont se faire au détriment de cultures vivrières et contribueront à la disparition de la forêt primaire, notamment en Indonésie. J’ai le sentiment que vous procédez de façon assez expéditive, sans évaluer toutes les conséquences de vos décisions.
N’est-ce pas là le résultat d’une politique qui tend à un maximum de profits, et qui cherche un rapide retour sur investissements ? Cela vous amène à faire l’impasse sur la recherche, laquelle est pourtant indispensable pour pouvoir engager de telles transitions.
M. le président François Brottes. L’histoire retiendra de cette commission que ce n’est plus le prix du baril qui fera la référence demain, mais le pot de Nutella !
M. Patrick Pouyanné. Je vais répondre aux questions dans l’ordre où elles ont été posées.
Honnêtement, monsieur Kemel, nous ne nous occupons pas de méthanisation du gaz. Je lis cependant avec intérêt les documents qui s’y rapportent, et il me semble que les volumes concernés sont encore relativement faibles.
Nous sommes essentiellement producteurs et transporteurs de gaz ; nous le liquéfions et nous le vendons à des clients industriels ou commerciaux. J’ai moi-même travaillé pendant trois ans dans le bassin minier, au début de ma carrière. Je connais bien cette région et je sais ce que l’on a fait pour valoriser le gaz des mines. Total s’y est d’ailleurs intéressé plusieurs fois. Mais il se trouve que l’organisation d’une grande entreprise n’est pas forcément adaptée à certains « petits » sujets. Cela dit, je ne suis pas contre, et je prends positivement en compte votre remarque.
Maintenant, pourquoi m’a-t-on traité de militant écologiste ? Parce qu’au début de ma carrière, j’ai passé cinq ans à m’occuper d’environnement : trois ans à travailler sur les installations classées dans le Nord-Pas-de-Calais, pendant lesquels j’ai essayé de convaincre des industriels de maîtriser leurs risques et leurs émissions ; puis un an et demi auprès du Premier ministre, comme conseiller pour l’environnement. Ensuite, il se trouve que je suis rentré chez Total. Après tout, si le patron de Total peut, par sa propre expérience, influencer le cours des choses, ce n’est pas si mal. J’ai au moins expliqué à mes collègues qu’en face d’eux, dans l’administration française, il y avait des personnes compétentes qu’il fallait respecter et avec lesquelles il convenait de dialoguer. Mais cela ne fait pas de moi un militant écologiste. Je suis le patron de Total et on aurait tôt fait de m’accuser de faire du greenwashing !
Il est cependant indiscutable qu’en matière d’énergie, il y a des évolutions, que des marchés vont se développer, sur lesquels, en tant que producteurs d’énergie, nous devrons nous positionner. Si j’arrive à mettre nos capacités financières au bénéfice de l’émergence de filières d’énergie renouvelable rentables, j’aurai fait concorder l’objectif économique et l’objectif écologique.
Monsieur Fasquelle, vous m’avez d’abord interrogé sur la loi de transition énergétique. Cette loi, qui me paraît assez bien équilibrée, dispose qu’il y aura 30 % de moins de consommation d’hydrocarbures à l’horizon 2030, ce qui ne peut qu’interpeller les producteurs d’hydrocarbures. En effet, cela signifie concrètement qu’il faudra une à deux raffineries de moins en France. De notre côté, nous avons décidé, pour d’autres raisons, de faire évoluer un de nos sites. Nous avons donc déjà fait la moitié du chemin préconisé par la loi. La perspective fixée étant de quinze ans, nous avons le temps de voir venir. Moi qui déplore parfois que les textes, notamment en matière fiscale, évoluent au gré des sessions, je reconnais que cette fois-ci, nous avons de la visibilité. Après, à nous de nous adapter avec nos équipes.
Vous m’avez ensuite interrogé sur l’avenir du nucléaire. Je ne peux pas vous répondre comme patron de Total, qui est un groupe pétrolier et gazier. Mais je peux le faire en tant que citoyen. Le nucléaire est indiscutablement une force de notre pays. Il est donc temps qu’en France la filière nucléaire s’organise, et que les gens coopèrent.
Le coût de l’énergie est compétitif en France, ce qui constitue un avantage. Je suis producteur d’énergie, mais aussi consommateur d’énergie pour le raffinage et la pétrochimie et pour moi, le coût de l’énergie est un des facteurs majeurs des coûts de production. Nous devons donc faire en sorte que nos choix n’aboutissent pas à renchérir le coût de l’énergie, très attractif pour les industriels qui veulent s’implanter dans notre pays.
J’observe par ailleurs que le nucléaire est une des filières d’excellence de la France. Mais d’autres pays, comme la Chine, sont en train de développer des filières d’excellence. Je ne serais pas surpris que les Chinois qui, pour l’instant, se développent au travers de transferts de technologie venant de France, offrent ensuite leur technologie nucléaire à des pays comme l’Inde. Nous pouvons donc être en compétition.
Le seul message que j’aurais à faire passer est le suivant : il faut que cette filière s’organise et développe des outils, des projets, qu’elle soit compétitive à l’étranger, et que le coût de l’énergie reste compétitif en France.
Monsieur Fasquelle, vous avez également évoqué le marché des lubrifiants. Sachez que nous sommes le numéro 4 mondial, avec une part de marché de l’ordre de 4 à 5 %. Nous venons d’ouvrir une usine à Singapour. Nous disposons ainsi d’un outil moderne qui va nous permettre d’alimenter notre croissance future dans le domaine des lubrifiants. Il y a quelques grands acteurs pétroliers sur ce marché, dont Total fait partie. Nous voulons continuer à nous développer, notamment, sur l’Asie. D’où ce positionnement à Singapour.
Nous avons par ailleurs engagé en Russie à peu près 10 milliards de capitaux, soit 10 % du groupe. C’est donc un engagement lourd.
Nous sommes actionnaires, à un peu plus de 18 % - soit environ 6 milliards de dollars – de Novatech, le premier indépendant gazier russe, une grosse entreprise qui se développe très vite.
Nous sommes engagés historiquement dans un champ de production de pétrole, celui de Kharyaga. Nous sommes ainsi opérateurs en zone arctique. C’est un petit champ de 30 000 barils par jour, où nous investissons en ce moment.
Nous sommes rentrés aussi dans un très grand projet de gaz naturel liquéfié, dans la péninsule de Yamal, à 500 km au nord du cercle arctique, où je me suis rendu au printemps. À l’heure actuelle, 9 000 personnes y construisent une usine dans le cadre d’un projet de 27 milliards de dollars. La péninsule de Yamal est une gigantesque éponge de gaz, de la taille des plus grandes réserves du monde, comme celles d’Iran et du Qatar. L’amplitude des températures qui y règnent, de – 40° à + 30°, constitue un défi technologique majeur. Il faut innover, et notamment construire des méthaniers brise-glace pour récupérer le gaz naturel liquéfié et le livrer sur les marchés asiatique et européen. Là encore, nous sommes fortement engagés – à hauteur de 20 %.
Les projets gaziers de cette nature ne sont pas touchés par les sanctions américaines et européennes. Nous ne sommes donc pas concernés sur le plan technologique. En revanche, nous sommes concernés sur le plan financier : nous n’avons pas le droit de financer ce projet en dollars, ce qui constitue une difficulté. Nous allons donc utiliser d’autres monnaies comme l’euro, ou le yuan dans la mesure où nous sommes également partenaires avec les Chinois. Cela dit, nous avions déjà investi 10 milliards de dollars en 100 % – sur les 27 milliards du projet.
Le projet Stokman avait été lancé en partenariat avec GazProm, qui nous avait ramenés en Russie en 2007. Ce projet a été arrêté il y a trois ans – avant le conflit avec l’Ukraine – parce qu’il aurait coûté trop cher : près de 40 milliards de dollars. Nous avions alors sur notre bureau le projet de Yamal d’un côté, et le projet de Stokman de l’autre, et nous avons considéré qu’il était plus efficace de travailler avec Novatech qu’avec GazProm.
Ce projet a donc été arrêté. Dans la mesure où nous y avions passé beaucoup de temps et que l’on y avait tout de même déjà investi un milliard de dollars, Christophe de Margerie avait souhaité que l’on y maintienne des droits ; nous avions donc conservé des actions d’une société. J’ai ensuite trouvé le moyen, avec le patron de GazProm, de garder des droits si un jour ce projet revenait – ce qui est malgré tout envisageable, car le gisement de gaz y est gigantesque. Alexeï Miller lui-même a déclaré publiquement que Total serait alors la première société consultée. Nous avons rendu les actions de la société en question, qui n’avait plus d’activité.
On ne peut pas parler de désengagement de notre part. 10 % du groupe est exposé à la Russie, ce qui n’est pas anodin. Il est vrai que dans une entreprise pétrolière, on prend beaucoup de risques de nature diverse, que ce soit avec des pays comme la Russie, l’Angola ou le Nigéria, parce que c’est là que se trouvent le gaz et le pétrole. Mais la façon dont est construite une Major pétrolière de 100 milliards d’actifs comme Total, et la façon dont nous gérons les risques entre les divers pays font que, même s’il y avait un cataclysme sur la Russie, le groupe résisterait.
Après la Russie, j’en viens à l’Angola. J’y ai en effet accompagné le président Hollande. Nous sommes le plus grand opérateur pétrolier en Angola : nous y produisons plus de 700 000 barils par jour, soit 40 % de son pétrole. L’Angola produit en effet 1,8 million de barils par jour. Dans ce seul pays, nous employons 2 500 personnes. Nous sommes « le » grand partenaire de l’Angola, comme l’a déclaré le président Dos Santos au président Hollande. Nous avons d’ailleurs signé des accords pour consolider et même développer notre partenariat avec Sonangol.
Aujourd’hui, objectivement, l’Angola ne va pas très bien. Il fait partie des pays qui souffrent du prix du baril à 50 dollars. Il faut dire que 95 % des ressources budgétaires de l’Angola sont liées au pétrole. En raison de la baisse du prix du pétrole, un certain nombre des programmes de reconstruction se trouvent directement impactés.
Que pouvons-nous faire ? Continuer à produire du pétrole. Nous sommes d’ailleurs en train d’augmenter notre production, puisque nous avons lancé l’an dernier le projet CLOV, une unité flottante de production, qui fonctionne très bien.
Par ailleurs, nous investissons dans un très gros projet, le projet Kaombo
– 16 milliards en 100 % ; et nous en avons 35 %. Nous maintenons cet investissement, parce que le projet avait démarré en 2013 et qu’on ne peut pas arrêter un projet pétrolier de cette taille. Cela ne pourrait que coûter beaucoup plus d’argent. Nous gardons le cap, même si on cherche, comme toujours, à négocier avec les entrepreneurs pour diminuer les dépenses et les coûts.
Je tiens à préciser que c’était la première fois qu’un président français allait en Angola. Cette visite s’est très bien passée. Nous sommes maintenant sortis de la guerre et de l’Angolagate, et le Gouvernement a su rétablir de bonnes relations avec ce pays. L’exemple de l’Angola est typique de ce que peut faire un groupe comme Total : malgré toutes les difficultés, il a su garder le cap, et il reste le premier opérateur pétrolier en Angola.
J’en viens à l’Iran. Je ne sais pas si l’accord s’est fait sur le nucléaire iranien. Pour l’instant, nous attendons. Les sanctions prises par l’ONU à l’encontre de l’Iran font que nous ne pouvons pas y travailler.
Comme vous le savez, Total faisait partie des compagnies qui étaient revenues en Iran dans les années quatre-vingt-dix – tout en respectant le cadre européen et les sanctions. Cela nous a d’ailleurs valu pas mal de problème de l’autre côté de l’Atlantique. Maintenant, nous attendons. L’Iran est l’un des plus grands pays gaziers au monde et un grand pays pétrolier, avec 3 millions de barils par jour – qui peuvent passer à 4. Il y a donc là-bas un gros potentiel, qui ne peut qu’intéresser une entreprise pétrolière comme la nôtre. Par ailleurs, dans le pétrole, il y a tout de même une certaine forme de fidélité. Les Iraniens savent très bien que Total était allé chez eux quand les temps n’étaient pas simples. Lorsque je rencontre les responsables iraniens, à l’Opep, à Vienne, je constate qu’ils s’en rappellent encore.
Vous avez été plusieurs à vous interroger à propos du Moyen-Orient, qui est en effet très troublé. Daesh contrôle maintenant, à l’Ouest de l’Irak, toute la province d’Al Anbar, province assez désertique, dont les tribus ont toujours été hostiles au pouvoir central. Certes, ce n’est pas une province pétrolière. Mais Daesh tient le pétrole parce qu’il a récupéré les champs pétroliers de l’Est de la Syrie, du côté de Deir ez-Zor. Il y avait là-bas des champs pétroliers de taille modeste – une centaine de milliers de barils par jour – où nous opérions. Ceux-ci sont tombés dans les mains de Daesh. Il n’est pas très difficile d’en exploiter les puits – puisque cela se fait à terre – et d’après ce que j’ai lu, Daesh aurait ainsi accès à 50 000 barils par jour environ.
Daesh n’écoule sûrement pas le pétrole à 50 dollars, mais même à 20 ou 30 dollars, il récupère du cash et du revenu. J’ajoute que le coût de production est extrêmement faible – sans doute moins de 5 dollars.
Comment et selon quels circuits ce pétrole est-il écoulé ? On ne sait pas, mais on sait que dans tous les conflits armés, il y a des gens qui gagnent de l’argent – et qui, pour en gagner un peu plus, n’hésitent pas à entretenir ces conflits. C’est le cas au Moyen-Orient – comme c’est sans doute aussi le cas en Ukraine aujourd’hui. Le pétrole se retrouve dans je ne sais quelle cargaison en Irak, en Iran ou ailleurs. Nous ne sommes pas capables de suivre son cheminement, car il s’agit d’une économie souterraine. Mais il est clair que ces barils sont écoulés.
Reste le Yemen, où nous avons une usine de gaz naturel liquéfié. Par cette usine, nous apportions à nous seuls à ce pays près de 30 % de ses ressources budgétaires. Il a fallu tout arrêter, parce que la sûreté des équipes doit primer. Nous sommes restés très longtemps, d’ailleurs grâce à l’état-major de l’armée française, qui nous a aidés en patrouillant dans le Golfe. Mais quand on m’a dit qu’Al Qaïda et les tribus étaient à 30 km de l’usine, j’ai donné l’ordre d’évacuer tout le monde – non seulement les rapatriés, mais aussi les Yéménites. Par la suite, certains Yéménites sont revenus sur le site, alors qu’on leur avait demandé de ne pas le faire. Nous savons que cinquante personnes de nos anciennes équipes sont là-bas. Nous avons expliqué à toutes les parties au conflit qu’il serait bien d’essayer de préserver ce site dans l’intérêt de l’économie future du Yémen. Pour l’instant, c’est le cas.
Au Yémen, il y a à la fois : les houthistes rebelles qui sont chiites, Al Saleh, l’ancien président, qui est sunnite mais qui s’est allié avec eux ; l’Arabie Saoudite qui leur fait la guerre ; plus Al Qaïda, Daesh ; plus des tribus. Sans oublier une partition Sud-Nord, qui vient encore compliquer la situation. Je pense malheureusement qu’il faudra attendre longtemps le rétablissement de la paix. Mais cela relève du monde des acteurs politiques.
Il faut savoir qu’aujourd’hui un accord avec l’Iran, puissance chiite majeure, n’est pas très bien vu par les pays du Golfe – et c’est un euphémisme – et que l’on pourrait s’orienter vers un affrontement entre les deux grandes puissances que sont l’Iran et l’Arabie. La guerre au Yémen est sans doute une des expressions de ce potentiel conflit.
La situation est donc troublée. J’aurais pu ajouter la Lybie. Actuellement, pour moi, c’est la question majeure. Je pense d’ailleurs que ça l’est pour tous les Européens, dans la mesure où ce pays se trouve de l’autre côté de la Méditerranée.
Nous y avions des champs à terre, que nous avons évacués il y a un an. Les Libyens y avaient laissé ce qu’ils appellent leur « garde nationale pétrolière ». Daesh est venu. Les terroristes ont tué dix personnes, détruit les installations et ont progressé vers Tripoli.
J’en profite pour dire que je suis assez frappé lorsque j’entends parler des problèmes de flux migratoires et des malheureux qui meurent en Méditerranée. Car le problème se passe en Libye où il n’y a plus d’État, plus rien. Et si l’on ne trouve pas le moyen de stabiliser la Libye, ces flux continueront à croître. Je pense même que parmi ceux qui traversent la Méditerranée, il n’y a pas que des migrants économiques, mais peut-être des personnes beaucoup moins sympathiques… Certes, la France ne peut pas tout faire. Elle fait déjà beaucoup. Mais pour l’Europe, je pense que le problème libyen est facteur de déstabilisation.
Maintenant, vous avez été nombreux à me parler du gaz de schiste. L’un de vous a dit qu’il y en avait beaucoup sous nos pieds. Mais je n’en sais rien car on ne l’a jamais exploré ! Tous les chiffres qui sont sortis sont relativement frustres. Ils viennent d’Américains qui ont dit que si les roches mères – c’est-à-dire les roches d’origine – des autres pays contenaient la même chose qu’aux États-Unis, il y en aurait tant… Sauf que de nombreuses conditions doivent être remplies.
D’abord, le gaz de schiste américain est une énorme success story. Les États-Unis ont, grâce à lui, un avantage énergétique qui va durer des décennies. Cette ressource de gaz de schiste est gigantesque, au-delà de ce que l'on imagine. Elle est tombée aujourd’hui à moins de 20 dollars du baril. C’est une opportunité pour les groupes mondiaux de la chimie et de la pétrochimie, y compris les groupes allemands, qui investissent tous aux États-Unis. Le plus gros investissement que je viens de décider porte d’ailleurs sur un nouveau vapocraqueur aux États-Unis. En effet, pour la pétrochimie, le gaz de schiste est aussi une matière première. Si vous trouvez une matière première qui coûte trois fois moins cher qu’ailleurs par rapport au pétrole, vous développez vos investissements. Et c’est un énorme avantage pour l’économie américaine.
Ensuite, quelles sont les conditions du succès du gaz de schiste américain ?
Premièrement, la géologie doit être favorable et les couches de roches mères ne pas être trop profondes – 2 000 mètres. Ce n’est pas le cas partout. La roche étant extrêmement compacte, chaque puits produit très peu. Il faut donc en forer beaucoup, ce qui constitue une vraie difficulté du point de vue de l’occupation de l’espace et de l’environnement. Si la couche est trop profonde, chaque puits individuel coûte plus cher et on a du mal à trouver un modèle économique.
Deuxièmement, les États Unis ont développé le gaz de schiste en marginal des ressources de réseaux gaziers. Les réseaux gaziers de ce pays sont en effet extrêmement développés parce qu’il y a, historiquement, du gaz conventionnel. Les Américains n’ont donc pas eu besoin de construire d’infrastructures. Dans d’autres pays, il faut non seulement produire le gaz, mais aussi construire les infrastructures. Or la rentabilité n’est pas du tout la même quand vous disposez déjà des infrastructures, et que vous n’avez besoin que d’un bout de tuyau en polypropylène pour vous raccorder au réseau.
Troisièmement, pour le gaz de schiste américain, le business model est très différent de celui des pétroliers conventionnels.
Quand nous avons un gisement, nos ingénieurs cherchent à minimiser le nombre de puits et maximiser la production. Par exemple, en Angola, un gisement compte 25 ou 30 puits. On fore ces puits dès le début – même si on en rajoute quelques-uns par la suite – et on les exploite pendant quinze ou vingt ans.
Avec le gaz de schiste, on fait du taylorisme : on fore des puits les uns derrière des autres pour optimiser la machine à produire des puits. C’est possible aux États-Unis parce que l’industrie pétrolière et gazière est absolument incroyable : il y a 3 000 appareils de forage en circulation – contre 50 en Europe – et tout un écosystème qui vit du pétrole et du gaz.
Quatrièmement, les États-Unis sont le seul pays au monde où, lorsque vous êtes propriétaire du sol, vous êtes aussi propriétaire du sous-sol. On en a beaucoup parlé en Europe, mais à mon avis, ce n’est pas un élément majeur, car il n’est pas si simple de gérer des bataillons de propriétaires privés. C’est bien pour cela, d’ailleurs, que les Européens ont du mal à s’implanter dans ce business. En effet, il faut engager des petroleum landmen et, chaque mois, émettre des centaines, des milliers de chèques pour payer chaque propriétaire en fonction du bout de puits qui traverse son terrain. Certains disent que le fait que les propriétaires privés sont intéressés facilite les choses. Ce n’est pas si simple que cela. Cela dépend des régions : cela se vérifie dans les zones peu peuplées, en Oklahoma ou au Texas ; en Pennsylvanie, c’est plus compliqué.
Est-ce que l’on retrouve ces facteurs chez nous ? Ce n’est pas évident. L’occupation de l’espace y est tout à fait différente. Notre pays est beaucoup plus densément peuplé. Selon moi, c’est cela qui doit guider nos choix.
Je remarque que l’on parle beaucoup de technologie, de techniques d’environnement. Mais franchement, depuis son origine, l’industrie pétrolière a fracturé 2 millions de puits – contre 100 000 jusqu’à présent dans le non conventionnel. Donc, avant ces 100 000 puits qui défraient la chronique, on a foré 1,9 million de puits sur la planète par des fracturations. Ce n’est pas une technologie que l’on a inventée pour exploiter le gaz de schiste.
La nouveauté, c’est que le prix du pétrole – et donc celui du gaz – ayant augmenté aux États-Unis, les industriels ont décidé d’appliquer la technologie de la fracturation à ces fameuses roches mères. Et ils ont trouvé le Graal. Ils ont ainsi démontré que l’on pouvait, en forant de nombreux puits et en améliorant la technologie, trouver et produire beaucoup de gaz. Tout cela a eu un effet économique et technologique. Mais on connaissait déjà cette technologie.
Au début, ce sont des petits indépendants qui se sont lancés dans cette nouvelle ruée vers l’or. Ils ne l’ont peut-être pas fait dans des conditions optimales. Aujourd’hui, ces productions ont plutôt été reprises par les grandes sociétés comme Exxon. Maintenant, par exemple, on recycle l’eau sur un puits de gaz de schiste à plus de 95 % alors qu’au début, on gaspillait de l’eau.
Ces technologies ont donc évolué. Y en a-t-il d’autres que la fracturation hydraulique ? J’ai peur de vous décevoir. Il faut être réaliste. Certes, depuis quinze ans, j’entends parler du propane gélifié. Le problème est que ce n’est pas très au point. Aujourd’hui, je ne vois pas un industriel se lancer sérieusement dans cette technologie.
Maintenant il y a un choix à faire, qui est un choix collectif, dans lequel vous avez un rôle à jouer : veut-on ou non explorer pour savoir s’il y a du gaz de schiste en France ? Ce qui me frappe, c’est que l’on se bat entre nous, sans qu’il y ait peut-être un vrai sujet. S’il y a un vrai sujet, on verra bien ce que l’on peut en faire. Mais s’il n’y en a pas, on pourra peut-être tourner la page.
Personnellement, je ne suis pas convaincu que le sujet soit aussi majeur. Mais ce n’est pas pour autant qu’il ne faille pas aller chercher. Je ne peux pas me résigner, avec ma formation d’ingénieur, à l’idée qu’au pays de Descartes, on ne veuille pas savoir, et que l’on débatte sans savoir.
Vous m’avez également interrogé sur nos actions en faveur de l’efficacité énergétique. Celle-ci est au cœur de nos métiers, dans la mesure où nous consommons de l’énergie. Par exemple, lorsque nous raffinons, nous savons que 5 % de la matière première qui entre sera autoconsommée. Tout ce qu’il sera possible de faire pour améliorer l’efficacité énergétique de nos procédés impactera directement et positivement nos résultats. Et ce qui est vrai pour un prix du baril à 100 dollars l’est encore plus lorsqu’il passe à 20 dollars. Globalement, notre objectif est d’améliorer l’efficacité énergétique de nos procédés. On avait parlé de 1,5 % par an. Pour être honnêtes, on s’oriente plutôt vers 1 % par an.
Mais nous pouvons aussi développer des produits qui aident le consommateur à consommer moins – labels internes, éco solutions, labellisation de produits, etc. Et s’il y a une seule justification à mettre autant d’argent dans la Formule 1, c’est que cela nous permet de faire progresser de façon majeure les technologies sur les carburants. Les efforts importants que nous faisons en ce domaine profitent, à terme, au consommateur final.
M. Chassaigne s’est intéressé à la chimie du végétal. Nous sommes une entreprise qui est essentiellement pétrolière et gazière. Nous sommes raffineurs et pétrochimistes. Nous avons réalisé un spin-off, qui a été plutôt un succès, vers Arkema, où l’on a transféré toute la filiale chimie en 2005. En tant que pétrochimistes, nous faisons les trois grands plastiques : polystyrène, polypropylène et polyéthylène. Nous travaillons sur un quatrième plastique, l’acide polylactique, le PLA, où nous avons pas mal investi.
La difficulté économique de ce genre de produits est que le prix des plastiques est lié au pétrole puisque la matière première est essentiellement le pétrole ou le gaz. Si je fais de la chimie du végétal, je suis lié au sucre. Il n’y a pas de lien entre le prix du sucre et le prix du pétrole, ce qui entraîne une grande prise de risque économique. Nous y travaillons. Nous avions pensé implanter un projet en France. Objectivement, ce n’est pas mûr du tout. C’est aussi très coûteux. J’ai préféré réinvestir 400 millions d’euros dans la raffinerie de Donge pour maintenir sa compétitivité à moyen terme.
Mais nous n’avons pas abandonné. Nous nous intéressons toujours à la chaîne du PLA, mais celle-ci n’est pas encore assez mûre pour faire l’investissement. Cela reste dans nos objectifs. Nous envisageons de faire un investissement préliminaire dans un autre pays du Sud-Est asiatique. Nous rencontrons toutefois un problème de proximité de matières premières : la canne à sucre brésilienne ou le tapioca thaïlandais est plus facile que le sucre européen qui, en outre, entre dans une économie du sucre avec des quotas. Nous avions malgré tout engagé des discussions assez poussées avec le grand sucrier français Tereos pour voir comment trouver un alignement entre nous et partager le risque. Encore une fois, nous y travaillons.
Nous nous intéressons également aux énergies renouvelables et à la biomasse. À ce propos, je tiens à dire que le projet de Total à La Mède n’est pas un projet d’huile de palme. Les agriculteurs l’ont déclaré, mais pas nous – nous avons même déclaré le contraire. Ce projet est à 40 % de deuxième génération (2G). Sinon, nous ne nous y serions pas engagés
La première vocation de ce projet est d’aller récupérer dans le Sud-Est de la France des huiles usagées, des graisses, etc. La technologie que nous avons mise au point avec l’IFP-EN nous permet de les transformer. Ce sont les 40 %. Les autres 60 % sont constitués d’huiles végétales d’origine diverse. On pourra prendre de l’huile de colza. Mais je ne dis pas qu’il n’y aura pas d’huile de palme. Je ne vais pas mentir.
Les agriculteurs ont vu ce projet comme une concurrence. Mais je me suis expliqué avec les responsables de l’entreprise Avril en leur disant qu’ils devraient plutôt s’en réjouir. D’ailleurs, on en avait déjà débattu avant, ils étaient parfaitement au courant. On leur avait même proposé de se joindre à nous !
Qu’un pétrolier comme Total, qui s’était longtemps opposé à l’émergence des biocarburants, prenne en compte l’évolution des marchés, et la volonté politique d’aller vers les biocarburants, lance un projet et mette au point une technologie permettant, notamment, de traiter les huiles usagées et donc de faire du 2G pour 40 %, me semble plutôt positif.
Dans tous les cas, je peux vous assurer que je ne me lance pas dans un investissement de plusieurs centaines de millions d’euros s’il n’est pas durable. La Mède était un site de raffinage lourdement déficitaire – 150 millions d’euros de pertes par an. Nous avons étudié pendant dix-huit mois comment y maintenir le raffinage. Malheureusement, nous n’avons pas trouvé les technologies qui nous auraient permis d’investir pour rendre ce site industriel viable. En revanche, on a décidé d’investir 400 millions d’euros sur le site de Donges, parce que l’on savait que l’on pourrait en pérenniser la raffinerie.
Mon ambition est de faire évoluer chacun de mes sites industriels en Europe, et notamment en France, et d’y maintenir de l’emploi. Bien sûr, il y a un impact, mais le projet que nous avons sur la partie biocarburant est un projet durable qui n’est que la première partie d’un puzzle. Il n’est pas impossible qu’on le fasse croître dans le futur. Et si on le fait, ce sera à La Mède. Nous en avons pris l’engagement.
Autre engagement : s’il y a de l’huile de palme, elle sera bien évidemment certifiée. Il n’y a pas que Nutella qui sache utiliser des huiles certifiées. Mais grâce à Nutella, les gens savent qu’il y a divers types d’huile de palme. On dit aussi beaucoup de choses sur la façon dont cela se passe dans le Sud-Est asiatique. Mais allez voir en Malaisie et en Indonésie, si on y a le même point de vue que les Européens sur l’économie de l’huile de palme…
Ce que je veux, c’est faire évoluer le groupe vers les biocarburants et, je le répète, il y a un fort pourcentage de deuxième génération dans ce projet. C’est pour cela qu’on l’a proposé. C’est un vrai projet, avec une vraie volonté d’avancer. Comme je l’ai dit à mes collègues, vous avez en face de vous le dirigeant qui était le patron du raffinage et qui a présidé à ce projet. Il devient patron du groupe, et il est là pour quelques années. Nous allons nous engager et vous pourrez nous suivre. Nous ferons en sorte que ce projet soit rentable.
Maintenant, quelle est la contribution de Total en France ?
En France, nous avons des activités de recherche. Plus de la moitié du milliard d’euros que le groupe dépense en R&D va à la recherche française.
Total est un groupe français, et tous les producteurs nous voient comme la Major pétrolière française. Avoir une nationalité est important dans le monde du pétrole. C’est pour cela que je peux me développer en Angola, au Moyen-Orient, et que j’ai réussi à signer des contrats à Abou Dhabi pour quarante ans. Face à nos concurrents anglo-saxons, nous sommes la Major française et nous sommes fiers de cette nationalité. Au passage, le fait que la France a un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies constitue un atout précieux. Je le dis à la Représentation française : ne le perdons pas. C’est pour cette raison que de nombreux pays nous considèrent aujourd’hui comme un interlocuteur de tout premier rang au niveau de l’État.
En France, nous avons un siège qui emploie 35 000 personnes – sur les 100 000 du groupe. Nous y avons des activités industrielles et, comme je viens de le dire, plus de la moitié de nos activités de R&D dans divers laboratoires. Notre pays a une forte culture scientifique et nous y trouvons les talents qu’il nous faut. Nous n’avons pas encore de centre de R&D majeur en Inde comme beaucoup de nos concurrents. Il y a un peu de résistance dans le groupe, mais aujourd’hui, ce n’est pas une priorité pour nous. Nous sommes satisfaits du travail qui est fait dans nos laboratoires.
Je précise que dans le milliard que nous investissons tous les ans en R&D, nous n’incluons pas l’exploration, mais uniquement ce qui se rapporte à l’évolution des procédés et des technologies. L’industrie pharmaceutique, à laquelle on nous compare souvent, inclut dans la R&D la recherche de nouveaux médicaments, que j’assimile à de l’exploration. Or cette exploration représente chez Total deux milliards par an. Cela signifie que les sommes que nous dépensons pour trouver de nouvelles ressources ou technologies atteignent en fait 3 milliards par an.
Total contribue enfin à l’économie française. Nous investissons à peu près un milliard d’euros en France – sur 25 milliards. Nous venons d’annoncer des investissements importants dans le raffinage, même si nous reconvertissons un site. Et si, en 2014, nous n’avons pas encore payé d’impôt sur les sociétés, nous avons contribué au budget de l’État à hauteur de 950 millions d’euros, ce qui n’est pas anodin.
Ensuite, M. Chassaigne m’a parlé de Cuba. Objectivement, nous n’y avons pas une grande activité – à part des bouteilles de gaz et du bitume. Les entreprises françaises n’y sont d’ailleurs pas nombreuses. J’ai découvert que l’on faisait du bitume à Cuba grâce à la visite du président ! Pour nous, Cuba n’est pas un très grand marché. Mais on y est.
Je précise qu’en matière de distribution de carburants, nous sommes très présents en Europe, en Afrique et dans les Caraïbes, où l’on a des réseaux dans plusieurs îles. Nous le sommes aussi en Asie du Sud-Est, dans un certain nombre de pays comme la Chine, les Philippines et le Pakistan, avec des réseaux de distribution relativement importants.
Mais y a-t-il du pétrole et du gaz à Cuba ? C’est une question de géologie. On a cherché, on n’en a pas beaucoup trouvé. Mais on y regarde à nouveau, puisque Cuba va s’ouvrir.
J’en viens aux 500 milliards de subventions qui seraient attribuées aux énergies fossiles. Dans une note, j’ai appris que la majorité, soit plus de 300 milliards, provenait de pays producteurs. Ainsi, l’Arabie et le Koweït donnent accès au pétrole à leur population quasiment gratuitement. Cela entraîne d’ailleurs une certaine gabegie. Aujourd’hui, l’Arabie consomme un million de barils par jour l’été pour la climatisation ! On brûle du brut, alors même que toutes les conditions sont réunies pour faire du solaire – depuis cinq ans, on essaie de les y amener. Il faut dire qu’en Arabie, le bruit est vendu à 5 dollars du baril. Les pays producteurs ne seront pas les plus faciles à convaincre de lever ces subventions.
Dans les pays consommateurs, une tendance plutôt vertueuse semble se dessiner. L’État indonésien, pour lequel les subventions représentaient une lourde charge budgétaire, a supprimé celles-ci. En raison de la chute des prix, cela n’a pas eu beaucoup d’impact sur le consommateur. Personnellement, je ne suis pas favorable aux subventions dans les pays consommateurs.
Mais le vrai sujet n’est pas là. Ce n’est pas cela qui favorise l’économie pétrolière. Et cela ne dicte pas non plus mes décisions d’investissement. La réalité est tout autre. La première fois que j’ai rencontré le président de la République, c’était pour parler du prix de l’essence. Car le prix du carburant, essence ou diesel, est un sujet politique majeur pour vous. Les consommateurs sont extrêmement réactifs à son évolution, en France et dans d’autres pays du monde. C’est là qu’il y a un sujet. Effectivement, quand le prix du brut baisse, certains pays commencent à enlever leurs subventions, ce qui est plutôt vertueux. De cette façon, la demande ne bouge pas trop. Mais ensuite, cela peut avoir un effet.
Monsieur Baupin, vous avez mis en cause la fiscalité sur le diesel. Lorsque j’étais jeune conseiller à Matignon, je recevais des pétroliers m’expliquant qu’il ne fallait surtout pas améliorer la fiscalité sur le diesel. Les raffineurs l’on dit pendant vingt-cinq ans. Le problème est que l’arbitrage n’a pas été rendu en faveur des raffineurs, mais des transporteurs routiers. Par la suite, les constructeurs français ont magnifié la technologie du diesel. Nos collègues de Peugeot et de Renault ont d’ailleurs été remarquables : ils sont devenus les leaders de cette technologie, avec des voitures de plus en plus efficaces. Cela dit, on ne pourra pas appliquer aux petites voitures diesel les nouvelles normes d’émissions Euro 6 mises en place par la Commission. Il faudra revenir aux petites voitures à essence. C’est ce que disent les constructeurs automobiles. Je ne peux qu’y être favorable. Bien sûr, sur le plan politique, je pense qu’on ne peut pas du jour au lendemain changer les fiscalités ; le changement devra intervenir graduellement. Mais la tendance est là, et l’introduction de la taxe carbone accélérera la taxation du diesel par rapport à l’essence.
Le raffineur que je ne suis ne peut qu’y être favorable, d’autant plus que nous sommes très fortement déficitaires (s’agissant de l’approvisionnement en diesel). Je remarque au passage qu’il n’y a que deux zones au monde, à savoir l’Europe et l’Inde, où l’on consomme du diesel. On peut dire que c’est une « anomalie » qui a été créée de toutes pièces. Comme quoi, la puissance des signaux économiques et fiscaux est énorme. Les acteurs économiques agissent en fonction des signaux qu’ils perçoivent.
Monsieur le député, vous avez également soulevé la question du solaire. Son coût baisse en effet fortement, de 15 % par an, et cela va continuer. Mais son stockage reste un vrai problème. Le solaire est une énergie intermittente, ce qui oblige à recourir à d’autres sources d’énergie complémentaires, comme le gaz. Donc, ce qui peut faire émerger le solaire, c’est d’arriver à le stocker. Ce n’est pas un sujet facile, mais nous y travaillons de façon assez innovante. Nous avons d’ailleurs des intérêts dans plusieurs start-ups qui s’y intéressent.
Pour moi, le solaire est à l’énergie ce que le téléphone mobile a été aux télécoms : on n’a plus besoin de grands réseaux, de ces lignes et de toutes ces infrastructures ; on peut amener le solaire chez le particulier. Mais cela n’a de sens que si on peut le stocker. Et malheureusement, je trouve que l’on n’a pas beaucoup progressé depuis trente ans dans la science du stockage de l’énergie.
Cela m’amène à vous parler du solaire en Afrique. Je pense que c’est une vraie solution pour ce continent. Les Africains n’ont pas de grands réseaux d’électricité, mais on peut leur amener l’énergie. Pour l’instant, nous avons développé une filière d’un business social – du type Bottom of the pyramide (BOP), selon les théories de Yunus – à base de lampes solaires, les lampes Awango, qui valent à peu près 15 dollars. Nous travaillons avec Schneider Electric pour essayer d’en baisser le prix.
En trois ans, nous avons distribué un million de ces lampes en Afrique, ce qui fait que l’on a touché 5 millions d’Africains. Je viens de signer en Angola et dans plusieurs autres pays des accords afin de pouvoir les diffuser. Pour cela, nous utilisons le réseau des stations-service. Nous demandons aux gouvernements africains de les détaxer. C’est un outil qui fonctionne bien. Nous avons même appris que la moitié des utilisateurs les achetaient pour recharger leur portable ! Notre ambition est d’en distribuer 4 millions, pour toucher 20 millions d’Africains d’ici à 2020. On peut donc amener de l’énergie à des populations qui n’en ont pas les moyens. Et de cette manière, on contribue aussi à la lutte contre le changement climatique.
Avec SunPower, on peut s’engager dans des équipements plus lourds. Il ne faut pas oublier que le solaire est une industrie capitalistique. L’entretien des installations n’est pas cher, mais en revanche, au début, il faut mettre beaucoup d’argent – même pour un groupe comme Total. Pour devenir un électricien solaire avec SunPower et croître, il faut prévoir des investissements de 500 millions à un milliard par an. Ce n’est pas parce que c’est vert que ce n’est pas cher.
Aujourd’hui, SunPower diffuse le solaire aux États-Unis par un système de leasing. Les particuliers n’investissent pas. Nous faisons l’investissement, nous construisons les panneaux, nous les installons, nous les leur louons et nous sommes remboursés. Cela demande des capitaux. Nous avons recours à des partenaires financiers comme l’ont fait Peugeot, Renault et tous les autres constructeurs automobiles pour vendre leurs voitures. Tout cela demande beaucoup de capitaux. C’est une des limites à l’émergence du solaire.
Aux États-Unis, aujourd’hui, vous arrivez à trouver une économie dans de nombreux États. Au Chili, on est en train de construire une grande centrale solaire dans le désert de l’Atacama. On n’a pas eu besoin de subventions, parce que le mix énergétique chilien est relativement cher – les Chiliens ne veulent pas de charbon et importent du gaz. Du coup, le solaire est compétitif et les centrales s’y développent. En Afrique, nous sommes très intéressés par le marché des entreprises minières africaines, qui utilisent beaucoup de diesel pour faire tourner leurs moteurs. Nous faisons des offres mixtes diesel-solaire, qui permettent de réduire de 30 % la consommation de diesel. C’est un secteur où nous sommes proactifs.
L’Afrique a une importance majeure pour notre groupe. C’est même, à mes yeux, le continent où on se développera. Total est la Major qui y est la plus implantée – les Anglo-Saxons en ont un peu peur. Nous sommes présents non seulement dans la production, mais aussi dans la distribution ce carburant. Nous occupons 16 à 18 % du marché africain de distribution de carburant, dans 43 pays. Nous allons jusqu’au client, même si ce n’est pas simple en raison des problèmes de transport et de sûreté, car nous tenons à notre chaîne intégrée.
Ce continent est au cœur de la stratégie du groupe. Il faut préciser que Total est la seule Major qui n’a pas de ressources domestiques. Nous devons aller hors de France. Pour des raisons historiques, nos équipes ont su se développer en Afrique, et nous y avons de bonnes relations.
Enfin, Mme Dubié m’a interrogé sur nos contributions à la COP 21. Celles-ci sont de divers ordres.
Avec cinq pétroliers européens, nous venons de signer un document appelant à donner un prix au carbone. Total est à l’origine de ce document. J’ai repris avec mes collègues la démarche initiée par Christophe de Margerie. Donner un prix au carbone signifie renchérir le coût de l’énergie, et cette attitude peut paraître paradoxale pour un producteur d’énergie. Mais c’est à travers des actes de ce type que l’on s’engage. Nous avons signé un certain nombre de conventions des Nations unies et de la Banque mondiale. Nous nous sommes notamment engagés à arrêter de brûler du gaz sur nos installations à l’horizon 2030 ; en dix ans, ces opérations ont déjà été divisées par deux.
Après, je suis aussi un acteur économique. Je participe moi-même au business dialogue mis en place par Laurent Fabius, et je considère que l’on peut avoir un rôle d’influence sur le secteur pétrolier. On peut faire évoluer les esprits. Le débat généré par l’appel que nous avons lancé avec cinq pétroliers a eu des échos au-delà de l’Atlantique. C’est beaucoup moins noir et blanc que les médias veulent bien le dire. De nombreuses entreprises américaines sont en train de s’interroger : et s’ils avaient raison ?
Les choses bougent, et je pense que l’on peut avoir une influence positive sur la COP 21. Après, la diplomatie, c’est le rôle des diplomates.
M. Yves Blein. Monsieur le directeur général, pouvez-vous nous dire deux mots de vos principaux enjeux en matière d’exploration-production ? Christophe de Margerie avait fortement incité le groupe à faire preuve d’audace dans ses investissements. Le contexte actuel ne va-t-il pas conduire à ralentir les investissements en ce domaine ? Quelles sont vos priorités ? Quels sont les grands chantiers en matière d’exploration-production ? Où se trouvent-ils sur la planète ? Y en a-t-il en Europe de l’Ouest ?
Par ailleurs, il semble que les marges de raffinage se soient aujourd’hui assez fortement redressées. Est-ce l’effet de la conjoncture ? Cette situation est-elle durable ? Vous avez l’habitude de dire que le raffinage en Europe a une capacité supérieure de 30 % à la demande. Est-ce toujours le cas ? Est-ce que la reconversion de la raffinerie de La Mède va contribuer à la réduction de la capacité de raffinage ? D’autres raffineries en Europe sont-elles susceptibles de connaître le même destin ?
M. Dino Cinieri. L’Iran renferme les deuxièmes réserves mondiales de gaz et les quatrièmes réserves mondiales de pétrole, ce qui explique que vous envisagiez d’y revenir un jour. Cela dit, le gouvernement de la République islamique d’Iran a une position plus qu’ambigüe vis-à-vis de Daesh.
Total a été longtemps présent en Iran, jusqu’à la mise en place des sanctions. À combien estimez-vous les investissements réalisés à ce jour sur le sol iranien ?
Mme Marie-Lou Marcel. Je souhaiterais vous interroger à nouveau sur la politique de votre groupe en Afrique. Vous y êtes très présents, notamment au Gabon, au Nigéria, au Congo ou en Angola.
Vous avez fait partie de ce voyage présidentiel dans la capitale angolaise. Vous avez rappelé à cette occasion, comme vous l’avez d’ailleurs rappelé aujourd’hui, que Total était en train d’investir dans un grand projet offshore, le projet Kaombo, et que l’Angola représentait 10 % des investissements de votre groupe.
Vous avez dit que l’Afrique représentait plus de 25 % de votre groupe, et que c’était une zone où vous continuiez à développer votre stratégie, non seulement dans la production pétrolière, mais également dans la distribution des carburants. Vous êtes présents dans 43 pays en Afrique et disposez de plus de 16 % des parts de marché dans des réseaux de stations-service. Sans compter, bien sûr, vos participations dans cinq raffineries africaines.
J’ai deux questions. D’abord, quelles sont les actions que vous menez en faveur d’un meilleur respect des normes sociales et environnementales, et pour le développement économique et social des pays africains ? Ensuite, quels sont les projets structurants que vous comptez développer sur le continent africain ?
M. Jean-Claude Mathis. Monsieur le directeur général, votre stratégie à moyen et long terme pour faire face à l’augmentation de la demande mondiale d’énergie est, je vous cite, « de démarrer une quinzaine de projets amont et de poursuivre l’adaptation du raffinage chimie et le développement du marketing service sur les marchés en croissance ». Mais quelle est la politique de votre groupe en matière d’emploi ?
Mme Annick Le Loch. Monsieur Pouyanné, je souhaite vous entendre à nouveau sur vos activités maritimes, notamment celles que vous exercez : dans les grands fonds marins, et de plus en plus profondément – entre 1 000 et 2 000 mètres, voire au-delà. C’est un secteur dynamique de l’économie maritime. L’off-shore représenta 20 % des réserves de pétrole et 25 % des réserves de gaz connues à ce jour. En outre, la France dispose du deuxième espace maritime du monde grâce à l’outre-mer.
Quelles sont les perspectives de développement de ces activités, et ce malgré le réchauffement climatique ? Quels obstacles rencontrez-vous, en dehors bien sûr des conditions extrêmes d’exploitation ?
Comment prenez-vous en compte les écosystèmes très singuliers, encore méconnus d’ailleurs, de ces grandes profondeurs ?
Les frontières maritimes sont-elles un problème préoccupant pour votre groupe ? Quel est le rôle de l’Autorité internationale des fonds marins ? Y a-t-il beaucoup de conflits territoriaux ?
Enfin, l’attrait des profondeurs est réel. Les projets sont nombreux, et les défis environnementaux aussi. Quels sont, à votre avis, les enjeux maritimes internationaux de la France concernant votre secteur d’activité ?
M. Éric Straumann. Le groupe Total est présent en Grèce depuis plus de trente ans. Que pensez-vous de la situation de ce pays ? Rencontrez-vous des difficultés au niveau du système bancaire grec ?
Mme Corinne Erhel. Monsieur le directeur général, le groupe Total a un fonds, Total Energy Ventures, et des participations dans plusieurs start-ups. Selon vous, quel rôle doit jouer un groupe industriel de votre envergure en matière d’accompagnement de l’innovation ? Quelle est votre stratégie en la matière, à la fois en France, en Europe et au-delà ?
Cette politique constitue-t-elle un axe stratégique de votre entreprise ? Comment comptez-vous accompagner cette dynamique ? Pour le moment, avez-vous un retour positif de ces collaborations ?
M. Yves Daniel. Monsieur le directeur général, avec des partenaires industriels et des acteurs de la recherche, vous participez au projet BioTfuel, qui vise à optimiser les performances – technico- économiques d’une part, et environnementales d’autre part – de la fabrication de biodiesels par voie technico-chimique. La phase de tests de ce projet doit s’achever d’ici à la fin 2017, et la commercialisation de bio-gazole et de bio-kérosène est prévue à l’horizon 2020. Pouvez-vous nous dire où vous en êtes ? Les résultats obtenus correspondent-ils pour l’instant à vos attentes ?
Par ailleurs, vous avez abordé le sujet de la fiscalité. Le CICE, le Pacte de responsabilité, le crédit d’impôt-recherche, le Programme d’investissements d’avenir font partie des mesures gouvernementales dont profite Total. Ces mesures ont-elles, ou non, un impact sur votre politique en matière d’emploi ?
Enfin, vous nous avez dit que vous aviez « apporté » 950 millions d’euros à l’État en 2014, et vous avez évoqué l’impôt sur les sociétés. J’aurais aimé avoir davantage de détails sur votre politique en matière de « défiscalisation ».
Mme Seybah Dagoma. Monsieur le directeur général, votre entreprise est déjà engagée dans la mondialisation. Vous êtes présents dans de nombreux pays plus ou moins développés, qui disposent de systèmes juridiques plus ou moins fiables. Vous y faites un certain nombre d’investissements qui peuvent être très lourds et que vous devez donc garantir. Voilà pourquoi, dans vos accords, vous prévoyez des clauses portant sur les modalités de règlement en cas de contentieux.
Plus généralement, alors que notre optimum de premier rang est le multilatéralisme, en raison de l’enlisement des négociations commerciales multilatérales, nous développons, en France et au sein de l’Union européenne, des accords bilatéraux. Ces accords de nouvelle génération contiennent des clauses de règlement entre investisseurs et États. Ces clauses ont récemment fait l’objet de discussions et suscité un certain émoi dans la société civile européenne. D’aucuns considèrent en effet qu’elles constituent une atteinte au pouvoir de régulation des États.
En tant qu’acteur français majeur de la mondialisation, votre avis m’intéresse et ma première question est simple : pensez-vous que ces clauses soient nécessaires et si oui, distinguez-vous le cas des pays en voie de développement et celui des pays développés ? Nous avons paraphé un accord de libre-échange avec Singapour, nous sommes en discussion avec les États-Unis, nous négocions avec le Canada. Un accord d’investissement est en cours avec la Chine.
Mon autre question concerne les dérives de l’arbitrage. La Commission a fait un certain nombre de propositions. Je me bornerai à vous en soumettre deux.
La première est relative à la transparence. En effet, il est très difficile d’obtenir des informations sur les contentieux en raison du secret. Quelle est votre position sur cette affaire ? J’ai moi-même beaucoup de mal à avoir des informations, et c’est la raison pour laquelle j’interroge un certain nombre de dirigeants d’entreprise.
La seconde proposition est relative à l’introduction d’un mécanisme d’appel. En effet, l’un des avantages de l’arbitrage est son caractère expéditif. Mais force est de constater qu’un contentieux qui oppose un investisseur et un État prend énormément de temps. J’aimerais connaître votre appréciation.
M. Jean Grellier. Hier, dans le cadre du groupe d’étude sur la plasturgie, les plasturgistes nous ont fait part de leur inquiétude devant l’augmentation des prix des matières premières utilisées dans le secteur par les cinq ou six grands acteurs européens de la pétrochimie. À terme, cette augmentation pourrait mettre en danger leurs propres activités.
Les plasturgistes s’interrogent en même temps sur la stratégie de ces grands acteurs de la pétrochimie. Quel est l’avenir de leur activité en Europe ? Pourront-ils leur fournir ces matières premières qui leur sont indispensables ? Ne risquent-ils pas d’investir ailleurs dans le monde, en particulier dans les pays émergents ?
Cette audition tombe bien, monsieur le président. Nous pourrons éventuellement apporter des explications à ce secteur de la plasturgie, qui est relativement important dans notre pays, que ce soit en termes d’activité ou d’emploi. Aujourd’hui, les plasturgistes ne peuvent plus répondre à la demande de leurs clients.
Mme Frédérique Massat. Monsieur le directeur général, je voudrais compléter votre tour du monde des investissements.
Je suis présidente du groupe d’amitié France-Colombie et j’aimerais d’abord vous interroger sur la situation en Colombie. Vous avez procédé en 2012 à d’assez importantes cessations d’actifs. Où en êtes-vous de vos opérations ? J’ai la même question à propos du Venezuela, le pays voisin.
Ensuite, on a pu lire dans la presse que vous comptiez conclure un accord avec des investisseurs chinois institutionnels. Où en êtes-vous ? Pouvez-vous nous en dire davantage ?
Enfin, quelle est la situation de vos investissements en Sibérie ?
Maintenant, revenons en France.
D’abord, en 2015, vous devriez payer l’impôt sur les sociétés. Pouvez-vous nous en indiquer le montant ? En effet, vous avez écrit au mois de mai que bientôt, ce montant serait rendu public.
Ensuite, M. de Margerie, lors de son audition, avait évalué entre 15 et 20 millions d’euros le montant des sommes perçues grâce au CICE. Où en êtes-vous aujourd’hui ? J’ai la même question à propos du crédit d’impôt-recherche. Ce sont des sujets qui intéressent beaucoup la Commission des affaires économiques.
Enfin, on a pu lire dans la presse que vous aviez défini, pour la période 2015-2017, un programme de cessions d’actifs de 10 milliards de dollars – dont 5 milliards cette année. Comment cela va-t-il se concrétiser ?
Mme Marie-Hélène Fabre. Le groupe Total s’est diversifié en investissant dans les lubrifiants et a récemment ouvert une usine nouvelle à Singapour. Cela suppose, de votre part, le financement d’une recherche très pointue. Pouvez-vous nous dire si le groupe Total investit à la même hauteur dans la recherche sur les énergies renouvelables, s’agissant notamment de la question du stockage de l’énergie ?
M. Jean-Charles Taugourdeau. Vous nous avez dit tout à l’heure que toutes les anticipations, depuis une quinzaine d’années, s’étaient révélées fausses. D’où ma question : êtes-vous sûr des prévisions que vous faites à l’horizon de quinze ou vingt ans ? On sait bien que dans la vie, tout bouge et qu’il y a des hauts et des bas.
Je terminerai par une remarque. Nos agriculteurs ont besoin démontrer leur savoir-faire, et ils ont besoin d’un peu d’air car ils rencontrent beaucoup de difficultés. J’ai été un peu peiné d’apprendre que récemment, Total a arrêté de sponsoriser France Labour, une épreuve sportive mondiale. Ce serait dommage que Total n’accompagne plus nos agriculteurs.
M. le président François Brottes. Je vous poserai une dernière question. La dernière fois que M. de Margerie s’est exprimé devant notre commission, nous avons assisté à une grande séquence sur les relations entre Total et les départements d’outre-mer. Notre collègue Ibrahim Aboubacar était alors monté au créneau. Pourriez-vous nous en parler ? Nos collègues des outre-mer ne sont pas là, mais ils me reprocheraient éternellement de ne pas vous avoir interrogé à ce propos.
M. Patrick Pouyanné. Je m’aperçois que je n’ai pas répondu à propos de notre politique de l’emploi.
Nous avons beaucoup recruté dans le monde, y compris en France, au cours des trois dernières années. En effet, nous avons une assez forte croissance devant nous, compte tenu des investissements que nous avons effectués. Par ailleurs, dans le monde du pétrole et du gaz, il faut du temps pour former quelqu’un. Voilà pourquoi je n’ai pas voulu que l’on s’engage dans une politique de licenciements. De toute façon, comme je l’ai déjà dit, quand vous gagnez des milliards de dollars et d’euros, il est assez difficile d’expliquer que vous procédez en permanence à des ajustements en ressources humaines.
Nous avons donc décidé de baisser nos recrutements cette année. Comme il y aura des départs en retraite, cette baisse des recrutements aura un impact sur les effectifs, qui sera de l’ordre de 1,5 %. Parallèlement, nous avons privilégié le maintien des personnes que nous avons recrutées en considérant que nous avions investi sur elles. Nous n’avons donc pas annoncé de licenciements, comme beaucoup d’acteurs pétroliers l’ont fait.
Nous n’avons pas arrêté totalement nos recrutements parce que l’on ne peut pas gérer un groupe de cette taille sans recruter, mais nous les avons divisés par quatre. Nous les reprendrons lorsque le prix du baril remontera. Enfin, s’il n’y a pas eu d’ajustements d’effectifs, il n’y aura pas non plus de plans de départs volontaires.
Cela ne veut pas dire que nous ne faisons pas preuve de rigueur dans la gestion des coûts. Simplement, dans l’industrie pétrolière, qui est très capitalistique, la part de la main-d’œuvre est faible, surtout au niveau de la production offshore. C’est moins vrai à l’aval de la chaîne, où le coût du travail est plus important ; à ce niveau en effet, on recrute beaucoup de cadres, dans lesquels on investit.
M. Blein m’a interrogé sur nos projets d’exploration-production en Europe de l’Ouest et dans le monde.
Cette année, nos investissements ont baissé de 10 %. Mais ils représentent tout de même 23 à 24 milliards de dollars, dont 20 milliards dans l’exploration-production. La stratégie reste la même. L’année prochaine, nous investirons une vingtaine de milliards de dollars, dont 17 dans l’exploration-production. Nous avons donc procédé à un ajustement d’environ 10 % sur la trajectoire, mais pas plus.
En Europe de l’Ouest, nous avons deux grandes zones d’investissement : le Royaume-Uni et la Norvège.
Au Royaume-Uni, nous sommes en train de lancer le plus grand développement d’off-shore profond à l’Ouest des îles Shetland, où l’on a découvert il y a sept ou huit ans de gros gisements de gaz. Avant la fin de l’année, nous mettrons en production ce très grand développement qui représente 6 ou 7 milliards de dollars : c’est le projet Laggan. Ainsi, au Royaume-Uni, s’il y a des champs matures qui déclinent, il y a aussi des zones de production nouvelle en grand offshore.
En Norvège, nous avons un très gros portefeuille. Nous sommes essentiellement opérés par Statoil, mais nous avons également un flux d’investissement d’à peu près un milliard d’euros par an.
Dans ces deux zones de l’Europe de l’Ouest, nous investissons dans la partie exploration-production. En Europe continentale, nous investissons plutôt dans la raffinerie et la pétrochimie.
À part l’Europe de l’Ouest, les grandes zones d’investissement du groupe se trouvent en Australie, en Russie et au Canada.
Nous avons deux gigantesques projets gaziers en Australie. L’investissement représentera à peu près 10 milliards dans les deux ou trois prochaines années. Le premier va démarrer à la fin de l’année ; c’est un projet de gaz à partir de gaz de houille (coal bed methane) près de Brisbane, dans le Queensland. Le second est à Darwin, dans le Nord de l’Australie ; c’est un gisement géant de gaz qui va alimenter le marché japonais. Dans les deux cas, il s’agira, à terme, de gaz liquéfié.
La deuxième zone où l’on investit est la Russie. Mais je vous en ai déjà parlé. La troisième zone est le Canada où je suis plutôt dans un mode de modération de l’exposition du groupe. Il est clair que les oil sands – ou sables bitumineux – canadiens ont un coût de développement très élevé. Cela ne paraissait pas évident au début, mais comme c’est un pays enclavé où il y a eu beaucoup de projets, les cours ont flambé. L’exploitation de ces oil sands pose des questions d’un point de vue du changement climatique, mais elle en pose aussi d’un point de vue économique. Voilà pourquoi, sur les quatre projets que nous avions, nous en avons gelé deux et conservé deux : le premier va démarrer cette année, et le second démarrera dans deux ou trois ans. Nous avons donc réduit la voilure sur ces oil sands par rapport aux plans dont vous aviez entendu parler. C’est probablement là qu’il y a l’inflexion la plus forte.
Maintenant, est-ce que les marges vont durer ? Non. Les marges de raffinage sont volatiles, tout comme le prix du pétrole, voire plus. Aujourd’hui, elles sont fortes, à notre grande surprise. Au début, on pouvait expliquer que les marges remontaient en raison d’un effet parachute, quand le prix du brut baisse et que les premiers produits ne s’ajustent pas au même rythme. Mais cela dure depuis quelques mois.
Cela ne remet pas en cause les fondamentaux. La réalité est qu’en Europe, il y a 15 millions de barils de capacité de raffinage, pour un marché qui fait 12 millions. Certes, il y a eu des efforts de rationalisation des capacités de raffinage, en Italie notamment, où plusieurs décisions ont été prises par les gens de l’ENI.
De notre côté, nous avions dit que nous adapterions nos capacités de raffinage, en les réduisant de 20 %. Il était normal en effet qu’en tant que leader – nous sommes le plus gros raffineur européen, et le deuxième pétrochimiste – nous prenions nos responsabilités. Et nous les avons prises : arrêts de deux vapocraqueurs en Europe, l’un à Anvers et l’autre à Carling ; division par deux de la capacité de la raffinerie britannique ; reconversion de la raffinerie de La Mède, après celle de Dunkerque ; enfin, cession d’une petite participation dans une raffinerie en Allemagne à des Russes.
Une fois que l’on aura fait tout cela, chacun de nos sites européens – et on en a encore une dizaine – sera rentable avec des marges basses, c’est-à-dire à moins de 20 dollars la tonne. Ce sont les marges que l’on a pu connaître pendant trois ans. Nous aurons donc renforcé notre dispositif européen pour résister à des marges basses.
Ce travail n’est pas facile, parce que cela suppose de demander des efforts importants aux équipes, par exemple pour reconvertir un site comme La Mède. Mais on l’aura fait, et je considère que ce sera suffisant. Après, aux autres acteurs européens de le faire aussi. En effet, dans nos métiers, quand vous réduisez vos capacités, ce n’est pas pour vous que vous le faites, c’est pour les autres, d’autant que généralement, vous n’avez pas deux raffineries côte à côte. Ainsi, quand j’arrête une capacité de raffinage dans le Sud de la France, ce sont mes deux collègues qui restent à côté qui en profitent. Maintenant, je ne suis pas sûr qu’ils en profitent longtemps parce que, malheureusement, le marché est structurellement excédentaire. En outre, le Sud de la France est ouvert aux quatre vents et il est très facile d’y importer des produits pétroliers par des traders, et de concurrencer les raffineurs.
Voilà pourquoi Total, dans toutes ses anticipations, est resté sur des marges qui, à moyen terme, seront à 20-25 dollars la tonne. Nous n’avons pas changé notre politique, et franchement, ce serait une erreur de le faire. Et puis, si les marges sont plus hautes, nous serons très heureux d’en bénéficier.
Nous avons donc fait des adaptations pour plusieurs années… sous réserve que les réglementations ne bougent pas. Je peux vous donner un exemple : nous passons notre temps à discuter de l’évolution des pourcentages de soufre dans les fuels marins qu’utilisent les bateaux de la planète. Il y a un grand débat, dans une grande enceinte, pour savoir si l’on passe en 2020 ou en 2025 à moins de 1 % de soufre. Si c’est 2025, on aura le temps de s’adapter. Si c’est 2020, je peux vous dire que cela aura à nouveau des impacts majeurs sur le raffinage. Ce n’est pas ce que je souhaite, car nous sommes en train d’investir pour durer.
J’observe que le pouvoir des législateurs est important. Dire que les bateaux sur la planète utiliseront du carburant à moins d’1 % de soufre, cela signifie l’on ne saura pas quoi faire d’une partie de ce qu’il y a dans une raffinerie, que l’on appelle le « fonds du baril », et qui se retrouve dans ces soutes marines. Je reconnais que cela pollue, mais c’est un problème d’équilibre économique et écologique. Pour l’instant, nous considérons que le délai qui sera fixé sera 2025. À cet horizon-là, nous aurons eu le temps d’adapter nos divers outils.
À propos de l’Afrique, madame la députée Marcel, vous avez tout dit, et vous avez bien suivi l’interview que j’ai donnée à RFI. Total n’est pas qu’une entreprise productrice de pétrole, le directeur général que je suis depuis neuf mois s’en rend compte tous les matins. Une entreprise de la taille de la nôtre a un impact sur son environnement, qui va au-delà de son activité économique. C’est évident, notamment dans ces pays-là. Par notre façon de travailler, nous pouvons faire progresser les choses autour de nous. C’est ce que l’on appelle la politique RSE – RSE pour responsabilité sociale des entreprises – que Christophe de Margerie avait fortement ancrée dans le groupe.
C’est ainsi que j’ai signé en début d’année, avec les syndicats d’IndustriALL – un regroupement de syndicats mondiaux – un accord mondial pour faire en sorte de propager les « bonnes pratiques » en matière de relations sociales que nous suivons en Europe, dans d’autres pays du monde où il n’y a ni contraintes ni cadre réglementaire. Par exemple, dans de nombreux pays, les femmes ne bénéficient pas de congés de maternité. Nous avons décidé nous-mêmes que nous traiterions la question de la même façon dans l’ensemble des pays où nous travaillons.
Je pense que par ce type de soft law, des groupes de taille mondiale comme Total peuvent faire bouger les lignes dans d’autres pays. Bien sûr, nous y avons aussi un intérêt collectif, qui est d’améliorer le bien-être des personnes qui travaillent dans le groupe. De cette façon, un standard s’établit à travers le groupe. On évite ainsi d’avoir des groupes à deux vitesses, où les personnes sont traitées différemment selon le pays où ils travaillent, entre les Français et les Européens, bien traités, et même surprotégés, et ceux des pays où les cadres de protection n’existent pas.
Un groupe comme le nôtre, au nom d’une éthique collective, se doit de propager les standards. Comme me le disait Pascal Lamy, l’une des contributions les plus efficaces de nos groupes est de se faire les vecteurs de ce type de pratiques.
La démarche est d’autant plus facile qu’elle est volontaire : je n’ai pas besoin d’un cadre législatif pour m’imposer de le faire. L’inconvénient du cadre législatif est de donner le pouvoir aux juristes. Et quand ils prennent ce pouvoir, le management est obligé d’être prudent. Cela se vérifie sur des questions très simples. Si vous me demandez aujourd’hui de démontrer que je contrôle toute ma chaîne de sous-traitance, je n’en suis pas capable. Je suis un donneur d’ordres de premier niveau – cela va des niveaux 1 à 6. Dire ou signer des papiers en ce sens serait illusoire. Et si on voulait nous l’imposer par la loi, nous risquerions d’adopter des politiques qui pourraient aller à l’encontre de ce que vous souhaitez : par exemple, supprimer la sous-traitance dans tel ou tel pays, parce que l’on n’est pas capable d’en contrôler la chaîne. Je ne suis pas certain que cela participerait au développement économique des zones concernées.
En conclusion, nous avons des politiques volontaires et nous sommes conscients de nos responsabilités. Mais il faut éviter les carcans juridiques. On peut également trouver les moyens de discuter entre des États et des grandes entreprises pour avancer sur ces terrains-là. Je pense qu’en plus, le management des grands groupes a beaucoup évolué au cours des quinze dernières années.
Mme Le Loch a parlé des grands fonds marins, et j’ai vu que j’avais affaire à une experte. Oui, bien sûr, il y a des conflits frontaliers marins. Il y en a même de célèbres sur la planète. Et en général, ils sont liés au fait que les gens pensent qu’il y a des ressources naturelles au fond de l'eau. Et plus ils pensent qu’il y en a, plus il y a de conflits. C’est le cas du grand conflit qui a éclaté en mer de Chine méridionale, autour des îles Spratleys, où l’on pense qu’il y a du pétrole. C’est un véritable imbroglio, qui pourrait s’envenimer entre la Chine, le Vietnam et les Philippines. Plus au Nord, il y a une autre zone de conflit entre le Japon et la Chine.
En fait, il y en a un peu partout. En général, les frontières maritimes ne sont pas aussi bien délimitées que l’on peut le croire. Dès qu’un pétrolier arrive, les conflits surgissent, avant même que l’on ait exploré. En raison d’un conflit qui est resté célèbre, entre le Brunei et la Malaisie, Total n’a pas pu explorer pendant quinze ans. Quand on a eu le droit de le faire, on s’est aperçu qu’il n’y avait rien ! Ils se sont battus pendant quinze ans, ils en sont presque venus aux armes, alors qu’il n’y avait pas de pétrole. Il faut préciser que ce n’est pas parce que l’on demande des permis d’exploration qu’il y a du pétrole. Chaque année, sur les 50 puits que l’on fore, 80 % sont secs.
Rencontrons-nous des obstacles dans nos activités d’exploration ? Oui. Par exemple, en France, on ne veut pas m’accorder de permis en Guyane. Nous sommes arrivés au bout de toutes les procédures et ces permis sont bloqués. J’ai dit au Gouvernement que je ferais au Suriname et en Guyane – où l’on vient de trouver du pétrole – ce que je ne peux pas faire en Guyane. Ce n’est pas du chantage, c’est simplement ce qui va se passer. D’ailleurs, si ce n’est pas Total, c’est une autre compagnie qui ira forer au Suriname.
J’irai mettre ailleurs les dollars d’exploration de Total. Je le regrette en tant que citoyen français et président de Total. Mais je respecte les choix qui sont faits par le Gouvernement et la Représentation nationale. J’espère simplement que ces permis ne seront pas donnés, in fine, à un concurrent !
Ensuite, nous avons des gens qui travaillent sur les écosystèmes marins. Nous nous en soucions beaucoup, surtout depuis le gigantesque accident provoqué par l’explosion de la plate-forme Macondo, dans le golfe du Mexique. Cet accident, qui a défrayé la chronique, aura coûté entre 50 et 60 milliards de dollars à BP – pénalités, remboursements, etc. Au passage, si le même accident s’était passé au Nigéria, je pense que cela ne lui aurait pas coûté autant – l’écologie est très « locale ». BP a dû mal à s’en remettre et a dû vendre de nombreux actifs.
Nous menons des recherches et nous avons fortement amélioré la sécurité de l’off-shore marin. Mais il est vrai que cela ne nous empêche pas, parce que c’est notre métier, de continuer à innover sur le plan technologique. Par exemple, l’année prochaine, nous allons forer un puits en Uruguay à 3 500 mètres d’eau. Nous avons passé une heure au comité exécutif de Total pour nous assurer que l’on avait pris en compte, dans ces opérations, tous les risques de nature écologique. Cela dit, Total est un spécialiste de l’off-shore, et nous avons confiance dans nos équipes.
Monsieur Straumann, vous m’avez interrogé sur la Grèce. L’exposition de Total y est d’un million d’euros, voire de deux millions comme on me l’a affirmé hier. Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas grand-chose en Grèce.
Selon moi, la question qui est posée est autant celle de l’euro que celle de la Grèce. Et comme nous avons des activités en Europe, nous sommes concernés, d’autant plus que nous avons un risque de change important. N’oublions pas que le pétrole s’évalue en dollars, que nous vendons nos produits en dollars et que nous avons une comptabilité globale en dollars. Les questions monétaires, notamment celles qui sont liées à l’euro, nous interpellent et nous intéressent – même si, à notre niveau, on ne peut pas faire grand-chose.
Au passage, on nous demande souvent pourquoi nous implantons nos filiales dans des paradis fiscaux comme la Hollande. D’abord, la Hollande n’est pas un paradis fiscal. Ensuite, en Hollande, j’ai le droit de tenir des comptes sociaux en dollars, ce qui n’est pas le cas en France. Comme mon économie est en dollars et que je ne veux pas de risques de change, je vais donc implanter des filières dans ce pays. Ce n’est pas de « l’optimisation fiscale » du tout. C’est simplement un moyen d’éviter des risques de change. Sachez-le.
L’essentiel des motivations de nos implantations sont d’ailleurs souvent liées à des risques de monnaies. Ainsi, la plupart de nos filiales des pays africains ne sont pas locales. Par exemple, pour éviter des risques liés au naira nigérian, je travaille avec des véhicules qui sont hors du Nigéria. Le naira est une monnaie qui prend 15 % ou 20 % par an. Il n’est pas possible de travailler et d’investir des milliards de dollars en prenant un risque de change sur des nairas, ce ne serait pas sérieux de notre part. Les filiales de ces pays se retrouvent donc souvent dans d’autres pays comme la Hollande.
Mme Erhel m’a interrogé sur notre politique d’accompagnement de l’innovation, le fond Total Energy Ventures (TEV) et les start-ups.
Il y a trois ans, nous avons pris une décision à laquelle je crois beaucoup, qui nous permet de faire de la R&D autrement. Vous pouvez faire de la R&D avec vos propres équipes ; nous dépensons nous-même un milliard pour cela. Vous pouvez aussi essayer de « brancher » le groupe sur d’autres idées, à l’extérieur. En effet, entre un groupe de 100 000 personnes comme le nôtre, et une start-up, il y a de nombreux échelons. En conséquence de quoi, on ne voit pas les start-ups et on peut passer à côté de l’innovation. Et puis, surtout quand on est successful, on a tendance à être un peu arrogant et à penser que c’est nous qui avons raison. Mais il se passe des choses en dehors, dans d’autres mondes comme celui du digital ou des énergies nouvelles.
Nous avons donc décidé de créer ce véhicule, un fonds d’environ 150 à 200 millions d’euros, et de prendre des participations. Une équipe a été formée. Nous devons avoir une vingtaine de participations. On accompagne, on revend, on rachète. Évidemment, on a parfois des échecs. Le capital-risque, c’est comme l’exploration : on a 19 échecs pour un succès. Il ne suffit pas d’investir dans les start-ups pour gagner. Certes, nous accompagnons des start-ups. Mais le premier intérêt est d’avoir ainsi accès à des technologies qui ne sont pas totalement dans notre « radar », pour comprendre ce qui se passe ailleurs.
Nous avons d’autres outils d’aide au développement régional, notamment d’aide à l’innovation. Nous aidons des PME en France, plutôt dans les bassins où nous sommes implantés, et là où nous avons des actions de reconversion. Nous apportons de l’argent sous diverses formes – par exemple, prêts d’honneur ou aides à l’innovation.
Je pense que dans les domaines de l’économie d’énergie et du digital, nous avons à apprendre des autres et que nous avons besoin d’être « branchés ». Le dispositif sera maintenu, voire développé. Nous savons, notamment, que nous devons trouver le moyen d’avoir accès aux acteurs du digital : cela ne se passera pas forcément chez nous, du fait de certaines lourdeurs.
M. Daniel m’a parlé de BioTfuel, un des plus grands projets de R & D en France. Nous y participons avec l’IFP, Sofiproteol (Avril), le CEA et U.D.E., une entreprise allemande qui a amené la technologie. Il s’agit de prendre des déchets de bois de forêt, à Compiègne, et de les torréfier ; ensuite, par une technologie de carbochimie, de transformer ce bois en biodiesel et en biokérosène.
Nous sommes en train d’investir à peu près 120 millions d’euros à Dunkerque, pour faire l’unité de démonstration, sur le site de l’ancienne raffinerie. C’est un très grand projet, qui va durer quatre ou cinq ans. Mais c’est de la R&D : ce n’est pas encore gagné. Nous faisons un pilote, qui devrait démarrer fin 2016, début 2017 à Dunkerque. Ensuite, nous ferons la recherche et le développement. C’est une filière intéressante.
J’ai par ailleurs été interrogé sur le CICE et sur le CIR.
Au titre du CICE, il nous a été attribué 19 millions d’euros en 2013, et 29 millions en 2014. Pour le percevoir, il faut payer l’impôt sur les sociétés. Comme nous n’en avons pas payé jusqu’à présent, son versement sera reporté de quatre ans. Je ne sais pas si cet outil est génial. Certes, il est compliqué. Mais il est là. C’est une espèce de contrat que le Gouvernement a voulu passer avec les entreprises, et je ne peux que faire cette recommandation à la Représentation parlementaire : il vaut mieux jouer sur la stabilité et ne pas changer trop souvent d’outils.
Le CIR est beaucoup plus important pour nous. Son montant était de 71 millions d’euros en 2013, et d’à peu près 70 millions en 2014. Sans aucun doute, ce crédit d’impôt-recherche a une vraie influence sur les choix d’implantation de nos équipes de R & D dans le pays. C’est un des outils les plus efficaces, y compris pour attirer en France les équipes de recherche d’autres compagnies. J’en ai discuté avec d’autres grands groupes étrangers, qui le reconnaissent.
Nous avons beaucoup d’outils. Je ne sais pas s’il faudrait faire du tri, mais celui-là fonctionne et il est efficace. Je crois savoir qu’un groupe de parlementaires mène en ce moment une enquête sur le sujet. En tout cas, c’est comme cela que je le vis.
Mais revenons au CICE. Les montants de salaires pris en compte n’étant pas très élevés, le groupe Total, qui emploie surtout des cadres, n’est pas très concerné. Il l’est malgré tout par le biais de certaines de ses filiales : Hutchinson, un grand du caoutchouc qui emploie 10 000 personnes en France et qui ne sert pas les mêmes salaires que dans les raffineries ; les réseaux de stations-service, où les salaires sont également plus bas.
Est-ce que le CICE incite à créer des emplois ? Je pense que cela peut jouer pour Hutchinson, qui a un problème de compétitivité. Cette entreprise emploie 35 000 personnes dans le monde. Ce sont des sous-traitants automobiles qui se battent tous les jours pour maintenir les emplois en France, alors même qu’ils ont aussi développé des usines en Pologne ou au Mexique. Dans la mesure où il s’agit d’emplois manufacturiers où il y a une vraie compétition, le CICE peut avoir une certaine influence. Dans une telle entreprise, le coût du travail a son importance.
Cela dit, je sais bien que l’on a fait le choix de cibler les bas salaires, parce que l’on espère que cela aura un effet sur l’emploi. Mais pour moi, la priorité est de restaurer les marges des entreprises. Certes, pour créer des emplois, il faut être compétitif. Mais en France, la compétitivité ne passe pas par les bas salaires. On aura de toutes les façons du mal à être compétitif face à la Pologne. En revanche, on peut l’être sur des salaires un peu plus élevés, où il y a une valeur ajoutée plus forte.
M. le président François Brottes. Vous le savez sans doute, mais Deng Xiao Ping a été salarié de Hutchinson en France.
M. Patrick Pouyanné. Il a en effet été ouvrier à Montargis : il y a même une stèle. L’année dernière, le vice-premier ministre chinois a voulu s’y rendre. Nous y recevons régulièrement des délégations, et de nombreux cars de touristes s’y rendent en pèlerinage.
J’ajoute que sur le site de Montargis, nous sommes en train de rénover un magnifique bâtiment Eiffel, un héritage industriel qui partait en lambeaux. Il est prévu d’y installer à terme le centre de formation Hutchinson.
Madame Dagoma, je vois que vous êtes une experte en arbitrage.
Personnellement, je n’aime pas beaucoup les arbitrages contre les États : c’est une mission extrêmement complexe que de devoir remettre en cause le lien qui existe entre mon entreprise et l’État.
Il se trouve par ailleurs que nous avons activé sur l’Argentine le système d’arbitrage du CIRDI – le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements. Eh bien, c’est l’enfer : la crise a eu lieu en 2002 ; le jugement a été rendu en 2014 ; ce jugement nous est favorable ; mais pour nous faire rembourser, il faut rentrer dans des négociations…
Quand on crée des zones de libre-échange, il est normal de prévoir des mécanismes de règlement des différends qui soient relativement efficaces. Mais en Argentine, il n’y a pas de zone de libre-échange. On nous renvoie au CIRDI, et c’est totalement inefficient.
Plus généralement, l’idée d’une zone de libre-échange est d’améliorer les échanges économiques. Il faut donc régler les éventuels conflits. Mais comment combiner la volonté des États et celle des entreprises ? Je ne sais pas, et je fais confiance au monde politique pour mettre au point une solution. Mon seul message est qu’il faut que ce soit efficace, et donc rapide. Or aujourd’hui, ce n’est pas le cas. En revanche, si les différends opposent deux entreprises, on doit pouvoir trouver le moyen d’être efficaces.
Cela dit, je ne suis pas un expert en ISDS (investor-state dispute settlement). Comme on ne l’a jamais pratiqué chez Total, on ne le connaît pas. J’espère d’ailleurs ne pas être amené à le pratiquer.
Ensuite, j’ai pris la décision de publier la liste de toutes mes filiales consolidées, parce que j’ai découvert que l’on nous accusait de ne pas être transparents. Jusqu’à ce que je prenne cette décision, on n’en publiait que 400 parce que l’on considérait que la liste était trop longue et que cela n’avait aucun intérêt. Je ne sais pas de ce que l’on peut faire des 904 filiales, qui prennent en effet dix pages dans le rapport annuel, mais cela ne nous pose pas de problème de publier cette liste.
Il est évident que l’on va vers la transparence. La demande est là. Mais il y a aussi le secret des affaires. Il faudra trouver une limite entre les deux.
Je suis un des rares patrons d’entreprise à avoir envoyé ma directrice fiscale à Bruxelles pour être auditionnée par M. Lamassoure et la Commission du Parlement européen. J’ai dit à ma directrice fiscale de répondre aux questions car nous n’avions rien à cacher. Par exemple, on nous a demandé si nous étions prêts à ce que les rescrits fiscaux fassent l’objet d’une communication entre les gouvernements. Je n’ai aucune objection à cela, si ce n’est que dans les rescrits fiscaux, il y a des secrets d’affaires qu’on ne peut pas rendre publics.
Lorsqu’on me parle d’optimisation fiscale, je réponds toujours la même chose. Nous respectons les lois des pays où nous sommes, mais nous ne sommes pas responsables du fait que la fiscalité de l’Irlande, du Luxembourg ou de la Hollande est différente de celle de la France. C’est aux États européens de se mettre d’accord entre eux.
J’ai des équipes de fiscalistes qui, bien évidemment, nous font des recommandations – que nous suivons ou pas. Mais que les États européens trouvent le moyen d’harmoniser les bases de calcul : même celles de l’impôt sur les sociétés ne le sont pas ! Je pense qu’on ne peut pas avoir une seule monnaie et laisser perdurer ces écarts de fiscalité. Après, on a beau jeu d’accuser les groupes de faire de l’optimisation fiscale. Les débats font rage, autour de Google et compagnie. Mais regardez donc les fiscalités de certains pays au Nord-Ouest de l’Europe. Pourquoi les laisser perdurer ?
De notre côté, nous menons des actions claires. Nous avons dit que nous ne nous implanterions pas dans des paradis fiscaux. Mais dans de vrais paradis fiscaux : la Hollande n’en est pas un. Il nous reste 19 filiales. Nous avons dit que nous réduirions leur nombre à une dizaine. On ne peut pas les réduire à zéro parce que malheureusement, nous ne sommes pas seuls dans nos filiales. Dans certaines, nous sommes même minoritaires, avec des partenaires qui ne suivent pas la même politique que nous.
Monsieur Grellier, vous m’avez fait part de l’inquiétude des plasturgistes. Aujourd’hui, ceux-ci se plaignent, alors qu’ils ne se plaignaient pas il y a deux ans. C’est que, comme les prix du pétrole, les prix de la pétrochimie varient beaucoup – et ils varient souvent dans le sens inverse. Ainsi, le marché européen des polymères a fait des pertes pendant plusieurs années, mais aujourd’hui les marges se sont améliorées, ce qui renchérit les produits pour les plasturgistes européens. J’en suis bien conscient.
Quand on fait des pertes, on rationalise des capacités. Il y avait des surcapacités européennes. Les rationalisations ont sans doute influé sur le marché, qui doit être plus tendu. Ensuite, notamment cette année, il y a eu d’assez nombreux incidents sur certaines lignes. En Hollande, un très gros cracker a connu de graves problèmes ce qui a retiré des capacités, au moins de façon temporaire. En même temps, ce marché, comme celui du raffinage, reste structurellement surcapacitaire en Europe.
Dans le métier de la plasturgie, comme dans le métier du pétrole, on travaille avec des matières premières volatiles. Moi-même, je ne peux pas vendre à prix fixe les matières premières que nous transformons. Mais est-ce que la situation va perdurer ? Je n’ai pas de raison de le croire. Maintenant, est-ce qu’il y a matière à discuter entre plasturgistes et pétrochimistes ? Il y a des enceintes collectives au sein de la chimie européenne, où il est possible de se mettre autour de la table – évidemment dans le respect des droits de la concurrence.
Quoi qu’il en soit, j’ai pris note de votre commentaire. Nous en avons discuté récemment entre nous. Nous sommes conscients du problème. Aujourd’hui, les marges sont bonnes pour nous, elles sont moins bonnes pour eux.
Mais on peut également s’interroger sur l’avenir de la pétrochimie européenne. Les Américains sont en train de doubler leurs capacités en pétrochimie grâce au gaz de schiste. Les marchés des plastiques américains étant complètement matures, on peut craindre une exportation massive depuis les États-Unis susceptible de mettre en danger le système européen. J’observe par ailleurs que de nombreux chimistes européens, notamment allemands, investissent aux États-Unis – BASF, par exemple, investit en ce moment plusieurs milliards de dollars dans de nouvelles unités.
Cela dit, il n’y a pas de miracle : nous vivons dans une économie mondialisée. C’est une question de compétitivité relative : seuls les actifs compétitifs subsisteront. Il n’y a pas de protection possible. Ou alors, il faut que l’Europe adopte une autre politique.
On peut se poser la question. Ce qui se passe avec le CO2 nous y incite d’ailleurs. Si l’on est en avance sur tous les autres en matière de politique de tarification du CO2 et que les autres ne progressent pas, ne faut-il pas, au bout d’un moment, trouver le moyen de créer des taxes douanières ? En tant qu’entreprise mondiale, je ne suis pas fanatique de ce genre de solution. Mais avec le système d’ETS – European trading emission – l’Europe galope tellement qu’on ne la rattrape plus, et son industrie en subit le contrecoup. Selon un rapport de Bruxelles, les raffineurs européens ont perdu en cinq ans 20 % de leurs marges, et cette perte est liée au cadre réglementaire européen qui les désavantage par rapport à leurs concurrents. Ce n’est pas anodin.
Madame Massat, la Colombie est probablement le pays d’Amérique du Sud qui, malgré les troubles qu’il a connus, a probablement la gouvernance la plus forte. Nous n’y avons pas été très successful en exploration. Nous avons considéré que les objets étaient assez petits et nous avons eu plutôt tendance à vendre. Toutefois, nous y avons encore des permis d’exploration. Ce n’est pas un pays majeur, mais il fonctionne bien.
À l’inverse, au Venezuela, nous avons une forte exposition. C’est le seul pays en quarante ans où l’on a nationalisé une partie de nos actifs – le tiers d’une grande usine dans l’Orénoque. Il n’y a pas de gouvernance économique, et c’est le seul pays où nous avons décidé d’arrêter d’investir. On ne peut pas travailler avec cinq taux de change, sans obtenir aucune réponse à rien, ni vendre ses matières premières à un pour cinq et recevoir des dollars à un pour cent.
Objectivement, la situation du Venezuela est inquiétante. Ce pays a de grandes ressources. Contrairement aux Anglo-Saxons, nous avions décidé d’y rester malgré cette nationalisation partielle. Nous y avons des actifs, nous restons. Mais nous faisons le dos rond. Faute de gouvernance, la production, qui atteignait plus de 200 000 barils par jour, est descendue à la moitié aujourd’hui. C’est dommage. Ce pays souffre fortement de la baisse des prix du brut. Mais il y a des limites à notre action. Nous ne pouvons pas prendre les décisions à la place des gouvernants.
Ensuite, madame la députée, quel sera le montant de notre impôt sur les sociétés pour l’année 2015 ? Nous ne le savons pas. Les actions que nous avons menées pour améliorer la compétitivité de notre pétrochimie n’auront pas atteint leur plein effet en 2015. En revanche, les évolutions de taux de change auront un impact sur nos comptes français – l’euro étant passé de 1,30 dollar à 1,10 dollar. Nous les avons pris en compte dans nos anticipations, et selon nos calculs, nous devrions être amenés à payer un acompte. Après, il faudra finir l’année. Si le prix du brut continue à chuter, je ne sais pas si nos résultats seront très bons.
Mais je n’ai pas de problème et je suis tout à fait prêt à payer un impôt sur les sociétés en France : cela veut dire que nos activités françaises sont rentables.
Enfin, vous m’avez interrogé sur nos cessions d’actifs. Il faut comprendre que quand on parle aux marchés financiers, il est souvent question de cessions. En effet, ceux-ci s’inquiètent de la gestion de notre cash – en particulier quand ils voient 10 milliards disparaître. Cela dit, nous ne faisons pas que vendre : nous achetons aussi. Dans les quatre dernières années, Total a vendu 28 milliards d’actifs et en a acheté 24. Il faut bien voir que nous gérons un portefeuille, que nous ne nous contentons pas de vendre et que notre objectif est de nous développer. Nous vendons en général des actifs matures anciens, et nous réinvestissons dans des actifs neufs pour faire la croissance de demain. C’est cela, la vie d’une entreprise.
L’année dernière, nous avons donc vendu 10 milliards d’actifs, avant même la chute du prix du brut, et 5 milliards cette année. Des fonds de pension, des compagnies d’assurances, etc. vont par exemple nous racheter pour environ un milliard des tuyaux qui se trouvent au fond de l’eau en mer du Nord.
Nous avons bien un programme de cession d’actifs. C’est d’ailleurs notre devoir. Nous devons en permanence vérifier si Total est le bon actionnaire à un moment de la vie d’un actif. Un de nos actifs peut prospérer entre les mains d’autres entreprises. Par exemple, j’ai vendu l’année dernière à Arkema les adhésifs Bostik. Cette filiale était passée du deuxième au troisième rang mondial, et elle pouvait devenir la quatrième, parce qu’il était compliqué pour Total de participer à la reconsolidation du monde des adhésifs. Bostik représente aujourd’hui 20 % d’Arkema. Je peux vous dire que Thierry le Henaff se préoccupe beaucoup plus du futur de Bostik que je ne pouvais le faire.
Il faut accepter l’idée que l’on n’est pas toujours les meilleurs actionnaires de tous les actifs. En général, le personnel n’est pas tout à fait d’accord parce qu’il préférerait rester chez Total. J’en suis très fier, mais c’est au futur qu’il faut penser.
Monsieur Taugourdeau, vous m’avez demandé si je pensais avoir raison dans mes prévisions. Je ne sais pas, mais je suis convaincu que le patron d’un groupe doit avoir une vision à quinze ou vingt ans. Il ne peut avancer au gré du vent, en pensant que ce sont les marchés financiers qui ont raison. Si on avait écouté les marchés financiers il y a cinq ans, on aurait coupé Total en rondelles – exploration-production, raffinage et chimie. Certains pétroliers se sont d’ailleurs divisés en deux ou trois segments. Nous avons refusé de le faire. Il faut définir une stratégie, et savoir où l’on veut aller. Bien sûr que l’on se trompe dans ses prévisions, mais il faut garder un cap tout en sachant s’adapter au court terme.
Certes, le monde évolue très vite. En 2000, personne ne parlait d’hydrocarbures non conventionnels, et personne ne pensait que le solaire représenterait aujourd’hui 5 % du mix énergétique. Voilà pourquoi il ne faut pas s’endormir. C’est le rôle du management.
Par ailleurs, j’ai pris bonne note de votre observation concernant France Labour. C’est une très mauvaise décision, compte tenu des débats que j’ai avec les agriculteurs. Je ne sais pas qui l’a prise, mais il va recevoir un message de ma part lorsque je rentrerai au bureau !
Enfin, monsieur le président, vous avez évoqué les relations entre Total et les départements d’outre-mer, et l’audition de M. de Margerie devant votre commission. Honnêtement, j’ai suivi cela de loin, n’étant pas impliqué. Je n’ai pas très bien compris toute cette agitation. Je pense que les décisions qui ont été prises ont en partie incité le P.-D.G. de Total à vendre la SARA, la seule raffinerie d’outre-mer. Celle-ci me semble d’ailleurs être l’objet de beaucoup de fantasmes. Vous pensez bien que Total ne gagnait pas des centaines de millions d’euros sur la SARA. Sinon, cela se serait su. D’ailleurs, il ne l’a pas vendue très cher.
On a donc renoncé et vendu la SARA à Rubis. Je ne suis pas sûr que cela ait été une très bonne idée. Cela ne veut pas dire que l’on se désintéresse de l’outre-mer. Nous avons des réseaux de distribution en Martinique, en Guadeloupe, à la Réunion. À la Réunion, il y avait des problèmes de concurrence ; nous avons cédé – avec Shell – une partie de nos dispositifs à Rubis.
Maintenant, il faut que la situation s’apaise. J’ai l’impression que c’était un débat assez franco français autour du thème « le grand Total étrangle les pauvres DOM-TOM ». Ce n’est pas l’attitude que nous souhaitons avoir. Nous sommes conscients de nos responsabilités. Maintenant, si nous ne sommes pas les bienvenus et que les départements d’outre-mer préfèrent travailler avec d’autres personnes, très bien. Le monde est grand. Mais j’espère que ce ne sera pas le cas.
Quoi qu’il en soit, un certain nombre de décisions ont été prises. Le point d’abcès que constituait cette fameuse SARA n’est plus chez Total. Maintenant, les élus iront voir Rubis. Encore une fois, je ne suis pas totalement sûr qu’en termes de responsabilité sociétale, on ait fait le meilleur choix. Mais on l’a fait.
En tout cas, passez le message à vos collègues : s’ils ressentent une forme de colonialisme de notre part, il faut qu’ils me le disent, parce que ce n’est pas du tout l’état d’esprit que je veux que l’on ait. Je sais qu’un groupe de notre taille peut, de temps en temps, être perçu comme arrogant. Mais nous cherchons à faire au mieux, en prenant en compte les contraintes de chacun. En même temps, notre mission, in fine, est de faire un business rentable.
M. le président François Brottes. Monsieur le directeur général, les auditions du patron de Total sont toujours passionnantes. Cela ne s’est pas démenti ce matin.
Au nom de l’ensemble de la commission, je vous remercie pour la qualité de nos échanges. J’imagine que nos collègues ultramarins suivent avec intérêt nos travaux
– retransmis en direct – et qu’ils auront bien noté vos déclarations.
——fpfp——
Membres présents ou excusés
Commission des affaires économiques
Réunion du mercredi 8 juillet 2015 à 9 h 30
Présents. - Mme Brigitte Allain, Mme Delphine Batho, M. Denis Baupin, M. Yves Blein, M. François Brottes, M. André Chassaigne, M. Dino Cinieri, M. Jean-Michel Couve, M. Yves Daniel, Mme Jeanine Dubié, Mme Corinne Erhel, Mme Marie-Hélène Fabre, M. Daniel Fasquelle, M. Christian Franqueville, M. Joël Giraud, Mme Pascale Got, M. Jean Grellier, M. Philippe Kemel, Mme Laure de La Raudière, Mme Annick Le Loch, M. Philippe Le Ray, M. Jean-Pierre Le Roch, Mme Marie-Lou Marcel, Mme Frédérique Massat, M. Jean-Claude Mathis, M. Hervé Pellois, Mme Josette Pons, M. Franck Reynier, M. Éric Straumann, M. Jean-Charles Taugourdeau
Excusés. - M. Jean-Claude Bouchet, M. Franck Gilard, Mme Anne Grommerch, M. Antoine Herth, M. Kléber Mesquida, M. Yannick Moreau, M. Bernard Reynès, M. Fabrice Verdier
Assistait également à la réunion. - Mme Seybah Dagoma