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Commission des Finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

Mission d’évaluation et de contrôle

La conduite des programmes d’armement en coopération

Mercredi 13 mars 2013

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 10

Présidence de M. Alain Claeys, président

– Audition de M. Patrick Boissier, président-directeur général du groupe DCNS, sur la conduite des programmes d’armement en coopération

M. Alain Claeys, président. Nous tenons aujourd’hui la première réunion de la Mission d’évaluation et de contrôle consacrée à la conduite des programmes d’armement en coopération. Trois rapporteurs ont été désignés : M. François Cornut-Gentille, M. Jean Launay, membres de la commission des finances, et M. Jean-Jacques Bridey, membre de la commission de la défense.

Nous accueillerons tout au long de nos travaux des magistrats de la Cour des comptes. M. Stéphane Jourdan et M. Bruno Rémond participent aujourd’hui à nos travaux.

Cette mission d’évaluation et de contrôle de la commission des finances a pour but d’évaluer la conduite des programmes d’armement menés en coopération. À l’heure actuelle, la France est impliquée dans vingt-quatre programmes de ce type pour la production d’équipements de première importance comme l’A400M, avion de transport militaire, ou les FREMM, les frégates multimissions.

Le cadre institutionnel et industriel de chacun de ces programmes est différent : certains sont bilatéraux, d’autres multilatéraux ; certains, comme l’A400M, sont menés sous l’égide de l’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement (OCCAR), d’autres, comme l’hélicoptère NH90, le sont sous la houlette de l’OTAN.

L’objectif de cette mission est d’analyser la conduite de ces programmes au niveau politique, industriel, technique et financier. Comment naissent-ils ? À quels besoins répondent-ils ? La mutualisation des financements et des capacités industrielles permet-elle, in fine, de réaliser des économies, sachant que la coopération est bien souvent la condition même de la réalisation de ces programmes ?

Dans le cadre d’une première série d’auditions, centrée sur les industries de défense, nous recevons tout d’abord M. Patrick Boissier, président-directeur général du groupe DCNS.

M. Patrick Boissier, président-directeur général du groupe DCNS. DCNS a été créé il y a dix ans, mais l’entreprise a quatre cents ans si l’on prend en compte sa filiation avec la direction des constructions navales. Depuis 2003, DCNS est une société de droit privé qui appartient à 64 % à l’État, via l’Agence des participations de l’État, à 35 % au groupe Thales et à 1 % à son personnel et qui est l’un des leaders mondiaux de l’industrie navale de défense.

Alors que nous dépendions à près de 85 % de la commande publique navale, nous avons pour objectif de consacrer notre activité à parts égales à la commande navale nationale, à la commande navale à l’exportation, et aux nouveaux métiers du secteur de l’énergie, en particulier à l’énergie nucléaire et à l’énergie marine renouvelable.

Nous sommes aujourd’hui à mi-chemin de cette évolution : notre activité se répartissait l’année dernière entre l’industrie navale nationale, pour les deux tiers, et l’exportation pour le tiers restant – le secteur de l’énergie n’en étant qu’au stade des balbutiements. Nous prévoyons de parvenir à une répartition en trois tiers d’ici à la fin de la décennie. Dans ce délai, notre chiffre d’affaires, qui s’élève à près de 3 milliards, aura doublé par rapport aux 2 milliards d’euros enregistrés en 2009.

DCNS est impliqué dans la plupart des programmes de la marine nationale. Deux programmes actuellement en cours concernent de nouvelles constructions : le sous-marin nucléaire d’attaque Baraccuda et les frégates multimissions FREMM. Un autre programme est consacré à la conversion de nos sous-marins nucléaires afin de les adapter à l’utilisation des missiles M51. Notre activité de maintien en condition opérationnelle (MCO) des navires de la marine nationale représente un chiffre d’affaires annuel de 800 à 900 millions d’euros.

M. François Cornut-Gentille, rapporteur. Je souhaiterais avoir des précisions sur les évolutions probables, possibles et souhaitables du programme FREMM et de la relation contractuelle. Au regard de votre expérience, de quelle manière la conduite des programmes d’armement menés en coopération pourrait-elle être améliorée ?

Au-delà du cas des FREMM, comment le politique intervient-il dans la prise de décision initiale et lors de la conduite d’un programme ?

La direction générale de l’armement (DGA), habituée à participer à des projets franco-français, parvient-elle à s’adapter aux coopérations ? Qu’en est-il des états-majors ?

M. Jean Launay, rapporteur. Pourriez-vous nous en dire plus sur la genèse de la coopération bilatérale avec l’Italie pour le programme FREMM ?

Une coopération de ce type est-elle envisageable avec d’autres pays européens ? Président du groupe d’amitié France-Pologne de l’Assemblée nationale, je sais que les armées polonaises souhaitent acheter certains matériels et que nous avons des contacts avec ce pays. Or, les procédures d’appels d’offres ne sont pas systématiques dans ce pays. Dans ce cadre, comment DCNS peut-elle se positionner et faire valoir ses arguments ?

M. Jean-Jacques Bridey, rapporteur. Quels sont, selon vous, les avantages, et les désavantages des coopérations ?

À l’origine, le programme FREMM visait à mutualiser les efforts de la France et de l’Italie, dans la réalisation d’un équipement commun, afin de réduire les coûts d’étude et de production. À l’arrivée, deux équipements différents, voire concurrents sur le marché international sont construits. Dans ces conditions, on peut se demander à quoi sert la coopération ?

M. Patrick Boissier. L’objectif du programme FREMM est de créer une nouvelle génération de frégates destinée à remplacer les frégates anti-sous-marines et la plupart des frégates antiaériennes à l’exception des frégates de classe Horizon. Les frégates FREMM sont multimissions, comme leur nom l’indique, même s’il existe différentes versions, selon leur spécialisation.

Initialement, deux versions étaient prévues : l’une pour l’action vers la terre, l’autre, pourvue d’un sonar, pour l’action anti-sous-marine. La France devait produire dix-sept frégates, neuf en version action vers la terre (AVT), et huit en version anti-sous-marine (ASM). L’Italie s’est jointe à ce programme commun pour un total initial de vingt-sept frégates. Une frégate devait être livrée à la France, tous les sept mois, à partir de la fin 2012.

Aujourd’hui, le programme a été réduit à onze unités pour la France. La version AVT a été abandonnée, mais une nouvelle version de frégate de défense antiaérienne (FREDA) a été commandée en deux exemplaires pour pallier la réduction du programme Horizon.

Le premier bâtiment FREMM a été livré à la marine française en novembre 2012. Une douzième frégate ayant été vendue au Maroc qui devrait la recevoir à la fin de l’année, la livraison des FREMM destinées à notre marine sera décalée. De son côté, l’Italie a commandé six frégates et pris une option pour quatre unités supplémentaires – elle a réceptionné le premier de ces bâtiments en 2012.

Les frégates ont été commandées par les marines italienne et française au titre d’un même contrat passé entre l’OCCAR et des industriels – DCNS pour la France, et Orrizonte Sistemi Navali pour l’Italie, société constituée de Fincantieri et Finmeccanica, qui a fabriqué les frégates Horizon italiennes.

M. Alain Claeys, président. Comment l’OCCAR est-elle constituée ?

M. Patrick Boissier. Le bureau de l’OCCAR, qui a pris en charge la signature et l’exécution du contrat, représente les États français et italien. Cet organisme comprend une équipe venant de chacun des deux pays. L’équipe française est composée de personnels de la DGA et de la marine. Dans le cadre de la relation contractuelle, nous transmettons à l’OCCAR des revues de programme mensuelles et nous assurons des communications de données régulières.

Le mode de coopération retenu pour le programme FREMM s’inspire des expériences tirées des programmes comme Horizon ou Charles-Quint.

Le programme franco-italien Horizon, prévoyait la construction de quatre frégates identiques, deux unités pour chaque pays. Pour que les retombées industrielles soient les mêmes des deux côtés des Alpes, il avait été procédé à un partage strictement égalitaire des tâches. Cette organisation extrêmement complexe a finalement pesé sur les coûts et sur les délais, au point que le programme n’a pas été mené à son terme et que seulement deux bâtiments pour la France et deux pour l’Italie ont été construits.

Le programme de la frégate Charles-Quint, associant l’Allemagne, l’Espagne et les Pays-Bas, s’est limité à mettre en commun les achats de certains équipements, chaque partenaire conservant sa liberté pour ce qui concernait le flotteur et le reste de l’armement.

Le programme FREMM prévoit une conception commune en amont, et l’achat en commun de la turbine, du système de stabilisation, du système de guerre électronique et du sonar. Ces matériels représentant environ 10 % du coût du navire, l’opération permet d’économiser à peu près 1 million d’euros par bâtiment.

Moins de 10 % du coût des études a été mutualisé, ce qui représente une économie apparente de 50 millions d’euros pour chacun des partenaires. En fait, si l’on tient compte du coût supplémentaire des études spécifiques relatives aux plateformes différentes pour chaque pays, et du surcoût lié à la coordination, le montant économisé est ramené à une quinzaine de millions d’euros. En définitive, grâce à cette coopération, la France aura donc économisé environ 30 millions d’euros, soit 1 % à 1,5 % du coût total du programme.

La coopération s’organise grâce à une équipe franco-italienne, l’International coordination team. Composée, côté français, de trois personnes pendant la période des études communes, elle ne mobilise plus aujourd’hui qu’un demi-emploi. L’OCCAR rend compte à la DGA pour la partie française du projet. Cette dernière est notamment sollicitée pour son expertise technique et pour un suivi en matière d’assurance qualité.

Le programme FREMM aurait sans aucun doute pu être mené à bien dans un cadre franco-français, avec des conséquences nulles en termes de délai et infinitésimales en termes de coût.

M. Jean Launay, rapporteur. Selon vous, la coopération nous a permis d’économiser 30 millions d’euros sur l’ensemble du programme. S’agit-il du montant supplémentaire que nous aurions dû dépenser si nous avions construit cette frégate sans l’Italie ?

M. Patrick Boissier. Je vous rappelle que le coût global du programme s’élève à 6 milliards d’euros. C’est en ce sens que je qualifie une économie de 30 millions « d’infinitésimale », d’autant que nous sommes dans un ordre de grandeur correspondant aux marges d’incertitude quant au coût final du projet.

M. Jean-Jacques Bridey, rapporteur. Si l’économie de 30 millions est à ranger du côté des avantages que nous retirons de la coopération, qu’en est-il des désavantages ?

M. François Cornut-Gentille, rapporteur. Vous ne parlez pas des décisionnaires. Qui a décidé de la coopération ? Est-ce DCNS, la DGA, le ministre ?

M. Patrick Boissier. DCNS n’a fait que répondre à la volonté de l’État.

Vous m’avez interrogé par écrit sur les différences de spécifications entre les frégates françaises et italiennes. À vrai dire, elles sont si nombreuses qu’il serait plus facile de faire la liste des spécifications communes. Les plateformes sont différentes. La vitesse maximale des FREMM françaises et italiennes est différente, ce qui a des conséquences sur la puissance des navires et sur leurs chaînes de propulsion. Les FREMM françaises sont très automatisées – elles embarquent un équipage de 108 marins, détachement hélicoptère compris, soit un personnel deux fois et demi moins nombreux que sur les frégates antiaériennes en service actuellement –, alors que les frégates italiennes ont besoin de 145 marins. Les radars sont différents, de même que les armements choisis. De plus, les frégates italiennes sont équipées d’un canon à l’arrière, contrairement aux nôtres.

Finalement, les FREMM n’ont de commun que leur nom et les quatre équipements que j’ai cités ; même leur silhouette est différente. Malgré cela, par rapport à la complexité des programmes Horizon, la simplification est considérable : nous produisons, en fait, des programmes nationaux avec une coopération pour certains équipements.

La relation contractuelle a considérablement évolué depuis l’origine, ce qui a eu un impact non négligeable sur le coût final du programme. L’unicité du contrat oblige les deux parties à approuver tout avenant, même lorsqu’il ne concerne que l’une d’entre elles. Ce processus ne constitue pas un facteur de souplesse. L’avenant 4 porte sur les frégates françaises : onze FREMM doivent être livrées à la France qui renonce à la tranche conditionnelle de six unités, le délai de livraison entre deux bâtiments passe de sept à dix mois, et la version AVT est supprimée au profit de la version FREDA.

Ces évolutions contractuelles ont entraîné l’augmentation d’environ 200 millions d’euros du coût non récurrent d’étude, de développement et de logistique, dont 160 millions pour le seul développement de la version FREDA. Le coût moyen des frégates est passé de 308 à 404 millions d’euros en raison de l’étalement des livraisons, de demandes supplémentaires, de la complexité des modèles FREDA et de la réduction du nombre de bâtiments commandés. Le coût du MCO prévu dans le contrat – 100 millions d’euros pour 184 mois-frégates – n’a pas été modifié.

Monsieur Cornut-Gentille, vous m’avez interrogé sur les évolutions probables, possibles et souhaitables du programme. Dans le cadre de la prochaine loi de programmation militaire, il est probable qu’un nouvel étalement des livraisons sera envisagé et le nombre de frégates commandées pourrait être réduit. Le passage de sept à dix mois avait coûté environ 400 millions d’euros, soit le prix d’une frégate. L’impact économique du seul étalement de dix à quatorze mois serait de 500 millions d’euros. Sur le plan social, il entraînerait aussi la perte de 500 emplois industriels pour DCNS Lorient et ses sous-traitants locaux, et celle de 500 emplois supplémentaires chez ses fournisseurs, soit un total de 1 000 emplois. Si l’étalement devait dépasser les quatorze mois, nous serions dans l’obligation de mettre en place un plan social à DCNS Lorient.

Les évolutions concernent aussi d’éventuelles commandes à l’export. L’Arabie saoudite, le Brésil, le Canada ou la Grèce semblent intéressés par les FREMM dans leur version antiaérienne. Toutefois, la version actuelle n’est sans doute pas adaptée aux marchés d’exportation. Il paraît donc souhaitable, y compris dans l’intérêt de notre marine, d’évoluer vers la production de frégates antiaériennes de nouvelle génération ou FREMM/ER pour extended range (longue portée). Les radars à panneaux fixes qui équipent ces frégates ont une portée supérieure et permettent d’intégrer un système de défense antimissile balistique. Le passage à la FREMM/ER, plus onéreuse que la FREDA du fait de ses coûts de développement, nous ferait bénéficier d’un accès aux marchés étrangers, qui compenserait éventuellement le coût de l’étalement des programmes, voire la baisse du nombre de frégates commandées par la marine nationale.

M. Jean Launay, rapporteur. Qui formule les demandes techniques dont vous avez fait état ? Pourquoi interviennent-elles en cours de programme, ce qui augmente les coûts ? Évidemment, les militaires peuvent avoir des exigences, mais ne peut-on pas imaginer dans le cadre de coopérations des modèles plus intégrés, afin d’éviter de multiplier les spécifications techniques ?

J’ai eu la chance de visiter le bâtiment de projection et de commandement (BPC) Dixmude : ce navire intégré multimissions, presque passe-partout, semble avoir été conçu sur un modèle qui paraît être à l’opposé de celui des FREMM.

M. François Cornut-Gentille, rapporteur. Qui arbitre quand les militaires ne sont pas d’accord entre eux ? Une reprise en main par les politiques n’est-elle pas la condition indispensable à la réalisation de programmes en coopération ?

Pourquoi la question de l’exportation ne se pose-t-elle qu’en fin de programme ? À mon sens, cette dimension essentielle devrait être prise en compte dès sa phase initiale.

M. Jean-Jacques Bridey, rapporteur. Il semble, à vous entendre, que les bénéfices de la coopération soient inférieurs à ses inconvénients ? L’avantage se limite à la mutualisation de certaines études et à l’achat en commun de certains matériels. Ce déséquilibre est-il dû à la mauvaise définition des objectifs en amont ou aux évolutions ultérieures du programme ? Ne peut-on tirer aucun autre avantage d’une coopération ?

M. Patrick Boissier. Le programme FREMM s’étale sur plus de quinze ans et porte sur des navires extrêmement sophistiqués. Sur une telle durée, les évolutions sont donc normales et inéluctables, car tant les menaces que les techniques évoluent. Je ne crois pas que ce programme ait subi plus de modifications que d’autres. Quant à l’introduction de la version FREDA, elle s’explique par l’abandon de l’Horizon ; elle n’est pas liée à la nature du programme.

Monsieur Launay, il est difficile d’établir une comparaison avec le Dixmude. Ce bâtiment qui répondait à des normes civiles, a été construit par les Chantiers de l’Atlantique, en moins de deux ans. Dans un tel délai, les modifications n’ont pas lieu d’être.

DCNS a mis à la disposition de la marine nationale le patrouilleur L’Adroit construit et développé sur ses fonds propres. Le cahier des charges faisait trente pages, alors que le seul cahier des charges de l’interface homme-machine du système de combat de la FREMM en compte 1 500 ! On ne peut pas comparer les deux navires, mais la surspécification coûte cher en temps et en argent.

Les divers modèles de programmes en coopération sont finalement aussi mauvais les uns que les autres. Soit on prend en compte tous les besoins des partenaires, comme pour le programme de l’A400M, avion extrêmement complexe. Soit on construit autant de versions que de parties prenantes, comme pour l’hélicoptère NH90 produit en vingt-quatre versions. On peut aussi fabriquer un matériel identique en partageant les retombées économiques entre les partenaires, comme pour l’Horizon qui est devenu de ce fait extrêmement coûteux. On peut enfin, comme pour le programme FREMM, mettre en place une coopération très limitée ne portant que sur quelques équipements. Les bénéfices de la coopération sont alors réduits ; ils restent toutefois supérieurs aux faibles surcoûts engendrés.

Si nous voulons mettre en place en Europe des programmes de coopération afin de fabriquer des matériels de façon plus efficace et plus économique, il faut impérativement une expression commune des besoins et une offre commune qui nécessite un rapprochement préalable entre les industriels. Ainsi, dans le secteur de l’aéronautique civile, les compagnies aériennes expriment leurs besoins de la même façon – les divergences ne portent que sur la couleur des fuselages –, et l’offre est commune grâce à Airbus.

Tant que les différentes marines n’exprimeront pas leurs besoins de la même façon, nous construiront des navires soit différents, soit complexes. Si une offre commune ne voit pas le jour, chaque pays continuera d’exiger un juste retour pour son industrie nationale.

Aujourd’hui, cinq programmes de frégates se font concurrence en Europe, mais ils se limitent tous à la commande de quelques unités – le programme FREMM du côté français étant le plus lourd avec onze bâtiments –, alors qu’aux États-Unis la production d’une frégate se fait par soixante unités !

M. François Cornut-Gentille, rapporteur. Les différentes marines ne cultivent-elles pas leurs différences ? Les états-majors européens ont-ils vraiment la volonté de coopérer ? L’OCCAR est une coquille un peu vide. Quelle instance politico-technique serait la légitimité pour imposer une réelle coopération aux états-majors ?

M. Patrick Boissier. Seule l’autorité politique peut permettre l’expression commune des besoins, pour cela il faut créer une véritable Europe de la défense.

M. Jean-Jacques Bridey, rapporteur. Qu’en est-il du côté des industriels ?

M. Patrick Boissier. Dans tous les secteurs, les entreprises fusionnent et se concentrent en raison de l’existence de leviers comme les effets de série, la nécessité d’amortir les coûts de développement, de conquérir de nouveaux marchés, la volonté d’acquérir des marques… Ces leviers naturels ne jouent pas pour l’industrie navale qui ne compte pas de grands groupes internationaux. De plus, chaque nation est soucieuse de préserver l’indépendance d’une industrie qui fabrique des outils de souveraineté. Or nous ne créerons le secteur naval de défense européen que s’il y a conjonction d’une volonté industrielle et d’une impulsion politique.

M. Jean Launay, rapporteur. Qu’en est-il des éventuels rapports avec la Pologne ?

M. Patrick Boissier. Aucun programme de coopération n’est en cours avec la Pologne. Ce pays n’a pas de grand projet de construction de navire, mais nous sommes prêts à participer au programme de sous-marins en cours. Cela dit, il s’agira plutôt d’une relation avec un marché à l’exportation que d’une réelle coopération.

M. Jean Launay, rapporteur. Peut-être une relation de collaboration permettrait-elle de se positionner par rapport à un marché dont nous avons du mal à saisir le fonctionnement ?

M. Patrick Boissier. Nous avons fait cette proposition.

M. Bruno Rémond, conseiller maître à la Cour des comptes. Paradoxalement, votre mission commence par l’étude d’un programme qui en réalité est purement national.

L’idée du programme FREMM date du début des années 1990. L’amiral Louzeau, qui était alors chef d’état-major de la marine, avait imaginé la construction d’une frégate multimissions, mais ce projet trop coûteux n’avait pas vu le jour, supplanté par la production des frégates de classe Lafayette.

La question s’est de nouveau posée avec le programme Horizon qui, à ses débuts, réunissait le Royaume-Uni, l’Italie et la France. Après le retrait de Londres, le programme de quatre frégates avait dû être divisé par deux. Le même schéma s’est reproduit pour le programme FREMM, commencé en partenariat tripartite devenu bilatéral après la défection des Britanniques. La configuration à deux n’est pas la plus propice à une coopération internationale, car elle facilite les revendications en termes de spécificités et de retour industriel de la part des parties prenantes – qu’il s’agisse des politiques, des industriels ou des militaires des deux pays concernés.

Par ailleurs, le programme FREMM a été lancé sans que son financement soit prévu à une époque où l’on enregistrait une diminution singulière des crédits d’équipement du ministère de la défense. Il était inscrit dans la loi de programmation militaire sans qu’aucun crédit ne lui soit affecté. Il a donc été confronté à toutes les difficultés que peut rencontrer un programme d’armement national ou international.

En tout état de cause, les propos de M. Boissier l’ont montré, ce programme n’est que facticement international. Il n’a d’ailleurs été géré par l’OCCAR que dans une seconde phase. Un mémorandum d’entente a même été signé entre la France et l’Italie avant que le programme ne soit « occarisé ». Aujourd’hui l’OCCAR comporte six États. L’un de ses bureaux – il en compte autant qu’il traite de programmes en coopération – gère le projet FREMM. Ce projet n’a quasiment aucune des caractéristiques des programmes internationaux. De tels programmes doivent permettre de construire un produit unique afin de faire des économies sur les coûts de conception et de développement, et entraîner une baisse du coût par effet de série. Ils doivent aussi permettre d’en finir avec la demande de chaque partenaire d’un retour industriel à proportion de son engagement financier qui freine la diminution des coûts de production. J’ajoute que la communautarisation des matériels doit aussi avoir un bénéfice en termes tactique et stratégique – elle diminue les frais de MCO.

Aucun de ces éléments ne se retrouve dans le programme FREMM, pas plus d’ailleurs que dans de nombreux autres.

M. Patrick Boissier. Il est certain que nous n’avons pas affaire à un véritable programme en coopération.

Quatre facteurs expliquent le glissement du coût moyen d’une frégate FREMM : la réduction du nombre de navires à construire ; la suppression de la version AVT remplacée par la version FREDA plus onéreuse ; l’allongement de sept à dix mois du délai entre deux livraisons, et l’évolution des spécifications. La réduction du programme et son étalement ne sont donc pas, comme on l’entend dire, des conséquences inévitables de la dérive des coûts ; ils en sont les causes.

M. François Cornut-Gentille, rapporteur. Vous n’avez guère évoqué le rôle de la DGA. Selon vous, au-delà du cas du programme FREMM, est-elle en mesure de s’adapter au travail sur des programmes en réelle coopération ? Qu’attendez-vous d’elle dans ce cadre ?

M. Patrick Boissier. Pour ma part, je ne vois pas de réelle différence entre l’intervention de la DGA dans un programme national et dans un programme en coopération puisqu’il n’existe pas aujourd’hui de véritable programme en coopération.

Le projet commun de porte-avions franco-britannique illustre la nocivité de l’idée de juste retour. Alors que les Britanniques souhaitaient construire deux porte-avions, et les Français un porte-avion supplémentaire, des consultations communes aboutirent au projet de construction d’un monstre qui a finalement avorté. Si nous avions mis en commun ce que les deux pays savent faire le mieux, les trois porte-avions en question seraient déjà en service, et le coût total aurait été inférieur à ce que les Britanniques paieront pour deux unités qui ne seront pas en service avant dix ans.

M. Alain Claeys, président. Nous vous remercions pour vos explications.