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Commission des Finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

Mission d’évaluation et de contrôle

Mercredi 9 mars 2016

Séance de 18 heures 15

Compte rendu n° 17

Présidence de M. Nicolas Sansu, rapporteur

La transparence et la gestion de la dette publique

– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant M. Franck Motte, responsable Eurorates HSBC ; M. Raoul Salomon, responsable des activités de marché pour Barclays en France ; M. Philippe Le Perchec, directeur d’exploitation Barclays CIB, M. Christophe Jobert, responsable des activités global market en France pour BNPP, M. Amaury D’Orsay, responsable mondial du trading de taux au sein de la Société Générale, M. Thomas Spitz, responsable du trading au Crédit Agricole

M. Nicolas Sansu, président. Messieurs, merci d’avoir répondu à notre invitation. En tant que spécialistes en valeur du Trésor (SVT), vos établissements un rôle très important auprès de l’Agence France Trésor (AFT) en matière de conseil et d’assistance. Vous avez en particulier la responsabilité de participer aux adjudications, de placer les valeurs du trésor et d’assurer la liquidité du marché secondaire. Nous avons donc souhaité vous entendre pour aborder avec vous toutes ces questions.

M. Franck Motte, responsable Eurorates HSBC. Merci de votre invitation. Pour ma part, je travaille depuis trente ans dans les activités de taux, je suis presque né avec la dette et je connais bien les SVT.

Je représente aujourd’hui la banque HSBC France, issue du rachat par
HSBC du Crédit commercial de France (CCF). En 2000, il a été décidé de conserver les activités de taux en euro à Paris, et l’ensemble du dispositif de la plateforme euro rates pour HSBC, soit vingt-cinq traders, y est installé.

Nous sommes primary dealers – ou SVT – pour l’ensemble des marchés de dette de la zone euro. Nous faisons partie des rares établissements ayant ce rôle auprès de tous les pays de la zone euro, et notre force de distribution est constituée de commerciaux répartis partout dans le monde : en Asie – notre établissement principal est à Hong Kong – à Londres et en Europe.

C‘est pour nous une activité importante, tout comme l’est notre relation avec l’AFT. Nous avons toujours considéré le Trésor français comme un précurseur. C’est probablement l’une des équipes les mieux organisées de toutes celles qu’il nous est donné de côtoyer, toujours très innovante et proche des besoins des clients.

Il s’agit d’un marché de gros : l’essentiel de nos clients gère de l’argent pour le compte d’autrui, notamment des fonds de pension ou des caisses de retraite. Mon expérience au sein de différents établissements m’a enseigné qu’il est essentiel de placer cette dette auprès d’une clientèle qui, dans sa grande majorité, est non-résidente. Rappelons que 63 % de la dette est aujourd’hui détenue à l’étranger, même si les choses sont en train de changer. En 2015, la dette se place beaucoup en zone euro, notamment auprès de la Banque centrale européenne (BCE). Près de 70 % des achats nets de dette française ont été réalisés par des entités publiques : banques centrales ou entités gérant de l’argent pour le compte d’États.

M. Raoul Salomon, responsable des activités de marché pour Barclays en France. Je participe au club des SVT dans de grands établissements depuis vingt-cinq ans, tout d’abord au sein de la Caisse des dépôts, et aujourd’hui au sein de la Barclays, banque anglaise qui fait partie des SVT depuis 1998. L’essentiel de nos activités de trading se situe à Londres et à New York, et notre force de vente est répartie dans presque toutes les grandes places financières, dont Paris.

Il est absolument essentiel d’être SVT de l’État français car la France a une tradition de modernité. Elle a été la première à émettre une obligation d’État à trente ans dans ce qui allait devenir la zone euro ; la première à émettre une obligation démembrée, ou STRIPS (Separate Trading of Registered Interest and Principal of Securities) ; la première à proposer des obligations indexées sur l’inflation. Chaque fois, la France a été moteur de l’innovation financière, c’est pourquoi le fait d’être SVT est un signal très fort : cela nous aide à investir d’autres marchés. Cela montre aussi à nos clients que nous sommes une maison très forte sur le fixed income, c’est-à-dire les investissements permettant d’obtenir des revenus fixes, comme les obligations. Il est donc pour nous extrêmement important d’avoir des relations très proches avec l’Agence France Trésor.

M. Motte notait que les deux tiers de la dette française sont détenus à l’étranger. Cela ne doit pas nous étonner : un pays qui connaît un déficit courant doit importer de l’épargne, il faut aller la chercher à l’étranger car si nous demandions à des investisseurs français d’acheter cette dette, cela produirait un effet d’éviction non négligeable sur d’autres placements.

Par conséquent, il est essentiel de couvrir tout type d’investisseur. M. Motte expliquait que nous étions des grossistes : il faut à tout moment pouvoir couvrir des banques japonaises, des assureurs japonais, des banques centrales, des hedge funds ou des gestionnaires d’actifs anglais, car ces investisseurs peuvent à tout moment avoir des intérêts divergents. C’est ainsi que nous pouvons placer la dette française de la meilleure façon.

L’État français a une dette importante, et le secteur public est également un important émetteur de dette. Le fait d’être proche du Trésor nous aide dans nos relations avec ces agences émettrices de dette.

M. Philippe Le Perchec, directeur d’exploitation Barclays CIB. Je suis directeur administratif et financier chez Barclays, je ne travaille donc pas directement sur les marchés, mais je suis responsable de l’établissement. À ce titre, j’ai la charge du back office et du contrôle de nos opérations. Si vous avez des questions sur ces sujets, je suis prêt à vous répondre.

M. Christophe Jobert, responsable des activités global market en France pour BNP Paribas. Je suis en charge des activités de marché à BNP Paribas pour trois pays : la France, l’Allemagne et l’Italie. Comme mes collègues, je travaille sur ces marchés depuis trente ans.

La banque BNP Paribas estime que sa responsabilité première est de financer l’économie. Elle a donc organisé ses activités de marché de façon à assurer le financement des grands acteurs économiques qui ont la capacité d’intervenir sur les marchés de capitaux. Autrement dit, BNP Paribas finance l’économie sous la forme intermédiée des prêts bancaires et sous la forme désintermédiée des émissions obligataires.

De ce point de vue, le statut de SVT, qui consiste principalement à organiser les émissions obligataires de l’État, correspond au rôle que BNP Paribas entend jouer dans les circuits de financement de l’économie, et en particulier sur les marchés de capitaux. Comme HSBC, BNP Paribas a le statut de SVT auprès de vingt-quatre trésors dans le monde : principalement ceux de la zone euro, mais également les États-Unis, le Japon, la Chine et l’Australie. En tant que première banque commerciale française, nous estimons avoir une responsabilité particulière à l’égard du Trésor français, et c’est la raison pour laquelle nous sommes le premier SVT depuis 2005.

BNP Paribas s’est hissé au rang de premier arrangeur d’émissions obligataires en euros au niveau mondial, en incluant les obligations émises par les entreprises. Nous jouons donc également auprès des entreprises le rôle de premier plan que nous avons auprès de l’État. C’est une chance que les grandes entreprises et le Trésor puissent s’appuyer sur une banque française pour les accompagner sur les marchés obligataires, en leur assurant les meilleures conditions d’accès.

Être premier SVT nous positionne comme le meilleur spécialiste en valeurs du trésor, et donc comme une contrepartie de premier choix auprès de tous les investisseurs internationaux.

M. Amaury D’Orsay, responsable mondial du trading de taux au sein de la Société Générale. Je travaille sur les activités de taux au sein de la Société Générale depuis vingt ans. Nos activités sont réparties dans le monde entier, notre présence est très forte sur la place parisienne, où deux cents personnes travaillent sur les activités de dette et de dérivés de taux.

Il est également très important pour nous d’être très bien classé parmi les SVT. Comme le disait M. Jobert, le marché de la dette et des taux en euros est essentiel, l’État français est un grand émetteur et nous avons une activité très importante de placement et de conseil sur les dettes des États européens, mais aussi des entreprises européennes et des institutions financières. Il est aussi crucial d’être SVT car le marché des dettes d’État est important pour nos investisseurs et représente une forte activité de conseil.

M. Thomas Spitz, responsable du trading au Crédit Agricole. Au sein de Crédit Agricole CIB, nous avons une forte activité de taux d’intérêt, notamment la négociation des dettes d’État. L’une des spécificités du Crédit Agricole étant de travailler principalement sur le fixed income, nous avons très peu d’activité sur les actions ou les dérivés d'action. Depuis cinq ou six ans, le groupe se concentre sur le financement de la dette par de la dette privée ou de la dette publique, de la dette intermédiée ou désintermédiée.

Notre organisation est assez similaire à celle de nos homologues : nos principales zones d’activité sont la France et l’Angleterre pour la zone européenne, et nous sommes également présents aux États-Unis et en Asie, par des établissements plus tournées vers la distribution. Nous sommes également SVT historiques de nombreux États, dont la France.

Les SVT jouent trois grands rôles vis-à-vis des dettes d’État.

Il s’agit tout d’abord de la souscription lors des adjudications, au cours desquelles les SVT ont la responsabilité d’acheter la dette pour la redistribuer ensuite.

Ensuite, nous devons être capables de garantir à tout moment la liquidité de cette dette. Nous nous engageons donc à acheter à tout moment de la dette aux investisseurs qui voudraient en vendre, et à en fournir à ceux qui voudraient en acheter. C’est un rôle très important, car la capacité du marché secondaire à fonctionner de manière liquide joue un grand rôle dans la confiance que les investisseurs vont avoir dans une dette. Cela permet de réduire la prime de liquidité liée à cette dette, puisqu’un investisseur sait qu’il pourra en sortir en cas de besoin. Dans ce contexte, la capacité à distribuer cette dette partout dans le monde permet de savoir quel type d’investisseur souhaite acheter ou vendre, et à quel moment.

Notre troisième rôle est de conseiller l’AFT sur le type d’émissions ou de produits qui, à un moment déterminé, seront plus intéressants pour les investisseurs et lui permettront donc d’émettre de façon moins onéreuse : obligations à trente ans, dette indexée sur l’inflation, etc. Nous permettons également à l’AFT de se faire connaître dans le monde, avec des présentations au cours desquelles nous allons expliquer à des investisseurs les stratégies du Gouvernement et de l’AFT sur la dette et les types d’émissions qui sont envisagées. Cela permet également de mesurer l’appétit des différents investisseurs à l’égard de la dette française.

M. Charles de Courson. D’après votre connaissance de ce marché, qui détient la dette de l’État, et quelle part en est détenue par la Banque centrale européenne ?

Par ailleurs, quelle appréciation portez-vous de la situation actuelle ? L’apparition de taux négatifs vous semble-t-elle normale, et quels sont vos pronostics sur l’évolution de ces taux ?

Enfin, quelle appréciation portez-vous sur la gestion par l’AFT de la dette publique française ?

M. Jean-Pierre Gorges. Vous êtes dans le monde de la banque, face à un pays qui accumule de la dette depuis quarante ans et qui se trouve en fait dans l’incapacité de la rembourser. Quelle est votre position à cet égard ? Considérez-vous cette situation comme une aubaine, puisque vous allez continuer à aider un pays en déficit structurel dont la dette augmente ? Comment arrivez-vous à convaincre le marché que cette dette est un bon placement, alors que du point de vue politique, personne n’a encore proposé de solution pour sortir de cet endettement durable ?

M. Charles de Courson. Peut-on finir comme la Grèce ?

M. Nicolas Sansu, président. Sommes-nous en mesure de connaître les véritables détenteurs de la dette ?

C’est pour nous une question importante, nous avons l’impression d’être confrontés à une boîte noire. C’est pour cela que la question de la renationalisation de la dette française se pose avec insistance. En quelque sorte, la BCE a emprunté ce chemin en instaurant une sorte de plancher du trésor européen, puisque vos banques sont obligées de détenir une part de dette des États européens.

Comment pensez-vous que l’on puisse assurer qu’il n’y aura pas de défaut ?

M. Jean-Claude Buisine. Dans cette période de déflation, les banques ont tendance à se montrer très prudentes. Quelle incidence cette prudence peut-elle avoir sur la dette publique ?

M. Raoul Salomon. Sur la question des détenteurs de la dette, il faut savoir qu’il est extrêmement compliqué de faire des statistiques de patrimoine. L’INSEE fait maintenant ces statistiques, mais connaître les stocks est très complexe. Ce que nous pouvons connaître, ce sont les données de flux, car la balance des paiements nous y aide.

Un seul pays fait vraiment un effort pour chercher à savoir qui sont les détenteurs finaux de sa dette, ce sont les États-Unis, qui publient les « TIC data » (Treasury International Capital). Mais en y regardant de près, nous constatons des situations extrêmement étranges. Ainsi, le quatrième ou cinquième pays détenteur de dette des États-Unis serait la Belgique, ce qui est difficile à croire. Cela s’explique par le fait que la banque Euroclear a son siège en Belgique. Lorsque l’on détient de la dette, il est nécessaire d’avoir un dépositaire. Ainsi, la Banque de France est dépositaire d’un certain nombre d’autres banques centrales. Mais certains investisseurs ont besoin d’un dépositaire qui ne se trouvera pas dans leur pays, et préfèrent alors s’adresser à des établissements dont c’est la spécialité. Il y a ainsi quelques grands dépositaires, Euroclear est l’un d’eux.

Si l’on étudie les statistiques américaines, on retrouve les pays où se trouvent ces dépositaires. On trouve ainsi de nombreux dépositaires dans les îles des Caraïbes, mais on se doute bien que l’argent ne vient pas de là. Le biais statistique peut dont être gigantesque.

En fait, il faudrait demander aux investisseurs d’où vient l’argent qu’ils placent, et ils n’ont pas nécessairement envie de le dire. Il est évident que certains ont quelque chose à cacher, mais lors de la crise des dettes souveraines, nous avons aussi connu des investisseurs qui n’étaient pas très fiers d’avoir investi dans la dette grecque ou espagnole, et qui ne préféraient pas trop en parler. De façon générale, on préfère parler des investissements gagnants que perdants, et ce n’est pas propre aux investisseurs institutionnels.

Ainsi, tous les SVT fournissent tous les mois au Trésor des statistiques harmonisées de flux, indiquant par pays et par type d’investisseur ceux avec qui nous avons traité. Une des entrées est « banque centrale », et comme il n’y en a qu’une par pays, on peut évidemment voir ce que fait l’investisseur. Un certain nombre de banques centrales nous ont fait savoir qu’elles n’appréciaient pas que nous fournissions autant de détails, elles n’avaient pas envie que tous leurs investissements soient rendus publics de la sorte. Elles nous ont donc demandé de présenter les données en additionnant plusieurs pays, de façon à ce que les flux ne soient pas visibles par tout le monde.

Il ne faut pas sous-estimer le fait que certains n’ont pas envie de faire savoir quand ils achètent ou vendent. Ceci ajouté au fait que les investisseurs sont obligés d’avoir des dépositaires hors de leurs frontières, cela rend la collecte de ces données extrêmement compliquée.

C’est ainsi qu’en lisant les statistiques des États-Unis, on trouve des données extrêmement surprenantes sur les Suisses, les Belges ou les îles des Caraïbes, mais tout le monde sait bien que ce ne sont pas dans ces États que se trouvent les vrais détenteurs de la dette américaine. Il est extrêmement compliqué de disposer de statistiques sur les données de stock.

M. Christophe Jobert. La BCE achète près de 9 milliards d’euros d’emprunts d’État français chaque mois. Nous en sommes à près de 100 milliards depuis le début du programme, et nous atteindrons 185 milliards en fin d’année prochaine, ce qui représentera 12 % de l’encours de 1 500 milliards d’euros. On peut donc dire que 12 % du stock sera détenu par la BCE.

Par ailleurs, sur les 30 % de la dette détenus en France, on peut considérer sans risque d’erreur que 20 % sont placés dans l’assurance-vie, et les 10 % restants sont détenus par des banques françaises, notamment pour constituer des réserves de liquidités qui leur permettent de couvrir les décaissements à court terme.

Parmi les détenteurs de la dette, nous allons ensuite trouver les banques centrales autres que la BCE. On peut estimer le stock auprès de ces banques centrales à 25 % de la part détenue par les non-résidents, l’Asie en représentant une part importante. Il s’agit de banques centrales qui investissent leurs réserves de change dans des emprunts d’État. Ce sont des investisseurs stables, qui représentent une part importante des détenteurs de la dette française.

On trouve ensuite des banques du monde entier, beaucoup de fonds de pension, et des grands gestionnaires de fonds. Il est très difficile d’identifier précisément leur répartition géographique pour les raisons données par M. Salomon. Il faut garder en tête que cette dette est négociable à tout moment, l’une de nos obligations en tant que SVT est justement d’assurer la liquidité de cette dette à tout moment : 15 milliards d’euros de dette française s’échangent tous les jours, 10 milliards d’obligations à moyen ou long terme, et 5 milliards d’emprunts à court terme.

M. Charles de Courson. Il nous est toujours dit qu’il n’est pas possible de savoir dans le détail ce qui se passe sur le marché secondaire.

M. Franck Motte. Les SVT produisent tous les mois, ligne à ligne, les opérations réalisées avec les investisseurs. Nous donnons donc à l’AFT des données d’achat net. Mais on ne sait pas si les acheteurs réinvestissent, on ne connaît pas le stock détenu, et on ne peut pas imaginer créer une base de données des détenteurs si ce n’est pas fait au niveau mondial. Si la France annonce demain qu’elle veut savoir qui détient quoi, les investisseurs se tourneront vers les obligations d’autres États.

M. Nicolas Sansu, président. Pourquoi ? Il n’y a rien de mal à détenir de la dette.

M. Franck Motte. Non, mais à certains moments, nous avons constaté des flux très importants. Récemment, il y a eu des réapatriations massives de devises, c’est-à-dire que les banques centrales ont eu besoin des réserves de change qu’elles avaient investies pour réagir et insuffler de la liquidité dans leur propre marché. Nous les avons alors vues vendre des titres qui étaient en taux négatifs pour racheter un peu plus loin dans la courbe. Elles ont récupéré de l’argent frais pour le réinvestir dans leurs économies.

Il est de notoriété publique, par exemple, que nos amis chinois qui avaient 4 500 milliards de réserve n’en ont plus que 3 200 milliards. Ils ont donc réalisé ce type d’opérations sur le dollar comme sur l’euro, vis-à-vis de la France comme de l’Allemagne.

M. Charles de Courson. Sait-on combien détiennent les Chinois en bons du Trésor ? Beaucoup de bruits ont circulé.

M. Franck Motte. Absolument pas. Ils ont réduit leurs réserves de change au prorata de ce qu’ils détenaient. Cela signifie qu’ils ont vendu des dollars, de la livre sterling, du yen et de l’euro. Et parmi ce qu’ils ont vendu en euro, ils ont vendu des obligations allemandes et françaises, probablement aussi des obligations italiennes, au prorata de ce qu’ils détenaient.

M. Charles de Courson. Quelle analyse faites-vous de l’augmentation de la part de la dette détenue par la Banque centrale européenne ? Que signifie la politique de quantitative easing, par laquelle on inonde de liquidités pour racheter sur le marché secondaire le lendemain de l’émission ?

M. Thomas Spitz. Tout d’abord, les systèmes de quantitative easing ne sont plus très nouveaux, puisque les États-Unis et le Japon l’ont déjà fait. Contrairement à ce qui se passe au Japon, en Europe, et notamment en France, les interventions des banques centrales nationales sur les titres ne se font pas au lendemain de l’émission. L’intervention de la Banque de France sur les OAT se fait quotidiennement, sur de petits montants. On ne voit pas l’AFT émettre un jour pour que les banques centrales rachètent le lendemain. C’est une intervention régulière sur l’ensemble de la courbe de taux d’intérêt, de manière homogène. On n’assiste pas à ce mécanisme par lequel on rachète d’une main ce que l’on émet de l’autre.

La volonté annoncée de la politique de quantitative easing est de racheter la dette sur le marché secondaire, à un certain nombre d’investisseurs qui vont voir un intérêt à la vendre, et libérer du même coup leur capacité à investir dans d’autres actifs, que la BCE considère plus productifs pour l’économie. L’intention de la BCE est donc de relancer l’économie en rachetant de la dette d’État qui n’alimente pas directement l’économie privée, afin d’inciter les investisseurs à acheter de la dette obligataire privée ou à investir dans des actions. C’est le principe de base de l’action de la BCE.

La politique de quantitative easing permet aussi de ramener les taux d’intérêt des différents pays européens à des niveaux que la BCE estime plus appropriés à leurs taux de croissance respectifs, pour faire converger les différents taux d’intérêt, en réaction à la situation que nous avons connue pendant la crise européenne. Ce sont les deux grands mécanismes que la BCE a définis, et qu’elle met en œuvre par l’intermédiaire des banques centrales nationales.

M. Amaury D’Orsay. Il est vrai que les rachats sur le marché secondaire des titres émis sur le marché primaire par la BCE sont réguliers. Et ils ne se concentrent pas du tout sur les dernières émissions, mais portent sur l’ensemble de la courbe des taux et concernent aussi des émissions qui ont été réalisées il y a plus de cinq ou dix ans, par exemple sur les anciens bons à trente ans.

Ces rachats peuvent éventuellement poser des problèmes de liquidité sur ces anciennes émissions, mais ils permettent de ne pas casser le lien entre les États et les investisseurs en maintenant un certain dynamisme sur la dette primaire.

S’agissant ensuite de la politique dont l’objet est d’orienter les opérateurs vers des actifs plus risqués, un effet de change est aussi recherché. Dans les différentes politiques monétaires mises en place, cet effet de change a permis de faire baisser l’euro.

M. Jean-Pierre Gorges. Êtes-vous en contact avec les agences de notation ? Que penser d’un pays, comme la France, qui émet de la dette sans discontinuer ?

M. Nicolas Sansu, président. Une chose semble étrange : comment est-il possible d’accepter des taux d’intérêt négatifs ?

M. Raoul Salomon. Il est vrai qu’en première approche, l’idée de taux d’intérêt négatifs est extrêmement perturbante. Lorsque j’ai commencé à travailler sur les marchés financiers, le taux des bons du trésor à intérêts annuels (BTAN) à deux ans se situait autour de 7,5 %. Évidemment, je n’imaginais pas des taux d’intérêt négatifs. Mais il faut prendre en compte un élément de comparaison : à l’époque, le taux au jour le jour de la Banque de France était beaucoup plus élevé. Aujourd’hui, si l’on place son argent auprès de la BCE, le taux est très négatif, cela va donc coûter beaucoup. Si l’on peut placer cet argent de façon moins coûteuse, c’est quand même intéressant, même si c’est à taux négatif. Si demain la BCE baisse encore ses taux, il y a de fortes chances qu’ils y aient encore des investissements à des taux négatifs, bien que cela semble un non-sens, car ce sera toujours mieux que de placer son argent à la BCE.

Toutefois, beaucoup d’investisseurs n’achètent pas de taux d’intérêt négatifs. Par exemple, au cours des quatre dernières années, les assureurs français ont acheté très peu d’OAT, ils ont surtout acheté des obligations d’entreprises. Cela peut évidemment tenir au fait qu’ils anticipent un redémarrage de l’économie, mais surtout, au fait que les taux offerts sont nettement supérieurs.

Il y a un effet d’optique très fort. Nous avons tous connu des écarts de taux importants entre la France et l’Allemagne. Mais aujourd’hui, si le taux de l’Allemagne est de 0,3 et celui de la France de 0,6, nous passons du simple au double. Chaque fin d’année, les performances des différents investisseurs sont comparées. Si dans l’absolu, un taux de 0,6 n’est pas très élevé, il reste qu’il est le double de 0,3. En termes de performance, cela signifie que vous faites deux fois mieux. Ces taux négatifs vont donc créer une illusion d’optique qui compresse tous les écarts de taux.

Nous observons aussi que beaucoup de gens ont commencé à investir dans des obligations émergentes ou des obligations à haut rendement, ce qui pourra d’ailleurs provoquer un problème un jour.

M. Christophe Jobert. Sans entrer dans la technique financière, il est important de distinguer un emprunt qui porte un coupon négatif d'un emprunt qui offre un rendement obligataire négatif. Prenons un exemple simple : si vous achetez une obligation à 101, dont le coupon est à zéro, et qu’elle est remboursée à 100, son rendement obligataire sera négatif sans que son coupon soit négatif. Or la demande est telle pour certaines obligations que leur prix monte considérablement, à tel point que leur rendement obligataire devient négatif. C’est une nuance importante.

Pourquoi existe-t-il une telle demande ? Les opérations de quantitative easing y contribuent de manière importante : le Gouvernement français émet 180 milliards ; si la BCE en achète 100 milliards, auxquels s’ajoutent la demande des banques commerciales et celle des investisseurs qui préfèrent acheter un actif réputé, de qualité et liquide, comme l’est la dette française, nous aboutissons à une situation dans laquelle la demande excède l’offre.

M. Spitz a soulevé un point très important : l’effet quantitative easing fait baisser le coût de l’emprunt pour tous les émetteurs : pour l’État, mais également pour toutes les entreprises. De ce point de vue, c’est une bonne chose. En second lieu, il favorise un transfert de l’épargne depuis les obligations d’État qui ne rapportent plus rien, vers les obligations d’entreprises. Gardons à l’esprit qu’en 2015, les entreprises françaises dans leur ensemble ont émis pour 60 milliards d’euros d’obligations. Les institutions financières – banques et assurances — 60 milliards également. S’y ajoutent les émissions des agences d’État telles que la CADES (Caisse d’amortissement de la dette sociale), l’Unedic, l’AFD (Agence française de développement), pour 40 milliards. Au total, ce sont donc 160 milliards qui sont émis, à rapporter aux 185 milliards de l’État. Les 100 milliards pris par la BCE orientent autant d’épargne vers d’autres émetteurs, notamment les entreprises françaises. C’est un effet très important qui est recherché par les banques centrales.

Enfin, comme l’a mentionné M. D’Orsay, un effet change est également recherché : cette politique a eu pour effet de faire baisser l’euro, ce qui est favorable à l’économie européenne.

M. Franck Motte. Toutefois, nous pouvons rejoindre vos inquiétudes car nous sommes en train de créer un précédent. Aujourd’hui, pour acheter un actif sans risque, les investisseurs sont prêts à dépenser pour être sûrs d’être remboursés. Cela veut dire que tous ceux qui achètent d’autres types d’actifs, en pensant que c’est sans risque, sont orientés vers des placements plus risqués. Ce n’est pas une situation propre à l’Europe, mais nous sommes probablement en train de pousser l’épargne vers des placements plus risqués, et sans doute de mettre un peu en danger nos systèmes d’assurance-vie.

M. Jean-Pierre Gorges. Vous qualifiez de placement sans risque la dette d’un État qui n’arrive pas à rembourser ? Depuis quinze ans que je siège à la commission des finances, on voit la dette progresser sans interruption.

M. Franck Motte. Il y a trente ans, l’État français émettait 500 millions de francs par mois. Aujourd’hui, nous ne sommes pas loin de 18 milliards d’euros.

M. Raoul Salomon. Il faut prendre en compte que le PIB a beaucoup augmenté pendant cette période. Ce qui est important, c’est l’évolution du ratio dette/PIB. Il y a deux façons de régler ce problème : la première est de faire des surplus budgétaires, la seconde est d’avoir un taux de croissance supérieur au taux d’intérêt apparent sur la dette. La Belgique a très bien réussi de cette façon dans les années quatre-vingt-dix. La France également a connu des périodes où sa croissance était supérieure au taux d’intérêt apparent sur sa dette.

Évidemment, nous ne vivons pas les meilleures conditions économiques en ce moment, mais les gens ont confiance dans la croissance potentielle de la France, ne serait-ce qu’en raison de sa démographie. Il faut faire des efforts de maîtrise budgétaire, mais dès lors que le taux de croissance repasse au-dessus du taux apparent sur la dette, l’évolution est très rapide. Cela peut paraître abscons, mais la Belgique et beaucoup d’autres pays ont réussi à le faire. Il faut réussir à s’endetter à des taux très bas, et trouver la croissance potentielle.

M. Jean-Claude Buisine. Le fait d’avoir des taux négatifs ne constitue-t-il pas une autre forme de risque ? Comment envisagez-vous l’évolution de la situation dans les années à venir ?

M. Christophe Jobert. Pour en revenir à la question précédente, il faut avoir une approche relative. Tous les États, aujourd’hui, sont endettés, voire surendettés, ce n’est pas un cas particulier à la France. Ce que le comportement des marchés nous enseigne, c’est qu’aujourd’hui, la France émet une dette considérée comme un actif de qualité, le plus recherché après la dette de l’Allemagne. On estime qu’il est préférable d’avoir de la dette française que de la dette espagnole, de la dette italienne, ou tous les autres emprunts d’État qui circulent sur le marché.

M. Charles de Courson. Ça, c’est la théorie du pire : nous sommes moins pires que nos voisins. Les épargnants préfèrent choisir le moindre des maux, mais combien de temps cela peut-il durer ? Vous qui travaillez sur les marchés, vous ne pensez jamais qu’une crise peut survenir.

M. Raoul Salomon. Nous y pensons tout le temps au contraire !

M. Charles de Courson. Vous y pensez tout le temps, mais vous estimez qu’elle ne se réalisera jamais. Aucun d’entre vous n’avait prévu la crise de 2008. Le problème est que bien souvent, il arrive ce que personne n’a prévu. À quel moment se situe le point de rupture ?

Vous parlez de la croissance potentielle, partagez-vous l’avis exprimé dans l’ouvrage de Patrick Artus selon lequel la croissance potentielle française se situe entre 0,8 % et 1 % ?

M. Jean-Pierre Gorges. Vous parlez de la relation entre le PIB et le déficit. Mais la caractéristique essentielle d’une dette, c’est la capacité du débiteur à la rembourser. Si l’on s’endette pour construire des aéroports, des autoroutes, ce sont des investissements productifs qui auront un effet sur la croissance. Mais une dette de fonctionnement ne pourra jamais être remboursée.

Dans le calcul du PIB, on additionne ce que font les pompiers ou les gens qui passent leur temps dans le train sans rien produire : on additionne des choux et des carottes. Quelqu’un travaillant derrière un ordinateur à la puissance de calcul énorme produit beaucoup pour un petit salaire, tandis que des personnes qui font des choses inutiles vont compter autant. L’un augmente le déficit, l’autre crée une croissance réelle.

Il n’y a pas d’effet d’ordre : on ne peut pas comparer le PIB de 1980 avec le PIB actuel.

M. Charles de Courson. Au sein du déficit, il faut distinguer ce qui relève des investissements et ce qui relève du fonctionnement. Nous avons près de 52 ou 53 milliards d’euros de déficit de fonctionnement. Le déficit de la France est donc massivement un déficit de fonctionnement, ce n’est pas pour investir que nous accumulons les déficits.

Si la France était une entreprise, vous vous seriez tous sauvés depuis longtemps. Il y a 1 500 milliards de dettes pour 500 milliards d’actifs. L’actif net de l’État est donc de l’ordre de – 1 000 milliards. S’il s’agissait d’une entreprise privée, vous n’achèteriez pas une seule obligation ! Pourquoi, alors que l’État français accumule de la dette et que son déficit est essentiellement un déficit de fonctionnement, continuez-vous à considérer qu’il s’agit d’un bon placement ?

M. Jean-Pierre Gorges. Nous avons auditionné deux agences de notation, et elles ont répondu différemment lorsque nous leur avons demandé si, pour donner une note à la France, elles intégraient les actifs financiers des Français. L’une a répondu qu’elle n’en tenait pas compte, mais l’autre a répondu qu’elle intégrait évidemment cette donnée.

À un moment donné, si les choses ne fonctionnent plus, on ira chercher dans les actifs financiers des Français, comme cela s’est passé à Chypre. Une partie des actifs financiers des Français peut être saisie assez simplement, par la réquisition ou par l’impôt.

M. Nicolas Sansu, président. Il suffit de revenir à un droit sur les successions normal, et les choses se feront naturellement !

M. Christophe Jobert. Nous ne sommes pas en train de dire qu’il est bon que la dette de l’État représente 100 % du PIB. Notre rôle est de distribuer cette dette, et nous constatons aujourd’hui qu’elle se distribue bien, car elle est considérée comme liquide et que la France reste un pays riche. Aucun investisseur n’a d’inquiétude aujourd’hui sur la capacité de la République française à honorer ses dettes. Cela ne veut pas dire que c’est une bonne chose : en tant que contribuable, je m’inquiète beaucoup.

M. Charles de Courson. Vous nous décrivez la situation du marché. Mais si nous essayons de réfléchir au fond, vous faites l’hypothèse que les contribuables français continueront à payer leurs impôts. Que se passerait-il si les Français, médaillés d’argent des prélèvements obligatoires, se révoltaient et refusaient de payer l’impôt ? L’histoire est pleine de révoltes fiscales. Les banquiers font toujours l’hypothèse que les choses vont suivre leur cours, qu’il n’y aura jamais de rupture.

M. Amaury D’Orsay. C’est un peu vrai, mais ce n’est pas propre aux banquiers, tout le monde fait cette hypothèse : l’État, les banquiers, les marchés. Dans les situations de crise extrêmement tendues, comme nous avons pu en connaître en Grèce et dans certains autres pays européens, l’inquiétude principale portait sur la capacité des peuples européens à accepter les réformes et les difficultés qu’elles entraînaient.

Si l’on étudie la façon dont les marchés ont raisonné face aux problèmes de l’Espagne, il apparaît qu’ils ont commencé à anticiper des problèmes lorsque les partis extrêmes se sont trouvés en position de devenir majoritaires. C’est donc la crise politique qui peut constituer un problème, mais aujourd’hui les investisseurs considèrent que la France n’est pas dans cette situation de rupture.

M. Charles de Courson. Ils sont optimistes !

M. Amaury D’Orsay. Cet optimisme tient au niveau d’épargne et à la capacité d’épargne. Il s’y ajoute un effet banque centrale.

M. Thomas Spitz. Cet effet banque centrale ne doit pas être négligé. Si nous revenons sur l’exemple des États-Unis, nous avons longtemps entendu, suite à la crise des subprimes, les avertissements lancés par les bonds vigilantes qui craignaient que les investisseurs cessent d’acheter la dette américaine.

Cet effet ne s’est pas produit, car un flux de liquidité tel a été mis à la disposition d’investissements – auquel s’ajoute le fait que les banques centrales elles-mêmes achètent énormément de papier – que l’effet offre et demande prend le dessus sur des inquiétudes légitimes de capacité de remboursement. Plusieurs effets s’affrontent. L’un est causé par les achats massifs de la banque centrale et le montant très important de liquidités qui alimentent le marché. On peut légitimement penser que cette action de la banque centrale gomme un certain nombre de facteurs qui apparaîtraient sinon de manière bien plus saillante. D’ailleurs, l’annonce du quantitative easing de la Banque centrale européenne a eu pour effet une baisse automatique des taux d’intérêt, pas parce que les investisseurs ont pensé que l’économie allait mieux, mais parce qu’ils ont pensé que si la Banque centrale européenne achetait ces papiers, ils allaient faire la même chose.

La Banque centrale européenne a néanmoins été la première à dire que son quantitative easing était une opportunité pour les États de mener un certain nombre de réformes, et qu’il n’était pas une solution aux problèmes, mais simplement une façon de gérer une époque transitoire.

M. Amaury D’Orsay. C’est d’ailleurs une cause de frustration pour les économistes, car ils considèrent que c’est le moment pour les États de réformer en profitant de la situation de quantitative easing, pour rééquilibrer leurs finances publiques. Ce qui n’est pas le cas.

M. Thomas Spitz. Les taux d’intérêt bas ne veulent pas forcément dire que les gens considèrent que la qualité d’un État s’est améliorée. Aujourd’hui, tous les taux d’intérêt des dettes d’États européens se situent à des niveaux historiquement faibles, alors que la dette française est nettement moins bien notée qu’il y a dix ans : nous sommes trois crans en deçà de la note maximale.

Le fait que le taux d’intérêt soit bas ne signifie donc pas que la qualité de la signature est meilleure. Par contre, l’inflation est au niveau que nous connaissons, et il existe des effets mécaniques entre les taux réels et l’inflation qui jouent à plein aujourd’hui.

M. Charles de Courson. N’êtes-vous pas inquiets de constater que la politique de quantitative easing de la BCE, dont l’objectif est de faire remonter le taux d’inflation à 2 %, échoue ? Même en intégrant l’effet considérable de la baisse du prix du baril de pétrole, nous n’arrivons pas à faire remonter le taux d’inflation.

Ne pensez-vous pas que cette politique monétaire, qui aboutit à des absurdités économiques telles que des taux d’intérêt négatifs, va changer le comportement des acteurs économiques ?

M. Franck Motte. La réponse est contrastée. La Réserve fédérale américaine a mené ces opérations il y a maintenant cinq ou six ans, avec aujourd’hui un niveau de hausse de prix à la consommation de 2,2 %. On peut considérer que le quantitative easing a aidé. Il existe donc un consensus pour estimer que cette politique fonctionne, mais il faut du temps. La difficulté est d’obtenir ce temps, alors qu’il est beaucoup reproché à la BCE de ne pas en faire assez pour faire remonter l’inflation.

Nous voyons bien qu’il est délicat d’avoir donné pour mandat à une banque centrale de contrôler un taux d’inflation dont on ne contrôle pas énormément de composantes.

M. Raoul Salomon. Si mes souvenirs sont bons, le mandat de la BCE était à l’origine de maintenir le taux d’inflation entre 1 % et 2 %. Depuis, la valeur de 2 % a été gravée dans le marbre, mais je pense que pour la BCE, la situation est satisfaisante si nous restons entre 1 % et 2 %.

M. Christophe Jobert. Certes, l’action de la BCE n’a pas relancé l’inflation, mais elle a évité un choc déflationniste majeur, qui aurait été renforcé par le contre-choc pétrolier. S’il n’y avait pas eu le quantitative easing, le taux d’inflation serait bien plus faible qu’il ne l’est aujourd’hui.

M. Charles de Courson. Qui se souvient que nous avons connu la stabilité des prix en Europe de 1815 à 1914 ? Les modèles postulant qu’il est nécessaire d’avoir de l’inflation pour créer de la croissance ne rendent pas compte de la situation qui prévalait au XIXe siècle.

M. Nicolas Sansu, président. Le président De Larosière, que nous avons auditionné, nous a expliqué qu’il serait possible pour les États de racheter beaucoup plus de dette à taux bas, mais cela risquerait de déstabiliser le marché. Qu’en pensez-vous ? Cela contribuerait à réinternaliser la dette. Et dans ce cas, faut-il un Trésor européen, ou tout du moins réfléchir à un circuit du Trésor européen ?

M. Franck Motte. Nous avons l’exemple du Japon : s’ils vont au terme du projet qu’ils ont annoncé, ils auront racheté environ 100 % de leur dette en 2017 ou 2018. On peut dès lors s’interroger sur l’intérêt à garder l’actif et le passif. On entre dans un domaine où la monnaie ne veut plus dire grand-chose.

M. Jean-Pierre Gorges. Aujourd’hui, de nombreux sujets tels que le numérique ou le nucléaire justifieraient des investissements de l’État, dans des ordres de grandeur bien supérieurs aux 30 milliards du grand emprunt. Si nous souhaitions lancer un programme d’investissement de l’ordre de 200 milliards sur dix ans, pourrions-nous nous fournir facilement sur le marché ? Malgré une dette de 1 700 milliards, serait-il facile de se lancer dans ce type d’opération ?

M. Amaury D’Orsay. Il y a plusieurs éléments de réponse.

Techniquement, c’est faisable, mais comment le marché réagirait-il ? Tout dépend du discours qui sera tenu. S’il n’y a pas d’annonce de véritable réforme permettant de réduire les coûts, ce sera difficile. Si c’est associé à une réforme du coût de fonctionnement de l’État, et que ces emprunts ont pour objet de financer des investissements, je pense que cela pourrait être vu positivement par les marchés. L’effet serait positif sur la perception qu’ont les marchés de la dette française et de l’économie du pays en général.

C’est ce que le marché attendait il y a un an : un peu plus de volontarisme économique. C’est ce qui frustre actuellement les opérateurs économiques : cette situation de quantitative easing peut être une aubaine si l’on réforme et l’on investit.

M. Raoul Salomon. Il serait utile que des recettes soient affectées directement à des projets de croissance. Nous arrivons bien à faire des green bonds afin d’assurer la transition énergétique. Et je pense que le fond du problème, est effectivement le déficit de fonctionnement. Si vous annoncez de grands emprunts, beaucoup vont penser qu’ils serviront à combler ce trou, sans autre effet. Mais d’autres pays ont fait des emprunts de croissance. Je pense en tout cas que nous devrions nous y intéresser.

M. Franck Motte. Ce débat a eu lieu au niveau européen.

M. Nicolas Sansu, président. Il existe une autre mission d’évaluation et de contrôle consacrée aux programmes d’investissement d’avenir. Il est assez difficile de leur trouver des effets concrets, et il est presque certain que l’effet de levier n’est pas celui qui avait été espéré.

M. Christophe Jobert. Avant de conclure, je souhaite saisir cette occasion pour dire à votre mission que nous pouvons nous féliciter d’avoir une agence de la dette qui figure parmi les meilleures au monde. Nous couvrons vingt-quatre trésors, et l’AFT est, selon nous, l’une des meilleures au monde. Elle le doit à la qualité de ses équipes, qui ne comptent que des professionnels sachant très bien comment fonctionnent les marchés.

Elle le doit aussi au classement des SVT, qui nous encourage tous, à chaque adjudication, à acheter les emprunts d’État à un prix très élevé.

Enfin, elle est en permanence à l’écoute du marché. Vous savez sans doute qu’elle prépare chaque adjudication une semaine à l’avance avec l’ensemble des SVT pour prendre en compte la demande des investisseurs. L’AFT va donc émettre les obligations qui sont demandées par les investisseurs. Ce faisant, elle obtient le meilleur coût d’emprunt pour notre pays.

Voilà ce que je tenais à vous dire : la dette, même si elle est trop importante, est remarquablement bien gérée.

M. Amaury D’Orsay. Objectivement, notre expérience va dans le même sens. La qualité et la technicité de l’AFT sont impressionnantes.

M. Raoul Salomon. Un ex-ministre a eu l’idée de faire passer la maturité de la dette française de sept à quinze ans, comme au Royaume-Uni. Tous les SVT se sont tournés vers l’AFT en lui faisant savoir que c’était certainement une bonne idée, mais qu’il n’y avait pas de demande, et que la dette serait vendue à un prix insensé. Le rôle de l’AFT est de veiller à tout cela.

M. Jean-Pierre Gorges. Mais le fait que les frais financiers associés soient faibles n’incite pas à la vertu. Nous avons un déficit structurel de plus de 70 milliards.

M. Franck Motte. La dette représente trois points de PIB. Nous disons souvent que notre croissance est de 1 %, mais il faut prendre en compte les trois points de PIB de la dette.

M. Nicolas Sansu, président. Je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation.

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