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Commission des Finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

Mission d’évaluation et de contrôle

Mercredi 16 mars 2016

Séance de 14 heures

Compte rendu n° 21

Présidence de M. Jean Launay et de M. Michel Zumkeller, rapporteurs

La formation continue et la gestion des carrières dans la haute fonction publique

– Audition conjointe de Mme Christine DEMESSE, présidente de l’Association des anciens élèves de l’École nationale d’administration (AAEENA) et Mme Béatrice BUGUET-DEGLETAGNE, présidente de la commission Fonction publique de cette association, et de MM. Bruno ANGLES, président du conseil d’administration de l’Association des anciens élèves et diplômés de l’École polytechnique (AX), Philippe ROGER, ingénieur général de l’armement, membre du conseil d’administration de l’association des anciens élèves de l'École polytechnique, et Bruno SEREY, ancien président de la Commission Carrières de cette association

M. Jean Launay, rapporteur. Mesdames, messieurs, je vous remercie d’avoir accepté notre invitation.

Mme Christine Demesse, présidente de l’Association des anciens élèves de l’École nationale d’administration (AAEENA). Nous sommes sensibles à votre invitation, qui me permettra pour commencer de tordre le cou à certains préjugés et a priori concernant les anciens élèves de l’École nationale d’administration (ENA) dont la presse se plaît à faire écho. Sachez que sur 4 432 anciens élèves de l’ENA en activité, seuls 809 travaillent dans le secteur privé, pour beaucoup à titre temporaire. Dans le champ politique, on compte vingt-deux anciens élèves de l’ENA sur les bancs de l’Assemblée nationale, huit au Sénat, sept dans l’exécutif – dont le président de la République – et trois à la tête d’exécutifs régionaux. Dix-huit pour cent des anciens élèves de l’ENA sont donc dans le secteur privé et je n’ai trouvé que cinq ou six cas de pantouflage réel, c’est-à-dire de démission de la fonction publique avant la fin des dix années dues à l’État, depuis les années 1980. Les anciens élèves de l’ENA sont donc majoritairement au service de l’État, et leur recrutement comme leur formation sont en adéquation avec ce que l’on peut attendre des hauts fonctionnaires et des cadres dirigeants.

M. Jean Launay, rapporteur. Combien sont-ils dans les cabinets ministériels ?

Mme Christine Demesse. Ils y sont nombreux, bien sûr, comme sont nombreux les internes en médecine en salle d’opération… C’est leur métier, ils ont été formés pour cela, et l’une des vertus de l’ENA est de former ses élèves sans corporatisme, en leur donnant le sens de l’État et du service public. Toutefois, les cabinets ministériels sont le théâtre d’une dérive insupportable dont j’espère qu’elle sera corrigée par les circulaires qui viennent d’être prises. De mon temps, on allait en cabinet comme conseiller technique après 6 ans d’expérience post ENA et jamais avant. C’est de bon sens, puisque l’on est censé apporter à un ministre de l’expérience et des compétences sur les sujets dont il aura à traiter. Quant aux postes de directeurs et de directeurs adjoints de cabinet, il n’était pas concevable d’y accéder après moins de 10 ans d’expérience. La tendance actuelle est autre et a des effets pervers. Beaucoup de jeunes gens ou de jeunes femmes qui sortent des cabinets ministériels prétendent ensuite à des postes plus importants ; il en résulte un raccourcissement des carrières tout à fait néfaste. Cela étant, les anciens élèves de l’ENA sont à leur place dans les cabinets ministériels – où l’on trouve aussi d’anciens élèves de l’École polytechnique –, puisque c’est la nature même de leur formation d’apporter aux cabinets des ministres leur expérience de l’administration générale.

S’agissant du recrutement, un problème souvent évoqué est celui de la diversité des parcours de ceux qui se présentent aux concours. Le problème est réel, mais là encore, il y a des a priori. Ayant été membre du jury du stage en entreprise, j’ai eu accès aux curriculum vitae et je puis vous dire qu’ils n’ont rien à voir maintenant avec ce qu’ils étaient il y a vingt ou trente ans. Cela vaut pour les trois concours. Au concours externe, les candidats ont déjà fait de nombreux stages et des séjours linguistiques ; surtout, leur formation supérieure est très diversifiée – il y a des scientifiques, des littéraires, des chartistes, des économistes, des urbanistes… toute la palette de l’enseignement supérieur se présente à ce concours. Au concours interne, le parcours des fonctionnaires est également assez diversifié, puisque toute limite d’âge ayant été supprimée, ceux qui se présentent ont entre 25 et 50 ans. On pourrait d’ailleurs revenir sur cette disposition, qui a quelque chose de démagogique : quelles sont les perspectives de carrière de celui qui se présente à l’ENA âgé de 55 ans, comment pourra-t-il ne pas être frustré dans l’exercice de ses fonctions ? Enfin, au troisième concours se présentent des gens de divers horizons professionnels : des médecins, des dentistes, des sportifs de haut niveau, des journalistes…

À l’issue des trois concours, les élèves de chaque promotion suivent la même scolarité, avec trente élèves venus du monde entier qui effectuent les mêmes stages qu’eux et qui sont source d’une richesse incomparable pour la scolarité. Tous les pays sont représentés, ce qui permet de faire du benchmarking avec les réformes en cours dans leurs pays respectifs. La présence des élèves étrangers a aussi pour avantage qu’une fois entrés dans la vie active, ils travaillent dans le secteur public ou dans le secteur privé de leur pays de naissance et sont d’excellents relais pour notre diplomatie et pour nos entreprises – lesquelles seraient bien avisées de s’en servir davantage plutôt que de fustiger l’École. Pour ne citer qu’eux, l’ambassadeur du Royaume-Uni et celui du Japon actuellement en poste à Paris sont tous deux d’anciens élèves de l’ENA.

J’ai placé mon mandat sous le signe de l’ouverture vers l’interministérialité d’une part – une notion consubstantielle à l’ENA et qui doit être favorisée autant qu’il se peut –, vers le secteur privé d’autre part, pour que les élèves mettent en pratique ce qu’ils ont la possibilité de faire : changer de carrière. Une carrière est ce qu’on fait, et plus on a un parcours diversifié, mieux on exerce ses fonctions de cadre dirigeant et de haut fonctionnaire.

Pour l’interministérialité, des blocages persistent – notamment quand il s’agit de retrouver un poste fonctionnel au retour d’une mobilité. Quant à l’ouverture au secteur privé, je la juge indispensable car il est inadmissible qu’un haut fonctionnaire n’ait pas la moindre connaissance du fonctionnement d’une entreprise. Les stages en entreprise ont donc une importance cruciale et le bémol de la réforme de la scolarité – je l’ai dit en conseil d’administration – est la réduction à deux mois de la période de stage en entreprise. Elle a été décidée en raison des contraintes de la scolarité, au cours de laquelle de nombreuses disciplines doivent être étudiées, et qui se fait désormais théoriquement en 24 mois – 20 mois en pratique – si l’on tient compte de la durée des vacances et des entretiens professionnels en fin de scolarité. Même si l’on réduit le nombre de matières en développant le e-learning, parvenir à placer un stage territorial, un stage international et un stage en entreprise en moins d’un an tient de la quadrature du cercle. Nous sommes en quelque sorte victimes de l’environnement de l’École. À la suite du rapport sur l’encadrement supérieur et dirigeant de l’État de 2014, nous avons réussi à augmenter les promotions de dix élèves, puisque l’on n’arrivait pas à renouveler les hauts cadres ; allonger la scolarité de trois mois permettrait de suivre les enseignements et les stages dans la sérénité, avec un peu plus de souplesse, sans que cela nuise au budget de l’État. Ce serait bénéfique. L’École a procédé à de considérables restrictions budgétaires, sa présidente vous le dira sans doute. Pour faire entrer dans la scolarité tout ce qu’il doit l’être, des sacrifices doivent être faits, et sacrifier les stages dans le secteur privé est dommage.

Le remaniement de l’épreuve de recrutement va dans le bon sens. Elle permet d’apprécier les connaissances et, à l’oral, avec l’épreuve collective, de porter un jugement sur le comportement de l’élève ; c’est indispensable, car les anciens élèves n’ont pas toujours été parfaits en ce domaine.

La scolarité met l’accent sur des sujets importants : la négociation, notamment la négociation salariale, le numérique, la légistique, la déontologie… Les hauts fonctionnaires sont en prise avec notre société, qui évolue à très vive allure ; aussi l’École s’adapte-t-elle, sachant que certains sujets dont on ne parlait pas il y a une quinzaine d’années sont devenus essentiels. Enfin, la réforme donne sa juste place à l’ouverture à l’international et à la formation à l’Europe – une Europe très présente dans toutes les disciplines.

M. Patrick Hetzel. Combien d’anciens élèves de l’ENA exercent des activités internationales, et spécifiquement à l’échelle européenne ? Historiquement, l’École avait pour objectif de former des hauts fonctionnaires appelés à travailler en France, et les fonctionnaires européens ont vocation à être formés notamment au Collège de Bruges, mais les choses ont-elles évolué ? Il s’est souvent dit que l’ENA était un peu en retrait sur ce plan ; est-ce exact ?

Mme Christine Demesse. Oui et non. L’Europe est présente à l’ENA. Il y a des anciens élèves de l’École dans les institutions européennes, mais s’y trouvent aussi des diplomates et, sur le plan statistique, ils ont un peu souffert de leur présence. Plus généralement, on constate une certaine méconnaissance française des institutions européennes. Cela est en voie de correction. Une réforme de la stratégie européenne de l’ENA est en cours, qui vise à former les cadres dirigeants publics et privés non seulement à la bonne connaissance institutionnelle de l’Union mais aussi aux mécanismes européens concrets pour leur permettre une très bonne approche européenne dans tous les domaines – c’est la raison pour laquelle cette formation va s’étendre aux représentants politiques. Le Centre des hautes études européennes fonctionne très bien, depuis plusieurs années ; il permet d’effectuer des stages. La réforme permettra une formation plus concrète, ouverte aux fonctionnaires et aux cadres dirigeants du secteur public et du secteur privé, et conçue pour que la France soit beaucoup plus présente dans les institutions et dans les mécanismes européens.

Mme Béatrice Buguet-Degletagne, présidente de la commission Fonction publique de l’AAEENA. Deux freins majeurs entravent la gestion des carrières dans la haute fonction publique. Le premier est la quasi-absence de gestion interministérielle des carrières, dont la nécessité fait pourtant l’objet d’un consensus depuis longtemps et dont les fondements sont connus. Alors que l’interministérialité caractérise désormais presque la totalité des politiques publiques, des parcours qui ne se font pas dans un seul ministère ou un seul établissement public potentialisent la compréhension des enjeux et la capacité de négociation. En outre, les compétences requises sont souvent plus proches dans des fonctions comparables mais des institutions différentes que dans des fonctions différentes au sein d’une même institution. Pourtant, la gestion des carrières demeure pratiquement entièrement ministérielle. Elle est assurée, de manière extrêmement inégale, par ministère et/ou par corps. C’est paradoxal s’agissant de l’ENA puisque la grande majorité des élèves sortant de l’École deviennent administrateurs civils. Ils rejoignent donc un corps en principe interministériel ; mais, en réalité, selon leur ministère d’affectation, ni leur carrière effective ni leur rémunération ne sont comparables.

Très récemment, la direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP) a été qualifiée de direction des ressources humaines de l’État. Cela fait plaisir à entendre mais, derrière un affichage interministériel, les outils effectifs de la gestion des ressources humaines restent ministériels.

Il en est ainsi de la banque interministérielle des emplois publics : elle est indispensable et le principe est excellent mais elle dispose de moyens extrêmement faibles pour assurer la réalité de la connaissance et de la disponibilité des postes. La commission Fonction publique de l’AAEENA a auditionné les fonctionnaires correspondants il y a deux ans : à ce moment-là, un poste et demi avait été dégagé pour assurer le fonctionnement de cet outil transversal dont on voit bien qu’il ne peut être purement formel si on veut qu’il soit efficace.

Autre exemple : l’absence de direction des ressources humaines interministérielle par la DGAFP, qui n’est pas investie des compétences correspondantes. Les secrétaires généraux des ministères pourraient décliner une politique interministérielle de gestion des ressources humaines sous l’égide de la DGAFP ou d’une autre instance ; mais le décret du 24 juillet 2014 les investit explicitement d’une compétence ministérielle en ce domaine.

Je citerai aussi l’absence de gestion interministérielle des rémunérations indemnitaires : ni les enveloppes financières ni même les dispositifs de prime ne sont homogènes d’un ministère à l’autre. Des dispositifs présentés comme généraux ne le sont pas et des dispositifs spécifiques sont réservés à quelques ministères sans qu’ils correspondent à des situations spécifiques. L’ensemble se traduit, à compétences et responsabilités comparables, par de fortes disparités de traitement.

Une mission interministérielle de gestion des cadres dirigeants a été créée de fraîche date, qui gère un vivier interministériel. Nous nous en réjouissons, mais le dispositif reste à l’état embryonnaire au regard de ses missions et de son dimensionnement.

Même sur le plan normatif, les règles régissant la haute fonction publique ne sont pas toujours homogènes : ainsi, les comités de sélection présidant aux recrutements qui ne sont pas directement pourvus par voie de concours fonctionnent différemment selon les corps.

Le deuxième frein à la gestion des carrières est l’insuffisance de transparence dans la connaissance des postes. Les cas d’absence de publication des postes sont malheureusement relativement fréquents, et les conditions normatives de leur publication – par exemple, une durée non définie de publicité – n’assurent pas toujours l’effectivité du porter à connaissance. L’ensemble porte atteinte à l’égal accès aux emplois publics ou, tout au moins, ne le sert pas. Cela vaut aussi pour l’attribution des postes, puisque l’entrée dans le vivier interministériel, alimenté de façon ministérielle, se fait sans particulière transparence.

Ces facteurs combinés créent de fortes entraves à la mobilité interministérielle. Alors que des obstacles juridiques importants ont été levés, de puissants freins perdurent sur le plan fonctionnel, comme le rappellent tant le rapport sur l’encadrement supérieur et dirigeant de l’État rendu en 2014 que le rapport de Bernard Pêcheur sur la fonction publique rendu en octobre 2013.

M. Jean Launay, rapporteur. Ces interventions tempèrent nos appréciations premières résultant des précédentes auditions que nous avons conduites.

M. Bruno Angles, président du conseil d’administration de l’Association des anciens élèves et diplômés de l’École polytechnique (AX). Le positionnement de notre association diffère un peu de celui l’AAEENA en ce que les rapports entre les anciens élèves de l’École polytechnique qui évoluent dans le secteur privé et ceux qui sont dans le secteur public ne sont pas exactement les mêmes. Lorsque j’ai été élu à la présidence de l’AX, j’ai souhaité que l’association renforce significativement la contribution des anciens élèves au débat public. Qu’ils évoluent dans le secteur public ou dans le secteur privé, ils ont tous un fort sens de l’intérêt général. J’ajoute que l’AX diffère de la fédération des grands corps techniques de l’État (FGCTE) que représente ici Philippe Roger, car nous ne sommes pas dans une démarche de défense de corps mais dans la contribution à une réflexion d’intérêt général.

Nous considérons qu’il faudrait introduire plus de souplesse dans une gestion de la haute fonction publique trop rigide. Ainsi, la gestion étroite du corps des ingénieurs des Ponts par le ministère de l’écologie provoque un double gâchis : la gestion pour le moins timide - pour dire les choses gentiment – des détachements vers les collectivités territoriales par le ministère, alors même que les missions correspondantes ont été transférées par les lois de décentralisation successives, a pour effet paradoxal qu’il y a trop d’ingénieurs des Ponts au ministère, où les missions ne sont plus, missions qui ne sont pas assez conduites dans les collectivités territoriales. C’est un premier gâchis pour la collectivité nationale.

On note, d’autre part, l’insuffisance d’une réflexion en termes de compétence plutôt qu’en termes de corps. Un stock considérable d’ingénieurs des Ponts a été formé à grands frais pour la collectivité nationale ; ils ont de l’expérience et des talents. Parce que le pays est maintenant plus équipé qu’il ne l’était au début des trente glorieuses, ces compétences ne trouvent pas toutes à s’exprimer dans le champ de l’équipement ; elles pourraient parfaitement le faire dans d’autres champs d’intérêt national majeur qui requièrent des compétences de gestion de projets complexes, par exemple dans le domaine de la santé ou dans la gestion des comptes sociaux. Il y a urgence à faciliter l’utilisation de compétences dans des domaines où elles ne sont pas exercées historiquement mais dans lesquels elles pourraient parfaitement trouver à s’exprimer demain.

Plutôt que de définir un répertoire des métiers au sein de haute fonction publique, mieux vaudrait, à l’inverse, favoriser un rapport assez simple entre l’offre et la demande, entre les besoins d’emplois publics et ceux qui sont capables de les pourvoir. Bien entendu, l’égalité de traitement et la nécessité d’éviter favoritisme et « copinage » sont des sujets récurrents dans la fonction publique. Mais si la règle était que l’employeur peut choisir dans le vivier le plus large possible de fonctionnaires celui ou celle qui est le ou la mieux à même de remplir la mission voulue à l’instant T, l’opération serait bénéfique pour tous : les employeurs auraient accès à un choix beaucoup plus vaste pour trouver la personne la plus compétente, et les fonctionnaires à un choix de débouchés possibles beaucoup plus large. Il y aurait probablement des effets induits négatifs avec ici ou là, un peu de favoritisme ou de « copinage » qu’il faudrait sanctionner, mais nous aurions tout à gagner à sortir de la gestion en silo des différents corps de l’État.

La discussion sur la révision du plan stratégique pluriannuel de l’École polytechnique s’est surtout focalisée sur le classement de sortie. Un autre sujet n’a été évoqué qu’incidemment, alors que c’est la question de fond : au regard des opportunités qui se présentent à eux dans le secteur privé, quelles sont les valeurs que proposent les corps de l’État aux élèves qui sortent de l’École polytechnique à 24 ans, pour les attirer dans le service public et les inciter à y rester, alors même que leur formation les prédispose favorablement au service de l’État ? Il faut, d’une part, formaliser cette proposition de valeurs, d’autre part s’assurer que, dans les « amphi retape », on envoie les meilleurs pour attirer les jeunes au service de l’État. Tant pour l’armement et l’INSEE que pour le corps des ingénieurs des Ponts, eaux et forêts – le corps des Mines étant un cas à part – on a mesuré des variations assez significatives du rang du dernier entré selon les années (ce qui est un bon indicateur de l’attractivité des corps), en fonction de la qualité de ceux que l’on a envoyés pour attirer les meilleurs éléments au service de l’État. Ce sont des enjeux forts.

La question de la formation continue dispensée par l’École polytechnique faisait partie des propositions contenues dans le rapport Attali. Le sujet a l’oreille du président, du directeur général et du directeur de l’enseignement et de la recherche de l’École.

L’idée d’un cycle de formation pour des cadres supérieurs civils sélectionnés dans l’ensemble de la haute fonction publique, sur le mode de l’École de guerre, est très bonne et doit être mise en œuvre. Le fait même d’être admis à cette formation distinguerait les meilleurs, y compris dans la compétition internationale, et cela participerait du renforcement de l’attractivité de l’État.

M. Jean Launay, rapporteur. Faut-il entendre dans vos propos la reconnaissance implicite du système de recrutement des hauts potentiels en vigueur chez les militaires ?

M. Bruno Angles. Comme on le voit pour la gestion des carrières et des fins de carrière – est-il préférable pour l’intérêt général de faciliter la sortie des hauts fonctionnaires qui n’ont plus de mission réelle à remplir au sein de l’État en facilitant leur transition vers d’autres activités ou de continuer à les payer pour qu’ils accomplissent des missions plus ou moins définies ? Les militaires ont une longueur d’avance sur la fonction publique civile dans la manière de gérer les talents ; on pourrait s’inspirer de leur système, en particulier en transposant la distinction en cours de carrière qu’apporte l’admission à l’École de guerre.

Sur un autre plan, je suis de ceux qui jugent indispensables les allers-retours entre le secteur public et le secteur privé. Or, ils ne sont que sporadiques. En ne les généralisant pas, on parvient à ce que l’on constate aujourd’hui : les deux mondes divergent et ont de plus en plus de mal à se comprendre. Leurs rapports au temps, à l’argent et au risque sont si extraordinairement différents que l’on voit mal comment la fonction de régulation de l’État peut s’exercer durablement de façon satisfaisante si cette déconnexion persiste. Il n’est certes pas simple de les organiser car des questions d’ordre déontologique se posent. Mais, sans brader la déontologie, il faut s’assurer que l’on ne rend pas ces allers-retours impossibles.

Enfin, la formation quantitative de l’École polytechnique est reconnue pour être la meilleure dans les fonctions publiques de France. Dans l’intérêt de l’État, il ne serait donc pas absurde d’imaginer que la Cour des comptes et l’Inspection des finances, qui ont à l’évidence besoin de telles compétences pour remplir leurs missions, recrutent des polytechniciens à la sortie de l’École. On compléterait ainsi utilement les recrutements actuels. Il s’agit d’une proposition logique, non d’une revendication corporatiste : ainsi, nous ne souhaitons pas avoir accès au Conseil d’État, auquel l’École polytechnique ne prépare pas particulièrement.

M. Philippe Roger, ingénieur général de l’armement, membre du conseil d’administration de l’AX. Je compléterai ce propos par quelques mots relatifs aux autres corps techniques de l’État. J’ai fait toute ma carrière au sein de l’État, dans le corps de l’armement, corps militaire issu de l’École polytechnique. Nous avons besoin d’une formation initiale spécialisée car nous devons faire passer dans l’industrie d’importants crédits de recherche et développement portant sur des sujets intéressant les armées. Cet exercice réclame des compétences au moins égales à celles des industriels : il n’est pas question de donner à Dassault ou à Safran des interlocuteurs qui ne sont pas issus de l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace (ISAE-SUPAERO).

Cette formation spécialisée initiale obligatoire doit ensuite être entretenue jusqu’à la fin de la carrière : les techniques, au bout de trente ans, n’ont plus grand-chose à voir avec ce qu’elles étaient à l’entrée dans la carrière. Comme les médecins, nous avons donc une obligation de formation continue. Certains, tels les ingénieurs des Mines, demeurent généralistes, mais dans le corps de l’armement, tout le monde se spécialise, et c’est aux alentours de 40 ans seulement que l’on commence à prendre des postes un peu différents, ou à faire de l’interministériel.

En cours de carrière, la hiérarchie s’efforce de sélectionner ceux qu’elle estime être les meilleurs et les envoie suivre la formation de l’Institut des hautes études de défense nationale, qui reçoit une cinquantaine de personnes par an, dont une dizaine du corps de l’armement. Cela donne l’occasion de rencontrer les contemporains qui travaillent sur les mêmes sujets dans l’industrie et permet de remédier pour partie à la séparation complète avec les réalités de l’industrie due à ce qu’il n’y a plus d’arsenaux au sein de l’État. C’est nous qui avons demandé la transformation de la direction des constructions navales et de l’armement terrestre en sociétés de droit privé, mais depuis lors, elles ne recrutent plus chez nous et nous n’avons plus l’occasion d’aller nous former comme par le passé, puisque nous étions affectés à l’industrie en premiers postes.

Nous essayons d’y remédier, et c’est ce qui explique notre intérêt pour la navette. Mais elle se fait actuellement dans un seul sens : on peut partir dans le secteur privé en milieu de carrière si la commission de déontologie le permet, mais l’on ne revient pas car après plusieurs années dans l’industrie, le niveau de rémunération s’élève au double sinon au triple de celui auquel on pourrait prétendre en réintégrant l’administration. Aussi, paradoxalement, la navette est intéressante si l’on parvient à convaincre l’employeur de ne pas trop payer la personne dont on espère le retour. On a appliqué ce principe pour une ou deux personnes chaque année, en obtenant la création d’une possibilité administrative de détachement dans l’intérêt du service ; cela permet, à la sortie de l’école de spécialisation, de prendre un premier poste dans l’industrie de l’armement. Les intéressés continuent d’être payés par la direction générale de l’armement au niveau de rémunération de leur grade ; ils ont l’obligation de revenir et la société ne peut les embaucher. Cela permet, pour un certain nombre d’entre nous, de rétablir une formation dans l’industrie, mais la question continue de se poser dans la suite de la carrière. Comme l’a indiqué Bruno Angles, il conviendrait en effet, au lieu de s’en tenir à la répression, de définir des mécanismes d’incitation à rester.

Ces questions valant pour tous les corps techniques de l’État, la FGCTE a apporté des contributions écrites aux travaux des commissions Folz-Canepa, Cornut-Gentille et Attali. Je forme le vœu que vous entendiez Fabrice Dambrine, président de la FGCTE.

Les mêmes questions se posent au sein du G16, qui regroupe les associations de hauts fonctionnaires issus de l’ENA et de l’École polytechnique et qui défend depuis des années la gestion interministérielle des carrières. Nous en avons proposé les moyens et nous avions réussi, à une époque maintenant lointaine, à obtenir la création d’un secrétaire général placé auprès du Premier ministre, qui aurait été chargé de mettre cette politique en œuvre. Mais les décrets n’ont pas été pris et tout s’est écroulé. Nous formons le vœu que cette dynamique se recrée, et que votre mission entende également le président du G16.

M. le rapporteur Michel Zumkeller. Nos travaux visent à déterminer si l’on parvient à obtenir les meilleures compétences pour servir l’État. Sans remettre aucunement en cause la qualité des formations de vos écoles, j’aimerais savoir si elles s’adaptent suffisamment aux évolutions en cours. Permettent-elles par exemple aux hauts fonctionnaires de s’adapter aux nouvelles technologies de l’information et de la communication ? D’autre part, la haute fonction publique devrait – comme le devrait l’Assemblée nationale ! – refléter la diversité grandissante de notre société. Vous n’êtes pas responsables de cette situation, mais comment progresser sur ce plan ? Comment, enfin, valoriser les carrières de la haute fonction publique de manière à attirer les meilleurs afin de garantir que l’État fonctionne le mieux possible ? Le très opaque système de primes ne doit-il pas être amélioré et connu de tous puisqu’il s’agit d’argent public ?

Mme Christine Demesse. Comme vous l’avez souligné, nous ne sommes pas responsables de la situation en matière de diversité, et l’ENA ne l’est pas non plus : elle est en bout de course et reçoit les étudiants issus de l’enseignement supérieur. Selon moi, le problème tient à un enseignement public général délétère, qui ne joue pas son rôle depuis le premier cycle. C’est là que le bât blesse.

M. le rapporteur Michel Zumkeller. Cela a pu être mais cela n’est plus ; le système d’enseignement a beaucoup progressé et il n’est pas aussi inégalitaire que vous le dites. Comme nous le voyons tous les jours dans nos permanences, le problème est que des jeunes gens diplômés sont mis sur une voie de garage. À diplôme d’ingénieur égal, un jeune homme prénommé Mohamed a 18 fois moins de chance de trouver un travail qu’un autre dont le prénom est Robert. Les jeunes issus de la diversité ont des diplômes ; c’est ensuite que les choses se gâtent.

Mme Christine Demesse. Je maintiens qu’il y a un problème réel dans l’enseignement général. L’ENA a créé une classe intégrée de préparation aux concours de la fonction publique et l’AAEENA elle-même fait de gros efforts – le sujet me tenait à cœur. Notre commission Égalité des chances, avec des associations partenaires, aide à donner aux étudiants issus de la diversité le complément culturel et social qui leur fournira les codes permettant d’accéder aux concours et, contrairement à ce qui se passe pour l’accès à l’emploi dans le secteur privé, l’anonymat dans lesquels se déroulent les concours de la fonction publique préserve la méritocratie républicaine. Mais encore faut-il que ces jeunes gens se présentent aux concours, or personne ne les informe de leur existence.

Au moment du 70ème anniversaire de l’ENA, d’anciens élèves de l’École se sont rendus dans des universités, partout en France, et ils se sont rendu compte que des étudiants tant issus de quartiers dits difficiles que de zones rurales, bien que déjà titulaires d’une licence, ne connaissaient pas l’existence de ces concours – les enseignants n’en parlent jamais. Le professeur de mathématiques d’un très bon élève issu d’un milieu modeste l’orientera vers une classe préparatoire et il intégrera peut-être une école scientifique. Cela ne se produit pas pour les sciences humaines. Le personnel enseignant a les codes : on voit que dans toutes les classes préparatoires, les élèves qui se présentent sont aujourd’hui des enfants d’enseignants, non des enfants de cadres supérieurs ou d’énarques ; l’enseignement n’oriente pas suffisamment les autres élèves vers ces classes. Nous poursuivons l’action que nous avons entreprise à ce sujet, car a elle suscité de nombreux retours positifs des professeurs d’université et des étudiants. C’est ainsi que nous aurons de nouveaux étudiants.

L’accès direct à la Cour des comptes et à l’Inspection des finances à la sortie de l’École polytechnique existait jadis et a été supprimé. Nous avons la chance que d’anciens élèves de l’X se présentent au concours de l’ENA ; à la sortie de l’École, ils ont toutes les chances de pouvoir accéder à la Cour des comptes ou à l’Inspection des finances.

Je partage l’opinion de Bruno Angles sur le rôle décisif des recruteurs : plus ils sont convaincants, plus l’élève sera attiré. Je salue la réforme de la professionnalisation et des entretiens car le rapport de la mission d’évaluation montre combien ce recrutement est efficace. Et, en observant la prise de fonctions des élèves à leur sortie de l’ENA, on constate un étalement qui correspond à une appétence et non plus à un classement pur et simple.

M. Bruno Serey, ancien président de la commission « Carrières » de l’AX. J’ai été président de la commission Carrières de l’AX pendant six ans, j’ai vécu quinze ans à l’étranger et je dirige depuis dix ans le bureau parisien d’un cabinet de recrutement de dirigeants. Je suis tout à fait d’accord avec ce qu’a dit Bruno Angles au sujet de l’attractivité des corps mais j’irai au-delà : je les fusionnerais. Cela a déjà été fait pour les Mines et Télécom ainsi que pour les Ponts et chaussées et les Eaux et forêts ; il faudrait aller un étage au-delà, en créant un corps unique des ingénieurs de la haute fonction publique, tout en gardant les filières – Mines, Ponts et chaussées, Télécom… Chacun conçoit que commencer sa carrière à l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) est assez différent d’un début de carrière aux Ponts et chaussées, mais le point commun de toutes ces carrières est le rôle de maîtrise d’ouvrage ou de régulateur. Un tel schéma serait beaucoup plus attractif en sortie d’école, pour les élèves âgés de 25 à 35 ans. Le rôle fondamental des « amphi retape » serait massifié et l’on aurait de meilleurs résultats. Je n’ignore pas qu’il faudrait surmonter d’inévitables querelles de chapelles… mais ce sont de petites chapelles au regard du projet d’ensemble poursuivi. Incidemment, on commencerait ainsi à prendre en compte le souhait d’interministérialité précédemment exprimé.

Au cours des dix années suivantes, à partir de 35 ans, il faudrait, comme l’ont suggéré d’excellentes propositions, détecter les hauts potentiels – avec une grille unique puisqu’il n’y aura qu’un seul corps. On aura vu les jeunes gens à l’œuvre dans deux ou trois postes et, en les changeant de filière, on les exposera, comme le fait le secteur privé. Certains n’y parviendront pas, certains ne voudront pas, et les meilleurs progresseront, ce qui donnera, dans un cercle vertueux, des arguments pour retenir les meilleurs au sein de la fonction publique. J’approuve l’idée de suivre le modèle de l’École de guerre, avec une formation que l’on pourra suivre vers 45 ans, après avoir été repéré comme présentant un haut potentiel.

Pour les postes à pourvoir à partir de 45 ans, l’idée d’ouvrir à l’extérieur me plaît. Le magazine The Economist publie chaque semaine des offres d’emploi public émanant de multiples pays – cette semaine, d’Italie, du Kenya, d’Inde et de Grande-Bretagne. De même, l’intérêt commun serait que nous publiions dans plusieurs journaux nationaux les annonces concernant les postes de la haute fonction publique à pourvoir et que nous nous donnions pour obligation de faire entrer des personnes de l’extérieur. Ce n’est pas pertinent pour les postes intéressant des ingénieurs de moins de 45 ans, et il ne faut pas décourager les jeunes. Plus on le fait tard, plus c’est facile, parce que des questions de rémunération entrent aussi en jeu.

J’ai à l’esprit le cas d’un Anglais de 55 ans qui, après avoir travaillé quinze ans chez Vodaphone, vient d’entrer au comité de direction d’Ofcom, l’équivalent britannique de l’ARCEP ; je n’ai pas connaissance qu’un membre du comité de direction de l’ARCEP vienne de chez Orange. Certes, des questions de déontologie se poseront – moins dans ce sens-là que dans l’autre – mais il serait bon que siège à l’ARCEP, ou qu’en devienne le président, quelqu’un qui aurait travaillé pour un opérateur, éventuellement à l’étranger. Cela pourrait se faire en France comme cela se fait ailleurs.

Je ne conclurai pas sans dire que j’estime que mon ancienne école est un nain en matière de formation continue. Il y a bien sûr le Collège de Polytechnique, qui est dirigé par un ancien élève, mais il doit compter quatre employés en tout et il est situé à Paris au lieu d’être sur le campus. Voyez comment l’École des hautes études commerciales de Paris (HEC), dirigée pendant dix-sept ans par Bernard Ramanantsoa, un ancien d’ISAE-SUPAERO a remarquablement développé la formation continue en son sein ! Quant à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, qui a fait des progrès considérables au cours des vingt dernières années, elle est peut-être en passe de détrôner l’École polytechnique française. J’en veux pour preuve que pour pouvoir se présenter à son concours d’admission, les Français doivent être titulaires du baccalauréat mention « très bien » ; je suis certain que des bacheliers ayant des mentions inférieures entrent à l’École polytechnique française aujourd’hui.

M. Bruno Angles. Sans entrer dans ce débat, je me limiterai à répondre brièvement à Mme Demesse pour lever toute ambiguïté sur la teneur de notre proposition, puis à M. Zumkeller. Aujourd’hui, le corps des Mines et le corps des Ponts recrutent soit d’anciens élèves de l’École polytechnique soit d’anciens élèves de l’École normale supérieure ; de même, nous ne proposons pas que la Cour des comptes et l’Inspection des finances recrutent des gens qui auraient été élèves et de l’École polytechnique et de l’ENA mais soit de l’une, soit de l’autre.

Il est paradoxal de devoir constater d’une part l’énergie considérable déployée par la Nation pour recruter, sélectionner et former les meilleurs des siens, d’autre part l’insuffisante énergie qu’elle emploie à retenir ces personnalités talentueuses. Il faut inverser cette situation, et pour cela élargir l’horizon de pensée. Il ne s’agit pas de servir seulement l’État mais de servir la Nation, ce que l’on peut faire au service de l’État, au service des collectivités territoriales et au service des opérateurs publics. Une gestion plus ouverte et plus large aurait plus de sens et retiendrait les meilleurs.

Le système de primes appelle en effet une bien plus grande transparence. Il faut aussi déterminer si leur attribution est corrélée à l’atteinte d’objectifs prédéfinis plutôt qu’à l’ancienneté ; dans mon expérience, assez ancienne il est vrai, ce n’était pas tout à fait le cas.

S’agissant de la diversité, vous avez raison : il faut aller plus loin et plus fort. Pour autant, il ne faut pas considérer que rien n’est fait. J’en prendrai pour exemple l’initiative « Une grande école, pourquoi pas moi ? », qui vise à renforcer la transparence des processus et à attirer vers cette filière des lycéens des zones d’éducation prioritaire. Nous avons obtenu des résultats ; il faut faire davantage. Les élèves de l’École polytechnique y contribuent bénévolement.

M. le rapporteur Jean Launay, président. Mesdames, messieurs, je vous remercie. Vos contributions écrites compléteront vos propos pleins de conviction.

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