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Mission d’information sur les immigrés âgés

Jeudi 28 mars 2013

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 10

Présidence de M. Denis Jacquat

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Juliette Laganier, déléguée nationale « Lutte contre l’exclusion » à la direction de l’action sociale de la Croix-Rouge française, et de Mme Fabienne Grimaud, responsable de l’implantation de Grenoble des Petits frères des pauvres

– Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Louis Borloo, ancien ministre de l’emploi, de la cohésion sociale et du logement

– Audition, ouverte à la presse, consacrée aux thèmes de l’exercice du culte et du droit funéraire, de M. Louis-Xavier Thirode, chef du bureau central des cultes à la direction des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l’intérieur, de M. Abdelhafid Hammouche, professeur des Universités à Lille 1, et de M. Yassine Chaïb, sociologue

– Présences en réunion

La séance est ouverte à neuf heures cinq.

La mission d’information entend Mme Juliette Laganier, déléguée nationale « Lutte contre l’exclusion » à la direction de l’action sociale de la Croix-Rouge française, et Mme Fabienne Grimaud, responsable de l’implantation de Grenoble des Petits frères des pauvres.

M. le président Denis Jacquat. Nous commençons notre cycle d’auditions de ce jour avec Mme Juliette Laganier, déléguée nationale « Lutte contre l’exclusion » à la direction de l’action sociale de la Croix-Rouge française, et Mme Fabienne Grimaud, responsable de l’implantation de Grenoble des Petits frères des pauvres.

La Croix-Rouge a été créée en 1859 par Henry Dunant. Aujourd’hui, la Croix-Rouge française est à la fois une association comptant 52 000 bénévoles engagés dans la lutte contre les précarités et une entreprise de services à but non lucratif dans les domaines sanitaire, social, médico-social et de la formation avec 17 000 salariés dans plus de 550 établissements. Dans sa stratégie 2015, la Croix-Rouge française a choisi d’orienter son action en direction de cinq publics prioritaires, parmi lesquels les personnes vulnérables, dont font indiscutablement partie les immigrés âgés.

De leur côté, les Petits frères des pauvres accompagnent, depuis 1946, les personnes, en priorité de plus de cinquante ans, souffrant de pauvreté, d’exclusion, de solitude et de maladies graves. Ils mènent auprès de ces personnes des actions d’aide sociale afin notamment de les réinscrire dans un tissu social qui les soutienne. Les Petits frères des pauvres regroupent près de 10 000 bénévoles et 500 salariés.

Notre mission d’information s’intéresse à la situation des immigrés âgés de plus de cinquante-cinq ans originaires d’États tiers à l’Union européenne. Les personnes que nous avons entendues depuis le début de nos travaux ont souligné l’état de précarité et de solitude dans lequel se trouvent de nombreux immigrés âgés. Aussi, il nous a paru tout à fait utile de vous entendre sur le sujet qui nous intéresse aujourd’hui, à savoir l’action associative en direction des plus vulnérables.

Mme Juliette Laganier, déléguée nationale « Lutte contre l’exclusion » à la direction de l’action sociale de la Croix-Rouge française. La Croix-Rouge exerce une action en direction de tous les publics vulnérables. S’agissant des migrants âgés, notre analyse s’appuie sur des éléments statistiques tirés des données recueillies auprès des personnes qui fréquentent les 900 points de distribution d’aide alimentaire gérés par la Croix-Rouge.

Environ 17 % des personnes accueillies à l’aide alimentaire, soit un peu plus de 20 000 personnes, sont de nationalité étrangère ; 25 % d’entre elles sont âgées de plus de cinquante ans et 62 % sont des hommes – c’est une proportion plus importante que pour le reste de la population ayant recours à l’aide alimentaire. Les personnes de nationalité étrangère sont sous-représentées dans les classes d’âge cinquante-cinquante-quatre ans, cinquante-cinq-cinquante-neuf ans, mais surreprésentées dans les classes d’âge supérieures à soixante-cinq ans. Les personnes originaires de la République démocratique du Congo sont les plus nombreuses, suivies de celles originaires d’Afrique du Nord. La majorité des bénéficiaires est à la retraite ou hors du marché du travail.

Les personnes de nationalité étrangère sont davantage en couple avec des enfants à charge que la moyenne de la population aidée par la Croix-Rouge – 31 % d’entre elles ont au moins un enfant à charge. Elles sont aussi plus souvent hébergées à l’hôtel ou dans leurs familles et sont moins nombreuses que les autres à disposer d’un logement stable – 8 % sont sans domicile fixe contre 2 % pour l’ensemble des bénéficiaires.

Contrairement à l’ensemble de la population vulnérable, les personnes de nationalité étrangère habitent majoritairement dans les grandes villes – 29 % sont installées dans les villes moyennes et 11 % dans les petites villes. Elles ont également plus recours aux épiceries sociales du fait de leur implantation urbaine.

D’une façon générale, 50 % des personnes qui bénéficient de l’aide alimentaire y ont recours pendant plus d’une année. Une durée de recours de un à deux ans est le cas le plus fréquent pour les deux types de populations. En revanche, les personnes de nationalité étrangère sont surreprésentées lorsque le recours à l’aide alimentaire dure plus de deux ans : 15 %, au lieu de 5 % pour la population générale.

Plusieurs caractéristiques distinguent les immigrés âgés du reste de la population précaire : un âge plus élevé, l’isolement, même s’il semble moins important que ce qui ressort de vos auditions, et les conditions d’hébergement.

La Croix-Rouge gère une cinquantaine d’établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) qui accueillent 10 % de personnes de nationalité étrangère, majoritairement originaires d’Afrique du Nord et bénéficiant presque toutes de l’aide sociale. Plusieurs problèmes ont été recensés : le premier tient à la barrière de la langue et aux difficultés de communication qui en résultent, notamment pour la compréhension des maladies et des soins médicaux appropriés. Viennent ensuite l’alimentation, la difficulté à vivre en collectivité et l’isolement social.

Mme Fabienne Grimaud, responsable de l’implantation de Grenoble des Petits frères des pauvres. L’association des Petits frères des pauvres lutte depuis plus de soixante ans contre l’isolement et la précarité, sous toutes ses formes, dont souffrent les personnes de plus de cinquante ans. Son action repose sur un réseau de bénévoles, formés et soutenus par l’association, qui interviennent durablement et régulièrement auprès des personnes signalées.

Dans le cadre de son projet « Ensemble vers les plus pauvres », l’association a choisi de développer son action auprès des personnes de plus de cinquante ans dans des zones urbaines sensibles et dans les lieux de vie isolés.

À la différence des personnes qui habituellement viennent à nous, les migrants âgés constituent un public invisible qui ne demande rien malgré des besoins importants. Nous avons dû aller à leur rencontre et résoudre une difficulté : comment entrer dans leurs lieux de vie souvent exigus sans déranger leur intimité ? Nous avons donc pris le parti de les rencontrer collectivement avec le soutien et l’accord de ce qui était encore la SONACOTRA, devenue Adoma. En vertu d’un partenariat noué avec cette dernière, des locaux sont mis à notre disposition. Les bénévoles interviennent un après-midi par semaine autour d’une « caféterie ». Cette démarche s’inscrit dans l’histoire des foyers puisque des agents de la SONACOTRA animaient auparavant ce type de lieu dans lesquels les chibanis pouvaient avoir une vie sociale. Les animateurs ont disparu, mais nous les avons remplacés dans les locaux qui demeurent.

Les migrants âgés nous ont d’abord réservé un accueil mitigé, car ils avaient été échaudés par leur expérience d’associations qui ne s’engageaient pas durablement. Les Petits frères des pauvres sont présents auprès d’eux depuis huit ans maintenant – 120 bénévoles travaillent auprès de 250 personnes dans 25 foyers.

Nous avons constaté, à la lumière de notre expérience à Grenoble et à Lyon, que l’accompagnement des immigrés âgés différait selon le lieu d’implantation des foyers et les moyens qui leur étaient dédiés en matière d’action sociale.

À Grenoble, le foyer est situé au cœur de la ville. Le schéma départemental de gérontologie prend en compte depuis longtemps le cas des immigrés âgés, ce qui a permis de nouer des partenariats rapidement, notamment avec Adoma. La politique d’action sociale a donné des moyens aux travailleurs sociaux pour accompagner les migrants âgés. La présence d’une assistante sociale dans le foyer où nous intervenions a ainsi aidé à démêler de nombreuses situations.

À l’inverse, à Lyon, le foyer est situé à Vénissieux, à l’extérieur de la ville. L’absence de schéma gérontologique n’a pas empêché Adoma de nous accueillir, mais, à Vénissieux, les travailleurs sociaux n’ont pas de temps dédié aux migrants âgés ni de bureau dans les foyers.

À cause notamment de la barrière de la langue, les chibanis sont réticents à aller vers les travailleurs sociaux. En revanche, lorsque les travailleurs sociaux vont à leur rencontre, de nombreux problèmes peuvent se régler. Nous nous sommes donc inspirés de cette démarche.

Notre action repose sur un engagement dans le temps : afin de créer du lien social, il nous faut gagner la confiance de personnes qui ont été malmenées par la vie et ne comprennent pas toujours la nature bénévole du travail des associations.

À Vénissieux, en l’absence de travailleurs sociaux, les bénévoles de l’association jouent le rôle de passerelle et de courroie de transmission vers les acteurs institutionnels. Ils aident à démêler les situations administratives complexes, notamment liées la reconstitution des carrières complètes pour faire valoir les droits à la retraite. L’accès au droit des migrants âgés nécessite d’abord de signaler leur existence aux services sociaux.

La santé est un autre sujet important. En Rhône-Alpes, nous travaillons avec Intermed, réseau d’accès à la santé créé à l’initiative d’Adoma. Cette expérience enrichissante confirme l’intérêt de la présence de ce type d’acteurs dans les foyers. Les immigrés âgés sont souvent dépourvus de mutuelle et ignorent leurs droits en matière de santé. Ils préfèrent se priver de soins pour pouvoir continuer à envoyer de l’argent dans leur pays d’origine.

Notre travail auprès d’eux permet de signaler à Intermed des personnes dont l’état de santé est précaire. L’existence de partenariats dans le domaine de la santé permet d’améliorer le suivi sanitaire et de prévenir les situations les plus alarmantes.

Les intervenants dans les foyers permettent aussi de recréer un entourage qui pallie l’absence de proches.

À Grenoble, nous avons la chance d’avoir un café social que les chibanis apprécient puisqu’il correspond à leur culture et à leur mode de vie – ils aiment être à l’extérieur de chez eux et se retrouver autour de cafés. Ce lieu, riche de sens pour eux, permet de créer du lien social, d’allier convivialité et compétence afin de trouver des solutions à certains problèmes ou difficultés avant de solliciter les organismes sociaux. Les bénévoles y jouent un rôle social et d’assistance dans les démarches administratives.

Il faut comprendre pourquoi les immigrés âgés ne retournent pas dans leur pays d’origine. Leur histoire complexe fait qu’ils sont tiraillés entre la nostalgie du pays et la difficulté à y trouver une place après quarante ans d’absence. Cela explique les nombreux allers et retours qu’ils font. Certains disent même ne se sentir bien que sur le bateau ou dans l’avion, lorsqu’ils sont entre leurs deux pays.

Les immigrés âgés rencontrent les mêmes problèmes relevant de la gérontologie que les autres personnes âgées, mais ils sont victimes d’un vieillissement précoce en raison d’un métier difficile et émaillé d’accidents du travail.

Il est regrettable que les EHPAD soient aujourd’hui construits hors des villes alors que la présence des foyers au cœur des villes facilite le lien social, y compris avec les familles.

Je veux vous faire part d’une expérience intéressante dans un foyer à Grenoble qui, malheureusement, fermera prochainement. Ce foyer a aménagé une unité de vie en rez-de-chaussée pour qu’elle soit accessible aux migrants vieillissants qui connaissent des problèmes de mobilité, ainsi qu’un espace partagé par les praticiens pour prodiguer des soins. Les migrants, qui ne souhaitent pas plus que les autres personnes âgées aller dans les établissements spécialisés lorsque leur état de santé se détériore, ne sont ainsi pas obligés de quitter le foyer qu’ils ont connu pendant quarante ans. Cela les préserve d’un second déracinement et leur permet de finir leurs jours au même endroit.

Par ailleurs, plusieurs foyers ont été réhabilités avec la volonté de favoriser la mixité des publics accueillis. Mais, si la mixité est souhaitable, elle n’est pas possible entre tous les publics. Les personnes accueillies temporairement dans les foyers, qui souffrent d’addictions ou sont dans une situation de grande précarité, créent en effet une ambiance d’insécurité pour les immigrés âgés. La nuit, la population des foyers peut ainsi doubler ou tripler, et le week-end, certains d’entre eux deviennent des zones de non-droit, livrées à la prostitution et au trafic de drogue. Les migrants âgés sont alors obligés de rester enfermés dans leur chambre, en raison des problèmes de violences physiques.

Notre travail auprès des migrants, comme des autres publics, est guidé par la fidélité et la régularité : les chibanis sont très preneurs de liens et de rencontres régulières à condition de faire le premier pas.

Enfin, nous sommes confrontés au turn-over des responsables de foyer. En dépit du partenariat qui nous lie à Adoma, le manque d’information pèse sur le travail des bénévoles sur place. Nous avons ainsi appris par ses occupants la fermeture du foyer que j’évoquais précédemment. Ils avaient reçu une lettre leur laissant un mois seulement pour choisir l’endroit où ils souhaitaient aller vivre, ce délai étant peu compatible avec l’absence parfois prolongée à laquelle donne lieu leur retour dans le pays d’origine.

M. Alexis Bachelay, rapporteur. Je vous remercie, mesdames, pour vos exposés très concrets qui illustrent parfaitement les problèmes rencontrés par les vieux migrants. Profitant de votre expérience dans l’accueil de ces populations, je veux vous interroger sur quelques points particuliers.

En premier lieu, quels sont les principaux facteurs de fragilité et de vulnérabilité des immigrés âgés sur le plan sanitaire et social ? S’il est indispensable, comme vous l’avez dit, de leur porter la même attention et de leur reconnaître les mêmes droits qu’à tous les anciens, ne présentent-ils pas des spécificités liées à leur parcours et leur histoire ?

Avez-vous identifié des difficultés dans l’accès aux droits sociaux, notamment aux minima sociaux ? Quelles en sont les conséquences sur leur vie ?

Quelles sont les pathologies les plus fréquentes chez les immigrés âgés ? Nous souhaiterions à cet égard confronter votre expérience d’acteurs de terrain avec celle des professionnels de santé que nous avons auditionnés.

Les personnes âgées immigrées victimes d’isolement sont-elles pour l’essentiel des hommes, anciens travailleurs migrants, ou des femmes arrivées en France dans le cadre du regroupement familial et qui sont souvent veuves de façon précoce ?

Pouvez-vous nous donner des exemples concrets de la prise en compte spécifique des migrants âgés par les départements, notamment dans les schémas gérontologiques que vous avez évoqués ?

Enfin, nos auditions montrent que la prise en charge dans des établissements spécifiques est difficile à faire accepter. Je prendrai l’exemple de cet établissement construit par Adoma à Bobigny, doté de quatre-vingts chambres spécialement dédiées à l’accueil des immigrés âgés dépendants. Seules quatre personnes vivant dans des foyers ont été volontaires pour s’y installer. Comment analysez-vous l’échec de ce qui apparaissait à Adoma comme une bonne idée ? Comment améliorer la prise en charge du grand âge pour ces personnes victimes d’un vieillissement précoce ?

M. Daniel Vaillant. Votre constat concerne des migrants hommes arrivés en France pendant les Trente Glorieuses, après la décolonisation, qui ont travaillé dans les usines automobiles ou comme éboueurs. Ils sont confrontés à des difficultés en matière d’accès aux droits, de prise en charge sanitaire et d’hébergement. Ces problèmes peuvent être résolus à condition que cela corresponde à une volonté politique. Mais qu’en est-il pour la génération actuelle qui a subi des périodes de fort chômage ? Les problèmes posés seront-ils différents, compte tenu de la précarisation croissante ?

Considérez-vous que l’intégration est plus facile en milieu rural où la solidarité et la proximité sont plus fortes que dans les grandes villes où l’isolement semble plus grand ?

La situation dans les foyers dans lesquels cohabitent plusieurs générations est très préoccupante. Après avoir consacré leur vie à un travail pénible, les immigrés âgés pensaient pouvoir jouir d’une retraite paisible leur permettant de rentrer occasionnellement dans leur pays d’origine. Ils vivent très mal les problèmes posés par la prostitution et la drogue dans ces foyers.

Les petites résidences dédiées aux migrants sont-elles préférables aux grands foyers inhumains et mal entretenus, dans lesquels la pratique de la prière apparaît difficile ?

Quels sont les problèmes de santé spécifiques que rencontrent les immigrés âgés par rapport aux personnes dépendantes ?

Le rôle des cafés sociaux est primordial pour améliorer l’accès aux droits. Les associations peuvent sensibiliser les personnes aux droits auxquels elles pourraient prétendre.

Enfin, j’aimerais vous entendre sur la situation des femmes.

M. le président Denis Jacquat. Mesdames, j’ai entendu avec intérêt vos propos sur les EHPAD dont les échecs dans l’accueil des immigrés âgés nous ont été rapportés à plusieurs reprises. Vous avez également insisté sur l’importance de la localisation de ces établissements pour lutter contre l’isolement social. Je précise que les plans gérontologiques doivent aujourd’hui prévoir un essaimage des établissements sur le territoire, car toutes les collectivités souhaitent en accueillir. Vous avez raison de souligner l’intérêt des unités de vie dans les foyers pour immigrés âgés et l’importance de lieux de vie comme les anciennes cafétérias.

La succession de directeurs dans les foyers Adoma et l’évolution des missions qui leur sont confiées ne permettent pas de définir des lignes directrices claires. Vous avez fort justement mis en garde contre la cohabitation de populations très hétérogènes. Les pouvoirs publics doivent prendre conscience que les publics ne peuvent pas être mélangés lorsque les habitudes de vie sont trop différentes.

Mme Juliette Laganier. Pour nous, les personnes âgées immigrées sont un public comme les autres. Elles ne font pas l’objet de dispositifs dédiés qui, d’expérience, ne répondent pas toujours aux attentes.

Dans les projets d’accompagnement social, il faut veiller à favoriser la mixité entre des personnes confrontées à des problèmes similaires. Il est également important que les bénévoles, comme les travailleurs sociaux ou les personnels médicaux, soient formés afin d’avoir une meilleure connaissance des parcours des immigrés âgés et des moyens de les aider.

La question de la précarisation croissante se pose pour tous les publics – le nombre d’appels à l’accueil d’urgence du 115 a augmenté de 30 % et les demandes d’asile s’accumulent depuis cinq ans. Nous sommes en pleine réflexion sur ce sujet sans avoir encore trouvé de solutions.

Enfin, s’agissant de la taille des structures d’accueil, il est important d’associer les personnes concernées aux dispositifs créés pour elles. Leur avis est insuffisamment pris en compte.

M. le président Denis Jacquat. Les immigrés âgés ont souvent recours à l’aide alimentaire car ils ne bénéficient pas d’une retraite à taux plein puisqu’ils ont souvent interrompu leur carrière pour des raisons médicales avant l’âge légal de départ à la retraite.

Mme Juliette Laganier. En effet, 20 % des personnes bénéficiant de l’aide alimentaire sont d’origine étrangère. La mise en place d’un dispositif spécifique pour ces personnes ne serait pas une bonne idée puisque celles-ci vivent essentiellement dans les grandes villes où se trouvent pour l’essentiel les centres de distribution d’aide alimentaire.

En revanche, nous devons améliorer la formation des bénévoles qui interviennent auprès de ce public, en leur permettant de surmonter la barrière de la langue et de proposer un accueil qualitatif qui ne se limite pas à la seule distribution d’aide alimentaire.

Mme Fabienne Grimaud. Nous assurons parfois avec les infirmières ou les assistantes sociales le suivi du retour à domicile après une hospitalisation – les immigrés âgés n’ont souvent pas de médecin traitant et s’adressent donc directement aux urgences. Cet exemple illustre l’importance de travailler en partenariat avec tous les intervenants pour améliorer le suivi sanitaire.

Il en va de même pour lutter contre la précarité financière. Nous disposons d’interlocuteurs à qui nous pouvons signaler les difficultés et faciliter leur prise en charge. Les immigrés âgés n’ont pas tous le réflexe de se tourner vers l’assistante sociale ou de solliciter l’allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA), faute de connaître leurs droits.

En matière de santé, leurs petites retraites ne leur permettent pas de souscrire une mutuelle. Il est donc utile de leur expliquer le fonctionnement de la couverture maladie universelle (CMU) dont ils ignorent souvent l’existence.

Les immigrés âgés sont essentiellement aujourd’hui des chibanis de quatre-vingts ans. Mais nous commençons à rencontrer des femmes seules que l’on appelle les « bâtons de vieillesse » et qui sont arrivées en France par le biais d’un regroupement familial tardif afin d’aider un vieil homme dépendant. Devenues veuves, elles se trouvent sans moyens, sans maîtriser la langue et sans savoir comment retourner dans leur pays. Elles fréquentent plutôt les centres sociaux – nous en rencontrons très peu dans les foyers.

Deux raisons expliquent le faible succès des EHPAD auprès des immigrés âgés. Le premier frein tient au coût de cet hébergement : il est impensable, pour ces personnes, que le reliquat qu’elles auraient à payer les empêche d’envoyer de l’argent dans leur pays à des familles qui ne connaissent pas la réalité de leur vie en France. Par ailleurs, comme les autres personnes âgées, elles craignent que leurs libertés ne soient restreintes dans ces structures.

Les petites résidences sont évidemment préférables aux grands foyers, mais le plus important reste le maintien à domicile. Une expérience de mutualisation de l’aide à domicile est actuellement menée dans un foyer d’Aix-en-Provence afin de diminuer le coût des intervenants. Cela suppose que les personnes intervenant dans les foyers soient formées au respect des codes culturels des migrants âgés. Nous essayons de mettre en place à Grenoble, pour l’aide à domicile, une organisation plus efficace et à moindre coût, car les immigrés âgés en sont demandeurs.

La question de la fin de vie est également importante pour les immigrés âgés. Nombre d’entre eux craignent de devoir rester en France alors que, pour des raisons culturelles, ils souhaitent mourir sur la terre où ils sont nés. Ils attendent souvent le dernier moment pour retourner définitivement au pays, malgré des conditions de vie très précaires.

M. le président Denis Jacquat. Nous savons qu’il existe des assurances pour le rapatriement des corps. Mais cette question est très complexe pour les familles.

Je vous remercie, mesdames, pour la qualité et la pertinence de vos réponses.

Puis, la mission d’information entend M. Jean-Louis Borloo, ancien ministre de l’emploi, de la cohésion sociale et du logement.

M. le président Denis Jacquat. M. Jean-Louis Borloo était ministre de l’emploi, de la cohésion sociale et du logement lors de l’adoption de la loi du 5 mars 2007 instituant le droit au logement opposable et portant diverses mesures en faveur de la cohésion sociale, dite « loi DALO ». Ses articles 58 et 59 prévoyaient la création d’une « aide à la réinsertion familiale et sociale des anciens migrants dans leur pays d’origine », destinée à permettre aux anciens travailleurs immigrés, résidant notamment dans des foyers de travailleurs, qui souhaiteraient résider durablement dans leur pays d’origine, d’y percevoir une aide comparable aux prestations versées sous condition de résidence ou d’occupation d’un logement.

Lors de nos précédentes auditions, la question de l’absence d’entrée en vigueur de cette disposition a souvent été abordée. Il revient donc à notre mission d’information de s’interroger sur les raisons de la non-application de la loi, d’en comprendre les causes et d’envisager de nouvelles solutions.

Notre mission s’intéresse à la situation des immigrés âgés de plus de cinquante-cinq ans, originaires d’États tiers à l’Union européenne, qui représentent 800 000 personnes, dont 350 000 ont plus de soixante-cinq ans, et proviennent majoritairement des pays du Maghreb.

M. Jean-Louis Borloo. Je me félicite de la création par Claude Bartolone de votre mission d’information, qui concerne des questions importantes et sensibles, aussi bien sur le plan humain que sur le plan des symboles de notre pays et de son histoire.

Les populations concernées – les chibanis – ont largement contribué à la reconstruction de la France, dans le secteur du bâtiment notamment, et ont généralement décidé de ne pas bénéficier du regroupement familial. Elles n’envisageaient pas de s’installer définitivement chez nous.

J’ai découvert le problème dans les années 2004 et 2005, par le prisme de la SONACOTRA, devenue Adoma, chargée de la gestion des foyers de travailleurs migrants.

Les chibanis ont désormais une part de leurs racines en France, parce qu’ils se sont liés d’amitié avec leurs voisins de chambrée notamment, mais conservent néanmoins un certain attachement à leur terre d’origine. Ils sont inquiets à l’idée de savoir si, en cas de retour au pays, ils pourront néanmoins revenir en France de temps en temps. Il s’agit d’une préoccupation vitale.

Il fallait donc trouver une formule leur permettant de retourner dans leur pays d’origine pendant quelques mois, voire définitivement, sans que le lien avec France ne soit entièrement rompu.

À ma grande surprise, ce sujet a suscité d’invraisemblables débats. Peu de textes de loi ont fait l’objet d’autant de prévention juridique et de rigueur de la part des différentes administrations.

Je considère que verser ces prestations non contributives aux immigrés âgés n’est rien d’autre qu’un geste de dignité républicaine qui, de surcroît, ne coûterait rien à la France. En effet, si les personnes concernées devaient rester en France, elles continueraient de percevoir ces prestations. On pourrait même considérer que leurs retours momentanés au pays entraîneraient quelques économies pour nos services publics, notamment de santé.

Les arguments portant sur les problèmes posés par le versement d’une prestation non contributive réservée aux personnes ayant résidé en France sont les mêmes depuis des années. Le travail préparatoire extrêmement important mené avec le Conseil d’État avait permis de trouver une formule juridiquement acceptable, y compris au regard du droit de l’Union européenne. La création de l’allocation spécifique, qui ne soulevait pas de difficultés juridiques d’après le Conseil d’État, fut d’ailleurs adoptée à l’unanimité de l’Assemblée nationale et du Sénat à la toute fin de la XIIe législature. Malgré cela, certains travailleurs migrants m’ont dit qu’ils craignaient que l’aide ne soit pas mise en place. Ils avaient vu juste !

Les projets de décrets d’application furent ensuite transmis au Conseil d’État. Plus tard, constatant que les décrets d’application n’avaient toujours pas été publiés, on me dit que le Conseil d’État s’était soi-disant opposé à leur rédaction. J’ai alors découvert que les projets de décrets avaient été rappelés pour être légèrement modifiés. En réalité, aucune modification n’y a été apportée, le texte a purement et simplement disparu. C’est pourquoi je demande, chaque année, à tous les chefs de Gouvernement de mener à bien ce dossier.

Comment a-t-on pu ainsi méconnaître un vote unanime des représentants de la nation en soustrayant de l’examen du Conseil d’État le projet de décret d’application correspondant ?

Aujourd’hui encore, j’entends, à l’encontre de ce texte, les mêmes arguments qu’il y a six ans. Or, j’affirme que le travail avait été réalisé en amont en concertation étroite avec le Conseil d’État et que nous avions pris le temps de penser la mesure de façon très minutieuse.

Je me réjouis donc de l’initiative prise par votre mission d’information car c’est un sujet qui me tient à cœur.

M. le rapporteur. Vous venez, et je vous en remercie, d’ajouter une pièce manquante au « puzzle » de l’histoire mouvementée des articles 58 et 59 de la « loi DALO », qui ne sont toujours pas entrés en vigueur.

Le débat a rapidement pris un tour juridique, portant notamment sur l’« exportabilité » des droits, les conditions de résidence, ou encore les risques d’extension d’une prestation au-delà des personnes pour lesquelles elle a été conçue. Nous avons à cet égard recueilli des avis très différents les uns des autres, ce qui nous prive de certitudes quant à la validité juridique de la solution retenue par la loi.

Aurait-il fallu que celle-ci bénéficiât d’un travail préparatoire plus approfondi ? La majorité des immigrés dont nous parlons, à hauteur de 80 % ou 90 %, ne souhaite pas rentrer définitivement dans leur pays d’origine. Le problème posé est donc celui de leur « navette » entre terre d’origine et terre d’accueil, à laquelle ils sont parfois au moins autant, sinon davantage, attachés. Ce qui fait que la question de l’« exportabilité » des droits cache bien d’autres problèmes, notamment celui des conditions de logement.

Il y a donc une loi adoptée, des projets de décret d’application déjà rédigés mais non examinés par le Conseil d’État…

M. Jean-Louis Borloo. Parce que le Gouvernement les a retirés, avant que le Conseil d’État ait pu se prononcer. Ne vous laissez pas abuser par les mêmes arguments inlassablement mis en avant ! Il faut aller à Gennevilliers pour se rendre compte de ce que ressentent les chibanis, tant de fois trahis ! Ils souhaitent, dans un premier temps, pouvoir effectuer la « navette » pendant quelques années, et, dans un second temps, se réinstaller dans leur pays d’origine.

M. le rapporteur. Nous savons, par le directeur de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), qu’une décision politique, prise en octobre 2007, est intervenue et a eu pour effet d’enterrer le sujet.

Nous avons maintenant fait le tour de la question. Ce qui importe est de savoir comment on peut la réexaminer et quelle formule, analogue ou différente, il est possible de mettre en place. À mon sens, il ne faut pas se focaliser sur la rédaction « loi DALO » car rien ne nous empêche de la modifier pour qu’elle aboutisse enfin.

De nombreuses associations nous ont indiqué qu’une partie considérable des immigré âgés ne bénéficiaient pas de l’ASPA parce qu’ils ne l’avaient jamais demandée. Il nous est donc apparu que le premier problème des immigrés âgés résidait dans leur accès très insuffisant aux droits. L’isolement dans lequel ils se trouvent, la barrière de la langue et leur discrétion expliquent qu’ils ne réclament pas leurs droits. Par ailleurs, et cela est grave, les contrôles effectués dans les foyers les ont placés dans la situation de fraudeurs, ce qui a constitué une atteinte à leur honneur et est totalement contraire à leur état d’esprit. En réalité, le non-respect de la condition de résidence de six mois et un jour pour bénéficier de l’ASPA explique qu’ils aient été considérés comme en tort. Dans certains cas, leur absence de réponse à un courrier simple de l’administration a entraîné la suspension de leurs droits, avant qu’ils aient eu le temps de répondre. À cet égard, il y un problème plus général de maltraitance qu’il conviendrait de corriger. Cela relève de l’honneur de la République !

Parallèlement au problème d’accès aux droits, la question du logement des immigrés âgés est celle qui revient le plus souvent. Adoma a lancé, il y a une quinzaine d’années, un plan de traitement des foyers de travailleurs migrants en résidences sociales. Sur 320 établissements concernés, 160 seulement ont été traités. Lorsque vous étiez ministre chargé du logement, vous êtes-vous penché sur cette question ? Comment expliquez-vous le retard de réalisation par rapport à l’objectif ? À titre d’exemple, on compte une résidence sociale et trois foyers à Gennevilliers, dont un comporte 380 chambres, avec toutes les conséquences pratiques, en termes de manque de convivialité ou de promiscuité, que l’on peut imaginer : ce foyer doit être démoli et reconstruit à l’horizon 2016.

Aujourd’hui, d’après les chiffres transmis par Adoma, trois immigrés âgés meurent en moyenne chaque jour. Ils sont souvent victimes de pathologies dues aux métiers qu’ils ont exercés et leur taux de mortalité est sensiblement supérieur à celui des retraités français. Nous aimerions aussi recueillir votre avis sur ce point.

M. le président Denis Jacquat. La moyenne d’âge des immigrés vivant en foyer est d’environ soixante-dix ans.

M. Daniel Vaillant. Je salue d’abord la franchise et la liberté d’expression de M. Jean-Louis Borloo. Il nous faut surmonter les vicissitudes du passé et régler politiquement un problème sur lequel nous semblons être tous d’accord. Une nouvelle loi est-elle nécessaire puisqu’il en existe déjà une ?

Les immigrés âgés peuvent jouer un rôle utile dans l’actuelle société française vis-à-vis des jeunes générations dont ils ne partagent pas les dérives, animés qu’ils sont par une double nostalgie, du pays de leur enfance et des Trente glorieuses au cours desquelles tout était possible dans une République laïque, soucieuse du droit et du respect de tous.

En outre, un texte de loi voté à l’unanimité mérite une considération particulière, que le pouvoir exécutif semble avoir méconnue.

Est-ce pour des raisons purement budgétaires que le projet de décret d’application de la « loi DALO » a été retiré ou bien du fait de certaines barrières idéologiques qu’il faudrait aujourd’hui dépasser ?

Sa mise en vigueur ne règlerait évidemment pas tous les problèmes, certains tenant par exemple à l’accès à la santé et au logement.

Quoi qu’il en soit, et indépendamment de son incidence financière, cette allocation spécifique me semble être due aux migrants âgés, qui ont cotisé aux régimes d’assurances sociales et ne sont pas, contrairement à ce que l’on peut entendre, à la charge de la collectivité. Cela est également vrai des immigrés plus jeunes.

Quand l’État aura honoré son engagement, il conviendra de faire participer les collectivités territoriales à l’organisation de la vie quotidienne des immigrés, et privilégier ainsi une politique de proximité.

Mettons en place l’allocation spécifique – mission qui incombe à l’État – puis traçons des pistes d’évolution avec les collectivités territoriales.

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Qu’est-ce qui bloque réellement dans cette affaire de prestation spécifique ?

M. Jean-Louis Borloo. C’est bien la question la plus difficile ! On a d’abord opposé à la prestation des arguments budgétaires mais ils ne sont pas valables pour les raisons déjà indiquées.

Votre mission d’information a également entendu des arguments, notamment d’ordre juridique, dont je réfute complètement le bien-fondé.

Il m’a été expliqué qu’un projet de décret a bien été transmis pour avis au Conseil d’État le 2 mai 2007, mais qu’en octobre 2007, le Gouvernement a fait savoir qu’un nouveau projet de décret serait soumis au Conseil d’État et qu’il n’était donc plus nécessaire qu’il se prononce sur le précédent. Celui-ci a donc été rayé des rôles et aucune nouvelle saisine n’est intervenue. Il est scandaleux de faire dire au Conseil d’État ce qu’il n’a jamais dit.

Il me semble qu’à différents échelons administratifs, la mise en place de ce dispositif n’était pas souhaitée. On continue donc de vous abreuver des mêmes arguments, notamment de celui prétendant que les immigrés concernés n’auraient pas souhaité percevoir la prestation, pour des raisons irréelles. La prestation présentait l’avantage de la simplicité.

De nombreux immigrés sont déjà rentrés dans leur pays en abandonnant leurs droits et je crains bien que, dans certains milieux administratifs, on ait espéré que les autres suivraient le même chemin ou disparaîtraient avec le temps.

Le plan d’Adoma a pris du retard car le Gouvernement devait par ailleurs faire face à des problèmes de logement social et de risques de multiplication des émeutes urbaines.

Mais je reviens sur ce qui me tient le plus à cœur : il suffit aujourd’hui de ressaisir le Conseil d’État sur le projet de décret qui lui a déjà été transmis.

M. Daniel Vaillant. Le Parlement pourrait adopter une résolution demandant que le décret soit remis à l’ordre du jour.

M. le président Denis Jacquat. Cela pourrait faire l’objet d’une préconisation de notre mission d’information.

M. le rapporteur. Le blocage est d’autant plus incompréhensible que l’« exportabilité » des droits existe déjà pour les retraites contributives. Le problème du bénéfice de l’allocation spécifique ne se pose donc que pour ceux qui, ayant eu des carrières professionnelles discontinues, ne peuvent jouir d’une retraite à taux plein et doivent rester en France pour profiter de l’ASPA. Sauf à considérer qu’il serait illégitime de leur accorder la possibilité de conserver des droits équivalents grâce à l’allocation spécifique, ce qui renverrait à des considérants inavouables, rien ne peut expliquer de façon rationnelle le blocage constaté.

Je voudrais aussi évoquer une toute autre question, qui fait partie des revendications des associations : celle du droit de vote aux élections locales des résidents non communautaires. Alors qu’on pourrait aborder ce sujet de façon sereine, des passions typiquement françaises nous en empêchent. Qu’en pensez-vous ? Le Gouvernement explique qu’il ne sera pas possible de réunir les trois cinquièmes des voix nécessaires à l’adoption d’une révision constitutionnelle par le Parlement réuni en Congrès.

M. Jean-Louis Borloo. Je trouve extraordinaire qu’on anticipe la réponse avant d’avoir posé la question ! Le vote des parlementaires est libre. Un certain nombre de parlementaires, de toutes les couleurs politiques, y étaient plutôt favorables. Mais il est vrai que certains se demandent aujourd’hui si ce débat est opportun dans le contexte actuel. Prenons garde, en effet, de ne pas lancer de débats qui risqueraient surtout de provoquer des blessures, comme on l’a vu à l’occasion du débat sur l’identité nationale.

Sur le thème de l’intégration, un effet d’optique nous empêche de bien raisonner. Je suis aujourd’hui stupéfait par les progrès réalisés par l’intégration républicaine au cours des dix dernières années, depuis les premiers concours « Talents des cités » jusqu’au succès, dans l’entreprise, comme au cinéma ou à la télévision, de nos compatriotes d’origine immigrée... Mais, en même temps, une petite frange de la population immigrée s’est radicalisée, ce qui laisse d’aucuns penser que les trafiquants et les djihadistes mettent en péril l’évolution générale. Il faut donc être prudent sur ces sujets !

La mesure envisagée en 2007 est fondamentale. Elle aura un impact essentiel sur les générations plus jeunes.

M. le président Denis Jacquat. Nous vous remercions pour la qualité et la franchise de vos explications.

Enfin, la mission d’information entend, sur les thèmes de l’exercice du culte et du droit funéraire, M. Louis-Xavier Thirode, chef du bureau central des cultes à la direction des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l’intérieur, M. Abdelhafid Hammouche, professeur à l’université Lille 1 et M. Yassine Chaïb, sociologue.

M. le président Denis Jacquat. Nous abordons à présent les thèmes de l’exercice du culte et du droit funéraire, en recevant M. Louis-Xavier Thirode, chef du bureau central des cultes à la direction des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l’intérieur, M. Yassine Chaïb, sociologue, et M. Abdelhafid Hammouche, professeur à l’université Lille 1, accompagné de Mme Sylvaine Colombier.

La sous-direction des libertés publiques, dont fait partie le bureau central des cultes, assure la veille juridique en ce qui concerne le droit des cultes, l’application du principe de laïcité et du principe de liberté religieuse et le respect des dispositions de la loi du 9 décembre 1905 portant séparation des Églises et de l’État. Elle entretient par ailleurs des relations avec les autorités représentatives de toutes les religions pratiquées en France.

Monsieur Chaïb, vous êtes sociologue et responsable de la mission d’appui aux politiques de la direction régionale de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale de Picardie. Vous êtes notamment l’auteur d’un ouvrage intitulé L’émigré et la mort : la mort musulmane en France, dans lequel vous abordez de nombreuses questions liées à l’inhumation d’immigrés en France comme au pays. Plus généralement, vous avez travaillé sur la question du vieillissement dans l’immigration, ce qui constitue le cœur de nos travaux.

Monsieur Hammouche, vous êtes sociologue, professeur des universités. Vos recherches portent sur les situations migratoires, notamment sur les rapports de génération et les évolutions familiales lors des migrations, ainsi que sur les dynamiques sociales dans les quartiers dits « sensibles ». Vous pourrez donc nous apporter un éclairage sur les relations familiales en matière de religion et un écho du terrain, notamment des quartiers relevant de la politique de la ville.

Notre mission d’information s’intéresse à la situation des 800 000 immigrés âgés de plus de cinquante-cinq ans originaires d’États tiers à l’Union européenne vivant en France, dont 350 000 ont plus de soixante-cinq ans. Il nous a semblé nécessaire d’aborder les thèmes de l’exercice du culte des immigrés âgés, au sein des foyers comme en dehors, et du droit funéraire. Nous aimerions donc vous entendre sur les pratiques religieuses en lien avec le temps de la retraite, le choix du lieu d’inhumation, la présence de « carrés confessionnels » dans les cimetières, etc.

M. Louis-Xavier Thirode, chef du bureau central des cultes à la direction des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l’intérieur. Après vous avoir présenté quelques observations générales sur la pratique religieuse des immigrés âgés, qui, pour l’essentiel, sont musulmans, j’aborderai trois sujets particuliers : la pratique funéraire, l’exercice du culte dans les foyers de travailleurs et le pèlerinage à La Mecque.

Deux sondages, réalisés par l’IFOP en 2009 et 2011, et l’enquête « Trajectoires et origines » de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) permettent de dégager quatre faits saillants liés à la pratique religieuse des musulmans âgés.

Les personnes âgées sont relativement peu nombreuses chez les musulmans de France, la population musulmane étant assez jeune dans notre pays.

Elles ont une pratique religieuse plutôt plus développée que les classes d’âge plus jeunes. Ainsi, 41 % des personnes de plus de cinquante-quatre ans fréquentent la mosquée, 34 % font le pèlerinage, 32 % des plus de soixante-cinq ans ont l’intention de le faire, alors que ces pratiques sont beaucoup plus faibles dans les autres classes d’âge étudiées.

Le rapport à la société ambiante révèle des positions un peu plus conservatrices chez les immigrés âgés, notamment sur la question des mariages mixtes.

Enfin, la religiosité des personnes âgées musulmanes est plus développée que celle des autres immigrés, notamment de ceux se déclarant catholiques.

Sur la question des musulmans âgés face à la mort, où se mêlent l’émotion, le droit funéraire et les rites religieux, on entend tout et son contraire. Il est vrai que le matériel statistique est assez difficile à trouver. Ainsi, on prétend que 80 % des musulmans souhaitent se faire enterrer dans leur pays d’origine. Ce chiffre s’explique par des facteurs psychologiques, la mort ne faisant pas nécessairement partie du projet migratoire, par des facteurs culturels ou religieux – la plupart des rites musulmans étant contrariés par les modes de gestion de la pratique funéraire en France – et, enfin, par des facteurs économiques liés à l’intérêt de certains acteurs du marché funéraire à organiser le rapatriement des corps.

Il convient toutefois de relativiser cette réalité, et l’estimation traditionnelle de 80 % est à considérer avec précaution. Ainsi, l’exemple d’une mosquée de Bordeaux montre que, sur 719 décès survenus entre 1993 et 2011, il y a eu 491 rapatriements pour 228 inhumations sur notre territoire, soit une proportion des deux tiers. Pour l’ensemble des décès, les rapatriements, qui sont autorisés par une décision administrative, sont au nombre de 10 000 par an, dont 6 000 vers le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et la Turquie.

Il faut noter que, en la matière, les pratiques évoluent. L’enterrement dans notre pays a été religieusement validé et, aujourd’hui, le projet de vie en France implique un enterrement en France. L’État se préoccupe de cette question : le premier cimetière confessionnel musulman a été installé à Bobigny dans les années trente et plusieurs circulaires relatives à la législation funéraire ont été prises à partir de 1975, renouvelées en 1991 et en 2008. C’est donc la circulaire du 19 février 2008 qui fixe le cadre actuel de l’exercice funéraire.

Quatre questions pratiques se posent en la matière. La première est celle des « carrés confessionnels » dans les cimetières. Un recensement réalisé en 2010 auprès des communes françaises a dénombré 200 « carrés confessionnels » musulmans sur notre territoire. Un autre recensement en cours, pour lequel nous avons déjà recueilli les réponses d’un tiers des départements, laisse présager une augmentation de la création des « carrés musulmans ». Ainsi, le département du Rhône compte seize « carrés musulmans », contre dix en 2010, et le département de la Seine-Saint-Denis en compte quatorze, contre neuf en 2010.

La création des « carrés confessionnels » doit être conforme aux principes du droit funéraire, au premier rang desquels la neutralité des cimetières et notamment de leurs espaces collectifs, en application de la loi de 1881 sur la liberté des funérailles.

La deuxième question est relative à la perpétuité des concessions. Elle se pose pour toutes les sépultures, en raison, notamment, de la raréfaction des terrains dans les cimetières. En la matière, une grande liberté est laissée aux communes. Il faut noter que la problématique de l’absence ou de la raréfaction des concessions perpétuelles peut être compensée par un renouvellement des concessions temporaires, comme le rappellent les maires.

La troisième question a trait au respect des rites. Sur ce point, je pense que l’adaptation est plutôt réussie, le meilleur exemple étant celui des monuments funéraires qui allient les styles traditionnels et les styles plus communs dans nos cimetières. Il faut cependant noter que des volontés s’expriment, s’agissant notamment des règles sanitaires, comme en témoigne le débat qui a eu lieu à Avignon en fin d’année dernière, à l’occasion duquel une partie des responsables musulmans contestait l’utilisation du géotextile pour la réfection d’un cimetière.

La quatrième question est liée au choix de l’emplacement de la tombe au sein du cimetière. À cet égard, il faut rappeler que le principe de liberté des funérailles implique que c’est l’individu qui choisit d’être enterré au sein d’un « carré confessionnel » ou, à défaut, sa famille, et non la communauté religieuse.

Sur ce point de la « doctrine funéraire », je dirai qu’il est sans doute nécessaire de trouver un équilibre entre l’aspiration à s’approprier la terre où l’on a vécu, qui correspond réellement à une demande des communautés de fidèles musulmans, et le respect des grands principes du droit funéraire – salubrité, individualisation des funérailles, etc. Dans ce cadre, l’État a un devoir de facilitation, d’explicitation du droit, notamment au regard du respect des principes. Il a également un devoir de protection des individus.

Il existe en France de grands opérateurs de gestion des foyers de travailleurs migrants, notamment Adoma, qui dénombre environ 300 salles de prière dans ses foyers. À l’origine, la SONACOTRA mettait à la disposition des résidents des espaces pouvant être utilisés ponctuellement comme lieux de culte. La situation a changé à partir des années soixante : le public cible a évolué, l’opérateur s’est réorganisé et a proposé des salles permanentes, ouvertes aux personnes extérieures aux foyers. En outre, on dénombre aujourd’hui quelque 2 300 mosquées, contre une centaine dans les années soixante-dix. Cette situation pose la question de l’application du principe de laïcité : un opérateur public a-t-il vocation à gérer des lieux de culte dans les foyers ?

En la matière, votre Mission pourrait opportunément accompagner les efforts d’Adoma et de l’État qui travaillent à une rationalisation de la gestion des lieux de culte et éventuellement, dans le cadre des projets de réorganisation, à leur regroupement dans des salles extérieures.

Les immigrés âgés partent souvent en pèlerinage à La Mecque à la fin de leur vie. L’État a un rôle de protection à leur égard et ses services sont loin d’être inactifs en la matière. En effet, chaque année, le Quai d’Orsay, le ministère de l’économie et des finances et le ministère de l’intérieur diffusent, par le biais des conseils régionaux du culte musulman et le Conseil français du culte musulman (CFCM), une brochure sur l’organisation du pèlerinage. En outre, les ministères concernés travaillent à un projet de charte de qualité des agences de voyages. Enfin, sur place, à Djedda, le Quai d’Orsay organise une assistance d’urgence pour les pèlerins en difficulté afin de favoriser, en concertation avec les instances représentatives du culte musulman, la qualité des prestations fournies par les agences de voyages.

M. Yassine Chaïb, sociologue. Mes travaux sur l’intégration par la mort et les rites funéraires d’enracinement, que je mène depuis trente ans, m’ont amené à distinguer l’immigration familiale et l’immigration de l’homme seul.

Dans le cas de l’immigration familiale, les études que j’ai effectuées sur des dossiers consulaires concernant le Maghreb et la Turquie m’ont permis de démontrer que le retour post mortem systématique s’explique par le fait qu’il est interdit chez les immigrés de mourir en France, car cela n’est pas prévu dans le projet migratoire. J’ai également montré l’existence d’enjeux économiques liés au rapatriement, car, même s’il représente un coût important, la famille d’origine souhaite faire valoir son droit de succession. Ainsi, cinq cents Tunisiens sont rapatriés chaque année et rares sont ceux qui sont inhumés en Europe, sauf en cas de mariage mixte ou de souhait de crémation. J’ai observé la même situation chez les Marocains.

Il faut dire que les pays d’origine offrent à l’immigré une protection personnelle. Ainsi, l’État tunisien fournit une avance qu’il récupère à la liquidation de la succession. Le gouvernement mexicain utilise également le rapatriement des nationaux qui décèdent aux États-Unis comme un moyen diplomatique. Cette question du retour post mortem dans un cadre familial comporte donc un volet sociologique, social – puisque des familles sont encore présentes dans le pays d’origine –, mais aussi un volet politique lié au pays d’origine.

Mais nous vivons actuellement un changement de paradigme et le rapatriement n’est plus systématique. Auparavant, les gens faisaient valoir leur attachement au pays : « Mon pays, c’est l’Algérie », disaient-ils par exemple. Désormais, comme l’ont montré mes travaux sur des personnes en fin de vie, ils déclarent : « Mon pays, ce sont mes enfants. » Il s’agit véritablement d’une revendication citoyenne. Cette génération de l’enracinement est cependant confrontée à plusieurs obstacles : la tension foncière freine l’aménagement des « carrés musulmans » et les pompes funèbres n’offrent pas un service commercial adapté.

Face au manque de places, les collectivités territoriales devraient devenir aménageurs et innovateurs. Aucune revendication n’est exprimée par les migrants pour refuser l’inhumation dans un cercueil, mais des innovations pourraient être envisagées dans le domaine des rites funéraires, comme le stationnement mixte avant l’inhumation – avec la présence de Français, de musulmans, de femmes, d’hommes –, pratique qui n’existe pas dans le pays d’origine où la personne est inhumée le matin en présence des hommes, alors que les femmes ne se rendent au cimetière que l’après-midi.

Pour l’heure, aucune circulaire n’a pris en compte cette tendance à se faire enterrer auprès de ses enfants. D’ailleurs, plus qu’aménageurs, les collectivités pourraient s’octroyer le rôle de géomètre en aménageant tout simplement, dans les « carrés musulmans », des concessions orientées vers l’est. Le reste ne les concerne pas, puisque ce sont les personnes concernées qui choisissent s’il convient d’édifier ou non un monument.

S’agissant des immigrés seuls hébergés dans des foyers Adoma, les départs de corps se multiplient en raison du vieillissement des résidents. Cette question de la mort chez les personnes âgées migrantes seules révèle une ambiguïté entre ce que j’appelle « décéder en France » et « mourir en France ». En fait, ces personnes prennent le risque de « décéder en France », car elles y ont cotisé et bénéficient de soins, mais elles se protègent du « mourir en France », car elles ne souhaitent pas s’y faire inhumer. Afin de se protéger de cette malédiction de mourir en France, elles souscrivent des assurances rapatriement ou développent une solidarité communautaire qui leur permet de se faire enterrer au pays grâce aux cotisations des résidents. Aussi font-elles des navettes constantes entre leur pays d’origine et la France, certaines conservant leur chambre au foyer pour faire ces allers et retours en prenant le risque de mourir sur le sol français.

Il faut également évoquer ce que j’appelle « l’économie de la valise ». Si ces personnes voyagent constamment entre le pays d’origine et la France, c’est aussi pour trouver des moyens de subsistance : elles tiennent des petits commerces de marchandises et viennent en France pour bénéficier de l’ASPA, qui fait vivre toute une famille dans le pays d’origine
– cette allocation étant souvent bien supérieure au salaire moyen des enfants restés au pays. Les migrants âgés sont par ailleurs une source d’inspiration culturelle, comme le montre le nombre croissant de travaux réalisés sur « les oubliés de guerre », qui ont combattu aux côtés de la France pendant la Seconde Guerre mondiale. Je crois qu’il est important de recueillir leur parole pour connaître leur trajectoire et de leur donner une citoyenneté, car ce sont des citoyens à part entière.

Ces personnes âgées et isolées, piégées par leur propre projet migratoire, appartiennent à l’histoire de l’immigration, et nous n’en connaîtrons pas d’autres comme elles à l’avenir : nous aurons désormais beaucoup plus à gérer leur mort qu’à gérer leur vie.

M. Abdelhafid Hammouche, professeur à l’université Lille 1. Comme vous l’avez indiqué en préambule, monsieur le président, mes travaux ne portent pas directement sur les thèmes du culte et de la pratique funéraire, mais plus largement sur les situations migratoires. Je me suis plus précisément intéressé à la vie des migrants, à ce qui se passe au sein des familles, au rapport entre générations et aux questions matrimoniales. À cet effet, je me suis penché sur la situation des migrants seuls ou vieillissants, jamais en les isolant, mais plutôt en les incluant dans un contexte, dans un système social. Mon questionnement porte sur la vie sociale, sur le type de lien que ces personnes entretiennent ici et là-bas. Dans le cadre des travaux que je mène depuis les années quatre-vingt sur plusieurs régions de France, je me suis principalement concentré sur les migrants originaires du Maghreb.

Mon exposé s’articulera en trois points. J’évoquerai d’abord les évolutions en matière de vieillissement, de culte et de mort depuis les années soixante jusqu’à aujourd’hui. Puis, j’étudierai la nature des liens qui se nouent avec la France et avec le pays d’origine. Enfin, je soulignerai quelques éléments qui me paraissent importants.

La question du vieillissement a pris une dimension considérable au cours des dernières décennies. Si elle concerne la société française dans son ensemble, elle est sans doute plus sensible pour les migrants qui, dans les années soixante, étaient considérés comme de passage. À bien des égards, leur sédentarisation relative, pas toujours énoncée, a accompagné nos changements de regard : un certain nombre de questions sont apparues avec le vieillissement des migrants. Aussi n’est-il pas surprenant que la question funéraire revête aujourd’hui une importance sociale et politique.

Parmi les migrants des années soixante, celui – et non pas celle – qui vous intéresse est le célibataire géographique.

M. le président Denis Jacquat. La Mission s’intéresse à tous les immigrés âgés.

M. Abdelhafid Hammouche. Au départ, mes travaux ont essentiellement porté sur les hommes, mais il est vrai que la féminisation de l’immigration est un élément non négligeable. Pour le moment, le vieillissement concerne principalement les hommes.

Jusqu’aux années quatre-vingt, les migrants seuls ou en famille avaient une perspective non négociable, le retour, si bien que la question de la mort et celle du culte étaient quelque peu suspendues. Les pratiques cultuelles donnaient lieu à des compromis, et nous avions affaire à un islam villageois où les gens s’autorisaient, par exemple, à ne pas faire le ramadan. La pratique était donc réservée, aménagée. Pour la mort, des formes de solidarité étaient organisées par les migrants, avec la constitution de caisses pour le rapatriement des corps. Aujourd’hui, nous sommes dans un islam urbain où le jeu des définitions et des interprétations prend une importance considérable. Et la solidarité villageoise a été écartée au profit d’une autre forme de solidarité, avec les assurances et le rapport au consulat.

À partir des années quatre-vingt, les personnes vieillissantes ont connu une trajectoire différente selon qu’elles vivaient en famille ou étaient seules. Les personnes vivant en famille ont éprouvé une difficulté à affirmer clairement ce que j’appelle « la double installation » : les plus âgées, en particulier les plus marquées par l’histoire coloniale, ont eu du mal à dire qu’elles s’installaient définitivement en France – ce qui ne veut pas dire qu’elles ne l’ont pas fait. Ce concept de « double installation » est important selon moi, car il interroge sur la précarité et toutes les difficultés que vous pouvez supposer. En tout cas, pour ces personnes, se posent les questions de la gestion des rapports intergénérationnels à l’intérieur de la famille, qui est très compliquée, et de la relation au pays, évoquée par M. Chaïb.

Pour les migrants célibataires géographiques, les choses sont plus difficiles. Certains ont tenté de retourner s’installer au pays d’origine. Cela ne s’est pas toujours très bien passé : des complications peuvent naître là-bas, liées à des considérations économiques notamment, alors que, en France, des formes d’entraide et de solidarité existent, à l’intérieur du foyer ou grâce à une partie de la famille à proximité, ou encore par le bénéfice de logements en ville.

Il est important de noter que, au cours des deux périodes évoquées, la situation du migrant célibataire géographique n’est pas la même selon qu’il peut compter sur quelques parents à proximité ou qu’il est isolé. Au cours de la première période, les immigrés logés dans des foyers ou dans des cités accueillant des ouvriers baignaient dans une sorte de matrice relationnelle qui rappelait constamment le village. Aujourd’hui, la situation est autrement plus difficile pour les personnes seules.

Pour revenir à la « double installation », elle est soit appréciée, soit subie par la personne en fonction de son histoire. Un retraité revenu en Algérie me disait naguère : « Vous, les jeunes, vous pouvez au moins dire que vous ne supportez pas, tandis que nous, les plus âgés, nous n’avons pas ce droit moral, nous devons dire que nous attendions ce moment du retour. » Le fait d’avoir quitté la France lui posait de nombreux problèmes. Dans la mesure où ces situations peuvent se révéler très compliquées d’un point de vue pratique, financier ou juridique, il serait intéressant de réfléchir à leur amélioration. Cette « double installation » est vécue différemment par les migrants isolés et les migrants en famille, mais aussi selon l’âge et l’état de santé.

Le passage d’un lien clivé à un lien articulé constitue un changement décisif. Dans les années soixante et soixante-dix, il était inconcevable pour beaucoup d’affirmer autre chose qu’un lien exclusif au principe de l’État-nation. Un Allemand ne pouvait pas être français. Aujourd’hui, les personnes âgées qui ont gardé leur nationalité d’origine peuvent afficher plus sereinement une double appartenance. Cette question étant minée symboliquement, il est heureux que votre Mission se soit emparée du sujet des immigrés âgés. On assisterait donc au passage d’un lien d’opposition à un lien plus articulé, lequel existe pour les personnes âgées, mais aussi pour les familles et les enfants. Un certain nombre d’associations militent en ce sens et des dispositions législatives ont été prises en la matière.

Le rapport au culte a changé très profondément, non seulement en France, mais dans la plupart des pays d’origine. Aujourd’hui, les migrants ont affaire à un islam urbain, autrement dit à des pratiques qui sont mises en discussion et interprétées, et non plus à des pratiques transmises de génération en génération. J’ignore quelle est, dans cette dynamique de transformation, la part d’action volontaire et la part de contrainte.

S’agissant des droits, il faudrait parvenir à articuler contrôle et accompagnement, pour que les personnes concernées cessent de se sentir en permanence l’objet d’une suspicion. Ne négligeons pas non plus la portée du discours, la question migratoire revêtant une importante dimension symbolique. Soutenir et encadrer les initiatives comme celles de Saint-Étienne et de Lyon – destinées en priorité aux personnes âgées, mais potentiellement utiles à l’ensemble de la cité – peut également être bénéfique, même si chercher à résoudre tous les problèmes posés par les jeunes en les mettant au contact des plus âgés relève sans doute de l’utopie. En tout état de cause, il convient de reconnaître la contribution de ces derniers à l’effort industriel.

M. le rapporteur. Quel lien peut-on établir entre le vieillissement et la pratique religieuse ? Est-il exact qu’une fois à la retraite, les immigrés souhaitent consacrer plus de temps à l’exercice du culte, et faut-il en faciliter les modalités ? Ce problème ne semble pas prioritaire pour les chibanis des foyers de travailleurs migrants, d’autant qu’il existe aujourd’hui davantage de mosquées qu’il y a quelques années.

Vous avez évoqué la dichotomie entre islam villageois et islam urbain ; mais n’en existe-t-il pas une autre entre l’islam des parents et celui des plus jeunes ? Vous semblez dire d’un côté que les plus anciens sont plus attachés au respect de la pratique religieuse et de l’autre que l’islam urbain, entraînant une forme de pratique plus collective, exerce un contrôle social plus étroit que l’islam villageois qui laissait à chacun une liberté d’interprétation. Ces deux idées n’entrent-elles pas en contradiction ?

Le temps de la retraite, vous l’avez souligné, correspond au moment de la vie où le croyant peut effectuer un pèlerinage. Cette pratique se déroule-t-elle aujourd’hui dans des conditions satisfaisantes ou bien, face aux abus que vous semblez évoquer, faudrait-il en améliorer la réglementation et le contrôle ?

En matière de droit funéraire, la part des personnes souhaitant se faire enterrer dans leur pays d’origine a-t-elle évolué depuis dix ans ? Le nombre de 300 « carrés confessionnels » dans les cimetières français, souvent avancé, correspond-il à la réalité ? Quelque 70 % des immigrés âgés sont de confession musulmane et issus des pays du Maghreb ; d’autres religions sont-elles concernées par la question des rites funéraires ? Existe-t-il des études évaluant les besoins et les demandes des populations immigrées dans ce domaine ?

En tant qu’élu local, je sais d’expérience que les maires ayant aménagé un « carré confessionnel » font face à l’afflux des demandes de la part des résidents des communes voisines qui n’offrent pas la même possibilité. Comme en matière de logement social, le fait de jouer le jeu républicain soumet leurs villes à la pression ; pourtant, s’ils souhaitent privilégier les habitants de leur propre commune, ils ne peuvent que rejeter les demandes des résidents extérieurs et doivent donc assumer une position inconfortable face au deuil des familles. Pour limiter cet effet pervers, il faudrait sensibiliser la population aux règles du jeu, et les maires qui n’en ont pas encore pris conscience, au fait qu’il est nécessaire d’offrir aux personnes qui le demandent la possibilité d’être inhumées dans un espace confessionnel.

M. Abdelhafid Hammouche. Comme on a pu l’observer à la fin des années soixante-dix, lorsque la crise de la sidérurgie a mis nombre d’ouvriers de la région stéphanoise à la retraite, ce passage a pour les individus une double conséquence : ils ont désormais du temps libre et, surtout, sont confrontés à l’approche de la mort. Le rapport suspendu au culte disparaît dès lors que la sédentarisation conduit à la sacralisation du territoire, la France cessant d’être un lieu de passage pour devenir un lieu d’ancrage. Si la retraite dégage du temps pour la pratique religieuse, ce changement du rapport au culte apparaît également fondamental.

S’agissant de la différence entre l’islam des parents et celui des enfants, les immigrés âgés ne veulent plus se cacher aujourd’hui pour pratiquer leur religion. Cette dynamique est liée à leur sédentarisation, mais également aux mutations qui interviennent dans leurs pays d’origine où l’urbanisation rend l’islam villageois de moins en moins praticable. Dans les villes du Maghreb, il ne survit que là où l’urbanisation procède du regroupement d’anciens villages, la transmission des pratiques perpétuant l’implication des plus âgés dans les grands événements, tels les enterrements. Mais même ce type de villes n’échappe pas à la diffusion d’une nouvelle vision de l’islam, qui concerne également la France. Le décalage entre les pratiques des parents et celles des enfants crée des situations compliquées au sein des familles. Le contrôle social, qui passait au village par l’implication de tout un chacun, fait alors l’objet d’une surenchère autour de l’exégèse des textes saints. Dans certains cas, la pratique religieuse peut conforter, voire renforcer l’autorité des parents ; mais dans d’autres, ces derniers sont au contraire discrédités sous prétexte de ne pas avoir connu le « vrai islam ». Les jeunes gens et les jeunes filles portés à lire et à réfléchir choisiront alors d’argumenter ; mais dans les quartiers sensibles, le conflit peut aussi prendre d’autres formes.

La redéfinition des rapports au religieux peut enfin se jouer non seulement entre parents et enfants, mais aussi à l’intérieur du couple. Les pèlerinages peuvent alors faire l’objet d’un jeu tactique subtil autour de la conduite à adopter, l’homme pouvant par exemple faire valoir son autorité sur la femme.

M. Yassine Chaïb. Le vieillissement favorise le retour sur soi, celui-ci pouvant être dominé par le moi collectif – déterminant le regain du religieux – ou par le moi individuel
– créant la déviance, comme dans le cas de la prostitution des seniors, en augmentation. L’évolution des immigrés âgés n’est donc pas univoque.

S’agissant de la dichotomie entre islam villageois et urbain, l’islam traditionnel
– pratiqué par les parents, souvent analphabètes – a cédé le pas à un islam d’érudition ou encyclopédique, les jeunes privilégiant une démarche de connaissances quasi boulimique. Comme l’expliquait Olivier Roy, on devient extrémiste lorsqu’on veut devenir docteur en théologie sans être reconnu académiquement.

En matière de pèlerinage, les associations qui organisent les voyages se distinguent souvent par une éthique commerciale défaillante, la fraude étant monnaie courante. Par ailleurs, autant la mort que le pèlerinage ont un prix et doivent être replacés dans une perspective économique. Aussi, le pèlerinage est-il un luxe : on se l’offre pour clôturer la vie de façon religieuse et obtenir un passeport pour l’au-delà.

De même, le rapatriement coûte cher. Les Chinois se font systématiquement rapatrier, alors que les Vietnamiens – d’une autre confession – ne le font pas.

M. le président Denis Jacquat. Les Chinois se font-ils incinérer en France ?

M. Yassine Chaïb. Non, ils se font rapatrier. Un port de Chine est spécialisé dans le retour post mortem, et une aérogare est réservée à cette activité. Des personnes de confession israélite se font également enterrer à Jérusalem. Ce désir personnel entraîne donc toute une circulation mortuaire.

En ce qui concerne le droit funéraire, la possibilité de se faire inhumer religieusement constitue une revendication citoyenne importante, que j’espère voir figurer dans les programmes des partis politiques à l’occasion des élections municipales. Tant que les communes n’auront pas réalisé cet aménagement, la frustration et la tentation de se faire rapatrier perdureront. Si les pouvoirs publics ne rendent pas possible l’enracinement de la première génération des immigrés, et que les parents décédés sont rapatriés dans leur pays d’origine, le problème sera transmis à la seconde génération, pourtant née en France, qui se demandera, le moment venu, si elle doit se faire enterrer auprès des parents, en Algérie. La possibilité de se faire inhumer en France conforterait le sentiment d’appartenance et l’enracinement de cette population, tout en lui laissant le choix de la solution.

Par ailleurs, la rareté générant toujours la cherté, les concessions funéraires deviennent un marché, leurs propriétaires se livrant parfois à un trafic lucratif. La surenchère foncière qui se développe dans les mairies ne cessera que si l’on aménage suffisamment de « carrés confessionnels ».

Enfin, l’idée de constituer des comités des sages dans les quartiers afin de fournir une référence aux jeunes a bien mieux fonctionné avec l’immigration subsaharienne qu’avec la population maghrébine.

M. le président Denis Jacquat. Il s’agit certainement d’une différence culturelle : en Afrique, « quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle » selon le proverbe.

M. Louis-Xavier Thirode. Toutes les études statistiques montrent que, quel que soit le culte, la pratique religieuse augmente avec l’âge, mais l’exercice du culte dans les foyers ne constitue pas le souci principal des chibanis. L’existence des salles confessionnelles représente en revanche un problème pour les foyers eux-mêmes, du point de vue de la gestion comme du respect du principe de laïcité : jadis utilisées ponctuellement par les résidents dans le cadre d’activités variées, certaines salles se sont progressivement ouvertes au public extérieur, tout en devenant un lieu de culte permanent.

La pratique de l’islam a indéniablement évolué, sous l’effet combiné de la mutation sociologique de l’immigration et du contexte international, l’appropriation de la religion acquérant une valeur identitaire. Gilles Kepel – qui a popularisé, dans son ouvrage Quatre-vingt-treize, la distinction entre l’islam des parents et celui des jeunes – parle d’« extension du domaine du halal » pour évoquer la nouvelle emprise du religieux sur des domaines qui n’y étaient auparavant pas soumis : désormais, on « voyage halal », on fréquente des « filières halal », et plus généralement on « vit halal ». Il ne s’agit toutefois que d’une des modalités de la pratique, les islams restant très divers.

Le pèlerinage – correspondant à un acte de purification – s’effectue traditionnellement en deuxième partie de vie. La Mecque accueille quelque 1,3 million de pèlerins par an, dont 20 000 à 30 000 Français. Les vieux pèlerins, qui en constituent le groupe le plus important, sont généralement encadrés par des agences, la délivrance du visa spécifique par l’Arabie Saoudite nécessitant en théorie de disposer d’un accompagnateur et d’une réservation d’hôtel sur place. En pratique, ces règles sont souvent contournées, certains opérateurs de marché n’hésitant pas à vendre des prestations inexistantes. Il conviendrait de renforcer le contrôle de ces opérations sur le territoire français, car un prestataire de service de voyages est tenu de respecter les conditions du contrat.

La proportion de personnes souhaitant se faire enterrer en France semble avoir augmenté, mais comme pour d’autres enjeux concernant les immigrés âgés, il est difficile d’avancer des chiffres précis. Le Défenseur des droits qui a travaillé sur l’évaluation des places dans les « carrés confessionnels » a également constaté le besoin d’un matériau statistique plus fiable.

En 2010, le recensement auprès des préfectures a révélé l’existence de 200 « carrés musulmans » et d’une centaine de « carrés juifs » – soumis à des prescriptions religieuses fortes en matière de perpétuité des concessions – dans les cimetières des communes françaises. Il existe également des cimetières confessionnels musulmans et juifs ainsi que quelques cimetières protestants ; cependant, depuis les lois sur le service public funéraire, si les cimetières confessionnels existants demeurent, on ne peut plus en créer de nouveaux.

M. le président Denis Jacquat. Il existe également des cimetières privés.

M. Louis-Xavier Thirode. Ils sont soumis à la même règle.

Quant aux situations de jeu non coopératif entre communes à propos de la création des regroupements confessionnels, déplorées par monsieur le rapporteur, elles sont le fait de l’autonomie des collectivités territoriales. Rien n’oblige le maire à créer un espace confessionnel ni à accepter sur le territoire de sa commune une personne qui n’y dispose pas d’attaches suffisantes. Cependant, si la situation dans ce domaine demeure imparfaite, la demande excédant l’offre, la meilleure prise en compte de ce besoin constitue un signe encourageant. Il convient de poursuivre l’effort de pédagogie.

M. le rapporteur. Dans son rapport relatif à la législation funéraire, le Défenseur des droits rappelait que, en 2011, un rapport du ministère de l’intérieur et de l’Association des maires de France avait préconisé l’aménagement d’espaces confessionnels à l’occasion de la création de cimetières intercommunaux. Que pensez-vous de cette recommandation ? La mise en place de ces carrés au sein de cimetières nouvellement créés doit-elle nécessairement passer par la loi, ou bien peut-on se contenter d’une circulaire du ministère de l’intérieur ?

M. Louis-Xavier Thirode. Il appartient aux assemblées d’en juger. Notre droit funéraire est lié à notre histoire, le principe de liberté des funérailles consacrant le caractère individuel – et non communautaire – de ce choix. L’incitation actuelle à créer des « carrés confessionnels » n’étant sans doute pas pleinement suffisante, il faudrait en rappeler la nécessité aux maires qui, aujourd’hui, ne jouent pas le jeu.

M. le président Denis Jacquat. Les maires s’opposent généralement à la création de cimetières intercommunaux, car les résidents de leurs communes souhaitent être enterrés à l’endroit où ils habitent et où reposent souvent leurs parents et grands-parents. Leur mise en place nécessiterait une longue phase de transition.

M. le rapporteur. La loi sur la décentralisation ouvre pourtant l’ère du renouveau de l’intercommunalité !

M. le président Denis Jacquat. La patience, la constance et la conviction nous permettront de réussir. Je vous remercie, messieurs, pour vos réponses précises.

La séance est levée à douze heures vingt-cinq.

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Membres présents ou excusés

Réunion du jeudi 28 mars 2013 à 9 heures

Présents. – M. Alexis Bachelay, Mme Danièle Hoffman-Rispal, M. Denis Jacquat, M. Daniel Vaillant

Excusés. – M. Philippe Bies, Mme Hélène Geoffroy