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Mission d’information sur les immigrés âgés

Jeudi 18 avril 2013

Séance de 14 heures

Compte rendu n° 13

Présidence de M. Denis Jacquat

– Audition, ouverte à la presse, consacrée à l’histoire des politiques d’immigration

– Audition, ouverte à la presse, consacrée à l’histoire des immigrés originaires d’États tiers à l’Union européenne

– Audition, ouverte à la presse, consacrée à la mémoire de l’immigration

– Présences en réunion

La séance est ouverte à quatorze heures.

La mission d’information entend, sur le thème de l’histoire des politiques d’immigration, Mme Danièle Lochak, professeure émérite de droit public à l’Université de Paris Ouest Nanterre-La Défense, ancienne vice-présidente de la Ligue des droits de l’homme, Mme Françoise de Barros, maître de conférences à l’Université de Paris VIII Vincennes-Saint-Denis et chercheuse au Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (CRESPPA), et M. Patrick Mony, ancien directeur du Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI).

M. le président Denis Jacquat. Nous débutons aujourd’hui nos travaux par une audition sur l'histoire des politiques d'immigration. Nous accueillons donc Mme Danièle Lochak, professeure émérite de droit public à l’Université de Paris Ouest Nanterre-La Défense, Mme Françoise de Barros, maître de conférences à l’Université de Paris VIII Vincennes-Saint-Denis et chercheuse au Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (CRESPPA), et M. Patrick Mony, ancien directeur du Groupe d'information et de soutien des travailleurs immigrés (GISTI).

Madame Lochak, vous êtes à la fois juriste et militante, engagée dans la défense des droits de l’homme, en particulier des droits des étrangers. Vous nous présenterez les grandes évolutions juridiques en matière de séjour, d’asile, d’accès à la nationalité, mais aussi d’égalité des droits. Les évolutions des quatre dernières décennies ont certes été engagées par le législateur, mais elles proviennent aussi des décisions des juges – notamment constitutionnel – et du droit européen.

Madame de Barros, vous avez soutenu en 2004 une thèse qui soulignait le rôle des conseillers techniques aux affaires musulmanes de la période coloniale, devenus agents de la politique de liaison et de promotion des migrants. Vous avez montré que des catégorisations héritées de la colonisation ont joué un rôle dans les politiques de logement des migrants ou de résorption de l’habitat insalubre, en particulier en ce qui concerne les bidonvilles. Vous nous parlerez du rôle des différents acteurs administratifs dans les politiques d’intégration conduites dans les dernières décennies.

Monsieur Mony, vous avez longtemps milité, en tant que permanent du GISTI, pour l’égalité d’accès aux droits sociaux des travailleurs immigrés. Vous avez travaillé en lien avec les organisations syndicales et les associations d’immigrés. Vous nous préciserez le rôle des différents acteurs et les relations qu’ils ont entretenues avec les pouvoirs publics.

Notre mission d’information s’intéresse à la situation des immigrés âgés de plus de cinquante-cinq ans originaires d’États tiers à l’Union européenne, qui sont au nombre de 800 000, dont 350 000 âgés de plus de soixante-cinq ans.

Votre éclairage nous permettra de mieux cerner les effets des politiques d’immigration et d’intégration sur le parcours migratoire des populations aujourd’hui âgées.

Mme Danièle Lochak, professeure émérite de droit public à l’Université de Paris Ouest Nanterre-La Défense, ancienne vice-présidente de la Ligue des droits de l’homme. La législation sur l’immigration a traversé plusieurs périodes depuis 1945. La première va de 1945 aux années 1972-1974. Durant cette période, l’immigration est théoriquement très encadrée par l’ordonnance du 2 novembre 1945 relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France et l’Office national d’immigration (ONI). À l’époque, on ne peut venir en France sans un contrat de travail visé par l’administration. Le choix qui a été fait en 1945 est donc clairement celui d’une immigration de main-d’œuvre. Mais en réalité, les normes très strictes édictées à cette date sont largement inappliquées, et l’essentiel de l’immigration de main-d’œuvre a lieu librement, en-dehors de cette voie. Un processus de régularisation systématique se met cependant en place, si bien qu’à la fin de la période, 80 % des entrées correspondent en fait à des régularisations. Cela conduit d’ailleurs à relativiser l’idée selon laquelle les immigrés en situation irrégulière ne respectent pas la loi : entre 1945 et 1972, la loi a été constamment contournée, et avec l’accord de tous.

En 1972, les « circulaires Marcellin-Fontanet » tentent de revenir à l’esprit et à la lettre de l’ordonnance de 1945. Elles sont suivies de grèves de la faim, qui contraignent le Gouvernement à reculer. L’année 1974 marque finalement la fermeture officielle des frontières à l’immigration de main-d’œuvre. Cette dernière a des conséquences sur l’ensemble de l’immigration, à la fois parce que toutes les personnes qui viennent à titre familial, au titre de l’asile ou en tant qu’étudiants sont dès lors soupçonnées de chercher à contourner la loi, et parce que l’objectif est désormais de réduire les flux migratoires de façon générale.

La période 1974-2003 est marquée par les alternances politiques et par ce que j’appellerai un faux mouvement de balancier. En effet, le contraste entre les périodes où la droite gouverne et celles où la gauche est aux affaires n’est qu’apparent. La première partie du septennat de M. Valéry Giscard d’Estaing est plutôt libérale. Jusqu’en 1976, plusieurs gestes sont faits en direction des immigrés, dans l’idée de les intégrer. Des lois sont votées, notamment sur l’accès aux droits sociaux et l’assouplissement des conditions d’éligibilité aux fonctions de représentation du personnel dans l’entreprise. En 1976, un premier texte officialise le droit au regroupement familial, même si un autre vient le contredire dès 1977. On observe dès lors un raidissement des pouvoirs publics, qui se traduit notamment par l’adoption de la « loi Bonnet » en 1980. Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, le discours sur les étrangers se fait très positif : « ils resteront ». L’adoption de la loi relative à la carte de résident en 1984 marque un progrès considérable, qui va malheureusement rapidement être privé d’effets.

Derrière ces allers et retours de la législation demeure en effet un credo commun à tous les gouvernements : il faut maîtriser les flux migratoires. Cette politique, qui avait été définie dès 1976 par M. Paul Dijoud, secrétaire d’État aux travailleurs immigrés, consiste à intégrer les immigrés en situation régulière, tout en se montrant très sévère avec les personnes en situation irrégulière. Cette « balance » n’a pas été respectée : toute la politique d’immigration a été axée sur la répression.

Je n’évoquerai pas aujourd’hui ce volet répressif, préférant m’intéresser à l’intégration et au séjour, qui ont évolué dans un sens regrettable.

L’insertion ou l’intégration est un objectif affiché dès 1976. Mais il n’a jamais été véritablement poursuivi par les politiques d’immigration. Certes, il y a eu le droit au regroupement familial et l’assouplissement des conditions d’accès aux fonctions de représentation du personnel dans l’entreprise. Les « lois Auroux » ont consolidé ces droits sociaux, tandis que la loi du 9 octobre 1981 supprimait les entraves à la liberté d’association pour les étrangers. Je pense aussi aux politiques de la ville telles le développement social des quartiers (DSQ), qui sans être dirigées officiellement vers les immigrés, avaient de fait cet objectif. Le plus important reste néanmoins la loi du 17 juillet 1984 qui crée la carte de résident de dix ans, renouvelable automatiquement, et qui dissocie complètement le droit au travail et le droit au séjour, ou plus exactement fait du droit au travail le corollaire du droit au séjour. Cette carte de résident avait vocation à être attribuée à la grande majorité des étrangers présents en France. Elle l’a d’ailleurs été, dès l’origine, à tous ceux qui séjournaient régulièrement en France depuis plus de trois ans. Compte tenu de la régularisation de 1981-1982, la plupart des étrangers étaient concernés. D’autre part, elle devait être attribuée de plein droit à tous ceux ayant des attaches familiales ou personnelles en France.

On sait ce qu’il en est advenu : cette loi, qui avait pourtant été votée à l’unanimité à l’Assemblée nationale, a été progressivement « grignotée ». On a supprimé des catégories d’accédants de plein droit à la carte de résident, soumis sa délivrance à des conditions supplémentaires, notamment la condition d’ordre public et celle de la régularité du séjour. Le coup de grâce a été porté par les « lois Sarkozy » de 2003 et de 2006, qui sonnent le glas de la délivrance de la carte de résident de plein droit : les seuls à pouvoir l’obtenir sont désormais les réfugiés, catégorie résiduelle, et les anciens combattants, catégorie en voie d’extinction. Avec ces deux lois et la « loi Hortefeux » de 2007, la problématique de l’intégration est totalement inversée. La loi de 1984 était une loi d’intégration, fondée sur l’idée selon laquelle les immigrés allaient rester sur le territoire et qu’il fallait en conséquence les aider à s’intégrer en leur donnant une assurance de stabilité. Avec les lois de 2003, 2006 et 2007, ils doivent apporter la preuve de leur intégration républicaine pour obtenir une carte de résident. Plus personne – ni les conjoints de Français, ni les parents d’enfants français, ni les personnes entrées en France avant l’âge de treize ans – n’obtient aujourd’hui de plein droit une carte de résident. Il faut attendre au moins trois ans, sinon cinq, pour demander cette carte, qui n’est délivrée qu’à ceux qui apportent la preuve de leur intégration « républicaine » dans la société française. C’est extrêmement déstabilisant, puisque les personnes entrant en France ne peuvent plus espérer qu’une carte d’un an renouvelable. On en observe d’ailleurs les effets dans le fonctionnement déplorable des préfectures, appelées à ne plus délivrer que des cartes de séjour de très courte durée.

Indépendamment même de l’objectif dit « de maîtrise des flux migratoires », que nous pouvons contester par ailleurs, ceux qui avaient vocation à rester en France ont été déstabilisés par cette politique, qui vaut aussi sur le plan de la nationalité. Les conjoints de Français ne peuvent plus demander la nationalité française qu’au bout de quatre ans de vie commune, même dans les cas où l’on ne saurait soupçonner un mariage de complaisance puisque des enfants sont nés du couple. Le nombre des naturalisations a considérablement chuté ces dernières années, plus encore sur la base de la pratique que sur celle des textes.

Quant à l’égalité des droits, elle a fait des progrès considérables, notamment en raison des conventions internationales, qui ont fait admettre l’universalité des droits de l’homme : les étrangers ont désormais les mêmes droits civils et sociaux que les nationaux. Même en ce qui concerne les « emplois fermés », nous progressons vers l’égalité des droits, même si ni l’Assemblée nationale ni le Sénat n’ont pour l’instant voulu la consacrer.

Si nous avons le sentiment que la condition des étrangers a régressé, c’est bien sûr en raison de la dimension policière des politiques d’immigration, mais aussi parce que l’octroi de droits reste le plus souvent soumis à une condition de séjour régulier, qui est de plus en plus difficile à remplir. Le droit de vivre en famille a certes été affirmé par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), par le Conseil d’État dans sa décision GISTI de 1978, et par le Conseil constitutionnel. Mais on ne peut plus dire qu’il est respecté lorsque des entraves sont mises à l’exercice de ce droit au nom de la maîtrise des flux migratoires ou de la méfiance envers les actes d’état civil. Le droit à la liberté individuelle ne l’est pas davantage, puisque l’enfermement se développe. Le contraste est donc saisissant entre la problématique de l’égalité des droits, de l’assimilation croissante – au sens où les juristes l’entendent, c’est-à-dire assimilation de la condition des étrangers à celle des nationaux –, et le sentiment
– justifié – que dans les faits, l’égalité des droits est remise en cause par ces politiques policières et le refus d’accueillir des étrangers sur notre territoire.

Mme Françoise de Barros, maître de conférences à l’Université de Paris VIII Vincennes-Saint-Denis et chercheuse au Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (CRESPPA). S’agissant des politiques d’immigration menées par la France entre 1945 et les années 1970, il convient tout d’abord de relever un contraste entre les politiques migratoires et les politiques en direction des étrangers.

En effet, la politique migratoire à proprement parler est relativement stable, sur le plan juridique, au cours de cette période. Elle consiste en une politique de recherche – ou à tout le moins de large accueil – de la main-d’œuvre étrangère. Par rapport à la précédente période de forte immigration en France, à savoir les années 1920, il n’y a pas de changement du point de vue des objectifs et des effets, même si les modalités administratives et juridiques sont différentes.

En revanche, les politiques en direction des étrangers, puis des immigrés résidant sur le sol français, connaissent de profonds bouleversements sur la période. Entre 1945 et 1975, sont en effet mises en place de multiples institutions, qui n’ont pas leur équivalent dans l’entre-deux-guerres. Ce renouvellement est très largement articulé à la décolonisation de l’ensemble de l’empire français, plus particulièrement de l’Algérie.

J’organiserai donc mon propos à partir de cette articulation. Après avoir insisté sur les relations entre la décolonisation de l’Algérie et le renouvellement des politiques en direction des étrangers, j’évoquerai les éléments – tout aussi importants – d’explication de ce renouvellement qui sont extérieurs à cette décolonisation.

En quoi la décolonisation algérienne participe-t-elle profondément au renouvellement des administrations et politiques en direction des immigrés à partir de 1945 ? Pour répondre à cette question, je distinguerai deux points.

Le premier réside dans la création d’institutions et la mise en place de politiques à destination des Algériens alors présents en métropole, qui n’ont pas leur équivalent dans ce qui existait auparavant. Ces innovations s’expliquent par le fait qu’entre 1945 et 1962, les Algériens ne sont pas des étrangers mais des « sujets » français. Bien qu’elle ait acquis le droit de vote en 1945, cette population demeure en effet sous domination coloniale française.

Ces institutions et politiques publiques spécifiques sont désormais bien connues, plusieurs travaux ayant permis d’identifier les conditions de leur création depuis une quinzaine d’années. Il s’agit de la Société nationale de construction pour les travailleurs algériens (SONACOTRAL), du Fonds d’action sociale (FAS), lui aussi à destination des travailleurs algériens, mais aussi des conseillers techniques aux affaires musulmanes (CTAM), mis en place auprès de l’administration préfectorale dans les régions où résident de fortes proportions d’Algériens, pour encadrer ces derniers dans l’ensemble des domaines sociaux, et enfin de la politique de résorption des bidonvilles, directement liée, à l’origine, à la présence d’Algériens.

Ces diverses institutions ont des objectifs et des effets communs, qui consistent tout d’abord à encadrer une population colonisée et à fonder cet encadrement spécifique sur une conception « racialisée » de cette population, mais aussi, très rapidement, à la contrôler en tant que « vivier » des mouvements indépendantistes, afin de pouvoir les réprimer efficacement. Leur dimension coloniale est donc indéniable.

Elle est renforcée par le fait que ces institutions comme ces politiques reposent en grande partie sur des personnels recrutés pour leur expérience coloniale, voire leur « compétence » en matière d’encadrement des Algériens.

Le second point concerne non seulement le maintien de ces institutions et de leurs personnels après l’indépendance, mais surtout leur élargissement à l’ensemble des étrangers, de plus en plus souvent désignés comme immigrés. Le FAS est ainsi l’ancêtre du Fonds d’action et de soutien pour l’intégration et la lutte contre les discriminations (FASILD), qui a lui-même cédé la place à l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (ACSé) en 2006. De son côté, la SONACOTRAL est devenue SONACOTRA au lendemain de l’indépendance de l’Algérie puis Adoma en 2007.

Bien que moins connus, les CTAM ont continué à assurer un encadrement territorial des Algériens jusqu’en 1965, puis de l’ensemble des immigrés, sous le titre de conseillers techniques, dans les nouveaux services de liaison et de promotion des migrants (SLPM) créés dans les préfectures à cette date. Cette dernière évolution est elle-même liée à la transformation – au début des années 1970 – de la résorption des bidonvilles, à l’origine circonscrite à la région parisienne, en une politique de résorption de l’habitat insalubre (RHI) conduite à l’échelle du territoire, qui sera elle-même à l’origine de la politique de la ville. Or, même si cette dernière n’est pas explicitement désignée comme une politique d’intégration, elle a été conçue comme un outil institutionnel de l’intégration.

L’ensemble de ce qui apparaît ainsi comme une forme de reconversion des personnels et des institutions coloniales dans de toutes nouvelles institutions à destination des immigrés s’incarne notamment dans la création de la direction de la population et des migrations (DPM) en 1966. Le rôle de cette dernière est en effet de coordonner et de chapeauter, au sein de l’administration centrale, les diverses institutions dont j’ai parlé.

Cette évolution qui s’apparente à une forme de consécration des administrations coloniales peut paraître paradoxale, puisqu’elle est consécutive à la disparition de l’empire français.

En réalité, le paradoxe n’est qu’apparent : la décolonisation a également contraint l’ensemble des personnels administratifs qui assuraient jusqu’alors l’exercice de la domination coloniale sur les territoires colonisés à trouver d’autres fonctions. Il apparaît effectivement qu’une partie des évolutions que j’ai décrites résulte du travail de certains d’entre eux pour se reconvertir professionnellement au sein ou à la marge de l’administration.

Il reste que ces évolutions n’auraient pu advenir sans la convergence d’autres éléments, qui sont extérieurs à l’empire français. Ce sera le second temps de mon propos.

Deux points doivent ici être retenus.

Le premier tient aux profondes évolutions que connaît l’ensemble de l’administration métropolitaine au cours des années soixante, qui jouent à deux niveaux.

D’une part, l’action de l’État central se réorganise par la création de nouveaux ministères, en particulier ceux des affaires sociales et de l’équipement en 1966 – date dont nous avons déjà parlé. Ces deux ministères sont justement ceux qui « recueillent » les reconversions. La DPM est ainsi créée comme une direction du ministère des affaires sociales. Bien que ces nouveaux ministères aient été créés à partir de ministères préexistants, ils procèdent de recompositions administratives qui ont facilité l’institutionnalisation des anciennes structures destinées aux Algériens.

Sur un tout autre plan, la création de l’École nationale d’administration (ENA) produit également des effets sur les structures administratives en charge de l’immigration. C’est en effet à partir des années soixante que des énarques arrivent aux postes d’encadrement dans des ministères qui étaient jusqu’alors dépourvus – ou presque – de grands corps de l’État, tout en étant en charge d’une partie de l’administration des étrangers. C’est notamment le cas du ministère de l’intérieur, chargé depuis l’entre-deux-guerres de gérer le séjour des étrangers sur le plan juridique : il va accueillir – et fournir – de plus en plus de hauts fonctionnaires, qui tendent d’autant plus à faire de la gestion bureaucratique du séjour des étrangers une question politique qu’ils sont de potentiels hommes politiques. Le leitmotiv de l’obligation de la maîtrise des flux migratoires évoqué par madame Lochak est symptomatique de cette évolution.

Le second point concerne une évolution du même ordre, mais qui concerne cette fois-ci le logement en tant que domaine d’intervention publique. Il est extrêmement important.

Comme vous l’avez constaté, le logement était l’un des domaines à travers lesquels l’administration métropolitaine a le plus encadré les Algériens dès les années 1950. Cette superposition entre action en matière de logement et encadrement des Algériens, puis entre logement et intervention en direction des immigrés, va dès cette époque de pair avec le très fort développement de l’action publique en matière de logement.

Ce développement se traduit non seulement par la mise en place – inédite – d’outils publics de construction de logements sociaux, mais également par la politisation et l’utilisation de ces outils non seulement par les élus locaux, mais aussi par des acteurs sociaux de plus en plus variés, tels que les associations ou les partis politiques.

Je me suis contentée d’évoquer les éléments les plus importants. Mais si j’en retenais d’autres, nous retrouverions le plus souvent la dynamique sur laquelle j’ai construit mon propos, avec à la fois des éléments qui proviennent de l’encadrement colonial des Algériens jusqu’en 1962 et des éléments touchant à la sociologie des personnels administratifs ou politiques ou aux évolutions structurelles de l’administration, qui sont donc indépendants de la colonisation ou de la décolonisation.

M. Patrick Mony, ancien directeur du GISTI. Je tiens à préciser d’emblée que je ne suis ni un historien ni un universitaire. C’est donc en ma qualité de témoin que je m’exprimerai.

Mon intervention portera sur les luttes de l’immigration et l’évolution du mouvement associatif lié à l’immigration, qu’il s’agisse des associations de solidarité ou des associations d’immigrés.

Il y aurait beaucoup à dire sur la période qui a précédé l’année 1981. Jusqu’à cette date, les étrangers ne bénéficiaient en effet pas vraiment du droit d’association, qui restait encadré par le décret-loi de 1939, lequel soumettait la constitution d’une association étrangère à une autorisation préfectorale et à des règles très strictes. Après 1968, on a assisté à de nombreuses luttes menées par les immigrés, souvent en lien avec les associations de solidarité qui s’étaient créées durant cette période, voire avec les syndicats. Je pense d’abord aux luttes en usine, avec la révolte des ouvriers spécialisés (OS) chez Renault à Flins et à Boulogne-Billancourt, et la mobilisation contre des conditions de travail indignes des ouvriers de Peñarroya à Saint-Denis et à Lyon. Les personnels étaient alors logés par l’employeur dans des conditions épouvantables ; le saturnisme était devenu une maladie professionnelle atteignant de nombreux travailleurs qui n’avaient même pas le droit de se syndiquer. Cette lutte exemplaire en a entraîné d’autres, un peu partout en France, qui n’ont pas toujours été soutenues par les syndicats. Cela a été à l’origine – après la révolte des OS chez Renault – de la création de l’Union nationale des comités de lutte d’ateliers (UNCLA). Il s’agissait d’essayer d’organiser les immigrés dans les industries où ils étaient fortement implantés.

C’est seulement après les « lois Auroux » que le droit syndical a véritablement été accordé aux immigrés. Je ne suis cependant pas certain que les syndicats aient mis toute la volonté nécessaire pour que les immigrés prennent leur place dans le mouvement syndical. Aux élections prud’homales, le nombre des élus issus de l’immigration ne dépasse guère quelques dizaines – et sans doute suis-je trop généreux.

Entre 1972 et 1975 se développent en outre de grandes luttes contre le racisme. Elles ne sont pas tant le fait des associations que de groupes d’intellectuels, qui se forment autour de Jean-Paul Sartre ou de Michel Foucault. À la suite du meurtre d’un jeune homme à la Goutte d’Or, puis d’un Algérien dans un commissariat, ils mettent en place le Comité pour les droits et la vie des travailleurs immigrés (CDVTI), qui va jouer un rôle important pour aider les étrangers à connaître, puis à défendre leurs droits. Une enquête sera ainsi conduite chaque fois qu’il apparaît qu’il y a eu crime raciste. Le comité accompagne les luttes durant toute la période ; il va jusqu’à une tentative de liaison avec l’UNCLA. La volonté des immigrés d’obtenir la reconnaissance d’un droit d’association est donc bien présente.

Il faut bien sûr parler des luttes pour le logement. Madame de Barros a évoqué la SONACOTRAL, devenue Adoma. Les conditions d’accueil n’ayant pas été mises en place alors même que l’on faisait venir massivement les immigrés en France, de nombreux bidonvilles sont apparus autour des villes, de même que des hôtels meublés sordides ; l’insalubrité était réelle. Les revendications en matière de logement se sont donc développées un peu partout en France, mais elles n’ont commencé à se coordonner que dans les années 1974, 1975 et 1976, lorsqu’un Comité de coordination des foyers en lutte s’est créé autour du foyer Romain Rolland de Saint-Denis. Cette lutte particulièrement exemplaire a rassemblé jusqu’à deux cents foyers et des milliers de travailleurs jusqu’en 1978, sur la base de revendications précises : la reconnaissance du statut de locataire, qu’ils n’ont toujours pas obtenue, celle du rôle de délégué de foyer, lutte qui est aujourd’hui menée par le Collectif pour l’avenir des foyers (COPAF), avec les délégués de foyer, le droit d’association et l’accès au logement social. Cette lutte a également été la colonne vertébrale des luttes contre l’évolution suivie par les politiques d’immigration : c’est le comité de coordination des foyers en lutte qui a organisé les grandes manifestations contre les lois de 1978-1979. J’ai suivi de près ce combat : ce fut une expérience très intéressante de voir comment les délégués de foyers, même illettrés, arrivaient à s’approprier les actions juridiques conduites pour les expliquer dans les assemblées générales des foyers. Cela a aussi été un lieu d’expression culturelle extraordinaire. Les « journées portes ouvertes » ont permis de montrer que les foyers étaient en réalité des structures ghettos, et qu’il n’existait pas – c’est toujours le cas aujourd’hui – de possibilité de passer du logement en foyer au logement social, ce qui aurait pourtant été un moyen d’intégration. On se retrouve donc avec des immigrés âgés, qui occupent depuis vingt, trente ou quarante ans des logements qui ne sont plus du tout adaptés à leur âge dans des foyers taudis.

À partir de 1972, on a vu se développer la lutte contre les « circulaires Marcellin-Fontanet », avec le grand mouvement des grèves de la faim initié avec succès par Saïd Bouziri le 6 novembre 1972, dans la salle paroissiale de l’église Saint-Bernard, qui s’est ensuite étendu à toute la France.

En 1964 est née la Fédération des associations de solidarité avec les travailleurs-euse-s immigré-e-s (FASTI), principalement issue des milieux chrétiens, qui accompagne les associations d’immigrés. En 1979, un collectif d’associations s’est constitué contre la politique de refoulement instaurée par les « lois Bonnet-Stoléru ». Durant toute cette période, les associations – l’Association des Marocains de France (AMF), créée en 1964, les comités de travailleurs algériens et tunisiens, et les regroupements d’Africains – n’ont cessé de réclamer le droit d’association. C’est sur cette base que le Service œcuménique d’entraide, aujourd’hui Comité inter-mouvements d’aide aux évacués (CIMADE), accueillit à la Maison des travailleurs immigrés (MTI) de Puteaux un regroupement d’associations pour faire reconnaître le droit d’association.

Après 1981, les étrangers disposent donc du droit d’association. Je tiens ici à dire un mot du FAS, vers lequel on a orienté les associations d’immigrés. Ce faisant, nous avons raté quelque chose : l’enjeu de ce mouvement était que les étrangers prennent leur place dans le mouvement associatif général, non qu’ils créent leurs propres associations. Le danger était là : quoi qu’on en dise, le FAS a contribué à ce que l’action sociale en direction des immigrés reste distincte du droit commun. Il a aussi été un véritable instrument de contrôle.

Beaucoup d’associations se sont créées après 1981, notamment dans les quartiers. La remise en cause des subventions qui leur avaient été attribuées a profondément déstabilisé le mouvement associatif, qui était pourtant un partenaire indispensable.

J’aurais aimé vous parler également – mais je n’en ai plus le temps – du mouvement de mobilisation des banlieues.

M. Alexis Bachelay, rapporteur. Je remercie nos invités pour leurs exposés. Résumer leur propos en quelques minutes était un exercice périlleux, car l’histoire des politiques d’immigration brasse un grand nombre de paramètres et de questions à la fois juridiques, sociétales et sociales. Aussi reviendrai-je sur certains points qui méritent soit des éclaircissements, soit des précisions.

Madame Lochak, vous avez retracé les grandes étapes des politiques d’immigration depuis 1945. Vous avez insisté sur le fait que, depuis cette date, la volonté des pouvoirs publics avait toujours été de favoriser une immigration de main-d’œuvre : une logique économique semble donc prévaloir depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. J’aimerais que vous reveniez sur les conditions dans lesquelles la venue de cette main-d’œuvre a été organisée, que ce soit par les entrepreneurs ou par les pouvoirs publics. Madame de Barros a mis en évidence la préexistence de certaines structures de l’époque coloniale, qui ont subsisté dans la période post-coloniale. On parle souvent de ce qui s’est passé après, une fois cette main-d’œuvre immigrée arrivée en France, mais finalement assez peu de la manière dont son recrutement a été opéré.

La situation difficile de certains immigrés âgés aujourd’hui n’est-elle pas justement la conséquence d’une certaine approche de l’immigration de main-d’œuvre ? Dans la mesure où son installation était considérée comme temporaire, on n’a en effet pas pris en compte les besoins à moyen et long termes, ce qui expliquerait la dégradation de certaines situations individuelles au moment de la retraite.

Je m’interroge également sur les politiques de logement à destination des immigrés. Vous avez évoqué les foyers de travailleurs migrants, sur lesquels notre mission d’information s’est déjà penchée – nous avons auditionné Adoma et des collectifs associatifs. Nous avons ainsi identifié un certain nombre de problématiques liées à ce qui est une spécificité française, puisqu’il semble que la France a inventé un modèle, celui d’un logement un peu discriminant, qui a souvent produit des effets de relégation territoriale. Vous avez aussi évoqué – ce que la mission d’information avait assez peu fait jusqu’ici – les bidonvilles, qui constituent – il faut bien le dire – l’autre versant de la politique du logement à destination des immigrés. Les populations qui vivaient dans les bidonvilles étaient en effet toutes d’origine étrangère, et c’est un phénomène qui a marqué l’histoire de nos territoires.

J’aimerais également savoir, monsieur Mony, comment vous percevez le rôle des associations et des collectifs d’immigrés dans l’évolution du droit des étrangers, qu’il s’agisse du droit de séjour, du droit d’asile ou encore de l’accès à la nationalité. Ont-elles réussi à se faire entendre des pouvoirs publics, ou ont-elles davantage subi les législations qui se sont « empilées », surtout depuis une vingtaine d’années ?

Enfin, j’aimerais que vous reveniez sur les effets en matière de droit au séjour du durcissement des règles relatives aux liens familiaux des migrants. La Mission a constaté qu’une partie des migrants – notamment les plus âgés – souffrait d’un fort isolement. Les restrictions en matière de visas ou la peur de ne pas pouvoir revenir sur notre territoire ne contribuent-elles pas à renforcer cet isolement ?

Mme Danièle Lochak. Vous nous demandez comment a été organisée l’immigration. Il est justement manifeste qu’elle n’a pas été organisée. Dans l’entre-deux-guerres, il n’existait pas de politique de l’immigration autre que purement policière. Les syndicats reprochaient d’ailleurs aux employeurs de s’être substitués aux pouvoirs publics à travers la Société générale d’immigration (SGI). L’immigration était certes organisée, mais c’était le fait des patrons, qui allaient recruter de la main-d’œuvre en Pologne ou ailleurs. L’État se contentait pour sa part de conclure des accords de main-d’œuvre. À côté de cela, on enregistrait une immigration dite spontanée.

Après la Seconde Guerre mondiale apparaît un contraste évident entre les ambitions d’une politique qui se veut dirigiste, comme le veut l’époque, marquée par la naissance de la planification, et la réalité. Ce contraste se reflète dans les débats entre ceux qui, tels le démographe Alfred Sauvy, prônent une politique d’immigration de peuplement, et ceux qui appellent de leurs vœux une politique d’immigration de main-d’œuvre. Les seconds ont eu gain de cause, ce qui signifie que l’on sera moins « regardant » sur la provenance – bien que le général de Gaulle ait évoqué dans un discours la nécessité d’une immigration assimilable. En vérité, la position de notre pays sur ce sujet a toujours été ambivalente. Ce n’est pas le cas en Allemagne, où l’on fait venir des travailleurs « hôtes ». En France, on a au contraire toujours admis – y compris dans l’entre-deux-guerres – que des familles accompagnent le travailleur migrant. Après la guerre, l’immigration a aussi été un moyen de repeupler la France. Néanmoins, nous n’avons pas eu une vraie politique de main-d’œuvre. Les besoins étaient considérables ; les gens sont venus, avec ou sans papiers ; ils ont trouvé un employeur ; et ensuite, leur situation a été régularisée. C’est ainsi que s’est faite la régulation. Ce n’était pas du tout ce qui avait été imaginé. Il est vrai que l’ONI était un système bureaucratique, qui ne pouvait pas tenir. À cela s’est ajouté le problème des Algériens, qui venaient librement en France et y étaient très nombreux.

Non seulement il n’y a pas eu de politique organisée pour faire venir de la main-d’œuvre, mais il n’y a pas eu de politique pour loger celle-ci. Nous payons aujourd’hui l’absence d’une véritable politique d’intégration, dont il n’y a eu que de timides éléments.

S’agissant de l’isolement des immigrés, la réponse est déjà dans votre question. Les politiques actuelles, qui rendent impossible l’obtention d’un visa pour venir voir sa famille et freinent le regroupement familial, ne peuvent que renforcer cet isolement. En outre, les gens savent désormais que s’ils repartent, ils ne pourront pas revenir. Cela a concouru à les « enfermer » en France, alors que jusqu’en 1974, ils considéraient eux-mêmes leur situation comme provisoire et rêvaient d’un retour au pays.

M. le rapporteur. Vous dites que les pouvoirs publics n’ont pas vraiment organisé l’arrivée de cette main-d’œuvre. Selon les témoignages que nous avons entendus, il semble pourtant que de grandes entreprises françaises installaient des bureaux de recrutement dans les villages, au Maghreb ou en Afrique subsaharienne. Les jeunes gens y défilaient ; on vérifiait qu’ils étaient en bonne santé, puis on signait les papiers leur permettant de commencer à travailler à l’usine quelques semaines plus tard. J’avais d’ailleurs pris soin, dans ma question, de distinguer les entrepreneurs et les pouvoirs publics. En somme, on a laissé les entreprises libres de faire venir cette main-d’œuvre, sans prendre les mesures nécessaires – d’où l’apparition des bidonvilles, et tous les problèmes que nous connaissons aujourd’hui. N’y a-t-il pas eu un choc entre la logique des acteurs économiques et celle des pouvoirs publics, qui n’ont pas pris – même à partir du moment où le mythe du retour au pays s’est dissipé et où il est apparu que les immigrés avaient vocation à rester dans notre pays – les mesures qui s’imposaient ?

M. le président Denis Jacquat. J’ajouterai une troisième logique, que l’on a vue à l’œuvre en milieu rural. La population des villages savait qu’il y avait besoin de main-d’œuvre en France. Un arrangement était conclu entre les familles avant l’arrivée des personnels de l’ONI, pour décider qui irait en France. Ces jeunes gens représentaient leur territoire d’origine et se devaient d’en donner une bonne image.

Mme Danièle Lochak. Qu’ils aient été recrutés par les entrepreneurs ou qu’ils soient venus seuls en France importe finalement assez peu. Ce qui est sûr, c’est que les pouvoirs publics sont restés plutôt absents.

Il est en effet intéressant de voir où ont été implantées les antennes de l’ONI. J’ai moi aussi beaucoup entendu parler de ces circuits migratoires, qui ont disparu après 1974, lorsque les gens ont cessé d’être mobiles.

M. Patrick Mony. La carte de séjour portant la mention « retraité » est aussi un terrible piège pour les immigrés âgés.

M. le président Denis Jacquat. Avec le recul, il apparaît en effet que c’était une fausse bonne idée.

M. Patrick Mony. Tout à fait. Les immigrés qui prennent la carte de retraité perdent tous leurs droits en France – ce qu’ils ignorent le plus souvent.

J’en viens au rôle des associations. À la suite des grandes grèves de la faim des années 1972 à 1975, le CDVTI a obtenu la publication de la « circulaire Gorse », qui a accordé un délai pour l’application des circulaires « Marcellin-Fontanet ». Je pense que les associations ont joué un rôle d’alerte intéressant, mais pas toujours dans un sens favorable aux immigrés. Lorsque M. Pierre Joxe était ministre de l’intérieur, elles ont cependant pris toute leur part dans la réflexion sur la nouvelle politique d’immigration et l’élaboration de la « loi Joxe ». Des échanges très intéressants ont eu lieu à cette occasion avec le Gouvernement, et je crois que les associations ont été écoutées.

Mme Danièle Lochak. Cela a en effet été le cas en ce qui concerne la « loi Joxe », qui revenait à l’esprit des textes votés en 1981 et 1984. Mais la politique d’immigration, elle, est restée la même – à savoir « stop à l’immigration ». De fait, les associations ont aujourd’hui cessé de discuter avec les pouvoirs publics.

Mme Françoise de Barros. L’opposition entre politique d’immigration de main-d’œuvre et politique d’immigration de peuplement est très artificielle, même si elle a pu s’incarner à certaines périodes – par exemple dans le débat de 1945 entre les démographes, partisans de la seconde, et les représentants du ministère du travail ou du patronat, partisans de la première. La politique de main-d’œuvre du patronat français de l’entre-deux-guerres était aussi une politique de peuplement : faire venir des travailleurs signifiait aussi faire venir leur famille et leur procurer un logement, afin de fixer les travailleurs – le problème n’étant pas seulement d’avoir de la main-d’œuvre, mais d’avoir une main-d’œuvre stable. Politique de main-d’œuvre et politique de peuplement étaient donc liées.

Le patronat – du moins certains types de patronat – a une politique active d’immigration, et parfois la politique de peuplement qui va avec même si, après 1945, la composante coloniale de la main-d’œuvre fait que celle-ci n’est plus systématique. Mais la politique de l’immigration des pouvoirs publics reste théorique et donc dépourvue de vrais outils. En-dehors des outils juridiques d’encadrement du séjour, ceux-ci ont en effet été conçus pour une population dont les membres n’ont pas le statut d’étranger, mais celui de sujet colonial, et dont les pouvoirs publics ne contrôlent ni la circulation ni la venue en métropole, puisqu’elle a la nationalité française et que les politiques d’expropriation, qui n’ont fait que s’accélérer depuis le début du XXe siècle, poussent les Algériens ruraux à quitter les campagnes, d’abord pour les villes algériennes, puis – dès les années 1940 – pour la métropole.

À cette époque domine encore, y compris chez les migrants eux-mêmes, une logique d’immigration de travail. Ce que vous évoquiez à propos des villages marocains vaut d’ailleurs aussi pour la migration algérienne. Mais du fait de la destruction des structures rurales traditionnelles, la migration en métropole ne vise bientôt plus seulement à apporter un revenu ponctuel, ce qui se traduisait par des rotations migratoires : elle devient permanente, à l’insu des populations. Dès les années 1950, les femmes et les familles représentent donc une proportion significative des migrants. Celle-ci a pu varier selon les périodes, mais elle reste une constante.

La question des politiques du logement est complexe. Après la Seconde Guerre mondiale, le logement est une ressource rare en France. Le problème est donc loin de concerner les seuls migrants, qu’ils soient sujets coloniaux ou étrangers : il est immense. Les bidonvilles ne sont d’ailleurs pas seulement habités par des étrangers. Simplement, c’est à eux que cet intitulé renvoie. Les campements d’ATD-Quart monde se développent pourtant à la même période mais on ne les qualifie pas de bidonvilles. Il est intéressant de constater que les réponses qui vont être apportées diffèrent selon le statut juridique des occupants.

Les archives montrent que le logement est l’un des principaux outils dont dispose un CTAM pour encadrer les Algériens ; c’est aussi l’une des actions prioritaires qu’il doit mener, tant les conditions de logement sont déplorables. Au début de la période, l’objectif est de faire en sorte que des familles d’Algériens intègrent des logements HLM. Ces ambitions seront revues à la baisse, sur le fondement d’un discours « intégrationniste » d’inspiration coloniale : d’abord plutôt favorables aux Algériens, les objectifs en termes de proportions de populations dans les HLM vont diminuer au cours de la guerre d’Algérie. Ce ne sont pas nécessairement ceux dont on pourrait penser qu’ils sont les plus hostiles qui préconisent les mesures les plus restrictives en matière de logement. Les oppositions auxquelles on se heurte sont en fait liées à la situation du logement. Certes, il y a peut-être un problème d’intégration par le logement ; mais il y a surtout un problème général de logement. Si la construction de logements, déjà importante à l’époque, l’avait été encore plus, les difficultés de logement des étrangers auraient sans doute été moindres.

En revanche, il y a une logique ségrégative dans l’attribution des logements, directement liée à une approche coloniale des populations, qui tend à opérer une distinction entre celles-ci en fonction d’origines ethniques indélébiles. Cela sera très tôt – dès la politique de résorption de l’habitat insalubre – l’une des caractéristiques de ces politiques du logement : dès le début des années 1970, les tableaux bureaucratiques utilisés pour le relogement distinguent les personnes selon leur origine ethnique ; certains distinguent même les personnes originaires d’outre-mer. Ce type de tableau était déjà utilisé par les CTAM. Les agents chargés de mettre en œuvre la politique de résorption de l’habitat insalubre ne sont pourtant pas tous d’anciens personnels coloniaux. Il y a donc eu diffusion de cette approche ethnicisée – ou « racialisée » – des populations à qui s’adressent ces politiques.

Mme Kheira Bouziane. Je vous remercie pour vos exposés et pour les documents riches d’enseignements qui sont dans nos dossiers. Je suis frappée d’apprendre qu’il y aurait des traitements différenciés en fonction de l’origine des immigrés. Le document de monsieur Mony fait référence aux luttes qui ont été menées et remportées, ainsi qu’à des accords avec l’Algérie en ce qui concerne les droits sociaux. D’une manière générale, le traitement des demandes est-il différencié en fonction de l’origine des migrants ?

Mme Danièle Lochak. Juridiquement, il ne peut l’être sur la base de la législation française. Le cas des Algériens était spécifique, puisque, selon les accords d’Évian, ils bénéficiaient des mêmes droits que les Français, à l’exception des droits politiques. La question a notamment été posée de savoir si le droit d’être élu représentant du personnel était un droit politique. La Cour de cassation a finalement répondu par la négative. Entretemps, les lois votées sous le septennat du Président Valéry Giscard d’Estaing et les « lois Auroux » avaient cependant donné les mêmes droits aux salariés étrangers et aux salariés français.

Sur le plan juridique, il n’existe donc pas de différence en fonction de l’origine des migrants. En matière sociale, il est cependant possible que des accords bilatéraux ou multilatéraux – par exemple sous l’égide de l’Organisation internationale du travail (OIT) – confèrent des droits plus importants aux personnes issues de pays partenaires. Mais le droit français proprement dit n’opère pas de distinction.

M. le président Denis Jacquat. Je vous remercie une nouvelle fois de votre présence et de la clarté de vos exposés.

Puis, la mission d’information entend, sur le thème de l’histoire des immigrés originaires d’États tiers à l’Union européenne, M. Ahmed Boubeker, professeur de sociologie à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne, Mme Laure Pitti, maître de conférences à l’Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis, M. Piero Galloro, maître de conférences à l’Université Paul Verlaine de Metz, et M. Jean-Philippe Dedieu, historien et sociologue, à l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS), de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

M. le président Denis Jacquat. Nous poursuivons nos travaux par une audition d’historiens spécialistes des différentes migrations afin d’examiner les contextes et les conditions d’accueil puis d’établissement en France des populations qui constituent les immigrés aujourd’hui âgés. Nous recevons M. Ahmed Boubeker, professeur de sociologie à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne, Mme Laure Pitti, maître de conférences à l’Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis, M. Piero Galloro, maître de conférences à l’Université Paul Verlaine de Metz, chercheur à la Maison des sciences de l’homme de Lorraine, et M. Jean-Philippe Dedieu, historien et sociologue à l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS) de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Monsieur Ahmed Boubeker, vous avez étudié l’immigration algérienne dans la région lyonnaise ainsi qu’en Lorraine, et récemment dirigé une Histoire politique des immigrations (post-coloniales) qui analyse ces migrations sous leurs aspects sociaux, politiques et cultuels. Vous vous interrogez par ailleurs sur la façon de raconter la contribution à l’histoire de France des immigrés originaires des territoires anciennement sous souveraineté française.

Madame Laure Pitti, vous êtes historienne de l’immigration algérienne, en particulier sous le prisme du travail dans l’industrie, notamment à Renault Billancourt. Vous en avez également analysé les effets sanitaires en matière de santé au travail et d’accès aux soins des milieux populaires, notamment immigrés.

Monsieur Piero Galloro, vous avez d’abord étudié l’histoire des « ouvriers du fer » en Lorraine de la fin du XIXsiècle au milieu du XXe ; il s’agissait donc d’immigrés principalement européens. Vous avez ensuite étudié l’histoire des mineurs marocains et algériens de Lorraine et du Nord. Vous avez notamment conduit de nombreux entretiens avec ces personnes immigrées aujourd’hui âgées.

Monsieur Jean-Philippe Dedieu, dans votre ouvrage La parole immigrée, les migrants africains dans l’espace public en France (1960-1995), vous examinez la façon dont les immigrés d’Afrique subsaharienne ont pu s’organiser, dans le cadre d’associations et d’amicales, sous une double contrainte provenant à la fois de leur pays d’origine et des politiques menées en France. Vous avez également contribué à l’histoire sociale des avocats et des comédiens africains, et étudié la situation des employé(e)s de maisons dont vous avez montré qu’elle a longtemps été tributaire de classifications héritées de la période coloniale.

Je précise que notre mission d’information s’intéresse à la situation des immigrés âgés de plus de cinquante-cinq ans originaires d’États tiers à l’Union européenne, qui représentent 800 000 personnes, les plus de soixante-cinq ans représentant 350 000 personnes. Vos éclairages nous permettront donc de mieux mesurer les effets de l’histoire sur le parcours des personnes immigrées aujourd’hui âgées.

Mme Laure Pitti, maître de conférences à l’Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis. Je vous remercie pour cette invitation. Comme vous l’avez précisé, j’ai travaillé sur l’immigration algérienne. C’est sur celle-ci ainsi que sur l’immigration maghrébine que j’aimerais apporter une contribution, notamment à partir de ce que l’on a appelé les Trente Glorieuses et le recours massif à cette main-d’œuvre immigrée dans l’appareil productif français.

Après un premier point de contextualisation sur l’immigration algérienne, j’aborderai l’histoire de cette immigration sous le prisme du travail et les enjeux, notamment sanitaires, des conditions de travail auxquelles ces immigrés ont été exposés, et qui se posent particulièrement au moment de leur vieillissement. Je terminerai sur l’enjeu d’une reconnaissance de ces vies de travail en termes de droits sociaux, qui se pose aussi particulièrement pour les immigrés âgés.

Les immigrés algériens représentent l’un des premiers groupes d’étrangers en France à compter du début des années soixante-dix. Ils constituent aujourd’hui une part importante des immigrés âgés, notamment de ceux qui vivent en foyers. Ils ont une histoire singulière liée à l’empire colonial, mais aussi une caractéristique qu’ils partagent avec d’autres immigrations, qui ne viennent pas forcément des pays tiers : leur histoire est intrinsèquement liée au développement industriel de la France.

Cette immigration algérienne est également caractérisée par son histoire coloniale et une liberté de circulation, grâce à la nationalité française accordée à ceux que l’on appelait les « indigènes musulmans » jusqu’en 1945 puis les « Français musulmans d’Algérie ». Ceux-ci étaient dotés d’une nationalité amputée de l’exercice plein et entier des droits politiques et sociaux, mais avaient néanmoins la liberté d’aller et venir et d’entrer sur le territoire que l’on appelle jusqu’en 1962 le territoire métropolitain, puis français. En 1945, aucun contrôle de l’Office national de l’immigration n’a donc été mis en place pour cette population. Cela peut expliquer le recours particulièrement important, dans une phase de développement de l’appareil productif, à la main-d’œuvre algérienne qui se présente spontanément aux portes des usines et des chantiers.

Il est intéressant de constater que l’immigration algérienne est celle qui a augmenté le plus fortement à partir de 1945 jusqu’en 1962, voire jusqu’au début des années soixante-dix. Et comme le montre l’édition du « Portrait social » de la France dressé en 2011 par l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), depuis 1982, le nombre d’immigrés nés en Algérie a augmenté encore de près de 20 % pour atteindre 710 000 personnes en 2008. En outre, la continuité de l’immigration algérienne se reflète dans l’ancienneté de la présence en France de ces immigrés. En effet, en 2008, un quart des immigrés venus d’Algérie est arrivé depuis quarante ans et plus. La chronologie de ces mouvements croise donc le développement industriel français.

Pour ces migrants-là, l’enjeu du vieillissement se pose tout particulièrement, dans la mesure où leur présence a été marquée par des carrières dans l’industrie, entamées pour beaucoup durant les années soixante, et dès les années cinquante pour certains.

Deux secteurs sont principalement concernés : d’une part le bâtiment et les travaux publics (BTP), et de l’autre les industries de transformation – au premier rang desquelles l’automobile – principalement avec l’immigration algérienne à partir des années cinquante et soixante et, dans une moindre mesure, l’immigration marocaine – plus fortement employée dans l’agriculture.

Ces travailleurs sont sur-représentés dans les postes les moins qualifiés : manœuvres dans le BTP, comme l’a montré l’enquête menée par le sociologue M. Nicolas Jounin, ou OS dans l’automobile, comme j’ai pu le montrer à partir de mon travail sur les carrières de 1 000 ouvriers algériens employés à Renault durant les Trente Glorieuses. En revanche, les nationaux, bénéficiant des mécanismes traditionnels de la promotion ouvrière, peuvent accéder à des emplois d’ouvriers qualifiés ou d’encadrement.

Ainsi, au recensement de 1975, 13,6 % de la population active en France travaille dans le secteur du BTP ; la proportion est de 32,5 % pour les étrangers, toutes nationalités confondues, et encore plus forte pour les Algériens – et les Portugais. En leur sein, on trouve une forte proportion de manœuvres et d’OS : plus de 50 % parmi les employés du BTP étrangers, alors que cette proportion n’est que de 23 % pour la population active dans son ensemble. Vous avez là un tableau de ce que l’on appelle classiquement une « segmentation du marché du travail », qui se double d’une segmentation des postes de travail dans l’industrie, sur une base ethnique. Les récents développements judiciaires en matière de discrimination le montrent.

Dans l’agriculture, secteur qui emploie plus particulièrement les Marocains, on assiste à un recours massif à des saisonniers, sous contrat dits « OMI ». Ces saisonniers, même s’ils sont généralement embauchés en contrats à durée déterminée (CDD)
– généralement de six mois, régulièrement portés à huit mois par l’administration – travaillent plusieurs années, voire des dizaines d’années consécutives dans les mêmes exploitations agricoles ainsi que l’ont montré les travaux du sociologue M. Frédéric Decosse.

En phase de crise, les immigrés ont plus fortement été exposés au chômage auquel s’est ajoutée la précarisation de leur séjour liée aux évolutions de la réglementation des titres de résidence. Mais ils ont plus gravement été soumis aux effets sanitaires du travail industriel. De nombreuses recherches sont aujourd’hui menées, croisant histoire de la santé au travail et immigration – comme celles de M. Paul-André Rosental, sur la silicose, et les miennes, sur le saturnisme industriel.

Le Haut Conseil à l’intégration, dans son rapport de mars 2005 sur la condition sociale des travailleurs immigrés, a souligné que les vieux travailleurs maghrébins souffrent dès cinquante-cinq ans de pathologies observées chez les Français de vingt ans plus âgés, et liées précisément aux conditions de travail pénibles sur les chantiers, sur les chaînes de montage, à l’exposition aux produits toxiques tels l’amiante ou les pesticides dans l’agriculture, le plomb dans les industries métallurgiques, ainsi qu’au logement précaire, pour certains indigne et insalubre, aux carences alimentaires et aux affections respiratoires
– lesquelles peuvent être liées à l’ensemble de ces conditions.

On repère historiquement ces effets sanitaires du travail industriel dans les mobilisations de travailleurs immigrés qui, dès les années soixante-dix, se sont développées sur les enjeux sanitaires de la stagnation professionnelle aux postes les moins qualifiés : dans la métallurgie, c’est particulièrement le cas chez Renault, chez Peñarroya devenu Metaleurop en 1988, l’un des principaux producteurs de plomb, ou dans les mines du Nord. On voit se multiplier des grèves, avec des mots d’ordre qui réclament des mesures de prévention, et donc une amélioration des conditions de travail, et refusent de se contenter de la seule réparation au titre de la législation en matière de maladies professionnelles. Ces ouvriers sont d’autant plus concernés par la prévention qu’ils stagnent sur des postes auxquels d’autres échappent par les effets de la promotion ouvrière. On ne peut pas percer le plafond de verre, alors on se mobilise contre les conditions de travail et qui, encore une fois, montrent l’importance de lier histoire de l’immigration et histoire du travail.

Aujourd’hui, on connaît mieux les inégalités sociales face à la santé. Ces inégalités sont particulièrement importantes au sein de cette population, notamment vieillissante, employée massivement dans des secteurs d’emploi marqués par la pénibilité du travail, sans possibilité d’y échapper par les mécanismes traditionnels d’une promotion ouvrière qui dans les faits leur est interdite. Ces travailleurs devenus âgés sont aujourd’hui davantage victimes des méfaits du travail.

Différentes enquêtes montrent que la reconnaissance d’une pathologie en maladie professionnelle constitue un véritable parcours du combattant en raison, notamment, du caractère différé de nombreuses maladies professionnelles – pathologies liées à l’amiante, cancers d’origine professionnelle sur lesquels le Groupe d’intervention scientifique sur les cancers d’origine professionnelle, le GISCOP 93, en Seine-Saint-Denis, fondé par Mme Annie Thébaud-Mony et aujourd’hui dirigé par Mme Émilie Counil, a particulièrement travaillé. Classiquement, il faut avoir ce que l’on appelle dans notre langage de socio-historiens des « ressources symboliques » pour faire valoir les droits à la reconnaissance. Or, cet accès au droit à la reconnaissance en maladie professionnelle et à la protection qui lui est liée est un enjeu majeur pour cette population.

Cela m’amène à mon dernier point : l’enjeu de la reconnaissance de ces vies de travail en termes de droits sociaux. Certes, depuis 1998, il n’y a plus de condition de nationalité à l’obtention de droits sociaux pour les prestations non contributives. Pour autant, divers travaux comme ceux d’Antoine Math, chercheur à l’Institut de recherche économique et sociale (IRES), et diverses mobilisations collectives comme celle menée par le collectif « Justice et dignité pour les chibani-a-s » à Toulouse, font apparaître que l’accès aux droits sociaux est, pour ces populations, compliqué par les pratiques restrictives de certaines administrations – la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) en a fait état en 2009, à propos d’une administration de sécurité sociale dans un département de la banlieue parisienne.

Les multiples plaintes pour discrimination raciale prouvent, à rebours, une inégalité d’accès aux droits. Je pourrais en donner plusieurs exemples. Je retiendrai, dans l’agriculture, l’affaire de M. Aït Baloua, un ouvrier saisonnier ayant passé vingt-deux ans dans la même exploitation en contrat à durée déterminée – six mois systématiquement prolongés à huit mois par l’administration. Celui-ci avait gardé l’ensemble des preuves de son travail sur un calepin et sur les enveloppes dans lesquelles il recevait son salaire. On a estimé qu’il avait effectué 6 300 heures supplémentaires non payées, équivalant à plus de trois années de travail gratuit ! Les prud’hommes, puis le tribunal administratif de Marseille, statuant sur les enjeux de résidence, ont reconnu la situation de M. Aït Baloua. Il est aujourd’hui résident régulier avec un titre « vie privée et familiale » en France.

M. le président Denis Jacquat. Notre Mission ne se contente pas d’aller en zone industrielle – comme Lyon ou Metz –, elle s’est rendue en zone rurale – par exemple dans le Gard. Nous y avons entendu parler de situations analogues à celle que vous venez d’évoquer.

M. Ahmed Boubeker, professeur de sociologie à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne. Monsieur le président, je vous remercie de votre invitation. Je suis d’autant plus honoré de prendre la parole qu’ayant suivi les auditions de la Mission, j’ai trouvé que les interventions étaient, pour la plupart, d’une grande rigueur intellectuelle. J’en suis d’autant plus agréablement surpris que notre solitude de chercheurs travaillant sur les situations migratoires recoupe un peu celle de notre objet : l’isolement de ces vieux migrants, dont les différents experts auditionnés ont dressé un tableau à la fois très objectif et très alarmant sur le plan sanitaire, social mais aussi et surtout juridique.

Je ne pense pas que la recherche fondamentale soit en retard sur l’expertise. Je crois plutôt que c’est son développement, ses moyens, notamment de communication, qui sont en cause. À ce propos, les situations migratoires ont toujours été emblématiques d’une certaine carence des politiques de recherche. En effet, nous n’avons pas, en ce domaine, de longue tradition. C’est d’ailleurs étonnant, dans la mesure où, dans notre pays, le phénomène migratoire traverse le XXe siècle. Il a fallu attendre la fin des années soixante-dix pour assister à l’émergence timide d’un champ scientifique sur ces questions.

Au début, les différentes sciences humaines ont investi ce champ d’études de manière dispersée, alors même que la connaissance de l’immigration oblige à croiser les regards et à avoir des approches pluridisciplinaires. C’est tout le mérite de chercheurs
– notamment le sociologue Abdelmalek Sayad – d’avoir mis en perspective la complexité de ces objets qui nécessitent de penser la globalité des rapports, notamment entre sociétés d’immigration et sociétés d’émigration.

Aujourd’hui, c’est un domaine d’études dont le statut reste incertain. Nous n’en sommes plus au temps où Abdelmalek Sayad parlait d’un « objet ignoble » victime de ce que Bourdieu appelait le « chauvinisme français de l’universel ». Des progrès réels ont été accomplis grâce à de nouvelles perspectives ouvertes par M. Gérard Noiriel, puis par de nouvelles générations de chercheurs qui ont osé affronter les tabous de la mémoire collective – en particulier les questions coloniale et postcoloniale.

Mais pour en venir aux vieux immigrés algériens sur lesquels j’ai travaillé, je dirai que les politiques migratoires n’avaient pas prévu ce cas de figure du vieillissement. La surprise est à la hauteur de celle éprouvée au début des années quatre-vingt, au moment de l’émergence publique des jeunes de la seconde génération. D’une certaine manière, c’est la lutte pour la reconnaissance de ces héritiers de l’immigration qui a permis de redécouvrir la génération des anciens, dont les conditions de vie restent tout aussi honteuses qu’au temps des années de croissance.

La société française a trop longtemps cru à l’image de la noria, image rassurante d’une éternelle migration temporaire du travail, simple exportation de main-d’œuvre sans coût humain. C’est ainsi que l’on a enfermé ces immigrés dans une situation d’exception, de surnuméraires de la classe ouvrière.

L’histoire de ces hommes invisibles n’a jamais été intégrée au patrimoine national. Mais il est vrai que ces immigrés-là n’étaient pas prévus au programme officiel. Ils sont arrivés en raison de circonstances exceptionnelles, liées notamment aux guerres mondiales et aux nécessités économiques des années de croissance. Ces gens-là ne devaient pas rester en France et ils se sont adaptés à cette condition de force de travail immigrée et temporaire. Ils sont souvent restés coincés dans un transit qui leur a permis de résister, malgré des vies contaminées par le sale boulot jusqu’à la cassure de la sinistrose. Les rares psychiatres qui se sont penchés sur ce « corps souffrant » du travailleur migrant – je pense aux premiers travaux de Tahar Ben Jelloun à l’époque où il était psychiatre, à ceux de Jalil Bennani, et notamment à son ouvrage de 1980 sur Le corps suspect. Ces travaux soulignent que même l’institution médicale a eu du mal à comprendre ces pathologies, et que le déni de la souffrance se traduit aussi par une perte progressive de droits et une forme de « désinsertion » sociale.

Cela dit, il me semble que quand on parle du vieil immigré, du chibani, on en reste trop souvent à une figure de victime et à des clichés misérabilistes. C’est sans doute ce mouvement cantonnant ces vieux immigrés dans un rôle de victimes qui nous empêche de les regarder comme des sujets. En effet, ils ont aussi une mémoire, une mémoire de lutte, et je voudrais insister là-dessus pour dépasser certains clichés publics : malgré l’expérience et l’épreuve de l’invisibilité sociale, ces immigrés ont été et voudraient demeurer acteurs de leur propre vie et de leur propre histoire. On oublie, par exemple, le rôle essentiel qu’ont joué les immigrés de première génération dans le mouvement nationaliste algérien. Nous sommes quelques trop rares chercheurs à avoir travaillé sur l’histoire politique des immigrations postcoloniales. Les immigrés ont été présents dans le mouvement ouvrier et dans d’autres luttes sociales qui ont marqué le XXe siècle.

Même s’ils sont des oubliés de l’histoire, ces vieux immigrés sont des hommes fiers. Ils ne sont pas réductibles à des hommes machines ou des bras ramasseurs de poubelles. Il faudrait donc les tenir aussi pour les protagonistes de la même histoire que nous racontons sur nous-mêmes. Je cite à ce propos le philosophe Paul Ricœur : « L’intolérance à leur égard est plus qu’une injustice, c’est une méconnaissance de nous-mêmes en tant que personnages collectifs dans le récit qui instaure notre identité narrative. »

Donc, au-delà de la dette à l’égard de ces personnes qui ont aidé à la construction de la France, je crois que la question des chibanis est un enjeu de mémoire et d’histoire, un enjeu de reconnaissance essentiel, non seulement pour les héritiers de l’immigration mais, plus largement, pour l’ensemble de la société française. Il me semble en effet qu’il est grand temps que notre société reconnaisse sereinement son identité plurielle et qu’elle assume, notamment, son histoire coloniale et son héritage.

M. le président Denis Jacquat. Merci beaucoup pour cet exposé. J’espère que c’est le début de la fin de la solitude des chercheurs !

M. Piero Galloro, maître de conférences à l’Université Paul Verlaine de Metz. Monsieur le président, mesdames et messieurs, la plupart des études qui ont été menées sur l’histoire et la mémoire de l’immigration sont accessibles, et je suppose que vous en connaissez certaines : des travaux sur l’histoire et la mémoire des immigrations en région ont été pilotés par M. Gérard Noiriel, en 2007, dans toutes les régions françaises – Ahmed Boubeker et moi-même avons travaillé sur la Lorraine. D’autres sont venus les compléter. Nous vous en offrons deux : L’immigration en héritage et Mineurs algériens et marocains, que j’ai dirigés avec deux étudiantes.

On pourrait supposer qu’à partir du moment où de nombreux travaux ont été réalisés dans toute la France, voire hors métropole, nous croulons sous les connaissances. Or ce n’est pas le cas. Par exemple, le travail que nous avons mené sur l’histoire et la mémoire de l’immigration en Lorraine ne nous a permis que d’effleurer la question. Nous avons d’ailleurs rédigé un autre ouvrage sur la Lorraine, qui sortira cette année, et qui est intitulé : Les non-lieux de la mémoire de l’immigration. C’est d’autant plus surprenant que la Lorraine, région frontalière, a été l’une des plus grosses régions industrielles de France, et terre d’immigration de 1830 aux années 1970. Les migrants sont arrivés de partout : des pays limitrophes
– Luxembourg, Belgique puis Allemagne – au Chili, en passant par les anciennes colonies françaises, dont celles d’Afrique subsaharienne. Pourtant, on ne connaît rien ou pratiquement rien des populations qui ont fait la richesse de la région. Il faut dire que le premier ouvrage réalisé sur l’histoire et la mémoire des immigrations coloniales – notamment en Lorraine – date de 2010.

Dans ces conditions, parler des migrations, quelles qu’elles soient, et surtout des migrations extra-européennes, revient à replacer ces populations dans une mémoire collective, à la fois locale, régionale, mais aussi nationale. Toujours en Lorraine, dans le bassin houiller, du côté de Forbach, dans certaines localités, pratiquement deux personnes sur trois sont originaires des pays tiers. C’est le cas de Behren-lès-Forbach, mais je pourrais multiplier les exemples.

L’ouvrage sur les mineurs algériens et marocains que je vous ai offert a pour origine une étude préalable sur les discriminations. Celle-ci dressait un diagnostic territorial de lutte contre les discriminations et incitait à reconnaître les personnes qui se trouvent aujourd’hui dans des foyers – en Lorraine les foyers AMLI (Association pour le mieux-être et le logement des isolés) – comme ayant contribué à la richesse de la région et de la population : aujourd’hui, avec un nom comme Piero Galloro ou Ahmed Boubeker, on peut se targuer d’être un bon Lorrain !

Cette prise de conscience est nécessaire. En multipliant les recherches, les travaux, les angles d’attaque, à la fois en sociologie et en histoire (certains d’entre nous et moi-même et d’autres ici avons la double compétence de sociologues et d’historiens), nous devons corriger la vision que l’on a de ces populations, parfois tronquée par rapport à toute une série de phénomènes à la fois psychologiques, historiques ou coloniaux, et montrer que ces immigrés ne sont pas dans une « double absence » comme disait Abdelmalek Sayad, mais peut-être dans une double présence.

De fait, nous menons actuellement une étude sur les mémoires franco-marocaines des Marocains arrivés en Moselle depuis les années cinquante et surtout dans les années soixante-dix, pour travailler dans les Houillères du Bassin de Lorraine, et qui font la navette entre le bled, où ils ont de la famille, et notre région, où ils sont « coincés » : s’ils quittent le territoire au-delà d’un certain nombre de mois, ils seront pénalisés par rapport à leurs droits. Nous étudions ces populations sur quatre régions : la région Lorraine, celle de Nice, celle d’Ouarzazate et celle de Fès-Boulemane. Nous nous sommes ainsi rendu compte que ces gens-là sont vraiment présents : à la fois parce qu’ils ont travaillé et apporté leur richesse, mais aussi parce qu’ils ont, à un moment donné, créé des foyers locaux, ici en Lorraine, ou parfois des foyers binationaux ou même transnationaux du côté marocain et du côté français.

Ce diagnostic territorial et ces études nous ont fait prendre conscience qu’il y avait toute une histoire à réhabiliter, repenser, retravailler ou simplement travailler.

Je tiens à insister sur le fait que la reconnaissance de ces populations participera à leur « désinvisibilisation ». Je ne vais pas vous citer tous les auteurs, comme Axel Honneth ou Guillaume Le Blanc, qui ont travaillé sur cette question ou sur la reconnaissance sociale. Reste que la reconnaissance suppose une connaissance, et que pour apprécier et agir, il faut avoir les moyens de la réflexion et des moyens d’action. Les universitaires que nous sommes pourront contribuer à la connaissance de ces populations, laquelle contribuera à leur reconnaissance.

Je vais vous en donner un exemple. Le coffret que je vous ai apporté comprend un ouvrage scientifique, que l’on trouve dans le commerce, et un deuxième ouvrage, dû à Jean-Paul Wenzel, homme de théâtre qui a déjà écrit sur la Lorraine – notamment Fer bleu et Loin d’Hagondange. Cet ouvrage, intitulé Tout un homme, est le fruit d’un travail collectif réunissant les chercheurs et l’artiste. À partir des dizaines d’entretiens que nous avons faits en Lorraine, en Algérie et au Maroc, Jean-Paul Wenzel a décrit deux parcours d’immigrés – un Algérien et un Marocain. Une fois que cet ouvrage a été écrit, il en a fait une pièce de théâtre intitulée, de la même façon, Tout un homme, qui tourne actuellement dans toute la France.

Les immigrés algériens et marocains et leurs enfants, qui ne connaissaient pas l’histoire de leurs parents, sont allés voir la pièce qui a été jouée dans le bassin houiller. On a assisté alors à un rapprochement transgénérationnel. Le discours « racialisant » qui existait s’est atténué. Les enfants des écoles, des lycées et des collèges ont récupéré la pièce pour en faire un spectacle de rap qui s’appelle Tout un spectacle.

Il y a donc eu une catharsis autour de la connaissance, qui a permis une reconnaissance de ces immigrés qui sont aujourd’hui dans des foyers AMLI. De nombreux étudiants de l’université qui ont participé à ces enquêtes viennent leur rendre visite. Ces immigrés sortent un peu de l’isolement parce qu’il y a cette forme de reconnaissance.

M. le président Denis Jacquat. Un élu lorrain, Roland Favaro, s’était beaucoup intéressé aux problèmes d’immigration.

M. Piero Galloro. C’est avec lui qu’en 1999 nous avons organisé le colloque intitulé Lorraine, terre d’accueil et de brassage des populations.

M. Jean-Philippe Dedieu, historien et sociologue, à l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS), de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Vous m’avez invité à participer à cette audition organisée par la mission d’information de l’Assemblée nationale sur les immigrés âgés en me demandant, notamment, de revenir sur les contextes et sur les conditions d’accueil puis de vieillissement en France des immigrés en provenance des pays africains subsahariens.

Avant de répondre plus précisément à vos questions, je reviendrai quelques minutes sur l’histoire longue de ces courants migratoires. C’est en effet ce à quoi me semble indirectement inviter la mission sur les immigrés âgés : un âge, des âges, une génération, des générations, une cohorte et des cohortes pour parler comme les sociologues et les démographes ; une époque et des époques pour parler comme les historiens.

Je découperai donc ma présentation en plusieurs temps : l’époque moderne qui court de l’époque dite des Grandes découvertes jusqu’à la Révolution française ; l’époque de l’âge des empires du XIXe siècle jusqu’à la décolonisation ; enfin, l’époque qui suit les indépendances.

Sans remonter trop dans le temps et céder ainsi à un « démon des origines » qui semble tarauder une France décidément bien hostile, les migrations africaines doivent être replacées, d’une part, dans le contexte de la période précoloniale durant laquelle existait déjà une forte mobilité et, d’autre part et pour notre propos, dans le contexte de la rencontre entre l’Europe et l’Afrique et de la constitution de ce que les historiens africanises appelleront, à partir des années soixante, la diaspora africaine.

Les recherches conduites par les historiens ont bien sûr amplement documenté l’ampleur tragique de la traite dite « triangulaire ». Ils ont aussi et plus récemment mis en valeur la circulation de personnes noires ou de couleur en France du XVIe au XVIIIe siècle, que leur circulation s’inscrive dans le prolongement des échanges commerciaux mais aussi diplomatiques entre l’Europe et les royaumes africains, ou que ces personnes noires ou de couleur aient été amenées par des entrepreneurs de la traite dans la capitale ou les ports français.

Pour ce qui est de l’âge de l’expansion de l’empire français à compter du XIXe siècle, les recherches conduites ont bien montré l’influence exercée par l’entreprise impériale et la « situation coloniale » selon les travaux fondateurs de Georges Balandier sur les populations locales.

Deux types de migrations peuvent être définis : les migrations intracontinentales et les migrations intercontinentales.

En termes de circulations intracontinentales, qui préfigurent les migrations intercontinentales du XXe siècle, on peut constater, notamment d’après les travaux de François Manchuelle, que certaines populations notamment ouest-africaines ont su tirer avantage des opportunités de travail offertes par la colonisation française.

Elles sont employées en qualité de travailleurs saisonniers dans les bassins arachidiers, ou de marins autochtones pour la défense des convois fluviaux des commerçants français de Saint-Louis, au Sénégal. Ces migrations internes vont également prendre de l’ampleur avec le développement des centres urbains de l’Afrique et l’ouverture de grands chantiers développés par l’administration.

En termes de circulations intercontinentales, différents facteurs sociaux et géopolitiques vont inscrire, dans le temps et l’espace européen, les migrations africaines.

Quatre catégories peuvent être distinguées : les migrations des soldats durant les deux grands conflits mondiaux ; les migrations du personnel africain embauché dans la marine marchande ; les migrations de domestiques qui accompagnent les colons lors de leur déplacement en métropole ; les migrations des étudiants en dépit du malthusianisme éducatif de l’administration coloniale française et en raison de l’inculcation de la langue française qui, bien sûr, demeure et se prolonge jusqu’à nous en partage.

Au milieu des années vingt, la population africaine subsaharienne présente en métropole est numériquement très restreinte – 2 000 personnes. Elle est constituée de quelques étudiants, de domestiques, de navigateurs et de commerçants, employés et ouvriers.

Quelles sont les raisons de ce nombre limité ?

La main-d’œuvre africaine employée dans l’Hexagone jusqu’aux années quarante et cinquante fut, durant l’époque coloniale, l’objet d’une étroite surveillance de la part de l’administration afin de prévenir son installation définitive sur le sol métropolitain. Ce contrôle s’inscrivait dans une volonté étatique de préserver l’homogénéité ethnique de la population hexagonale. Comment ? D’une part, en refoulant du territoire métropolitain les sujets de son empire, sans égard aucun pour leur participation aux combats de tranchées ou à l’effort industriel de guerre. D’autre part, en stimulant le recrutement d’une main-d’œuvre d’origine européenne.

Mais la population africaine en France, qui ne comptait que moins de 2 500 personnes au milieu des années cinquante, s’éleva rapidement, à environ 20 000, après la décolonisation, au début des années soixante. Dans cette décennie des Trente Glorieuses, ces personnes sont principalement employées dans les entreprises automobiles ou métallurgiques, mais aussi textiles ou chimiques. Il faut avoir tout de même à l’esprit que cette population compte également des représentants de professions plus qualifiées : des avocats, des intellectuels, des artistes, des comédiens dont les contributions enrichissent la culture française entendue au sens large.

Cette forte progression ne résulte nullement d’une politique publique de main-d’œuvre. La lecture des archives laisse à penser que ces courants migratoires en provenance du continent africain n’ont en effet jamais été véritablement institutionnalisés. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale puis de la décolonisation, de prétendues différences culturelles sont mises en avant par le patronat et le gouvernement français pour légitimer « l’inemployabilité » des travailleurs africains au nom d’une idéologie qui avait pourtant été officiellement abandonnée.

La forte progression de l’immigration africaine résulte en revanche de la libéralité du régime juridique accordé aux migrants africains après les indépendances. En effet, l’État français accorde la clause d’assimilation au national aux migrants ressortissant de ses anciennes colonies. Il espère ainsi bénéficier en retour, pour ses coopérants et expatriés en Afrique, de conditions de réciprocité, maintenir sa présence et défendre ses intérêts économiques et géostratégiques sur le continent. L’État français accorde donc la liberté de circulation, d’établissement et d’association aux migrants issus des pays africains anciennement sous administration française.

À partir des années 1970, un double basculement va se produire : un basculement juridique et un basculement économique, dont nous ne sommes jamais sortis.

Basculement juridique : à partir des années 1970 prend fin la période strictement postcoloniale. Elle correspond à la prise en main par le ministère de l’intérieur du traitement et de la gestion des flux migratoires en provenance d’Afrique, qui était auparavant dévolu au ministère des affaires étrangères. Le droit des ressortissants africains nés dans les pays anciennement sous administration française va progressivement s’aligner sur le droit commun des étrangers. Cet alignement consacre d’une certaine manière la « décolonisation de l’immigration » selon l’expression de Gérard Noiriel et la transformation des membres ou représentants des migrations postcoloniales en étrangers absolus.

La suspension de la main-d’œuvre en 1974 provoque une stabilisation de cette population mais également une féminisation par le biais des regroupements familiaux. Les femmes représentent aujourd’hui entre 20 % et 40 % de la population active immigrée africaine.

Basculement économique : le processus de désindustrialisation qui avait été entamé dès les années soixante-dix ne prend sa véritable ampleur qu’à compter des années quatre-vingt. La reconversion et l’abandon de bassins industriels entiers entrainent une déstructuration profonde de la classe ouvrière, à commencer par les travailleurs immigrés. Le taux de chômage s’élevant au début des années 1980 à 22 % pour les demandeurs d’emploi de nationalité française et de 35 % pour ceux de nationalité étrangère, dont 63 % pour les Africains subsahariens.

La différenciation continûment opérée entre « travailleurs français » et « travailleurs étrangers », « travailleurs communautaires » et « travailleurs extracommunautaires », est reprise pour organiser les licenciements, notamment dans les grandes entreprises publiques ou privées. À partir des statistiques conservées dans les archives, on peut tracer un bref portrait des travailleurs africains, de ceux qui sont aujourd’hui âgés, et de ceux qui sont l’objet de votre mission.

Chez Talbot, les travailleurs sénégalais représentent 11 % des 2 000 licenciements prononcés au milieu des années 1980. 90 % de la population sénégalaise a moins de quarante-cinq ans. 85 % est mariée. 55 % a au moins trois enfants. Chez Renault, les travailleurs maliens représentent 11 % des salariés étrangers employés dans l’entreprise en 1987. 70 % ont moins de quarante-cinq ans.

Ces données mettent en exergue combien la fin des « forteresses ouvrières » a vulnérabilisé une population africaine dans la pleine force de l’âge. Ils sont devenus des « valides invalidés par la conjoncture » pour reprendre la formule de Robert Castel.

En raison de leur installation récente sur le territoire français, les cohortes de l’immigration subsaharienne ont, en valeur relative, subi plus qu’aucun autre courant migratoire la crise économique qui a frappé les pays industrialisés. Cette population n’a cessé d’être une variable d’ajustement particulièrement affectée par une crise ou des crises dont il semble que nous ne soyons jamais sortis ou sortis que par intermittences.

En évoquant les migrants âgés, il est difficile de ne pas penser à ce qu’ils furent et à ce que furent leurs destins sociaux quand ils étaient dans « la force de l’âge ». Il est difficile aussi de ne pas penser à ce que sont aujourd’hui leurs enfants ou leurs petits-enfants, ceux qui sont dans « l’âge le plus tendre », avant qu’ils ne deviennent plus âgés.

M. le président Denis Jacquat. Je tiens à signaler que cette mission est la première que l’Assemblée nationale a organisée sur ce thème. Pour autant, en 1992, j’avais été chargé par le parti politique auquel j’appartenais, l’UDF, d’assister à des réunions organisées à Paris sur le logement des personnes immigrées. On avait en effet pris conscience, au niveau national, que les personnes qui étaient venues travailler dans notre pays vingt ans, trente ou quarante ans auparavant, dans l’idée de rentrer au pays, étaient finalement restées et que leurs conditions d’hébergement n’étaient plus adaptées. Les foyers, avec leurs petites chambres et leurs espaces collectifs, leur convenaient dans le sens où elles voulaient envoyer le maximum d’argent dans leur pays. Mais à partir du moment où elles avaient décidé de vivre ici, ce type d’hébergement n’était plus compatible ni décent. On s’était par ailleurs rendu compte qu’avec l’âge, ces personnes rencontraient des problèmes de santé et perdaient en autonomie. Ainsi une première réflexion avait-elle été engagée. Mais elle l’avait été en dehors de l’Assemblée.

Les travaux de la mission vont donc aboutir au premier rapport officiel de l’Assemblée nationale sur les personnes immigrées âgées.

M. le rapporteur. L’un d’entre vous a souligné la rigueur intellectuelle des travaux menés au sein de la Mission. Mais il convient de saluer tout particulièrement la rigueur des intervenants, dont la vôtre. Par la qualité de vos exposés, vous avez éclairé nos travaux. Je reviendrai sur plusieurs points.

En premier lieu, je voudrais savoir comment a été perçue l’immigration des pays tiers, depuis les années soixante, tant par les élus, les administrations que par l’opinion publique en général. En quels termes cette question a-t-elle émergé dans les discours publics ? Vous l’avez dit, très peu de recherches ont été menées sur ce thème. Pourtant, dès les années soixante-dix, un certain type de discours s’était développé autour des questions migratoires, alors même que l’on méconnaissait totalement la réalité de cette immigration.

En deuxième lieu, comment les employeurs et les pouvoirs publics ont-ils organisé l’immigration de main-d’œuvre ? C’est un aspect assez méconnu. Or il semble que les acteurs économiques aient largement et efficacement contribué à la venue de ces migrants, par exemple en mettant en place des filières et des bureaux de recrutement.

En troisième lieu, Mme Pitti a parlé du cantonnement de ces immigrés aux échelons les plus bas de l’entreprise. Auriez-vous, dans vos études, quelques cas de migrants ayant bénéficié de promotions professionnelles ? Comme vous l’avez fait remarquer, il ne faut pas présenter exclusivement les travailleurs migrants comme des victimes passives, ni parler que de ce qui n’a pas fonctionné.

En quatrième lieu, quelles étaient les durées habituelles d’emploi dans l’industrie ? Il semble que les travaux de chercheurs remettent en cause l’idée d’une « noria » nord-africaine ou subsaharienne, faite de brefs séjours en France et d’allers et retours permanents.

Enfin, vous avez, à différents titres, la charge d’écrire cette histoire de l’immigration. Comment éviter les clichés et une certaine « folklorisation » en raison du manque de travaux anciens ? Avez-vous identifié des risques d’assignation identitaire ? Comment liez-vous l’histoire des populations immigrées à l’histoire nationale, au-delà des polémiques politiques qui entourent malheureusement ces questions ? En d’autres termes, comment réintégrer ces populations dans le récit national, qui semble actuellement en panne ? Il me semble que celui-ci repartirait sur de bonnes bases si la France s’acceptait telle qu’elle est, si elle reconnaissait enfin l’apport de ces populations. Notre identité multiculturelle représente une opportunité nouvelle de développement, et non une menace comme cela ressort malheureusement trop souvent du discours public.

M. Jean-Philippe Dedieu. Monsieur le rapporteur, vous avez évoqué une rupture dans le discours public, à partir des années soixante-dix…

M. le rapporteur. J’ai dit qu’il me semblait que la thématique de l’immigration était apparue dans le débat public à partir des années soixante-dix.

M. le président Denis Jacquat. L’approche de l’immigration a totalement changé dans notre pays, à partir de 1974 et avec tous les textes relatifs au regroupement familial.

M. Jean-Philippe Dedieu. Je vais plutôt céder la parole à mes collègues qui travaillent sur l’immigration algérienne ou marocaine, parce qu’il me semble que c’est à travers ce prisme comparatif qu’il faut poser la question. En outre, d’après mes recherches, c’est certainement l’immigration algérienne qui, en raison de la guerre d’Algérie, a le plus souffert de cette représentation publique – ce qui ne signifie pas que la population subsaharienne n’ait pas été l’objet du même type de discours.

M. Ahmed Boubeker. Je vais commencer à répondre à cette question, en tant qu’« ancien Algérien » – du moins jusqu’à ma naturalisation.

En collaboration avec Alain Battegay, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), nous avons publié en 1993 un ouvrage intitulé Les images publiques de l’immigration. Nous y reprenons cette thématique de l’image de l’immigration algérienne et maghrébine en général, du point de vue des médias et, plus largement, de la société française et nous retraçons l’évolution de ce rapport à l’image.

Malgré tout ce qui avait été vécu après la guerre d’Algérie, l’immigration demeure invisible jusqu’aux années soixante-dix, période marquée, notamment, par les attentats et les crimes racistes de Marseille. C’est d’ailleurs l’État algérien qui, de manière unilatérale, arrête l’immigration algérienne avant même que la France ne mette fin à l’immigration. L’opinion publique commence alors à changer, et une vraie peur s’installe. Un fantasme revient, qui réactualise tous les schémas relatifs à la guerre d’Algérie ?

Pour ma part, je dirai que ce sont les années quatre-vingt qui ont véritablement changé la perspective avec la découverte de la génération issue de l’immigration – c’est la question des banlieues – et l’apparition des beurs sur la scène publique – nous allons fêter les trente ans de « la marche pour l’égalité ». À partir de cette période, la société française prendra conscience de sa dimension multiraciale et multiculturelle. J’en veux pour preuve un premier débat organisé par les pouvoirs publics sur la dimension multiculturelle de la société française. Avec l’émergence du Front national, l’immigration devient un enjeu politicien.

Par la suite, toutes les questions liées à l’islam marquent l’opinion publique. Mais c’est depuis les années quatre-vingt que s’est instauré un débat public, qui ne prend pas toujours les formes les plus apaisées au point qu’on a l’impression de ne pas s’en sortir. On reprend les mêmes clichés, les stéréotypes demeurent et, concrètement, la situation n’évolue pas très bien. D’ailleurs, depuis l’étranger, les gens ne comprennent pas ce qu’est ce dialogue franco-français sur l’immigration.

La Mission examine la situation des vieux immigrés qui, finalement, n’a pas beaucoup avancé depuis les années de croissance. Quant à la situation des jeunes dans les quartiers, elle n’a pas beaucoup avancé non plus.

M. le président Denis Jacquat. Entre-temps, la politique de la ville a tout de même apporté énormément.

M. Ahmed Boubeker. C’est vrai.

En conclusion, il me semble que les enjeux ont été soulignés depuis les années quatre-vingt. La France doit pouvoir reconnaître son identité plurielle et multiculturelle. Une politique élargie et ouverte sur la culture historique peut lui permettre de s’accepter comme une société d’immigration, ce qu’elle est, même si elle ne l’a jamais reconnu. Elle doit s’assumer en tant que telle, pour mettre fin à toutes les formes de repli identitaire, qui ne sont pas seulement le fait des immigrés. C’est en valorisant ces apports multiples que l’on pourra sortir de l’impasse.

Mme Kheira Bouziane. Effectivement, les années soixante-dix, plus particulièrement l’année 1973, avec le choc pétrolier, ont remis en cause les relations entre la France et l’Algérie, sur le plan économique et en matière d’immigration. Je me souviens que jusqu’à cette date, il existait en Algérie des agences qui recrutaient pour la France. Puis les relations se sont un peu brouillées et les échanges économiques entre les deux pays ont été réorientés.

M. Piero Galloro. Mes collègues ont déjà abordé un certain nombre de questions mais, en tant que socio-historien, il me semble nécessaire de se replacer sur le long terme. Je le ferai à partir d’exemples, peut-être triviaux, mais qui ont le mérite de faire prendre conscience d’évènements resitués dans un temps long, dans le « processus » comme dirait Norbert Élias.

En Lorraine, il y a deux festivals : le festival du film italien de Villerupt et le festival du film arabe de Fameck. L’un a lieu en octobre et l’autre en décembre, à une vingtaine de kilomètres l’un de l’autre. S’agissant du premier, la presse locale a titré sur la Lorraine « ritale ». J’appartiens à une génération où, si l’on me traitait de rital dans la cour de récréation, une bagarre générale éclatait – ce n’était pas un compliment. Or, s’agissant du second, la presse ne se permettrait pas de titrer « Lorraine… ». Je précise que les Arabes de Lorraine sont plutôt des Algériens, arrivés depuis 1934, à cause de la loi de 1932, donc bien avant la guerre d’Algérie.

Cette différence d’attitude s’explique par une différence de perception. Les Italiens ont bénéficié d’un processus de légitimation, ce qui n’a pas été le cas d’autres populations, qui étaient des populations coloniales. Dans cette perception, le rapport colonial est donc indéniable.

S’agissant des Italiens, on ne peut pas se référer au basculement des années soixante-dix, à laquelle certains ont fait allusion. Rappelez-vous qu’on appelait les Italiens « les Crispi », du nom du ministre des affaires étrangères qui avait signé l’alliance avec l’Allemagne dans les années 1880. On les appelait aussi « les christos » parce qu’en 1905, au moment de la séparation de l’Église et de l’État en France, ils portaient des croix. On lit d’ailleurs dans les rapports des préfets de Lorraine de 1905 et de 1936 que deux populations ne pourront jamais s’intégrer : les Italiens et les Polonais, trop catholiques.

Les Italiens, sur le siècle, ont mis du temps pour se faire légitimer, mais ils l’ont été. Ce ne fut pas le cas des populations qui étaient dans un rapport colonial. Je crois qu’il faut l’avoir en tête, pour apprécier à quel moment il y a pu avoir un basculement. Dès les années 1880, quand on a fait venir massivement des Italiens, est apparue l’expression : « des étrangers qui viennent voler le pain des Français ».

Mme Laure Pitti. Pour aller dans le sens de Piero Galloro, Patrick Simon, sociologue à l’Institut national d’études démographiques (INED), a intitulé, de façon un peu provocatrice, une partie d’un texte qu’il a écrit sur cette question de la période postcoloniale : « Pourquoi les Algériens ne sont pas des Italiens comme les autres ». L’idée est que la singularité du traitement de cette main-d’œuvre est liée à son origine coloniale. C’est un des points qu’il me semble devoir être souligné.

Commençons par les durées d’emploi. Une historienne, Geneviève Massart-Guilbaud, qui a beaucoup travaillé sur les Algériens, dans l’entre-deux guerres, dans la région lyonnaise, a montré que pendant cette période, au moment du démarrage de l’immigration algérienne, ce que Abdelmalek Sayad appelait le « premier âge » d’une migration très liée à la communauté paysanne d’origine, la main-d’œuvre s’était progressivement stabilisée – même s’il y a toujours eu une rotation entre la métropole et l’Algérie.

J’ai constaté le même phénomène, en partant d’un échantillon de 993 ouvriers algériens employés chez Renault entre 1950 et 1962.

Il existe une nette opposition entre les trajectoires de l’entre-deux guerres, très marquées par des va-et-vient permanents, et celles des années cinquante, beaucoup plus longues. Elles sont relativement brèves au départ – un ou deux ans – mais, de manière générale, leur durée moyenne s’allonge. Au début des années soixante, les Algériens de Renault ont en moyenne entre cinq et dix ans d’ancienneté. Dans mon échantillon, il y en avait un qui, en 2002, au moment où j’ai soutenu ma thèse, était toujours en activité – après une carrière de quarante ans.

Les carrières s’allongent donc, progressivement, entre la génération des années cinquante et la génération qui arrive après l’indépendance, laquelle s’installe aussi plus durablement. Mais il est tout de même intéressant de noter que la génération des années cinquante n’est pas repartie au moment de l’indépendance, contrairement à ce que l’on a pu croire de part et d’autre de la Méditerranée.

Il y a en effet un fantasme du retour et une réalité du retour. Le fantasme du retour est d’ailleurs partagé, dans cette phase-là, entre les pouvoirs publics, qui pensent que ces immigrés ne sont que transitoires, et des immigrés qui pensent qu’ils ne resteront qu’un temps pour travailler et qu’ils repartiront. Sauf que, progressivement, soit parce qu’ils ont fait venir leur famille, soit parce qu’ils en ont fondé une en France (les couples mixtes existent dès les années cinquante), ils finissent par rester. Ils s’installent avec leurs enfants, repoussent l’idée de leur retour au moment de la retraite et, au moment de la retraite, l’abandonnent définitivement.

Cette question de la noria doit très clairement être laissée de côté. C’est tout l’apport d’un sociologue algérien comme Abdelmalek Sayad, qui a dit qu’il fallait réintroduire les trajectoires complètes, partir des mécanismes d’émigration pour étudier l’immigration et arrêter de penser ces situations comme transitoires.

Venons-en au rôle joué par les pouvoirs publics et le patronat, notamment en matière de comptabilité. La statistique publique est importante, dans la mesure où elle fonde un certain nombre de représentations et d’outils de gestion différenciée. Ainsi, à partir de 1947, le ministère du travail et de la sécurité sociale demande à toutes les entreprises de plus de 500 salariés de fournir des statistiques trimestrielles sur leurs employés français, leurs employés étrangers et leurs employés nord-africains.

Sur le plan de la nationalité, y compris de la citoyenneté à compter du statut de 1947, les Français musulmans d’Algérie sont français. Quand ils viennent en métropole, ils sont français de plein droit et peuvent voter aux élections de l’Assemblée nationale. Ainsi, en 1956, des Français musulmans d’Algérie présents en métropole votent pour les élections législatives comme tous les Français : c’est le moment du Front républicain et de l’appel à voter pour la paix en Algérie– qui va pourtant conduire à l’accentuation de l’envoi des troupes. En revanche, en Algérie, ils sont encore sous le système du double collège et ne votent pas dans le même collège que les Européens.

Existe donc à cette époque un accès différé à la citoyenneté entre le territoire colonial lui-même et le territoire métropolitain, tout comme existent des dispositifs de gestion segmentée, liés à cette comptabilité différenciée dans la statistique publique, reprise dans les entreprises.

Il ressort des travaux que j’ai pu faire au sujet de Renault et de ceux que Nicolas Hatzfeld a pu faire au sujet de Peugeot qu’il existait des statistiques différentes pour les Français, les étrangers et les Nord-Africains. Cela se traduit dans des dispositifs spécifiques. À Renault, sont mis en place des services d’embauche particuliers : outre trois assistantes sociales spécialisées pour les Nord-Africains, un spécialiste ès question nord-africaine qui est un ancien militaire. Il y a donc une reconversion des formes d’encadrement « musclées » de cette population, et toute une expérience coloniale à prendre en considération.

Les structures de recrutement sont différentes selon les entreprises. Citroën a des recruteurs, notamment au Maroc, que l’on voit, par exemple, témoigner dans le film de Yamina Benguigui, Mémoire d’immigrés.

Renault tarde à mettre en place un système de recrutement. Il faut dire que l’entreprise bénéficie, dans ces années-là, d’une réputation de laboratoire social : elle est la première à accorder la troisième puis la quatrième semaine de congés payés, reconnaît avant 1968 la section syndicale d’entreprise et conclut les premiers accords d’entreprise. De tous les entretiens que j’ai pu avoir avec des ouvriers algériens retraités, il ressort que Renault était considérée comme la consécration de la carrière ouvrière dans l’automobile, et qu’il fallait absolument fuir Citroën et Simca – réputée « usine de la peur ».

Vers le milieu des années cinquante, Renault met en place une antenne de recrutement à Alger. Cela témoigne de l’intérêt de l’entreprise pour une telle main-d’œuvre, qu’elle emploie d’ailleurs massivement. En 1954, un ouvrier de Renault sur dix est dit « nord-africain », et cette proportion s’accroîtra au fil des ans, si l’on excepte les aléas de la conjoncture économique des Trente Glorieuses, que l’on a souvent tort de considérer comme une période magnifique et linéaire. En effet, il y avait tout de même un peu de chômage et parfois des licenciements, dont étaient plus rapidement victimes les Algériens. Ce fut notamment le cas en 1960, en pleine guerre d’Algérie. C’était aussi un moyen d’évacuer des gens qui militaient, y compris dans les usines, en faveur de l’indépendance.

Pour Renault, enfin, le recours à la main-d’œuvre immigrée, en l’occurrence majoritairement algérienne, constituait un modèle de développement. C’est ainsi qu’en 1955 son secrétaire général Bernard Vernier-Pailliez – qui deviendra son PDG – déclare : « La main-d’œuvre immigrée coûte moins cher que l’automatisation. » On réduit donc les coûts pour accroître la productivité du travail en recrutant massivement des immigrés dans la mesure où l’automatisation serait plus coûteuse. Différents travaux ont ainsi montré qu’il y a, du moins chez Renault, un recours structurel à cette main-d’œuvre. Je terminerai sur votre question relative à la promotion ouvrière. Comme mes collègues, je pense qu’il ne faut pas avoir une vision misérabiliste de l’immigration. On oublie d’ailleurs trop souvent que les immigrés ont été les acteurs de luttes collectives, notamment sur des enjeux de santé. Pour autant, la situation qui leur a été faite sur le plan des carrières et de l’emploi est assez noire. C’est ainsi que sur les 993 ouvriers algériens dont j’ai étudié les carrières, trois seulement ont passé le cap des emplois d’OS : deux pour devenir ouvriers qualifiés et un troisième terminant dans l’encadrement au bout de dix ans. Cela signifie que l’assignation à des emplois d’OS est à relier à un modèle de développement industriel – le « travail en miettes » aurait dit Georges Friedman, avec passage à la production en très grandes séries – qui nécessite de recourir à une main-d’œuvre plus nombreuse, avec des cadences plus élevées. En conclusion, j’aurais bien aimé trouver un plus grand nombre de promotions parmi ces travailleurs immigrés. Mais ce ne fut pas le cas.

M. Jean-Philippe Dedieu. Je constate également, à la lecture des archives, qu’en tout cas à partir des années soixante, période à partir de laquelle les migrants africains ont été de plus en plus nombreux en France, la durée d’emploi s’allonge de manière constante et que les allers et retours ont tendance à s’espacer dans le temps – passant, entre le début et la fin de cette décennie, de deux ou trois ans à quatre ou cinq ans.

Par ailleurs, j’avais déjà évoqué le rôle des pouvoirs publics dans le recrutement. Mais je pense nécessaire de compléter mes propos. Il semble que les entreprises françaises n’aient pas cherché à recruter activement des travailleurs africains dans les pays d’origine, mais que le départ de certains travailleurs algériens en Algérie entre 1954 et 1962 ait indirectement favorisé le recrutement de travailleurs africains.

Par exemple, l’usine Berliet de Lyon forme des cadres et des ouvriers africains, mais elle le fait de façon extrêmement temporaire et il ressort des archives qu’elle ne souhaite en aucune manière – en faire venir d’autres, pour des raisons « culturelles ».

En revanche, si les pouvoirs publics et le patronat n’ont pas encouragé le recrutement, ils ont très bien organisé le licenciement. Ce fut le cas dans les années quatre-vingt, notamment dans les usines Renault. J’ai recueilli des témoignages assez dramatiques de cette gestion ethnique du licenciement. C’est l’époque de l’émergence et de la stabilisation du paradigme du codéveloppement – qui peut être multiforme, qui peut aller contre le développement – qui sera mis en avant tant par la gauche que par la droite.

Je voudrais maintenant signaler que lorsque nous décidons de mener des recherches sur les questions liées au travail, nous avons des difficultés à accéder aux archives des entreprises, qu’elles soient publiques ou privées. Il me semblerait indispensable de réfléchir à la façon d’obliger les entreprises à ouvrir leurs archives.

M. le président Denis Jacquat. Cela pourrait faire l’objet d’une préconisation dans le rapport.

M. Jean-Philippe Dedieu. Les entreprises ont également bien du mal à ouvrir leurs bureaux à des sociologues, des anthropologues, des ethnologues, pour répondre à des entretiens semi-directifs.

Je terminerai par la dernière question du rapporteur. Il y a certainement, dans la mise en place des dispositifs des musées parisiens, un risque de « folklorisation » et de parcellisation – la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, lancée avec un fond d’archives assez réduit, a opté pour une politique tournée délibérément vers l’art contemporain, tandis que le musée Branly, pour des raisons liées à l’histoire coloniale, a le devoir d’ouvrir ses collections.

De grandes expositions, que l’on n’a jamais vues en France, ont été montées aux États-Unis. Je pense notamment à une immense collection photographique constituée à partir des années soixante par les Menil de Houston, qui se trouve maintenant à la Fondation Du Bois et qui a fait l’objet d’une exposition à Baltimore, puis à Princeton, sous le titre : La représentation du noir dans l’art occidental. Je pense que c’est tout à fait le type d’expositions qui permettrait d’avoir un autre regard sur l’immigration, sur une perspective plus longue. En effet, un regard trop centré, trop présentiste, fait courir le risque d’une certaine folklorisation.

M. le président Denis Jacquat. Madame, messieurs, je vous remercie.

Enfin, la mission d’information entend, sur le thème de la mémoire de l’immigration, M. Luc Gruson, directeur général de l’Établissement public du Palais de la Porte Dorée –Cité nationale de l’histoire de l’immigration, M. Jamel Oubechou, président de l’association « Génériques », et Mme Sarah Clément, déléguée générale, M. Abdellah Samate, président de l’Association des mineurs et anciens mineurs marocains du Nord (AMMN), et Mme Josette Breton, vice-présidente, M. Mustapha El Hamdani, coordinateur de l’association Coordination alsacienne de l’immigration maghrébine (CALIMA), et M. Abdennaceur El Idrissi, membre du bureau national de l’Association des travailleurs maghrébins de France (ATMF).

M. le président Denis Jacquat. Nous terminons nos travaux de l’après-midi par une audition sur le thème de la mémoire de l’immigration qui nous permettra de mesurer ce qui a été réalisé et ce qui pourrait être entrepris afin de mieux faire connaître la contribution des immigrés aujourd’hui âgés à notre histoire commune.

Nous recevons à cet effet M. Luc Gruson, directeur général de l’Établissement public du Palais de la Porte Dorée – Cité nationale de l’histoire de l’immigration, M. Jamel Oubechou, président de l’association « Génériques », et Mme Sarah Clément, déléguée générale, ainsi qu’une délégation commune de trois associations rassemblant M. Abdellah Samate, président de l’Association des mineurs et anciens mineurs marocains du Nord (AMMN), accompagné de Mme Josette Breton, vice-présidente, M. Mustapha El Hamdani, coordinateur de l’association Coordination alsacienne de l’immigration maghrébine (CALIMA), et M. Abdennaceur El Idrissi, membre du bureau national de l’Association des travailleurs maghrébins de France (ATMF).

Créée en 2004 à l’initiative du Président Jacques Chirac, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration a pour mission d’intégrer l’histoire de l’immigration à notre patrimoine commun en la diffusant auprès du grand public. Le Palais de la Porte Dorée accueille une exposition permanente qui raconte deux siècles d’histoire de l’immigration en France, dans une approche croisée des regards et des disciplines. Il présente actuellement une exposition temporaire, Vies d’exil 1954-1962, Des Algériens en France pendant la guerre d’Algérie, dont M. Benjamin Stora et Mme Linda Amiri sont les commissaires scientifiques. Le directeur de la Cité, M. Luc Gruson, nous présentera les travaux conduits par celle-ci, les liens qu’il a noués avec d’autres organismes à travers la France et les enseignements qu’il en tire.

Depuis 1987, l’association « Génériques » est spécialisée dans l’histoire et la mémoire de l’immigration. Elle a réalisé l’inventaire des archives de l’immigration en France et en Europe. Elle est à l’origine de la création de la Cité de l’immigration avec laquelle elle entretient des liens étroits. Ses délégués nous indiqueront quels sont les vecteurs de diffusion des savoirs et des témoignages qu’ils privilégient et ce que les sources peuvent nous apprendre.

L’AMMN transmet le témoignage des centaines de marocains âgés qui ont travaillé pour les houillères de France. Son président nous indiquera les formes que prennent ses actions et la façon dont il envisage de les pérenniser.

L’association CALIMA œuvre pour l’accès aux droits et la participation à la vie locale des immigrés, notamment âgés, en Alsace. M. El Hamdani nous présentera son approche de la transmission de la mémoire de l’immigration.

Enfin, l’ATMF, dont nous avons déjà reçu l’association locale d’Argenteuil, conduit à l’échelon national plusieurs actions concernant la mémoire des immigrés du Maghreb.

Je rappelle que notre mission d’information s’intéresse à la situation des immigrés âgés de plus de cinquante-cinq ans originaires d’États tiers à l’Union européenne, qui représentent 800 000 personnes, dont 350 000 sont âgées de plus de soixante-cinq ans.

M. Luc Gruson, directeur général de l’Établissement public du Palais de la Porte Dorée – Cité nationale de l’histoire de l’immigration. J’évoquerai pour commencer le rôle de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration.

Le désir de créer un musée de l’immigration en France est né dans les années 1990, un peu sur le modèle d’Ellis Island à New York. Ce musée fédéral de l’immigration a été inauguré en 1990, conçu après la guerre du Vietnam pour raconter l’histoire des courageux immigrés arrivés sans rien et qui ont bâti l’Amérique et pour intégrer cette histoire dans le roman national. Un certain nombre d’historiens et de militants associatifs de notre pays ont souhaité reprendre cette idée typiquement américaine et présenter l’histoire de nos immigrés dans un lieu de mémoire.

Peu de Français savent que l’immigration fut un phénomène massif dès le début du XIXe siècle. Notre pays est en cela un cas particulier en Europe puisqu’à cette époque, la plupart des pays européens étaient des pays d’émigration. Depuis deux siècles, la France est le fruit d’une immigration massive, composée à la fois de main d’œuvre et de réfugiés politiques.

La proportion d’étrangers dans la population française est restée à peu près stable tout au long du XXe siècle, à la différence de pays comme l’Espagne ou l’Italie où le phénomène est très récent. La France connaît depuis plus de cent ans d’importants flux migratoires, qui varient en fonction des guerres et des crises. En 1931, année d’ouverture du Palais de la Porte Dorée et de l’Exposition coloniale, le nombre d’étrangers était, contrairement aux idées reçues, proportionnellement plus important en France qu’aux États-Unis, d’après les chiffres de l’INSEE.

La Cité nationale est née suite au rapport rédigé en 2001 par MM. Driss El Yazami et Rémy Schwartz Pour la création d’un Centre national de l’histoire et des cultures de l’immigration. Depuis, elle s’efforce de changer les représentations de nos concitoyens sur l’immigration et de faire connaître sa place dans l’histoire de la France. Cela nous a amenés à travailler sur l’histoire plus que sur la mémoire.

Le phénomène historique qu’est l’immigration, bien que peu connu, est constitutif de l’histoire de France puisque l’on considère aujourd’hui qu’un quart des Français ont au moins un de leurs grands-parents d’origine étrangère et, si l’on remonte à la quatrième génération, ils sont près de 40 % à avoir au moins un ancêtre étranger. Cette prépondérance de l’immigration a été jusqu’à présent peu évoquée dans les manuels d’histoire.

Pour changer les regards et les représentations des Français, nous avons adopté une approche muséographique, car seule une approche patrimoniale est en mesure de légitimer la place de l’immigration dans l’histoire.

La Cité, qui est le dernier musée national créé en France, a pour particularité qu’à sa création elle ne possédait pas de collections, à la différence des autres grands musées nationaux dont la création peut remonter, comme c’est le cas du Louvre, à la Révolution française. La question s’est donc posée de savoir comment constituer des collections à partir d’une histoire dont nous avons peu de traces, en termes de monuments et d’œuvres d’art.

L’histoire de l’immigration se trouvant essentiellement dans la mémoire des personnes qui l’ont vécue, l’une des urgences de notre institution fut de collecter les traces de cette histoire avant qu’elles ne disparaissent, car les travailleurs migrants des Trente Glorieuses, qui ont reconstruit la France après la Seconde Guerre mondiale, sont aujourd’hui âgés.

Nous avons collecté un certain nombre de témoignages de migrants, qui sont présentés dans l’exposition permanente. Nous avons par ailleurs fait l’acquisition d’un certain nombre de travaux réalisés par des artistes sur ce thème, essentiellement des photographies et des œuvres cinématographiques.

La Cité travaille en réseau avec des associations dans toute la France. Sur environ six cents projets concernant l’histoire et la mémoire de l’immigration en France, soixante-neuf concernent les migrants âgés. Ce thème a suscité près d’une centaine d’initiatives, les artistes ayant en commun le souci de collecter une mémoire qui disparaît peu à peu et de rendre les migrants fiers de leur participation à la société française, alors qu’ils ont parfois le sentiment d’avoir été oubliés.

Je voudrais faire une proposition concrète à votre commission. Les migrants âgés, notamment ceux qui vivent dans les foyers, n’ont pas accès à la culture. Lorsque nous parlons de l’accès aux droits des migrants, nous entendons l’accès à des éléments de droit commun comme les prestations sociales, mais ils sont les grands oubliés des politiques culturelles. N’ayant pas eu l’occasion au cours de leur vie de découvrir les musées, ils sont très éloignés de la culture.

La fréquentation de notre musée se compose pour moitié de publics scolaires ou relevant du champ social, mais nous n’accueillons quasiment jamais de groupes de personnes âgées immigrées. J’ai proposé à Adoma d’organiser des visites pour les résidents des foyers, mais le projet n’a pas pu se concrétiser. Je le regrette car il serait opportun de revenir sur cette période de l’histoire de France qu’est la guerre d’Algérie et de permettre aux migrants de visiter le musée de l’immigration.

M. le président Denis Jacquat. Nous allons transmettre votre message à Mme Aurélie Filippetti, ministre de la culture et de la communication. Je ne doute pas qu’il recevra un accueil favorable.

M. Luc Gruson. Depuis l’ouverture de la Cité nationale en 2007, aucun ministre n’y avait pris la parole publiquement. Mme Aurélie Filippetti fut la première à le faire à l’occasion de l’inauguration de l’exposition de Benjamin Stora et son discours illustrait parfaitement le sens de la Cité nationale.

M. Jamel Oubechou, président de l’association « Génériques ». L’association « Génériques » a été créée il y a vingt-cinq ans par un groupe de militants inquiets de la disparition progressive de ceux qui constituaient l’histoire de l’immigration en France.

Craignant que cette histoire soit exclue de celle de notre pays, alors même qu’elle en est l’une des composantes, ils ont créé une association afin de regrouper les documents sur les combats menés par les migrants, les grèves de la faim, les luttes pour les droits, les manifestations.

Parmi les nombreuses initiatives qui ont été prises par l’association, je citerai la création du Guide des sources sur l’immigration en France, l’organisation de grandes expositions patrimoniales et le travail entrepris par M. Driss El Yazami, délégué général de l’association et l’un de ses fondateurs, et M. Rémy Schwartz, dans leur rapport pour la création d’un centre national de l’histoire et des cultures de l’immigration.

Ce rapport, qu’ils ont remis à M. Lionel Jospin, alors Premier ministre, est à l’origine de la création de la Cité nationale. Nous nous réjouissons de son existence. S’il n’a eu aucune portée politique, du moins jusqu’à une date récente, il montre l’importance que notre pays attache à la préservation de cette mémoire et à son inscription dans notre histoire collective.

Ces vingt-cinq années se sont articulées autour de la sauvegarde et du sauvetage de la mémoire de l’immigration. Cette démarche nous a amenés à décoller, en vue d’assurer leur préservation, des affiches de manifestations – pour des droits, des papiers, la reconnaissance, la protection contre les brutalités policières. Nous avons constitué un fonds patrimonial, que nous entendons valoriser et diffuser. Une association comme la nôtre ne peut se contenter de préserver un patrimoine, elle se doit de le faire connaître. C’est l’une de nos missions.

Une autre de nos missions consiste à favoriser l’accès à la culture de populations qui en sont éloignées. Nous aspirons en effet à restituer aux populations immigrées ou issues de l’immigration la complexité et la plénitude de leur histoire. Pour cela il est important de faire connaître, au-delà du folklore, leurs propres pratiques culturelles. Tel était l’objet de l’exposition que nous avons organisée à la Cité nationale, intitulée Générations, un siècle d’histoire culturelle des Maghrébins en France.

Nous nous attachons particulièrement à la sauvegarde de l’histoire des chibanis et des immigrés âgés de manière générale. Il en va de la dignité de ces personnes qui ont consacré beaucoup d’énergie et une partie de leur vie à la construction de notre pays, tant sur le plan économique que social.

Il est important que la collectivité nationale tout entière, et pas seulement leurs descendants, sache que les immigrés âgés sont une composante de l’histoire de notre pays et ne sont pas une entité extérieure qui pourrait contaminer la pureté nationale.

Mme Sarah Clément, déléguée générale de l’association « Génériques ». Le Guide des sources est un inventaire national réalisé dans les années 1990 et 2000 sur consultation des centres d’archives territoriales et des quatre centres d’archives nationales, dont le centre d’archives du monde du travail de Roubaix. Il est le fruit d’un travail de collaboration réalisé avec la plus grande rigueur scientifique tant auprès des acteurs publics que des détenteurs de fonds privés – responsables associatifs, militants et syndicats.

Le recensement des organes de la presse publiée par les étrangers en France a donné lieu à l’exposition fondatrice de l’association. Celle-ci a été présentée dans le cadre du bicentenaire de la Révolution française au CNIT, à La Défense, et dans un certain nombre de musées d’histoire.

Nous procédons également à la numérisation des affiches.

Nous avons développé un catalogue en ligne, Odysseo, qui, à la demande du ministère de la culture, deviendra dans quelques semaines un portail national des sources relatives à l’histoire de l’immigration. Ce catalogue a vocation à s’enrichir des sources récoltées par divers partenaires comme les institutions, les laboratoires de recherche et les associations.

Nous présentons notre travail dans la revue Migrance, créée en 1993, qui est la seule revue traitant de l’histoire de l’immigration en France et dont le quarantième numéro paraît aujourd’hui.

Ce catalogue sur internet se double d’un centre de ressources, situé au siège de l’association, qui nous permet de recueillir des archives privées.

Nous recevons des demandes diverses – renseignements, recherches iconographiques – et nous sommes sollicités par un certain nombre de structures associatives qui nous demandent d’accompagner leurs projets.

Nous apportons en outre notre aide aux collectivités territoriales, par exemple à la ville de Dunkerque qui s’intéresse aux étrangers dans le cadre de son rôle de capitale culturelle régionale.

L’association « Génériques » accomplit un travail de transmission et de médiation, en lien avec les associations, les institutions, les centres d’archives publiques, les collectivités territoriales et quelques établissements comme la Cité nationale de l’histoire de l’immigration.

Nous travaillons également sur les lieux de mémoire et d’histoire en Seine-Saint-Denis, et plus largement en Île-de-France et dans d’autres territoires. Nous développons un dictionnaire historique de l’immigration en ligne qui contient des notices biographiques et décrit les divers organismes et événements organisés sur le sujet.

Enfin, depuis l’année dernière, pour répondre à la demande, nous proposons des journées de formation sur l’immigration et son cadrage historique, mais également sur la gestion des archives associatives, ce qui rejoint la question de la transmission. Nous sommes un lien pour tous les publics qui veulent travailler sur ces questions – chercheurs, acteurs associatifs ou culturels. Les demandes sont nombreuses et diverses : nous avons par exemple été récemment sollicités pour organiser des ateliers périscolaires.

M. Abdennaceur El Idrissi, membre du bureau national de l’Association des travailleurs maghrébins de France (ATMF). Je vous remercie d’avoir invité nos trois associations, qui sont membres de la même fédération et ont pour mission la défense des droits des travailleurs maghrébins.

Avant de vous présenter notre association, je tenais à vous indiquer que nous nous attendions à ce que pendant les travaux de votre mission, les contrôles et les poursuites à l’encontre des migrants âgés soient suspendus – du moins c’est ce que nous espérions. Malheureusement, cela ne s’est pas passé ainsi.

M. le président Denis Jacquat. Vous avez le droit de faire des préconisations : elles figureront dans le rapport.

M. Abdennaceur El Idrissi. Notre association s’est engagée à réaliser un film retraçant l’histoire et la mémoire de l’immigration. Malheureusement, faute de moyens, ce travail, commencé il y près de deux ans et demi, n’a pu être achevé.

Pour nous, la mémoire de l’immigration ne doit pas rester la propriété des historiens et des spécialistes. Elle ne doit pas être une réponse à des appels d’offre ni une simple démarche en vue de sensibiliser nos compatriotes et de restaurer la confiance.

La mémoire de l’immigration a fait l’objet de nombreux travaux depuis les années 1980. C’est bien, mais c’est insuffisant. Car les associations qui représentent l’immigration sont plus les sujets de notre mémoire que les acteurs de celle-ci.

Aujourd’hui différentes mémoires sont traitées et la question de l’immigration fait l’objet de multiples réflexions. Là encore, c’est insuffisant. La mémoire de l’immigration ne doit pas servir uniquement la recherche du « vivre ensemble » mais devenir une composante de la société.

Nous devons travailler sur différentes mémoires, celle des mineurs comme celle des anciens combattants. Mais beaucoup d’entre eux ne sont pas encore informés de tout ce qui a été accompli dans ce domaine et nous n’avons pas les moyens de contacter les anciens combattants qui habitent au fin fond de leur pays d’origine et qui sont seuls pour faire valoir leurs droits. Et nous devons prendre en considération toutes les populations, sans oublier, notamment, les cheminots ou celles qui ont travaillé dans l’agriculture.

Les deux autres associations de notre fédération – l’AMMN et CALIMA – apportent à notre réseau les éléments qui nous permettent de nous approprier cette mémoire. Je ne dénigre pas le travail qui a été accompli, mais il faut que ces structures donnent la parole aux immigrés et qu’elles partagent leurs travaux afin que la mémoire de l’immigration soit partagée par tous.

M. Abdellah Samate, président de l’Association des mineurs et anciens mineurs marocains du Nord (AMMN). Je suis l’un de ces mineurs qu’on est venu chercher au Maroc en 1963 pour aller travailler au fond de la mine.

L’AMMN, avec l’aide de l’ATMF, tente de travailler sur la mémoire, mais elle dispose de peu de moyens matériels et financiers.

Le travail de mémoire qui est entrepris doit rappeler que la France est allée chercher ces personnes dans leur pays pour qu’elles viennent travailler dans la mine, et cela jusqu’en 1958 lorsque les mines ont commencé à fermer. Quels moyens a-t-on donné à ces migrants ? Les a-t-on respectés, en 1967, lorsqu’on leur a proposé des contrats de dix-huit mois ? En 1980, lorsqu’ils ont manifesté pour obtenir un statut dont ils étaient exclus ? Et en 1987 quand on leur a imposé le retour forcé, même s’ils avaient fait venir leurs enfants en France ?

La mémoire doit refléter la réalité et respecter la dignité et les droits des personnes. Car les migrants ont des devoirs, mais leurs droits sont bafoués. Voilà la vraie mémoire ! Il ne faut pas nier la réalité. À quoi sert d’écrire des livres sur la mémoire si la nation et le gouvernement ne font pas leur devoir ?

Qu’en pensent les personnes âgées dont la famille vit au Maroc depuis quarante ans et qui subissent des pressions pour ne pas faire valoir leurs droits ? Et ceux que nous avons renvoyés chez eux ? J’espère que cette mission parlera d’eux et que la société les prendra enfin en compte. Nous avons le devoir de respecter leurs droits et de faciliter l’installation définitive de ceux dont les enfants sont français, qui votent et paient des impôts en France. Nous parlons beaucoup d’intégration : celle-ci doit devenir une réalité.

C’est de cette histoire, de cette mémoire que je veux parler et qui doit nous permettre d’éclairer une réalité que les pouvoirs publics évitent depuis trop longtemps.

Mme Josette Breton, vice-présidente de l’AMMN. Je vais vous présenter le travail effectué par notre association sur le thème de la mémoire.

On peut difficilement comprendre les livres qui sont écrits sur le sujet si on ne les relie pas à l’histoire vécue par les mineurs marocains. C’est ce qui nous a amenés à intituler notre travail « mémoire au service du droit ».

Lorsque nous nous sommes intéressés à l’histoire de la transmission, nous nous sommes aperçus qu’une association dirigée par les mineurs eux-mêmes, qui sont dans l’ensemble analphabètes, pouvait difficilement créer des outils de mémoire. Nous avons souhaité dépasser cette réalité et avons décidé de faire preuve d’initiative. Pour cela nous avons utilisé les méthodes de l’éducation populaire. Il n’a pas été facile, par exemple, d’établir un partenariat avec le Centre historique minier de Lewarde, car on voulait nous assigner une fonction trop folklorique. Nous avons finalement réussi à faire accepter nos exigences, qui étaient d’organiser une exposition présentant l’histoire des travailleurs marocains. Cette exposition a vu le jour et nous sommes en mesure de la faire circuler.

Nous avons demandé à des sociologues et à des cinéastes de collaborer à notre projet. Sans vouloir faire leur travail, nous avons orienté leurs interventions, en demandant aux cinéastes de filmer telle ou telle manifestation ou tel ou tel événement que nous considérions important. Dans le même esprit, nous avons demandé aux sociologues de nous former. Ainsi, pour rédiger un document sur les discriminations liées au logement, nous avons construit ensemble les questionnaires remis aux mineurs et avons exigé de poser les questions à leurs enfants.

Nous sommes fiers d’avoir donné à des mineurs marocains analphabètes, venus des contrées les plus pauvres et les plus reculées du sud du Maroc, l’occasion de montrer qu’ils sont capables d’ouvrir le chemin de la mémoire collective sans faire l’impasse sur les luttes et les combats qu’ils ont menés pour défendre leurs droits.

Il est urgent de considérer la situation sociale de cette population. Les mineurs sont âgés et fragilisés. Ils se sentent bafoués et discriminés par rapport à la façon dont est traitée la corporation minière. Cette situation entraîne des dégâts sociaux considérables. À l’heure où leurs organismes de tutelle ont renoncé à rendre justice aux mineurs marocains, il est urgent que les politiques s’emparent du sujet et trouvent une solution propre à réparer ce qui constitue une véritable injustice sociale. Alors seulement nous pourrons poursuivre notre travail sur la mémoire.

M. Mustapha El Hamdani, coordinateur de l’association Coordination alsacienne de l’immigration maghrébine (CALIMA). Je vous remercie à mon tour, monsieur le président, pour cette initiative qui permet de rompre le silence.

Travailler sur le vieillissement des immigrés est pour moi une façon pertinente d’aborder la question de l’immigration d’une manière globale, car c’est la seule manière de rompre avec cette politique de l’intégration dont on nous rebat les oreilles depuis plusieurs décennies et qui affecte les descendants de l’immigration.

Nous sommes venus pour travailler et produire français et nous nous sommes retrouvés à « faire des Français ». Mais que fait-on de ces Français ? Nous ne pouvons nous contenter de restituer la mémoire : nous devons la transmettre et la conjuguer au présent et au passé pour construire le « vivre ensemble » de demain. Quant au vieillissement de la population immigrée, il relève du droit commun.

J’en viens à la culture de l’immigration, longtemps confinée dans le domaine du folklore – le couscous et le thé. Pour nous, la culture ne doit en aucun cas être traitée comme un problème périphérique mais devenir un enjeu central pour la société française qui, comme l’a démontré M. Gruson, est cosmopolite.

Comment assurer la transmission de la mémoire ? Je participais la semaine dernière à la « marche des vivants », organisée pour perpétuer le souvenir des victimes de la Shoah. À Auschwitz, j’ai discuté avec un historien juif qui nous accompagnait. Il évoquait cette mémoire avec beaucoup de lucidité et de recul, car la communauté juive est outillée pour parler de la Shoah et a mis au point une méthode pour le faire. Elle dispose d’un certain nombre d’espaces – le théâtre, le cinéma, l’écriture, la culture en générale – pour combler ce vide. Ce n’est pas le cas de la communauté maghrébine. Un Algérien qui vient du monde rural n’est pas en mesure de transmettre sa mémoire à ses enfants car il ne dispose pas des outils nécessaires.

Notre démarche au sein de l’ATMF consiste à créer des espaces susceptibles de jouer un rôle de médiateurs. Le sociologue, l’anthropologue et l’historien doivent s’accaparer cette mémoire. Si nous ne faisons rien, elle disparaîtra, ce qui serait dommageable non seulement pour nos enfants, mais aussi pour la société française dans son ensemble.

Investir le champ culturel est pour nous le meilleur moyen de déconstruire les représentations qui nourrissent les préjugés et les stéréotypes, qui eux-mêmes nourrissent le racisme et les discriminations.

M. le rapporteur. Je vous remercie, mesdames, messieurs, pour vos témoignages et votre contribution aux travaux de la mission.

Je répondrai tout d’abord à M. El Idrissi au sujet des migrants âgés qui font l’objet de nombreux contrôles de la part des différentes caisses notamment à propos de versements de pensions de retraite non contributives qui les placent parfois, à leur insu, en situation de fraude. Nous sommes conscients de cette situation et nous avons interrogé l’administration sur le caractère arbitraire, voire abusif, de ces contrôles lorsqu’ils ne respectent pas la dignité et le droit des personnes. Nous ne sommes pas à la place du Gouvernement, mais nous soulèverons ce problème dans notre rapport et ferons des préconisations pour qu’il soit résolu.

Mme Marisol Touraine, ministre des affaires sociales et de la santé, se rendra demain à Gennevilliers en compagnie de M. François Lamy, ministre délégué auprès de la ministre de l’égalité des territoires et du logement, chargé de la ville. Je ne peux naturellement pas m’engager à la place du Gouvernement et décider d’un moratoire, mais je parlerai à ses représentants de ce vrai problème et vous propose d’attendre les conclusions de notre mission, qui seront rendues en juin, en vous précisant que nous aurons à nouveau l’occasion d’évoquer la question avec la ministre au moment de son audition par la mission.

J’en viens à quelques questions que je souhaiterais vous poser.

Les migrants et leurs familles aspirent légitimement à la reconnaissance et entendent prendre toute leur place dans le récit national. Selon vous, l’enseignement scolaire, la recherche universitaire et les grands médias font-ils une juste place à l’histoire des immigrés des États tiers à l’Union européenne ? Les universitaires que nous avons entendus regrettent que ces sujets aient été trop peu abordés dans le passé et que les administrations manquent d’outils statistiques. Avez-vous des pistes de travail pour combler ce vide ? Convient-il d’attirer l’attention des pouvoirs publics sur ce point ?

La Cité de l’immigration a pour mission d’écrire l’histoire de l’immigration en évitant plusieurs écueils, dont le folklore et les clichés. Pour les dépasser, il faut reconstruire la complexité de cette mémoire. Comment éviter les risques d’assignation identitaire, sachant que de nombreux migrants, venus dans notre pays avec le mythe du retour en tête, ont néanmoins souhaité s’intégrer dans la société française ? Beaucoup nous ont dit qu’ils se sentaient « d’ici et de là-bas », et parfois plus d’ici puisqu’ils y ont passé la majeure partie de leur vie. Leur identité est multiple. Comment éviter de leur attribuer une identité qui n’est pas la leur ?

Comment faire le lien entre l’histoire de ces populations et notre histoire nationale ?

De quelle manière cette histoire se transmet-elle dans les familles et dans les territoires ?

Vous avez identifié des lieux de mémoire des travailleurs immigrés en France. Nous qui nous targuons d’être un pays de culture, d’histoire et de patrimoine, ne pourrait-on édifier d’autres lieux de mémoire ? Que recouvre, selon vous, le patrimoine de l’immigration ? Comment lui donner du sens ?

Bien qu’il s’agisse d’une histoire tragique, nous sommes un certain nombre à vouloir réintégrer la date du 17 octobre 1961 dans l’histoire nationale, pour aller à l’encontre d’une certaine aseptisation de l’histoire et du refus de regarder les choses en face. Le Président de la République a rappelé avec force l’année dernière que cet événement faisait partie de notre histoire nationale. Quelle est votre position sur ce sujet ?

M. Luc Gruson. S’agissant de l’enseignement scolaire, je suis en mesure de vous apporter des éléments très précis. En 2003, avec M. Jacques Toubon, nous avions demandé à M. Luc Ferry, alors ministre de l’éducation nationale, de dresser un état des lieux de l’enseignement de l’histoire de l’immigration en France. L’inspection générale de l’éducation nationale avait constaté que cette thématique n’était pas enseignée dans les écoles, sauf peut-être de manière allusive dans les cours d’éducation civique dispensés dans les lycées techniques, ce qui n’était pas anodin.

Nous avons, depuis, assisté à une évolution importante. Notre établissement dispose désormais d’une commission pédagogique, actuellement présidée par M. Philippe Joutard, qui a par ailleurs présidé à la réforme des programmes scolaires. Cela nous a permis d’introduire l’histoire de l’immigration dans les manuels d’histoire destinés aux lycéens, de la filière générale comme de la filière technologique. Dans son livre sur l’enseignement de l’histoire de l’immigration, M. Benoît Falaize, qui a travaillé dans notre association, dresse un état des lieux de la situation. Notre institution forme chaque année près de deux mille enseignants au contenu de l’histoire de l’immigration, et ce ne sont pas uniquement des professeurs d’histoire.

L’exposition de Benjamin Stora attire essentiellement des lycéens. Le fait de se déplacer dans un musée leur permet d’aborder la question du 17 octobre 1961 de manière apaisée.

Comment sont perçus les migrants âgés et leur culture ? Il convient à cet égard de faire évoluer les stéréotypes. Nous avons, en France, l’impression que notre pays a offert aux travailleurs immigrés un parcours idéal et qu’ils se sont bien intégrés. La réalité est beaucoup plus diverse et aléatoire. Certains sont restés en France parce qu’ils ne pouvaient pas se permettre de rentrer dans leur pays d’origine – où ils ne percevraient plus certaines prestations sociales. D’autres sont repartis. Sur plus d’un million de Portugais venus en France pendant les Trente Glorieuses, on estime que près d’un tiers sont repartis. Les migrants portugais et leurs descendants assument leur double culture, ce qui prouve que la question de l’identité est plus complexe que ce que l’on veut bien en dire. Nous vivons aujourd’hui dans un monde ouvert dans lequel les références identitaires sont multiples.

J’ai été très touché par la trilogie de Mme Yamina Benguigui, Mémoires d’immigrés, en particulier par le film dans lequel on voit des femmes maghrébines dire qu’elles auraient bien aimé retourner en Algérie mais qu’elles sont restées en France parce que leurs enfants sont français.

M. Jamel Oubechou. La question de savoir comment faire le lien entre ces populations et notre histoire nationale doit être reformulée car ces populations font partie intégrante de notre histoire nationale. C’est un message essentiel qu’il faut diffuser.

La décolonisation fait partie de notre histoire nationale, comme en témoigne un article paru dans le dernier numéro de la revue Migrance sur la mobilisation des immigrés africains pour la décolonisation de 1930 à 1970 dans toute la France.

La transmission de la mémoire dans les familles et les territoires est complexe. Au sein des familles, cette transmission varie selon les cultures mais elle est souvent douloureuse. L’expérience des travailleurs immigrés, qu’il s’agisse de mineurs, d’ouvriers sidérurgistes ou d’ouvriers agricoles en France, dans les années 1960 comme aujourd’hui, est difficile à transmettre à leurs enfants. C’est une expérience sur laquelle il est difficile de mettre des mots car elle est faite d’humiliations, de difficultés matérielles et sociales. Si les chibanis et les personnes âgées ont fait de leurs enfants de bons Français, c’est au prix de sacrifices très durs, qu’il leur est très difficile de transmettre.

Mme Sarah Clément. Les lieux de mémoire et d’histoire peuvent être des lieux de travail, des cafés, des théâtres, des établissements cultuels ou des écoles. Une dynamique a été engagée à l’échelon européen, à l’initiative de l’association « Génériques » et d’un certain nombre de partenaires étrangers, en faveur d’itinéraires culturels du patrimoine d’immigration. Il est clair que notre travail gagne à être soutenu par des politiques publiques, mais organiser des journées européennes du patrimoine de l’immigration pourrait être une façon de le valoriser.

M. Abdellah Samate. Comment voulez-vous que nous transmettions à nos enfants une mémoire aussi difficile et douloureuse ? Ils ont grandi dans la misère ! Raconter notre histoire à nos enfants risque de développer chez eux un racisme vis-à-vis de la société dans laquelle ils sont nés et ils ont grandi.

Je répète souvent cette histoire : mon fils est né ici, il a été à l’école en France. À l’occasion d’un voyage scolaire en Angleterre, il a été mis à l’écart au moment de franchir la frontière. Il est resté seul toute la journée et n’a retrouvé ses camarades que le soir. Aujourd’hui il est Français, il a créé son entreprise à Toulouse et est devenu Compagnon du devoir. Mais il conserve le souvenir de cette expérience d’exclusion.

Avant de parler de mémoire, il faut d’abord guérir les blessures qui nous ont été infligées. On est venu me chercher, j’ai battu le charbon au fond de la mine, comme des centaines et peut-être des milliers d’immigrés. Aujourd’hui, que fait la société ? En 1995, Mme Marie-Christine Blandin, présidente du conseil régional du Nord-Pas-de-Calais, a voulu s’intéresser au problème. Certains élus lui ont alors conseillé de ne pas ouvrir ce chapitre de l’histoire afin d’éviter toute polémique !

Avant d’écrire la mémoire de l’immigration, il reste beaucoup de problèmes à régler.

Mme Josette Breton. Force est de constater que les écoles et les universités ne font pas toute sa place à la mémoire de l’immigration. Nous les encourageons sans relâche à travailler sur cette question, mais beaucoup de choses restent à faire. Le conseil régional d’Alsace a récemment organisé un colloque intitulé Mineurs du monde qui faisait l’impasse sur l’immigration marocaine.

Nous sollicitons les universitaires afin qu’ils étudient la reconversion des Français et des Marocains et qu’ils se prononcent sur la présence éventuelle de discriminations.

Nous avons travaillé avec une troupe de théâtre à l’écriture d’une pièce intitulée Mémoires d’un mineur marocain dans les houillères du Nord-Pas-de-Calais qui a été présentée dans les collèges et les lycées. Nous avons appris à cette occasion que les enfants issus de l’immigration marocaine ne savaient rien de l’histoire de leurs parents. Les artistes et les écrivains doivent s’intéresser à cette histoire et faire circuler leurs créations dans les établissements scolaires.

M. Mustapha El Hamdani. Pour l’exposition que j’ai organisée sur les chibanis qui sont venus en Alsace dans les années 1960 et 1970, j’ai eu besoin de les rencontrer. Je voulais à cette occasion que toute la famille soit regroupée. À chaque fois, les enfants me remerciaient de leur avoir fait découvrir l’histoire de leur père. Cela montre à quel point la transmission de la mémoire a besoin d’un tiers.

Dans les cultures méditerranéennes, la mémoire se transmet du grand-père au petit-fils. Il nous manque donc un élément du puzzle et cela pose un problème car étant très pudiques, nous parlons peu avec nos descendants. C’est pourquoi nous demandons que des espaces soient créés, non seulement pour articuler les dispositifs institutionnels et le droit commun mais pour diffuser l’information et « sociabiliser » les mémoires.

Le mythe du retour a fait beaucoup de dégâts, à la fois dans la société d’accueil, qui a considéré les immigrés comme des personnes qu’elle pourrait « jeter » lorsqu’ils auraient terminé leur travail, et parmi les personnes qui étaient venues en France pour gagner de l’argent avant de retourner dans leur pays mais sont restées plusieurs dizaines d’années. Que peut transmettre un Marocain qui est resté trente ans dans le pays d’accueil ? Il parle du Maroc des années 1960 alors que nous sommes en 2013 !

Nous devons multiplier les acteurs – universitaires, sociologues, associations – et les espaces qui permettent d’évoquer cette mémoire. Nous en avons le devoir.

La date du 17 octobre 1961 est un symbole intéressant. Pourquoi ne pas nommer ainsi une grande place ? M. Samate a été nommé chevalier de la Légion d’honneur et il le mérite. Ce sont des symboles qu’il faut multiplier.

Nous sommes d’ici. Preuve en est qu’à Strasbourg a été ouvert un cimetière réservé à la communauté musulmane. Le jour de l’inauguration, les immigrés étaient massivement présents et très heureux de cette marque de reconnaissance.

M. le président Denis Jacquat. Mesdames, Messieurs, nous vous remercions.

La séance est levée à dix-huit heures trente.

Membres présents ou excusés

Réunion du jeudi 18 avril 2013 à 14 heures

Présents. - M. Alexis Bachelay, Mme Kheira Bouziane, M. Denis Jacquat

Excusés. - M. Pouria Amirshahi, M. Matthias Fekl, Mme Hélène Geoffroy, M. Daniel Vaillant