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Commission des affaires européennes

mercredi 18 janvier 2017

8 h 30

Compte rendu n° 340

Présidence de Mme Danielle Auroi Présidente

Audition de Mme Daniela Schwarzer, directrice de l’institut de recherche de la DGAP (Institut allemand des relations internationales), sur l’avenir de l’Europe

COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES

Mercredi 18 janvier 2017

Présidence de Mme Danielle Auroi, Présidente de la Commission

La séance est ouverte à 8 h 35

La présidente Danielle Auroi. Merci, madame Schwarzer, de venir de Berlin pour participer à notre cycle d’auditions sur l’avenir de l’Union européenne. L’objectif de ces auditions est d’aider notre Commission, composée d’Européens convaincus, à formuler des propositions en cette période très troublée.

Nous avons auditionné des personnalités de plusieurs États membres, Enrico Letta, ancien Premier ministre d’Italie, Luuk van Middelaar, ancien conseiller du président Van Rompuy, Michel Theys, journaliste belge, ainsi que des Français.

Il nous a semblé indispensable de recueillir un point de vue d’outre-Rhin sur les affaires européennes, affaires que vous connaissez très bien puisque vous dirigez la DGAP, l’un des principaux think tanks dans le domaine, après avoir dirigé le bureau de Berlin du German Marshall Fund.

Nous souhaitons que vous partagiez avec nous vos perceptions sur l’état du moteur franco-allemand, les convergences et divergences de points de vue, surtout après les déclarations hier de Mme May.

Nous avons auditionné hier notre ministre de l’économie, Michel Sapin, avant le Conseil Écofin. Son hypothèse est que, depuis Bratislava, où les vingt-sept ont déclaré qu’ils souhaitaient rester ensemble, le Brexit permettrait peut-être de renforcer la logique de l’Union plutôt que de la casser. Dès lors, beaucoup d’entre nous qui avaient pensé à une Europe des avant-gardes se demandent si la priorité n’est pas dans l’immédiat de maintenir les vingt-sept États restants, avec peut-être une spécificité de la zone euro, en rassurant les pays entrés le plus récemment sur la volonté d’être ensemble. Quel est votre point de vue sur les risques d’une Europe à deux vitesses ? De même, quelle est votre analyse de l’influence du groupe de Visegrad ?

Comment analysez-vous la multiplication des référendums dans l’Union européenne ? Le Brexit en est certes l’exemple le plus dur, mais il y a eu aussi celui sur l’Ukraine aux Pays-Bas. Je me suis récemment rendue en Ukraine avec le président du groupe d’amitié France-Ukraine : les Ukrainiens sont très inquiets en raison de la volonté de la Russie de continuer à avancer ses pions, ce que l’élection de Donald Trump facilitera peut-être, mais aussi au sujet de la position de l’Union européenne.

Des réformes institutionnelles sont-elles nécessaires et, si oui, lesquelles et à quel rythme ? Quelle place les Parlements nationaux doivent-ils occuper dans l’approfondissement nécessaire d’une démocratie européenne ? Des élections se profilent en Allemagne, aux Pays-Bas, en France. La question européenne devient, enfin, un enjeu central dans cette prochaine échéance chez nous. Est-ce la même chose en Allemagne ? La politique de M. Schäuble est-elle acceptée ou bien critiquée ?

Enfin, la COP 21 et la COP 22 ont suscité une certaine déception parmi les pays du Sud, mais la mise en œuvre a commencé. Le développement durable continue-t-il selon vous à être un ressort de l’Union européenne et ne pourrait-il pas être un élément de la relance ?

Mme Daniela Schwarzer, directrice de l’institut de recherche de la DGAP (Société allemande des relations internationales). Un échange franco-allemand sur les questions que vous venez d’évoquer est très important et j’observe avec satisfaction que des rencontres sont régulièrement organisées, notamment par votre ambassade à Berlin, pour nourrir cet échange. Ce sera d’autant plus important au cours de la présente année, dont je suis convaincue qu’elle sera décisive pour l’avenir de l’Europe. Je commencerai donc par justifier cette analyse, sur la base de trois éléments.

Vous avez, tout d’abord, évoqué le Brexit et le discours prononcé hier par Theresa May. Mme May reproche à l’Union européenne d’être responsable de beaucoup de choses au Royaume-Uni et dit que son pays peut à présent se libérer des contraintes. Elle a évoqué la réforme des écoles, la modernisation du pays, la démocratie : ces sujets n’ont à mon sens rien à voir avec l’intégration européenne. Ce faisant, elle nourrit cependant la position de ceux qui souhaitent affaiblir l’image de l’Union européenne, les partis populistes de droite et de gauche, et cela rendra d’autant plus difficile la position des partis modérés.

Le deuxième élément, c’est l’arrivée au pouvoir, le 20 janvier, d’un président américain qui ne semble pas penser qu’une Union européenne forte soit dans l’intérêt stratégique des États-Unis. Peut-être, dans le meilleur des cas, est-il simplement indifférent, mais sa position vis-à-vis du Royaume-Uni est un premier élément montrant qu’il cherche plutôt à diviser les Européens et à rendre les choses plus difficiles pour ceux qui sont en train de négocier l’avenir. De même, sa position sur la Russie, bien que nous ne la connaissions pas encore parfaitement, pourrait nourrir des tensions au sein de l’Union européenne.

Ayant travaillé pour une organisation américaine pendant quelques années et passé beaucoup de temps aux États-Unis, observant des débats sur l’Europe à Washington, je peux dire que nous avons tendance à sous-estimer l’influence positive que l’administration Obama a eue sur la cohésion de l’Europe. Si cette influence disparaît, la situation va devenir plus difficile au sein de l’Union. Cela rend la responsabilité de l’Allemagne et de la France – et d’autres grands pays mais surtout de ces deux-là – d’autant plus importante pour maintenir la cohésion européenne.

Troisième élément : les élections en France et en Allemagne. On dit souvent que l’on ne peut rien faire avant des élections mais, à partir d’octobre ou novembre, quand l’accord de coalition aura été négocié et le Gouvernement allemand établi, nous entrerons dans une période d’ouverture pour l’action politique, et nos pays ont la responsabilité de préparer des options dès maintenant. J’ai appris avec beaucoup de plaisir, dans votre invitation, que vous étiez en train de préparer un rapport, de même que le Sénat : il est très important de nourrir cette réflexion.

Il existe certes des risques politiques. En Allemagne, pour la première fois un parti populiste de droite a de fortes chances d’entrer au Parlement avec un groupe assez important de députés, les sondages indiquant de 12 à 14 % d’intentions de vote pour ce parti antieuropéen, xénophobe et anti-immigration. Il ne me semble pas envisageable que ce parti fasse partie du Gouvernement mais une entrée en nombre au Parlement changerait le contexte du discours. C’est la même chose en France, où l’impact du Front national sur les discussions européennes est réel.

Le contexte politique mondial est en train de changer. Le changement de pouvoir aux États-Unis impliquera sans doute aussi un changement dans la gouvernance mondiale. Certains propos du président Trump font en effet penser que les États-Unis ne seront plus l’ancrage de l’ordre mondial démocratique. C’est donc la responsabilité de l’Europe de reprendre, au moins en partie, ces fonctions de défense de l’ordre démocratique et de l’ouverture internationale.

J’en viens à vos questions. J’ai commencé d’évoquer le moteur franco-allemand. La coopération entre nos deux pays est très étroite et fonctionne au quotidien. Entre les Parlements comme entre les ministères, des liens ont été créés grâce au traité de l’Élysée et, à l’occasion de son anniversaire en 2003, ces liens administratifs et politiques ont été encore renforcés. Néanmoins, s’il n’y a pas d’accord politique au plus haut niveau, ces liens ne peuvent donner lieu à de grands projets politiques.

Je suis convaincue qu’il faut approfondir la coopération au sein de la zone euro. De nombreux progrès ont été réalisés depuis 2010 et la crise bancaire et de la dette qui a touché la Grèce et d’autres pays, remettant en question l’existence même de la monnaie unique : création du fonds de stabilisation et réforme des procédures de coordination des politiques économiques et fiscales. Nous avons besoin de davantage d’instruments de solidarité et de soutien au sein de l’union monétaire, et notamment d’éléments de politique budgétaire. En Allemagne, cette position n’est pas largement partagée car le point de vue prévaut que les éléments de solidarité représentent un risque s’il n’y a pas de mécanismes de contrôle suffisants. Un compromis franco-allemand sur le sujet doit donc intégrer ces deux éléments.

Pour parvenir à ce compromis, les politiques nationales doivent changer. Pour la France, je pense qu’il est très important que les réformes du système économique et social se poursuivent. C’est quelque chose qui est regardé de très près par le Gouvernement allemand car, pour justifier davantage d’intégrations, une certaine convergence est nécessaire. Du côté allemand, une réflexion au sujet des méfaits de la politique nationale sur l’économie européenne doit se faire jour. La situation budgétaire de l’Allemagne est en ce moment très saine et le pays devrait peut-être en profiter pour favoriser l’investissement et la croissance, tout en gardant son excellente compétitivité.

Si le dialogue sur ces sujets et sur une meilleure coordination entre les initiatives franco-allemandes, notamment en matière d’innovation, de productivité, de flexibilité, avance, nous aurons déjà résolu une bonne partie du problème de la zone euro, car les deux pays représentent 47 % du PIB de cette zone.

Il existe de forts risques dans la zone euro, notamment dans le secteur bancaire, en Italie mais aussi en Allemagne. Nous devons nous préparer politiquement à une nouvelle phase de crise. L’expérience depuis 2010 a montré qu’une étroite coordination franco-allemande était à cet égard très importante.

En ce qui concerne la sécurité, la défense, le renseignement, comme vous le savez, nous avons vécu un attentat à Berlin juste avant Noël, commis par l’État islamique. Une forte réaction politique avait déjà eu lieu en Allemagne à la suite des attentats en France et en Belgique. Le débat en Allemagne a avancé, notamment au sujet de notre structure fédérale de services de renseignement, mais aussi sur la coopération dans ces domaines.

L’Allemagne conduit depuis trois ans une réflexion stratégique sur sa politique étrangère, avec en particulier un Livre blanc sur la défense. Il en ressort une analyse de la nécessité pour l’Allemagne d’investir, mais aussi l’idée que le cadre européen, Union européenne et OTAN, est le cadre important en matière de défense : l’Allemagne continue de réfléchir à sa politique étrangère à travers le prisme de l’Union européenne. Le sujet de la politique de défense et des interventions militaires est, vous le savez, difficile en Allemagne, mais le Gouvernement a fait en sorte que ce débat ne soit pas conduit entre experts à Berlin mais que ce soit un débat national. À mon avis, l’Allemagne se prépare à jouer un rôle plus important. Il convient de trouver une stratégie commune entre nos deux pays.

La zone euro me semble constituer un noyau dur. Je ne pense pas que nous verrons bientôt une zone euro intégrant tous les États de l’Union européenne. La France a d’ailleurs souvent poussé à la création d’institutions exclusives à l’union monétaire, Eurogroupe et sommet de la zone euro, ce à quoi l’Allemagne a longtemps été réticente car elle craignait un découplage entre la zone euro et le marché intérieur, mais il existe aujourd’hui un consensus plus important sur le fait qu’une union monétaire a besoin d’un cadre propre de coordination politique.

L’avenir de l’union des vingt-sept États sera à mon avis plus différencié que ce que nous connaissons aujourd’hui : nous verrons des groupes de pays se mettre d’accord et coopérer sur certaines politiques. Cela se pratique déjà en matière de politique étrangère. Des efforts sont certes déployés pour renforcer une approche commune des vingt-sept États, avec la stratégie globale de Mme Mogherini et la réflexion sur la politique de défense, mais la réalité politique suggère que ce sont des petits groupes de pays qui avanceront sur des initiatives spécifiques. L’important, c’est que le cadre communautaire, les institutions à Bruxelles ne perdent pas davantage d’influence. L’image de ces institutions a souffert, résultat de la crise que nous vivons depuis des années mais aussi de la manière dont les Gouvernements interagissent avec ces institutions et dont les élites politiques en parlent. Il est nécessaire de recrédibiliser le cadre institutionnel à Bruxelles.

Cela me conduit à votre question sur les réformes du cadre institutionnel. Des réformes me semblent en effet nécessaires. Le Parlement européen devrait travailler sur les questions de la zone euro de manière plus visible. Je ne pense pas qu’il faille un Parlement propre pour la zone euro mais peut-être qu’une partie du Parlement européen pourrait travailler sur ces questions. Si l’intégration de la zone euro avance de la manière dont je l’ai décrite, il faudra un contrôle démocratique à l’échelle de la zone euro, surtout si l’on introduit des éléments de politique budgétaire.

Les Parlements nationaux ont un rôle important à jouer. Les mécanismes existants permettent déjà un contrôle mais l’agenda poursuivi est plutôt négatif : il s’agit souvent de s’assurer que l’Europe ne fait rien de mauvais. Il faut selon moi changer d’approche et réfléchir à la manière dont les Parlements pourraient jouer un rôle plus positif de définition des priorités. Beaucoup de travaux ont lieu au niveau national, vos réunions et vos rapports en témoignent, mais les contacts entre parlementaires doivent être renforcés, en partie de manière informelle car il n’y a pas encore de connaissance approfondie des questions qui sont importantes dans les autres pays. Ayant dirigé pendant deux ans un grand projet de rencontre entre parlementaires nationaux, avec un réseau de 120 parlementaires, je vois comment un dialogue moins formel peut nourrir la compréhension mutuelle et la réflexion sur l’avenir de l’Europe.

Le référendum est un instrument très risqué d’un point de vue politique. La plupart des pays ont opté pour des systèmes de démocratie représentative que je trouve adéquats pour des questions aussi complexes que l’avenir de l’Europe. Le contexte de communication politique a par ailleurs beaucoup changé ces dernières années, et, on l’a vu au cours des dernières élections américaines, la question de l’objectivité des médias, et notamment des réseaux sociaux, est posée. Avec un référendum comme celui sur l’Ukraine aux Pays-Bas, le risque est que les gens répondent en fait à une autre question et que l’opinion publique soit fortement manipulée avant le vote.

Je suis donc très prudente vis-à-vis de cet outil. Cependant, si nous décidons – bien que je ne le voie pas dans les trois prochaines années – une grande réforme du traité européen, il est évident que certains pays devront organiser un référendum, et il sera alors très difficile de ne pas en organiser dans les autres pays. Ce qui impliquerait un changement constitutionnel en Allemagne, où cet instrument n’existe pas.

La présidente Danielle Auroi. Merci pour ces propos très précis. Nos collègues souhaitent à présent vous poser quelques questions.

M. Marc Laffineur. Je partage, madame, beaucoup des propos que vous avez tenus.

Mme May, dans sa position, ne pouvait tenir un autre discours. Cela dit, si les Anglais ont dans les prochaines années une croissance supérieure à celle de l’Europe, d’autres pays voudront quitter l’Union. Il faut donc que nous soyons solidaires, et en même temps durs vis-à-vis des Anglais.

C’est bien évidemment par le couple franco-allemand que devra passer une reprise de l’Europe que nous espérons tous. La montée des nationalismes et de l’islamisme, les problèmes de l’Afrique et du Moyen-Orient, régions que nous devons aider, appellent des réponses communes. L’Europe ne peut se désintéresser de ces problèmes.

Il faut en outre que ces réponses soient apportées rapidement car il y a le feu. Vous me faites un peu peur quand vous dites ne pas voir de modification importante des traités dans les deux ou trois ans à venir, car, si cela n’a pas lieu dans ces délais, l’Europe est morte. C’est vraiment mon sentiment. Les élections française et allemande sont une opportunité et j’espère que ceux qui seront élus auront la force de prendre des initiatives.

S’il faut que la zone euro soit un noyau dur, rien ne changera. Je crois que le noyau dur est d’abord le couple franco-allemand, puis les pays des origines de l’Europe, le Benelux, l’Italie, et ensuite les autres, qui viendront si nous savons être attractifs. Mais un noyau dur au niveau de la zone euro serait tellement compliqué que nous ne ferions rien, et ce serait la dislocation assurée de l’Europe.

Enfin, pensez-vous que l’esprit fédéral avance ? Je suis fédéraliste et ne l’ai jamais autant été car la défense européenne est devenue plus fondamentale encore, les Américains manifestant un désintérêt, les nationalismes montant, la Russie donnant des signes inquiétants. Si nous voulons une défense commune, il faut un chef, car on ne peut pas réunir tous les premiers ministres pour prendre des décisions.

M. Gilles Savary. Merci, madame, votre exposé extrêmement précis nous éclaire grandement.

Au fil de l’année 2016, le risque d’une dislocation de l’Europe n’a cessé de croître. La situation est assez affolante si l’on en juge d’après les forces en jeu, extrêmement puissantes. Pour les populistes, comme d’une certaine manière pour Mme May, l’Union européenne est le bouc émissaire idéal dès lors qu’un problème se pose au sein de l’Europe. En France même, les difficultés rencontrées sont présentées, dans le cadre de la campagne électorale qui s’ouvre, comme le fait de l’Europe, non comme le témoignage de la nécessité de réformer le pays. C’est une pente extrêmement dangereuse : celle du moindre effort, celle de la facilité pour les peuples. Même des hommes politiques français insoupçonnables jusqu’à présent tiennent des discours aux tonalités national-populistes. C’est très préoccupant.

Par ailleurs, l’arrivée au pouvoir de M. Trump, qui ne s’embarrasse pas de nuances ni ne semble avoir un réel bagage géopolitique – à moins qu’il ne rompe délibérément avec une très longue histoire –, est quand même très inquiétante, notamment en raison de ce que l’on dit de ses rapports avec M. Poutine. L’Europe est en quelque sorte prise en étau.

Quant à la pression migratoire qui s’exerce au sud de l’Europe, elle tend à déstabiliser nos pays.

J’ai bien entendu ce que vous disiez tout à l’heure. Oui, il faut consolider la zone euro, oui, il faut consolider le marché intérieur, oui, il serait idéal de faire des traités… mais, dans le climat actuel, nous pourrions aussi en mourir, de réformer les traités, de faire des référendums ! Ne faudrait-il pas trouver des thématiques plus en phase avec l’air du temps, susceptibles de rassembler ? Depuis de nombreuses années, je fréquente un peu les pays de l’Est. Assez paradoxaux, ils semblent tout de même relativement attachés à l’Union européenne, et bien plus qu’ils ne l’étaient lorsqu’ils y ont adhéré. Leur histoire les hante et, compte tenu de l’attitude de la Russie, ils ne quitteront pas l’Union avec autant de légèreté que nous pourrions le faire. D’un autre côté, ils nous posent des problèmes, parce qu’ils tiennent un discours très nationaliste – d’ailleurs, pour eux, l’Union, c’est la libération nationale.

Ne pensez-vous pas qu’une initiative de défense, puissante, s’imposerait ? C’est entendu, l’Allemagne a le leadership économique de l’Europe, mais la France pourrait assurer le leadership en matière de défense. Elle pourrait par exemple prendre l’initiative d’une conférence sur la défense et la sécurité en Europe. Cette proposition pourrait être entendue par l’Allemagne sans que cela blesse son amour-propre. Nous travaillerions également, évidemment, avec les pays du groupe de Visegrád.

Ne faudrait-il pas, en revanche, que nous nous montrions fermes sur d’autres sujets ? Je songe au fait que les valeurs européennes sont transgressées dans certains pays comme la Hongrie et la Pologne. Nous avons le bras qui tremble et les oppositions nationales, diverses, sont en très grande difficulté. Elles voient l’Europe laisser la main, par pusillanimité, à des gouvernements ultranationalistes toujours plus éloignés de ses valeurs.

M. Michel Piron. Merci beaucoup, madame, pour votre exposé, plein de lucidité et de sagesse, en même temps qu’il invite à s’interroger.

Sur le plan économique, on ne peut pas, aujourd’hui, ne pas faire le constat que la monnaie commune, dont j’étais un chaud partisan, a atteint ses limites, à tel point que les mêmes remèdes ne produisent pas les mêmes effets. C’est un immense problème que d’avoir une monnaie trop forte pour des pays du sud qui décrochent, peut-être faible pour des pays du Nord qui prospèrent – voyez ce qui se passe en Espagne, au Portugal ou en Italie. Si les ajustements monétaires d’hier se faisaient, certes, dans un certain désordre, ils sont désormais impossibles. Quant aux migrations internes à l’Europe, dont on parle peu, elles se font tout simplement au détriment des pays du Sud, notamment l’Italie et l’Espagne, dont les jeunes les mieux formés gagnent les pays du Nord. Cela pose quand même de graves questions sur le moyen et le long terme. J’aimerais votre sentiment – pour ma part, je n’ai pas de réponses.

Ma deuxième question concerne la défense. Pourquoi pas, effectivement, face au comportement, insolite, de M. Trump et à celui, malheureusement très assuré, de M. Poutine, une initiative forte, franco-allemande, ou franco-germano-italienne ?

Enfin, j’aimerais votre sentiment sur les cultures respectives de nos différents pays, qui imprègnent leurs rapports à l’économie, à la finance ou encore à la défense. C’est aussi pour cette raison que, de l’Europe du Nord à l’Europe du Sud, les mêmes remèdes ne produisent pas forcément les mêmes effets.

M. Christophe Caresche. Je reviens sur le couple franco-allemand et sur la question d’une éventuelle relance de l’Europe.

Tout d’abord, une certaine défiance me semble s’être installée, qui tient à des choix stratégiques d’insertion dans la mondialisation assez différents, qui se sont affirmés à partir des années 2000. Les choix stratégiques sont différents, les résultats aussi. Alors que la France et l’Allemagne étaient à peu près au même niveau au début des années 2000, aujourd’hui, parce que des choix ont été faits, notamment par M. Schröder, et parce que la crise de 2008 est passée par là, nos situations objectives respectives rendent le dialogue très difficile. Les Français s’imaginent que les Allemands veulent leur imposer un certain nombre de choses ; quant aux Allemands, ils doutent de notre crédibilité, de notre sérieux. Si je suis très favorable, intellectuellement, à une relance de l’Europe, je n’en pense pas moins que ce sera difficile. Cependant, deux éléments nouveaux peuvent changer la donne. D’une part, le Brexit, s’il ne fait pas plaisir aux responsables allemands, ramènera l’Europe sur un axe franco-allemand. D’autre part, ce qui se passe aux États-Unis devrait aussi pousser à l’unité des Européens.

Comment procéder ? Deux voies sont possibles.

L’une, que vous avez suggérée, madame, est celle d’une plus forte intégration, notamment dans le cadre de la zone euro, mais les positions respectives des uns et des autres restent très éloignées, ce sera très laborieux. Beaucoup a été fait, depuis 2008, mais ce fut difficile. Rappelez-vous le débat sur le pacte de stabilité, le débat sur le Mécanisme européen de stabilité, le débat sur la Grèce : tout cela ne s’est pas fait dans l’allégresse et la concorde ! Il sera donc très difficile, même si c’est nécessaire, d’aller vers une intégration plus forte, ne nous le cachons pas.

Je suis donc assez d’accord avec Gilles Savary lorsqu’il suggère de changer un peu de terrain. D’un certain point de vue, un terrain plus politique serait plus praticable. Et puis il y a cette autre idée, avancée par Hubert Védrine, d’une remise à plat, d’une « opération vérité » sur le fonctionnement et les compétences de l’Europe. Il suggère une conférence sur ces questions, pour que nous repartions du bon pied, pour en finir avec un discours de fuite en avant. C’est comme le vélo : si on arrête de pédaler, l’Europe tombe, mais ne faut-il pas s’arrêter pour faire le point et voir si nous ne pouvons pas continuer un peu différemment ?

La présidente Danielle Auroi. J’ajouterai mon grain de sel.

Une fois de plus, nous avons beaucoup parlé d’Europe économique, et guère d’autre chose. Je reprendrai, pour ma part, les propos très provocateurs du philosophe Étienne Balibar, précédente personnalité auditionnée dans le cadre de nos travaux : le jour où nous avons décidé de faire la concurrence libre et non faussée, nous avons renoncé à l’Europe sociale et déstructuré, en la déséquilibrant, la construction européenne. Êtes-vous d’accord avec cette analyse ? Et la question est-elle débattue en Allemagne ?

Je voudrais aller un peu plus loin sur l’Europe de la solidarité. Je souscris à l’idée d’une conférence de la défense et de la sécurité, avancée par mes collègues, mais pour faire quoi et pour qui ? Nous nous sommes trouvé un ennemi commun, l’État islamique, qui revendiquera bientôt le naufrage du Titanic, mais élaborer une défense commune, ce n’est pas simplement ériger des barrières, c’est aussi être solidaire des réfugiés climatiques de demain. Un milliard de personnes se déplaceront au cours des quinze prochaines années si la lutte contre le changement climatique ne prend pas plus de consistance. Ne pourrions-nous donc pas envisager un dispositif plus équilibré entre, d’une part, une Europe de la défense et, d’autre part, une Europe à la pointe de la lutte contre le changement climatique, solidaire d’un certain nombre de pays menacés, les uns, par la désertification et, les autres, par la montée des eaux. L’Europe n’aurait-elle pas ainsi un double champ pour reprendre une construction politique bien plus qu’économique ?

Et devons-nous conserver le système de Dublin et continuer de considérer que seules la Grèce et l’Italie sont concernées par la question des réfugiés ? Du coup, nous sommes obligés de passer sous les fourches caudines de M. Erdoğan… De même, au lendemain du discours de Mme May, je me demande si nous devons nous en tenir au traité du Touquet.

Quant au rôle des parlements nationaux, il tient largement à la procédure du « carton jaune », mais ils ont essayé de faire autre chose, avec le « carton vert », sur le gaspillage alimentaire et sur la responsabilité des multinationales par rapport à leurs filiales. Dans les deux cas, la Commission européenne a répondu que les directives traitaient déjà les problèmes soulevés. En somme, circulez, il n’y a rien à voir ! Une récente étude démontre pourtant, à rebours de la position de la Commission européenne, que le gaspillage alimentaire s’aggrave ; le travail ne se fait donc pas. Dès lors, n’y a-t-il pas matière à des ajustements, sinon une remise à plat des institutions ? Je ne suis pas favorable à une révision des traités à l’heure actuelle, mais le sujet ne mérite-t-il pas réflexion ?

M. Michel Piron. Je dois vous quitter pour une autre réunion de commission, mais je lirai, madame, vos réponses avec d’autant plus d’attention que votre culture du fédéralisme peut nous être d’un précieux secours pour éviter l’écueil de référendums hasardeux.

Mme Daniela Schwarzer. Merci, madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, pour ces réactions extrêmement riches, qui m’incitent à la réflexion, indépendamment même du cadre de notre audition.

Qu’en est-il aujourd’hui de la zone euro ? Faut-il en faire le noyau dur de l’Europe ? Faut-il la réformer ? Selon moi, en l’absence de réforme, le risque d’éclatement de la zone euro est élevé. Il est extrêmement compliqué de trouver un compromis franco-allemand, mais c’est possible. Et si, au contraire, nous attendons, pourrons-nous, simultanément, développer les institutions et gérer une nouvelle crise ? C’est ainsi que les choses se passent depuis 2008. Selon moi, il serait préférable de retravailler tranquillement toutes ces questions extrêmement compliquées. Demandons-nous très sérieusement ce que nous risquerions à ne pas agir ! Une telle réflexion ne peut être publique. Pour ma part, j’entame des travaux lundi prochain avec les Allemands sur les scénarios de crise envisageables et le coût d’une préparation insuffisante.

Au moment de la crise, quand les tensions étaient très vives, l’avenir de la Grèce au sein de la zone euro a été l’objet, en Allemagne, d’importants débats. Nombreux étaient ceux qui estimaient que ce pays ne voulait pas coopérer et que la Grèce, comme l’Italie, ne pouvait vivre avec une monnaie forte et les structures mises en place ; c’est à la fois une question d’architecture et d’instruments et une question de volonté politique et de culture. Cette question du Grexit, à laquelle une réponse a été donnée en 2015, au niveau du Conseil européen, et qui était l’objet d’intenses échanges entre les gouvernements français et allemand, n’était pas seulement économique et financière, c’était aussi une question géopolitique. C'est un changement important, pour l’Allemagne, que celui qui l’a conduite à envisager la question de la cohérence et de l’existence de la zone euro, avec tous ses membres, d’une manière plus géopolitique.

Si nous n’agissons pas sur la zone euro, quel en serait le prix, en termes économiques, en termes de stabilité des pays membres susceptibles de la quitter mais aussi en termes géopolitiques et de crédibilité de l’Union européenne ? Le contexte politique est de plus en plus difficile. La meilleure option n’est-elle pas de retravailler pour que le système fonctionne ? Nous avons plus à perdre en renonçant à la monnaie unique, d’autant que la procédure de divorce serait très compliquée. La question n’en est pas moins légitime car, au bout de dix-sept ans de monnaie unique, les pays du sud de l’Europe ont des problèmes économiques et sociaux.

Cela m’amène à la question de l’Europe sociale. Je suis convaincue, personnellement, que nous devons avancer. Entre le chômage des jeunes et la migration des jeunes qualifiés des pays du Sud, nous ne sommes pas sur la voie d’une Europe plus équilibrée. Il nous faut donc y travailler, avec des instruments européens. Je l’ai dit tout à l’heure : la zone euro doit réfléchir davantage aux mécanismes et instruments de stabilisation – cela inclut un volet social. En Allemagne, les sociaux-démocrates se préoccupent de cette question, mais le débat doit mûrir. Ces considérations seront mieux entendues si nous montrons à quel point l’Allemagne profite de la situation en Europe et dans la zone euro, alors même que les citoyens allemands ont plutôt l’impression d’être tout le temps en train de payer pour les autres. Il y a là un décalage de perception sur lequel il faut travailler.

Effectivement, une initiative en matière de défense, proposée par la France et l’Allemagne, serait souhaitable, mais, dans ce domaine, c’est sans doute la France qui est le pays le plus fort, le plus crédible et le plus ambitieux. L’Allemagne n’en évolue pas moins, avec cette réflexion stratégique engagée par notre gouvernement, qui prépare le public et le parlement allemands à une prise de responsabilités plus importante. Cette évolution est plutôt positive, mais je suis d’accord avec vous : nous sommes toujours dans cette situation où le couple franco-allemand fonctionne parce qu’il y a un leader en matière économique et un leader en matière de politique de défense et de politique étrangère.

En Allemagne, nous ne parlons pas assez de l’Afrique. Il est donc bon que la France l'évoque dans le cadre du dialogue franco-allemand et au niveau européen. Entre le changement climatique, les conflits, l’instabilité politique, les problèmes de sécurité dans plusieurs régions d’Afrique, les migrations vers l’Europe risquent d’être plus nombreuses, et elles peuvent déstabiliser le continent africain lui-même. En Allemagne, cette question est sous-traitée ; la France peut apporter beaucoup de ce point de vue.

Quant à l’accord avec la Turquie, pays dont nous connaissons l’actualité, qu’advient-il si M. Erdoğan décide de s’en servir pour mettre la pression sur l’Union européenne ? Plus généralement, nous avons autour de nous des acteurs qui constatent les faiblesses de l’Union européenne et sont prêts à en jouer. Nous devons donc comprendre que notre cohérence interne et notre coopération politique sont plus importantes que jamais. Préparons-nous et évitons que nos faiblesses soient utilisées contre nous. Dans une situation politique extrêmement fragile, ne disons pas que c’est dans les deux ans ou jamais que l’Europe doit être renforcée, car certains acteurs essaieront de rendre impossible ce progrès politique dans les deux ans. Nos responsabilités sont plus grandes que nous ne le croyons.

Quant à nos cultures respectives, oui, la situation actuelle est perçue très différemment d’un pays à l’autre. Ainsi, en matière économique, la crise est toujours l’objet de deux récits différents, même au sein de la zone euro ; en Allemagne, je n’entends pas le même discours qu’à Paris. Si nos analyses sont différentes, nos réponses politiques le sont aussi, forcément. Cela s’explique par des intérêts économiques différents mais aussi par un contexte idéologique différent, une pensée économique tout à fait différente. Ayant travaillé en France et en Allemagne, ayant également beaucoup travaillé avec Britanniques et Américains, je mesure à quel point le simple fait de se rendre compte de ces différences suppose un énorme travail. J’en tire la conclusion qu’il faut commencer très jeune à développer une compréhension de l’autre. Les programmes d’échanges, entre étudiants mais pas seulement, méritent donc un engagement plus fort. Le modèle des écoles bilingues se développe en Allemagne, même dans le secteur public. Ne pas comprendre la langue de l’autre, c’est déjà un très grand obstacle, notamment sur la voie de l’accès à sa culture. Pour une compréhension profonde de l’autre, pour comprendre, par exemple, la place de l’État dans une société, il faut comprendre la langue, connaître la culture et l’histoire du pays. Nous devons donc investir davantage, construire des éléments de société européenne et former des citoyens européens pour qu’ils puissent participer dans ce système.

Quant au climat, madame la présidente, effectivement, l’Europe doit prendre davantage de responsabilités, surtout à l’heure de certains changements aux États-Unis. Le développement durable reste un sujet clé. Le débat, en Allemagne, est assez avancé, poussé par les Verts qui ont présenté tout un projet très intéressant, qui est à la fois un projet écologiste, une vision économique et un modèle de croissance et influence sensiblement la réflexion des autres partis. Il me paraît très positif que ceux-ci se soient saisis également de la question.

La présidente Danielle Auroi. Grâce à vous, nous avons abordé un certain nombre de questions supplémentaires et approfondi notre réflexion. Estimant nous aussi que ne pas agir serait dramatique, nous suivrons avec beaucoup d’intérêt vos travaux, notamment sur le coût que représenterait le fait de ne pas agir.

La séance est levée à 9 h 45

Membres présents ou excusés

Commission des affaires européennes

Réunion du mercredi 18 janvier 2017 à 8 h 30

Présents. – Mme Danielle Auroi, M. Christophe Caresche, M. William Dumas, M. Marc Laffineur, M. Michel Piron, M. Gilles Savary

Excusée. – Mme Marietta Karamanli