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40ème anniversaire de la 1ère élection de Michel Crépeau à l’Assemblée nationale

Séance publique du 9 avril 1975

Intervention dans la discussion d'une motion de censure

M. le président. La parole est à M. Crépeau (De nombreux députés de la majorité quittent l’hémicycle.)

M. Michel Crépeau . Eh bien ! Monsieur le Premier ministre, j'ai l'impression que les députés de votre majorité ont soif. (Rires sur les bancs des socialistes et radicaux de gauche et des communistes.)

Ils ont pourtant bu vos paroles !

Pour ma part, je peux dire que je vous ai écouté avec attention, mais aussi avec surprise, car chacun a pu mesurer, en quelque sorte physiquement, combien ceux qui sont chargés des responsabilités du Gouvernement de la France sont éloignés des préoccupations communes et quotidiennes des Français. (Applaudissements sur les bancs des socialistes et radicaux de gauche et des communistes.)

Il était curieux de voir comment à coup de statistiques - qui ne sont que ce qu'elles sont, c'est-à-dire la forme la plus élaborée du mensonge - vous essayiez de contester le nombre des chômeurs ou des jeunes chômeurs. M. Robert Ballanger vous a fort justement répondu : qu'il y en ait 1100 000 ou 1 000 000 au lieu de 1 200 000 ne change rien à l'affaire. C'est déjà très grave. Il en est de même pour la hausse des prix. Vous ne convaincrez pas les ménagères de ce pays, qui vous ont écouté à la télévision, que la hausse des prix n'est pas catastrophique pour toutes les bourses moyennes, pour les salariés et surtout pour les retraités et pour les personnes du troisième âge.

Notre pays est inquiet, et vous avez presque réussi - c'est un chef-d'oeuvre - à faire l'unanimité des Français, de M. Séguy à M. Ceyrac, sur la reconnaissance des difficultés de notre situation économique et sur la nécessité d'une reprise. Il faut, en effet, prendre rapidement - monsieur Fourcade - les mesures qui permettront de relancer l'économie et de donner du travail aux entreprises et aux Français.

En réalité, je crois que cette motion de censure est utile car elle permet un débat politique sur la question fondamentale qui est celle du choix de société.

Bien sûr, nous ne serons jamais complètement d'accord, monsieur Chirac. Mais encore faudrait-il essayer de dialoguer sans revenir aux discussions du passé. L'anticommunisme rituel que l'on évoque sans cesse ne doit plus avoir cours. Je ne suis pas communiste, je suis radical de gauche ; mais je pense que ces discussions sur les affaires de Prague ou d'avant-guerre sont bien dépassées. Laissons cet amalgame de côté. Ne parlons plus de cela !

En revanche, il y a une analyse de la société qui doit être faite par la majorité et par l'opposition.

Le monde vivait jusqu'à présent dans la situation qui avait été créée en 1945. Celle-ci reposait sur une croissance rapide que l'on n'avait jamais connue et qui avait l'avantage d'assurer l'emploi, mais aussi et surtout de dissimuler bien des injustices.

L'inflation n'atteignait qu'un taux modéré, ce qui permettait l'investissement et dans une certaine mesure la garantie de l’épargne. Au niveau de l'énergie et des matières premières, cette situation procédait d'une ère post-coloniale et accordait de ce fait un avantage considérable aux nations riches de l'Occident.

C'était enfin un système politique, militaire et stratégique s'exprimant par des organisations intégrées à l'échelle mondiale sous le contrôle et avec l'engagement des Etats-Unis d'Amérique.

Maintenant tout est changé.

Le changement n'existe pas parce que vous l'affirmez ; il est dans la réalité des choses.

Je ne pense pas qu'il soit souhaitable de supprimer la croissance. Celle-ci est nécessaire pour créer des richesses qu'il faut ensuite répartir. Mais ne nous y trompons pas : la croissance ne sera pas possible si l'on n'organise pas un type de société permettant de donner aux travailleurs, avec leurs responsabilités, leur juste part des fruits de cette croissance.

Quant aux mesures qui ont été prises pour lutter contre l'inflation, je crois qu'elles procèdent, monsieur le ministre des finances, de remèdes qui sont des remèdes classiques dans une crise qui, elle, n'est pas une crise classique.

En fermant inconsidérément et indistinctement le robinet de l'épargne, vous avez frappé les petites entreprises, les collectivités locales, les artisans, mais les grosses sociétés capitalistes ont échappé à toute restriction parce qu'elles ont pu emprunter à l'étranger, et c'est pour cela que vos mesures se révèlent inadéquates . (Applaudissements sur les bancs des socialistes et radicaux de gauche et des communistes.)

Chose plus grave encore : vous frappez les petites gens et les personnes âgées - qui vont porter leur argent dans vos caisses d'épargne - d'un impôt indirect sur le capital. En effet, vous ne rémunérez leur épargne qu'à 7,5 p. 100, alors que M. Chirac parle de 10 p. 100 d'inflation et que ce taux est probablement plus élevé encore. .

Cela veut dire que la différence est perçue par l’Etat. Il s'agit d'un impôt déguisé sur le capital, qui frappe les petites gens et les petits épargnants. Or vous refusez de frapper ceux qui ont de grands capitaux. Il y a là, je crois, quelque chose qui ne va pas dans votre politique, quelque chose de très grave.

En ce qui concerne les chômeurs, je voudrais faire une comparaison avec ce qui aurait pu se produire si la gauche avait remporté les dernières élections.

Certes il est de bon ton, dans la majorité, de tourner en dérision les solutions du programme commun. Or que trouve-t-on dans le programme commun à ce sujet ? La nécessité de relancer la consommation intérieure qui fait tourner les industries du bâtiment comme les petites et moyennes entreprises, et même les grandes.

Est-il vraiment plus opportun de verser des indemnités de chômage que de payer des salaires à des gens qui travaillent '? Telle est la véritable question.

En effet, cette armée de chômeurs, même si elle ne compte pas l 200 000 personnes, c'est l'armée de la révolte, l'armée de la révolution que vous installez à vos portes. Ne vous y trompez pas : -cette politique aura de graves conséquences pour notre pays.

Quant au problème de l'énergie - difficile s'il en est - ne l'avez-vous pas pris à l'envers ?

Elu local et membre d'un conseil régional, j'ai été stupéfait de voir que l'on me consultait, en même temps que mes collègues conseillers généraux de cantons ruraux, sur l'implantation de centrales nucléaires, alors qu'aucun choix n'avait été proposé au pays, et au Parlement en particulier, sur la politique nucléaire elle-même.

Je ne refuse pas cette politique. Je suis, en effet, convaincu que dans les prochaines années, a fortiori dans le siècle suivant, le pétrole ne sera plus une source d'énergie satisfaisante. Ce ne sera qu'une matière première. Si nous refusons le principe même de l'utilisation pacifique de l'atome, il ne sera pas possible de faire face aux besoins alimentaires d'une population mondiale qui atteindra dix milliards d'êtres humains.

C'est un choix qui devait être proposé au pays. Il aurait dû en être de même à propos des filières. De nombreuses questions se posaient quant à la meilleure technique d'élimination des déchets nucléaires et quant au financement des recherches sur ce point. Mais le Gouvernement, au lieu de présenter ces choix à leur niveau véritable, a préféré consulter les conseils régionaux en disant : Voyez, vous n'avez jamais eu de gouvernement aussi démocratique !

On a vraiment fait l'opération à l’envers. Je crois même savoir que des référendums sur l'implantation de centrales ont été organisés dimanche dernier : non par Gouvernement, j'en conviens, encore que sa télévision ait annoncé le résultat favorable sans parler de celui qui ne l'était pas. Un problème aussi préoccupant devait être soumis au Parlement, au pays. Or, une fois de plus, la technocratie a décidé de tout alors que les élus n'ont pas été informés. Une telle situation me parait très grave.

Enfin, sur le plan général, nous sommes bien obligés de constater - sans que cela soit nécessairement une mauvaise nouvelle, je l'avoue - un désengagement américain à l'échelle mondiale Quelle est alors la politique de la France ? Voilà une question à laquelle il n'a guère été répondu.

L'Europe politique, l'Europe indépendante est-elle encor e possible, après quinze ans de pouvoir de votre majorité ? Peu de gens le croient encore.

Et le Marché commun agricole, monsieur Chirac - vous êtes mieux placé que quiconque pour le savoir - où en est-il aujourd'hui Quelle est la politique étrangère de la France ?

Vous allez certes visiter les pays du Moyen-Orient. Vous vendez des filières graphite gaz au chah d’Iran . Mais ces filières sont celles qui permutent de fabriquer le plutonium et l'on favorise ainsi la dispersion des armements nucléaires dans un monde qui a besoin de tout autre chose.

Votre politique, nous ne pouvons donc que la censurer.

Sur le plan intérieur, vous disposez d'une force de frappe, une force de frappe sur l'opinion publique, un formidable arsenal de farces et attrapes : les croissants aux éboueurs, la soupe je ne sais plus où, l'année de la femme et pendant l'année de la femme, la valse des préfets. (Rires sur les bancs des socialistes et radicaux de gauche et des communistes.) Jamais le prince n'avait conçu pareil équipement pour assurer son pouvoir dans un pays.

Sur le plan extérieur ? Des proclamations, une politique française que nous ne connaissons pas, mais dont nous pouvons craindre le pire. Plus que jamais règnent dans ce pays la diplomatie secrète et le fait du prince. C'est inquiétant pour maintenant et pour l'avenir.

Telles sont, monsieur le Premier ministre, les raisons pour lesquelles nous censurons votre gouvernement, conscients d'avoir derrière nous la grande majorité du peuple français. (Applaudissements sur les bancs des socialistes et radicaux de gauche et des communistes.)

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