Accueil > Événements40ème anniversaire de la 1ère élection de Michel Crépeau à l’Assemblée nationale >  Séance du 19 juin 1992

40ème anniversaire de la 1ère élection de Michel Crépeau à l’Assemblée nationale

Séance publique du 19 juin 1992

Intervention, en tant que rapporteur de la commission des affaires étrangères, dans la discussion générale d'un projet de loi adopté parle Sénat sur le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires

M. leprésident. L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi, adopté par le Sénat, autorisant l’adhésion au traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (n a. 2666, 2736, 2800).

La parole est à M. Michel Crépeau, rapporteur de la commission des affaires étrangères.

M.Michel Crépeau, rapporteur. Monsieur le président, monsieur le ministre délégué aux affaires étrangères, mes chers collègues, j'ai l'honneur, au nom de la commission des affaires étrangères, de présenter le rapport sur le projet de loi, adopté par le Sénat, autorisant l'adhésion au traité sur la non-prolifération des armes nucléaires.

Une fois n'est pas coutume, nous baignons dans le consensus puisque c’est à l'unanimité que la commission vous propose de donner un avis favorable à l'adhésion de la France à ce traité - elle a été annoncée par le Président de la République au mois de juin de l'année dernière.

Ce traité remonte à 1968. S'il est si important, me direz vous, pourquoi avoir attendu vingt-trois uns pour s'en préoccuper ? Il y a à cela des raisons historiques liées aux conditions dans lesquelles ce traité de non-prolifération a vu le jour.

Après l'explosion d'une bombe atomique en Chine en 1964, les pays qui possédaient déjà l'arme nucléaire ont commencé à se poser quelques questions : « Les Chinois ? Passe encore, mais si ça continue, où va-t-on aller ? »

C'est ainsi que le comité de désarmement de l'ONU s’est saisi de cette affaire eu 1965. Après trois ans de discussions laborieuses, comme le sont toujours les discussions qui de près ou de loin touchent au désarmement, le traité a été ouvert à la signature en 1968.

Pourquoi à cette époque la France n'y a-t-elle pas adhéré ? La question se pose, même si elle n'a qu'une valeur historique et rétrospective.

D'abord, elle était à l'époque dirigée par le général de Gaulle, qui avait toute l'affection que l'on sait pour tout ce qui pouvait provenir des Américains et des Anglais. Nous développions nous-mêmes notre propre programme nucléaire. En outre, nous ne participions pas au comité de désarmement de l'ONU.

Etant donné qu'elle ne l'avait pas négocié, qu'elle avait ses propres problèmes, que les pays qu’on appelait à l'époque les « pays non engagés », c’est à dire les pays du tiers monde, avaient une certaine réticence à l'égard de cette initiative du « club des grands », la France a décidé de pas adhérer au traité, mais de l'appliquer strictement - ce qui d'ailleurs fut fait.

Quelquefois, on signe les traités et on ne les applique pas ; en l'occurrence, on ne l'a pas signé mais on l'a appliqué ; c’est une des bizarreries de !a vie internationale !

Le dispositif du traité reposait sur une distinction entre les pays qui avaient des armements nucléaires et ceux qui n'en avaient pas. Les puissants, ceux qui possédaient un arsenal nucléaire, s'engageaient à poursuivre des négociations en vue de parvenir à un désarmement général et complet. Depuis 1965, l'eau a coulé sous les ponts ! Par exemple, j'ai lu avant-hier que M. Bush et M. Eltsine avaient conclu un accord tout à fait historique aux termes duquel le nombre des têtes nucléaires devait passer de 21 000 à 7 000. On peut considérer que l'engagement est rassurant : avec 21 000 têtes on pouvait faire sauter la planète. .. Mais avec 7 000 on peut encore le faire ! La seule certitude est de régler définitivement le problème de surpopulation mondiale, puisqu'il n'y aurait plus personne. ..

A l'époque, les Etats « nucléaires n s'engageaient à éviter une prolifération et à aider ceux qui n'avaient pas d'arsenal atomique mais qui voulaient développer une activité nucléaire civile, à condition qu'ils acceptent un contrôle de l'agence internationale de l’énergie atomique chargée de vérifier l'utilisation civile et pacifique des matières fissiles.

Si 147 Etats ont choisi d'adhérer à ce traité, on note certains grands absents : l'Inde, le Pakistan, l'Algérie, l'Argentine, le Brésil, Israël et Taiwan. Comme par hasard, c'est dans ces pays que les choses étaient le plus avancées à tel point que - nouveau coup de tonnerre dans un ciel pur - en 1974, l'Inde a fait exploser sa bombe atomique. Aussitôt, on décida de renforcer les contrôles. Ce qui fut fait à Londres où furent prises plusieurs mesures résultant de directives. I1 n'y avait qu'un malheur - un tout petit malheur : les contrôles effectués sur la base du traité prévoyaient qu'on devait pouvoir suivre au gramme près l'utilisation des matières fissiles vendues au niveau international, mais rien ne vous interdisait de produire de l'uranium à l'échelon national et de l'employer pour faire une bombe atomique sans qu'on s'en rende compte ! Vous aviez le droit de faire ce que vous vouliez, une bombe atomique, à condition de ne pas y introduire des matières fissiles importées. Et l'on a découvert avec stupéfaction - est bien étonné qui le veut ! - que l'Irak, qui avait adhéré au traité, fabriquait des bombes atomiques sur une trentaine de sites.

Evidemment, mesdames, messieurs, ce traité va dans le bon sens : mais est-il nécessaire de le ratifier ? Finalement, tout ce qui va dans le bon sens vaut d'être approuvé . . . Je posais une question à titre personnel, car le rapport de la commission vous propose une adhésion sans réserve. Le traité présente au moins l'intérêt de faire un bilan de la situation telle qu'elle se présente dans ce domaine. Il faut que les gens soient avertis.

Aujourd'hui une quinzaine de pays ont poussé des recherches assez loin dans le domaine des programmes nucléaires de nature militaire, deux en Afrique, l'Algérie et l'Afrique du Sud, et deux en Amérique latine, l'Argentine et le Brésil, qui semblent lever le pied, notamment le premier. Il est plus inquiétant - je ne veux pas, monsieur le ministre, créer des incidents diplomatiques et vous mettre en difficulté - de trouver, dans la liste de ces sympathiques pays, la Syrie, la Libye et l'Iran . Tout cela est bien rassurant pour ceux qui ont la ferme volonté d'être rassurés, mais les autres se posent évidemment certaines interrogations.

Mais il y a plus grave, et qui oblige à se pencher sérieusement sur ce dossier - et qui explique la sage position prise par le Président de la République : beaucoup de choses ont changé, surtout avec la guerre du Golfe, qu'il s'agisse de l'Irak ou de l 'Iran où ce n'est pas beaucoup mieux. Il faut aussi se demander ce qui va se passer dans l'ex-Union soviétique où il y avait des bombes atomiques partout. Certes, un certain nombre de pays qui la composaient ne demandent qu'une chose : ratifier le traité et l'appliquer – pourquoi pas ? - en toute sincérité, Je vous ai toutefois démontré que cela rie réglait pas tous les problèmes. Le Kazakhstan, lui, est vraiment très hésitant.

En fait, ne nous voilons par la face, le vrai problème n'est pas là. II est dans l'apparition depuis quelque temps de nombreuses agences occultes qui se livrent à une véritable contrebande, que j'appelle personnellement banditisme international, dans le domaine nucléaire, contrebande aussi grave que le trafic de la drogue.

M. Jean-Marie Daillet . Tout à fait ! Bravo !

M. Michel Crépeau, rapporteur. Que fait-on pour les neutraliser ces agences ? Leur activité est encore plus dangereuse que le trafic de la drogue. Le haschisch est dangereux certes ! Mais que dire de l'atome qui, vendu par le milieu et la mafia, circule partout ? C'est plus que préoccupant car il y aura toujours des acheteurs pour cela ! Saddam Hussein a dépensé je ne sais combien de milliards pour se procurer ces petits joujoux. Les chiffres figurent dans mon rapport.

Plus préoccupant encore, et plus difficile à régler est le problème du pouvoir nucléaire militaire qui, comme tout pouvoir, réside avant tout dans un savoir.

Dans l'ex-Union soviétique, entre 3 000 et 5 000 ingénieurs atomiciens sont parfaitement capables de réaliser des bombes atomiques, voire de les miniaturiser. Ils gagnent à peu près par an ce qu'ils gagneraient par semaine ou, en tout cas, par mois chez nous, et même peut-être par jour dans tel ou tel des pays auxquels je n'ai fait que des allusions discrètes. A partir du moment où la liberté de se déplacer existe dans ces pays, il suffit que quelques centaines, sur les 3 000 ou 5 000, aillent vendre leurs services à l'étranger et nous nous heurterons à un véritable problème qui nous conduira, d'une manière ou d'une autre, à reconsidérer ce traité.

Cela doit être fait en 1995 ; la question se posera alors de savoir s'il faut oui ou non le renouveler. En qualité de rapporteur, je pense que si on le renouvelle, il faudra essayer de répondre aux questions très difficiles de la contrebande des matières fissiles, voire des armements nucléaires - c’est quelque chose comme du James Bond ! Même les films de fiction entrent dans la réalité : on pourra rapidement, parait-il, arriver à miniaturiser une bombe atomique et l'on peut parfaitement imaginer un terrorisme nucléaire de la part d'un Etat. II y en a qui font sauter des avions, d’autres pourraient faire exploser des bombes atomiques !

Quant aux savants, je sais qu'on a créé à Moscou une agence pour essayer de les faire embaucher : c'est à mon avis un problème prioritaire. Les Russes vont faire quelques économies en passant de 21 000 à 7 000 têtes nucléaires, encore que cela coûte très cher de les détruire et qu'on ne sait pas comment ils pourront payer leur part ! II faudrait peut-être qu'ils utilisent un peu de cet argent pour rémunérer les scientifiques et limiter les dégâts. ..

Ce sont là des perspectives assez tristes mais il faut néanmoins être optimiste en toute circonstance ! Nous avons 7 000 missiles d'un côté, un trafic international de l'autre.

Quinze centrales nucléaires du type de celle de Tchernobyl saut capables de nous exploser à la figure et d'arroser nos jardins et nos laitues ! Je suis vraiment heureux d'appartenir à ma génération mais, soucieux des générations futures, je ne saurais vous cacher mon inquiétude. (Applaudissements.)

Retour haut de page Imprimer