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N° 2966

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 8 juillet 2015.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

tendant à la création d’une commission d’enquête
sur le traitement pénal de l’évasion fiscale : « verrou de Bercy » et poids de la commission des infractions fiscales,

(Renvoyée à la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire,
à défaut de constitution d’une commission spéciale
dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par Mesdames et Messieurs

Alain BOCQUET, François ASENSI, Marie-George BUFFET, Jean-Jacques CANDELIER, Patrice CARVALHO, Gaby CHARROUX, André CHASSAIGNE, Marc DOLEZ, Jacqueline FRAYSSE et Nicolas SANSU,

Député-e-s.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Un rapport adopté en février 2015 par l’Union africaine (UA) lors de son Sommet d’Addis-Abeba dénonce l’ampleur des phénomènes d’évitement et d’évasion fiscales qui sapent l’économie de l’Afrique : 50 milliards de dollars par an à tout le moins, chiffre considéré comme très fortement sous-évalué, auquel s’ajoute le manque à gagner résultant pour les États, des exemptions d’impôts exigées et obtenues par les multinationales : 138 milliards de dollars par an estime l’ONG Action Aid en 2013. Le tout dans un continent où l’espérance de vie reste inférieure de 12 ans à la moyenne mondiale et où le paludisme, la faim, la malnutrition causent chaque année des millions de décès qui devraient être évités !

« Vous avez des compagnies minières qui sont des payeurs scrupuleux et assidus, d’autres qui traquent les vides juridiques et les optimisations légitimes, et puis celles qui sont plus cyniques et qui recherchent activement comment ne pas payer les impôts par tous les moyens possibles » commente un spécialiste de ce secteur de l’économie, sud-africaine en l’occurrence, pour lequel « le rapport sur les flux financiers éclaire sur les pires excès de ce type de comportement qui est, au mieux, cynique et contraire à l’éthique, au pire, illégal ».

Ce qu’un dirigeant politique africain résumait en ces termes : « l’évasion fiscale n’est pas seulement un crime contre l’État, c’est aussi un crime contre la population de notre pays ».

Cette description de dérives intolérables à tous égards, développée dans une édition récente du quotidien Le Monde, pourrait aller comme un gant à ce que nous savons de la situation dans notre propre pays que des pratiques semblables privent de 60 à 80 milliards d’euros de ressources par an ! Et l’Europe de 1 000 milliards.

À l’échelle planétaire, l’évasion et l’optimisation fiscales, partout largement impunies, le recours à des paradis fiscaux dont témoigne encore le scandale de la FIFA, Fédération internationale de football dont des dirigeants sont directement mis en cause, gangrènent l’ensemble des économies, l’évolution des sociétés, fragilisent et pervertissent les États, les relations entre les peuples et entre les hommes.

La fraude fiscale est aussi un « sport national » source de dérives criminelles où se croisent grandes entreprises et grandes fortunes, banques, fiscalistes, « conseillers » et autres intermédiaires de tous ordres, qui s’y livrent ou incitent à s’y engager sans vergogne.

Deux ans après la publication du rapport parlementaire présenté par Alain Bocquet et Nicolas Dupont-Aignan déposé le 14 novembre 2012 « Lutte contre les paradis fiscaux : si l’on passait des paroles aux actes », force est de souligner l’actualité des principaux constats qu’il avait établis, et notamment le fait que « le recours aux paradis fiscaux, centres offshore et autres juridictions non coopératives, repose sur un réseau d’opérateurs aussi influents qu’habiles, qui a parfaitement su adapter ses pratiques et ses recettes pour mettre en échec les mesures destinées à combattre un phénomène devenu une industrie mondialisée florissante.

Coup sur coup, la crise financière de Chypre, l’affaire Cahuzac et l’enquête de l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ), plus connu sous le nom d’Offshore Leaks, ont mis au grand jour ces pratiques et leur ampleur insupportable.

Nul ne peut plus ignorer aujourd’hui que les paradis fiscaux cachent un enfer : par l’évasion fiscale, la fraude organisée, le blanchiment d’argent, c’est la saine concurrence entre les entreprises qui est faussée, l’égalité devant l’impôt bafouée, les caisses des États flouées et le triomphe de la voyoucratie assuré ».

Car derrière les chiffres il y a des hommes et des réseaux ; derrière les faits, une organisation multiforme prompte à trouver des parades aux obstacles mis sur son chemin, et qu’il faut par conséquent se donner en permanence, des moyens nouveaux de poursuivre impitoyablement et de réprimer. Ces moyens nouveaux exigent, qui plus est après les révélations ces deux dernières années, des scandales Swiss Leaks, Lux Leaks, HSBC, UBS et consorts, d’opérer des adaptations de fond de notre système de traque et de répression de ces délits.

C’est l’objet de la présente proposition de commission d’enquête parlementaire qui demande que la représentation nationale s’interroge sur ce qu’il est convenu d’appeler le « verrou de Bercy », ses effets et l’urgence de s’en défaire pour ajouter enfin pleinement à l’efficience de l’administration fiscale, l’efficacité de l’autorité judiciaire.

Alors que la Suisse et le Luxembourg sont progressivement amenés à devoir renoncer au « secret bancaire », il est temps pour la France de supprimer ce voile d’ombre et de doute que jette sur sa lutte contre la fraude fiscale, le maintien du « verrou de Bercy ».

Cette démarche, beaucoup en soutiennent le bien-fondé : magistrats, économistes, associations et syndicats, citoyens, courants politiques et jusqu’à la Cour des comptes elle-même dont le journal Les Échos du 13 octobre 2013 rappelait qu’elle « estime que le monopole de Bercy en matière de poursuites pour fraude fiscale est « préjudiciable à l’efficacité de la lutte » contre ce phénomène ».

L’adhésion massive de la société civile à l’exigence que notre pays se donne tous les moyens d’éradiquer le mal, est particulièrement évidente depuis 2013 et les scandales économico-politiques précités, mais en référence aussi à la loi du 6 décembre 2013 considérée à la fois dans les avancées qu’elle a produites et dans ses limites.

Tout montre que cette attente de la société française, que partagent d’autres peuples par exemple européens, est irrévocable et que l’attention vigilante de nos concitoyens à la mobilisation réelle, traduite en actes, des pouvoirs publics sur ces enjeux ne faiblira pas.

L’argent rentre ! Environ un tiers des 80 000 comptes de citoyens français recensés en Suisse et qui « recèleraient près de 100 milliards d’euros », ont fait l’objet de demandes de régularisations auprès du Service de traitement des déclarations rectificatives (STDR).

Mais c’est une bien faible part du chemin si l’on met en perspective les ressources nouvelles en ayant d’ores et déjà résulté pour l’État, - moins de deux milliards d’euros en 2014, et autour de deux milliards d’euros en 2015 -, et l’ampleur du problème : 60 à 80 milliards d’euros perdus par an par la France ! Il reste un gouffre à franchir et le moins que l’on puisse dire est que, dans son organisation actuelle sur ces questions, la France n’est pas en capacité d’y parvenir avec succès.

En témoigne par exemple, l’analyse que l’Intersyndicale des fédérations des finances CGT, Solidaires, FO et CFDT produisait en 2013, de l’évolution des moyens humains et matériels de la Direction générale des finances publiques (DGFiP), alertant depuis des années « sur les conséquences funestes de la suppression de dizaines de milliers d’emplois et la baisse drastique des moyens de fonctionnement ».

En octobre 2013, la CGT finances publiques rappelait le nombre des postes supprimés au fil des ans : 2 677 en 2011 ; 2 438 en 2012 ; 2 023 en 2013 ; 1 988 en 2014 et plus de 30 000 depuis 2002. « Alors que la fraude fiscale est évaluée à 50 milliards d’euros, connaissant une augmentation de 25 % par rapport à 2008, sur la même période, les effectifs de la DGFiP ont fondu de 10 % ».

À l’évidence, ces reculs attribuables aux politiques successives de Révision générale des politiques publiques (RGPP) et de Modernisation de l’action publique (MAP), interrogent sur la capacité de la France à mener à bien la lutte contre toutes les formes d’évitement fiscal, et plaident en faveur non seulement d’un renforcement sensible de l’administration fiscale mais aussi d’un rôle accru de l’autorité judiciaire.

La loi du 6 décembre 2013 et la circulaire du ministère de la justice du 23 janvier 2014 relative à cette loi de lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, ont apporté plusieurs mesures nouvelles.

Des mesures qui promettent de répondre à l’objectif qu’affiche le Gouvernement de « renforcer l’efficacité de la lutte contre la corruption et la fraude fiscale. C’est un enjeu de souveraineté et de redressement des comptes publics, et une condition essentielle pour faire respecter le principe d’égalité devant l’impôt ».

La présente proposition de commission d’enquête s’inscrit tout à fait dans cette perspective et dans celle soutenue par le gouvernement de 2013, d’une « plus grande sévérité et une plus grande détermination dans cette action ».

La circulaire de janvier 2014 insistait sur ces questions en rappelant l’urgence de « moralisation de la vie publique », la « mondialisation de la criminalité », la nécessité de « renforcer tant les outils que les peines applicables aux faits les plus graves en la matière ».

En définitive, si la loi de décembre 2013 et la circulaire de janvier 2014 étaient nécessaires, n’est-ce pas précisément d’abord parce que notre pays ne dispose pas totalement des outils indispensables à mener ces combats au niveau où ils devraient l’être, compte tenu des volumes considérables de capitaux en balance ?

Et dans ce cadre, il y a effectivement lieu d’examiner si le maintien du « verrou de Bercy » ne représente pas aujourd’hui plus encore qu’hier, un obstacle à l’efficacité de pouvoirs publics confrontés à la fois, à la profondeur de la crise, à ses effets dévastateurs sur les ressources de l’État et à l’accumulation, singulièrement depuis 2013, de révélations effarantes sur ces dérives financières et fiscales.

Dans l’affaire des fichiers HSBC Private Bank (Suisse), la presse a pu se faire l’écho, courant 2014, d’un rapport de gendarmerie qui soulignait que « les constitutions des fondations et trusts ont généralement été retenues par les clients bénéficiant d’avoirs importants, principalement pour des raisons de succession. Certains clients fortunés ont combiné les structures en constituant un trust détenant une société offshore (…) L’attrait de la banque repose essentiellement sur un ensemble de techniques proposées à une clientèle désireuse de pouvoir frauder le fisc en toute sécurité (…) » !

« Frauder le fisc en toute sécurité » ! Si un tel constat ne conduisait pas les décideurs politiques à revisiter rapidement nos moyens d’action et à faire progresser résolument, en supprimant ce qui doit l’être, la réactivité, la radicalité et la fermeté de nos dispositifs de lutte contre la fraude fiscale, alors sans doute il y aurait beaucoup à craindre des conséquences politiques de ce qui serait ressenti par nos concitoyens, comme un renoncement supplémentaire de la puissance publique. On voit avec les résultats récents des élections départementales et le niveau record d’abstention à quels discrédits cela menace d’exposer nos valeurs républicaines et comment cela menace de fragiliser, davantage encore qu’aujourd’hui, démocratie et citoyenneté.

Dans un commentaire d’avril 2014 sur la loi de décembre 2013, le cabinet d’avocats Fidal évoque les nouveautés introduites par le texte « tant au niveau processuel que sur le fond » : création d’un procureur financier, modification de la Commission des infractions fiscales (CIF), limitation du pouvoir transactionnel de l’administration fiscale, dispositions d’amélioration du dialogue entre l’autorité judiciaire et l’administration fiscale.

« L’administration fiscale doit désormais porter à la connaissance du juge d’instruction ou du procureur de la République, spontanément dans un délai de six mois après leur transmission ou à sa demande, l’état d’avancement des recherches de nature fiscale auxquelles elle a procédé à la suite de la communication des indications. Elle doit également porter à la connaissance du parquet, spontanément ou dans un délai de six mois après leur transmission ou à sa demande, l’état d’avancement des recherches de nature fiscale auxquelles elle a procédé à la suite de la communication de ces dossiers ».

Comment ne pas voir dans ces directives qui mettent précisément en valeur le rôle du juge d’instruction, la reconnaissance en creux, de la nécessité de lui donner davantage qu’aujourd’hui les moyens d’agir en ces matières ? Vraie question qui renvoie d’abord, - mais est-ce un hasard ? -, aux polémiques en cours sur le maintien ou non dans notre système judiciaire, du juge d’instruction.

Le président de l’Association française des magistrats instructeurs y répond lorsqu’il déclare : « Quoi qu’il en soit, n’oublions pas toutes les affaires qui n’ont émergé que par la volonté et le travail de ce directeur d’enquête indépendant qu’est le juge d’instruction, et le risque d’étouffement des dossiers si les juges d’instruction, certes critiquables comme tout un chacun, venaient à disparaître (…) Au lieu de le supprimer, le législateur des premières heures de la Ve République lui a donné les moyens d’être indépendant en coupant le lien qu’il avait avec le procureur de la République (…) Confier au parquet les pouvoirs du juge d’instruction actuel paraît une hérésie. En effet, selon le code de procédure pénale, « le parquet est en charge de l’application uniforme de la politique pénale sur le territoire français, par le biais de directives et consignes édictées par le garde des sceaux et les procureurs généraux près les cours d’appel. Il représente, communément, la société dans la procédure pénale, que ce soit lors de l’enquête ou de l’audience ». Or on ne peut pas être en charge de la politique pénale et être indépendant (…) Actuellement, notre système pénal présente l’avantage d’avoir une instruction menée par un magistrat indépendant. Cette qualité s’accompagne d’un corollaire garant d’une bonne administration de la justice. L’indépendance statutaire se double d’une indépendance « psychologique » (…) qui correspond à l’impartialité. Celle-ci se traduit par l’instruction à charge et à décharge. Cela constitue une véritable garantie pour le justiciable ».

Mais cette question du maintien dans les personnels de justice, des juges d’instruction, et celle de l’élargissement de leurs prérogatives avec la suppression du « verrou de Bercy » sont à mettre en lien aussi, avec des dysfonctionnements ou à tout le moins des insuffisances de l’action des pouvoirs publics depuis des décennies, en matière de répression de la fraude et de l’évasion fiscales.

On a vu l’appréciation que porte la Cour des comptes sur ce monopole de Bercy. L’institution constate également que la fraude fiscale « fait peu souvent l’objet de poursuites pénales ».

Et c’est là que le bât blesse. Car aux termes de la loi de décembre 2013 note le cabinet Fidal, « la procédure devant la Commission des infractions fiscales (CIF) est globalement inchangée (…) Le principe demeure, à savoir que sous peine d’irrecevabilité, les plaintes tendant à l’application de sanctions pénales en matière de fraude fiscale sont déposées par l’administration sur avis conforme de la CIF. En outre, le ministre du budget reste lié par les avis de la Commission ».

Un procureur célèbre, aujourd’hui en retraite, déclarait en mai 2013, à propos du « verrou de Bercy » et du champ laissé « libre » à l’action de la justice : « Ce système est pervers puisqu’on ne peut poursuivre en matière fiscale que ce que l’exécutif a décidé de nous laisser poursuivre. En clair, on nous concède quelques dossiers... Cela nous donne l’impression, à nous autres magistrats, de prêter la main à une inégalité fondamentale : certaines fraudes relevant du judiciaire, et d’autres de la seule volonté de l’exécutif ».

Réagit également au très faible nombre de dossiers admis chaque année par la Commission des infractions fiscales, - un peu moins d’un millier et qui « plafonne depuis vingt ans » -, le Collectif de responsables syndicaux (Union syndicale des magistrats, Syndicat de la magistrature), de professionnels du droit, de journalistes, de chercheurs et de dirigeants associatifs (Anticor; Sherpa) qui, à l’été 2013, lançait un appel pour « faire sauter le « verrou de Bercy ». »

« (…) la confiance de nos concitoyens dans les institutions, durablement ébranlée, ne saurait être retrouvée tant que perdurera dans notre pays une justice à deux vitesses. Celle des délinquants de droit commun, assurés pour un vol en récidive, de finir derrière les barreaux. Et celle des nantis et des grandes entreprises qui, quand ils volent la collectivité - car la fraude fiscale n’est rien moins que cela -, jouissent d’un traitement d’exception (…) Croit-on vraiment que les grands groupes cesseront de tricher tant qu’aucune condamnation au pénal ne les dissuadera, par exemple, de manipuler les prix de transfert ? Les intermédiaires arrêteront-ils de conseiller et protéger les fraudeurs tant que l’impunité leur sera garantie ? »

Cela pose donc un problème de fond sur lequel une commission d’enquête parlementaire telle que proposée ici, gagnerait à se pencher.

Ce problème de fond, la directrice du Groupe de recherches approfondies sur la criminalité organisée (Grasco) en a rappelé les causes: outre le principe bafoué de séparation des pouvoirs, l’implication d’organisations criminelles dans les infractions fiscales et le fait que « l’administration fiscale n’est pas armée, outillée, pour déceler ce type de fraude ».

Le produit de la fraude fiscale est un avoir criminel et « c’est la justice qui dispose des moyens coercitifs pour appréhender » ces délits et mettre leurs organisateurs et leurs responsables hors d’état de nuire. En outre, des faits qui relèvent au départ, de la fraude fiscale « peuvent révéler des infractions plus graves comme l’existence de systèmes de corruption, d’abus de biens sociaux ou de blanchiment de capitaux d’origine criminelle ». Les paradis fiscaux abritent l’évasion fiscale comme les profits tirés de la criminalité. « Seule une enquête judiciaire peut mettre à jour l’ampleur de telles fraudes ».

Lorsqu’un associé du cabinet d’avocats Franklin souligne dans la presse en mai 2014, la nécessité d’accompagner les titulaires de comptes cachés sur le chemin de la régularisation pour « leur faire comprendre qu’il s’agit de la seule façon de sortir du risque pénal », démonstration est faite du rôle irremplaçable et précieux de l’autorité judiciaire dans l’instruction et la qualification de ces dossiers.

Autre témoignage, celui de ce commissaire divisionnaire et ancien membre de la DST, auteur du « Nouveau Capitalisme criminel » qui constate en février 2014, que « le système étant de plus en plus anomique, les comportements criminels sont de moins en moins marginaux et de plus en plus centraux dans le fonctionnement de la politique et des marchés (…) Il est facile de montrer y compris dans des scandales financiers récents, que le crime n’est pas une défaillance individuelle, mais une dimension du système lui-même. Les initiatives de la société civile sont nécessaires et sympathiques mais, dans un rapport de puissances, seuls les États peuvent parvenir à réguler le système (…) Quant à l’autorégulation, c’est une fable. Il ne peut y avoir de retour à un « équilibre spontané» ou au statu quo ante : les mauvais comportements chassent toujours les bons. Au-delà de la régulation, seule la sanction judiciaire serait efficace, car dissuasive et pédagogique » ! La boucle est bouclée.

Auteurs d’une étude sur la pénalisation de la fraude fiscale pour la mission de recherche Droit et Justice, deux chercheurs du CNRS et de l’École nationale des Chartes viennent de publier en février 2015, une longue analyse de ces phénomènes. Analyse par laquelle, ils confirment que si l’administration bénéficie de deux dispositifs (amendes et plaintes en correctionnel) pour lutter contre la fraude fiscale, le recours à la justice est dans les faits, réservé à moins de 1 000 cas par an. « Le dossier est alors soumis à la Commission des infractions fiscales qui, en principe, exige que la fraude dépasse les 100 000 euros pour la transmettre à un juge (…) En pratique, ajoutent-ils, les juges sont plus souvent confrontés à des petits escrocs qui ne remplissent aucune de leurs obligations fiscales qu’aux personnes fortunées, moins encore à leurs conseillers et aux grandes entreprises ».

Enfin se pose la question du rôle de la haute administration de Bercy. Le « Livre noir des Banques » publié par le collectif Attac § Basta témoigne de porosités préoccupantes quand il met en relief la proximité des liens tissés entre la très haute administration des Finances et les milieux bancaires.

L’ouvrage décrit ces situations à propos par exemple, des conditions d’élaboration de la réforme bancaire votée à l’été 2013 : loi n° 2013-672 du 23 juillet 2013, de séparation et de régulation des activités bancaires.

Une loi « vidée de son contenu par les banquiers » soulignent les auteurs qui ajoutent : « Si les arguments des banquiers ont autant d’effets, c’est aussi parce que le lobby financier dispose d’entrées au cœur des instances de décision. Au sein du Trésor à Bercy (chapitre 18) ou au Conseil de régulation financière et du risque systémique (Corefris), créé en 2010 (…). Les banquiers sont dans la place ».

« À la direction du Trésor, peut-on lire plus loin, au ministère des Finances, comme à la tête des banques ou de la Fédération bancaire française, on trouve énarques et inspecteurs des finances, souvent passés sans complexe d’un univers à l’autre, de l’intérêt général aux intérêts privés. Un système d’allers-retours et de pantouflage, renforcé par l’extrême concentration des banques françaises, qui explique la « capture sociologique » de ceux qui sont censés penser et mettre en œuvre la régulation du système bancaire ».

Des hauts fonctionnaires passés maîtres y compris dans la stratégie du boa ! « Bercy, écrivent Thomas Bronnec et Laurent Fargues dans leur livre « Bercy, au cœur du pouvoir », est un boa constrictor qui entoure le ministre et peut parfois aller jusqu’à l’étouffer s’il ne résiste pas assez ».

Nul doute qu’il y a place pour s’interroger sur le rôle et la responsabilité de la haute administration des Finances dans le maintien du « verrou de Bercy ».

Tout cela finit donc par faire beaucoup ! Faut-il le rappeler, le rapport parlementaire d’octobre 2013 « Lutte contre les paradis fiscaux : si l’on passait des paroles aux actes » rappelait que ces dernières années, seules deux affaires majeures ont suscité une plainte de l’administration fiscale. Et la question se pose par force, de savoir si le frein mis au pouvoir d’investigation de la justice ne décourage pas jusqu’aux juges eux-mêmes et ne pèse pas à la longue, sur l’appréciation par la justice, des affaires qui finissent par lui échoir.

Cette question mérite d’autant plus d’être examinée, que les auteurs de l’analyse précitée mettent en perspective la fermeté de décisions de justice prises en Allemagne ou en Grande-Bretagne et la situation française. « En France écrivent-ils, la fraude fiscale est l’un des délits les moins sévèrement sanctionnés par les juridictions pénales, même en comparaison avec d’autres crimes en col blanc. Les peines de prison ferme sont rares. Sur environ 65 000 détenus dans les prisons françaises, il y a aujourd’hui un peu moins de 5 000 personnes condamnées pour escroquerie, abus de confiance, recel, faux et usage de faux. Parmi eux, combien sont derrière les barreaux pour le seul délit de fraude fiscale ? Sans doute pas un seul ».

Au-delà même des aspects financiers et de l’action résolue légitime de l’État pour récupérer son dû, se dessine enfin cet autre enjeu majeur dont la représentation nationale doit se saisir : celui, d’ailleurs repris dans le corps de la loi de décembre 2013, de la souveraineté de l’État. Un enjeu qui à l’évidence, passe désormais par la «mise en scène» de « la légitimité de la règle pour (ré)conforter ceux qui l’ont respectée ».

En octobre 2013, le rapport d’enquête sur les paradis fiscaux avait débouché sur 45 propositions au nombre desquelles les n° 24 et 26.

La première pour « donner aux administrations financières de contrôle et à la justice financière les moyens qui leur sont nécessaires, en les exonérant des règles de réduction ou de maîtrise des effectifs et des budgets publics ». Les politiques d’austérité décrétées à Paris comme à Bruxelles jouent en permanence contre l’intérêt national.

La seconde pour « supprimer la Commission des infractions fiscales et le monopole du ministre en matière de poursuite pénale pour fraude fiscale ». Il faut conformer les actes aux paroles ; conformer les décisions aux nécessités fiscales et politiques de l’heure en donnant la possibilité à l’autorité judiciaire « d’engager proprio motu des poursuites pour fraude fiscale ».

Depuis 2013, le travail parlementaire et celui des médias, la réflexion poursuivie tout au long de sommets internationaux tels que le G20 de Lough Erne, le G8 de Saint-Pétersbourg, le G5 des ministres des finances à Paris, l’action des tissus associatif et syndical ont permis d’éclairer toujours plus crûment les phénomènes d’évasion, d’optimisation et de fraude fiscales, leur poids sur les économies et sur les ressources des États, leurs conséquences sur la confiance accordée aux institutions et en bout de chaîne, leurs ravages sur la citoyenneté.

Mais que de chemin reste encore à parcourir !

Une information rendue publique début juin 2015, fait état de la création à l’automne dernier, d’un groupe de travail mis en place par la Commission européenne pour travailler contre la fraude fiscale et sur l’échange automatique de données entre États.

Au vu des éléments parus, vingt des vingt-cinq spécialistes mandatés et placés sous l’autorité de la Fédération des banques européennes (!), émanent d’institutions prises dans les révélations des Swissleaks, Luxleaks… Le moins que l’on puisse dire est que cela pose un vrai problème d’éthique, tout comme interrogent les déclarations d’une commandante de police nationale convaincue d’avoir été instrumentalisée par la Société générale dans les enquêtes menées entre 2008 et 2012 sur ce qu’il n’est plus d’actualité d’appeler « l’affaire Kerviel » !

Un groupe de parlementaires nationaux et européens français revendique, dans la diversité des sensibilités politiques qu’il rassemble, la révision du procès, la création d’une commission d’enquête pour obtenir que la justice puisse faire son travail contre la toute-puissance d’une banque, et que l’État rende des comptes sur la ristourne fiscale de 1,7 milliard d’euros qui avait été accordée à l’établissement bancaire sans expertise indépendante de ses dires.

Dans un livre à paraître à la rentrée 2015, « Quand tombera le mur de l’argent », l’auteur cité par un magazine qui rappelle que le shadow banking est évalué à 75 000 milliards de dollars, entend faire la démonstration que « la crise est devant nous » et que « l’extrême financiarisation et la digitalisation de nos économies nous conduisent même à un accident majeur ».

Il est indispensable de porter à un autre niveau les moyens d’action de la justice. Cela passe désormais par une analyse actualisée du poids dont pèsent le « verrou de Bercy » et la Commission des infractions fiscales sur la souveraineté nationale, le redressement des comptes publics, le respect de l’égalité devant l’impôt : autant d’objectifs affichés par la loi du 6 décembre 2013.

Deux ans après, il est temps pour la France d’aller au bout des décisions qu’exige l’acuité de ce combat.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

Article unique

Conformément aux articles 137 et suivants du Règlement de l’Assemblée nationale, il est créé une commission d’enquête parlementaire chargée d’étudier, deux ans après l’adoption de la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière , l’évolution du traitement pénal en France de l’évasion et de la fraude fiscales, ainsi que le poids que le « verrou de Bercy » et la Commission des infractions fiscales font peser sur l’efficacité de l’action publique en ces matières.


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