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N° 2505

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 21 janvier 2015.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DES FINANCES, DE L’ÉCONOMIE GÉNÉRALE ET DU CONTRÔLE BUDGÉTAIRE SUR LA PROPOSITION DE LOI visant à la prise en compte des nouveaux indicateurs de richesse dans la définition des politiques publiques (n° 2285),

PAR Mme Eva SAS

Députée.

——

Voir les numéros :

Assemblée nationale : 2285.

SOMMAIRE

___

Pages

I. ADOPTER DE NOUVEAUX INDICATEURS POUR REDONNER SENS À NOS POLITIQUES ÉCONOMIQUES ET BUDGÉTAIRES 5

A. LE PIB : UN INDICATEUR CENTRAL DANS L’ÉLABORATION DES POLITIQUES PUBLIQUES, QUI MÉRITE D’ÊTRE COMPLÉTÉ 5

1. Un agrégat central des comptes nationaux, qui bénéficie d’une forte antériorité 5

a. Un outil de mesure synthétique de nos capacités de production 5

b. Un indicateur légitime, fort de son antériorité 6

2. Un indicateur de production insuffisant à lui seul pour élaborer les politiques publiques 7

a. Un indicateur qui ne permet pas à lui seul d’anticiper les crises et de les expliquer 7

b. Un indicateur de la valeur monétaire créée, quels que soient les effets sur le bien-être ou l’environnement 8

c. Un indicateur de flux et non de stock, qui ne mesure pas notre patrimoine 8

d. Un indicateur de notre capacité à produire, impropre à traduire l’état de la cohésion sociale 9

B. UN MOUVEMENT INTERNATIONAL EN FAVEUR D’UN TABLEAU DE BORD D’INDICATEURS DE QUALITÉ DE VIE ET DE DÉVELOPPEMENT DURABLE 11

1. Des réflexions engagées de longue date, notamment par des Français 11

2. De nombreuses initiatives déjà engagées à l’étranger 13

a. Au Royaume-Uni, des indicateurs subjectifs, peu opérationnels mais à forte portée politique 13

b. En Allemagne, des indicateurs plus opérationnels élaborés de manière transpartisane 15

c. En Belgique fédérale, une initiative complémentaire de celle de la région wallonne 15

C. DES PROGRÈS LIMITÉS AU NIVEAU NATIONAL, LA FRANCE ÉTANT POURTANT À LA POINTE DE LA RECHERCHE DANS CE DOMAINE 17

1. Des travaux précurseurs lancés avec la Commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social 17

a. Les conclusions de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi 17

b. De nouveaux indicateurs disponibles au niveau national 19

c. Dans les régions de France, des indicateurs permettant des comparaisons entre territoires 22

2. Un retard politique à combler 24

a. Une signification politique à construire 24

b. Des investissements techniques à consentir 26

c. Des usages à inventer 27

II. LE CONTENU DE LA RÉFORME PROPOSÉE 28

A. LA PROPOSITION INITIALE DE LOI ORGANIQUE 29

1. Le refus de modifier la loi organique aux lois de finances 29

2. Un débat sur la pertinence des indicateurs synthétiques 30

3. L’information du Parlement 31

B. LE DISPOSITIF PROPOSÉ 32

1. Un tableau de bord plutôt qu’un indicateur synthétique unique 32

2. Une présentation concomitante avec le projet de loi de finances 32

3. Une évaluation globale des réformes engagées par le Gouvernement 33

C. LES SUITES À DONNER 33

1. Reprendre la tête des initiatives internationales à l’occasion de la COP21 33

2. Conduire un débat démocratique national 33

EXAMEN EN COMMISSION 35

TABLEAU COMPARATIF 47

ANNEXE : PERSONNES ENTENDUES PAR LA RAPPORTEURE 49

I. ADOPTER DE NOUVEAUX INDICATEURS POUR REDONNER SENS À NOS POLITIQUES ÉCONOMIQUES ET BUDGÉTAIRES

A. LE PIB : UN INDICATEUR CENTRAL DANS L’ÉLABORATION DES POLITIQUES PUBLIQUES, QUI MÉRITE D’ÊTRE COMPLÉTÉ

1. Un agrégat central des comptes nationaux, qui bénéficie d’une forte antériorité

a. Un outil de mesure synthétique de nos capacités de production

Le PIB est l’un des agrégats majeurs des comptes nationaux. En tant qu’indicateur économique principal de mesure de la production économique réalisée à l’intérieur d’un pays, le PIB vise à quantifier – pour une année donnée –la valeur totale de la « production de richesse » effectuée par les agents économiques résidents à l’intérieur de ce territoire (ménages, entreprises, administrations publiques).

Le PIB reflète donc l’activité économique interne d’un pays, et la variation du PIB d’une période à l’autre est censée mesurer son taux de croissance économique. Son calcul est régi par des normes internationales et tout un travail de réflexion s’est attaché à en définir les bases statistiques et conceptuelles.

La mesure du produit intérieur brut (PIB)

En comptabilité nationale, le PIB peut se définir, selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), de trois manières :

– le PIB, défini sous l’angle de la production : il est égal à la somme des valeurs ajoutées brutes des différents secteurs institutionnels ou des différentes branches d’activité, augmentée des impôts moins les subventions sur les produits (lesquels ne sont pas affectés aux secteurs et aux branches d’activité) ;

– le PIB, défini sous l’angle des dépenses : il est égal à la somme des emplois finaux intérieurs de biens et de services (consommation finale effective, formation brute de capital fixe, variations de stocks), plus les exportations, moins les importations ;

– le PIB, défini sous l’angle de la consommation : il est égal à la somme des emplois des comptes d’exploitation des secteurs institutionnels : rémunération des salariés, impôts sur la production et les importations moins les subventions, excédent brut d’exploitation et revenu mixte.

En pratique, la méthode de calcul du PIB utilisée dans les comparaisons internationales est, le plus souvent, la première méthode indiquée ci-dessus, qui additionne toutes les valeurs ajoutées issues des comptes de résultats fournis par les entreprises et des comptes des administrations publiques.

Pour calculer la croissance du PIB, l’Insee mesure l’évolution du PIB « réel » d’une année sur l’autre, encore appelé PIB « en volume », qui est la valeur du PIB ne tenant pas compte des variations des prix, c’est-à-dire de l’inflation. Le PIB réel a l’avantage de montrer les variations à la hausse et à la baisse dans le volume (les quantités) de la production de biens et services, contrairement au calcul du PIB nominal (en valeur), qui ne permet pas de savoir si la hausse de l’indicateur provient d’une hausse des prix, d’une hausse de la production ou dans quelles proportions ces deux variations se combinent.

Rappelons enfin que le PIB diffère du produit national brut (PNB), qui ajoute au PIB les rentrées nettes de revenus de facteurs en provenance de l’étranger (revenus de facteurs provenant du reste du monde diminués des revenus de facteurs payés au reste du monde).

b. Un indicateur légitime, fort de son antériorité

La centralité du PIB résulte de son antériorité. Régi par des normes internationales, son mode de calcul a en effet été amélioré continûment depuis près de quatre-vingt ans, permettant des prévisions fiables sur les effets d’une politique publique. Cet outil, devenu robuste, est utile au décideur soucieux de la conjoncture économique et des revenus budgétaires de l’année suivante.

Mais ces mêmes travaux scientifiques d’amélioration du PIB amènent aujourd’hui à en rappeler les limites. Comme l’a souligné M. Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie et ancien président de la Commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social, au cours de son audition, « le PIB est une mesure faite d’imperfections. […] Tout système de mesure repose sur des conventions. Nous avons tendance à oublier que le PIB repose lui aussi sur des hypothèses et des approximations. Les gens pensent que le PIB est un indicateur solide, réel, et que les autres indicateurs sont subjectifs. Mais le PIB est en fait une construction, pour l’essentiel. C’est ce qu’on appelle les imputations [qui consistent à incorporer dans le PIB des biens ou des activités qui n’ont pas de prix de marché] et c’est tout à fait arbitraire. Mais après plus de cinquante ans, c’est devenu parfaitement accepté, au point qu’on n’y pense plus. » (1)

La rapporteure en déduit que les craintes parfois suscitées par les nouveaux indicateurs de développement durable ou de qualité de la croissance peuvent ainsi être remises en perspective. Leur robustesse et leur rapidité de production s’amélioreront au rythme des travaux scientifiques et statistiques, travaux dont la rapporteure entend démontrer le dynamisme (cf. infra partie B). Si un mouvement international se dessine en faveur de nouveaux outils de mesure, c’est pour répondre à un besoin réel et urgent.

2. Un indicateur de production insuffisant à lui seul pour élaborer les politiques publiques

Les limites du PIB comme indicateur de richesse ont été maintes fois soulignées. Elles sont inhérentes à sa définition. Le problème n’est donc pas tant le mode de calcul du PIB, certes perfectible, mais l’usage qui en est fait par les décideurs et les commentateurs, qui tendent à évaluer toute politique publique à l’aune de ses effets sur une mesure synthétique de notre capacité de production.

a. Un indicateur qui ne permet pas à lui seul d’anticiper les crises et de les expliquer

Comme le montre le graphique ci-après, depuis 2001, la croissance annuelle du PIB en France n’a jamais excédé 2,5 %. Compte tenu de la crise économique de 2008-2009, la croissance moyenne du PIB en France sur la période 2001-2014, s’élève même à seulement 1,1 % par an. De + 0,3 % en 2013, elle ne dépasserait pas + 0,4 % en 2014.

ÉVOLUTION DU PIB EN FRANCE DEPUIS 1950

Source : Insee, comptes nationaux, base 2010.

Ce constat invite à envisager comme possible un scénario de faible croissance structurelle, et donc à réfléchir à la contribution des politiques publiques à l’amélioration de la qualité de vie et de l’environnement, en tant que telle, sans faire de la croissance du PIB un prérequis.

Selon M. Jean Pisani-Ferry, entendu par la rapporteure, « la réflexion sur les indicateurs a été relancée dans le cadre des réflexions sur “La France dans dix ans”. Au cours des débats conduits en région, il est apparu que la croissance ne faisait plus consensus. Il existe une préoccupation nouvelle sur sa répartition territoriale et sociale, ainsi que sur ses conséquences environnementales. C’est la fin du consensus qualitatif d’après-guerre. […] Dans la période récente, les crises grecque, espagnole et irlandaise ont montré qu’une croissance soutenue du PIB pouvait être non soutenable et suivie d’un effondrement. »

b. Un indicateur de la valeur monétaire créée, quels que soient les effets sur le bien-être ou l’environnement

En premier lieu, il faut rappeler que le PIB comptabilise positivement toute création de valeur monétaire. Il est donc surtout approprié pour les biens et services marchands valorisables à leur prix de marché. Il peine à distinguer l’inflation de l’augmentation de la valeur ajoutée, particulièrement pour les services. Pour y intégrer de nouvelles dimensions, il faut les « monétiser », c’est-à-dire leur donner un prix. Mais surtout, une des conséquences de ce mode de calcul, c’est qu’un accident ou une catastrophe naturelle, qui vont créer de la richesse lors de la réparation, seront évalués positivement dans le PIB, alors que les aspects négatifs – le capital détruit – ne seront pas pris en compte. De même, seront comptabilisés positivement les biens et services nuisibles au bien-être ou à la soutenabilité. Par exemple, l’accroissement des embouteillages tend à faire augmenter la consommation d’essence et donc, le PIB.

c. Un indicateur de flux et non de stock, qui ne mesure pas notre patrimoine

Ensuite, le PIB est un indicateur de flux et non de stock. Il ne comptabilise pas l’état de nos patrimoines, notamment naturels. Il ne prend pas en compte la dégradation, le maintien ou l’amélioration du capital naturel et l’évolution des ressources naturelles. La soutenabilité du développement n’est donc pas mesurée et, de fait, n’est pas prise en compte dans la détermination des politiques publiques.

Le manque d’attention portée à notre patrimoine a d’autres conséquences que la dégradation de l’environnement, il faut le souligner. Rares sont les indicateurs à susciter autant d’attention que le PIB. Mais parmi ceux-ci, le déficit public et la dette publique (exprimés en points de PIB) ont certainement acquis une importance équivalente, dans le cadre des engagements que la France a souscrits vis-à-vis de ses partenaires européens.

Au cours de son audition, M. Jean Pisani-Ferry, commissaire général à la stratégie et à la prospective, a toutefois remarqué que ces deux indicateurs, utilisés pour évaluer la soutenabilité financière, ne concernaient que le passif et non l’actif. En d’autres termes, « les règles budgétaires européennes – à l’instar de la règle constitutionnelle allemande – ne présentent aucune incitation concernant l’investissement, l’actif, et donc, la richesse nette. C’est la raison pour laquelle l’investissement est peu privilégié outre-Rhin au profit de politiques de réduction des dépenses. Le président du “Conseil des sages” [ou Conseil des experts économiques] allemand reconnaît que ce cadre incitatif a créé un biais, justifié par le souci de ne pas transmettre un fardeau à la génération suivante dans le contexte allemand de décroissance démographique. Du fait de cette “règle d’or”, l’actif public a fortement décru en Allemagne, au point que le bilan intergénérationnel pourrait s’avérer finalement négatif. L’endettement public s’avère donc insuffisant pour évaluer la soutenabilité financière d’un pays. »

Entendue par la rapporteure, la direction générale du Trésor partage cet avis. La France est l’un des très rares pays au monde qui travaillent aujourd’hui à l’élaboration d’indicateurs de patrimoine. Il s’agit d’exclure du montant de la dette publique les actifs financiers (la trésorerie) et les prêts consentis à d’autres États, considérés comme peu risqués, mais aussi de distinguer les actifs non financiers inutiles, qui ne créent ni activité, ni base taxable, des actifs non financiers utiles, créateurs de flux d’échanges.

Loin d’être une lubie motivée par une satisfaction purement intellectuelle, l’adoption d’indicateurs de patrimoine permettrait de mesurer les conséquences de l’austérité sur le bilan national, bilan que nous transmettrons aux générations futures, de réinterroger nos modes de consommation, nos choix d’investissement ou encore d’aménagement du territoire.

d. Un indicateur de notre capacité à produire, impropre à traduire l’état de la cohésion sociale

Enfin, logiquement, on ne saurait demander au PIB de prendre en compte certains éléments qui affectent le bien-être de nos concitoyens. Il n’a pas été créé pour cela et comme l’a affirmé M. Éloi Laurent, économiste à l’OFCE, professeur à SciencesPo et à l’université de Stanford, « se focaliser sur le PIB, c’est le meilleur moyen de perdre les élections ! ».

À l’appui de cette boutade, qui traduit néanmoins une réalité politique, M. Laurent, ainsi que MM. Pisani-Ferry et Stiglitz, ont explicité le paradoxe de la reprise américaine.

PIB, REVENU ET POPULARITÉ AUX ÉTATS-UNIS

Source : Présentation de M. Éloi Laurent le 15 janvier 2015. Voir également, sur le site Internet de l’Iddri : http://www.iddri.org/Evenements/Seminaires-reguliers/Eloi%20Laurent.pdf.

Entre 1995 et 2003, le PIB a crû de 50 % aux États-Unis tandis que le revenu médian est resté stable. Depuis 2009, le PIB des États-Unis a augmenté de 12 % quand le revenu médian a décru de 3 %. M. Laurent a montré que l’approbation de la politique économique du président Obama avait suivi une courbe remarquablement symétrique avec celle du revenu médian entre 2009 et 2013. La croissance du PIB a donc occulté de fait une stagnation de la situation réelle des ménages.

Pour le cas français, M. Jean-Paul Fitoussi, économiste, ancien coordonnateur de la Commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social, a fait un parallèle avec la défaite du Premier ministre Lionel Jospin à l’élection présidentielle de 2002, après cinq années de croissance du PIB qui s’était accompagnée d’une hausse des inégalités. Le niveau et la distribution des revenus apparaissent donc comme des indicateurs majeurs pour l’élaboration des politiques publiques.

Ne sont pas non plus mesurés dans le PIB les éléments objectifs et subjectifs qui participent au bien-être de la population : la qualité des transports en commun, le temps libre, le bruit, la qualité de l’air, le sentiment de sécurité, la propreté, les activités bénévoles, etc. Les élus sont pourtant parmi les mieux placés pour savoir combien ces dimensions sont essentielles pour nos concitoyens.

Ne sont pas évaluées, enfin, dans l’appréciation de nos politiques publiques, des composantes essentielles de notre démocratie, de notre contrat social. Après les événements dramatiques qui ont endeuillé notre République et rassemblé des millions de Français dans les rues les 10 et 11 janvier 2015, la rapporteure juge qu’il est de la plus haute importance d’élaborer des indicateurs qui traduisent le niveau de la cohésion sociale. Il serait précisément du ressort du Parlement d’organiser un grand débat national pour choisir ces indicateurs, parmi ceux qui sont déjà produits par l’Insee sur la pauvreté, les liens sociaux, l’engagement civique ou encore ceux qui font l’objet de travaux innovants de la part des chercheurs en sciences sociales, comme sur la confiance. (2) Pour reprendre encore une formule de M. Éloi Laurent, il faut bien « évaluer pour évoluer ».

La rapporteure en déduit qu’il convient d’évaluer la soutenabilité de nos politiques publiques et ce, selon au moins trois dimensions : financière, environnementale et sociale.

Il ne s’agit pas de remettre en cause l’utilité du PIB comme instrument de mesure de notre capacité de production – celui-ci reste un instrument nécessaire dans la prise de décision publique – mais de constater ses limites pour évaluer à lui seul l’efficacité des politiques publiques mises en œuvre par le Gouvernement, et d’en tirer les conséquences.

B. UN MOUVEMENT INTERNATIONAL EN FAVEUR D’UN TABLEAU DE BORD D’INDICATEURS DE QUALITÉ DE VIE ET DE DÉVELOPPEMENT DURABLE

Le développement de nouveaux indicateurs complémentaires au PIB s’inscrit dans un mouvement international dont la France, après avoir été pionnière, semble s’écarter.

1. Des réflexions engagées de longue date, notamment par des Français

Au début des années 1970, MM. Nordhaus et Tobin ont construit un indicateur de « bien-être économique durable » (3). Partant des dépenses de consommation finale enregistrées par la comptabilité nationale, ils ont retranché celles qui participent du bon fonctionnement du système productif sans contribuer a priori au bien-être (les services financiers notamment) mais y ont ajouté la valeur estimée du temps de loisirs, du temps d’utilité sociale non salarié et de l’accès aux services publics. Ils ont également imputé les variations de stock de richesses nationales en termes de ressources naturelles (surfaces émergées de la planète), de santé, d’éducation et de capital productif. Quoiqu’expérimentale, la démarche de MM. Nordhaus et Tobin a su montrer que les conventions comptables ne sont pas immuables et peuvent évoluer avec notre conception de la richesse.

Ces travaux pionniers ont largement inspiré l’émergence d’indices de bien-être économique durable composites. La création d’un indicateur de santé sociale, publié depuis 1987 dans le cadre d’un rapport annuel du Fordham Institute for Innovation in Social Policy (4), comme le succès rencontré par l’indice de développement humain (IDH) créé en 1990 par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) (5), inspiré des travaux de l’économiste indien Amartya Sen et de l’économiste pakistanais Mahbub ul Haq, sont à ce titre significatifs.

En France, des travaux de recherche ont été engagés sur ce sujet à la fin des années quatre-vingt-dix sous l’impulsion notamment de Mme Dominique Méda (6) et de M. Patrick Viveret (7), suivis par les travaux de M. Jean Gadrey et Mme Florence Jany-Catrice (8), qui promeuvent de nouveaux indicateurs de richesse composites pour évaluer le bien-être humain.

Ces différents travaux ont contribué à l’émergence de l’initiative internationale « Mesurer et favoriser le progrès des sociétés » en 2007, dont le chef de file était l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). (9) Partant d’« un consensus sur la nécessité de mesurer dans chaque pays le progrès des sociétés en allant au-delà des indicateurs économiques habituels tels que le PIB par habitant », l’OCDE a préconisé un partage des bonnes pratiques et la recherche d’accords, au niveau national, et à terme au niveau mondial, sur un ensemble d’informations permettant d’évaluer les résultats des politiques.

À la même époque, se sont mis en place les travaux européens sur la mesure du progrès, de la richesse réelle et du bien-être (10) ou encore l’installation, par le président de la République française, de la commission dite « Stiglitz-Sen-Fitoussi », en 2008, chargée d’étudier « les limites du produit national brut comme critère de mesure de la performance économique et du bien-être ». (11) Ces travaux ont abouti aujourd’hui à un large consensus sur la nécessité de tableaux de bords d’indicateurs, juste milieu entre un agrégat synthétique unique et myriade d’indicateurs.

Directement inspirés par les travaux de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, des indicateurs du « vivre mieux » ont été publiés par l’OCDE le 24 mai 2011. Chaque semestre, dans le rapport « Comment va la vie ? », l’OCDE évalue la qualité de la vie des citoyens des pays de l’OCDE et certains pays émergents. Cette évaluation couvre onze aspects du bien-être : le logement, le revenu, l’emploi, les liens sociaux, l’éduction, l’environnement, l’engagement civique, la santé, la satisfaction, la sécurité et l’équilibre travail/vie personnelle. Chacun de ces critères est évalué suivant plusieurs indicateurs. Par exemple, la composante « logement » s’appuie sur trois indicateurs : le coût du logement, l’accès aux équipements sanitaires de base et le nombre de pièces par personne.

De grandes conférences internationales organisées par l’Union européenne, l’OCDE, la Banque mondiale ou les Nations unies réunissent désormais régulièrement économistes et statisticiens sur ces nouveaux indicateurs. L’objectif est de parvenir à un référentiel commun permettant des comparaisons internationales. Un groupe à haut niveau se réunit tous les trois ans. M. Stiglitz a notamment décrit, au cours de son audition, les débats en cours sur la productivité, qui n’augmente plus depuis plusieurs années. Il s’agit de comprendre si cette stagnation correspond à une réalité ou à un simple problème de mesure et, ainsi, de mieux comprendre les liens entre productivité et innovation.

2. De nombreuses initiatives déjà engagées à l’étranger

Plusieurs pays se sont déjà dotés de nouveaux indicateurs de prospérité à dimension économique, environnementale et sociétale. M. Stiglitz a tenu à souligner l’implication de gouvernements de tous bords politiques : la Nouvelle-Zélande, l’Australie, l’Écosse, le Bhoutan, la Belgique, l’Allemagne, etc. Parmi ces pays, l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) a comparé, dans une étude réalisée par Mme Géraldine Thiry ainsi que MM. Lucas Chancel et Damien Demailly, les initiatives conduites par l’Australie, le Royaume-Uni, le pays de Galles, la Wallonie, la Belgique et l’Allemagne.

a. Au Royaume-Uni, des indicateurs subjectifs, peu opérationnels mais à forte portée politique

LA « ROUE DU BIEN-ÊTRE NATIONAL » BRITANNIQUE

Source : http://www.neighbourhood.statistics.gov.uk/HTMLDocs/dvc146/wrapper.html.

Au Royaume-Uni, un programme national de mesure du bien-être national, lancé en 2011, a bénéficié d’un fort soutien politique de la part du Premier ministre, David Cameron, dont l’intérêt pour ces questions était connu et antérieur à son élection. Une cellule dédiée au well-being a été mise en place au sein du Cabinet. Le programme a abouti sous la forme d’une « roue du bien-être national » (National Well-Being Wheel), élaborée à la suite d’un grand débat public qui s’est tenu du 25 novembre 2010 au 15 avril 2011. Plus de quarante indicateurs regroupés suivant dix dimensions (bien-être personnel, bien-être relationnel, santé, utilisation du temps, cadre de vie, conditions économiques du ménage, grands indicateurs économiques, éducation et compétences, gouvernance et environnement) sont présentés sur un site Internet, assortis d’un graphique et d’un commentaire.

Aux côtés d’indicateurs quantitatifs, comme l’espérance de vie en bonne santé, le taux de chômage ou encore un indicateur original sur l’accessibilité (« households with good transport access to key services or work »), le Royaume-Uni a fait le choix d’introduire des indicateurs de bien-être subjectifs. Par exemple, la rubrique relative au cadre de vie voit figurer, aux côtés du nombre d’atteintes aux personnes, un indicateur du sentiment d’insécurité (obtenu en posant la question « Vous sentez-vous en sécurité en marchant seul le soir dans votre quartier ? ») ou encore un indicateur subjectif portant sur les relations de bon voisinage (part des personnes qui se sentent bien intégrées à leur voisinage). La rubrique relative à la santé comprend des indicateurs objectifs sur l’importance des maladies mentales ou sur l’espérance de vie en bonne santé mais aussi un indicateur sur la satisfaction éprouvée par les répondants concernant leur état de santé. Enfin, de nouveaux indicateurs subjectifs composent la rubrique relative au « bien-être personnel » grâce à l’introduction, dans l’enquête annuelle réalisée par l’Office national des statistiques, de quatre questions : « Dans l’ensemble, à quel point êtes-vous satisfait de votre vie aujourd’hui ? », « Dans l’ensemble, à quel point vous sentiez-vous heureux hier ? », « Dans l’ensemble, à quel point vous sentiez-vous anxieux hier ? » et « Dans l’ensemble, dans quelle mesure ressentez-vous que les choses que vous faites en valent la peine ? ».

La démarche britannique est donc caractérisée par l’importance donnée aux indicateurs subjectifs. Cette approche n’est pas préconisée par la rapporteure. Selon Mme Thiry et M. Demailly, cette importance reconnue aux indicateurs subjectifs procède aussi d’une conception libérale de la politique, dans laquelle les objectifs des pouvoirs publics doivent correspondre aux préoccupations des citoyens. Une limite soulignée à juste titre par M. Jean Pisani-Ferry, Commissaire général à la stratégie et à la prospective, au cours de son audition a trait à la soutenabilité : « ces indicateurs de bien-être expriment les préoccupations de la génération actuelle mais ils ne permettent pas de tenir compte du legs aux générations futures dans l’élaboration des politiques publiques. »

b. En Allemagne, des indicateurs plus opérationnels élaborés de manière transpartisane

La démarche allemande fut tout autre. Neuf indicateurs complémentaires au PIB ont été élaborés par une commission parlementaire spéciale, transpartisane, dans trois domaines : l’économie, l’écologie et la qualité de vie. Pour chacun de ces trois domaines, en plus des dix indicateurs, il existe neuf indicateurs « d’alerte ». Élaborés par des experts, les indicateurs W3 ont été suivi d’une enquête d’opinion pour connaître les préoccupations des citoyens.

Le principal motif invoqué pour l’élaboration de nouveaux indicateurs a été le caractère inapproprié du PIB pour refléter toutes les dimensions de la prospérité. Les indicateurs obtenus sont plus robustes, potentiellement opérationnels mais moins lisibles que les indicateurs britanniques.

Dans le cas allemand, il est remarquable que l’initiative soit venue du Parlement, qui demande désormais au gouvernement fédéral de se positionner officiellement, positionnement qui pourrait prendre la forme d’un rapport annuel.

LES INDICATEURS W3 EN ALLEMAGNE

Source : Giesselmann et al. 2013, page 13, in Lucas Chancel, Géraldine Thiry, Damien Demailly. Les nouveaux indicateurs de prospérité : pour quoi faire ? Enseignements de six expériences nationales. FMSH-WP-2014-78. 2014.

c. En Belgique fédérale, une initiative complémentaire de celle de la région wallonne

En mai 2013, la coalition écologiste-socialiste-démocrate et humaniste à la tête de la région wallonne, sous l’impulsion du ministre du Développement durable et de son conseiller, M. Geoffroy de Schutter, ancien directeur des programmes du WWF, a lancé une réflexion qui a abouti à l’adoption de cinq indicateurs synthétiques :

– l’indice de situation sociale (ISS), inspiré de l’indicateur de santé sociale développé en 2009 par M. Rabih Zotti et Mme Florence Jany-Catrice ;

– l’indice des conditions de bien-être (IBCE), fondé sur une méthodologie participative ;

– l’empreinte écologique et la biocapacité (EE), qui mesurent les limites de la planète par rapport à la consommation de ses ressources ;

– l’indice de situation environnementale, qui mesure la qualité de l’environnement ;

– un indicateur sur le capital économique, différent du PIB, qui reste à définir.

Les indicateurs phares de la région wallonne ont été choisis à l’issue d’une large consultation, tant d’experts que de personnalités issues de la société civile (partenaires sociaux, associations).

La démarche régionale a été complétée au niveau fédéral par l’adoption d’une proposition de loi d’origine sénatoriale, le 23 janvier 2014, qui vise à l’élaboration d’indicateurs complémentaires au PIB « en vue de mesurer la qualité de vie, le développement humain, le progrès social et la durabilité de notre économie ». Proposée initialement par le parti écologiste belge, la loi a été élaborée par un groupe de travail pluraliste avant d’être finalement reprise à son compte par la majorité parlementaire, d’après Mme Thèrèse Snoy, députée écologiste belge citée dans l’étude de l’Iddri (précitée). Il est prévu que les indicateurs figurent dans le rapport annuel de la Banque nationale de Belgique et fassent l’objet d’un débat à la Chambre chaque année.

*

* *

Ces exemples amènent la rapporteure aux constats suivants :

● Les nouveaux indicateurs de prospérité sont élaborés en complément du PIB et non comme des substituts. C’est également l’objet de la présente proposition de loi.

● L’élaboration de nouveaux indicateurs est une démarche politique qui peut être portée par un gouvernement, à l’appui de sa stratégie politique, ou par les parlementaires, souvent sur une base transpartisane.

● Le choix des indicateurs fait systématiquement l’objet d’une consultation citoyenne et constitue une occasion de rapprocher les citoyens de la politique. Cela constitue un enjeu en soi, à l’heure où tant de nos concitoyens ont le sentiment que les responsables politiques n’ont pas d’appréciation pertinente de leur qualité de vie réelle, et ne s’appuient pas sur une vision de long terme.

● Un enjeu des nouveaux indicateurs de prospérité, bien illustré par la comparaison entre les exemples allemand et britannique, réside dans la tension qui existe entre leur lisibilité et leur caractère opérationnel.

● Des indicateurs identiques au niveau international, national ou régional ne sont pas nécessaires, dès lors qu’ils ne répondent pas aux mêmes besoins : comparaison territoriale, prévision, définition de priorités, évaluation de dispositifs, etc.

Les expériences étrangères et régionale permettent en outre de distinguer trois usages des nouveaux indicateurs de richesse :

– un usage démocratique des indicateurs, pensés surtout pour susciter des questionnements dans la population sur le bien-être, la richesse et le bonheur et pour favoriser le dialogue entre politiques et citoyens ;

– un usage stratégique, dans lequel les indicateurs sont utilisés pour définir des grandes priorités, en termes géographiques ou de politiques publiques ;

– un usage instrumental ou opérationnel encore peu développé : les indicateurs sont utilisés pour évaluer le résultat des politiques publiques et pour les ajuster.

C. DES PROGRÈS LIMITÉS AU NIVEAU NATIONAL, LA FRANCE ÉTANT POURTANT À LA POINTE DE LA RECHERCHE DANS CE DOMAINE

Il est frappant de constater qu’un grand nombre d’études et d’indicateurs existent sans qu’ils soient pour autant exploités dans les débats politiques, par les médias ou encore dans les projets de réformes. La rapporteure a tenté d’appréhender les principaux freins qui s’opposaient à une meilleure appropriation des données publiques.

1. Des travaux précurseurs lancés avec la Commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social

a. Les conclusions de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi

La Commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social a été mise en place à l’initiative du Président de la République Nicolas Sarkozy, en 2008, alors que le monde connaissait une crise économique sans précédent depuis 1929. Elle a remis, en septembre 2009, un rapport en trois parties : « la mesure du PIB, la qualité de la vie, le développement durable et l’environnement ».

Les membres de cette commission représentaient un large éventail de compétences allant de la comptabilité nationale à l’économie du changement climatique. Ils ont conduit des travaux de recherche sur le capital social, le bonheur, le bien-être et la santé mentale. Il leur importait de jeter des passerelles entre des communautés, entre producteurs et utilisateurs d’informations statistiques, quelle que soit leur discipline. Ils considéraient leur contribution comme venant compléter celle des auteurs de rapports sur des sujets analogues mais élaborés à partir d’une perspective différente, par exemple par des chercheurs en « sciences dures » pour ce qui est du changement climatique ou des psychologues pour ce qui concerne la santé mentale.

La synthèse des travaux de cette commission présente douze recommandations (voir encadré ci-après) visant à orienter les travaux scientifiques vers la mise à disposition de nouveaux indicateurs plus pertinents, à même de répondre aux enjeux actuels de connaissance du progrès des sociétés au-delà de la production de biens et services.

LES DOUZE RECOMMANDATIONS DE LA COMMISSION SUR LA MESURE
DE LA PERFORMANCE ÉCONOMIQUE ET DU PROGRÈS SOCIAL

Sous-groupe 1 : Développements autour du produit intérieur brut

R1) Dans le cadre de l’évaluation du bien-être matériel, se référer aux revenus et à la consommation plutôt qu’à la production.

R2) Mettre l’accent sur la perspective des ménages.

R3) Prendre en compte le patrimoine en même temps que les revenus et la consommation.

R4) Accorder davantage d’importance à la répartition des revenus, de la consommation et des richesses.

R5) Élargir les indicateurs de revenus aux activités non marchandes.

Sous-groupe 2 : Qualité de la vie

R6) La qualité de la vie dépend des conditions objectives dans lesquelles se trouvent les personnes et de leur « capabilités » (capacités dynamiques). Il conviendrait d’améliorer les mesures chiffrées de la santé, de l’éducation, des activités personnelles et des conditions environnementales. En outre, un effort particulier devra porter sur la conception et l’application d’outils solides et fiables de mesure des relations sociales, de la participation à la vie politique et de l’insécurité, ensemble d’éléments dont on peut montrer qu’il constitue un bon prédicteur de la satisfaction que les gens tirent de leur vie.

R7) Les indicateurs de la qualité de la vie devraient, dans toutes les dimensions qu’ils recouvrent, fournir une évaluation exhaustive et globale des inégalités.

R8) Des enquêtes devront être conçues pour évaluer les liens entre les différents aspects de la qualité de la vie de chacun, et les informations obtenues devront être utilisées lors de l’élaboration des politiques publiques.

R9) Les instituts de statistique devraient fournir les informations nécessaires pour agréger les différentes dimensions de la qualité de la vie, et permettre ainsi la construction de différents indices.

R10) Les mesures du bien-être, tant objectif que subjectif, fournissent des informations essentielles sur la qualité de la vie. Les instituts de statistique devraient intégrer à leurs enquêtes des questions visant à connaître l’évaluation que chacun fait de sa vie, de ses expériences et ses priorités.

Sous-groupe 3 : Développement durable et environnement

R11) L’évaluation de la soutenabilité nécessite un ensemble d’indicateurs bien défini. Les composantes de ce tableau de bord devront pouvoir être interprétées comme des variations de certains « stocks » sous-jacents. Un indice monétaire de soutenabilité a sa place dans un tel tableau de bord ; toutefois, en l’état actuel des connaissances, il devrait demeurer principalement axé sur les aspects économiques de la soutenabilité.

R12) Les aspects environnementaux de la soutenabilité méritent un suivi séparé reposant sur une batterie d’indicateurs physiques sélectionnés avec soin. Il est nécessaire, en particulier, que l’un d’eux indique clairement dans quelle mesure nous approchons de niveaux dangereux d’atteinte à l’environnement (du fait, par exemple, du changement climatique ou de l’épuisement des ressources halieutiques).

b. De nouveaux indicateurs disponibles au niveau national

À la suite de la remise du rapport de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, les services de l’Insee et le service de l’observation et des statistiques du Commissariat général au développement durable (CGDD-SOeS) ont entrepris la mise en œuvre de la plupart de ses recommandations, à travers des études ou la création de nouveaux indicateurs statistiques ayant fait l’objet de publications (12), dont les principales sont mentionnées dans l’encadré ci-après.

Une fois encore, les personnes entendues par la rapporteure ont souligné à quel point les administrations et les chercheurs français étaient à la pointe dans ce domaine. Selon M. Jean-Paul Fitoussi, « le rapport de la Commission [sur la mesure de la performance économique et du progrès social] a rencontré un enthousiasme incroyable dans les administrations gouvernementales. Le sujet est mûr. On peut déjà calculer la plupart des indicateurs. […] Il est impensable aujourd’hui de continuer à présenter le PIB sans l’assortir d’un indicateur sur les inégalités. »

CRÉATION DE NOUVEAUX INDICATEURS PAR L’INSEE ET LE CGDD-SOES

Sous-groupe 1 : Développement autour du produit intérieur brut

R1 et R4 : les inégalités entre les ménages selon les revenus et selon la consommation dans les comptes nationaux (Insee) ;

R2 et R4 : la prise en compte des transferts sociaux en nature (éducation, santé...) dans l’évaluation des inégalités (Insee) ;

R1, R2 et R4 : l’évolution des inégalités de niveau de vie entre 1996 et 2007 (Insee) ;

R2 et R3 : le patrimoine économique national en 2009 (Insee) ;

R1, R2 et R4 : l’évolution des très hauts revenus entre 2004 et 2007 (Insee) ;

R1 et R12 : une approche nouvelle de la consommation des ménages issue des comptes nationaux : les émissions de CO2 dues à la consommation finale des ménages par catégorie de ménages (Insee/ CGDD/SOeS) ;

R2 : les évolutions sur dix ans du pouvoir d’achat des ménages par catégorie (Insee) ;

R3 : une décomposition du patrimoine des ménages selon cinq catégories de ménages (Insee) ;

R3 : les inégalités de patrimoine entre ménages (Insee) ;

R2 et R5 : prise en compte des activités domestiques des ménages en complément du PIB, à partir des enquêtes emploi du temps (Insee).

Sous-groupe 2 : Qualité de la vie

R6 : estimations des populations et des logements exposés aux risques naturels (CGDD/SOeS) ;

R6 et R8 : enquêtes sur la perception sociale de l’environnement, sur la perception des risques et sur la sensibilité à la biodiversité des Français (CGDD/SOeS) ;

R7 et R9 : l’évolution des niveaux de vie, de la productivité et du bien-être en longue période (Insee) ;

R6 et R7 : connaissance du « mal-logement » (Insee) ;

R6, R7 et R8 : participation sociale, adhésion aux associations (Insee) ;

R6 à R9 : mesure de la qualité objective de la vie (Insee) ;

R6, R7 et R9 : temps passé par les ménages à leurs différentes activités (professionnelles, loisirs, domestiques, etc.) et manière dont ils perçoivent ces activités (Insee) ;

R10 : appréciation subjective du bien-être (Insee).

Sous-groupe 3 : Développement durable et environnement

R11 et R12 : un tableau de 15 indicateurs de développement durable pour la France est désormais associé à la stratégie nationale du développement durable (CGDD/SOeS et Insee) et 35 indicateurs de développement durable de « second niveau » sont associés également aux défis clés de la Stratégie nationale de développement durable ;

R12 : « empreinte carbone » de la France : émissions de CO2 dues à la demande finale y compris celles qui sont dues aux importations (CGDD/SOeS) ;

R11 et R12 : consommation de matières y compris celles qui sont dues aux importations (CGDD/SOeS) ;

R12 : recueil d’indicateurs sur la biodiversité (CGDD/SOeS) ;

R3 et R11 : estimation des coûts non payés par l’économie pour la dégradation de l’environnement : le cas du réchauffement climatique (CGDD/SOeS) ;

R11 et R12 : expertise de l’empreinte écologique (CGDD/SOeS) ;

R11 : rapport sur l’économie de la biodiversité et des services liés aux écosystèmes ;

R11 : l’épargne nette ajustée et d’autres approches de la soutenabilité, quelques fondements théoriques (Insee) ;

R11 : estimation du contenu en CO2 du caddie des ménages (CGDD/SOeS, Ademe) ;

R11 et R12 : première estimation de « l’empreinte eau » de la France selon la même méthode que l’empreinte carbone (CGDD/SOeS) ;

R12 : mise au point d’un indicateur territorial de potentiel de biodiversité (CGDD/SOeS, notamment) ;

R11 : développements des travaux sur les indicateurs de développement durable et sur les coûts non payés pour l’épuisement des ressources naturelles (CGDD/SOeS et Insee) ;

R11 : rapport de la commission des comptes et de l’économie de l’environnement sur les outils économiques de préservation de la biodiversité et des services écosystémiques (CGDD/Seeidd).

Par ailleurs, l’Insee publie chaque année un rapport intitulé L’Économie française – Comptes et dossiers, dans lequel figure une fiche sur les « Indicateurs de développement durable ». Cette fiche présente, sous la forme d’un tableau, l’évolution depuis 1995 de quinze indicateurs relatifs à la qualité de vie et au développement durable en France et dans l’Union européenne, regroupés autour de neufs défis, définis dans le cadre de la stratégie nationale de développement durable pour la période 2010-2013 (voir le tableau ci-après).

Plus généralement, le rapport présente une synthèse des mouvements des économies française et mondiale et analyse les principaux événements de l’année précédente. L’évolution de ces indicateurs est brièvement commentée au regard des progrès accomplis et mise en perspective avec l’évolution sur la même période d’indicateurs du contexte économique et social (taux de croissance du PIB par habitant, du revenu national net par habitant, taux de chômage, taux de sous-emploi, taux de fécondité et distribution des revenus).

INDICATEURS DE DÉVELOPPEMENT DURABLE MESURÉS PAR L’INSEE

LES DÉFIS

LES INDICATEURS

1. Consommation et production durable

– Productivité matières (€/kg)

2. Société de la connaissance

– Sorties précoces du système scolaire (en %)

– Dépenses intérieures de recherche et développement (poids en % du PIB)

3. Gouvernance

– Participation des femmes aux instances de gouvernance (% femmes cadre dans le privé)

4. Changement climatique et énergies

– Émissions de gaz à effet de serre (en tonnes équivalent CO2, indice base 100 en 1990)

– Empreinte carbone de la demande finale nationale (en tonne par personne)

– Énergies renouvelables (part en % dans la consommation primaire d’énergie)

5. Transports et mobilité durables

– Consommation totale d’énergie dans les transports en tonnes équivalents pétrole rapportée au PIB (indice 100 en 1990)

6. Conservation et gestion durable de la biodiversité et des ressources naturelles

– Indice d’abondance des populations d’oiseaux communs

– Artificialisation des sols (en % du territoire national)

7. Santé publique, prévention, gestion des risques

– Indice d’espérance de vie en bonne santé (en année)

8. Démographie, immigration, inclusion sociale

– Pauvreté monétaire (%)

– Taux d’emploi des séniors (%)

– Part des jeunes de 16 à 25 ans hors emploi et hors formation (%) avec une distinction homme / femme

9. Défis internationaux en matière de développement durable et de pauvreté dans le monde

– Aide publique au développement (en % du revenu national brut)

Source : Insee, L’Économie française – Comptes et dossiers, Rapport sur les comptes de la nation de l’année 2013, édition 2014.

En somme, les données susceptibles d’alimenter des tableaux de bord sur la soutenabilité, le développement durable ou les inégalités existent. Manque surtout une volonté de rendre ces indicateurs accessibles au plus grand nombre, aisément mobilisables et d’en faire un véritable outil d’évaluation des politiques publiques.

c. Dans les régions de France, des indicateurs permettant des comparaisons entre territoires

En France, seuls les conseils régionaux se sont saisis des nouveaux indicateurs de richesse.

S’inspirant des conclusions de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, l’Association des régions de France (ARF) a élaboré de nouveaux indicateurs de richesse pour donner la possibilité aux régions françaises de se doter de nouveaux repères, destinés à éclairer les politiques publiques régionales et à mieux connaître l’environnement dans lequel ces politiques sont menées.

Depuis les dernières élections régionales en 2010, la commission du développement durable de l’ARF, a confié à Mme Myriam Cau, vice-présidente de la région Nord-Pas-de-Calais en charge du développement durable, de l’évaluation et de la démocratie participative, le soin de piloter un groupe de travail sur la question des indicateurs de développement humain et durable, sur la base des acquis de la précédente mandature. Celui-ci a rendu son rapport en janvier 2012. Les auteurs et porteurs de ces indicateurs, rassemblés au sein du Forum pour d’autres indicateurs de richesse (Fair) (13), sont associés et régulièrement consultés sur cette démarche, tels MM. Aurélien Boutaud et Jean Gadrey, ainsi que Mme Florence Jany-Catrice. Leurs travaux ont largement inspiré cette proposition de loi.

Intitulé Développement durable : la révolution des nouveaux indicateurs (14), ce rapport peut être résumé brièvement en trois axes.

● Il fait la promotion de trois nouveaux indicateurs de richesse choisis par les conseils régionaux, qui apportent un éclairage sur le développement durable des régions françaises :

– l’empreinte écologique, qui mesure la pression exercée par l’homme sur la nature ;

– l’indicateur de développement humain (IDH-2), qui croise les dimensions santé, éducation et niveau de vie du développement humain, défini par le Pnud ;

– l’indicateur de santé sociale (ISS), qui résume en quelques variables (éducation, sécurité, logement, santé, revenus, travail et emploi) l’aspect multidimensionnel de la santé sociale des régions.

Ces indicateurs apportent un éclairage différent du PIB. Par exemple, alors que l’Île-de-France est la première région de France en termes de PIB par habitant, elle n’est qu’au dix-septième rang pour l’indicateur de santé social. Inversement, le Limousin est au dix-neuvième rang en termes de PIB par habitant mais au premier rang pour l’ISS.

Source : Note D2DPE n° 49, mars 2012, conseil régional du Nord-Pas-de-Calais.

Ces indicateurs synthétiques ont pu être calculés à partir de données régionalisées fournies par l’Insee sur la base d’une convention conclue avec l’ARF. Ils sont actualisés tous les deux ou trois ans, ce qui paraît suffisant dans la mesure où leur caractère composite leur confère une forte inertie.

● Il présente en outre un tableau de bord de vingt-deux indicateurs de contexte de développement durable des régions françaises, à partir des indicateurs territoriaux de développement durable proposés par l’Insee, le ministère de l’Écologie, du développement durable et de l’énergie et des travaux régionaux pionniers menés en Midi-Pyrénées, Picardie et Nord-Pas-de-Calais par les conseils régionaux et les directions régionales de l’Insee concernées.

● Il contient enfin une liste d’indicateurs de suivi de l’action régionale en matière de développement durable, en lien notamment avec les rapports de développement durable des régions.

Entendue par la rapporteure, Mme Cau a précisé les éléments ayant conduit au choix d’indicateurs synthétiques comme l’ISS, l’empreinte écologique ou encore l’IDH-2, déclinaison régionale de l’indicateur de développement humain suivi au niveau international. Dans ce dernier agrégat, le revenu médian s’est substitué au PIB.

Un premier objectif était d’effectuer des comparaisons territoriales, entre régions mais aussi entre cantons ou entre communes au sein d’une même région, d’où des indicateurs composites, relativement inertes à court terme. Cela permettrait de mieux « territorialiser » les politiques régionales. Par exemple, la région Nord-Pas-de-Calais envisage un système d’allocation différenciée des crédits de la politique culturelle, des programmes de prévention santé ou encore de soutien aux projets éducatifs des lycées en fonction de l’IDH-2.

Ensuite, la lisibilité a primé sur le caractère opérationnel. Il serait de toute façon difficile pour les conseils régionaux d’imputer l’évolution des indicateurs à leurs seules politiques, compte tenu de leurs compétences. Mme Cau n’a toutefois pas exclu qu’une démarche exploratoire soit conduite, visant à une évaluation partenariale des politiques publiques portées par plusieurs acteurs (État, région, commune, par exemple). Mais dans l’immédiat, l’enjeu était surtout d’amener les citoyens à réfléchir sur la soutenabilité des modes de consommation actuels et d’imaginer des solutions en termes de transports et d’aménagement du territoire.

Par exemple, l’empreinte écologique a été plébiscité par la Conférence des citoyens, réunie pour donner son avis sur le choix des indicateurs, parce qu’il était particulièrement illustratif et pédagogique. Ainsi, les habitants du Nord-Pas-de-Calais « consommeraient », au rythme actuel, l’équivalent de sept fois leur territoire. Fin 2013, la région Nord-Pas-de-Calais a lancé un « forum hybride » sur les indicateurs de développement rassemblant élus, experts, administrations, territoires, associations et citoyens. Le forum hybride sur les indicateurs a pour objectif de donner des avis et des recommandations sur l’interprétation des résultats et des conclusions à en tirer, notamment en termes d’usages.

2. Un retard politique à combler

Comme l’ont indiqué les chercheurs de l’Iddri, la France est en pointe sur le plan statistique mais connaît aujourd’hui un retard en termes politiques, au niveau national.

a. Une signification politique à construire

Comme le montre le présent rapport, les données susceptibles d’alimenter une démarche sur les nouveaux indicateurs de richesse ne manquent pas. Le Parlement est loin d’en être privé. Mais contrairement à ses voisins européens, la France n’a toujours pas conduit de démarche globale visant à regrouper les indicateurs existants pour leur donner davantage de visibilité et une signification politique.

En octobre, avec le projet de loi de finances, le Parlement reçoit un rapport économique, social et financier (RESF) dont l’annexe XI présente vingt-trois indicateurs de soutenabilité environnementale et sociale élaborés à la suite des travaux de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi. Ce rapport est très peu commenté. Il est souvent publié en retard par rapport au projet de loi de finances (octobre-novembre). Au cours de ses auditions, la rapporteure a pu constater que le RESF ne semblait pas à jour des dernières publications du service de l’observation et des statistiques (SOeS) du Commissariat général au développement durable (CGDD).

Selon M. Jean Pisani-Ferry, Commissaire général à la stratégie et à la prospective, « le statut du rapport économique, social et financier est loin de ce qu’il pourrait être. Il n’est pas l’équivalent des rapports produits dans d’autres pays pour expliciter les politiques publiques et qui sont à la fois très fouillés et très commentés. Il est publié avec un léger décalage. Il ne fait l’objet d’aucune présentation, d’aucun débat. Le ministre des finances pourrait, par exemple, lui donner davantage d’importance. »

Plus tard, en avril, le programme national de réforme (PNR) est l’occasion d’un débat sur la soutenabilité. Présenté dans le cadre du semestre européen, conjointement avec le programme de stabilité, le PNR expose les réformes en cours et celles qui sont prévues. Il est présenté aux partenaires sociaux, débattu au Parlement, puis adressé à la Commission européenne. Comme l’a rappelé la direction générale du Trésor, le PNR comporte des indicateurs sur la dette publique mais aussi sur l’actif et sur la pauvreté, dans le cadre des indicateurs mesurant les progrès réalisés dans l’atteinte des objectifs nationaux de la stratégie Europe 2020.

En juin, le débat d’orientation des finances publiques constitue une nouvelle occasion de parler de la soutenabilité. Le rapport de l’Insee précité, intitulé L’Économie française - Comptes et dossiers, publié à cette période, présente une synthèse des mouvements des économies française et mondiale et analyse les principaux événements de l’année précédente. Il pourrait être davantage commenté à l’occasion du débat d’orientation.

M. Jean-Paul Fitoussi, ancien coordonnateur de la Commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social, a proposé qu’ait lieu chaque année un grand débat au Parlement sur les inégalités, « inégalités qui conduisent à l’exclusion et à la violence, qui rompent la cohésion sociale et donc la démocratie. La confiance et la démocratie sont des actifs dits intangibles mais elles sont essentielles pour la soutenabilité. »

Pourquoi ne pas rationaliser ces différentes productions et se doter d’un tableau de bord de référence, complété, éventuellement, par des modules propres à chaque débat ? Selon une note d’analyse de septembre 2014 publiée par France Stratégie, « le choix d’un petit nombre d’indicateurs de premier rang (nous en préconisons ici sept) permet de faire du tableau de bord un outil de communication lisible et efficace, deux caractéristiques indispensables pour qu’il trouve sa place dans les statistiques phares ». (15)

INDICATEURS DE LA QUALITÉ DE LA CROISSANCE EN 2014

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Source : France Stratégie

La rapporteure est convaincue de la nécessité d’instaurer un rendez-vous régulier et visible permettant de rendre compte de l’évolution d’indicateurs-clés. En tout état de cause, les indicateurs devront être à jour au moment de l’examen du projet de loi de finances et la communication autour de ceux-ci devra être au niveau de celle déployée autour de la variation du PIB.

b. Des investissements techniques à consentir

De l’avis de toutes les personnalités entendues, les contraintes techniques et la réduction des délais de production des indicateurs d’inégalités restent des enjeux forts. De nouveaux modes de production des données permettent de réduire ces délais. Mais s’agissant des inégalités de revenus, l’Insee reste tributaire des déclarations fiscales, dont l’exploitation produit aujourd’hui des données avec deux ans et demi de décalage. L’empreinte carbone est publiée, quant à elle, avec trois ans de décalage.

Selon M. Jean-Luc Tavernier, directeur général de l’Insee, entendu par la rapporteure, l’Institut a déjà réfléchi à la manière de réduire les délais de production des indicateurs d’inégalités. Plusieurs options ont été envisagées.

La première consisterait à ajouter des questions relatives au revenu dans l’enquête Emploi conduite auprès de 100 000 personnes. Mais la complexité des sources de revenu dépasse de beaucoup celle de la situation au regard de l’emploi et l’Insee considère que cette option serait source de complexité, susceptible de porter préjudice à l’enquête Emploi.

La deuxième option consisterait à réduire les délais de traitement des déclarations fiscales. Mais cela ne permettrait de gagner que six mois, guère plus, grâce à la généralisation de la télédéclaration sauf à envisager un dispositif d’imposition à la source.

Selon M. Tavernier, une troisième option consisterait à effectuer des micro-simulations pour obtenir des prévisions, comme pour le PIB. Mais ces micro-simulations sont un échec partout dans le monde aujourd’hui.

Enfin, la dernière option serait de créer une enquête dédiée, comme c’est le cas aux États-Unis. Pour M. Jean Pisani-Ferry, cette piste relève d’un choix politique : « la réduction des délais de production aura un coût, c’est vrai, mais il y a de nouvelles techniques de production des données et des choix à faire pour la statistique publique. Les inégalités sont une priorité. »

Pour l’empreinte carbone, en revanche, un index provisoire à un an pourrait être envisagé, selon l’Insee.

c. Des usages à inventer

La rapporteure a acquis la conviction, grâce aux auditions qu’elle a menées, qu’un frein à l’adoption de nouveaux indicateurs de prospérité résidait dans la difficulté de concevoir des façons de les utiliser.

Les initiatives mises en œuvre à l’étranger ou par les régions de France donnent pourtant des exemples des nombreux usages qui peuvent être faits des indicateurs de richesse : engager un dialogue démocratique sur la politique et les grandes évolutions de la société ; définir des priorités géographiques ou stratégiques ; évaluer les politiques publiques.

L’usage symbolique – ou démocratique – est aujourd’hui le plus développé. Les exemples de l’OCDE, du Royaume-Uni ou des régions françaises sont, à cet égard, particulièrement illustratifs et riches d’enseignements.

L’usage stratégique se développe. L’ARF donne là encore l’exemple d’un usage possible pour la territorialisation des politiques régionales. En matière d’environnement, domaine souvent marqué par l’incertitude, le suivi d’un panel d’indicateurs peut permettre d’anticiper des risques ou des échecs. Au cours de leur audition, MM. Sylvain Moreau, Guillaume Mordant et Michel David, représentants du service de l’observation et des statistiques (SOeS) du Commissariat général au développement durable (CGDD), entendus par la rapporteure, ont montré grâce aux indicateurs du rapport L’Environnement en France en 2014 que les économies d’énergie réalisées sur le chauffage étaient totalement compensées par l’usage des smartphones et des technologiques de l’information. Ils ont cité les neuf frontières planétaires de Rockström, qui sont une autre manière lisible d’appréhender des priorités.

LES NEUF « FRONTIÈRES PLANÉTAIRES » DE L’ÉTUDE ROCKSTRÖM

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Source : Un espace sécurisé pour l’activité humaine, Johan Rockström et al.

Sur le plan opérationnel, M. Jean Pisani-Ferry a cité l’exemple de la Suisse, qui a mis en place un indicateur d’artificialisation des sols et impose désormais un bilan neutre ou positif pour tout projet de construction ou d’aménagement urbain.

II. LE CONTENU DE LA RÉFORME PROPOSÉE

La présente proposition de loi est le fruit d’un travail parlementaire de plusieurs mois. Elle fait suite à une première initiative du groupe écologiste, sous la forme d’une proposition de loi organique déposée en décembre 2013. (16) À l’issue de son examen par la commission des Lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, la proposition de loi avait néanmoins été rejetée et ses auteurs l’avaient finalement retirée au cours de la discussion en séance publique, en raison de l’opposition du Gouvernement, qui s’était prononcé en faveur du texte sur le fond mais en contestait la forme.

A. LA PROPOSITION INITIALE DE LOI ORGANIQUE

La proposition de loi organique n° 1628 avait suscité plusieurs objections auxquelles la présente proposition de loi entend répondre. La première portait sur l’opportunité de modifier la loi organique relative à la gouvernance et à la programmation des finances publiques ou celle relative aux lois de finances. La deuxième remettait en cause la nature des indicateurs proposés. La troisième soulignait le risque d’une multiplication des rapports et des obligations d’information du Gouvernement.

1. Le refus de modifier la loi organique aux lois de finances

L’article unique de la proposition de loi organique n° 1628 prévoyait de compléter l’article 7 de la loi organique relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques, qui compte trois alinéas, par deux alinéas supplémentaires.

L’un de ces alinéas aurait prévu que « l’exposé des motifs des lois de finances de l’année, des projets de lois de finances rectificatives et des projets de lois de financement rectificatives de sécurité sociale, présente les hypothèses sur la base desquelles ils sont établis. Entre autres, il est tenu compte de l’indice d’espérance de vie en bonne santé, de l’indicateur de santé sociale, de l’empreinte écologique et des émissions de dioxyde de carbone et autres gaz à effet de serre. »

L’autre aurait disposé qu’« il y est, également, présenté une estimation des incidences de l’exercice de l’année, ainsi que les incidences des trois exercices précédents sur chacun des quatre indicateurs mentionnés dans l’alinéa précédent. »

À l’initiative de la rapporteure, la Commission avait adopté un amendement de rédaction globale de cet article visant à modifier directement l’article 51 de la loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances (LOLF), afin de prévoir une présentation globale, dans l’exposé des motifs du projet de loi de finances, des mesures nouvelles relatives aux prélèvements obligatoires et aux dépenses publiques au regard d’indicateurs de qualité de vie et de développement durable. La Commission avait considéré, en effet, qu’il était plus simple de modifier directement la LOLF, qui fixe notamment les conditions dans lesquelles doivent être présentées les lois de finances, plutôt que l’article 7 de la loi organique sur la gouvernance et la programmation des finances publiques comme le prévoyait initialement la proposition de loi organique.

Pourtant, la Commission avait finalement rejeté la proposition de loi organique, notamment en raison des inquiétudes exprimées par M. Jean Launay : « Sur le fond, le groupe SRC approuve l’idée d’interroger les indicateurs de croissance afin de dépasser le seul critère du PIB. […] Sur la forme, pourtant, le texte me semble présenter une difficulté – sans doute surmontable. Vous avez fait le choix de formuler une proposition de loi organique, même si votre propos liminaire laisse entendre que vous avez conscience des contraintes que cela implique. »

Le président de la commission des Lois, M. Jean-Jacques Urvoas, avait ajouté que « le Gouvernement, tout en comprenant cette démarche, s’est interrogé sur la nécessité de modifier la loi organique et a évoqué la transformation de cette proposition de loi organique en proposition de loi ordinaire. Cependant, le règlement de l’Assemblée nationale ne permet pas cette opération. »

En séance publique, le Gouvernement avait finalement confirmé qu’il était opposé à toute modification de la loi organique : « votre proposition de loi […] est organique et touche donc à la LOLF que le Gouvernement ne souhaite pas voir modifiée par touches successives et partielles ».

2. Un débat sur la pertinence des indicateurs synthétiques

La proposition de loi organique proposait explicitement quatre indicateurs synthétiques complémentaires du PIB, inspiré notamment par les indicateurs retenus par l’Association des régions de France :

– l’indice d’espérance de vie en bonne santé́, révélateur de l’état de santé de notre pays mais aussi du vieillissement de la population ;

– l’indicateur de santé sociale, synthèse de quatorze indicateurs relatifs aux inégalités de revenus, aux conditions de travail, à l’emploi, à l’éducation, à la santé, à la sécurité, au lien social, etc.

– l’empreinte écologique, qui mesure la part de la capacité de régénération de la biosphère qui est absorbée par les activités humaines (consommation) ;

– les émissions de dioxyde de carbone et autres gaz à effet de serre.

Ces indicateurs avaient suscité plusieurs réserves. Le caractère synthétique des trois premiers apparut paradoxalement comme une source de complexité, les composantes et leurs pondérations n’apparaissant pas clairement. Par exemple, Mme  Marie-Françoise Bechtel avait jugé que le concept de « santé sociale » n’était pas assez explicite. Elle ajoutait, au cours du débat en commission, que « le texte donne trop de place à l’“empreinte écologique” et aux “émissions de dioxyde de carbone et autres gaz à effet de serre”, alors que d’autres éléments écologiques mériteraient d’être mentionnés. »

Les auditions conduites par la rapporteure en vue de l’examen de la présente proposition de loi ordinaire l’ont aussi amenée à éclairer le débat sur le choix d’indicateurs synthétiques pour un usage national. Ils ont été plébiscité par les régions de France pour leur caractère pédagogique et parce qu’ils permettent des comparaisons régionales éclairantes. En revanche, ces indicateurs synthétiques évoluent peu dans le temps, ce qui les rend moins utiles dans le cadre de l’examen des projets de loi de finances.

Enfin, il est apparu difficile de construire un consensus sur un nombre aussi réduit d’indicateurs. C’est pourquoi un amendement avait été adopté à l’initiative de la rapporteure, afin de retirer de la proposition de loi organique la liste des quatre indicateurs au profit d’une formulation plus générale qui permettrait de débattre ultérieurement, avec le Gouvernement, et surtout dans le cadre d’une conférence citoyenne, des indicateurs à retenir.

3. L’information du Parlement

Comme le soulignait alors le ministre délégué au Budget, M. Bernard Cazeneuve, l’une des problématiques auxquelles la proposition de loi organique entendait répondre était l’information du Parlement.

Alors que M. Jean-Frédéric Poisson jugeait la proposition de loi organique « superfétatoire » au regard des nombreux rapports déjà adressés par le Gouvernement au Parlement, le ministre avait admis qu’une réflexion était nécessaire : « Ces indicateurs existent, ils sont disponibles et sont publiés par la statistique publique. Il faut, bien sûr, continuer la réflexion les concernant, qu’ils soient synthétiques ou non, même si l’enjeu est aujourd’hui de les rendre plus visibles, car c’est bien la visibilité davantage que la disponibilité qui est ici en question. […] alors que certains documents tels que la justification au premier euro sont particulièrement utilisés dans le cadre de l’examen parlementaire des lois de finances, beaucoup d’autres documents ne sont aujourd’hui que très peu utilisés, quand ils ne sont pas tout simplement ignorés. […] Ce travail de réflexion sur ce qui manque et sur ce qui excède conduira peut-être, par quelques élagages bienvenus dans la forêt des documents budgétaires, à apporter aux informations utiles – comme celles dont il est aujourd’hui question – la lumière qu’elles méritent. »

La rapporteure est convaincue, elle aussi, de la nécessité d’une clarification des documents budgétaires pour davantage de transparence, et surtout de priorisation de l’information, pour faciliter le travail de contrôle du Parlement. La démarche engagée en décembre 2013 peut parfaitement être conciliée avec la rationalisation évoquée par M. Bernard Cazeneuve.

Un enjeu insuffisamment commenté de la proposition de loi organique était de mettre à la disposition du Parlement une information plus pertinente en temps utile. C’est au moment de l’examen du projet de loi de finances, moment-clé du débat parlementaire, que de nouveaux indicateurs de richesse doivent être présentés de façon lisible et commentés. En séance publique, le ministre avait compris cet impératif et avait accepté le principe de la publication d’indicateurs au moment de l’examen du projet de loi de finances.

B. LE DISPOSITIF PROPOSÉ

La rapporteure a voulu saisir la « proposition concrète » du ministre délégué au Budget, M. Bernard Cazeneuve, qui invitait à « travailler ensemble pour assurer enfin une meilleure prise en compte des différents indicateurs de richesse. » Toutefois, dans un premier temps, la démission du Gouvernement après les élections municipales de mars 2014, suivie du remaniement ministériel d’août 2014, n’ont pas facilité la mise en œuvre de ces engagements.

Les discussions ont repris en septembre 2014 avec le cabinet du ministre des Finances et des comptes publics, M. Michel Sapin.

1. Un tableau de bord plutôt qu’un indicateur synthétique unique

La référence à une liste fixe d’indicateurs a finalement été abandonnée. L’obtention, à l’issue de quelques heures de discussion, d’un consensus sur une liste restreinte d’indicateurs semble en effet contradictoire avec la volonté d’une appropriation citoyenne du sujet.

Il est aussi apparu peu opportun de fixer dans la loi une liste d’indicateurs susceptibles d’être améliorés en permanence par les scientifiques ou les instituts statistiques. Comme l’ont par ailleurs montré les études, précitées, de l’Iddri et de France Stratégie, les expériences étrangères suggèrent qu’un nombre restreint d’indicateurs est préférable pour concilier lisibilité et efficacité.

Dans sa formulation actuelle, la proposition de loi n’exclut pas que le Gouvernement élabore le tableau de bord d’indicateurs à l’appui de sa stratégie politique. La rapporteure préconise cependant qu’une consultation citoyenne sur une base transpartisane soit privilégiée, à la fois pour inscrire les nouveaux indicateurs dans une durée suffisante pour permettre des comparaisons dans le temps, mais aussi pour saisir l’occasion d’une discussion démocratique avec les Français sur les objectifs des politiques publiques.

2. Une présentation concomitante avec le projet de loi de finances

La proposition de loi prévoit explicitement une publication annuelle des données « le premier mardi d’octobre », c’est-à-dire à la même date que le projet de loi de finances. Les auditions de la rapporteure ont montré que cette précision n’était pas superflue, le rapport économique, social et financier parvenant aujourd’hui souvent avec retard au Parlement et présentant des lacunes. L’enjeu est de hisser au même niveau de visibilité que le PIB, ces nouveaux indicateurs qui devraient, au sens de la rapporteure, couvrir a minima trois grandes thématiques : l’environnement (notamment la lutte contre le dérèglement climatique et la préservation de la biodiversité) ; l’emploi et les inégalités de revenus ; l’actif public et privé (en regard du passif que constitue la dette).

Comme la rapporteure l’a montré, certains indicateurs sont d’ores et déjà disponibles. La présente proposition de loi pourrait dès lors trouver une traduction concrète dès la présentation du projet de loi de finances pour 2016.

3. Une évaluation globale des réformes engagées par le Gouvernement

Enfin, la proposition de loi prévoit une évaluation globale des réformes engagées par le Gouvernement l’année précédente, l’année en cours et prévues dans le projet de loi de finances pour l’année suivante.

Cet exercice est bien entendu distinct des études d’impact jointes aux projets de loi. Il s’agit, pour le Gouvernement, de montrer la cohérence de sa politique sur plusieurs années, au regard d’autres objectifs que la croissance du PIB ou de la réduction de la dette publique. La rapporteure estime en effet nécessaire que des sujets comme le niveau d’investissement, l’impact sur l’environnement, l’évolution du climat et de la biodiversité, ou encore les inégalités sociales soient commentés au même titre que la croissance du PIB ou le niveau du déficit public.

C. LES SUITES À DONNER

La présente proposition de loi ne saurait être un point d’aboutissement. Il s’agit d’une impulsion dans le sens d’une meilleure prise en compte de divers facteurs de soutenabilité de nos politiques publiques, le lancement d’une dynamique pour intégrer des préoccupations de long terme à nos débats parlementaires.

La rapporteure considère que les nouveaux indicateurs de richesse pourraient avoir bien d’autres usages politiques et s’inscrivent pleinement dans l’actualité du débat national et international.

1. Reprendre la tête des initiatives internationales à l’occasion de la COP21

L’adoption de la présente proposition de loi donnerait l’occasion à la France de rejoindre le groupe de pays pionniers en matière de nouveaux indicateurs de richesse. Elle pourrait aussi reprendre le rôle de pionnière qu’elle a perdu après la mise en place de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi en 2008 en encourageant l’adoption de nouveaux indicateurs de soutenabilité et de développement durable à l’occasion de la Conférence de Paris sur le climat (COP21) qui se tiendra du 30 novembre au 11 décembre 2015.

2. Conduire un débat démocratique national

La rapporteure propose également qu’un grand débat démocratique national soit conduit sur les nouveaux indicateurs de richesse, sur la qualité de vie réelle de nos concitoyens et sur la soutenabilité écologique et sociale de nos politiques publiques. Cette initiative permettrait de refonder le pacte républicain et notamment de s’interroger collectivement sur les moteurs de l’exclusion et de la violence.

EXAMEN EN COMMISSION

Mme Eva Sas, rapporteure. Pour élaborer cette proposition de loi, nous avons procédé à de nombreuses auditions, afin notamment de dresser un état des lieux, cinq ans après les travaux de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, dont le rapport, publié en 2009, a eu un retentissement mondial. Nous avons ainsi auditionné MM. Joseph Stiglitz et Jean-Paul Fitoussi, président et coordonnateur de la commission, mais également des membres de l’Association des régions de France – ARF –, qui travaille à la mise en place de nouveaux indicateurs de richesse dans les régions, ainsi que les représentants des services statistiques, que nous avons interrogés sur ce qui était techniquement possible de produire dans des délais raisonnables ; enfin, nous avons auditionné la direction générale du Trésor pour connaître sa capacité à évaluer les politiques publiques à partir de ces nouveaux indicateurs.

Notre proposition de loi a vocation non à remplacer mais à compléter le PIB, qui demeure un indicateur important, robuste et fiable, permettant des modélisations et des comparaisons internationales, mais également des prévisions de recettes budgétaires. Le compléter par d’autres indicateurs permettrait néanmoins d’avoir une vision plus globale et plus juste de l’état de notre société.

L’ensemble des personnes que nous avons auditionnées nous ont en effet confirmé que le PIB était un indicateur incomplet qui, notamment, ne permettait pas d’anticiper les crises. M. Jean Pisani-Ferry nous a ainsi fait remarquer que les crises grecque, espagnole et irlandaise démontraient qu’une croissance soutenue du PIB pouvait ne pas être soutenable et être suivie d’un effondrement.

Quant à M. Joseph Stiglitz, il a rappelé que le PIB, comme d’autres indicateurs, reposait sur des hypothèses, des approximations et des conventions élaborées au fil du temps, ce qui ne l’empêchait pas d’être aujourd’hui un indicateur robuste et consensuel. Il ne s’agit donc pas d’attendre des nouveaux indicateurs qu’ils correspondent à des données parfaites.

S’il faut compléter le PIB, c’est qu’il s’agit d’un indicateur de flux, qui ne permet donc pas de mesurer l’état de notre patrimoine. Il ne prend pas en compte la dégradation, le maintien ou l’amélioration du capital naturel et environnemental, pas plus qu’il ne permet d’évaluer la dette ou le déficit en regard du patrimoine économique de la nation. Rapporter la dette publique au PIB occulte notamment la question des investissements. Du fait de sa « règle d’or » budgétaire, l’Allemagne, par exemple, connaît un mouvement de désinvestissement important qui appauvrit le patrimoine que le pays lèguera aux générations futures.

Nous avons également besoin d’indicateurs permettant d’évaluer, au-delà du PIB, la soutenabilité sociale des politiques publiques, notamment en mesurant les inégalités. Aux États-Unis, par exemple, le PIB a augmenté de 12 % depuis le début de la présidence Obama, tandis que le revenu médian baissait, signe que, malgré l’augmentation de la production, la situation des Américains se dégradait. Un indicateur renseignant sur l’écart entre revenu moyen et revenu médian aurait, dans ce cas, permis de mieux appréhender les inégalités et évité sans doute au président Obama ses récentes déconvenues aux élections de mi-mandat.

Si la France a été pionnière en la matière, un mouvement international se dessine aujourd’hui en faveur de la création de nouveaux indicateurs de richesse. De nombreuses initiatives se sont ainsi fait jour sous l’égide de l’OCDE, dans le prolongement des travaux de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, qui a ainsi connu des prolongements intéressants quoique mal connus en France. Citons en particulier le lancement de l’indicateur du « mieux vivre »
– Better Life Index – qui intègre onze composantes, elles-mêmes déclinées en plusieurs indicateurs : le logement, par exemple, est appréhendé à travers son coût, l’accès aux équipements sanitaires de base et le nombre de pièces par personne. Cela permet d’obtenir une photo sociale et écologique de la société, qui complète utilement le PIB.

Le Royaume-Uni, pays dirigé par des conservateurs, s’est également emparé de la question, ce qui montre bien qu’il s’agit d’un sujet transpartisan. Soutenu personnellement par le Premier ministre David Cameron, un programme national a abouti à la création d’une « roue du bien-être » – ou Well-being wheel – comportant plus de quarante indicateurs objectifs et quantitatifs, auxquels s’ajoutent des indicateurs subjectifs – « Dans l’ensemble, à quel point êtes-vous satisfait de votre vie ? à quel point vous sentiez-vous anxieux, hier ? » – qui offrent un reflet des sentiments qui traversent la société.

En Allemagne, ont été imaginés neufs indicateurs venant compléter le PIB, dans trois domaines – l’économie, la qualité de vie et l’écologie – ainsi que neuf indicateurs d’alerte, dont nous pourrions nous inspirer : le taux d’investissement net, la distribution des revenus et la soutenabilité financière, pour l’économie ; le taux de sous-emploi, le taux de formation continue et l’espérance de vie en bonne santé pour la qualité de vie ; les émissions de CO2, la concentration d’azote et la biodiversité, pour l’écologie.

L’ARF a beaucoup travaillé sur la question des nouveaux indicateurs de richesse, dans le dessein d’établir des comparaisons entre les différentes régions et, au sein même des régions, entre les différents territoires. Elle a opté pour la mise en place de trois grands indicateurs synthétiques : l’empreinte écologique, l’indicateur de développement humain – IDH-2 – et l’indicateur de santé sociale – ISS – qui regroupe seize composantes. Une convention a, par la suite, été signée avec l’Insee, permettant de s’appuyer sur des données robustes. Ces indicateurs permettent notamment aux régions qui le veulent de mieux cibler leurs aides sur certains territoires en fonction des enjeux écologiques ou sociaux qu’ils mettent en lumière.

Le choix des indicateurs est éminemment politique puisqu’il correspond à des choix de société. C’est la raison pour laquelle, afin de laisser ouvert le débat, cette proposition de loi se borne à en proposer le principe sans les définir d’emblée. Il nous paraît essentiel en effet que le choix de ces indicateurs fasse, comme cela a été le cas dans les autres pays, l’objet d’une consultation citoyenne.

J’insisterai ici sur la tension qui peut exister entre la lisibilité et le caractère opérationnel des indicateurs. À titre d’exemple, en matière environnementale, les conférences de citoyens organisées par la région Nord-Pas-de-Calais ont plébiscité, pour sa portée pédagogique, l’empreinte écologique, qui permet de mesurer la pression exercée par les hommes sur les ressources naturelles ; les économistes, eux, lui préfèrent l’empreinte carbone, qui mesure les émissions de CO2 contenues dans notre consommation, importations comprises.

Il n’est pas nécessaire enfin d’adopter les mêmes indicateurs à l’échelle régionale, nationale ou internationale, même s’il est important de s’inscrire dans le cadre des initiatives internationales pour se doter d’outils de comparaison.

Après avoir été pionnière dans le domaine, la France prend désormais du retard dans la mise en place opérationnelle de ces nouveaux indicateurs de richesse. Je rappelle ici l’importance des travaux de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, qui préconisait de mettre l’accent sur les revenus des ménages, de prendre en compte le patrimoine – c’est-à-dire l’actif – en même temps que les revenus et la consommation, d’améliorer les mesures chiffrées de la santé, de l’éducation, des activités personnelles et des conditions environnementales, de procéder enfin à une évaluation exhaustive et globale des inégalités.

À la suite de ces travaux, de nombreux indicateurs ont été développés. Je vous renvoie ici à l’annexe XI du rapport économique, social et financier, qui est présenté chaque année avec le projet de loi de finances et qui recense vingt-trois indicateurs de soutenabilité environnementale et sociale, recoupant l’essentiel de nos préoccupations. On peut regretter néanmoins que les séries présentées ne soient pas toujours à jour et que certains indicateurs ne soient produits que tous les cinq ans. Plus problématique à nos yeux est le manque de visibilité conférée à ces données. Aussi plaidons-nous pour la production d’un petit nombre d’indicateurs qui, accolés au PIB, puissent faire l’objet d’un véritable débat au Parlement et influer sur le cours de nos politiques publiques. C’est tout l’objet de notre proposition de loi.

Un rapport de France Stratégie, publié en juin 2014, va dans le même sens et préconise de mettre en place sept indicateurs, dans les trois domaines de l’environnement, des inégalités et du patrimoine : les actifs productifs rapportés au PIB, la part des diplômés de niveau supérieur au brevet, la proportion artificialisée du territoire, l’empreinte carbone, les inégalités, la dette publique nette rapportée au PIB et la dette extérieure nette rapportée au PIB.

Comme nous l’expliquait M. Joseph Stiglitz, les freins les plus sérieux à l’adoption de nouveaux indicateurs de richesse sont souvent politiques et dépendent des orientations politiques retenues par les gouvernements : en l’occurrence, veut-on vraiment centrer le débat politique français sur la question des inégalités ou de l’environnement ? C’est ainsi que, sous l’administration Reagan, une proposition de loi avait été déposée pour mettre fin à la collecte de données sur la pauvreté, ses auteurs partant du principe que si la pauvreté n’était pas tangible, personne ne s’en préoccuperait !

Les choix politiques étant arrêtés, reste la question des obstacles techniques. Il faut aujourd’hui un délai de deux ans et demi pour produire un indicateur d’inégalités pertinent, délai porté à trois ans pour l’empreinte carbone. Réduire ces délais implique, selon l’Insee, de consacrer à la production de ces indicateurs des enquêtes spécifiques, ce qui a nécessairement un coût. C’est évidemment, à mes yeux, un investissement à consentir.

Il ne s’agit pas pour nous de produire des indicateurs pour produire des indicateurs, mais pour se doter d’outils stratégiques et opérationnels permettant un meilleur ciblage et un meilleur ajustement des politiques publiques. Dans cette perspective, notre proposition de loi entend favoriser à terme le développement de modélisation permettant plus spécifiquement d’agir contre les inégalités et pour la préservation de notre environnement.

Elle se compose d’un article unique proposant la remise au Parlement par le Gouvernement, chaque premier mardi d’octobre, lors de la présentation du projet de loi de finances, d’un rapport présentant l’évolution d’indicateurs de qualité de vie et de développement durable, et évaluant sur l’année écoulée l’impact des politiques publiques et des réformes engagées, au regard de ces indicateurs.

Elle doit se comprendre comme la première étape d’une démarche qu’il reviendra ensuite à l’exécutif de faire sienne pour définir les nouveaux indicateurs de richesse à retenir et les intégrer au pilotage des politiques publiques.

M. Jean Launay. Je salue ici l’opiniâtreté d’Eva Sas qui, le 23 janvier 2014, avait déjà présenté en séance publique une proposition de loi organique visant à la prise en compte des nouveaux indicateurs de richesse, dont le Gouvernement n’avait pas souhaité l’adoption.

La proposition de loi qui nous est présentée aujourd’hui a reçu, elle, l’agrément du Gouvernement. Elle propose la remise d’un rapport annuel au Parlement sur l’évolution à moyen terme d’indicateurs de qualité de vie et de développement durable, comportant par ailleurs une évaluation quantitative et qualitative de l’impact des réformes engagées ou envisagées.

Compte tenu de l’enjeu que constitue désormais le développement durable en termes de politiques publiques, de nouveaux indicateurs de soutenabilité doivent en effet être mis en œuvre et, sans aller jusqu’à imiter le Bhoutan avec son « bonheur national brut », il semble nécessaire aujourd’hui au groupe SRC de déplacer le centre de gravité de la mesure statistique.

Ce qu’ont fait les régions en la matière est d’autant plus important que la future réforme territoriale renforce leur pouvoir économique. L’ARF a ainsi fait la promotion de trois indicateurs : l’empreinte écologique, l’indicateur de développement humain et l’indicateur de santé sociale. Quant à la région Midi-Pyrénées, elle a élaboré un tableau de bord partagé de vingt-deux indicateurs de contexte de développement durable et mis en place les agendas 21.

Quant aux délais de production des indicateurs, des progrès sont nécessaires, notamment pour garantir l’information de nos concitoyens. Mais, dès lors que nous aurons engagé la démarche, elle s’améliorera au fil du temps et les résultats suivront.

Mme Véronique Louwagie. Cette proposition de loi revient sur un sujet déjà débattu l’an dernier. Le groupe écologiste avait alors, à l’issue des débats, retiré sa proposition de loi.

Vous critiquez l’usage du PIB comme indicateur global de référence et vous souhaitez le compléter. Mais nous sommes dans une situation économique difficile et notre croissance est aujourd’hui très dégradée ; il faut accorder toute notre attention aux indicateurs qui traduisent vraiment la réalité de notre économie : le cours de l’euro, le cours du baril de pétrole, la croissance, le déficit. N’essayons pas de les relativiser ou de ternir leur image en inventant de nouveaux indicateurs. C’est bien l’aggravation de nos déficits qui doit retenir toute notre attention.

Votre démarche n’est pas inintéressante, mais il faudra être prudent : certains indicateurs ont un caractère approximatif ou subjectif et risquent donc d’être très imparfaits. Vous dites qu’ils refléteraient ainsi le sentiment de nos concitoyens : ces termes me paraissent bien vagues. C’est pour nous un sujet d’inquiétude.

Un seul indicateur, ce n’est sans doute pas assez ; mais il ne faudrait pas que nous en ayons trop. La profusion d’indicateurs nouveaux nous éloignerait de l’essentiel, c’est-à-dire des indicateurs de référence qui révèlent la dégradation de nos finances publiques et notre situation économique.

Je suis très choquée par la rédaction de votre amendement CF3, qui laisse penser que vous considérez l’inégalité comme une forme de richesse !

Votre proposition de loi prévoit la possibilité d’un débat au Parlement après la présentation du rapport, dont nous ne savons pas encore quels indicateurs il présentera. Il faudrait, me semble-t-il, écrire que ce rapport fait obligatoirement l’objet d’un tel débat.

Enfin, ce rapport n’est-il pas redondant avec d’autres qui existent déjà ? Quel sera son coût pour l’État ?

M. Charles de Courson. Un nouveau rapport, est-ce vraiment utile ? Le rapport économique, social et financier existe : ne suffirait-il pas de l’enrichir ?

Les limites du PIB sont connues. Alfred Sauvy écrivait : « Épousez votre femme de ménage, et vous ferez baisser le PIB ! » N’oublions pas non plus les savants travaux de l’Insee sur l’apport économique des femmes qui restent à la maison pour élever leurs enfants : si l’on tenait compte de ces heures, en les valorisant au SMIC, le PIB augmenterait d’au moins 15 % ! Si l’on sous-traitait entièrement l’éducation des enfants, notre PIB augmenterait considérablement, mais notre richesse s’en trouverait-elle accrue ?

Le groupe UDI est en revanche fermement opposé au calcul d’un indice du bonheur national brut. C’est un concept de pays totalitaire ! Le bonheur de chacun ne relève pas de la loi ou des compétences du Gouvernement.

L’une des plus graves critiques que l’on peut faire au PIB, qui cherche à mesurer les richesses produites chaque année dans un pays, c’est de négliger le capital. Nos systèmes comptables n’oublient pas, c’est vrai, le capital matériel. Mais nous valorisons mal le capital humain : je suis de ceux qui pensent que les entreprises, ou à tout le moins les grandes entreprises, devraient présenter dans leur comptabilité des annexes consacrées au capital humain, retraçant par exemple leurs actions de formation. Celles-ci constituent bien une forme d’investissement, alors qu’elles sont aujourd’hui considérées comme des dépenses courantes ! Nous négligeons aussi le capital naturel et nous l’utilisons sans attendre qu’il se reconstitue.

Pour autant, faut-il demander un nouveau rapport annuel au Gouvernement ou plutôt enrichir le rapport économique, social et financier ? Je penche pour la seconde solution. Vous avez raison, en revanche, de ne pas prévoir dans votre texte la nature de ces nouveaux indicateurs, qui évolueront avec le temps.

M. Éric Alauzet. Je salue l’initiative salutaire d’Eva Sas. Dans un contexte de rétrécissement de la pensée et d’impasses économiques, il est important de se tourner vers de nouveaux horizons. Les dégâts causés par notre système actuel à notre société et à notre environnement sont trop souvent négligés.

Le PIB oublie aussi bien des choses qui contribuent au bien-être – Charles de Courson a cité l’exemple de l’économie domestique. On pourrait d’ailleurs estimer, inversement, que le développement des emplois familiaux a gonflé artificiellement notre PIB. Parmi ce que ce dernier laisse de côté, on pourrait également citer une grande partie du bénévolat et presque toute l’économie collaborative. La réflexion sur des indicateurs complémentaires est donc bienvenue. En revanche, le PIB inclut des activités de réparation, nombreuses : réparations de dégâts sociaux, environnementaux – assainissement des eaux, traitement des déchets – ou atteintes à la santé. Là aussi, nous devons réfléchir : si l’on excluait du PIB les réparations, il diminuerait énormément ! D’ici à la séance publique, nous pourrions peut-être avancer notre réflexion sur ces points.

M. Nicolas Sansu. Le groupe GDR votera cette proposition de loi.

On pourrait certes dire qu’il s’agira d’un rapport de plus, un rapport qui ne fera que compiler des données qui existent déjà. Mais, si de nombreux pays essayent d’imaginer de nouveaux indicateurs, c’est parce que ceux-ci éclaireront des réalités aujourd’hui occultées : épuisement des ressources naturelles, montée des inégalités – bien soulignée par l’ONG Oxfam ces derniers jours. Le chiffre de la croissance du PIB ne nous dit pas en quoi consiste cette croissance.

De plus, durant les Trente Glorieuses, conformément à la théorie du ruissellement, la croissance finissait par concerner tout le monde. Aujourd’hui, même lorsqu’elle revient, elle ne profite qu’à quelques-uns, et les inégalités augmentent. Le PIB est certes un outil incontestable, mais il faut le compléter pour mieux calculer nos dettes sociales et environnementales.

M. Alain Rodet. Le PIB, on le sait, est menteur ! Le rapport du Club de Rome, en 1972, montrait dès avant le choc pétrolier qu’il est un indicateur quelque peu frelaté.

Vous parlez des Trente Glorieuses : c’est une invention de Jean Fourastié, conçue dans la douceur de la bibliothèque du Conservatoire national des arts et métiers ! Sur le terrain, la situation n’était pas glorieuse pour ceux qui n’appartenaient pas aux classes favorisées : cinq classes d’âge sous les drapeaux en Algérie, destruction de l’épargne populaire par l’inflation, pollution géante de l’air et des rivières, accidents du travail par milliers… Nous sommes tous aujourd’hui, politiques, économistes, journalistes, influencés par cette idée des Trente Glorieuses, mais elle est très contestable !

Il est temps, en effet, de mettre en place de nouveaux indicateurs. N’en choisissons pas trop : un gros effort de synthèse est nécessaire. Ne fondons pas non plus trop d’espoirs sur ce rapport et sur la fiabilité des indicateurs.

M. Alain Fauré. J’approuve ce qui vient d’être dit. Il me semble aussi que des indicateurs subjectifs seraient sujets à toutes les interprétations, et rendraient risquées les comparaisons internationales. Le Royaume-Uni comptabilise maintenant dans son PIB le trafic de drogue et la prostitution : j’espère que nous n’en arriverons pas là ! Mais la prise en compte d’indicateurs nouveaux me paraît dans l’ensemble une bonne chose. Je voterai donc cette proposition de loi.

Mme Monique Rabin. Je salue ce travail de qualité, et votre détermination à convaincre l’Assemblée nationale de l’importance pour notre pays de se doter de nouveaux indicateurs. En raison de notre agenda chargé, je regrette de n’avoir pu participer aux auditions des personnalités de très haut niveau qui ont été organisées par la rapporteure.

Pour avoir travaillé, en région, sur ces nouveaux indicateurs, je connais bien le retard de l’État par rapport aux collectivités territoriales : les élus locaux sont très conscients du décalage entre le PIB et les réalités du territoire. À cet égard, la carte établie par l’ARF est édifiante.

L’un des arguments de poids en faveur de ces nouveaux indicateurs est peu utilisé : c’est celui de l’écart qui peut exister entre le flux de valeur monétaire créée, que mesure le PIB, et la situation de notre patrimoine national.

Le rapport demandé par la proposition de loi sera donc très intéressant. Nous arriverons ainsi à élaborer des compromis entre les tenants de la croissance à tout crin et les partisans de la décroissance – qui, je le crois, nous mènerait à l’échec.

Vous nous présentez une version atténuée de la proposition de loi débattue l’an dernier. Vous allez donc moins loin que vous ne le souhaiteriez, et que je ne le souhaiterais moi aussi. Il faut néanmoins réfléchir dès maintenant à la façon dont nos concitoyens pourront s’approprier ces indicateurs et à l’utilisation que nous ferons de ce rapport. Nous devrions nous fixer des objectifs. Aujourd’hui, nous réfléchissons à de nouvelles péréquations, à de nouvelles politiques territoriales. Dans les régions, ces indicateurs influent déjà directement sur les nouvelles politiques : que faire à l’échelon national ?

Pourquoi, enfin, ne pas en débattre également au niveau européen ? Les sociétés européennes évoluent souvent de façon similaire, sur la question du travail des femmes par exemple. Nous pourrions peut-être nous mettre d’accord pour que l’Union choisisse quelques indicateurs, dans un premier temps. Cela permettrait de sortir de la pensée unique du PIB.

Mme Marie-Christine Dalloz. Encore un rapport ! Je suis stupéfaite de constater qu’encore une fois, en France, on demande des rapports, qui servent à enterrer les problèmes. Si vous voulez de nouveaux indicateurs, madame la rapporteure, il faudrait notamment penser à l’investissement de l’État et des collectivités. Les fortes baisses des dotations aux collectivités locales auront des conséquences énormes. Vous souhaitez que les citoyens s’approprient ces nouvelles données, mais ce qu’ils voient, c’est bien le recul de l’emploi dans leurs régions !

S’il suffisait d’un débat au Parlement sur les inégalités, s’il suffisait de changer d’indicateurs, pour que la France aille mieux, nous le saurions ! Je suis, je l’avoue, pantoise.

L’Union européenne n’est absolument pas prête à changer nos références communes. Il est illusoire d’adopter nos propres indicateurs : le PIB, qu’on le veuille ou non, est une référence reconnue. Elle est certainement imparfaite. Qu’on lui adjoigne d’autres indicateurs, pourquoi pas ? Mais que l’on voie notre économie au seul prisme de l’écologie, ce n’est pas possible, car c’est un prisme déformant !

Je suis en train de lire le livre d’Hubert Védrine, La France au défi. Lui qui ne fait pas partie de ma famille politique ne parle pas de modifier les indicateurs, mais bien de la nécessité de revenir à l’équilibre budgétaire. C’est un engagement collectif et c’est là, je crois, l’essentiel : nous ne gagnerons rien à regarder ailleurs.

M. Olivier Carré. Merci de votre initiative, madame la rapporteure, et merci d’avoir organisé l’audition de M. Joseph Stiglitz, qui était passionnante.

Il l’a dit, le PIB a beaucoup de défauts, mais il a aussi des qualités ! Il a notamment la vertu de refléter les transactions marchandes. Nous devrions d’ailleurs nous intéresser au PIB marchand, qui représente 80 à 85 % du PIB global : nous constaterions que nos 47 % de prélèvements obligatoires deviennent plutôt 49 à 50 % du PIB marchand…

M. Stiglitz recommande l’usage d’un bouquet d’indicateurs. L’OCDE fournit d’ailleurs désormais des indicateurs très divers qui portent sur l’éducation, la santé, l’environnement, et qui permettent les comparaisons internationales.

Il ne faut pas confondre les flux et les stocks. Certes, lorsque nous utilisons des ressources, nous mettons à contribution le stock. Mais l’exploitation de ces ressources produira du flux. Le recyclage, le retraitement des déchets sont également des flux et apparaîtront comme tels de façon positive dans le PIB. Les problèmes de modélisation économique sont réels : le PIB, somme des flux, n’est pas toujours le bon indicateur pour mesurer des externalités. Pour ne pas tout confondre, il est donc logique de créer des indicateurs séparés.

Je voudrais souligner, pour conclure, que l’évaluation est au cœur de la loi organique relative aux lois de finances : pour chaque politique publique sont établis des indicateurs, qui visent à nous aider à prendre des décisions judicieuses, à toutes les échelles. Je regrette que nous n’y fassions que très rarement référence, même dans les rapports spéciaux : ces indicateurs sont souvent cités, mais nous ne nous interrogeons guère sur leur pertinence comme sur leur évolution. Nous les utilisons en réalité très peu.

Un travail de fond doit être mené pour construire des indicateurs qui intègrent des éléments difficiles à quantifier, mais qui montrent la réalité des résultats de telle ou telle politique. La LOLF est une spécificité française, qui nous offre des instruments originaux : la commission des Finances devrait s’en saisir.

M. Dominique Lefebvre, président. Le débat sur les indicateurs, on le voit, est pleinement politique. Votre proposition de loi ne vise pas, me semble-t-il, à remettre en question l’usage du PIB comme indicateur de référence, madame la rapporteure.

Mme la rapporteure. En effet, le PIB demeure essentiel : il ne s’agit pas de lui substituer de nouveaux indicateurs, comme le craignent Marie-Christine Dalloz et Véronique Louwagie, mais de le compléter.

Il est vrai, madame Rabin, que je n’ai pas cité précisément l’Union européenne : j’ai eu tort, car il est indispensable de mener cette réforme au niveau européen et international. Eurostat entame d’ailleurs une démarche proche de celle que j’ai exposée ici, proche aussi de ce que fait l’OCDE. Des indicateurs communs à tous les pays seraient vraiment utiles.

Il ne faut pas choisir trop d’indicateurs, c’est vrai. Quant à l’intégration du produit de la drogue et de la prostitution dans le PIB, j’y suis moi aussi fermement opposée, car c’est l’inverse de ce que nous prônons. Cela montre bien que le PIB ne reflète que ce qui peut être quantifié ; il est complètement déconnecté de l’idée du bien-être de chacun.

Madame Rabin, merci d’avoir insisté sur le travail des régions.

Monsieur Carré, vous insistez sur le fait que M. Stiglitz a montré que le PIB était un indicateur robuste et central ; il a aussi souligné qu’il était nécessaire de le compléter. Il allait donc dans notre sens.

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La Commission en vient à l’examen de l’article unique de la proposition de loi.

Article unique

La Commission adopte l’amendement rédactionnel CF1 de la rapporteure.

Elle se saisit ensuite de l’amendement CF2 du même auteur.

Mme la rapporteure. Plutôt que le « moyen terme » de la rédaction initiale, je propose de faire référence aux « années passées » : notre but n’est pas d’établir une prospective, mais d’examiner les évolutions passées.

La Commission adopte l’amendement.

Puis elle examine l’amendement CF3 de la rapporteure.

Mme la rapporteure. Il s’agit d’un amendement de précision, qui spécifie que le Gouvernement devra en particulier retenir des indicateurs du niveau des inégalités. Madame Louwagie, il s’agit bien d’indicateurs de répartition des richesses.

M. Dominique Lefebvre. Après les observations d’Alain Rodet sur les Trente Glorieuses, et alors que nous voyons bien que la crise ne touche pas tous nos concitoyens de la même façon, cet amendement paraît d’autant plus pertinent.

La Commission adopte l’amendement.

Elle adopte ensuite l’amendement de précision CF4 de la rapporteure.

Elle adopte enfin l’article unique de la proposition de loi modifié.

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TABLEAU COMPARATIF

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Texte de la proposition de loi

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Texte adopté par la Commission

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Article unique

Article unique

Le premier mardi d’octobre de chaque année, le Gouvernement remet au Parlement, un rapport présentant l’évolution, à moyen terme, d’indicateurs de qualité de vie et de développement durable, ainsi qu’une évaluation qualitative ou quantitative de l’impact des principales réformes engagées l’année précédente et envisagées pour l’année suivante, notamment dans le cadre des lois de finances, au regard de ces indicateurs et de l’évolution du produit intérieur brut. Ce rapport peut faire l’objet d’un débat devant le Parlement.

Le Gouvernement remet annuellement au Parlement, le premier mardi d’octobre, un rapport présentant l’évolution, sur les années passées, de nouveaux indicateurs de richesse, tels que des indicateurs d’inégalités, de qualité de vie et de développement durable, ainsi qu’une évaluation qualitative ou quantitative de l’impact des principales réformes engagées l’année précédente et l’année en cours et de celles envisagées pour l’année suivante, notamment dans le cadre des lois de finances, au regard de ces indicateurs et de l’évolution du produit intérieur brut. Ce rapport peut faire l’objet d’un débat devant le Parlement.

Amendements CF1, CF2, CF3 et CF4

   
   
   
   
   
   
   
   
   
   
   

ANNEXE : PERSONNES ENTENDUES PAR LA RAPPORTEURE

(par ordre chronologique)

– Mme Dominique Méda, philosophe, sociologue, inspectrice des affaires sociales, membre fondateur du Forum pour d’autres indicateurs de richesse (Fair)

– Mme Florence Jany-Catrice, économiste, chercheuse au Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clerse-CNRS), membre fondateur du Forum pour d’autres indicateurs de richesse (Fair)

– M. Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, ancien président de la Commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social

– Région Nord-Pas-de-Calais : Mme Myriam Cau, vice-présidente en charge du développement durable, et M. Grégory Marlier, chargé de mission à la direction du développement durable, de la prospective et de l’évaluation

– M. Jean-Paul Fitoussi, économiste, coordonnateur de la Commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social

– Service de l’observation et des statistiques (SOeS) du Commissariat général au développement durable : M. Sylvain Moreau, inspecteur général de l’Insee, M. Guillaume Mordant, inspecteur général adjoint, et M. Michel David, sous-directeur des méthodes et des données pour le développement durable

– France Stratégie : M. Jean Pisani-Ferry, Commissaire général à la stratégie et à la prospective, accompagné par Mme Christel Gilles et Mme Gaëlle Hossié, chargées de mission

– Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) : Mme Géraldine Thiry et M. Damien Demailly, économistes, coauteurs de l’étude intitulée Les nouveaux indicateurs de prospérité : pour quoi faire ? Enseignements de six expériences nationales, Lucas Chancel (Iddri), Géraldine Thiry (FMSH-CEM), Damien Demailly (Iddri), septembre 2014, Institut du développement durable et des relations internationales (SciencesPo)

– Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) : M. Éloi Laurent, économiste sénior, enseignant à l’université de Stanford (États-Unis)

– Direction générale du Trésor : M. William Roos, sous-directeur des politiques macroéconomiques, et M. Emmanuel Massé, sous-directeur en charge des politiques sectorielles

– Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) : M. Jean-Luc Tavernier, directeur général, et Mme Claire Plateau, cheffe du département des comptes nationaux

© Assemblée nationale

1 () Audition ouverte à la presse, le mardi 13 janvier 2015. Voir également la liste des auditions annexée au présent rapport.

2 () Voir par exemple les travaux de MM. Yann Algan, Pierre Cahuc et André Zylberberg, notamment La fabrique de la défiance... et comment s’en sortir, 2012, éditions Albin Michel.

3 () MM. William Nordhaus et James Tobin, « Is Growth Obsolete? », Economic Growth, National Bureau of Economic Research General, Series n° 96E, New York, Columbia University Press, 1972, p. 4.

4 () Cet institut s’appelle désormais “The Institute for innovation and social policy”, http://iisp.vassar.edu/ish.html.

5 () Le Pnud a ainsi choisi de donner une égale importance (c’est-à-dire la même pondération) aux trois dimensions qui entrent dans la construction de son indice de développement humain (IDH) : le PIB par habitant en parité de pouvoir d’achat, l’espérance de vie et le niveau d’instruction.

6 () Dominique Méda, Qu’est-ce que la richesse ?, Paris, Aubier, 1999.

7 () Patrick Viveret, Reconsidérer la richesse, rapport d’étape de la mission « Nouveaux facteurs de richesse », secrétariat d’Etat à l’économie solidaire, Paris 2001, La Tour d’Aigues, édition de l’Aube.

8 () Gadrey J. et Jany-Catrice F., Les nouveaux indicateurs de richesse, Paris, Editions La Découverte, Collection « Repères », 2005.

9 () Voir le texte de la Déclaration d’Istanbul du 30 juin 2007, signée durant le forum mondial de l’OCDE par les représentants de l’instance organisatrice, de la Commission européenne, de l’Organisation de la Conférence islamique, des Nations unies, du Programme des Nations unies pour le développement et de la Banque mondiale (http://www.oecd.org/dataoecd/23/14/39558112.pdf).

10 () Telle la conférence internationale « Beyond GDP - measuring progress, true wealth and the well-being of nations », 19 et 20 novembre 2007, à Bruxelles, et le projet d’un indicateur européen de développement soutenable à l’horizon 2009.

11 () Précitée.

12 () Disponibles sur les sites internet de l’Insee (www.insee.fr) et/ou du ministère de l’Écologie, du développement durable et de l’énergie (http://www.developpement-durable.gouv.fr).

13 () Le Forum pour d’autres indicateurs de richesse ou « Fair » rassemble des réseaux de la société civile, des militants associatifs et syndicaux, des chercheurs et des représentants des territoires sur la question des nouveaux indicateurs de richesse. (http://www.idies.org/index.php?post/FAIR-de-quoi-sagit-il).

14 () Voir ce rapport sur le site : http://www.arf.asso.fr/wp-content/uploads/2012/04/rapportfinalARF.pdf.

15 () Note d’analyse du Commissariat général à la stratégie et à la prospective, Quels indicateurs pour mesurer la qualité de la croissance ?, Géraldine Ducos, en collaboration avec Blandine Barreau, septembre 2014.

16 () Proposition de loi organique de Mmes Eva Sas, Barbara Pompili et M. François de Rugy et plusieurs de leurs collègues portant modification de la loi organique relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques visant à la prise en compte des nouveaux indicateurs de richesse, n° 1628, déposée le 11 décembre 2013.