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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUATORZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 15 septembre 2015.
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES SUR LE PROJET DE LOI, autorisant l’approbation de l’accord sous forme d’échange de lettres entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la Fédération de Russie sur le règlement des obligations complémentaires liées à la cessation de l’accord du 25 janvier 2011 relatif à la coopération dans le domaine de la construction de bâtiments de projection et de commandement,
PAR M. Michel VAUZELLE
Député
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ET
ANNEXE : TEXTE DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
Voir le numéro :
Assemblée nationale : 3039.
SOMMAIRE
___
Pages
INTRODUCTION 5
I. L’ANNULATION DU CONTRAT MISTRAL ÉTAIT INÉLUCTABLE 7
A. LE CONTRAT MISTRAL A ÉTÉ L’OBJET DE DÉBATS DÈS L’ORIGINE 7
B. DEPUIS FÉVRIER 2014, LA RUSSIE VIOLE GRAVEMENT DES PRINCIPES DU DROIT INTERNATIONAL 8
1. L’annexion unilatérale de la Crimée, une violation exceptionnelle du droit international 8
2. Une intervention militaire dissimulée dans le Donbass 10
3. La Russie ne viole pas seulement les textes généraux du droit international, mais aussi ses engagements particuliers pris vis-à-vis de l’Ukraine au titre de la non-prolifération nucléaire 12
C. LA CESSATION DE CONTRATS D’ARMEMENT EN COURS N’EST PAS EXCEPTIONNELLE 13
D. LES POSITIONS CONSTANTES DE LA DIPLOMATIE FRANÇAISE ÉTAIENT INCOMPATIBLES AVEC LE MAINTIEN DU CONTRAT MISTRAL 14
E. LES SANCTIONS CONTRE LA RUSSIE : UNE POLITIQUE QUI FRAPPE PRINCIPALEMENT L’ÉCONOMIE RUSSE 14
1. Les sanctions et contre-sanctions pèsent surtout sur la situation économique de la Russie 15
2. Le coût des sanctions est partagé entre les pays occidentaux 17
a. L’embargo russe sur les importations agro-alimentaires : un impact partagé entre de nombreux pays 18
b. Les sanctions et annulations de contrats dans le domaine militaire 20
II. UN ARRANGEMENT QUI LIMITE LES COÛTS ET REDONNE SA LIBERTÉ À LA DIPLOMATIE FRANÇAISE 21
A. PRÉSENTATION DE L’ACCORD ET DU CONTRAT INITIAUX 21
B. L’OPTION DE LA VOIE CONTENTIEUSE POUR DÉNOUER LE CONTRAT : DE GRANDES INCERTITUDES ET UN RISQUE FINANCIER POTENTIELLEMENT TRÈS IMPORTANT 22
C. L’ÉCONOMIE GÉNÉRALE DE L’ARRANGEMENT TROUVÉ LE 5 AOÛT 2015 23
D. UN DISPOSITIF D’ACCORD QUI APPORTE PLUSIEURS GARANTIES ESSENTIELLES 24
1. Une compensation limitée au remboursement des dépenses engagées par la Russie 24
2. Des garanties de « paix juridique » 26
3. Le droit reconnu à la France de décider souverainement de l’affectation future des deux bâtiments 27
4. La protection des savoir-faire et technologies transférés 28
5. La préservation des intérêts des entreprises françaises et de l’emploi 29
E. LES PERSPECTIVES OUVERTES À NOTRE DIPLOMATIE 30
1. Des bâtiments susceptibles d’intéresser plusieurs pays 31
2. L’opportunité de relancer la relation bilatérale avec la Russie 31
3. Une solution qui libère aussi d’autres opportunités pour nos industriels de l’armement 32
I. AUDITION DE M. LOUIS GAUTIER, SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE LA DÉFENSE ET DE LA SÉCURITÉ NATIONALE 35
II. AUDITION DE M. HERVÉ GUILLOU, PRÉSIDENT DIRECTEUR GÉNÉRAL DE DCNS 51
III. AUDITION DE M. LAURENT FABIUS, MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU DÉVELOPPEMENT INTERNATIONAL 61
IV. EXAMEN DU PROJET DE LOI 69
ANNEXES 71
ANNEXE 1 : TEXTE ADOPTÉ PAR LA COMMISSION 71
ANNEXE 2 : TEXTE DE L’ACCORD AVEC LA RUSSIE SOUS FORME D’ÉCHANGE DE LETTRES SUR LE RÈGLEMENT DES OBLIGATIONS COMPLÉMENTAIRES LIÉES À LA CESSATION DE L’ACCORD DU 25 JANVIER 2011 RELATIF À LA COOPÉRATION DANS LE DOMAINE DE LA CONSTRUCTION DE BÂTIMENTS DE PROJECTION ET DE COMMANDEMENT, SIGNÉES À MOSCOU LE 5 AOÛT 2015 72
ANNEXE 2 : TEXTE DE L’ACCORD AVEC LA RUSSIE PORTANT SUR LE RÈGLEMENT DES OBLIGATIONS LIÉES À LA CESSATION DE L’ACCORD DU 25 JANVIER 2011 RELATIF À LA COOPÉRATION DANS LE DOMAINE DE LA CONSTRUCTION DE BÂTIMENTS DE PROJECTION ET DE COMMANDEMENT, SIGNÉ À MOSCOU LE 5 AOÛT 2015 75
Mesdames, Messieurs,
Peu après sa guerre de l’été 2008 contre la Géorgie, qui avait montré les limites de l’appareil militaire russe, la Russie a fait connaître à la France sa volonté d’acquérir des « bâtiments de projection et de commandement » (BPC) produits par la société DCNS. Fleurons de notre industrie navale et de notre marine nationale, les BPC de la classe Mistral sont à la fois des porte-hélicoptères et des bâtiments de transport de troupes, de mise en œuvre de moyens d’assaut amphibie et de commandement.
Aux termes d’une négociation pilotée au plus haut niveau de l’exécutif, un accord politique (intergouvernemental) a été signé en janvier 2011. Il prévoyait la construction de quatre BPC pour la Russie, les deux premiers en France, les deux suivants en Russie avec l’aide des entreprises françaises. Cet accord a été suivi en juin 2011 d’un contrat commercial concernant les deux premiers navires, à construire en France, dont la livraison a été alors fixée respectivement à novembre 2014 et novembre 2015.
Entre-temps, une grave crise politique s’était déclenchée en Ukraine, à l’occasion de laquelle le Russie a annexé unilatéralement la Crimée, en mars 2014, puis s’est engagée dans une intervention militaire dissimulée aux côtés des séparatistes pro-russes du Donbass ukrainien.
Cette situation nouvelle rendait impossible la livraison des deux BPC, qui aurait été contraire aux engagements constants de la politique étrangère de la France, d’une part pour la construction d’un ordre international fondé sur le droit, d’autre part pour la construction d’une Europe politique incluant la dimension de la défense.
Après une période de suspension de la livraison des bâtiments, les autorités françaises et russes ont convenu que, cette livraison étant impossible, il fallait rechercher une issue négociée. Un accord a été trouvé le 5 août dernier, qu’il est demandé à l’Assemblée nationale d’approuver.
Votre rapporteur considère qu’une autre option n’était pas envisageable et souhaiterait à cet égard démonter quelques arguments infondés :
– contrairement à ce que certains prétendent, il est faux de dire que le non-respect d’un contrat d’armement en raison de comportements inacceptables du client est sans précédent et mettrait soi-disant en cause la crédibilité de la parole de la France. Pour ne citer qu’un exemple récent, au temps de l’idylle politique qui a existé avec le régime du colonel Kadhafi de 2007 à 2011, un contrat concernant des missiles Milan avait été passé, dont l’exécution a – évidemment – été interrompue dès lors que ce régime s’est mis à réprimer sauvagement le soulèvement de son peuple en 2011 ;
– par ailleurs, notre vieille amitié pour la Russie ne permet pas d’excuser tous les comportements de ses dirigeants, comme d’aucuns s’y emploient. Un acte tel que l’annexion brutale de la Crimée après une opération miliaire n’a que peu de précédents dans le système international établi après 1945. La Russie n’a pas seulement violé les principes de base du droit international exprimés notamment dans le cadre de l’ONU, elle est également revenue sur les engagements qu’elle avait spécifiquement pris à l’endroit de l’Ukraine dans le cadre de la dénucléarisation de celle-ci en 1994 ;
– enfin, il est faux de soutenir que la France supporterait l’essentiel, voire la quasi-totalité, des sanctions décidées par les pays occidentaux contre la Russie. Ces sanctions pèsent d’abord sur l’économie russe et atteignent à cet égard leur objectif. Elles ont aussi, cela va de soi, un coût pour les économies européennes, mais les éléments objectifs dont nous disposons montrent qu’il est partagé et ne pèse sans doute pas principalement sur notre pays.
L’accord du 5 août doit aussi être salué pour son contenu, car il limite le coût du dénouement du contrat Mistral au remboursement des avances versées par la Russie et de quelques frais complémentaires objectifs, à l’exclusion de tous frais financiers ou pénalités. Il offre en outre des garanties sur l’extinction des contentieux éventuels, la protection des technologies transférées et le retour de la propriété des navires à la France, qui permettra de les revendre librement. Enfin, en réglant définitivement un dossier difficile, cet accord devrait aussi bien faciliter la relance de notre relation bilatérale avec la Russie que le développement de nos relations, y compris dans le commerce des armements, avec les pays voisins de celle-ci.
L’annulation du contrat commercial relatif aux bâtiments Mistral et de l’accord intergouvernemental de coopération qui l’encadrait constitue une décision souveraine de l’exécutif français, qui n’a pas été imposée par qui que ce soit, mais simplement par une situation internationale qui rendait inenvisageable la livraison des deux navires.
Il faut d’abord rappeler que la négociation de ce contrat, en 2009-2010, puis sa signature en 2011, loin d’aller de soi, ont suscité de larges débats, d’ailleurs aussi bien en France qu’en Russie.
Pour comprendre ces débats, il faut prendre en compte ce que sont les « bâtiments de projection et de commandement » (BPC) Mistral. Le programme Mistral, lancé en 1997, a permis de doter la France de trois bâtiments de cette catégorie, entrés en service entre 2005 et 2012. Ce programme visait à équiper notre marine de « bâtiments d’intervention polyvalents » permettant de débarquer ou d’embarquer des effectifs nombreux (de militaires ou de civils), ainsi que des hélicoptères : il s’agit donc d’un équipement de projection de forces qui peut être utilisé pour des opérations humanitaires (évacuations de civils) ou de maintien de la paix, mais aussi des actions offensives. Les trois BPC sont aujourd’hui les plus gros bâtiments de la marine nationale après le porte-avions Charles-de-Gaulle.
En Russie, la controverse sur l’opportunité d’acheter des BPC français a surtout opposé des tenants de l’autarcie en matière d’armements, issus du complexe militaro-industriel, et des chefs militaires qui étaient conscients que la modernisation engagée de l’armée russe impliquait aussi l’acquisition de matériels étrangers dont le pays ne savait pas fabriquer l’équivalent.
En France, un débat feutré a divisé les experts et les administrations (et même semble-t-il le gouvernement d’alors, où les positions étaient diverses) sur l’opportunité de livrer à un pays tel que la Russie un matériel susceptible d’être mis au service d’une politique étrangère agressive.
En effet, les États membres de l’Union européenne venaient d’adopter une « position commune » sur les exportations d’armements (1) qui disposait notamment que « les États membres refusent l’autorisation d’exportation s’il existe un risque manifeste que le destinataire envisagé utilise la technologie ou les équipements militaires dont l’exportation est envisagée de manière agressive contre un autre pays ou pour faire valoir par la force une revendication territoriale » et qu’ils « tiennent compte, entre autres, des antécédents du pays acheteur dans (…) le respect de ses engagements internationaux, notamment en ce qui concerne le non-recours à la force (…) ».
Or, la Russie venait d’affronter militairement, en août 2008, la Géorgie. Certes, on peut débattre du déclenchement de cette guerre – imputé par les uns à des provocations russes, par les autres à un exécutif géorgien « va-t-en guerre » qui surestimait le soutien de l’Occident –, mais ce qui est certain, c’est qu’elle a rapidement débouché sur une offensive russe en plein territoire géorgien, bien au-delà des régions séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud soutenues par la Russie, avant que la médiation exercée par la France au nom de l’Union européenne n’aboutisse certes à un cessez-le-feu, mais ensuite à aucun règlement politique.
C’est justement au lendemain de cette guerre de Géorgie que la Russie a commencé à manifester de l’intérêt pour l’achat des BPC. On prête à l’amiral Vissotski, commandant de la flotte russe, une déclaration provocatrice, en date du 11 septembre 2009, selon laquelle, avec le Mistral, cette guerre aurait été gagnée par la Russie en quarante minutes, au lieu de vingt-six heures…
Les objectifs et les méthodes de la politique étrangère de la Russie pouvaient donc déjà être questionnés dans le contexte de 2008-2011. Se trouvait-on dans une situation de « risque manifeste » – pour reprendre la terminologie européenne – d’utilisation agressive des matériels vendus à la Russie ? On peut en discuter ; il y a en tout état de cause une marge d’interprétation et il est vrai que rien ne permettait d’anticiper les événements survenus depuis lors en Ukraine. L’exécutif d’alors était donc en droit d’envisager l’exportation d’armements, même offensifs, vers la Russie, mais ne pouvait ignorer qu’il prenait une décision politique pour le moins délicate et risquée.
La révolution de Maïdan en Ukraine, en renversant le président Viktor Ianoukovytch, issu du Parti des régions, que soutenaient les populations russophones de l’est et du sud de l’Ukraine, a servi de prétexte à une ingérence violente de la Russie dans les affaires intérieures de ce pays. Cette ingérence a conduit le gouvernement russe à se livrer à des violations répétées des principes du droit international.
La plus caractéristique de ces violations est sans doute l’annexion unilatérale de la Crimée, que les arguments historico-ethniques de la partie russe (le rattachement tardif et hasardeux de la Crimée à l’Ukraine soviétique ; le fait que les résidents de la région sont très majoritairement russophones et se considèrent également en majorité comme ethniquement russes…) ne sauraient justifier.
Le déroulement des événements a été très rapide :
– juste après la révolution de Maïdan (dès la nuit du 26 au 27 février 2014), dans le cadre d’une opération ensuite publiquement assumée par le président Vladimir Poutine, des hommes armés cagoulés, en uniformes militaires mais sans insignes, se sont emparés du siège du parlement et du gouvernement locaux à Simferopol ;
– le 1er mars 2014, la Douma a autorisé le président russe à recourir « aux forces armées russes sur le territoire de l’Ukraine » ;
– un referendum local a été organisé dès le 16 mars 2014 et aurait donné près de 97 % de votes favorables au rattachement à la Russie, mais les conditions dans lesquelles il s’est tenu ne permettent pas d’accorder une réelle crédibilité à ce résultat ;
– le traité rattachant la Crimée et la ville de Sébastopol à la Russie a été signé le 18 mars à Moscou et, le 20 mars, un décret présidentiel russe a reconnu les deux entités comme « sujets » de la fédération de Russie.
Ensuite, l’incorporation de la Crimée à la Russie a été rondement menée. Tous les résidents sont devenus automatiquement citoyens russes sauf si, dans un délai d’un mois, ils avaient déposé une déclaration formelle dans laquelle ils déclaraient refuser la nationalité russe. Il semble qu’au moins 98 % des habitants de la Crimée se soient vus délivrer un passeport russe. Seules 3 500 personnes auraient refusé formellement la nationalité russe tout en restant sur place.
Il faut noter qu’en application de cette législation, le cinéaste ukrainien Oleg Sentsov et le militant écologiste Aleksandr Kolchenko, opposants à l’annexion de la Crimée qui n’avaient pu faire la démarche de refuser la citoyenneté russe, ont été jugés en tant que citoyens « russes » lors du procès au terme duquel – le 25 août dernier – ils ont été condamnés respectivement à vingt et dix ans de camp par la justice militaire russe pour un prétendu complot terroriste, dans des conditions qu’Amnesty International a comparées à celles des procès staliniens (allégations de torture, témoins soumis à des pressions…) (2).
De plus, une loi de circonstance punit désormais de peines pouvant aller jusqu’à cinq ans de prison les critiques de l’appartenance de la Crimée à la Russie dans les médias audiovisuels.
Il faut également souligner que l’annexion unilatérale explicite de tout ou partie du territoire d’un pays voisin constitue, dans le monde d’après 1945, un événement qui a certes des précédents, mais assez peu nombreux. On peut citer les cas suivants, souvent survenus dans le contexte de la décolonisation, ce qui rendait les violations du droit international moins patentes (par exemple, le Maroc et la Mauritanie avaient négocié avec l’Espagne, puissance coloniale sur le départ, le partage du Sahara espagnol) :
– l’Érythrée en 1962 par l’Éthiopie ;
– le Sahara occidental par le Maroc (et dans un premier temps la Mauritanie) en 1975 ;
– le Sikkim par l’Inde la même année ;
– le Timor oriental par l’Indonésie encore la même année ;
– le plateau du Golan et Jérusalem-Est par Israël en 1981-1982 ;
– et bien sûr le Koweït par l’Irak de Saddam Hussein en 1990, encore qu’il ne s’agisse pas explicitement d’une annexion, puisqu’un gouvernement koweïtien fantoche avait été installé par l’occupant.
Dans ce dernier cas, on sait que l’agression irakienne a suscité une intervention militaire internationale. Dans plusieurs autres, la résistance des populations leur a finalement permis, après de longues luttes de libération nationale, d’accéder à l’indépendance. Enfin, de manière générale, la plupart de ces annexions unilatérales n’ont pas été reconnues internationalement.
Les mesures d’annexion brutale et unilatérale constituent donc dans l’ordre international des événements rares et qui suscitent une condamnation générale. D’ailleurs, la Russie en était certainement consciente, car elle avait eu avant 2014 la sagesse de s’en abstenir : après la guerre de 2008 avec la Géorgie, elle a reconnu la prétendue indépendance des régions séparatistes géorgiennes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, puis a signé avec leurs autorités de fait des traités conduisant à une intégration économique et sécuritaire de facto de leur territoire à l’espace russe, mais s’est gardée de les annexer formellement. L’exécutif russe ne peut donc pas s’étonner que l’annexion de la Crimée lui vaille aujourd’hui d’être sanctionné.
On ne peut pas assimiler l’attitude de la Russie vis-à-vis des régions séparatistes de l’est du Donbass ukrainien avec son attitude concernant la Crimée.
En effet, les événements se sont déroulés très différemment dès le début dans le Donbass : on n’y a pas assisté à un coup de force à peine dissimulé, mais d’abord à des manifestations populaires de mécontentement face au changement de pouvoir à Kiev du fait de la révolution de Maïdan – le président Viktor Ianoukovytch, renversé par celle-ci, avait obtenu 90 % des suffrages dans la région de Donetsk à l’élection présidentielle de 2010… – et aux premières décisions du nouveau pouvoir, notamment la tentative d’abrogation de la loi de juillet 2012 qui garantissait le statut de la langue russe dans les régions russophones d’Ukraine. Ces manifestations sont ensuite devenues violentes et séparatistes et ont débouché sur la proclamation des « républiques populaires » de Donetsk et de Louhansk.
Par ailleurs, l’exécutif russe ne prétend pas annexer le Donbass, reconnaît son appartenance à l’Ukraine et est engagé, au moins sur le principe, dans le règlement politique du conflit. Le président Vladimir Poutine est notamment l’un des signataires, avec ses homologues français et ukrainien et la chancelière fédérale d’Allemagne, de la « déclaration en soutien au "Paquet de mesures pour la mise en œuvre des Accords de Minsk" adoptée le 12 février 2015 », dans laquelle ces dirigeants « réaffirment leur plein respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine [et] endossent le Paquet de mesures pour la mise en œuvre des Accords de Minsk », lequel prévoit entre autres le plein rétablissement de l’autorité du gouvernement ukrainien sur le Donbass et sa frontière avec la Russie, sous réserve d’un statut spécial pour les régions séparatistes.
Il n’en est pas moins vrai que la Russie s’est engagée dans le Donbass dans une opération militaire dissimulée. Elle prend donc sa part dans ce conflit qui a, jusqu’à présent, causé près de 7 000 morts, 17 000 blessés et près de deux millions de personnes déplacées.
L’engagement militaire russe semble avoir commencé durant l’été 2014, lorsque les séparatistes ont été menacés par la contre-offensive de l’armée ukrainienne après leurs premiers succès. La présence militaire russe dans le Donbass est documentée par les autorités ukrainiennes, mais aussi par l’OTAN, l’OSCE et les médias indépendants russes, qui ont publié des témoignages de soldats russes (en principe « volontaires ») envoyés dans le Donbass dans un cadre militaire organisé, avec leur unité et leur équipement (les insignes et autres signes de reconnaissance étant seulement enlevés ou cachés) (3), ainsi que par le rapport posthume « Poutine et la guerre » de l’opposant assassiné Boris Nemtsov.
Cette présence pourrait représenter jusqu’à 10 000 à 15 000 hommes selon l’OSCE, 10 000 selon les autorités ukrainiennes (sur un total d’environ 40 000 combattants du côté séparatiste), qui s’occuperaient de missions d’entraînement, mais assureraient aussi de nombreux postes de commandement, ainsi que la mise en œuvre d’armements complexes comme les systèmes sol-air. La Russie aurait également envoyé beaucoup de matériel, y compris de l’armement lourd, prélevé sur ses stocks énormes de matériels plus ou moins obsolètes : selon les autorités ukrainiennes, 500 à 700 blindés, une centaine de lance-roquettes multiples…
Cet engagement russe contribue à la prolongation d’un conflit, qui, malgré les accords trouvés à Minsk en septembre 2014, puis février 2015, est manifestement loin d’être achevé, même si certains développements récents donnent de l’espoir : après un été qui avait vu les incidents se multiplier, la situation s’est apaisée avec l’annonce d’un cessez-le-feu complet à partir du 1er septembre 2015 ; s’agissant du volet politique, l’adoption en première lecture à Kiev, le 31 août, de la révision constitutionnelle qui décentralise l’Ukraine et reconnaît un statut spécial pour le Donbass (renvoyé à la loi) est également un signe encourageant.
Cependant, le différend sur l’organisation des élections locales qui doivent légitimer les autorités du Donbass reste complet : pour les séparatistes, elles doivent être précédées par l’entrée en vigueur d’un statut spécial de la région et se faire selon leurs règles ; pour les autorités ukrainiennes, ces élections doivent être précédées par le départ des combattants étrangers, voire la reprise du contrôle de la frontière, se dérouler dans le cadre légal ukrainien et constituer un préalable à l’application d’un statut d’autonomie.
S’il faut saluer l’engagement de la France pour la paix en Ukraine, renouvelé avec le souhait exprimé par le Président de la République lors de sa conférence de presse du 7 septembre d’un nouveau sommet en « format Normandie », ainsi que les résultats obtenus par cette médiation, il serait donc présomptueux d’espérer un règlement rapide de la crise du Donbass qui rendrait possible la livraison des navires Mistral.
3. La Russie ne viole pas seulement les textes généraux du droit international, mais aussi ses engagements particuliers pris vis-à-vis de l’Ukraine au titre de la non-prolifération nucléaire
Les actions de la Russie sur le territoire ukrainien vont à l’encontre d’engagements internationaux fondamentaux, donc des principes du droit international, posés dans des textes fondateurs. On doit ainsi rappeler que, selon le paragraphe 4 de l’article 2 de la Charte des Nations-Unies, « les membres de l’organisation s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies ».
De même, selon l’Acte final de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, dite conférence d’Helsinki, en 1975, « les États participants [l’ensemble des États européens, URSS incluse, les États-Unis et le Canada] respectent mutuellement leur égalité souveraine et leur individualité ainsi que tous les droits inhérents à leur souveraineté et englobés dans celle-ci, y compris, en particulier, le droit de chaque État à l’égalité juridique, à l’intégrité territoriale, à la liberté et à l’indépendance politique (…). Ils considèrent que leurs frontières peuvent être modifiées, conformément au droit international, par des moyens pacifiques et par voie d’accord ». Les frontières ne sont donc pas nécessairement intangibles, mais leur éventuelle modification doit être négociée.
Mais, plus grave peut-être encore, les actions de la Russie portent aussi atteinte à la crédibilité du dispositif international de non-prolifération nucléaire. Celle-ci est certainement l’un des fondements les plus importants de l’ordre juridique international, compte tenu des enjeux exceptionnellement lourds qui s’y attachent. C’est aussi l’un des quelques trop rares domaines où l’action de la communauté internationale a été constante depuis un demi-siècle, avec des résultats réels, même si on peut les juger insuffisants.
Lorsqu’un État, dans ce cadre, accepte de renoncer à l’arme nucléaire, il est légitime qu’il demande des garanties de sécurité et la crédibilité de ces garanties est essentielle.
Or, l’Ukraine nouvellement indépendante, détenant sur son territoire d’importants stocks d’armes nucléaires ex-soviétiques, a souhaité obtenir de telles garanties quand elle a décidé de s’en défaire et d’adhérer au Traité de non-prolifération (TNP). Un « mémorandum sur les assurance de sécurité en lien avec l’accession de l’Ukraine au traité de non-prolifération des armes nucléaires » fut donc signé à Budapest, le 5 décembre 1994, dans lequel les trois parrains du TNP, États-Unis, Grande-Bretagne et Russie (en tant qu’État successeur de l’URSS), réaffirmaient leur engagement à respecter l’indépendance, la souveraineté et les frontières existantes de l’Ukraine, à s’abstenir de la menace ou de l’usage de la force contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de ce pays, de même que de toute coercition économique.
Les actions de la Russie à l’encontre de l’Ukraine depuis février 2014 contreviennent donc clairement, non seulement à ses engagements généraux pris dans le cadre du droit international, mais à ses engagements spécifiques pris vis-à-vis de l’Ukraine, il y a seulement vingt ans, dans le cadre particulièrement sensible de la non-prolifération nucléaire.
Si les violations récentes du droit international par la Russie présentent un caractère assez exceptionnel, il est très excessif, en revanche, de prétendre que la suspension ou l’annulation en cours d’exécution d’un contrat d’armement serait un fait sans précédent qui remettrait en cause la crédibilité de l’offre française.
Il existe en effet des précédents récents, dans des situations comparables où un gouvernement étranger avec lequel un contrat était en cours adoptait tout à coup une attitude incompatible avec la poursuite de l’exécution de ce contrat. C’est ainsi, par exemple, que le contrat de fourniture de missiles Milan par MBDA signé en 2007 avec la Libye a cessé d’être exécuté, sans que cela suscite de polémiques, dès que la révolution a éclaté dans ce pays en 2011 et a été réprimée violemment. Plus anciennement, l’invasion en 1990 du Koweït par l’Irak avait de même mis fin aux multiples livraisons d’armes que la France et l’ensemble des pays occidentaux faisaient à ce pays durant sa guerre avec l’Iran.
Il est à noter que, durant son audition par la commission le mardi 15 septembre, M. Hervé Guillou, président-directeur général de DCNS, a observé qu’en ce qui concernait cette entreprise, il n’avait pas le sentiment, dans les négociations commerciales qu’il menait, que la fiabilité de l’offre française été fragilisée suite à la non-livraison des BPC à la Russie. De manière plus générale, le niveau exceptionnel que devraient atteindre en 2015 les commandes de matériel militaire à la France, ce après une année 2014 déjà excellente, suffit à démentir tout soi-disant problème de crédibilité.
D. LES POSITIONS CONSTANTES DE LA DIPLOMATIE FRANÇAISE ÉTAIENT INCOMPATIBLES AVEC LE MAINTIEN DU CONTRAT MISTRAL
En annonçant, le 3 septembre 2014, que les conditions n’étaient pas réunies pour la livraison du premier BPC, prévue en novembre de la même année, puis en décidant de surseoir à la demande d’autorisation de son exportation, enfin en négociant l’annulation du contrat en l’absence de progrès suffisamment rapide du processus de paix en Ukraine, la France a tiré les conséquences inéluctables des graves violations du droit international par la Russie. Elle se tient à une pratique internationale classique : on ne livre pas d’armements à des pays qui agressent violemment leurs voisins (ou leur propre population) ; le cas échéant, on interrompt les contrats sen cours avec ces pays.
De plus, les engagements européens de la France lui imposaient ce choix. C’est parce que, comme l’Allemagne, elle est attachée tout à la fois à l’amitié avec la Russie et à l’unité européenne que la France s’est courageusement engagée dans la médiation entre les belligérants en Ukraine, avec le processus de Minsk. Il n’était pas envisageable de prétendre promouvoir la poursuite de la construction européenne, en particulier dans le domaine de la politique étrangère et de la défense, tout en négligeant la sensibilité et les préoccupations – fondées – de certains des États membres de l’est européen vis-à-vis de la Russie.
L’annulation du contrat Mistral n’était pas imposée par les sanctions décidées par l’Union européenne contre la Russie, l’embargo européen sur les armes en vigueur à compter du 1er août 2014 ne s’appliquant pas aux contrats antérieurs. C’est donc une décision politique souveraine.
Mais, évidemment, on ne peut pas détacher complétement cette décision du contexte général de la politique des sanctions adoptée contre la Russie en raison de son attitude vis-à-vis de l’Ukraine. C’est pourquoi votre rapporteur estime nécessaire de revenir de manière plus générale sur cette politique, afin de faire justice des assertions infondées qu’elle suscite.
Ces sanctions, on le rappelle, ont été adoptées de manière coordonnée par la plupart des pays occidentaux (Union européenne, mais aussi États-Unis, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Japon, Suisse, Norvège, etc.) et prennent trois formes :
– des mesures dites de phase 1, adoptées par l’Union européenne dès mars 2014 et qui ont consisté à suspendre diverses rencontres et négociations avec les autorités russes ;
– des mesures dites de phase 2 sous la forme de sanctions ciblées (interdiction de voyage, gel des avoirs…) à l’encontre de personnalités et d’entités ;
– des sanctions économiques, dites de phase 3, entrées en vigueur, s’agissant de l’Union, en deux trains de mesures les 1er août et 12 septembre 2014. Elles concernent l’accès aux marchés de capitaux (interdiction d’accès aux marchés financiers européens pour diverses banques publiques, entreprises de défense et entreprises pétrolières russes), la défense (importations et exportations), les biens à double usage et certaines technologies destinées au secteur pétrolier (matériels destinés à l’exploitation du pétrole en eaux profondes, dans l’Arctique ou à celle des schistes bitumineux). Des mesures spécifiques concernent la Crimée (interdiction de l’importation de produits de Crimée dans l’Union et des investissements européens dans la péninsule notamment).
La Russie a réagi par des contre-sanctions qui comportent en particulier, depuis le 6 août 2014, un embargo sur une grande partie des importations agricoles (viande, produits de la pêche, produits laitiers, fruits, légumes et certains types de produits préparés) en provenance de l’Union européenne, des États-Unis, d’Australie, du Canada et de Norvège.
Selon les adversaires de la politique des sanctions, les conséquences économiques négatives qu’elle a inévitablement seraient très inégalement réparties ; notre pays, en particulier, en supporterait une part excessive. Par ailleurs, cette politique, affirment certains, serait intrinsèquement inefficace.
Votre rapporteur souhaite ici s’inscrire en faux contre ces affirmations.
Il est faux de prétendre que les sanctions sont sans effet, en particulier les sanctions économiques, comme le montre le récent accord sur le nucléaire iranien, qui n’aurait évidemment pas été acquis sans l’effet massif des sanctions internationales sur l’économie iranienne.
Dans le cas de la Russie, les sanctions viennent frapper une économie déjà en mauvaise posture pour des raisons conjoncturelles – la forte baisse des prix du pétrole – et structurelles bien connues – la dépendance excessive vis-à-vis du secteur des hydrocarbures (qui représente plus des deux tiers des exportations et fournirait la moitié des recettes budgétaires) ; un appareil productif et des infrastructures obsolètes (d’où une faible productivité, une faible efficacité énergétique) ; les inégalités sociales et territoriales, avec l’incapacité à revitaliser les régions trop dépendantes d’une seule activité économique ; la corruption et l’inefficacité bureaucratique ; les problèmes d’accès des entreprises au financement faute d’un système financier efficace, etc.
Toujours est-il que la Russie connaît un fort ralentissement économique depuis 2012. La croissance n’a atteint que 1,3 % en 2013 et 0,6 % en 2014 ; en 2015, le pays pourrait connaître une récession de l’ordre de 3 % (3,4 % selon les dernières prévisions du Fonds monétaire international (4)). Le rouble a perdu la moitié de sa valeur face aux grandes devises entre juillet 2014 et février 2015, puis, après s’être réappréciée significativement entre février et mai 2015, est de nouveau en forte baisse. Les capitaux fuient le pays : les flux sortants nets sont passés de 61 à 154 milliards de dollars de 2013 à 2014. Les réserves de change s’effritent : elles sont tombées de 510 à 354 milliards de dollars de fin 2013 à avril 2015. Enfin, l’inflation devrait dépasser 15 % en 2015 (contre 5 % à 7 % en moyenne précédemment).
Quelle est la responsabilité des sanctions internationales dans ces difficultés dues d’abord, on l’a dit, à l’évolution du cours des hydrocarbures et aux faiblesses structurelles de l’économie russe ? Elle n’est pas négligeable. D’après le très récent rapport précité du FMI, l’impact des sanctions et contre-sanctions sur le PIB russe pourrait à court terme être de 1 % à 1,5 %. À moyen terme, si les sanctions se prolongeaient, la perte cumulée de richesse nationale pourrait atteindre 9 % du PIB selon la même source !
Les sanctions occidentales frappent la Russie par plusieurs canaux :
– en renchérissant fortement le coût du crédit en Russie, du fait de l’interdiction faites aux banques publiques russes de se financer sur les marchés occidentaux ;
– en réduisant la confiance internationale dans l’économie russe (d’où notamment la baisse du rouble, la hausse des taux d’intérêts exigé par les créanciers…) ;
– en impactant les exportations russes (avec une réduction des exportations de la Russie vers l’Union européenne estimée à 4 %, soit 2 % des exportations totales de la Russie) ;
– à terme, en pesant sur la capacité du pays à maintenir et développer sa production pétrolière (avec l’interdiction de la vente de certaines technologies dans ce domaine), dont l’avenir repose sur des gisements difficiles à exploiter, notamment parce que situés off-shore et/ou dans le grand nord, pour lesquels le pays a besoin des technologies occidentales.
Par ailleurs, l’embargo russe décidé à titre de contre-sanction sur diverses importations alimentaires serait, d’après des analyses de l’administration russe elle-même, responsable du tiers de l’inflation élevée actuelle : les importations depuis les pays sanctionnés n’ont pas pu être totalement substituées par d’autres sources d’approvisionnement ou l’ont été à des coûts plus élevés.
C’est donc d’abord la population russe elle-même qui paye, à travers un pouvoir d’achat réduit par l’inflation, la politique de contre-sanctions décidée par son gouvernement. L’effet néfaste des sanctions et contre-sanctions sur l’économie russe est réel. Si l’on ne peut bien sûr présumer de leur impact sur les décisions de l’exécutif russe ni sur sa capacité à contrôler son opinion publique, il est au moins certain que les sanctions affaiblissent significativement ses marges de manœuvre économiques et financières, donc politiques.
Avec l’annulation du contrat Mistral, la France est amenée à consentir un effort important. Pour autant, elle n’est pas la seule à ressentir les conséquences de la politique des sanctions et contre-sanctions concernant la Russie. Cette politique a, de toute évidence, des effets moindres sur les économies européennes que sur l’économie russe, mais elle a aussi des coûts pour celles-là. Ces coûts sont partagés, comme les pays européens y ont veillé en négociant entre eux leur dispositif de sanctions.
S’agissant de notre pays, si l’on compare les exportations françaises vers la Russie au premier semestre 2015 avec celles du premier semestre 2014 (antérieur aux sanctions), on observe une diminution de 38 % de leur montant. Le montant moyen mensuel de ces exportations est passé de 595 millions d’euros à 369 millions, soit une baisse de 226 millions d’euros, qui peut laisser présager, sur une année pleine, un recul de l’ordre de 2,5 milliards d’euros de nos ventes en Russie.
Cette évolution n’est cependant due qu’en partie à l’effet direct des sanctions et contre-sanctions : la récession économique russe en explique sans doute l’essentiel (avec donc une part, c’est vrai, d’effet indirect des sanctions, puisque celles-ci atteignent leur objectif en affaiblissant économiquement la Russie). D’ailleurs le recul des ventes françaises en Russie est antérieur à la crise ukrainienne (il a débuté dès 2012) et touche aussi, depuis que celle-ci s’est déclenchée, des produits non concernés par les sanctions et contre-sanctions. Par exemple, nos ventes de boissons, qui forment près du quart de nos exportations agro-alimentaires vers la Russie, ont reculé de 15 % en 2014 par rapport à 2013, bien qu’elles ne soient pas sous embargo.
C’est dans le domaine agricole que l’effet des sanctions – ou plutôt, en l’espèce, des contre-sanctions russes – a été l’objet des analyses les plus poussées, même si l’impact principal des sanctions est sans doute ailleurs, dans la réduction des financements bancaires des projets en Russie, qui touche plutôt l’industrie.
a. L’embargo russe sur les importations agro-alimentaires : un impact partagé entre de nombreux pays
L’impact de l’embargo russe sur certaines importations agro-alimentaires depuis les pays occidentaux qu’il vise a été l’objet en France d’une analyse ex-ante (5) dont il ressort que notre pays ne devrait pas être celui qui en souffrira le plus, ce pour une raison simple : notre commerce avec la Russie est bien moins important que celui d’autres États membres. D’après cette étude, si l’on prend les exportations en 2013 vers la Russie de produits soumis depuis à embargo, ce qui est une manière d’évaluer les pertes potentielles, celles de provenance française atteignaient 220 millions d’euros, ce qui nous plaçait au 9ème rang dans l’Union, ainsi que derrière la Norvège, les États-Unis et le Canada, comme on le voit sur le graphique ci-dessous.
Montant en 2013, par pays, des exportations agricoles soumises en 2014 à l’embargo russe
(en millions d’euros)
Les auteurs de l’étude précitée soulignent toutefois la possibilité d’un « effet de second tour » : un déversement des produits sous embargo non vendus en Russie par nos partenaires vers les autres pays, dont la France, donc une augmentation des importations agro-alimentaires. En additionnant pour la France les deux effets de perte directe du marché russe et de report des exportations en provenance des autres pays sous embargo, on aurait une dégradation maximale de 590 millions d’euros de notre solde commercial agro-alimentaire, dégradation qui resterait toutefois plus faible que celle concernant plusieurs de nos partenaires : Allemagne, Pologne, Lituanie, Norvège, Pays-Bas et États-Unis (voir graphique ci-après).
L’effet cumulé potentiel, sur la base des données de 2013, des pertes de marchés agricoles en Russie et du surcroît d’importations généré
(en millions d’euros)
En pratique, il semble que l’absence d’exportations des produits sous embargo vers la Russie représente depuis le 6 août 2014 un manque à gagner d’un peu plus de 300 millions d’euros. Mais l’impact réel est plus difficile à estimer car les produits en cause ont pu être exportés vers d’autres destinations (certainement à des prix inférieurs, mais il ne s’agit pas d’une perte sèche) ou transformés (notamment en ce qui concerne les fruits et légumes, dont le surplus est recyclé en jus, conserves et confitures). De nouveaux marchés ont en effet permis de placer une partie de ce que nous vendions en Russie, par exemple en Chine pour le porc, au Danemark pour le bœuf, en Chine, Serbie et Géorgie pour la volaille, dans une quinzaine de pays pour les produits laitiers… Par ailleurs, dans l’autre sens, il faudrait mesurer effectivement, comme on l’a dit, les effets globaux sur les cours mondiaux et sur nos importations.
Sur la période janvier-avril 2015, la Russie n’a plus représenté que 0,6 % des exportations françaises de produits agro-alimentaires, contre 1,2 % antérieurement : l’impact est donc réel, mais doit aussi être relativisé, la Russie n’ayant jamais été un débuché primordial. 300 millions d’euros, soit peut-être le chiffre d’affaires perdu sur le marché russe, c’est moins du millième des exportations mondiales de la France et à peine plus que le dix-millième de son PIB. L’effet macro-économique est donc minime. Même si, au niveau micro-économique, des producteurs et des entreprises qui travaillaient avec la Russie peuvent être lourdement touchés, imputer tout ou partie des difficultés dramatiques aujourd’hui traversées par certaines de nos filières agricoles à la question des sanctions est certainement très excessif.
Dans le domaine des équipements militaires, l’embargo sur les exportations vers la Russie (et les importations depuis ce pays) a été mis en place au 1er août 2014 de manière non rétroactive, ce qui fait qu’il ne s’applique pas au contrat Mistral.
Les mesures de cette nature sont classiques en situation de conflit et il faut souligner par ailleurs que, même si ce n’est pas le cas d’autres pays, la France et ses principaux partenaires européens restent, symétriquement, déterminés à ne pas fournir d’armes létales à l’Ukraine.
Avant cet embargo, de nombreux États membres de l’Union européenne avaient accordés des licences d’exportations de matériels militaires vers la Russie à leurs entreprises : on en décompte 940 en 2013, la majorité de ces licences ayant été délivrées par l’Allemagne (514), la France (161), l’Autriche (120) et le Royaume-Uni (73).
Certes, de manière générale, les contrats en cause étaient modestes. Le contrat Mistral faisait exception et donc son annulation représente nécessairement un effort particulier de notre pays. Cependant, un pays tel que l’Allemagne a également annulé ou interrompu des contrats militaires, plus limités, qui étaient en cours avec la Russie et, étant antérieurs au 1er août 2014, auraient pu, en droit, être menés à terme : par exemple un contrat de 120 millions d’euros de l’entreprise Rheinmetall pour un centre d’entraînement, ou encore un contrat de fourniture de moteurs pour des corvettes de l’entreprise MTU Friedrichshafen qui était d’un montant d’environ 24 millions d’euros.
Formellement, le dispositif juridique relatif à la fourniture de BPC à la Russie se composait principalement de deux éléments :
– une sorte d’accord-cadre intergouvernemental, « relatif à la coopération dans le domaine de la construction de bâtiments de projection et de commandement », signé à Saint Nazaire le 25 janvier 2011, qui envisageait la construction de quatre BPC pour la marine russe, les deux premiers en France, les deux suivants en Russie ;
– un contrat commercial entre l’entreprise publique (6) DCNS et l’entreprise russe Rosoboronexport (ROE), en date du 10 juin 2011, donc postérieur, concernant les deux premiers BPC, selon lequel le premier devait être livré en novembre 2014 et le second en novembre 2015.
Compte tenu d’avenants qui l’avaient un peu augmenté, le montant global de ce marché pesait 1,2 milliard d’euros. L’essentiel de ce montant correspondait à la fourniture des deux BPC, mais il comprenait aussi d’autres prestations, notamment :
– la formation des équipages russes (et de formateurs russes) ;
– le transfert du dossier de fabrication et de trois technologies (construction de la coque par blocs, système de gestion des informations et système de gestion des communications) ;
– la livraison d’engins de débarquement (quatre chalands de transport de matériel devant équiper le premier BPC et deux catamarans L-CAT® pour le second).
Outre l’entreprise DCNS, pilote du projet et porteuse du contrat avec la partie russe, plusieurs sous-traitants majeurs ont bénéficié de parts importantes du marché, les chantiers navals STX-France de Saint-Nazaire (pour plus de 660 millions d’euros), le groupe CNIM s’agissant des catamarans de débarquement (pour 40 millions) et le groupe Thales pour les moyens de communication.
Dans un premier temps, les opérations – construction des navires, formation de l’équipage russe du premier et exécution de la plus grande part des transferts de technologie – se sont déroulées conformément au contrat, de sorte que le client a effectué jusqu’en octobre 2014 les paiements prévus, à concurrence d’un cumul de 892,9 millions d’euros.
B. L’OPTION DE LA VOIE CONTENTIEUSE POUR DÉNOUER LE CONTRAT : DE GRANDES INCERTITUDES ET UN RISQUE FINANCIER POTENTIELLEMENT TRÈS IMPORTANT
Lorsqu’il est devenu clair pour les deux gouvernements que la livraison des BPC serait impossible, pour les raisons développées supra dans le présent rapport, des négociations se sont engagées à Moscou, en février 2015, pour dénouer l’accord et le contrat de 2011.
L’option de la sortie négociée du contrat était certainement moins risquée financièrement pour la partie française, mais aussi moins longue et moins incertaine pour la partie russe. Il est en effet impossible d’anticiper ce qu’aurait pu donner le recours à un arbitrage commercial, car il n’y a pas ou guère de précédents dans le domaine particulier des armements. De plus, il était même possible que deux procédures d’arbitrage parallèles soient engagées, puisqu’aussi bien l’accord intergouvernemental relatif à la coopération dans le domaine de la construction de bâtiments de projection et de commandement de 2011 que le contrat commercial prévoyaient de telles procédures.
Lors de son audition par la commission le mardi 15 septembre, M. Hervé Guillou, président-directeur général de DCNS, a indiqué qu’après consultation de juristes, le risque financier d’un recours à l’arbitrage avait été jugé considérable, avec des pénalités qui pouvaient être de l’ordre du milliard d’euros.
Quant à l’impact de la durée de procédures s’étalant sur des années, il aurait aussi été considérable : impossibilité de revendre les BPC durant toute cette période, avec le risque qu’au terme de celle-ci ils n’apparaissent obsolètes et n’aient guère de chance de trouver preneur ; frais de gardiennage et d’entretien des navires durant cette période ; plus généralement, dommages portés à notre diplomatie, « empoisonnée » par ce dossier.
Il faut enfin souligner que les documents signés en 2011 présentaient des risques objectifs pour la France. La rédaction de l’accord intergouvernemental de 2011, en particulier, était imprudente compte tenu de ce que l’on savait déjà du comportement des dirigeants russes :
– en cas de retard de livraison imputable à DCNS, le contrat commercial prévoyait le versement, au-delà de 90 jours, de pénalités à hauteur de 0,2 % du montant des lots en retard par semaine, dans la limite de 5 % du coût total des lots considérés. Par ailleurs, il prévoyait un plafonnement global à hauteur de 20 % du montant des lots au sujet desquels l’acheteur demanderait l’application de pénalités. On voit donc qu’il existait un risque potentiel, en cas de retard indéfini de la livraison des deux BPC, supérieur à 200 millions d’euros ;
– l’accord intergouvernemental de 2011 comprenait aussi une stipulation aussi atypique que risquée. En effet, selon son article 7, « la partie française garantit le transfert à la partie russe des technologies des bâtiments, notamment les technologies de construction de la coque, des systèmes de gestion des informations et des communications ainsi que de la documentation afférente nécessaires à la réalisation du projet ». En apportant de la sorte sa garantie sinon quant à la livraison des navires, du moins quant à la réalisation de l’ensemble des transferts de technologie attendus, le gouvernement français d’alors avait clairement engagé la responsabilité de l’État ;
– plus généralement, le texte de cet accord ne comportait aucune clause de « dédit politique » qui aurait permis d’invoquer le comportement des autorités russes pour justifier que le contrat ne soit pas honoré sans que cela donne lieu à compensation.
La solution trouvée au terme des négociations s’articule autour de deux textes intergouvernementaux, signés concomitamment le 5 août 2015 :
– d’une part, l’accord « portant sur le règlement des obligations liées à la cessation de l’Accord du 25 janvier 2011 entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la Fédération de Russie relatif à la coopération dans le domaine de la construction de bâtiments de projection et de commandement », dont l’article 7 met fin à l’accord de coopération précité et qui en tire un certain nombre de conséquences (voir infra) ;
– d’autre part, un accord par échange de lettres « sur le règlement des obligations complémentaires liées à la cessation de l’accord du 25 janvier 2011 », signées par les deux négociateurs, M. Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (7), et M. Dimitri Rogozine, vice-premier ministre russe.
C’est uniquement ce second texte qui est soumis à ratification parlementaire par le présent projet de loi, compte tenu notamment de son incidence budgétaire (8). Cependant, le texte de l’autre accord a également été transmis pour information par le Gouvernement et est reproduit en annexe du présent rapport. La distinction de deux textes semble, d’après ce qui a été indiqué à votre rapporteur, due au déroulement de la négociation, où un compromis a d’abord été trouvé sur certains points, traités dans l’accord portant sur le règlement des obligations liées à la cessation de l’accord du 25 janvier 2011, tandis que les questions les plus sensibles – notamment le montant de la compensation versée par la France – ont ensuite été réglées dans le cadre de l’accord par échange de lettres. La volonté de conclure rapidement aurait amené les négociateurs à ne pas chercher, en fin de négociation, à réunifier les deux textes, ce qui aurait pu ouvrir de nouveaux débats.
Par ailleurs, les entreprises DNCS et ROE ont résilié le contrat commercial qui les liait par un avenant (n° 10) à ce contrat, lequel règle la question des contentieux éventuels entre elles, mais aussi avec les sous-traitants et autres contractants de ces entreprises. Cet avenant prévoit en outre la mainlevée des garanties bancaires qui accompagnaient le contrat. Enfin, il fixe les modalités de restitution à la Russie des équipements russes reçus par DCNS pour la construction des bâtiments.
Bien que négocié dans des conditions difficiles, le dispositif d’annulation du contrat Mistral trouvé avec la Russie, qui comprend donc trois éléments (deux textes intergouvernementaux et l’avenant annulant le contrat commercial), limite les coûts qui en résultent et apporte de solides garanties.
L’accord par échange de lettres prévoit le versement par le gouvernement français au gouvernement russe d’une somme de 949,75 millions d’euros, « à titre de compensation », versement à effectuer le jour d’entrée en vigueur de l’accord portant sur le règlement des obligations liées à la cessation de l’accord du 25 janvier 2011, c’est-à-dire le jour de la signature de ce dernier, le 5 août passé.
Cette somme correspond à l’exacte restitution des sommes avancées par la Russie pour l’achat des deux BPC (892,9 millions d’euros) et à des dépenses occasionnées par la formation des équipages, la participation d’experts russes au programme et le développement de matériels spécifiques par la Russie (56,85 millions d’euros).
Elle ne comprend donc ni indemnités, ni frais financiers, ni pénalités de retard – comme on l’a dit, elles auraient pu être considérables –, ni dédommagement de coûts afférents à d’autres programmes connexes que la partie russe aurait voulu faire prendre en charge : navalisation des hélicoptères Kamov Ka-52K que les BPC devaient accueillir ou encore aménagement des quais de la base navale d’Oulisse à Vladivostok…
La somme a été payée sur le budget de l’État (plus précisément sur le programme budgétaire 146 « Équipement des forces » du ministère de la défense), mais compensée par un fonds de concours en provenance de DCNS correspondant au remboursement des avances reçues de la Russie par cette société, soit près de 893 millions d’euros. Seul le reliquat de moins de 57 millions d’euros représente donc dans l’immédiat une charge nette pour le budget de l’État. Un engagement politique est pris de réalimenter de ce montant le programme 146, de sorte que ce ne soit pas le budget d’équipement de nos forces qui subisse les conséquences de la décision prise.
Comme les entreprises chargées du contrat, DCNS, CNIM et STX-France seront dédommagées par la Coface (voir infra), le reste du coût de l’annulation du contrat sera en fin de compte également pris en charge par le budget. En effet, la Coface gère pour le compte de l’État plusieurs régimes de « garanties publiques », dont le régime d’assurance-crédit qui couvre les grands contrats à l’export. Comme cette gestion est sauf exception bénéficiaire (9), elle reverse en général au budget une somme correspondant à l’excédent constaté après défalcation de frais de gestion, somme qui est le plus souvent substantielle (840 millions d’euros en 2013, 725 millions en 2014) et est comptabilisée en tant que recette non fiscale de l’État. Le « sinistre » Mistral devrait donc se traduire, après remboursement par la Coface de DCNS et du groupe CNIM, par une réduction du versement annuel de la Coface au budget, voire une disparition momentanée de ce versement, ce peut-être dès l’année en cours (alors qu’en prévision budgétaire en loi de finances pour 2015, 500 millions d’euros de versement de la Coface étaient anticipés au titre de cet exercice).
Le versement compensatoire d’un peu moins de 950 millions d’euros à la Russie – qui in fine, par le biais de la Coface, sera plus ou moins intégralement pris en charge par le budget de l’État, après déduction du prix de revente des navires s’il y a lieu – ne représente pas la totalité du coût de l’annulation du contrat, mais certainement sa plus grande part : si on y ajoute les coûts de maintenance et de gardiennage des deux navires construits et non livrés jusqu’à leur affectation finale – un peu moins de 2 millions d’euros par mois – et quelques autres frais, tels que ceux de démontage des équipements à renvoyer en Russie – soit sans doute environ 2,5 millions d’euros – le coût final en l’absence de revente des bâtiments pourrait être de l’ordre de 1,1 milliard d’euros pour les finances publiques (somme du coût budgétaire direct des 56,85 millions d’euros de frais remboursés à ROE et des montants que remboursera finalement Coface-garanties publiques aux entreprises DCNS et CNIM). S’ils sont revendus, ce coût sera augmenté de coûts de « decocooning » (remise en marche), adaptation au client et rééquipement, mais diminué bien sûr du prix touché pour cette revente, ce qui réduira fortement le solde net final pour les finances publiques.
Si le bilan financier définitif de cette affaire ne peut pas encore être connu, il est clair qu’il n’aura rien à voir avec certaines évaluations publiées dans la presse, où des montants parfois fantaisistes ont été présentés et où, surtout, des additions plus que contestables ont été faites :
– on a parfois confondu des coûts certains, à commencer par celui du versement compensatoire à la Russie, avec de simples manques à gagner, dont en outre la plupart sont potentiels et auraient de toute façon été plus qu’incertains même si les deux BPC avaient été livrés. Si l’on prend l’exemple des deux autres BPC dont l’accord intergouvernemental de 2011 envisageait la construction en Russie avec le concours de DCNS, il faut rappeler qu’aucun contrat commercial les concernant n’avait été signé (les options prévues au contrat initial pour ces autres navires ont expiré en 2013 sans que la partie russe ne choisisse de les exercer) ; il en est de même s’agissant de la maintenance future des BPC construits, pour laquelle il n’a existé aucun contrat. Il aurait donc fallu signer de nouveaux contrats commerciaux ; or, dans le contexte actuel, un contrat d’armement nouveau avec la Russie serait inenvisageable, ne serait-ce que parce qu’il tomberait sous le coup de l’embargo européen. Cet argument vaut a fortiori pour tous les contrats plus ou moins liés aux BPC (pour des navires câbliers, des pétroliers ravitailleurs…) qui ont pu à un moment ou à un autre être évoqués…
– certaines comptabilisations intègrent les coûts de rééquipement éventuel des deux navires construits, en omettant cependant de déduire le produit prévisionnel de leur revente, alors que ce rééquipement ne sera effectué que s’il y a revente ;
– certains manques à gagner potentiels, par exemple ceux afférents à la maintenance des navires, s’étalent sur des années et ne pourraient donc être éventuellement pris en considération que pour une valeur actualisée (réduite).
Les deux textes intergouvernementaux qui forment l’arrangement avec la Russie comprennent des clauses destinées à garantir la « paix juridique » aux signataires, donc en pratique l’absence de coûts supplémentaires ultérieurs.
L’article 3 de l’accord portant sur le règlement des obligations liées à la cessation de l’accord du 25 janvier 2011 prévoit la renonciation des signataires à toute demande reconventionnelle : il dispose que « les Parties ne présentent pas l’une contre l’autre de revendications, portant notamment sur un droit de propriété ou de nature financière, suite à la cessation de l’Accord de coopération » (de 2011).
Le paragraphe 3 des lettres échangées le 5 août vise quant à lui à protéger les signataires des recours de tiers : « les préjudices à l’égard des tiers qui pourraient naître de l’application de la présente lettre n’ouvrent droit à aucune indemnisation ».
On est en droit de s’interroger sur la portée réelle d’une stipulation prétendant s’imposer à des tiers non signataires de l’accord, au regard des principes généraux de la responsabilité. L’étude d’impact afférente au présent projet de loi commente ainsi cette disposition : « sa portée est cependant limitée : d’une part, elle exclut uniquement l’indemnisation des préjudices directement nés de l’application du présent accord et, d’autre part, la Fédération de Russie [par un engagement unilatéral] a fait son affaire de la répartition entre les sociétés russes intéressées de la somme versée par la France au titre de l’accord ici en cause et les sociétés françaises intéressées ont bénéficié d’une couverture de leur préjudice par la COFACE. Cette clause n’a donc pas pour effet de les priver d’un droit à indemnisation. Elle est donc conforme à la Constitution et respecte les droits protégés par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, notamment par son article 13 et par l’article 1er de son premier protocole ». On rappelle que l’article 1er du premier protocole et l’article 13 susmentionnés visent respectivement à protéger le droit de propriété et à garantir le droit à un « recours effectif », même contre les actes pris dans le cadre de fonctions officielles.
Enfin, l’avenant n° 10 au contrat commercial entre DCNS et ROE, signé le 5 août aussi et destiné à résilier leur contrat de 2011, comprend également des stipulations claires : extinction des créances et des contentieux entre ces entreprises ; prise en charge par chacun des signataires des éventuels litiges avec leurs contractants et sous-traitants respectifs, dont ils s’engagent mutuellement à tenir indemne l’autre signataire.
3. Le droit reconnu à la France de décider souverainement de l’affectation future des deux bâtiments
Le dispositif des deux textes intergouvernementaux du 5 août garantit aussi la possibilité pour le gouvernement français de revendre les navires.
Selon l’article 2 de l’accord portant sur le règlement des obligations liées à la cessation de l’accord du 25 janvier 2011, « la Partie russe reconnaît qu’elle n’a pas la propriété des bâtiments », sous réserve de la réception du versement compensatoire (déjà effectué, on l’a dit) et de la restitution des équipements russes placés sur les navires conformément à l’avenant n° 10 au contrat entre DCNS et ROE.
D’après le paragraphe 2 des lettres échangées le 5 août, « la Partie française ne réexporte, ne revend, ne cède un droit d’usage sur, ne donne ou ne transfère pas à un pays tiers, à des personnes physiques ou morales étrangères ou à des organisations internationales, les bâtiments (…) avant la réception par la Fédération de Russie de toutes les sommes compensatoires et la restitution en Fédération de Russie des équipements conformément à l’avenant n° 10 au Contrat, et sans en avoir informé préalablement par écrit la Partie russe ». Le droit pour la France de revendre les deux BPC est donc explicitement acté, sous la même condition de versement de la compensation et de restitution des équipements russes. Il est seulement prévu en plus une simple information écrite de la Russie, qui ne pourra donc pas s’opposer à cette revente.
Il est un fait que la partie russe a gagné quelque chose dans l’affaire des Mistral, c’est l’accès gratuit (puisque ses avances et frais ont été remboursés) à des technologies et savoir-faire dont elle ne disposait pas et que, par nature, il n’est pas possible de « récupérer ». Cela concerne notre savoir-faire dans l’assemblage des coques de navire par blocs de grandes dimensions, le système de gestion des communications et celui de direction des opérations. Ces trois transferts ont été réalisés, conformément au contrat, sauf le dernier, qui ne l’a été que partiellement. En principe, selon les autorisations préalables qui avaient été données, ces transferts n’incluaient pas de données à caractère sensible au niveau national ou de l’OTAN.
Ces transferts faisant partie du périmètre contractuel initial, les technologies concernées y étaient protégées par des clauses classiques relatives à la propriété intellectuelle. Ces dernières imposaient au client l’achat d’une option payante (non exercée), constituée de kits matériels et de licences, pour la construction éventuelle de deux BPC supplémentaires en Russie et interdisaient l’usage et la copie des BPC ou de toute autre fourniture française par le client en l’absence de licence associée. L’avenant de résiliation du contrat signe le 5 août dernier a maintenu en vigueur les stipulations contractuelles protégeant les droits de propriété intellectuelle français.
De plus, le dispositif du 5 août dernier comporte une stipulation qui nous prémunit, en principe, d’une réexportation de ces technologies et savoir-faire : selon le paragraphe 2 des lettres échangées ce jour, « les Parties n’accordent pas d’autorisation à la réexportation, à la revente, au droit d’usage, à la donation ou au transfert sous quelque forme que ce soit, à des pays tiers, à des personnes physiques ou juridiques étrangères ou à des organisations internationales, des savoir-faire et des transferts de technologies reçus de l’autre Partie au cours de la réalisation de l’Accord de coopération, sans l’accord préalable écrit de l’autre Partie ». Une éventuelle exportation par la Russie de matériels intégrant ces technologies impliquerait donc une autorisation française préalable.
Les articles 4 et 5 de l’accord portant sur le règlement des obligations liées à la cessation de l’accord du 25 janvier 2011 renvoient, s’agissant des questions de propriété intellectuelle liées aux BPC, ainsi que des questions de protection des informations classifiées, aux accords franco-russes en vigueur de 2006 et 2000 portant respectivement sur la protection de la propriété intellectuelle et celle des informations et documents classifiés.
Les entreprises françaises chargées du contrat Mistral seront indemnisées par le biais de la Coface, dans le cadre, ainsi qu’on l’a dit, du régime des garanties publiques que cette entreprise gère pour le compte (et aux frais) de l’État.
Il s’agit :
– de DCNS qui, en tant qu’ensemblier, est la seule entreprise française ayant directement contracté avec des entités russes pour la réalisation du programme BPC ;
– des chantiers STX-France, sous-traitants de DCNS pour un montant de 661 millions d’euros ;
– du groupe CNIM, sous-traitant pour la fourniture de deux catamarans de débarquement, pour 40 millions d’euros.
Ces entreprises sont couvertes par des polices d’assurance contractées auprès de la Coface :
– la police souscrite auprès de la Coface par DCNS prémunit l’entreprise de la perte que l’interruption du contrat garanti laisserait à sa charge, à l’exclusion de toute perte de marge et sous réserve que le fait générateur de cette rupture soit couvert par la police. En l’espèce, les actes ou décisions du gouvernement français (ou de l’Union européenne) d’interdiction d’exportation des biens concernés font partie des faits générateurs couverts et la Coface a reconnu que l’on était bien dans ce cas de figure. En effet, la licence d’exportation du premier BPC a été implicitement refusée en date du 25 juin 2015 et une décision explicite de refus a été prise pour le second le 4 août 2015. Les experts de la Coface procèdent actuellement à l’audit du compte de pertes de DCNS en vue de déterminer le montant indemnisable. Dans l’intervalle, la Coface a déjà commencé à verser à DCNS (ainsi qu’à la CNIM) des avances sur indemnités afin de lisser l’impact en trésorerie de l’interruption du contrat (elle a notamment remboursé les près de 900 millions d’euros d’acomptes rendus à la partie russe). Il faut en outre signaler que le Gouvernement a pris en mai 2015 la décision politique de porter à 100 % le taux de couverture des industriels concernés, alors que le contrat initial de DCNS avec la Coface ne prévoyait classiquement qu’une couverture à 95 %. Cependant, il subsiste des divergences entre DCNS et l’assureur sur le montant des frais à prendre en compte pour l’indemnisation ; par ailleurs, certains de ces frais, « post-sinistre », ne sont par nature pas encore connus (10). Il faut aussi relever que d’autres frais, notamment la prime qui avait été versée à la Coface pour assurer le contrat, ne sont par nature pas couverts par l’assurance. Enfin, en l’état actuel du dossier, DCNS risque de ne pas recevoir de compensation pour sa marge commerciale, ce qui pourrait menacer le financement de ses activités de recherche et développement, donc son avenir ; cette situation est d’autant plus anormale que le sous-traitant STX-France devrait, lui, être intégralement compensé (voir infra) ;
– le groupe CNIM, sous-traitant pour la réalisation des catamarans de débarquement, a souscrit sa propre police Coface et sera indemnisée dans les mêmes conditions que DCNS ;
– s’agissant des chantiers STX-France, DCNS avait dans un premier temps répercuté certains risques par le biais de clauses prévoyant que ses règlements à ses sous-traitants n’interviendraient que pour autant que DCNS reçoive les paiements correspondants de son acheteur russe. Dans un second temps, STX-France a conclu fin mai 2015 un avenant à son contrat de sous-traitance avec DCNS, par lequel cette entreprise s’engageait à régler à STX-France les montants restant dus au titre du contrat de sous-traitance initial indépendamment du déroulement du contrat principal. Par conséquent, STX-France sera de toute façon intégralement compensé, y compris pour sa marge commerciale.
Aucun autre contrat de sous-traitance dont les conditions de paiement seraient liées à celles du contrat principal entre DCNS et son acheteur russe n’a été identifié : les autres industriels intervenant sur le projet sont réglés au fur et à mesure de l’achèvement de leurs prestations. Dans la mesure où les BPC sont à présent terminés et où les catamarans réalisés par le groupe CNIM seront achevés dans les prochaines semaines en vue de leur revente, il semble improbable que la non-livraison des navires cause un préjudice à d’autres entreprises.
La poursuite jusqu’au terme de la construction des navires et l’indemnisation intégrale ou quasi-intégrale prévue pour les entreprises qui ne pourront pas les livrer à la Russie permettront d’éviter toute perte d’emplois directement causée par l’annulation du contrat.
Votre rapporteur l’a dit, le maintien de la livraison des BPC n’était pas envisageable, car, vu la gravité des violations du droit international par la Russie, il aurait été incompatible avec les positions constantes de la diplomatie française, attachée à la construction d’un ordre international fondé sur le droit, et à ses engagements européens. La crédibilité de notre politique étrangère était en jeu.
Mais il faut voir aussi les choses d’une manière plus positive : l’annulation du contrat et l’indemnisation de la Russie, en refermant ce dossier, ouvrent de nouvelles perspectives à la diplomatie française.
Il y a d’abord, naturellement, la question de la revente des bâtiments, qui devrait fortement réduire le coût net final de l’opération. Il faut se féliciter de l’existence de plusieurs clients potentiels qui ont exprimé leur intérêt aux autorités françaises et/ou sont engagés dans des plans de renouvellement ou de développement de leurs capacités maritimes susceptibles de comprendre l’acquisition de BPC : l’Égypte, les Émirats-Arabes-Unis, l’Inde, Singapour, la Malaisie, voire le Canada…
La France et la Russie ont une vieille tradition d’amitié. Elles ont aussi de forts liens économiques : la Russie est notre 10ème partenaire commercial dans le monde et représente 1,8 % de nos flux commerciaux extérieurs (en 2014). Les échanges humains sont également considérables, avec notamment le passage de quelques 700 000 touristes russes dans notre pays en 2014 (même si ce nombre a baissé par rapport aux années antérieures du fait des difficultés économiques et politiques et de la dépréciation du rouble). Les deux pays ont enfin des intérêts communs sur le plan stratégique, notamment, au-delà des divergences sur tel ou tel point (sur le régime syrien en particulier), dans la lutte contre le terrorisme et la stabilisation du Proche-et-Moyent-Orient. Cela vaut d’ailleurs aussi pour l’Union européenne.
Si certaines relations politiques institutionnelles, telles que les Séminaires intergouvernementaux, le Conseil économique, financier, industriel et commercial commun (CEFIC) ou la Grande commission parlementaire commune ont été mis en sommeil du fait de la crise ukrainienne, la médiation française dans le cadre du processus de Minsk a dans l’autre sens multiplié les contacts au plus haut niveau de l’exécutif. Dans des domaines plus spécialisés, les échanges entre acteurs institutionnels, administratifs et universitaires restent intenses et de nombreuses rencontres ou colloques ont encore été organisés en 2014 et 2015 sur des thématiques aussi diverses que la santé, l’agriculture, les transports ferroviaires, le tourisme, le droit administratif, la recherche scientifique…
L’attitude de la Russie vis-à-vis de l’Ukraine ne permet pas aujourd’hui à la relation franco-russe d’être au niveau qu’elle mériterait. Mais les conditions dans lesquelles les négociations sur l’annulation du contrat Mistral se sont déroulées sont encourageantes : la partie russe a admis rapidement que la livraison était impossible et qu’une solution devait être trouvée ; elle a accepté un compromis raisonnable, montrant sans doute ainsi son désir de conserver avec la France, amie traditionnelle, des relations aussi positives que la situation générale l’autorise.
Dans un premiers temps, l’achèvement du « feuilleton » des BPC devrait renforcer la position de médiation que la France a su, avec l’Allemagne, prendre dans la crise ukrainienne avec le processus de Minsk et le « format Normandie ». À plus long terme, le bon déroulement de la négociation sur les BPC laisse espérer une relance de la relation bilatérale.
Il faut enfin être conscient que la clôture du dossier Mistral va probablement favoriser l’offre française en matière d’armements sur d’autres marchés (sachant qu’a contrario, même si le contrat Mistral avait été honoré, le marché russe n’aurait guère offert d’autres opportunités dans le contexte politique et juridique – embargo européen – actuel).
On peut prendre l’exemple de la Pologne, qui est engagée dans une politique active de modernisation de ses forces armées, comprenant notamment l’acquisition d’hélicoptères et de sous-marins. En avril 2015, le gouvernement polonais, auquel trois offres différentes avaient été faites, a manifesté sa préférence pour l’offre d’Airbus Helicopters en décidant d’entrer en négociation exclusive avec cette entreprise pour l’achat de cinquante hélicoptères militaires de transport H225M Caracal, pour un montant de 2 à 3 milliards d’euros. Certes le contrat n’est pas encore signé et ne peut donc pas être tenu pour définitivement acquis alors que des élections générales se profilent en Pologne. Mais il est clair qu’Airbus tient la corde. Or qui peut imaginer que la Pologne, vu sa sensibilité particulière et ses préoccupations – fondées – de sécurité, aurait pu privilégier cette offre largement française si les BPC avaient été livrés à la Russie ? De même, le gouvernement polonais souhaite acquérir trois sous-marins et les Scorpène français, justement fabriqués par DCNS, sont en lice. Ce marché-là, encore plus important que celui des hélicoptères, est moins avancé et il serait imprudent de faire des pronostics. Mais s’il y a une chose à peu près sûre, c’est que si des navires fabriqués par DCNS avaient été livrés à la Russie, ses chances en Pologne seraient nulles…
Votre rapporteur vous invite à approuver le présent accord, en rappelant les quelques points essentiels qui justifient cette position :
1/ Nous ne pouvons que le regretter compte tenu de notre amitié vis-à-vis de la Russie, mais le fait est que, depuis février 2014, ce pays commet de graves violations du droit international. Il n’est pas anodin de se livrer à une intervention militaire dissimulée sur le territoire d’un État voisin comme le fait la Russie dans le Donbass ukrainien. Il est encore moins anodin d’annexer unilatéralement une partie de son territoire, la Crimée, après une opération militaire à peine cachée : les précédents dans le monde d’après 1945 ne sont pas si nombreux. De plus, en s’attaquant ainsi à l’Ukraine, la Russie ne viole pas seulement ses engagements internationaux généraux, mais aussi ceux qu’elle a pris spécifiquement vis-à-vis de ce pays dans un cadre particulièrement important, celui de la non-prolifération nucléaire.
2/ La diplomatie française s’est constamment engagée pour un ordre international fondé sur le droit. Elle souhaite aussi poursuivre la construction européenne, notamment dans le domaine de la politique étrangère et de la défense, ce qui implique de prendre en compte les préoccupations de tous nos partenaires européens. Dans un tel contexte, livrer des navires de guerre à la Russie aurait ruiné notre crédibilité, en remettant en cause les fondements de notre politique étrangère.
3/ Il fallait donc trouver une porte de sortie honorable. L’accord trouvé évite un double contentieux arbitral qui aurait été coûteux, incertain et surtout long, affectant pendant de longues années notre relation avec la Russie aussi bien qu’avec les pays d’Europe centrale et orientale qui sont les plus inquiets de sa politique actuelle. Le coût de l’accord a été réduit au minimum : il n’est notamment pas question de frais financiers ou de pénalités, alors que le contrat initial en prévoyait et que le gouvernement en place en 2011 avait imprudemment donné sa garantie à son exécution. Ce coût pourra enfin être réduit du produit de la revente espérée des BPC, que l’accord rend possible. Il faut en effet souligner deux autres points forts du compromis trouvé : les garanties de paix juridique qu’il comporte et le droit reconnu à la France de revendre des BPC, sous réserve d’une simple information à la Russie.
4/ L’accord du 5 août 2015 ouvre enfin la voie à des développements diplomatiques et économiques prometteurs : le développement ou le renforcement d’un partenariat de défense avec le pays auquel les bâtiments seront revendus ; le développement de marchés militaires avec des pays qui n’auraient certainement pas envisagé d’acheter des armements français si les BPC avaient été livrés à la Russie – par exemple la Pologne – ; l’espoir d’un renouveau de la relation bilatérale avec la Russie, une fois purgé dans des conditions satisfaisantes l’« irritant » des Mistral.
Au cours de la séance du mardi 8 septembre 2015, la commission procède à l’audition de M. Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale.
Mme la présidente Élisabeth Guigou. Nous accueillons cet après-midi M. Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, que nous avions déjà reçu pour un petit-déjeuner. M. Gautier a été le négociateur et le signataire pour la France de l’accord trouvé le 5 août dernier avec la Russie pour mettre fin au contrat sur les navires Mistral.
Avant de lui passer la parole, je vous rappelle le calendrier de l’examen du projet de loi tendant à autoriser l’approbation de cet accord : nous l’examinerons en commission mardi prochain, le 15 septembre, après le débat en séance publique sur la Syrie, qui aura lieu après les questions au Gouvernement, conformément à la décision prise ce matin par la Conférence des présidents. Initialement, il était prévu que notre commission auditionne le ministre des affaires étrangères ce jour-là à 16 heures 15, mais ce n’est plus possible en raison du débat dans l’hémicycle sur la Syrie. Je suis en train de voir si nous pouvons l’auditionner dans la foulée de ce débat, uniquement sur l’affaire des Mistral, juste avant que nous examinions le texte. Nous aurons très peu de temps pour ce faire, le texte devant être examiné en séance publique le jeudi 17 septembre au matin.
La semaine prochaine, nous aurons l’occasion de débattre de manière générale de nos relations avec la Russie et, si certains le souhaitent, de la politique des sanctions à l’égard de ce pays. Aujourd’hui, dans la mesure où nous recevons M. Gautier, je vous propose de nous concentrer sur l’accord lui-même et sur les nombreux points techniques qui s’y rapportent.
En fait, deux accords intergouvernementaux ont été signés à Moscou le 5 août. Le plus important est l’accord sous forme d’échange de lettres, qui fixe notamment le montant de l’indemnité : c’est lui qui sera soumis à notre approbation. L’autre protocole, intitulé « accord sur le règlement des obligations liées à la cessation de l’accord du 25 janvier 2011 », nous a été transmis pour information, car il n’a pas besoin d’autorisation parlementaire pour être ratifié. Le secrétariat de la commission vous a fait parvenir ces deux textes vendredi dernier par voie électronique. Enfin, je signale qu’un document de nature commerciale a été signé entre les deux entreprises française et russe principalement concernées pour mettre fin au contrat commercial qui les liait.
Monsieur le secrétaire général, les questions que nous nous posons portent d’abord sur les conditions de la négociation et de la conclusion de l’accord. Dans quelles conditions avez-vous été choisi pour représenter la France dans cette négociation ? Dans quel climat les discussions se sont-elles déroulées ?
S’agissant de l’accord lui-même, il me semble qu’il limite les coûts, qui auraient pu être considérables pour notre pays. Pouvez-vous nous apporter des précisions sur les coûts qui ont été évités grâce à sa signature ? Cet accord amiable comprend aussi un certain nombre de garanties, notamment en matière de paix juridique – il garantit que les Russes n’introduiront pas de contentieux ultérieur –, de protection des technologies transférées et de droit pour la France de revendre les bâtiments sans que la Russie puisse s’y opposer. Vous nous direz comment nous sommes protégés sur ces différents points.
Cela étant, la clause concernant les tiers, selon laquelle « les préjudices à l’égard des tiers qui pourraient naître de l’application de la présente lettre n’ouvrent droit à aucune indemnisation », me laisse un peu perplexe : je ne vois pas comment, au regard des principes de notre droit, nous pourrions empêcher un tiers d’exercer un éventuel recours. Néanmoins, ainsi que le précise l’étude d’impact, la partie russe s’est engagée à indemniser ses entreprises, tandis que les entreprises françaises sont couvertes et seront indemnisées par la Compagnie française d’assurance pour le commerce extérieur (COFACE). Pouvez-vous nous dire si cette couverture est intégrale ? Quel sera l’impact de cette affaire sur les entreprises principalement concernées, à savoir DCNS, STX et CNIM, et sur l’emploi en leur sein, à propos duquel les partenaires sociaux ont exprimé leur préoccupation ?
Plus généralement, quelles sont les perspectives économiques pour nos entreprises ? Pensez-vous que l’annulation du contrat Mistral pourrait ouvrir ou dégager d’autres perspectives, par exemple avec la Pologne ? Ou bien avons-nous manqué, ainsi que l’affirment certains industriels, un certain nombre de contrats qui auraient pu être conclus si nous avions livré les Mistral ? Enfin, s’agissant des deux bâtiments eux-mêmes, avez-vous une idée du prix auquel nous pourrions les revendre ? C’est de ce prix de vente que dépendra le coût éventuel de cette affaire pour les finances publiques.
Nous avons déjà eu l’occasion de nous entretenir sur ces questions cet été lorsque l’accord a été signé, mais nous avons besoin de ces précisions supplémentaires, et mes collègues auront certainement d’autres questions à vous poser. Je vous remercie de votre présence parmi nous cet après-midi avec vos collaborateurs.
M. Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. Je vous remercie de m’accueillir au cours de la phase initiale de vos travaux d’examen du projet de loi autorisant l’approbation de l’accord entre la France et la Russie mettant fin au contrat sur les bâtiments de projection et de commandement (BPC) de type Mistral. Après avoir remis en perspective la négociation, je reviendrai sur les éléments de contexte, les engagements interétatiques et industriels souscrits avec la Russie, le déroulement de la négociation, la teneur de l’accord, ses conséquences en droit interne et en droit international, ainsi que sur la question des coûts que vous avez évoquée, madame la présidente.
Le 3 septembre 2014, à l’issue d’un conseil de défense et de sécurité nationale, le Président de la République a constaté que les conditions n’étaient pas réunies pour la livraison du premier BPC à la Russie, qui devait intervenir à partir de la mi-octobre, dans la mesure où la situation à l’est de l’Ukraine dégénérait. S’est alors posée assez rapidement la question de l’expertise des conséquences industrielles, économiques, diplomatiques et juridiques, d’abord en franco-français, de la suspension de l’accord. Le 4 décembre 2014, le Premier ministre a confié au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) un premier mandat : procéder à une instruction interministérielle du dossier. Celle-ci a conclu assez naturellement à la formulation d’une recommandation : rechercher d’ores et déjà à établir un contact et une discussion avec les Russes pour expliquer les conditions de la suspension de l’accord et, dans l’hypothèse où cette décision serait confirmée, celles de la non-livraison des deux BPC. D’autre part, à la suite de cet échange interministériel, il a finalement été décidé de poursuivre la construction du second BPC. Donc, pour répondre à une des questions que vous avez posées, l’interruption de ce contrat n’a pas eu de conséquences industrielles ou économiques, ni pour les entreprises – DCNS et ses deux sous-traitants, STX et CNIM – ni pour le bassin d’emploi.
En janvier 2015, à la suite d’un échange entre le Président de la République et M. Vladimir Poutine, s’est dégagée l’idée de pourparlers sur ce sujet entre la France et la Russie. Les deux présidents ont désigné leurs émissaires pour cette négociation, respectivement le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale et M. Dimitri Rogozine, vice-président du gouvernement russe. Le choix du SGDSN pouvait s’expliquer par le rôle qu’il avait joué dans l’instruction interministérielle préalable. Il se justifiait aussi du fait des compétences du SGDSN en matière de contrôle des exportations d’armement. La première conséquence du refus de livrer les BPC a d’ailleurs été, en droit interne, la suspension de la délivrance des licences d’exportation. La désignation d’émissaires ad hoc répondait à la volonté de distinguer cette négociation d’autres dossiers diplomatiques importants sur lesquels nous étions en discussion avec la Russie, non seulement les pourparlers concernant la situation dans l’est de l’Ukraine, mais aussi, entre autres, le dossier iranien. Compte tenu des enjeux et des défis internationaux auxquels nous étions confrontés, ces dossiers exigeaient d’être traités sans interférence avec la question particulière des BPC, que nous avons en quelque sorte mise de côté.
Je rappelle le contexte international et diplomatique dans lequel est intervenue la décision de ne pas livrer ces bateaux : l’annexion de la Crimée en mars 2014, la poursuite des affrontements dans le Donbass, le lancement de pourparlers sur ce sujet à l’été dans le format « Normandie », la destruction en vol du Boeing de la Malaysia Airlines, les premiers résultats des discussions avec le protocole de Minsk en septembre 2014, dont on sait que l’application n’a commencé à être effective qu’à partir de février 2015. Par ailleurs, l’Union européenne a alors pris une série de décisions, dont un embargo sur les ventes d’armes et de biens à double usage. Décidé à la fin du mois de juillet 2014, celui-ci ne s’est appliqué qu’à partir du 1er août 2014 et, donc, juridiquement, ne concernait pas les contrats signés antérieurement. Mais, politiquement, il pesait de manière très forte, compte tenu notamment de la position commune que nous avions prise avec nos partenaires et alliés sur la crise ukrainienne. Je rappelle que cet embargo s’impose encore et qu’il en est tenu compte dans toutes les décisions sur des demandes d’exportation vers la Russie.
Quels étaient les engagements contractuels et interétatiques ? Pour la fabrication des deux BPC, un contrat avait été conclu entre DCNS et un homologue industriel russe, Rosoboronexport (ROE), pour un montant initial de 1,12 milliard d’euros, assez vite porté à 1,2 milliard du fait de commandes accessoires, notamment de chalands de débarquement. Cet accord industriel était adossé à des engagements interétatiques : un accord intergouvernemental signé le 25 janvier 2011 et une lettre de confort du Premier ministre de juin 2011. Ces engagements visaient surtout à consolider une série d’accords réciproques courants dans de tels projets de coopération, notamment des autorisations, ainsi que des exonérations fiscales et douanières. Ils créaient à la charge de l’État français une série de garanties de bonne fin, notamment dans le transfert de la technologie et des équipements qui devaient être fournis à la Russie. S’agissant de la lettre de confort, elle indiquait que le gouvernement français « mettrait tout en œuvre » pour que DCNS respecte ses engagements, y compris en matière de paiements et d’éventuels remboursements ou pénalités. C’est sur le fondement du contrat de 1,2 milliard d’euros et des garanties données par les engagements interétatiques que les Russes ont établi leur première approche de négociation.
Afin d’être le plus clair possible, je reviens en arrière pour expliquer la succession des décisions du point de vue juridique. Dès lors que les accords intergouvernementaux ne comprenaient aucune clause dont nous aurions pu exciper, prévoyant, par exemple, une inexécution automatique du contrat en cas de dégradation du contexte international ou au vu des circonstances, nous ne pouvions nous appuyer sur ces accords pour ne pas exécuter le contrat. Dans ces conditions, le refus opposé à l’industriel d’exporter ces bâtiments constituait le fait générateur du sinistre industriel et pouvait créer un préjudice que l’État français devait indemniser. Dans le cas du premier BPC, ce refus a été implicite, l’absence de réponse pendant neuf mois à une demande de licence d’exportation valant rejet. La demande d’autorisation ayant été déposée le 24 septembre 2014, l’échéance tombait le 25 juin 2015, ce qui vous permet de comprendre quel était notre calendrier de négociation. Dans le cas du second BPC, la livraison a été refusée de manière explicite, peu avant la signature des accords.
En l’état de la situation internationale, des engagements entre les parties et du droit interne en matière de la délivrance des licences d’exportation, quels étaient les contentieux prévisibles en cas de rupture du contrat ? L’accord intergouvernemental prévoyait un arbitrage international à l’issue de six mois de pourparlers infructueux. D’autre part, le contrat industriel conclu entre DCNS et ROE prévoyait le déclenchement automatique d’un arbitrage au bout de douze à quatorze mois après la naissance d’un différend ou la notification par l’industriel français d’un acte expliquant pourquoi il n’était pas en mesure d’exécuter le contrat – cas de figure dans lequel il aurait invoqué la force majeure pour être indemnisé par la COFACE. Notre pays était donc confronté au risque d’un double arbitrage international, portant l’un sur l’inexécution par la France des engagements interétatiques qu’elle avait souscrits, l’autre sur l’inexécution par DCNS du contrat industriel qu’elle avait passé avec ROE. D’ores-et-déjà, DCNS s’exposait au risque de devoir payer à son cocontractant russe des pénalités qui s’élevaient à 0,2 % du montant des lots en retard par semaine, dans la limite de 5 % du montant total de ces lots. Du point de vue juridique, notre position ab initio n’était donc pas favorable. Dans les conditions diplomatiques et internationales que j’ai rappelées, la résiliation amiable était la solution qui s’imposait. Le Président Hollande et le Président Poutine en sont alors convenus.
Pourquoi les Russes ont-ils, eux aussi, préféré cette solution ? Sans doute pour les mêmes raisons que l’État français, à savoir éviter de s’exposer à deux contentieux longs et coûteux. Dans la mesure où ils souhaitaient conserver un rapport de partenariat avec la France ou, en tout cas, faire en sorte que celle-ci reste un interlocuteur possible, ils avaient plutôt intérêt à ce que cette question soit résolue et ne vienne pas interférer avec le reste des relations diplomatiques avec notre pays. Enfin, ainsi que l’ont montré les conditions qu’ils ont exposées par la suite au cours de la négociation, ils recherchaient plutôt un paiement immédiat. Or celui-ci aurait pu être différé longtemps, les procédures d’arbitrage pouvant être longues du fait non seulement du travail des arbitres, mais aussi des parties en cause, qui peuvent jouer de la procédure en apportant des éléments au dossier.
Mme la présidente Élisabeth Guigou. J’ai aussi entendu dire qu’une partie des responsables militaires russes avaient contesté, à l’origine, le principe même d’un achat de ces navires à la France. Cela a-t-il été le cas ? Et, à votre avis, cela a-t-il joué un rôle ?
M. Louis Gautier. Il est apparu, dans la discussion, que la partie russe n’avait pas une position uniforme. Avec mon interlocuteur désigné, M. Dimitri Rogozine, les relations ont été franches, parfois rudes, mais toujours extrêmement cordiales.
J’ai lu dans la presse que cette négociation durerait très longtemps. Tel n’a pas été le cas : elle s’est étalée sur un peu moins de cinq mois, avec environ deux mois consacrés à une discussion qui a permis de dégager les grands paramètres de l’accord et deux mois qui ont été utilisés pour négocier le contenu technique des textes, non seulement en franco-russe, mais aussi en franco-français, notamment sur les aspects relatifs à la COFACE. Cette durée n’avait rien d’extravagant s’agissant d’une négociation portant sur deux grands équipements militaires de cette nature, engageant des montants de cette importance et ayant des conséquences industrielles. Il est logique que l’on s’intéresse à tous les détails de tels accords, qui font plusieurs pages.
D’autre part, la discussion s’est déroulée dans un climat d’ouverture. Mon interlocuteur et moi avions l’obligation de proposer une solution à nos présidents respectifs. Nous revenions d’ailleurs régulièrement vers nos autorités pour faire valider les avancées de la négociation. Celle-ci s’est évidemment tenue dans un très grand degré de confidentialité, et nous avons voulu que les délais soient les plus brefs possibles.
Comme vous le savez, M. Rogozine n’était pas, à l’origine, très favorable à ce projet. Il a commencé par me rappeler, au cours d’une discussion un peu abrupte, qu’il ne souhaitait pas, pour sa part, cette coopération, que les chantiers russes étaient, selon lui, tout à fait capables de construire de tels BPC et qu’ils n’avaient d’ailleurs pas passé la commande optionnelle des deux autres BPC, qui devaient être construits en Russie dans le cadre de la coopération nouée par le contrat initial. Son point de vue était donc plutôt celui d’un opposant à l’exécution du contrat. Néanmoins, des représentants d’autres ministères siégeaient autour de la table.
Ces positions ont-elles joué dans les résultats que nous avons obtenus ? Je l’ignore. Je constate seulement que, dès le mois de mai, après cinq allers-retours en Russie, nous sommes parvenus à définir les bases d’un accord possible : une résiliation à l’amiable, l’abandon de tout contentieux, le fait que la France serait pleinement propriétaire de ces bâtiments dès lors qu’elle aurait remboursé les sommes dues à la Russie et restitué un certain nombre de matériels considérés comme des matériels de souveraineté – les GFX – et, enfin, qu’elle serait libre d’exporter lesdits navires, son seul engagement étant d’en informer la partie russe.
Au départ, le montant demandé par les Russes était beaucoup plus élevé. J’ai évoqué le chiffre de 1,2 milliard d’euros ; or nous aboutissons à une somme de 949,7 millions que je détaillerai tout à l’heure. Les Russes exigeaient aussi que la possibilité de réexporter soit soumise à leur accord. Ces deux points ont été finalement clarifiés et, à partir du mois de mai, nous avons travaillé dans le cadre de groupes de travail plus techniques, qui ont associé plus étroitement les représentants des industriels, notamment de DCNS.
Nous avons abouti à l’architecture que vous avez présentée, madame la présidente : un accord intergouvernemental, un échange de lettres valant accord intergouvernemental qui fait l’objet du projet de loi qui vous est soumis, un avenant industriel, ainsi que divers textes de nature unilatérale émanant notamment de la partie russe, indiquant que celle-ci fera son affaire de l’indemnisation de l’ensemble des sociétés russes qui ont été associées à la réalisation de ce projet de coopération. Les deux accords ont été signés simultanément le 5 août 2015. L’accord intergouvernemental est, au fond, un document général, qui abroge l’accord de 2011 et qui reconnaît à la France la pleine propriété des bâtiments dès lors qu’elle aura payé son dû et restitué à la Russie ses matériels. L’échange de lettres précise les choses en affichant le montant de la transaction, en indiquant très clairement que la réexportation sera soumise à une simple obligation d’information, et non à une autorisation préalable, et en prévoyant l’extinction des contentieux.
Quant à la clause limitant les possibilités de contestation par un tiers, elle ne s’applique qu’à l’échange de lettres, et non à l’accord intergouvernemental. L’échange de lettres porte sur l’indemnisation par la France du préjudice subi par la Fédération de Russie et ne contient donc rien qui puisse faire grief à un tiers. Quant à l’accord intergouvernemental, il prévoit les règles de propriété, qui pourraient éventuellement être contestées par des industriels français ou russes ayant été associés à cette opération, étant entendu cependant que, d’une part, les Russes ont donné l’assurance qu’ils feraient leur affaire de l’indemnisation de leurs sociétés et que, d’autre part, pour faire valoir leurs droits à indemnisation, les entreprises françaises se fondent non pas sur l’accord international, mais sur le refus de délivrer les licences d’exportation qui les empêche d’exécuter leur contrat et qui constitue le fait générateur du sinistre.
S’agissant de l’avenant entre DCNS et ROE, il constate une situation de droit nouvelle, à savoir que la Fédération de Russie a été indemnisée et qu’elle fait son affaire des débours de la société russe et que, dès lors, il n’y a plus de question de droit financier entre les deux industriels. En outre, ce protocole prévoit la mainlevée des garanties bancaires et organise la restitution des équipements militaires GFX, en précisant les pénalités qui pourraient s’appliquer en cas de non-restitution ou de contentieux concernant cette restitution.
J’en viens à la question des coûts. J’ai lu beaucoup de choses à ce sujet dans la presse et, souvent, les journalistes ont additionné des chiffres hétérogènes. En réalité, ce qui restera supporté par le budget de l’État et ce qui restera supporté par la COFACE sont des montants différentiels.
La somme de 949,7 millions d’euros ne comporte ni frais financiers, ni pénalités, ni indemnisation. Rien que sur ce point, nous avons obtenu un résultat satisfaisant. Dès le départ, nous avons rejeté un certain nombre de demandes reconventionnelles des Russes, qui demandaient que l’on finance l’aménagement des quais de la base d’Ouliss à Vladivostok pour accueillir les BPC ou encore la navalisation des hélicoptères Kamov qui devaient être embarqués à bord. Nous avons dit aux Russes que nous étions disposés à rembourser les 893 millions d’euros qu’ils avaient versés à DCNS au moment de la conclusion de l’accord, ainsi que 56,7 millions d’euros correspondant aux frais de formation de leurs équipages pour les rendre opérationnels sur les BPC et aux coûts de développement de matériels spécifiques qu’ils avaient fournis gratuitement pour équiper les BPC. Nous nous sommes engagés à restituer ces matériels qu’ils considèrent comme des équipements de souveraineté, mais dont ils n’auront toutefois pas l’usage en l’absence de BPC. Il était normal que nous restituions les 893 millions avancés par les Russes dès lors que nous ne leur livrions pas les bâtiments. En réalité, seuls les 56,7 millions d’euros constituent une charge nouvelle.
Concernant les bâtiments, il s’agit d’un actif, qui figure dans les comptes de la DCNS et, pour partie, dans ceux de la COFACE – dans les opérations de cette nature, la COFACE est usufruitière des actifs, les industriels en gardant la pleine propriété. Là encore, il s’agit d’un montant différentiel. Par ailleurs, de manière exceptionnelle, les charges liées à la construction de ces bâtiments ont été « cofacées » à hauteur de 100 %, contre 95 % généralement, de façon à ce que tous les industriels soient indemnisés, y compris les sous-traitants.
Ensuite, j’entends parler des marges. Sur ce point, il y a une discussion entre DCNS et la COFACE, qui relève du secret des affaires. Je suppose que vous recevrez le président-directeur général de DCNS. La COFACE pourra sans doute indemniser comme frais généraux une partie de la marge de DCNS liée à son rôle en tant qu’architecte de système. En revanche, elle n’indemnisera pas la marge commerciale, laquelle n’est jamais assurée dans les mécanismes de la COFACE. Là aussi, j’ai vu que l’on ajoutait des éléments qui n’avaient pas à l’être.
Le montant « cofacé » est non pas de 1,2 milliard d’euros, montant initial du contrat, mais de 865 millions. À cela, la COFACE va ajouter l’indemnisation des frais de gardiennage, soit 1 million par mois pour chaque bateau, et l’indemnisation des frais généraux, qui est aujourd’hui objet de discussion avec l’industriel. Au total, le coût de la garantie de la COFACE pourrait atteindre 1 milliard d’euros. Mais il ne s’agit pas là du montant du sinistre éventuel, qui ne sera constaté qu’au moment de la revente des bâtiments par DCNS. Là encore, c’est un montant différentiel : la COFACE défalquera le prix de revente – qui sera public – du montant indemnisable en fonction de l’accord initial passé avec l’industriel.
On dit que cette opération va impacter le budget de l’État, la COFACE bénéficiant elle-même d’une contre-garantie de la part de l’État. Cependant, cela va l’impacter non pas comme une dépense, mais comme une moindre recette, au titre des sommes excédentaires que la COFACE reverse chaque année à l’État. Cette moindre recette ne sera supportée que lorsque la revente aura été effectuée et que le sinistre aura été constaté, peut-être en 2016 ou en 2017.
Enfin, je souhaite apporter des précisions concernant les sommes qui font l’objet de l’échange de lettres. Le programme 146 de la mission « Défense » a été ponctionné pour payer les Russes, mais il a été recrédité dans les trois jours des 893 millions que DCNS avait reçus et sera réabondé en fin d’année des 56,7 millions restants. L’opération est donc neutre pour le budget du ministère de la défense. En revanche, elle ne l’est pas pour le budget général de l’État, qui reste sollicité à hauteur de 56,7 millions cette année.
Les accords sont entrés en vigueur au moment de leur signature. Le même jour, nous avons signé l’accord intergouvernemental, l’échange de lettres, la mise en paiement et l’avenant industriel – les Russes ayant donné à ce moment-là la garantie que leurs sociétés seraient indemnisées, sans quoi ROE n’aurait pas signé ledit avenant. En droit interne, l’accord s’inscrit dans l’architecture de textes que vous avez évoquée, madame la présidente.
Le reste, ce sont des commentaires spéculatifs. Je rappelle que cet accord amiable a été recherché autant par les Russes que par les Français. Je suis assez satisfait de ce résultat et des équipes qui ont travaillé pour l’obtenir. Je mesure aussi que lorsqu’on signe un accord, on est deux : l’un des objectifs de la négociation était de faire en sorte que cette question ne devienne ni un irritant ni un facteur bloquant dans la relation franco-russe. Si les Russes ont signé l’accord, avec les conditions qu’il prévoit, c’est qu’ils ont considéré qu’ils étaient convenablement traités au regard de leurs intérêts étatiques et de la juste indemnisation du préjudice qu’ils auraient pu subir.
Mme la présidente Élisabeth Guigou. Je vous remercie vivement, monsieur le secrétaire général, pour ces premières précisions que vous avez bien voulu nous donner.
Le Gouvernent souhaite que l’accord sous forme d’échange de lettres signé le 5 août soit examiné rapidement. Notre commission désignera son rapporteur seulement le 15 septembre, après la réunion du groupe majoritaire qui aura lieu ce jour-là. Le rapporteur pressenti est M. Michel Vauzelle.
Mme la présidente Élisabeth Guigou. Il a déjà pu commencer ses travaux et sera donc en mesure de présenter son rapport aussitôt après sa nomination. Je précise qu’aucune disposition du Règlement n’impose de délai entre la nomination d’un rapporteur et la présentation de son rapport. Il n’est pas dans nos habitudes de procéder dans une telle précipitation, mais beaucoup d’autres commissions nomment un rapporteur le jour même de la discussion d’un texte législatif. Je remercie Michel Vauzelle d’avoir bien voulu commencer à approfondir cette importante question avant sa nomination effective. Je le remercie également de me remplacer à la présidence de cette séance.
Présidence de M. Michel Vauzelle, vice-président de la Commission
M. Michel Destot. Merci, monsieur le secrétaire général, d’avoir précisé, avec beaucoup de pertinence, les conditions dans lesquelles cet accord a été signé. Permettez-moi d’ouvrir le champ de notre échange en évoquant les exportations sur les marchés dits sensibles. Le succès commercial des satellites, du Rafale, peut-être du Mistral, des missiles, de la cybersécurité et même de nos avions civils dépend de la capacité d’innovation et, donc, de l’indépendance de l’industrie française. Or nous connaissons malheureusement, en France et en Europe, des difficultés dans la filière électronique, en particulier des micro- et des nanotechnologies, avec Alcatel, Nokia ou encore STMicroelectronics. De ce fait, nous risquons d’être soumis au veto de pays tels que les États-Unis avant même de conclure des contrats, à plus forte raison en cas de contentieux. Rappelons que, parmi les nombreuses raisons pour lesquelles la filière électronucléaire française avait été mise en avant, il y avait la volonté d’indépendance stratégique nationale. Le Mistral est-il concerné par ce problème ? N’est-il pas nécessaire pour la France – votre rôle de conseiller peut être décisif en la matière – d’opérer un redressement dans le domaine de l’électronique, notamment des micro- et des nanotechnologies, soit pour elle-même, soit pour l’Europe ?
Mme Odile Saugues. Je salue la volonté des deux parties d’éviter que leurs relations ne s’enveniment. L’accord sous forme d’échange de lettres contient une clause qui conditionne les éventuels transferts des savoir-faire et des technologies reçus par une partie en application de l’accord du 25 janvier 2011 à l’accord préalable écrit de l’autre partie. Mais comment peut-on s’assurer que ces transferts n’ont pas déjà eu lieu ?
M. Pierre Lellouche. Monsieur Gautier, vous êtes un personnage considérable au sein de la République, au parcours brillantissime, de la Cour des comptes à la Fondation Pierre Bergé en passant par différentes attributions dans de grands journaux. Vous assurez en outre la présidence du conseil d’administration de l’École nationale des chartes, ce qui n’est pas la moindre de vos fonctions. Vous me permettrez donc de m’étonner de la légèreté de votre propos. (Exclamations de plusieurs commissaires de la majorité.)
Je me pose une série de questions. Dans cette affaire, vous avez choisi un « divorce pour faute », puisque vous reconnaissez avoir causé un préjudice à la Russie et que vous vous mettez en position d’indemniser ce préjudice – telle est l’expression que vous avez utilisée à plusieurs reprises. Si la non-livraison de ces bateaux tient à la France, il y a en effet préjudice. Mais chacun sait que, selon les termes même du Président de la République, les conditions de la livraison n’étaient pas réunies, et que la cause de la non-livraison est le « fait du prince », en l’espèce du prince Poutine avec l’invasion de la Crimée : pour la première fois depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, un État souverain a été envahi par un État membre de la grande famille européenne. Donc, s’il y a une faute qui a conduit à l’annulation des licences d’exportation, elle est du côté russe. Dès lors, il n’y a rien à indemniser, des procédures d’arbitrage étant prévues entre les États et entre les entreprises.
D’ailleurs, il est impossible pour l’opposition de se prononcer sur ce texte tant que nous n’aurons pas communication de la totalité des pièces, à savoir, entre autres, du contrat commercial, notamment des clauses d’arbitrage et d’indemnisation prévues – les contrats commerciaux prévoient toujours, surtout en matière de vente d’armes, des conditions d’interruption, notamment en cas de fait du prince. Si la faute est celle de l’autre, il faut aller à l’arbitrage. Or, en acceptant d’indemniser, vous vous placez dans l’hypothèse où c’est notre faute, ce que je ne comprends pas politiquement. D’autant que, juridiquement, cela entraîne une série de conséquences, y compris financières, sur lesquelles je vais revenir.
Lors de sa conférence de presse hier, le Président de la République a fait un exposé intéressant et intelligent sur la situation en Ukraine et sur le processus de Minsk, entamé en janvier de cette année. Or il a été décidé de suspendre le contrat au moment même où commençait ce processus qui devait conduire à un apaisement de la situation en Ukraine. Si tout se passe bien, M. Porochenko va obtenir les instruments juridiques qui permettront de calmer le jeu et de trouver une issue positive à l’ensemble des contentieux avec la Russie, militaires et économiques – je pense notamment aux sanctions prises par la Russie qui affectent notre agriculture. Sur le plan politique, permettez-moi de m’étonner : pourquoi fusiller le contrat Mistral au moment où apparaît une perspective de sortie de crise ? Pourquoi maintenant ? Et pourquoi en reconnaissant avoir causé un préjudice à la Russie, alors que c’est nous qui en subissons un du fait de la Russie ?
Les aspects juridiques sont, eux aussi, un peu étonnants. Encore une fois, il nous est très difficile de nous prononcer – notamment à moi, en tant que juriste – sans avoir lu la totalité des textes. Les deux textes très courts que vous nous présentez, l’échange de lettres et le protocole, ne règlent en rien les questions de fond sur le plan du droit. J’ai besoin de savoir qui compense qui, et où est l’indemnité. Vous affirmez que l’opération est neutre sur le plan budgétaire. Cependant, les Russes ont payé 893 millions d’euros non pas à l’État français, mais à une entreprise, qui les a encaissés et les a probablement déjà dépensés pour construire les navires. En outre, vous dites que ces bâtiments sont un actif qui ne sort pas du budget de l’État et qu’il est compensé. Or il n’en est rien : l’argent n’est pas là ! C’est un tour de passe-passe ! Cela ne coûte, selon vous, que 57 millions, mais où est, dès lors, la réparation du préjudice ? Il y a un loup quelque part, que je ne vois pas, car je ne dispose pas de la totalité des pièces.
Enfin, monsieur Gautier, je suis surpris de la façon un peu expéditive dont tout cela est vendu à l’Assemblée nationale. Premièrement, nous avons besoin de la totalité des pièces pour nous prononcer et pas seulement de ces deux courts papiers qui sont le résultat d’un accord. Deuxièmement, je m’interroge sur l’opportunité politique de signer un tel accord aujourd’hui. Troisièmement, de deux choses l’une : ou bien ce sont les Russes qui sont responsables de la suspension des licences d’exportation et, dans ce cas, c’est à eux d’en supporter le coût, et il n’y avait pas à rembourser quoi que ce soit ; ou bien c’est nous qui acceptons de rembourser un préjudice, et nous nous mettons alors en faute pour quelque chose qui n’est pas de notre fait. Pardonnez-moi, je vous le dis comme je le pense : votre « package » est invendable en l’état.
À l’époque, ainsi que je l’ai déclaré publiquement, il était en effet impossible de vendre ces bateaux conformément au contrat qui avait été signé à Saint-Pétersbourg en présence de M. Medvedev et de moi-même. Mais c’était non pas de notre fait, mais du fait de l’action des Russes. Dès lors, pourquoi nous mettre dans cette position aujourd’hui ? C’est complètement incompréhensible ! Et les conséquences juridiques et financières en découlent.
Monsieur le secrétaire général, cette question mérite un examen beaucoup plus approfondi, sur la base de la totalité des pièces. J’espère que le rapporteur en aura communication et qu’il voudra bien partager ces informations avec les autres députés, faute de quoi, selon moi, la plupart de mes collègues de l’opposition ne pourront pas voter ce texte.
Je me félicite que la présidente de notre commission ait choisi d’organiser cette audition, et vous remercie de vous y être prêté, monsieur le secrétaire général. Les choses s’étant précipitées à la sortie des vacances, nous avions besoin de cette clarification. Ces premiers éléments d’information, précieux mais sans doute encore insuffisants, à tout le moins aux yeux de certains collègues, nous permettront de mieux aborder la discussion en commission des affaires étrangères. .
Parfois, ainsi que Molière et d’autres l’ont dit, un mauvais accord vaut mieux qu’un bon procès. Du reste, je ne suis pas persuadé que cet accord soit mauvais. Les deux parties sont convenues de mettre un terme à ce différend d’une façon qui leur a paru équitable – ce que nous aurons à apprécier. Cela démontre que les rapports entre la France et la Russie ne sont pas conflictuels, contrairement à ce que l’on entend parfois. Les deux pays peuvent avoir des points de vue différents, mais il y a un respect mutuel et, ainsi que l’a souligné Odile Saugues, une volonté de ne pas envenimer les relations, voire de dépasser les différends. C’est sans doute ce qu’il faut retenir.
Reste que les questions qui sont à l’origine des sanctions ne sont pas encore traitées. Pour autant, ce n’était pas une raison pour laisser traîner ce dossier car, avec le temps, la situation n’aurait fait que se dégrader. De l’accord, je retiens que la France se réappropriera les bâtiments, ce qui n’est pas neutre dans le débat, et que l’on évite un certain nombre de contentieux qui nous mèneraient aux calendes grecques – je concède que l’adjectif est mal choisi.
Pouvez-vous nous en dire plus sur les États susceptibles d’être intéressés par ces navires, dont il a été question dans la presse ? L’accord sous forme d’échange de lettres précise que la France ne pourra pas les revendre « sans en avoir informé préalablement par écrit la partie russe ». Quel est le sens de cette expression ? S’agit-il essentiellement d’une forme de courtoisie ou cela peut-il aller plus loin ?
M. Nicolas Dupont-Aignan. Monsieur le secrétaire général, vous déployez beaucoup de talent pour faire passer une décision scandaleuse et honteuse, comme s’il s’agissait d’une simple promenade de santé !
Je ne reviens pas sur le gâchis financier, si ce n’est sur le fait qu’il faudra bien remplacer les équipements russes par d’autres pour revendre les bateaux. Quel est le montant de cette remise aux normes ? Il ne doit pas être négligeable.
Vous n’avez pas évoqué le gâchis industriel. Personne ne parle un instant des ouvriers de nos chantiers navals qui ont construit ces navires et qui voient ainsi leur travail gâché. Ces femmes et ces hommes ne sont que de la main-d’œuvre ! Cela n’intéresse pas les autorités et ne compte pas dans les décisions !
Plus grave encore, c’est un gâchis de politique étrangère considérable. C’est le symbole de la soumission de notre pays et de sa politique étrangère. La France ne vaut pas plus que les pays baltes et la Pologne qui l’ont sifflée ! Le Président de la République et son gouvernement s’inclinent, alors même que le Président a reconnu hier que la situation s’améliorait en Ukraine. Comment peut-on jeter 1 milliard d’euros par la fenêtre à un moment où les Français paient tant d’impôts, simplement pour obéir à un coup de sifflet de Bruxelles et des États-Unis ? C’est, je le répète, une honte !
Au-delà, cela décrédibilise la parole de la France, notamment aux yeux des pays émergents. Les signatures de contrats, qui permettent justement à notre pays et à nos industriels de se différencier des États-Unis, seront désormais soumises aux ordres des Américains. C’est un argument commercial fondamental que le Président de la République et son gouvernement ruinent.
Enfin, c’est un gâchis de la relation franco-russe. Le mérite de cette vente, c’était de lancer une coopération technologique avec la Russie, de travailler avec ce grand pays dont nous avons besoin. Mais nous avons bien compris que vous préférez l’Ukraine à la Russie !
Je remarque d’ailleurs que les sanctions sont totalement inefficaces : les exportations américaines à destination de la Russie ont augmenté. Ainsi, celui qui donne l’ordre ne se prive pas d’exporter, comme il le faisait d’ailleurs en Iran, alors que les exportations françaises vers la Russie s’effondrent et que nos agriculteurs le paient très cher. À Moscou, les fromages suisses ont remplacé les fromages français. Bien évidemment, l’embargo est une invention de l’Union européenne et une obligation imposée par elle.
Vous faites ce que l’on vous demande de faire, mais cette décision restera en travers de la gorge de nos compatriotes et, surtout, va casser l’indépendance de notre pays. C’est un très mauvais signal. J’aimerais avoir une réponse sur le coût de la remise aux normes des bâtiments, étant entendu que vous ne pouvez pas me répondre sur le reste, puisque vous en êtes solidaire.
M. Paul Giacobbi. Je souhaite revenir sur la chronologie des faits. Le 24 juillet 2014, Laurent Fabius avait lui-même rappelé la règle pacta sunt servanda – les accords doivent être honorés – en ce qui concerne le contrat sur les Mistral, en toute connaissance de cause, c’est-à-dire malgré les difficultés sur le dossier ukrainien à ce moment-là et face à la position du gouvernement américain, qui avait ouvertement regretté que Paris n’ait pas décidé une suspension du contrat.
Dans un deuxième temps, il a été décidé de suspendre, puis, finalement, de résilier le contrat. Enfin, troisième acte, le Président de la République a déclaré hier qu’il proposerait une réunion sur la situation en Ukraine avec les dirigeants russe, allemand et ukrainien avant la session de l’Assemblée générale des Nations unies, en indiquant qu’il « plaiderait pour la levée des sanctions » si le processus de Normandie aboutissait favorablement. Je vous le dis franchement : j’ai du mal à suivre !
S’agissant du prix, nous savons compter et nous ne pouvons pas gober que cela ne coûte que 57 millions ! À quel prix réussirons-nous à refourguer – passez-moi l’expression – ces deux bateaux ? Je l’ignore, mais je doute fort que nous les revendions au même prix. En tout cas, pour le moment, le différentiel que vous avez évoqué est de 1 milliard. En comptabilité publique comme privée, lorsque l’on établit une provision, on doit tenir compte de la pire des situations, à savoir, en l’espèce, de l’éventualité de voir cet actif nous rester sur les bras !
D’autre part, pourriez-vous être plus précis sur le coût du démontage et du transport des équipements russes, puis de leur remplacement par des éléments normalisés ?
Surtout, il y a le prix du ridicule et la question de la crédibilité en tant que vendeur, à laquelle faisait allusion Laurent Fabius. Une semaine après avoir déclaré qu’il serait inconcevable que la France livre les Mistral, un ministre allemand a estimé, lors d’un déplacement à New Delhi, qu’il serait absurde que l’Inde achète des Rafale à la France, car on voyait bien qu’elle n’était pas un partenaire fiable en matière de livraison d’armes ! J’ai d’ailleurs communiqué cette information au ministre concerné.
Au moment de la vente des Mistral, en 2011, nous connaissions déjà la nature du régime russe et les difficultés qu’il pouvait créer tant sur le plan intérieur que sur le plan international. Nous ne l’avons pas découvert à l’occasion de la crise ukrainienne ! Peut-être avions-nous mal évalué les choses à l’époque, une telle évaluation étant par nature très difficile. Quoi qu’il en soit, dès lors que nous vendons des équipements militaires à des pays qui peuvent créer des difficultés dans quelques années, nous risquons de nous retrouver dans une situation analogue : avoir soit à honorer un contrat dans des conditions difficiles, soit à le rompre avec toutes les conséquences qui en découlent.
M. Axel Poniatowski. Pour examiner ce projet de loi, nous devons porter notre attention essentiellement sur les aspects financiers, techniques et juridiques, ainsi que vient de le faire excellemment Pierre Lellouche. Mais, au-delà, la réalité de cette affaire pitoyable, c’est un formidable gâchis politique et, finalement, une dégradation de notre politique étrangère depuis maintenant trois ans. Nous en avons eu la démonstration hier lors de la conférence de presse à l’Élysée : il est tout de même extraordinaire d’entendre le Président de la République adopter sur la Syrie un point de vue qui est exactement l’inverse de ce qu’il nous avait expliqué il y a un an ! Comment croire qu’il puisse avoir raison en ce qui concerne nos relations avec la Russie, lorsque, à l’évidence, il prend le contre-pied de ce qu’il a dit et fait jusque-là sur la Syrie ?
Je vois dans cette affaire, je le répète, un formidable gâchis politique. Selon moi, nous avons complètement tort depuis le début dans notre relation avec la Russie. Nous n’avons pas fait ce que nous aurions dû faire. Notre diplomatie n’a pas été assez active ni assez pragmatique au début de la crise, au moment des événements en Crimée, voire avant. Nous aurions pu mener des actions diplomatiques pour éviter ce qui s’est passé par la suite, en particulier dans l’est de l’Ukraine. Nous avons laissé faire, nous nous sommes contentés d’être des témoins dans cette affaire, alors que, lors de la crise géorgienne, nous avions pris des initiatives qui avaient évité le pire. Nous assistons à une dégradation continuelle de notre relation avec la Russie. Ceux qui pensent que cette relation n’est pas conflictuelle se trompent de manière patente.
Qui plus est, dans toute cette affaire, la France aura finalement été la principale si ce n’est la seule victime de l’embargo. Aucun pays anglo-saxon n’en a subi les conséquences, ou si peu ! Mais le plus grave, c’est l’impact sur notre image aux yeux du monde : la signature de la France est aujourd’hui profondément dégradée. Vu notre attitude à l’égard de la Russie, qui peut croire que nous tiendrons nos engagements ? Tout cela nous amènera soit à rejeter le projet de loi, soit à nous abstenir.
Pour que nous ayons une vue complète de ce dossier, monsieur le secrétaire général, il faut que vous nous disiez quel est l’état des discussions en cours avec un certain nombre de pays – on entend beaucoup de choses à propos du Brésil, du Canada, de l’Égypte, de l’Arabie saoudite – et quelles sont les perspectives en ce qui concerne la revente de ces bâtiments. Vous nous avez dit, brillante démonstration à l’appui, que cette opération ne coûterait rien à la France. Mais cela pourra lui coûter assez peu comme cela pourra lui coûter 1 milliard ! Car plus le temps passera, plus ces bateaux perdront de la valeur.
Mme Marie-Louise Fort. Merci pour votre exposé, monsieur le secrétaire général. Le coût que vous avez estimé prend-il bien en compte tous les frais annexes liés à l’annulation de cette opération ? Vous en avez déjà énuméré quelques-uns : les frais d’aménagement du port de Vladivostok, l’adaptation des trente-deux hélicoptères Kamov, la formation de 400 marins russes pendant un an, de la marge escomptée par DCNS, les frais de maintenance – à distinguer du gardiennage – des navires et, enfin, leur « dérussification ».
Au-delà de la querelle de chiffres, ces éléments techniques me conduisent à m’interroger sur les possibilités réelles de rachat des deux bâtiments. Ainsi qu’Axel Poniatowski y a fait allusion, des discussions sont en cours notamment avec le Canada, qui souhaite renouveler sa flotte, et avec l’Égypte, qui a déjà conclu plusieurs contrats d’armement avec la France. Eu égard à la configuration des bâtiments, aux systèmes d’armes spécifiques initialement embarqués, aux possibilités d’interopérabilité de ces systèmes, sans oublier l’obligation d’informer les autorités russes de la vente par écrit, quelles sont, d’après vous, les options les plus probables ou, à tout le moins, les plus souhaitables techniquement pour la revente de ces bâtiments ? Si nous ne les revendions pas, le préjudice serait beaucoup plus important pour la crédibilité tant de nos technologies que de nos engagements en matière d’exportations d’armement.
M. Philippe Baumel. Merci, monsieur le secrétaire général, pour votre exposé très précis. Pouvez-vous nous donner plus de détails sur le coût d’entretien des bâtiments, ainsi que sur celui du démontage des équipements russes, que vient d’évoquer Marie-Louise Fort ?
S’agissant des conséquences de l’annulation de ce contrat, j’ai lu il y a quelques semaines dans différents journaux nationaux que d’autres contrats d’achat de navires français lui étaient liés. Je pense notamment à des navires câbliers et à deux ravitailleurs franco-russes qui pouvaient être commandés dans un deuxième temps. Ces commandes sont-elles remises en cause ? Quelle est leur ampleur financière ?
Enfin, quels sont les clients possibles pour le rachat de ces bateaux et dans quelles conditions ? Quel est l’état d’avancement des négociations, compte tenu des conditions dégradées de la revente ?
M. François Rochebloine. Merci pour votre intervention, monsieur le secrétaire général, qui nous a éclairés sur la situation autrement que ne le font les médias. Je reviens sur la question du respect des contrats, soulevée par Axel Poniatowski : quelle est la crédibilité de la France dès lors qu’elle n’a pas honoré un tel contrat avec un pays aussi important ? Quelles peuvent être les conséquences sur nos relations ultérieures ?
Vous avez indiqué que nous devrons informer les autorités russes en cas de revente. Celles-ci pourront-elles s’opposer à une exportation vers tel ou tel pays ? Ou bien maîtrisons-nous le processus ?
Enfin, et c’est sans doute le point le plus important, quelles sont les perspectives de rachat de ces bâtiments ? Ce n’est pas quelque chose que l’on peut mettre en vente sur Le Bon Coin ! Ce sera probablement très difficile, ce n’est sans doute pas pour demain – vous avez évoqué 2016 ou 2017 – et le coût d’aménagement des navires en fonction des demandes des éventuels acheteurs risque d’être relativement élevé.
M. Alain Marsaud. Je souhaiterais que l’on fasse la différence entre deux notions héritées du droit romain : le lucrum cessans – le gain manqué – et le damnum emergens – la chance perdue. Le gain manqué ayant été évoqué, je m’intéresse plus particulièrement à la chance perdue. Monsieur le secrétaire général, existe-t-il réellement des prospects ? Au moment de la rupture du contrat, nous avons entendu des responsables politiques évoquer toute une liste de pays susceptibles d’être intéressés par lesdits bateaux : il ne manquait que le Zimbabwe… Or il ne s’agit pas de n’importe quels bateaux, et on ne peut pas les vendre à n’importe qui ni n’importe comment. Il nous arrive de recevoir des chefs d’état-major étrangers qui sont intéressés par un produit et font des promesses, mais celles-ci sont rarement suivies de propositions sérieuses. Pouvez-vous dire devant les membres de la commission des affaires étrangères si vous avez réellement un ou deux clients sérieux avec qui négocier ? Ou bien allons-nous être obligés de brader ces bâtiments ?
Mme Valérie Fourneyron. Ma question s’adresse à vous, monsieur le président : dans la mesure où il y a à la fois un accord intergouvernemental et un avenant commercial, ne serait-il pas souhaitable que notre commission auditionne la DCNS ?
M. Michel Vauzelle, président. Je recevrai M. Guillou dans le bureau de la présidente. Si certains d’entre vous souhaitent participer à cette réunion, je ne peux qu’y être favorable.
M. Pierre Lellouche. Le rapporteur est-il donc nommé ?
M. Michel Vauzelle, président. Le rapporteur n’a pas encore été nommé.
M. Pierre Lellouche. Quelle est alors votre légitimité pour recevoir le président-directeur général de DCNS ?
M. Michel Vauzelle, président. Tout député, en tant que représentant de la Nation, peut recevoir qui il entend recevoir.
M. Pierre Lellouche. Nous souhaitons avoir les mêmes droits ! Soit M. Guillou s’exprime devant l’ensemble de la Commission, soit vous le recevez en tant que rapporteur. Or vous n’avez pas été nommé rapporteur !
M. Michel Vauzelle, président. Je note votre intérêt pour cette audition. Nous allons voir comment nous organiser.
M. Louis Gautier. Dans le cadre de cette audition, j’interviens en tant que secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale au titre du mandat qui m’a été donné. Il ne m’appartient pas de commenter la politique du Gouvernement, ni de débattre avec la représentation nationale de l’ensemble de la politique étrangère de la France. Je crois savoir que vous avez un programme d’auditions ministérielles, à l’occasion desquelles ce débat pourra rebondir.
Je n’ai pas, c’est vrai, l’habitude de parler à la légère, et j’ai même eu l’impression de vous lasser en donnant beaucoup de précisions techniques. Je vais devoir revenir sur un certain nombre d’entre elles.
Il faut toujours revenir aux textes comme le suggère l’un d’entre vous qui a évoqué l’École des chartes. Les textes que nous présentons à la représentation nationale ne sont pas de nature différente de ceux qui avaient été signés en 2011, ni dans leur économie générale, ni par le nombre de leurs articles, ni même par leur teneur. Les accords intergouvernementaux peuvent comporter plusieurs dizaines d’articles ou bien, comme en 2011 et dans le cas présent, une dizaine ou une quinzaine.
J’ai évoqué le risque de préjudice en cas de naissance d’un contentieux. C’est justement pour éviter la naissance d’un contentieux et d’un préjudice que nous avons choisi la procédure de résiliation à l’amiable. Et si les Russes ont écrit avec nous : « Le gouvernement de la République française et le gouvernement de la Fédération de Russie, ci-après dénommées les Parties, prenant en considération les circonstances signalées par la Partie française comme faisant obstacle à l’exécution de l’Accord de coopération du 25 janvier 2011, etc. » ; « tenant compte du souhait commun, etc. » ; « les Parties contribuent au règlement, etc. », c’est qu’il s’agit non pas d’un « divorce pour faute », mais d’un accord par consentement mutuel.
M. Pierre Lellouche. C’est vous qui avez parlé d’indemnisation du préjudice et du fait que la France doit « payer son dû ». Les mots ont un sens !
M. Louis Gautier. Je suis désolé, peut-être n’ai-je pas été suffisamment précis. J’ai parlé de risque de préjudice lié au contentieux si l’on avait laissé jouer les règles d’arbitrage sans aller vers une négociation et une résiliation à l’amiable. Un arbitre aurait forcément constaté un préjudice. C’est ce que nous avons voulu éviter. Et c’est ce à quoi aboutit ce texte.
Il n’y a pas de « gâchis industriel », au contraire. Ainsi que je l’ai dit d’entrée de jeu, les deux BPC ont été construits. Les sociétés françaises sous-traitantes sont allées au terme de l’exécution du contrat et le bassin d’emploi a été préservé.
S’agissant des éléments de coût, j’ai bien distingué deux choses : le sinistre indemnisable par la COFACE, dont on ne connaîtra le montant qu’au moment de la revente, et l’impact pour le budget de l’État. Ainsi que cela apparaît dans les documents budgétaires, DCNS a restitué dans les trois jours au budget de l’État sur le programme 146 les 893 millions d’euros qu’elle avait reçus des Russes. Dans la mesure où elle bénéficie d’une garantie de la COFACE, elle n’allait pas conserver ces sommes en surplus. En outre, afin que l’opération soit neutre pour le budget de la défense, le programme 146 sera réapprovisionné à hauteur de 56,7 millions d’euros en fin d’année, selon un mécanisme qui reste à déterminer, peut-être dans le cadre de la loi de finances rectificative. In fine, il reste un peu moins de 57 millions d’euros à la charge du budget général de l’État, donc du contribuable français. Cette somme ne correspond pas à un préjudice. Ce terme ne figure d’ailleurs pas dans le texte des accords, qui prennent simplement acte du fait que la partie russe avait engagé des frais en surplus que nous lui avons remboursés.
Il ne m’appartient pas d’apprécier – j’ignore d’ailleurs qui pourrait réaliser cette pesée – les effets de la résiliation de ce contrat acceptée d’un commun accord sur l’ensemble de la politique commerciale de la France en matière d’armement. Je ne vais pas faire la liste de tous les contrats d’armement qui ont été signés depuis lors. Cependant, un certain nombre de chiffres parlent d’eux-mêmes : la France a vendu à la Pologne cinquante hélicoptères Caracal pour un montant compris entre 2,5 et 3 milliards d’euros. Je ne pense pas que cet achat aurait eu lieu si nous avions livré le premier BPC à la Russie à l’automne.
C’est non pas au regard de la situation d’aujourd’hui qu’il faut examiner les choses, mais au regard de celle qui prévalait le 15 octobre 2014 : les accords de Minsk, dont l’encre était à peine sèche, n’étaient pas encore appliqués. La France a alors pris la décision de ne pas procéder à la livraison du BPC et s’est donc exposée, d’un point de vue contractuel, à des revendications russes. Ainsi que je l’ai indiqué, si les accords intergouvernementaux nous avaient permis d’invoquer les circonstances pour déroger à nos obligations, nous aurions saisi cette possibilité. Mais cette possibilité n’existait pas.
Deux d’entre vous m’ont interrogé sur les transferts de technologie. Sur ce point, il y a un effet d’aubaine car l’accord intergouvernemental signé le 5 août 2015 vient combler un vide. Il protège en effet mieux la propriété intellectuelle des industriels français, notamment de DCNS, que dans le cadre précédent. Aux termes de l’accord de 2011, les Russes auraient conservé la pleine propriété sur les transferts de technologie qui leur avaient été consentis, d’autant qu’existait la perspective de réaliser deux autres BPC, option qu’ils ont décidé de ne pas exercer, en 2013. Avec l’accord de 2015, nous ne remettons pas en cause ces transferts de technologie, les Russes ayant eux-mêmes participé à la fabrication des bâtiments dans le cadre de cette coopération. En revanche, nous leur interdisons de transférer les licences et les connaissances qu’ils ont accumulées à l’occasion de ce travail en commun.
Pour ce qui est des prospects, je n’ai pas mandat sur la revente des navires. Cela relève de la compétence du ministère de la défense et de son délégué général pour l’armement. Ainsi que la presse s’en est fait l’écho, des démarches sont en cours avec Singapour, l’Égypte, l’Inde et le Canada. Certaines sont informelles, d’autres sont plus avancées. Il y aurait une certaine facilité à revendre les BPC aux Égyptiens ou aux Indiens – s’ils persévèrent dans leurs intentions – compte tenu du standard de leur flotte et de leurs habitudes de coopération avec la Russie. En effet, si le coût de la « dérussification » est faible, de l’ordre de 2,5 millions d’euros, celui de la remise aux normes des bâtiments peut être plus ou moins élevé en fonction du standard de la flotte du pays auquel nous allons les vendre : il sera moindre s’il s’agit d’une flotte dont le standard est proche ou compatible avec les exigences techniques russes que s’il s’agit d’un standard de type OTAN.
La facture finale dépendra des coûts de gardiennage, du coût de démontage – faible, donc –, du coût d’adaptation au standard du client – variable, ainsi que je viens de l’expliquer – et de la décote éventuelle – mais non certaine - lors de la revente, que certains d’entre vous ont évoquée. C’est en déduisant l’ensemble de ces coûts du montant « cofacé » que l’on constatera l’importance du sinistre.
M. Alain Marsaud. Qui vous paraît le client le plus sérieux ?
M. Louis Gautier. Ce sont les Égyptiens qui ont montré le plus d’intérêt, à différents niveaux. Le ministre de la défense sera mieux à même de vous répondre sur ce point.
Mais il y a encore loin de ces marques d’intention à la concrétisation éventuelle d’une revente des bâtiments. L’opération de résiliation à l’amiable avec la Russie a pris quelques mois. La revente prendra nécessairement, elle aussi, plusieurs mois.
M. François Rochebloine. La Russie peut-elle s’y opposer ?
M. Louis Gautier. Non, les Russes n’auront pas de pouvoir de veto sur la vente. C’est précisément ce que nous avons négocié avec eux.
M. François Rochebloine. Quel que soit le pays ?
M. Louis Gautier. Oui. Au cours de la négociation, nous avons assuré aux Russes que leurs intérêts de sécurité seraient pris en compte. Cela étant, les pays que j’ai cités au titre des prospects ne sont pas ceux à l’égard desquels la Russie pourrait avoir des objections. De toute façon, je le souligne, la Russie ne pourrait formuler que des objections politiques. Du point de vue juridique, nous n’avons qu’une seule obligation, celle de l’informer préalablement par écrit. Nous n’avons pas à recueillir un accord préalable. Nous avons donc l’entière liberté de revendre les BPC à qui nous voulons. Mais il y aura naturellement un accompagnement politique, quel que soit le pays acheteur.
En ce qui concerne les frais annexes, seuls demeurent ceux que j’ai mentionnés tout à l’heure lorsque j’ai évoqué le sinistre indemnisable par la COFACE. Mais il s’agit d’un sujet franco-français. Vis-à-vis des Russes, nous sommes quittes : nous avons signé l’accord et payé immédiatement. Nous ne leur devons plus rien d’un point de vue financier. La seule chose que nous leur devons encore, c’est un certain nombre de matériels militaires qu’ils avaient installés à bord des navires et que nous nous sommes engagés à leur restituer très rapidement – les accords prévoient un délai maximal de six mois. Les équipes russes sont d’ores et déjà à pied d’œuvre pour assister à ce démontage et le contrôler.
M. François Rochebloine. Bravo pour avoir trouvé un accord en si peu de temps. Mais la rupture du contrat n’arrange-t-elle pas d’une certaine manière les Russes ? Ainsi que vous l’avez dit, votre interlocuteur ne semblait pas très favorable à l’accord signé en 2011 entre la France et la Russie.
M. Louis Gautier. Monsieur le député, je ne sonde pas les cœurs et les reins de mes homologues russes. Ils étaient divers : autour de la table, certains étaient plus attachés que d’autres à la réalisation du contrat.
Pour ma part, en tant qu’émissaire français, j’ai négocié en fonction des intérêts de la France, j’ai essayé de réduire l’exposition du budget de l’État et de faire en sorte que notre pays retrouve la propriété de ces bâtiments sans aucune entrave.
On peut bien sûr spéculer sur la nature des intérêts russes. Selon moi, l’intérêt principal des deux pays était que cette question ne vienne pas polluer des dossiers diplomatiques majeurs, notamment le règlement de la crise ukrainienne et la question des négociations avec l’Iran.
M. Michel Vauzelle, président. Je vous remercie vivement, monsieur le secrétaire général, pour la qualité de votre exposé et de vos réponses aux membres de la Commission.
Au cours de sa première séance du mardi 15 septembre 2015, la commission procède à l’audition de M. Hervé Guillou, président-directeur général de DCNS.
Mme la présidente Élisabeth Guigou. Après avoir reçu la semaine dernière le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), Louis Gautier, qui a négocié l’accord du 5 août dernier avec la Russie, nous accueillons aujourd’hui Hervé Guillou, président-directeur général de DCNS, accompagné de ses collaborateurs, MM. Fabien Menant et Nicolas Gaspard. DCNS est en effet l’entreprise concernée au premier chef par l’annulation du contrat Mistral, puisque c’est elle qui avait signé le contrat commercial avec les Russes et pilotait le projet.
Je remercie Hervé Guillou d’avoir bien voulu se rendre disponible malgré un calendrier très contraint.
Je vous rappelle que nous entendrons tout à l’heure, à dix-huit heures trente, Laurent Fabius sur les tenants et aboutissants politiques de ce sujet.
Cette annulation, qui est évidemment une décision politique, a des conséquences économiques et financières. Avant de passer la parole à Hervé Guillou, je voudrais rappeler quelques faits.
Se pose d’abord la question des conséquences financières et de l’indemnisation par la Compagnie française d’assurance pour le commerce extérieur (COFACE) pour le préjudice subi. Je voudrais à cet égard écarter une polémique absurde entretenue par certains articles de presse : c’est bien la COFACE qui a assuré le contrat et c’est le budget de l’État qui in fine en subira les conséquences, car cette assurance a été passée non sur les fonds propres de la COFACE, mais dans le cadre d’un régime de garanties publiques que cette entreprise gère pour le compte de l’État. Dans ce mécanisme, le budget de l’État empoche les bénéfices de ce régime, s’il y en a, et en subit les conséquences si l’affaire a pour effet de les réduire ou de les supprimer. Il ne s’agit pas d’une dépense supplémentaire pour l’État, mais d’une moindre recette, imputée sur les dividendes que verse chaque année la COFACE à l’État.
Pour le reste, nous savons que le dossier n’est pas bouclé et que la COFACE et les entreprises sont en discussion sur le montant de l’indemnisation. Monsieur Guillou, vous nous direz donc ce que vous pouvez nous dire sans nuire aux intérêts de votre entreprise. Nous savons aussi que l’Etat a porté à 100 % le taux d’indemnisation, mais que certains frais ne sont par nature pas indemnisables, de même que la marge commerciale de l’entreprise. Quelles sont les conséquences de cette affaire pour DCNS ?
Il faut aussi se poser la question de l’alternative : en l’absence d’accord avec les Russes, quels étaient les risques et les coûts potentiels ? D’après les documents dont nous disposons, le contrat commercial que votre entreprise a signé en 2011 prévoyait des pénalités très lourdes, qui pouvaient tout compris représenter 20 % du marché, ainsi qu’un recours à l’arbitrage commercial en cas de différend. Mais il ne permettait pas un éventuel dédit pour des motifs tenant à l’évolution de la politique de la Russie. Pouvez-vous nous confirmer ces points et nous donner une évaluation de ces risques ?
Il y a aussi les enjeux pour l’emploi et le développement de l’entreprise. Le bâtiment de projection et de commandement (BPC) est une magnifique réalisation. Tous les corps de métiers qui ont participé à ce chantier en sont fiers à juste titre. L’annulation de ces livraisons ne va-elle pas porter préjudice aux salariés, à l’emploi et à l’avenir de l’entreprise ?
Les deux BPC ont été construits jusqu’au bout, ce qui évite toute conséquence immédiate sur le plan de charge. Mais on entend dire que d’autres contrats potentiels étaient liés aux BPC ; il avait également été prévu, semble-t-il, de construire deux autres bâtiments. Dans l’autre sens, il y a aujourd’hui des négociations commerciales avec des pays tels que la Pologne qui seraient exclues si nous n’avions pas mis fin au contrat Mistral. Peut-on donc trouver des compensations à ces moindres perspectives commerciales ? Où en êtes-vous des perspectives de revente des deux BPC ? La manière dont la décision a été prise par le Gouvernement les affecte-t-elle ? Enfin, aurait-on pu procéder autrement ou la procédure amiable était-elle la moins mauvaise des solutions ?
M. Hervé Guillou, président-directeur général de DCNS. Je suis heureux d’avoir l’opportunité de faire le point devant vous sur la vision des industriels à ce sujet.
Il convient d’abord de rappeler l’histoire de ce dossier pour comprendre le déroulement des opérations et leur dénouement financier.
Tout commence en janvier 2011 par la signature d’un accord intergouvernemental (AIG) relatif à la construction de BPC, suivie, six mois après, par celle d’un contrat entre DCNS et Rosoboronexport (ROE), une société de droit russe ayant une licence d’importation et d’exportation de matériel militaire. Ce contrat entrait en vigueur le 1er novembre.
Ces dates ne sont pas sans importance au regard de l’analyse du contentieux et des discussions sur l’indemnisation de DCNS, car elles montrent que l’acte politique a largement précédé l’acte commercial. Il s’agissait d’abord d’une coopération franco-russe de gouvernement à gouvernement suivi par un acte contractuel.
De plus, le contenu de cet accord dépassait celui des accords habituels de gouvernement à gouvernement, puisque le Premier ministre, dans sa lettre de juin 2011, s’engageait à ce que le Gouvernement mette tout en œuvre pour que DCNS respecte et exécute ce contrat dans son intégralité.
En outre, le contrat commercial que nous avons avec ROE, qui est la déclinaison du contrat intergouvernemental, a été négocié sans compétition. D’ailleurs, DCNS et l’État ont été ensemble à toutes les étapes de la discussion.
Ce contrat prévoyait pour un montant de 1,12 milliard d’euros la fourniture de deux BPC – montant qui s’est ensuite élevé à 1,2 milliard en raison de l’ajout de quatre chalands de transport de matériel (CTM) et deux Landing Catamaran (L-CAT®), fabriqués par CNIM.
L’AIG prévoyait aussi – ce qui a été repris dans le contrat sous forme d’option – une licence pour construire des BPC supplémentaires sur place, avec un montant forfaitaire de 30 millions d’euros plus la fourniture exclusive par DCNS d’équipements pour la construction en Russie de deux BPC, tout en apportant toutes les garanties nécessaires pour faciliter le transfert de technologies et la documentation.
Le 21 septembre 2012, au début de la construction du premier bateau, a été signée la police d’assurance de la COFACE, qui était standard, avec un taux de couverture des coûts de 95 % – la police de la COFACE ne remboursant pas les marges, mais seulement les coûts.
La coopération avec la Russie a été exemplaire : beaucoup d’ouvriers français se sont rendus dans ce pays et beaucoup de marins russes sont venus en France. Nous avons, le 3 septembre 2014, présenté le premier bateau aux essais à la mer avec pratiquement un mois d’avance. Ce contrat s’exécutait tout à fait normalement quand, quasiment le même jour, dans le contexte d’annexion de la Crimée par la Russie, le Président de la République a indiqué que les conditions ne semblaient pas réunies pour la livraison du premier bâtiment, le Vladivostok.
La livraison était prévue contractuellement le 1er novembre, puis le 14 novembre, et, le 24 novembre, le Gouvernement a notifié à DCNS sa décision d’ajourner l’examen de la licence d’exportation de ce bâtiment.
DCNS s’est alors trouvée dans une situation compliquée : il nous a fallu la protéger d’une résiliation pour faute au cas où nous ne le livrerions pas. Nous nous sommes donc déclarés, au titre de l’article 14 du contrat, en état de force majeure. Si cela n’avait pas été le cas, nous aurions pu avoir à notre charge non seulement la construction à nos frais par un tiers des BPC, c’est-à-dire l’équivalent de 1,2 milliard d’euros, mais aussi les pénalités ; autrement dit, nous exposions la société à une perte de 1,5 à 2 milliards d’euros.
Ce cas de force majeure a permis de protéger la société pendant 183 jours, ce qui était pour nous l’essentiel, en attendant une expression plus formelle de l’État français.
Nous avons déclaré le 24 novembre un sinistre à la COFACE et avons dû contractuellement poursuivre à nos frais la fin des essais du premier bateau et la construction du second – le Gouvernement ayant alors ajourné, et non refusé la livraison – avec un tiers de confiance, le bureau Veritas, qui a en fait validé les certificats de réception qui auraient dû être signés par la marine russe.
À partir de février 2015, le SGDSN a été chargé par le Président de la République de négocier des conditions amiables d’interruption éventuelle du contrat. Sa lettre de mission prévoyait que DCNS et moi-même devions lui donner notre assistance. S’est ainsi tenue jusqu’à mi-juin une longue série de réunions avec les Russes à Moscou.
Je précise à cet égard que les Russes ont été extrêmement corrects, dans un climat constructif. Aucune des parties n’a cherché à abuser de la situation – on avait évoqué un moment des demandes de l’ordre de 1,2 à 1,4 milliard – et l’attitude des industriels a aussi été très correcte. Nous avons ainsi pu négocier un contrat de résiliation dans des conditions qui nous paraissent tout à fait raisonnables, sachant que nous n’avons d’autre obligation que de démonter les GFX, c’est-à-dire les matériels russes embarqués à bord, et de les renvoyer en bon état de marche en Russie. Moyennant quoi, les Russes nous ont restitué nos cautions bancaires, sauf une petite caution de 23 millions d’euros visant à garantir la bonne exécution de notre obligation de restitution de ces équipements, à démonter dans les 6 mois à partir du 5 août. En même temps, devait être entamée une autre série de discussions avec la COFACE pour que ces démontages, l’entretien des navires, le maintien des garanties, le gardiennage et diverses prestations soient assurés après le sinistre et nous soient intégralement remboursés.
Aujourd’hui, le Premier ministre a arbitré, moyennant la souscription d’une prime complémentaire, au mois de mai, le principe d’une indemnisation à 100 % de tous les industriels ayant contribué. Je rappelle les grandes masses de ce contrat de 1,2 milliard d’euros dont DCNS est maître d’œuvre: 660 millions d’euros pour STX, 80 millions pour Thales et 40 millions pour CNIM.
Sur la partie construction, tous les industriels ont vu leurs paiements garantis, y compris leur marge, c’est-à-dire tous les sous-traitants, à la seule exception de CNIM, qui avait un contrat COFACE distinct. Mais nous avons encore des discussions sur les frais pouvant être inclus dans le périmètre de remboursement de DCNS, sachant que pour l’instant notre marge bénéficiaire est perdue : il faut savoir qu’elle représente un an de recherche et développement de notre entreprise.
Nous avons aujourd’hui un premier seuil d’accord avec la COFACE et l’engagement du Président de la République – qu’il m’a renouvelé en Égypte – que les industriels seraient remboursés. Il nous reste donc à terminer ces discussions pour nous faire rembourser à 100 % tous nos frais passés et à venir, y compris de recommercialisation.
Le risque d’absence d’accord avec la Russie était pour nous considérable, très supérieur aux 20 % du montant du contrat. En cas de rupture du fait de la France, on s’orientait vers trois ou quatre ans de procédure d’arbitrage plus ou moins publique et, selon nos avocats, des pénalités de l’ordre du milliard d’euros. Cette procédure amiable a évité ce risque, qui aurait incombé soit à l’État si les Russes l’avaient jugé fautif, soit à DCNS s’ils avaient considéré que nous n’avions pas exécuté notre contrat – ils ont d’ailleurs pendant plusieurs mois soigneusement entretenu l’ambiguïté à cet égard…
En termes d’emplois directs, nous n’avons rien perdu puisque nous avons continué l’exécution de notre contrat jusqu’au bout. Mais, en termes de préjudice direct, nous avons perdu une opportunité de recette de 30 millions d’euros et de fourniture d’équipements pour deux bateaux supplémentaires, que l’on peut estimer à 200 ou 300 millions, ainsi qu’une possibilité de construire deux navires câbliers.
Si aujourd’hui, certains mettent en cause la parole de la France, j’observe qu’on a signé un contrat de frégate FREMM en Égypte et que nous avons engagé des discussions en Malaisie ou en Amérique du Sud. Je n’ai pas constaté à ce jour de conséquence directe en tout cas sur le commerce.
S’agissant de la Pologne, je vois que l’affaire des hélicoptères est en train de se dénouer. Pour ce qui nous concerne directement, on n’a rien pu observer puisque le programme des sous-marins a été décalé.
Quant aux questions de revente, elles sont extrêmement confidentielles. Nous veillerons également à ce que, en cas de revente, DCNS puisse retrouver une partie de ses bénéfices. Nous en discutons en ce moment avec l’Etat.
En conclusion, j’estime que nous avons fait au mieux. L’entente avec le SGDSN a été excellente dans le contexte politique auquel nous étions confrontés. Mais si nous avons réglé, et très bien réglé la transaction avec les Russes, il faut nous assurer que l’industrie ne supporte pas de conséquences économiques. Nous avons des engagements : il faudra qu’ils soient suivis d’effets.
M. François Rochebloine. Il valait mieux effectivement un accord amiable, qui donne finalement satisfaction aux deux parties, qu’un procès à l’issue incertaine.
Les sous-traitants ont été remboursés, dites-vous : heureusement ! Ils n’allaient pas servir de victimes dans cette affaire. Cela dit, je regrette qu’on n’ait pas vendu ces deux Mistral : on n’en serait pas là.
M. Gautier a évoqué devant nous un coût supplémentaire de 57 millions d’euros. Les 23 millions de caution dont vous parliez s’ajoutent-ils à cette somme ?
Il est heureux qu’il n’y ait pas de préjudice pour l’entreprise. Vous avez fait votre travail, les salariés le leur et les Mistral ont été menés à bien jusqu’au bout, à juste titre.
Reste que le budget de l’État devra en supporter les conséquences. L’argent encaissé ayant été remboursé, nous nous retrouvons avec l’actif. Pouvez-vous nous apporter plus de précisions sur la revente des deux BPC ? On nous a parlé de Singapour, de l’Égypte, entre autres. On ne vend pas un Mistral sur le « Bon Coin » et il faudra sans doute y apporter des modifications, pour un coût élevé. Si nous parvenons à réaliser une opération à coût nul, ce ne sera pas mal…
En tout état de cause, je vous indique d’ores et déjà que le groupe UDI votera le projet de loi soumis au Parlement à ce sujet.
Mme Seybah Dagoma. Pouvez-vous nous donner des éléments d’information sur les transferts de technologies ?
Mme Marie-Louise Fort. Le projet de loi qui nous est soumis souligne que les industriels ne supporteront pas de conséquences économiques du fait de l’annulation de ce contrat. Mais vous avez évoqué quelques frais : quel est votre bilan à ce jour ? Y a-t-il des pertes sèches ?
Si l’État, responsable de la résiliation, vous doit encore de l’argent, pouvez-vous espérer limiter ces pertes par l’éventuelle revente de ces navires ?
En tant que PDG d’une entreprise française, dont une part du capital est possédée par l’Etat, que vous inspire le fait qu’il rembourse 100 % des coûts et marges au groupe coréen STX ?
Enfin, que pensent le personnel, les ingénieurs et les ouvriers de la situation ?
M. Jacques Myard. La clause de transfert de technologies est très ambiguë. On nous avait dit que nous étions libres de revendre les navires. Or le deuxième alinéa du point 2 de l’accord dit que « les Parties n’accordent pas d’autorisation à la réexportation […] pour des savoir-faire et des transferts de technologies reçus de l’autre Partie au cours de la réalisation de l’Accord de coopération, sans l’accord préalable écrit de l’autre Partie ». C’est une chausse-trappe redoutable.
De tels navires ne sont pas simples. Un certain nombre de protocoles ont été visiblement élaborés d’un commun accord entre les deux parties. Dès lors qu’ils concernent la sécurité de l’autre partie et que nous revendons ces navires à un pays tiers, ne risquons-nous pas d’être bloqués ?
M. François Cornut-Gentille. Sur quelle base juridique avez-vous abondé le programme 146 ?
Quelles sont les conséquences sur le bilan de 2015 de DCNS ? Quelles sont les hypothèses de délai de remboursement par la COFACE ? Si rien n’est fait avant fin 2015, que se passera-t-il pour le bilan de votre entreprise ?
M. Pierre Lellouche. Nous sommes très heureux de vous recevoir, monsieur le président, car ce n’est pas sans mal que nous avons obtenu de pouvoir parler avec DCNS…
La façon dont le Gouvernement traite le contrôle parlementaire dans cette affaire est proprement indigne. La compensation du préjudice – j’emploie les termes de M. Gautier – a été versée à la Russie avant même que l’accord l’autorisant soit voté par le Parlement, ce qui fait de cet exercice une parodie de démocratie. Ou bien nous servons à quelque chose et nous approuvons un accord qui vise à régler une situation à notre détriment, ou bien nous ne servons à rien. Et c’est le cas : l’organisation de ce débat, ainsi que la nomination du rapporteur, à la dernière minute font partie de cette même improvisation permanente que je déplore.
Il est très difficile de nous prononcer sur les décisions prises par l’exécutif sans connaître le contrat que vous avez signé avec l’entreprise russe. Vous avez fait état dans votre présentation d’un article 14 concernant la force majeure dont je n’ai pas connaissance, et je ne connais pas davantage la clause d’arbitrage. « Nos avocats nous ont dit que… » On a déjà entendu cela dans d’autres affaires. On nous explique que, si notre pays était allé à l’arbitrage, nous aurions nécessairement perdu plusieurs milliards ; vous venez vous-même de le répéter. Or vous dites aussi que vous avez protégé votre entreprise en utilisant cet article 14 sur la force majeure. S’il y a force majeure du fait du comportement des États, votre entreprise est certes protégée, mais je ne sais pas non plus à quel niveau elle est assurée par la COFACE.
Le 7 septembre, le Président de la République a indiqué que nous nous orientions vers une solution à la crise en Ukraine et qu’il envisageait donc la levée des sanctions. Dans ce cas, il faut vendre les bateaux, reprendre les échanges agricoles, etc. Ou bien nous allons vers une solution ou bien le problème n’est pas près de se régler, mais je ne comprends pas l’attitude qui consiste à considérer que l’on a perdu d’avance, car ce qui oblige l’État français à bloquer la licence d’exportation, c’est le comportement de l’État russe, c’est le fait du prince, c’est un cas de force majeure. Pourquoi, dès lors, considérer que l’arbitrage est perdu d’avance alors que ni vous ni même l’État français n’êtes responsables de la décision ? Cela ne relève pas d’un arbitrage, mais de la Cour internationale de justice ! En tant que juriste, ces arguments me surprennent.
Comment voulez-vous, par ailleurs, que nous nous prononcions sur l’accord et ses conséquences pour votre entreprise alors que nous ne connaissons pas le bilan de celle-ci ni le coût d’une éventuelle revente ? Vous dites avoir la promesse du Président de la République d’être remboursé à 100 %. Fort bien, mais cela, nous ne le savons pas, et vous non plus : ce n’est encore qu’une promesse. En outre, combien cela coûtera-t-il au contribuable ? M. Gautier dit 57 millions : vous me permettrez de considérer que c’est une galéjade, car vous avez vous-même indiqué que la finalisation du premier navire et la construction du second avaient été réalisées à vos frais. Avec quel argent avez-vous donc abondé le programme 146 vidé par l’État ? Comme l’argent des Russes a forcément été absorbé par la construction, vous avez bien dû l’emprunter !
Quelles sont par ailleurs les perspectives de revente ? Combien pensez-vous que valent ces bateaux aujourd’hui ? Si cela ne vous coûtera rien, tant mieux pour vous, mais quid du contribuable ? Quel sera le prix de revente, et donc le différentiel qu’il devra supporter ?
Nos collègues Seybah Dagoma et Jacques Myard ont évoqué les transferts de technologie sous l’angle de la capacité d’exportation retrouvée par la France, mais quand on vend un bateau de guerre, on fournit également des centaines de kilos de documentation. Cette documentation a été envoyée en Russie et probablement traduite en russe. Les Russes ont donc tous les éléments sur le Mistral, de A à Z. Qu’est-ce qui les empêche de construire, demain, des Mistral et de les exporter ? Plusieurs responsables russes disaient déjà, au moment de la signature du contrat, que ce n’était pas la peine d’acheter ces bateaux à la France, ils étaient capables de les construire. Si en plus ils ont la documentation, c’est sûrement ce qu’ils vont faire. Que ferez-vous alors ?
Il sera difficile à notre groupe d’approuver l’accord dans de telles conditions. Nous pouvons comprendre, connaissant la situation politique, que la France n’ait pas souhaité livrer ces bateaux ; c’est après tout un choix légitime. Mais la façon dont l’accord a été conclu est discutable, et nous n’avons pas non plus été mis en situation de pouvoir le juger.
Mme la présidente Élisabeth Guigou. Les questions de M. Pierre Lellouche sont parfaitement légitimes et je pense qu’il a exprimé les interrogations de beaucoup d’entre nous, mais, avant de dire que notre travail est une parodie, il faut attendre les réponses aux questions, à celles qui sont posées à cet instant à M. Guillou, et elles sont nombreuses, comme à celles qui le seront tout à l’heure à M. le ministre Laurent Fabius.
De même, cher collègue, si vous parlez d’« improvisation » et employez le qualificatif « indigne », je pense pour ma part que le sujet ne se prête pas à de la polémique politicienne. Quand on voit ce à quoi nous exposait le contrat initial, à savoir l’interdiction pure et simple de la revente des navires sans l’accord des Russes, on peut se demander si l’appréciation des risques au départ n’a pas été pour le moins incomplète… Nous reviendrons néanmoins avec le ministre sur les conditions dont notre assemblée est consultée dans cette affaire.
Mme Chantal Guittet. En ce qui concerne les transferts de technologie, pensez-vous que les deux BPC dont aurait besoin la Russie pourraient être construits par les Russes seuls ?
Mme la présidente Élisabeth Guigou. Quel était d’ailleurs l’intérêt des Russes, pour qui le contrat initial était tellement favorable, d’entrer dans une solution amiable ? J’ai beaucoup entendu dire qu’à l’époque où le contrat a été conclu, il existait chez de nombreux responsables russes le sentiment que la Russie pouvait construire elle-même ce type de bâtiment, et qu’ils doutaient de l’opportunité de signer un contrat avec la France.
Mme Odile Saugues. L’image de la DCNS et de l’industrie française ne risque-t-elle pas de pâtir de cette rupture de contrat, même si elle se fait à l’amiable ?
M. Hervé Guillou. Les 23 millions ne sont pas un coût : il s’agit d’une caution bancaire pour d’éventuels litiges sur l’état de restitution des matériels russes que nous allons envoyer dans les six prochains mois. Si tout se passe normalement, cette caution sera levée en fin d’exécution et ramenée à zéro. En outre, elle est suffisamment bien découpée pour que, même si nous avions des ennuis, le droit de tirage sur cette caution ne dépasse pas, d’après nos estimations, un montant de 1 à 3 millions.
Les 57 millions correspondent des coûts engagés par les Russes, concernant par exemple le fonctionnement du navire école Smolny envoyé à Saint-Nazaire pour héberger les équipages, ou des coûts directs dans le processus de construction et d’acquisition des bateaux. Ce sont les seuls coûts directs que la France a accepté de rembourser. Le remboursement effectué le 5 août était constitué de deux sommes : d’une part, 893 millions pour le cash avancé par les Russes pour la construction des navires et, d’autre part, 56,9 millions de coûts supplémentaires. C’est ce qui donne les 950 millions et quelques de remboursement, mais le coût budgétaire pour l’État français n’est que de 56,9 millions.
Le processus permettait d’assurer un transfert correct du paiement à la Russie.
Je ne sais pas aujourd’hui quels seront les résultats sur le bilan 2015. Nous avons passé des provisions dans le bilan 2014 car nous avions déclaré une probabilité de sinistre et nos commissaires aux comptes ont recommandé de le faire. L’écart résiduel de 65 millions avec la COFACE sur notre base de coûts doit être résorbé dans les cinq mois, avant la clôture des comptes pour 2015.
M. Pierre Lellouche. Combien avez-vous dépensé pour le deuxième BPC ?
M. Hervé Guillou. Entre octobre et septembre de cette année, nous avons mis en cash quelque 140 millions, mais cela va avec une valeur de construction.
Nous faisons très attention, à la fois dans les discussions avec les futurs clients et l’État français, à bien distinguer ce qui ressort du sinistre, à savoir tous les coûts passés avant le 5 août 2015, plus l’entretien, le démontage et la remise à niveau, pour lesquels nous avons envoyé deux devis à la COFACE, l’un pour le démontage et l’autre pour le maintien en état des navires, les assurances, la prolongation des garanties des fournisseurs, etc., jusqu’à une date potentielle de livraison.
M. Pierre Lellouche. Combien cela coûtera-t-il à la COFACE ?
M. Hervé Guillou. Cela dépendra de la date à laquelle nous revendons les navires. Le démontage coûtera au total 2,5 millions, et si nous vendons les deux BPC en 2016, nous estimons que le coût de livraison et d’adaptation ne devrait pas dépasser 60 ou 70 millions.
La force majeure était au départ contestée par la COFACE, pendant plusieurs mois, jusqu’en février-mars. Si la force majeure n’avait pas été reconnue, DCNS n’était pas remboursée à 95 % mais à 50 % ou moins –, mais aussi par les Russes, jusqu’en février également, c’est-à-dire jusqu’à ce que nous entrions en discussion amiable. Les Russes souhaitaient se ménager la possibilité d’un recours pour faute contre l’État français et/ou DCNS: accepter la force majeure, c’était accepter implicitement de ne pas partir dans un processus de demande de pénalités. Nous nous sommes entourés des conseils de très grands cabinets d’avocat et dispositions d’évaluations très sérieuses du préjudice.
Au sujet du transfert de technologie, je passe la parole à mon collègue Nicolas Gaspard.
M. Nicolas Gaspard. Le transfert de technologie portait, d’une part, sur la plateforme propulsée, c’est-à-dire le navire et sa construction, et, d’autre part, sur le système de combat.
Sur la plateforme propulsée, le contrat prévoyait la réalisation des deux parties arrière par une entreprise russe, OSK, à Saint-Pétersbourg. Cette construction a eu lieu et, par conséquent, le transfert de technologie nécessaire pour qu’OSK puisse livrer ces parties a été réalisé. Au moment de la résiliation, il a été convenu avec la partie russe qu’ils détruiraient les documents (Rires) et, surtout, qu’ils s’engageaient à respecter nos droits de propriété intellectuelle. Le savoir-faire portait d’ailleurs essentiellement sur des problèmes d’ordonnancement de chantier et d’organisation des tâches dans une construction de nature essentiellement mécano-électrique. Autrement dit, rien qui mette en péril notre savoir-faire technologique.
En ce qui concerne le système de combat, la décision du Gouvernement est intervenue au moment où nous allions communiquer un certain nombre de documents, en particulier concernant les codes sources. Nous nous sommes bien sûr abstenus de les envoyer. Le hasard du calendrier a fait qu’il n’y a quasiment pas eu de livraison sur cette partie. Seules ont eu lieu quelques visites d’experts russes chez des industriels français, dont DCNS.
M. Hervé Guillou. Nous ne sommes pas contraints par l’engagement de non-réexportation car, une fois les matériels russes démontés, nous n’avons plus que du savoir-faire d’origine française. Le second paragraphe de l’article 2 ne nous contraint absolument pas à cet égard. Nous avons pour seule obligation d’informer la partie russe de notre intention d’exporter, mais non de leur demander une quelconque autorisation. Les Russes, en revanche, sont contraints par cette clause parce qu’ils ne peuvent rien utiliser sur la coque propulsée, ni pour reproduction ni pour exportation d’un design, ou bien ils se mettraient clairement en faute au regard du droit international et nous pourrions le faire valoir.
Mme Seybah Dagoma. Dans le coût global de l’opération, à combien évaluez-vous la première partie ?
M. Nicolas Gaspard. Cela n’a pas été chiffré de cette manière. Nous pourrons bien sûr vous communiquer un chiffre, mais ce n’est pas un coût spécifique dans le coût de production des bateaux.
M. Hervé Guillou. Une question a été posée sur ce que pensent les ouvriers, les administrateurs salariés, les salariés actionnaires, les actionnaires privés et publics de DCNS. Avant de signer le protocole de résiliation, j’ai bien sûr réuni le matin même mon conseil d’administration pour lui rendre compte de la situation et demander un vote. Le conseil a d’ailleurs été tenu étroitement informé au préalable, par un groupe ad hoc organisé en son sein et qui s’est réuni depuis le début du mois de mai.
Je ne porte pas de jugement sur les actionnaires. STX est une société française comme une autre, nous aussi. À ce titre, le conseil de DCNS, dans sa résolution, a exigé que la direction veille à ce que DCNS soit remboursée comme les autres à 100 %. Cette tâche, que j’ai reçu mandat d’exécuter d’ici à la fin de l’année est légitimée par le principe d’égalité devant les charges publiques.
L’un de vous a dit que ce ne serait déjà pas mal si nous revendions les bateaux à coût nul. Je ne peux accepter un tel raisonnement. DCNS prend tous les risques. Ce n’est ni le Gouvernement français ni la COFACE qui signera le contrat de vente, mais DCNS. C’est elle qui sera le coupable, aux yeux du client, s’il se présente des problèmes sur les bateaux. Je ne vois donc aucune raison pour ne pas récupérer au moins une partie de mes marges à l’occasion de la revente. Dès lors que nous assumons des responsabilités vis-à-vis d’un nouveau client, ces responsabilités doivent être couvertes par des marges.
Je ne sais pas ce que sera le prix de revente, mais plus nous vendrons vite, mieux nous vendrons. Plus cela traînera, plus nous serons confrontés à des problèmes de maintien de garantie et de maintenance, ainsi qu’à des exigences de remises à jour. Ce sera à l’État de décider à quel prix il peut revendre les navires, et la fourchette est extrêmement large. J’ai du mal à imaginer que ce sera au prix où ils ont été vendus aux Russes : les clients ne sont pas idiots et demanderont au moins la désinflation. Le prix dépendra du package global, mais il y aura forcément une décote significative.
Je n’ai pas d’avis personnel sur ce que pouvait être l’intérêt des Russes à entrer dans une logique de règlement amiable. Tout au plus puis-je imaginer qu’ils n’avaient pas plus envie que nous que l’on parle de cela pendant des années. C’est un sujet qui crée un bruit médiatique relativement important.
M. Jean Glavany. Je ne suis plus un tout jeune parlementaire et c’est la première fois que je travaille sur un dossier de ce type. Les députés explorent là une terre inconnue. Par conséquent, je serais plus prudent que M. Lellouche sur l’appréciation de la méthodologie de notre travail.
Même si l’État en détient encore quelque 65 %, DCNS est une société de droit privé.
M. Hervé Guillou. Effectivement : détenue à hauteur de 64 % par l’État, de 35 % par Thales et de 1 % par ses salariés. Et j’ai obligation de défendre l’intérêt social de l’entreprise.
M. Jean Glavany. Absolument. Ce qui veut dire que le contrôle du Parlement sur les comptes d’une société de droit privé est, dans ces terres inexplorées, plus compliqué encore.
M. Pierre Lellouche. Il s’agit de connaître le préjudice pour le contribuable !
M. Jean Glavany. J’entends bien, mais cela complique les choses. D’une certaine manière, le fait qu’une société privée gagne ou perde de l’argent ne regarde pas le Parlement, même si cela nous concerne indirectement.
En outre, la question de la décision politique du Gouvernement de ne pas livrer les bateaux n’a pas à être posée au président de DCNS, mais aux politiques. Enfin, ce qui nous intéresse, pour la défense du contribuable, c’est l’application du protocole avec la COFACE et de celui avec l’État. Nous venons sur ce point de recueillir des éléments. Avant de dire que nous sommes dans une parodie de contrôle, il faudrait lire le rapport de notre collègue Michel Vauzelle. Je ne doute pas qu’il répondra aux questions posées.
Mme la présidente Élisabeth Guigou. Merci, monsieur le président Hervé Guillou, et bon courage pour vos négociations présentes et futures.
III. AUDITION DE M. LAURENT FABIUS, MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU DÉVELOPPEMENT INTERNATIONAL
Au cours de sa seconde séance du mardi 15 septembre 2015, la commission procède à l’audition de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international.
Mme la présidente Élisabeth Guigou. Nous concluons ce soir nos auditions sur l’accord du 5 août concernant les navires Mistral avec M. le ministre des affaires étrangères, que je remercie d’avoir bien voulu répondre à notre invitation.
La cessation du contrat Mistral est avant tout une décision politique et, à ce titre, je l’approuve : je suis en effet convaincue qu’il n’existait aucune autre option, compte tenu des circonstances. Pouvions-nous passer par pertes et profits l’annexion unilatérale et brutale de la Crimée et la présence militaire russe dans le Donbass ? Non : il fallait évidemment suspendre la livraison des navires Mistral. Nous ne pouvions pas davantage ignorer les préoccupations de nombre de nos partenaires européens : il fallait clore ce dossier. De surcroît, nous avions naturellement intérêt à trouver un arrangement amiable, non seulement à cause des risques financiers qu’aurait présenté un contentieux, mais aussi parce que nos relations bilatérales avec la Russie, l’Ukraine et la Pologne sont trop importantes pour être durablement empoisonnées par un dossier de la sorte.
Il fallait donc trouver un accord amiable ; il l’a été. Il a le mérite de solder le dossier, de limiter les coûts en écartant toute pénalité, de garantir une paix juridique durable et, surtout, de permettre de revendre librement les deux navires – ce que le contrat initial interdisait.
Restent plusieurs questions, monsieur le ministre : les coûts précis pour l’État et pour les entreprises telles que DCNS, la nature stratégique des technologies qui auront in fine été transférées à la partie russe, la possibilité de revendre les navires – et à quel prix – et l’avenir de nos relations avec la Russie. Enfin, pourrez-vous faire le point sur la situation dans le Donbass et sur le processus de Minsk, engagé par le Président de la République et qui commence à porter ses fruits ?
M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international. S’agissant du processus de Minsk, j’ai eu samedi dernier une réunion positive avec mes homologues russe, ukrainien et allemand, à l’occasion de laquelle nous avons abordé la question du cessez-le-feu et celle de la préparation des élections dans le Donbass, préalable à la reconnaissance de la frontière. Plusieurs groupes de travail se sont saisis de ces sujets, dont un groupe politique présidé par M. Pierre Morel ; il est également prévu que les chefs d’État se réunissent en format « Normandie » le 2 octobre prochain. Souhaitons que le climat encourageant qui a prévalu à notre dernière réunion perdure.
J’en viens aux navires Mistral. Je rappelle que la décision de vendre deux bâtiments de projection et de commandement – les BPC – à la Russie a été prise en 2008, et qu’elle a abouti à l’accord intergouvernemental de 2011. La décision de vendre ces bâtiments destinés à la projection de force à un pays ayant récemment agressé un État voisin correspondait à une certaine analyse. L’évolution de la politique russe, l’annexion non reconnue par la communauté internationale de la Crimée et le plongeon du Donbass dans la guerre civile ont rendu incontournable le constat suivant : l’exécution du contrat était impossible. Dès lors, un travail important a été fourni pour éviter tout contentieux, dont les répercussions financières et politiques auraient été très préjudiciables. La Russie n’ayant pas souhaité aller au contentieux, nous avons décidé de négocier les conditions d’un règlement à l’amiable. Un accord a ainsi été signé au début du mois d’août, dont une partie requiert une autorisation parlementaire en vertu de la Constitution.
C’est un esprit de responsabilité qui a présidé aux négociations et à la décision qui en a résulté. Sur le plan international, tout d’abord, le conflit ukrainien, au cœur de l’Europe, a créé une situation exceptionnelle qui compliquait pour le moins la livraison des navires. Quelle aurait été notre légitimité pour contribuer au règlement de cette crise si nous les avions livrés, nous qui parlons si souvent de défense européenne avec nos partenaires de l’Union ?
Ensuite, la France devait faire preuve de responsabilité eu égard à ses engagements – ce pour quoi il était essentiel de privilégier la négociation avec la Russie. La France n’a donc violé aucun de ses engagements, puisque le différend est réglé à l’amiable et que le contrat et l’accord signés en 2011 sont remplacés par de nouveaux textes. J’ai entendu l’argument selon lequel nous nous serions pliés au diktat des États-Unis, mais j’ai bien du mal à comprendre comment cela pourrait être le cas s’agissant d’un accord signé avec la Russie.
Nous devions également exercer notre responsabilité en termes financiers. Or, la négociation avec la Russie nous préserve précisément d’une procédure d’arbitrage dont le résultat eût été hasardeux et certainement plus coûteux.
L’accord amiable qui a été obtenu est satisfaisant car il solde la question et éteint toute possibilité de contentieux. Il prévoit le seul remboursement à la Russie des sommes qu’elle avait engagées, et ce sans pénalités – la négociation a été bien conduite. L’accord permet à la France de disposer de la pleine propriété des navires, ce que ne prévoyait pas le contrat initial. La voie de leur probable revente est donc ouverte ; nous souhaitons qu’elle soit rapide.
Les négociations avec la Russie ont été menées avec discrétion, comme il se doit. Le Gouvernement fait néanmoins preuve d’une totale transparence : le Parlement a été immédiatement informé de la signature de l’accord, dont il est aujourd’hui saisi.
Cet accord comprend quatre textes. Le premier est un accord intergouvernemental qui met fin à l’accord de 2011, qui attribue la pleine propriété des deux BPC à la France et qui exclut tout recours entre les deux pays. Ce texte ne relevant pas de l’article 53 de la Constitution, il ne requiert pas d’autorisation parlementaire ; nous vous l’avons néanmoins communiqué car il forme un tout avec le texte suivant. Le deuxième texte, précisément, prend la forme d’un échange de lettres et prévoit deux dispositions essentielles qui justifient l’autorisation parlementaire : il indique le montant du remboursement et exclut toute indemnisation pour éventuel préjudice à l’égard des tiers. Si l’accord se compose de deux textes et non d’un seul, c’est en raison d’une demande formulée par la partie russe au cours de la négociation, mais cela n’a aucune incidence juridique sur l’ensemble. Le troisième texte est un avenant signé entre DNCS et Rosoboronexport, qui met fin au contrat initial entre les deux entreprises. Enfin, le dernier texte est une convention signée entre l’État et DCNS.
En application de cet accord, l’État a versé 950 millions d’euros à la Russie, dont 893 millions correspondent au remboursement des sommes versées par la Russie et 57 millions au remboursement des dépenses qu’elle a engagées afin d’accueillir les BPC. Le coût total imputable à l’État sera légèrement supérieur, car la COFACE indemnisera les entreprises françaises concernées pour les coûts induits par la réalisation du contrat, dont le montant dépasse celui des acomptes versés par la partie russe. Le montant total pour l’État sera donc de l’ordre de 1,1 milliard d’euros. Cela se traduira par le versement d’un dividende moindre de la COFACE à l’État. Enfin, la France ayant récupéré la pleine propriété des navires, l’objectif est de les vendre rapidement pour un bon prix, ce qui diminuera d’autant le coût final pour l’État.
Le Gouvernement a donc géré au mieux une situation pourtant difficile en préservant nos intérêts diplomatiques et financiers. Parmi les arguments formulés par les uns et les autres, j’ai entendu dire que nos ventes de matériels à l’étranger pâtiraient de l’affaiblissement de notre crédibilité ; or, jamais le montant de ces ventes, quoi qu’on en pense, n’a été aussi élevé. En somme, le contrat initial était fort complexe et contraignant, mais les négociateurs ont accompli un bon travail en aboutissant à un accord amiable avec la Russie pour éviter tout contentieux.
Mme Odile Saugues. J’ai déjà eu l’occasion lors de l’audition de M. Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, la semaine dernière, de me féliciter du climat qui a présidé aux négociations. Vous avez, monsieur le ministre, su préserver l’avenir de nos relations avec la Russie. Comment envisagez-vous l’avenir de ces relations à la lumière de l’évolution de la situation en Syrie ?
M. Pierre Lellouche. Ce dossier était en effet très difficile. En toute franchise, monsieur le ministre, je ne vous ferai pas le reproche de ne pas avoir vendu ces navires au beau milieu d’une crise qui n’est d’ailleurs pas encore réglée – comme je l’ai dit publiquement à l’époque en soutenant la position du Président de la République. Il n’était en effet pas concevable de vendre ces navires alors que venait de se produire la première invasion d’un pays européen souverain depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. En outre, nous avons effectivement des obligations vis-à-vis de nos partenaires européens.
Je ne reviendrai donc pas sur le fond, que nous avons abondamment évoqué au fil des auditions. En revanche, vous avez longtemps exercé un mandat parlementaire, monsieur le ministre, et le moins que l’on puisse dire est que la façon dont nous avons eu à traiter ce dossier en urgence est quelque peu contestable. Nous n’avons pas pu prendre connaissance des éléments financiers et juridiques figurant dans les contrats signés par DCNS, ce qui nous a empêchés d’estimer précisément le coût de cette affaire pour la nation, ni celui des autres options. Vous avez certes écarté celle de l’arbitrage, mais j’ai entendu tout à l’heure le patron de DCNS expliquer qu’il avait lui-même dû recourir à la clause de force majeure pour protéger son entreprise. Comment, dès lors, prétendre que dans un tel cas de force majeure – ou plutôt, en l’occurrence, du fait du prince Poutine –, les chances juridiques de la France auraient été nulles ? Quoi qu’il en soit, je regrette que nous n’ayons pas disposé du temps nécessaire pour traiter convenablement ce dossier, d’autant que l’on nous demande de voter le projet de loi après que l’argent a été versé ; j’y vois un problème d’ordre constitutionnel, mais c’est ainsi.
Au fond, je ne comprends guère votre démarche politique. J’ai suivi le fil de vos déclarations successives : pacta sunt servanda, avez-vous déclaré en pleine crise ukrainienne, époque à laquelle vous avez également rappelé que la France n’avait de leçons d’indépendance à recevoir de personne. Puis vous avez brutalement changé d’avis et bloqué la vente des navires. Quelle cohérence existe-t-il donc entre l’accord du 5 août et les propos tenus par le Président de la République le 7 septembre dernier, selon lesquels les accords de Minsk seraient en bonne voie d’application et la crise devrait être réglée avant la fin de l’année ? Si nous devons sortir de cette affaire par le haut, c’est-à-dire par la levée des sanctions – que nous souhaitons tous, comme le savent d’ailleurs bien les Ukrainiens, ne serait-ce que pour soulager notre agriculture –, pourquoi ne pas aussi sortir par le haut de l’affaire des Mistral ? Pendant cette période, difficile il est vrai, le Gouvernement a tergiversé, avant d’aboutir à un règlement précipité au mois d’août, suivi d’une déclaration contradictoire du Président de la République.
Je peine à comprendre la cohérence politique de tout cela. De deux choses l’une : si les accords doivent être respectés et que la France est aussi indépendante que vous le dites, il fallait vendre les navires ; au contraire, si la solidarité européenne et atlantique primait – et tout y invitait – alors il fallait en suspendre la livraison. Vous avez longuement hésité au fil de la crise et, in fine, la France s’est mise dans la situation de réparer un préjudice – ce pour quoi je n’ai guère été satisfait par les explications que nous a données M. Louis Gautier. La France n’a en l’occurrence aucun préjudice à réparer ! Si nous avons bloqué la livraison de ces navires, c’est parce que la situation politique la rendait impossible, non pas du fait de la France, mais de la Russie. Il n’y avait aucun dédommagement à consentir ; or, c’est ce que nous avons fait. Vous estimez, monsieur le ministre, que la négociation a été parfaitement menée, mais permettez-moi de penser que l’on aurait pu faire les choses autrement. J’y insiste, le fait générateur de cette crise ne vient ni de la France, ni de vous, ni du Président de la République : c’est l’annexion de la Crimée et l’entrée dans le Donbass de moyens militaires russes – où se trouveraient encore aujourd’hui neuf mille soldats russes environ.
Loin de toute polémique, j’ai bien conscience de la difficulté de ce dossier. En pleine crise, les navires ne pouvaient être vendus. Cependant, si vous aviez laissé s’achever le processus de Minsk, dans lequel vous vous êtes beaucoup impliqué, nous aurions peut-être pu aboutir à une solution politique plus positive qui, de surcroît, aurait eu le mérite de créer un climat de confiance dans lequel d’autres questions – la Syrie, en particulier – aurait pu être abordées avec la Russie. En clair, le groupe Les Républicains éprouve certains doutes quant au coût réel de cet accord pour la nation, car nous l’ignorons encore, mais aussi quant à celui des autres options possibles. C’est pourquoi nous ne pourrons pas soutenir la conclusion de l’accord en question.
M. Jean-Pierre Dufau. Nous avons eu lors de précédentes auditions l’occasion d’examiner les conditions juridiques, commerciales, techniques et financières de cet accord, mais il s’agit avant toute chose d’un accord politique. Paraphrasant Balzac, je dirai qu’un compromis vaut mieux qu’un long procès.
M. le ministre. Un bon compromis !
M. Jean-Pierre Dufau. Si nous nous étions lancés dans une interminable procédure d’arbitrage, aurait-on amélioré la situation sur les plans juridique, technique, financier et politique ? Pour ma part, je trouve cet accord intéressant parce qu’il s’agit d’un accord amiable qui solde le dossier, qui permet la revente des navires et qui a été conclu avec célérité. Il fallait en effet traiter rapidement ce problème plutôt que de le laisser s’éterniser.
D’autre part, cet accord est révélateur, car il est le résultat d’une volonté politique des deux parties. J’y vois l’illustration du fait que l’état des relations franco-russes n’est pas forcément celui que l’on dit. Au contraire, ces relations se caractérisent par un socle de confiance qui permet d’aborder telle et telle situation sans taire les différends tout en progressant.
L’évolution favorable des accords de Minsk – au moins pour ce qui concerne le cessez-le-feu, même si nous n’en sommes pas encore à la préparation des élections – démontre une fois de plus que l’accord du 5 août permet de mieux augurer des relations entre la France et la Russie, et que la France, qui a un rôle à jouer dans ce dossier, n’est sans doute pas le pays de l’Union européenne dont la Russie se méfie le plus de ce point de vue. Quelle est, monsieur le ministre, votre appréciation sur la dimension politique de la situation ?
Mme Marion Maréchal-Le Pen. La décision a donc été prise de ne pas livrer ces deux navires. Pourquoi le Gouvernement n’a-t-il pas exigé des compensations financières des pays qui ont exercé des pressions, pour ne pas dire du chantage, sur la France afin qu’elle annule la livraison des Mistral commandés par la Russie ? Pourquoi ne pas avoir exigé des États-Unis qu’ils acquièrent pour les Marines les chalands dont les Constructions industrielles de la Méditerranée tentent d’emporter le contrat, des Polonais l’achat du système sol-air ou un contrat ferme pour les hélicoptères, du Canada le rachat de ces coques ? Toutes relations diplomatiques impliquent la réciprocité. En l’espèce, on a le sentiment que la France, dindon de la farce, est le seul pays qui payera, très durement, les conséquences financières et commerciales de cette décision.
M. Jacques Myard. Monsieur le ministre, c’est refaire l’histoire de penser que la Crimée n’est pas russe…
M. Pierre Lellouche. Elle était turque !
M. Jacques Myard. Allons donc ! Dans ses armoiries figure le lion de Venise ! Nous devons lever les sanctions imposées à la Russie mais nous en sommes empêchés par la prétendue solidarité européenne, qui oblige à l’unanimité. De nombreuses entreprises françaises sont actives en Russie et, alors que le commerce franco-russe représente pour notre pays un intérêt majeur, ce partenaire est en train de se tourner vers la Chine et d’autres interlocuteurs. Cela ne peut durer. Fidèle à mes convictions, je n’approuverai pas l’accord que vous avez négocié, mais j’aimerais savoir comment vous envisagez la levée des sanctions.
Mme Seybah Dagoma. J’aimerais connaître votre sentiment sur le rôle que peut jouer Moscou dans le règlement du conflit syrien. La semaine dernière, le gouvernement américain a dit sa « profonde préoccupation » après que des informations ont fait état que la Russie aurait renforcé sa présence militaire en Syrie. Dans le même temps, le Kremlin ne semble pas avoir d’objection à un processus de transition politique dans ce pays : il ne s'est pas opposé à l’adoption par le Conseil de sécurité des Nations unies d’une déclaration présidentielle en ce sens, sur la base des travaux de Staffan de Mistura, envoyé spécial du secrétaire général pour la Syrie. L’adoption de ce texte marque, pour la première fois depuis deux ans, le consensus du Conseil de sécurité sur la nécessité d’installer en Syrie un gouvernement de transition. Étant donné le récent réchauffement des relations entre Moscou et certains pays du Golfe, dont l’Arabie Saoudite, et la volonté du Kremlin de s’impliquer dans la lutte contre Daesh, peut-on envisager à terme, dans le cas d’une transition politique amorcée, l’ouverture d’un nouveau front à l’Ouest de la Syrie, une coalition conduite par la Russie complétant le front oriental que nous menons avec nos partenaires américains et nos alliés dans la région ?
M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international. Je rappellerai pour commencer à monsieur Myard, contraint de nous quitter, que nous souhaitons, bien sûr, la levée des sanctions imposées à la Russie, mais qu’elles ont été prises pour des raisons précises. Nous travaillons continûment à trouver des solutions à ce dossier, dans lequel la France est en pointe. Au cours de la réunion, satisfaisante, qui s’est tenue dans ce cadre du « format Normandie » à Berlin, samedi dernier, nous avons traité du cessez-le-feu et des épineuses élections au Donbass. Je vous ai indiqué que, le 2 octobre prochain, une réunion, dans le même format, rassemblera à Paris les présidents français, russe et ukrainien et Mme la Chancelière Angela Merkel. Si ces questions pendantes sont réglées sur la base de l’accord de Minsk, la France soutiendra la levée des sanctions. J’ai par ailleurs reçu le ministre russe de l’économie, et notre conversation a été utile. Les sanctions pénalisent beaucoup l’économie russe mais aussi celle de la France et d’autres nations européennes. Nous sommes convenus que les courants d’échanges et les réunions devaient continuer. De la sorte, si les sanctions sont levées nous pourrons agir sans tarder, et si elles ne le sont pas, nos relations ne seront pas rompues.
M. Lellouche a convenu, avec une urbanité dont je lui sais gré, que la situation dans laquelle la négociation a été conduite était difficile, s’interrogeant toutefois sur les raisons qui nous avaient fait écarter l’hypothèse d’un arbitrage. Les spécialistes consultés ont insisté sur la grande part d’inconnu qui caractérise une telle procédure. Outre que l’arbitrage aurait été très risqué et son résultat incertain, il aurait pris des années. Pendant cette durée, aux termes de l’accord complexe négocié en 2008 et conclu en 2011, les navires, immobilisés, n’auraient pas été cessibles et il aurait fallu en payer la garde. Voilà pourquoi il ne nous a pas paru raisonnable de nous engager dans cette direction.
Vous considérez aussi, monsieur Lellouche, que si les choses s’améliorent d’ici la fin de l’année en Ukraine, la signature de l’accord relatif à ces deux navires pourra sembler être intervenue à contretemps. Sachez que nous avons poussé à son extrême limite le délai de négociation dont nous disposions aux termes du contrat. L’accord n’aurait-il pas été signé au moment où il l’a été que nous serions entrés dans une phase contentieuse ; nos interlocuteurs russes nous l’avaient signifié. Le risque aurait alors été de devoir payer des pénalités élevées et le climat politique entre nos deux pays aurait été complétement modifié, sans que nous ayons la certitude que d’ici la fin de l’année l’évolution de la situation générale progresse aussi favorablement que chacun le souhaite et sans savoir si d’autres contentieux ne se produiront pas. Nous avons donc estimé que, compte tenu des termes du contrat, un accord amiable était préférable aux risques qu’aurait emportés un contentieux.
Vous avez souligné avec justesse, monsieur Dufau, que l’accord signé est avant tout d’ordre politique. Lorsque deux parties acceptent d’entrer dans une négociation, c’est qu’elles ont la volonté d’aboutir ; c’était le cas. La Russie tient en effet la France pour un pays indépendant, qui a sa propre stratégie et qui n’est inféodé à nul autre, contrairement à ce que j’ai entendu ; cela compte dans nos relations.
Mme Maréchal-Le Pen se demande pourquoi nous n’avons pas exigé des contreparties de pays dont elle estime qu’ils auraient fait pression sur la France pour qu’elle signe cet accord. J’ai du mal à appréhender la logique paradoxale selon laquelle la France serait « inféodée » aux États-Unis parce qu’elle passe un accord amiable avec la Russie. Nous sommes un État indépendant. Les pays tiers peuvent faire les commentaires qu’ils souhaitent sur l’action que nous menons, mais c’est le Gouvernement français qui a pris une décision dont le résultat est la signature d’un accord qui satisfait la France et la Russie ; j’ai eu à connaître de signes plus patents de dépendance à l’égard de pays étrangers. D’autre part, vous avez sans doute, madame, parlé emportée par la passion, car vous n’ignorez évidemment pas qu’aucune base juridique ne permettrait de demander des compensations à un pays au motif qu’il aurait « exercé des pressions » sur un pays indépendant. L’argumentation polémique ne fait pas le sérieux de la démonstration.
J’en viens pour conclure aux questions de politique générale posées par Mme Saugues et Mme Dagoma. Sans reprendre la discussion que vous avez eue au sujet de la Syrie en séance publique cet après-midi pendant que j’assistais au débat qui, au même moment, se déroulait au Sénat, je me limiterai à redire notre opposition radicale à Daech, groupe terroriste effrayant qui veut la mort de la terre entière dont celle des Français. Nous avons constaté – c’est la base de l’adaptation de notre stratégie – que des attentats en France étaient fomentés par Daech depuis la Syrie. Le souci de la sécurité de la France nous interdit de tolérer cela. Nous intervenons donc sur le fondement de l’article 51 de la Charte des Nations unies pour exercer notre droit de légitime défense, et je dois vous dire ma surprise d’avoir entendu aujourd’hui au Sénat le représentant d’un certain parti affirmer que nous n’aurions aucune légitimité à intervenir ; la première des priorités d’une politique étrangère n’est-elle pas d’assurer la sécurité du pays ? Pour cette raison, nous envoyons des forces aériennes en vols de reconnaissance et, quand les renseignements collectés seront suffisants, nous pourrons intervenir.
Se pose aussi la question des interventions au sol. Je partage l’avis exprimé dans les medias par M. Pierre Lellouche : une intervention terrestre française en Syrie serait déraisonnable et dangereuse. Non seulement aucun pays de la coalition ne veut s’y risquer mais il importe de tirer les leçons des expériences passées. Dépêcher des soldats occidentaux pour des opérations au sol, ce serait tomber dans le piège tendu par Daech qui aurait beau jeu de dénoncer l’intervention de troupes étrangères. Sur le plan strictement militaire, personne ne peut envoyer des soldats français au massacre en Syrie.
L’action terrestre est nécessaire, mais elle relève de l’État syrien.
On en vient alors à Bachar al-Assad, dont l’éviction s’impose pour des raisons morales et par souci d’efficacité. Pour certains, le personnage n’est pas recommandable mais il faudrait néanmoins passer un accord avec lui pour la raison que Daech est plus épouvantable encore. Puis-je rappeler que Bachar al-Assad est responsable de 80 % des morts en Syrie, et que Ban Ki-moon le tient pour un criminel contre l’humanité ? Voilà pour l’argument moral. Mais il y a aussi l’efficacité. Si l’on se penche sur l’histoire de ce petit garçon syrien échoué noyé sur la côte turque et dont la photo a ému le monde, on apprend que son père a d’abord été torturé dans les geôles de Bachar al-Assad avant de s’enfuir avec sa famille pour échapper aux assauts de Daech. Dire que celui qui est responsable de 80 % des morts en Syrie représente l’avenir du pays serait le moyen le plus sûr de pousser la population dans les bras des groupes terroristes. La France a donc pour position qu’il faut lutter contre Daech mais qu’il convient aussi, comme s’y efforce Staffan de Mistura, de trouver une solution propre à préserver la solidité de l’État syrien – sans quoi on se trouvera dans une situation « à l’irakienne » – avec des éléments du régime qui ne seront sans doute pas indemnes de tout reproche, mais sans Bachar al-Assad.
J’en viens à nos relations avec la Russie et avec l’Iran. Les Russes ayant envoyé en Syrie de nouveaux matériels, j’ai à nouveau évoqué la situation dans ce pays avec mon collègue Sergueï Lavrov samedi, à Berlin. Il continue de dire que la Russie souhaite éviter que la Syrie ne tombe dans le chaos – chaos qui règne pourtant déjà –, ajoutant vouloir empêcher que l’État syrien ne s’effondre. Sur ce point, il a raison ; mais il considère aussi que c’est grâce à Bachar al-Assad que l’État syrien tient. Pour notre part, comme je l’ai dit, nous poussons sans relâche à la recherche d’autres solutions. La France est le seul pays qui discute de ces questions avec tous. Vous imaginez aisément que si, avec la présidente de votre commission, je me suis rendu en Iran, ce n’était pas pour traiter du sexe des anges. Je discute régulièrement de ces questions avec mon collègue russe. Ce n’est point par hasard que le Président de la République a été l’invité d’honneur d’un sommet extraordinaire des six pays du Conseil de coopération du Golfe. Nous discutons aussi avec la Turquie, et, bien sûr, avec les États-Unis. Dans tous les cercles où cela est possible, nous favorisons les discussions qui peuvent faire émerger une solution politique en Syrie.
Quel sens donner à l’intervention supplémentaire de la Russie à Lattaquié ? J’entends souvent dire que les Russes veulent préserver leurs intérêts en Syrie ; mais qui songe à les menacer ? Peut-être ce nouveau mouvement tient-il à ce que la Russie, convaincue qu’une négociation politique va s’engager, tient à assurer ses forces par une présence accrue.
De même, nous discutons avec l’Iran et les choses ont bougé avec la conclusion de la négociation sur le programme nucléaire iranien – qui n’aurait pas abouti si la France ne s’était pas montrée ferme. Il est cependant difficile de savoir si l’achèvement de cette négociation entraînera par un effet mécanique un meilleur climat politique. Les positions de l’Iran et de la Russie à propos de la Syrie ne sont pas exactement les mêmes : l’Iran affirme qu’il appuiera Bachar al-Assad quoi qu’il arrive, il y a des éléments iraniens sur le terrain syrien, et l’on ne peut occulter le Hezbollah. Pour autant, nous voulons utiliser l’ensemble des possibles dans tous les cercles où il le faut et, bien sûr, aux Nations unies.
En résumé, nous considérons que les opérations militaires sont nécessaires, mais que la solution est politique. Si nous voulons parvenir à une solution politique, il faut parler avec tout le monde, ce que nous faisons. Quand il faudra envoyer des troupes au sol, quelles seront-elles ? Il y aura des soldats syriens, mais il devra aussi y avoir des militaires arabes. Nous parlons donc, aussi, avec les pays arabes et avec la Turquie, en dépit de nos différends. Mais si nous privilégions une solution politique, nous ne pouvons nous en remettre totalement à la position d’un pays, quel qu’il soit. La diplomatie consiste à essayer de faire converger des positions divergentes. Il se trouve fâcheusement que la France ne forme pas la communauté internationale à elle seule… Ce n’est pas parce que nous ne parvenons pas à convaincre pour l’instant que nous n’intervenons pas. Nous agissons, nous essayons de convaincre et quand des adaptations sont nécessaires, nous les faisons, mais nous ne voulons pas nous engager dans des voies sans issue. Au sein des pays européens, la relation de la France avec la Russie reste particulière ; nous savons son poids et sa force et nous jugeons important de dialoguer avec elle en lui faisant savoir nos points d’accord et nos points de désaccord.
Mme la présidente Élisabeth Guigou. Monsieur le ministre, je vous remercie.
Au cours de sa seconde séance du mardi 15 septembre, la commission examine, sur le rapport de M. Michel Vauzelle, le projet de loi autorisant l’approbation de l’accord sous forme d’échange de lettres avec la Russie sur le règlement des obligations complémentaires liées à la cessation de l’accord du 25 janvier 2011 relatif à la coopération dans le domaine de la construction de bâtiments de projection et de commandement, signées à Moscou le 5 août 2015.
Après l’exposé du rapporteur, un débat a lieu.
M. Jean-Marc Germain. Je voudrais féliciter le rapporteur à la fois pour son travail et pour la décision qu’il nous recommande de prendre. Cette décision est bonne pour trois raisons :
– elle est politiquement juste, et j’avais moi-même souhaité à l’origine que ces navires ne soient pas vendus. En outre, elle fera date car c’est une décision symbolique qui ne répond pas aux seuls intérêts français ;
– son exécution est excellente. La France n’est en effet obligée de rembourser que les sommes reçues et ne paye pas de pénalités, alors que le contrat signé à l’origine ne prévoyait rien de tel ;
– ses conséquences devraient être positives. Quand on défend des principes avec fermeté, on est respecté, même par des partenaires puissants.
Je voterai donc ce texte sans hésiter.
M. Jean-Pierre Dufau. Je rejoins l’analyse de Jean-Marc Germain et je souhaite remercier Mme la Présidente d’avoir permis ces auditions nombreuses et approfondies. Chacun a en effet pu se faire une opinion, grâce notamment à l’excellent rapport qu’a présenté notre collègue, qui a su nous donner une analyse sérieuse.
M. François Loncle. Je m’associe à cet avis et mon vote sera finalement positif.
Suivant l’avis du rapporteur, la commission adopte le projet de loi sur la cessation de l'accord de coopération avec la Russie dans le domaine de la construction de bâtiments de projection et de commandement (n° 3039).
Article unique
Est autorisée l’approbation de l’accord sous forme d’échange de lettres entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la Fédération de Russie sur le règlement des obligations complémentaires liées à la cessation de l’accord du 25 janvier 2011 relatif à la coopération dans le domaine de la construction de bâtiments de projection et de commandement, signées à Moscou le 5 août 2015, et dont le texte est annexé à la présente loi.
ANNEXE 2 : TEXTE DE L’ACCORD AVEC LA RUSSIE SOUS FORME D’ÉCHANGE DE LETTRES SUR LE RÈGLEMENT DES OBLIGATIONS COMPLÉMENTAIRES LIÉES À LA CESSATION DE L’ACCORD DU 25 JANVIER 2011 RELATIF À LA COOPÉRATION DANS LE DOMAINE DE LA CONSTRUCTION DE BÂTIMENTS DE PROJECTION ET DE COMMANDEMENT, SIGNÉES À MOSCOU LE 5 AOÛT 2015
Le Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale
Moscou, le 5 août 2015
Monsieur D. ROGOZINE,
Vice-Premier ministre de la Fédération de Russie
Monsieur le Vice-Premier ministre,
Considérant l’Accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la Fédération de Russie portant sur le règlement des obligations liées à la cessation de l’Accord du 25 janvier 2011 entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la Fédération de Russie relatif à la coopération dans le domaine de la construction de bâtiments de projection et de commandement, signé en date de ce jour, j’ai l’honneur de vous proposer, sur ordre de mon Gouvernement, les dispositions suivantes :
1) La Partie française paye à la Fédération de Russie les sommes d’un montant total de 949 754 859 euros à titre de compensation le jour de l’entrée en vigueur de l’Accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la Fédération de Russie portant sur le règlement des obligations liées à la cessation de l’Accord du 25 janvier 2011 entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la Fédération de Russie relatif à la coopération dans le domaine de la construction de bâtiments de projection et de commandement.
2) La Partie française ne réexporte, ne revend, ne cède un droit d’usage sur, ne donne ou ne transfère pas à un pays tiers, à des personnes physiques ou morales étrangères ou à des organisations internationales, les bâtiments de projection et de commandement construits conformément à l’Accord de coopération mais non livrés à la Fédération de Russie avant la réception par la Fédération de Russie de toutes les sommes compensatoires et la restitution en Fédération de Russie des équipements conformément à l’avenant n° 10 au Contrat, et sans en avoir informé préalablement par écrit la Partie russe.
Les Parties n’accordent pas d’autorisation à la réexportation, à la revente, au droit d’usage, à la donation ou au transfert sous quelque forme que ce soit, à des pays tiers, à des personnes physiques ou juridiques étrangères ou à des organisations internationales, des savoir-faire et des transferts de technologies reçus de l’autre Partie au cours de la réalisation de l’Accord de coopération, sans l’accord préalable écrit de l’autre Partie.
3) Les préjudices à l’égard des tiers qui pourraient naître de l’application de la présente lettre n’ouvrent droit à aucune indemnisation.
4) Toutes les divergences entre les Parties liées à l’interprétation ou à l’application de la présente lettre sont résolues par la voie des négociations et des consultations entre les Parties.
Je vous serais obligé de bien vouloir me faire savoir si les dispositions qui précèdent recueillent l’agrément de votre Gouvernement. Dans ce cas, la présente lettre ainsi que votre réponse constitueront un accord entre nos deux gouvernements sur le règlement des obligations complémentaires liées à la cessation de l’Accord de coopération. Cet accord entrera en vigueur à la date de votre réponse.
Veuillez agréer, Monsieur le Vice-Premier ministre, les assurances de ma haute considération.
LOUIS GAUTIER
*
Moscou, le 5 août 2015
À Monsieur L. Gautier, Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale de la République française
Monsieur le Secrétaire général,
J’ai l’honneur d’accuser réception de votre lettre ainsi rédigée :
« Considérant l’Accord entre le gouvernement de la Fédération de Russie et le gouvernement de la République française portant sur le règlement des obligations liées à la cessation de l’Accord du 25 janvier 2011 entre le gouvernement de la Fédération de Russie et le gouvernement de la République française relatif à la coopération dans le domaine de la construction de bâtiments de projection et de commandement, signé en date de ce jour, j’ai l’honneur de vous proposer, sur ordre de mon Gouvernement, les dispositions suivantes :
1) La Partie française paye à la Fédération de Russie les sommes d’un montant total de 949 754 859 euros à titre de compensation le jour de l’entrée en vigueur de l’Accord entre le gouvernement de la Fédération de Russie et le gouvernement de la République française portant sur le règlement des obligations liées à la cessation de l’Accord du 25 janvier 2011 entre le gouvernement de la Fédération de Russie et le gouvernement de la République française relatif à la coopération dans le domaine de la construction de bâtiments de projection et de commandement.
2) La Partie française ne réexporte, ne revend, ne cède un droit d’usage sur, ne donne ou ne transfère pas à un pays tiers, à des personnes physiques ou morales étrangères ou à des organisations internationales, les bâtiments de projection et de commandement construits conformément à l’Accord de coopération mais non livrés à la Fédération de Russie avant la réception par la Fédération de Russie de toutes les sommes compensatoires et la restitution en Fédération de Russie des équipements conformément à l’avenant n° 10 au Contrat, et sans en avoir informé préalablement par écrit la Partie russe.
Les Parties n’accordent pas d’autorisation à la réexportation, à la revente, au droit d’usage, à la donation ou au transfert sous quelque forme que ce soit, à des pays tiers, à des personnes physiques ou juridiques étrangères ou à des organisations internationales, des savoir-faire et des transferts de technologies reçus de l’autre Partie au cours de la réalisation de l’Accord de coopération, sans l’accord préalable écrit de l’autre Partie.
3) Les préjudices à l’égard des tiers qui pourraient naître de l’application de la présente lettre n’ouvrent droit à aucune indemnisation.
4) Toutes les divergences entre les Parties liées à l’interprétation ou à l’application de la présente lettre sont résolues par la voie des négociations et des consultations entre les Parties.
Je vous serais obligé de bien vouloir me faire savoir si les dispositions qui précèdent recueillent l’agrément de votre Gouvernement. Dans ce cas, la présente lettre ainsi que votre réponse constitueront un accord entre nos deux gouvernements sur le règlement des obligations complémentaires liées à la cessation de l’Accord de coopération. Cet accord entrera en vigueur à la date de votre réponse ».
Par la présente, je confirme l’agrément de mon Gouvernement sur la proposition que votre lettre et la présente réponse constituent l’Accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la Fédération de Russie sur le règlement des obligations complémentaires liées à la cessation de l’Accord du 25 janvier 2011 entre le gouvernement de la Fédération de Russie et le gouvernement de la République française relatif à la coopération dans le domaine de la construction de bâtiments de projection et de commandement, qui entre en vigueur ce jour du 5 août 2015.
Veuillez agréer, Monsieur le Secrétaire général, les assurances de ma haute considération.
D. ROGOZINE,
Vice-Premier ministre de la Fédération de Russie.
ANNEXE 2 : TEXTE DE L’ACCORD AVEC LA RUSSIE PORTANT SUR LE RÈGLEMENT DES OBLIGATIONS LIÉES À LA CESSATION DE L’ACCORD DU 25 JANVIER 2011 RELATIF À LA COOPÉRATION DANS LE DOMAINE DE LA CONSTRUCTION DE BÂTIMENTS DE PROJECTION ET DE COMMANDEMENT, SIGNÉ À MOSCOU LE 5 AOÛT 2015
(cet accord n’est pas soumis à autorisation parlementaire de ratification et est reproduit pour information)
ACCORD
entre
le Gouvernement de la République française
et
le Gouvernement de la Fédération de Russie
portant sur le règlement des obligations liées à la cessation de l’Accord du 25 janvier 2011 entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la Fédération de Russie relatif à la coopération dans le domaine de la construction de bâtiments de projection et de commandement
*
Le gouvernement de la République française et le gouvernement de la Fédération de Russie, ci-après dénommés les Parties,
prenant en considération les circonstances signalées par la partie française comme faisant obstacle à l’exécution de l’Accord de coopération du 25 janvier 2011 entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la Fédération de Russie relatif à la coopération dans le domaine de la construction de bâtiments de projection et de commandement (ci-après 1’Accord de coopération) et affectant la réalisation du contrat N°P/025006501903 / DCNS N° 11/399 du 10 juin 2011 (ci-après le Contrat) conclu entre la société OAO « Rosoboronexport » (Fédération de Russie) et la compagnie « DCNS » (République française),
tenant compte du souhait commun des deux Parties de trouver une solution mutuellement acceptable aux questions restées en suspens issues de la réalisation de l’Accord de coopération et du Contrat, dans l'esprit des relations amicales entre la République française et la Fédération de Russie,
prenant acte de la signature concomitante entre la société DCNS et l'entreprise Rosoboronexport de l’avenant n° 10 au Contrat, définissant les modalités de sa résiliation,
sont convenus de ce qui suit :
Article premier
Les Parties contribuent au règlement des questions liées à la cessation des obligations stipulées dans le Contrat et dans l’Accord de coopération.
Article 2
La Partie française assure la restitution en Fédération de Russie des équipements livrés en France pour la réalisation de l’Accord de coopération.
La liste des équipements, les modalités et les délais de restitution de ces équipements sont définis dans l’avenant n° 10 au Contrat.
Sous réserve de la réception par la Fédération de Russie de toutes les sommes compensatoires et de la restitution en Fédération de Russie des équipements conformément à l’avenant n° 10 au Contrat :
La Partie russe reconnaît qu'elle n'a pas la propriété des bâtiments de projection et de commandement construits conformément à l’Accord de coopération mais non livrés à la Fédération de Russie (ci-après BPC) ;
La Partie française reconnaît que les BPC sont propriété française.
Article 3
Après la réception par la Fédération de Russie de toutes les sommes compensatoires et la restitution en Fédération de Russie des équipements conformément à l’avenant n° 10 au Contrat, les Parties ne présentent pas l’une contre l’autre de revendications, portant notamment sur un droit de propriété ou de nature financière, suite à la cessation de l’Accord de coopération.
Article 4
Les questions relatives à la protection de la propriété intellectuelle, dans le cadre de l'Accord de coopération, sont réglées conformément à l’Accord du 14 février 2006 entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la Fédération de Russie portant sur la protection mutuelle de la propriété intellectuelle au cours de la coopération militaro-technique bilatérale.
Article 5
La protection des informations utilisées lors de la réalisation de l’Accord de coopération qui sont des informations classifiées par la République française et par la Fédération de Russie est assurée conformément à l’Accord du 18 décembre 2000 entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la Fédération de Russie sur la protection des informations et documents classifiés.
Article 6
Toutes les divergences entre les Parties liées à l’interprétation ou à l’application du présent Accord sont résolues par la voie des négociations et des consultations entre les Parties.
Article 7
Le présent Accord entre en vigueur à la date de sa signature.
L’Accord de coopération n’est plus en vigueur à la date d’entrée en vigueur du présent Accord.
*
Fait à Moscou le 5 août 2015 en deux exemplaires, en langues française et russe, les deux textes faisant également foi.
Pour le gouvernement de la République française Pour le gouvernement de la Fédération de Russie
Louis Gautier D. Rogozine
1 () « Position commune 2008/944/PESC du Conseil du 8 décembre 2008 définissant des règles communes régissant le contrôle des exportations de technologie et d’équipements militaires ».
2 () http://www.amnesty.fr/Nos-campagnes/Donnez-de-la-voix-pour-la-Russie/Actualites/Russie-20-ans-de-prison-pour-le-realisateur-Oleg-Sentsov-15895.
3 () Voir par exemple l’interview d’un tankiste publiée pat Novaya Gazeta le 4 mars 2015.
4 () IMF Country Report N° 15/211, Russian Federation, août 2015.
5 () Le chiffre du commerce extérieur, Études et éclairages, n° 55, mars 2015.
6 () DCNS est détenue à 63 % par l’État et à 35 % par Thales, lui-même contrôlé par deux actionnaires de référence, l’État et Dassault-Aviation.
7 () Le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale préside la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG), laquelle instruit les demandes de licence pour les exportations d’armements. Le choix de cette personnalité pour conduire cette négociation était donc logique.
8 () Tandis qu’aucune ratification parlementaire n’est nécessaire en Russie.
9 () Depuis deux décennies, les primes d’assurance versées par les entreprises et les sommes récupérées sur les contractants étrangers ont toujours dépassé le montant des sinistres, lequel est souvent limité : 58,5 millions d’euros au total en 2014.
10 () Lors de son audition par la commission le mardi 15 septembre, M. Hervé Guillou, président-directeur général de DCNS, les a estimés à 60-70 millions d’euros dans l’hypothèse d’une livraison des navires à un nouveau client en 2016.