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Edition J.O. - débats de la séance
Articles, amendements, annexes

Assemblée nationale
XIVe législature
Session ordinaire de 2014-2015

Compte rendu
intégral

Deuxième séance du jeudi 29 janvier 2015

SOMMAIRE

Présidence de M. Denis Baupin

1. Respect du choix de fin de vie des patients

Discussion générale

Mme Barbara Pompili

Mme Jacqueline Fraysse

Mme Martine Pinville

M. Jean Leonetti

M. Bertrand Pancher

M. Roger-Gérard Schwartzenberg

M. Philip Cordery

M. Xavier Breton

M. Olivier Falorni

Mme Marion Maréchal-Le Pen

M. Gérard Sebaoun

M. Jean-Marie Tetart

M. Joël Aviragnet

Mme Bernadette Laclais

Motion de renvoi en commission

M. Michel Liebgott

Mme Marisol Touraine, ministre des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes

Mme Véronique Massonneau, rapporteure

M. Roger-Gérard Schwartzenberg

M. Bertrand Pancher

Mme Martine Pinville

M. François de Rugy

Suspension et reprise de la séance

2. Sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre

Présentation

Mme Danielle Auroi, rapporteure de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République

M. Matthias Fekl, secrétaire d’État chargé du commerce extérieur, de la promotion du tourisme et des Français de l’étranger

Discussion générale

M. Paul Molac

M. Sergio Coronado

Mme Jacqueline Fraysse

M. Dominique Potier

M. Jean-Marie Tetart

M. Bertrand Pancher

M. Jean-Noël Carpentier

M. Philippe Noguès

M. Matthias Fekl, secrétaire d’État

Mme Danielle Auroi, rapporteure

Motion de renvoi en commission

Mme Anne-Yvonne Le Dain

M. Yves Jégo

M. Paul Giacobbi

M. Jean-Marie Tetart

Mme Barbara Pompili

3. Nouveaux indicateurs de richesse

Présentation

Mme Eva Sas, rapporteure de la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

M. Christian Eckert, secrétaire d’État chargé du budget

Discussion générale

M. François de Rugy

M. Jean Launay

Mme Maina Sage

M. Paul Giacobbi

Mme Eva Sas, rapporteure

Vote sur l’ensemble

4. Ordre du jour de la prochaine séance

Présidence de M. Denis Baupin

vice-président

M. le président. La séance est ouverte.

(La séance est ouverte à quinze heures.)

1

Respect du choix de fin de vie des patients

Suite de la discussion d’une proposition de loi

M. le président. L’ordre du jour appelle la suite de la discussion de la proposition de loi visant à assurer aux patients le respect de leur choix de fin de vie (nos 2435, 2506).

Discussion générale

M. le président. Dans la discussion générale, la parole est à Mme Barbara Pompili.

Mme Barbara Pompili. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État chargée des droits des femmes, madame la rapporteure de la commission des affaires sociales, chers collègues, reconnaissons qu’en choisissant de vous soumettre une proposition de loi qui vise à garantir aux patients le droit de choisir leur fin de vie, le droit de définir pour eux-mêmes ce qu’est leur dignité, le groupe écologiste n’a pas choisi la facilité. Et ce d’autant que la proposition qui nous est soumise aujourd’hui n’a rien d’une proposition d’affichage : elle est le fruit d’un travail opiniâtre et considérable d’auditions, de confrontations de points de vue, de réflexions, mené par notre rapporteure Véronique Massonneau, à qui je souhaite rendre ici un hommage qui va bien au-delà d’une simple solidarité partisane.

Le sujet n’est pas simple, mais la question est essentielle. Elle est essentielle au sens premier du terme, parce qu’elle concerne ou concernera chacune et chacun d’entre nous, et parce qu’elle touche à notre conception de la nature humaine. Mais elle est également essentielle car la législation actuelle ne répond pas à de nombreuses situations. Ainsi, il est insupportable que des questions aussi intimes doivent, faute de réponse législative claire, être traitées dans le désarroi des malades, de leurs proches et des équipes soignantes, ou, pis, trouver leur solution devant les tribunaux ou être jetées en pâture à tous les voyeurismes.

Oui, sur cette question, il faut agir, et la proposition écologiste de ce jour propose, pour agir, un principe simple et clair : celui du respect de la liberté du choix de chacun.

En préparant cette intervention, j’ai beaucoup discuté, échangé et lu les différents points de vue exprimés. Trois réflexions me semblent revenir sur ce sujet. Les objections qu’elles soulèvent méritent que l’on s’y arrête, car leur traitement témoigne bien souvent de faux-sens, qui rendent la discussion difficile.

La première de ces objections pourrait se résumer en une question : « Est-ce que notre vie nous appartient ? Pouvons-nous disposer de nous-mêmes, de notre corps, au point de décider d’abréger cette vie lorsque la souffrance est insupportable, lorsque la conception que nous avons de notre propre dignité est atteinte, alors même que l’issue fatale ne fait pas de doute ? ». Il s’agit là d’un questionnement éminemment intime, d’ordre philosophique pour ne pas dire métaphysique. Au risque de surprendre, je considère qu’il n’appartient pas à l’Assemblée nationale de le trancher, mais que c’est à chacun de le faire, dans l’intimité de sa conscience.

En examinant la proposition de loi de Véronique Massonneau et du groupe écologiste, ce n’est pas à cette question que vous êtes appelés à répondre, mes chers collègues. Non, c’est à une autre question, une question qui tient en ces termes : est-il légitime que des citoyens pensent que leur vie leur appartient et agissent en conséquence ? En ont-ils le droit ?

À cette question, la République a déjà répondu, au moins deux fois. Elle y a répondu dans un de ses principes fondamentaux, dont le rappel est si essentiel – nous l’avons vu ces derniers jours : notre République est laïque. Cela signifie qu’il ne lui appartient pas de définir ou d’entretenir quelque croyance officielle que ce soit. La République ne décide pas, elle n’a pas à décider si notre vie nous appartient. Mais elle garantit à chacun la capacité à répondre, pour lui-même, à cette question. Et elle doit, par conséquent, garantir à celles et ceux qui pensent ainsi, qui entendent demeurer maîtres de leur vie, jusqu’au bout, que leur choix soit respecté et garanti.

Oui, la laïcité est une première réponse. Elle doit nous conduire à balayer l’objection selon laquelle notre décision de législateur serait soumise à une loi supérieure à la loi des hommes. Cette loi-là, qui est souvent foi, est éminemment respectable. C’est en la faisant vivre là où elle doit, c’est-à-dire dans la conscience et dans l’existence intime de chacun que la République la respecte, non en s’y soumettant.

S’agissant du droit de chacun à disposer de sa vie, notre droit a répondu une seconde fois en dépénalisant le suicide, d’une part, et la tentative de suicide, d’autre part. J’entends les objections : une liberté n’est pas un droit, et les campagnes de prévention du suicide prouvent que la puissance publique entend enrayer la progression de ce phénomène.

C’est juste, mais telle n’est pas la question car le suicide assisté, que propose le texte que nous examinons aujourd’hui, ne consiste pas à faire la promotion du suicide en général. Elle est posée dans un cadre précis. Ceux et celles qui nous demandent de légiférer n’hésitent pas entre vivre ou mourir. Ils et elles savent que la mort est là, proche. Ils et elles cherchent, pour eux-mêmes, à répondre à la question du comment mourir.

Dès lors, répondre à leur demande ne revient pas à instaurer un droit au suicide universel, qui serait garanti par une assistance à la personne en fonction de sa seule volonté, dont on perçoit bien qu’elle pourrait résulter d’un jugement altéré par une dépression passagère. Pour les patients dont nous parlons, la mort proche n’est pas une hypothèse ou une option, c’est une certitude. Et c’est la capacité à choisir la manière dont ils mourront, à déterminer le moment de leur mort que cette proposition entend garantir à ces patients.

La deuxième objection qui s’élève dans ce débat a trait à la déontologie médicale. Une partie du corps médical, d’ailleurs très représentée et très active parmi les membres de cette assemblée, considère que l’assistance au suicide ou l’aide active à mourir – l’euthanasie – ne relèvent pas de la mission d’un médecin et même, pour certains, y contreviennent.

Cette objection mérite d’être examinée et entendue, parce qu’aucune évolution de la réalité de la fin de vie ne sera possible sans la participation active et convaincue du personnel soignant. Le médecin est-il au service de la médecine ou au service du patient ?

Là encore, chers collègues, tournons-nous vers notre droit. D’abord, pour rappeler que la loi Kouchner de 1992, la loi Leonetti de 2005, le projet issu de la mission Claeys-Leonetti de 2014 mettent tous le malade au centre des décisions qui le concernent. Un patient ne peut plus être soumis à un traitement dont il ne voudrait pas. Il doit rester maître des décisions le concernant. L’instauration des directives anticipées, la désignation d’une personne de confiance ont ainsi pour but de garantir ce droit, au-delà même de l’état de conscience du patient.

Cette proposition de loi renforce ces dispositifs, les précise, et vise à les rendre plus facilement accessibles, compréhensibles aux patients, faisant des directives arrêtées, modifiables à tout moment, le cadre opposable à tout acte médical.

Cette place du patient, ce rôle du médecin, précisés par la loi, permettent-ils pour autant de prévoir et d’autoriser l’intervention du personnel soignant dans un acte qui n’est pas curatif ? Voilà encore une question légitime, qui a en partie trouvé une réponse juridique avec l’instauration, en 1974, d’un cadre législatif sur l’interruption volontaire de grossesse que notre assemblée a érigée, il y a quelques mois, en droit des femmes.

Lorsqu’ils ont eu à se pencher sur ce sujet, nos prédécesseurs ont tenu compte de ce dilemme déontologique qui se pose aux médecins. Ils ont reconnu le droit des praticiens à considérer, en conscience, que les seuls actes qu’ils étaient autorisés à réaliser sont des actes curatifs.

Mes chers collègues, la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui garantit le droit individuel des médecins à l’objection de conscience, tout en les contraignant à désigner au patient qui demanderait une euthanasie ou un suicide assisté un autre praticien ayant fait un choix inverse. C’est là une proposition équilibrée, qui tient compte, sans y répondre à leur place, des objections déontologiques de chaque médecin.

Que ceux qui considèrent que le médecin n’a ni à provoquer la mort à la demande du patient dont la fin de vie est proche, ni à entamer une sédation profonde à visée ultime parce que cela disconvient à leurs convictions, à leur vision de leur mission de médecin, que ceux-là réfléchissent bien : la proposition de Véronique Massonneau est la seule à leur garantir cette objection de conscience. Parce que le corollaire de la liberté de choix du patient, c’est la liberté de conscience du médecin.

Un dernier mot, mes chers collègues, sur les risques de dérives, un mot fourre-tout, qui signifie tout et rien, et qui permet d’entretenir les fantasmes ou les peurs. L’observation des exemples étrangers devrait nous permettre de mesurer les avantages et les limites des législations que d’autres parlementaires que nous, qui ne sont pas moins responsables ou moins respectueux de la vie humaine que nous, ont adoptées. Nulle part, la légalisation de l’euthanasie ou du suicide assisté n’a eu pour conséquence de freiner le développement des soins palliatifs. Bien au contraire.

Parce que le développement des soins palliatifs est la seule garantie pour que le choix de ne pas y recourir ne soit pas entaché de suspicion. C’est pourquoi l’article 1er de cette proposition de loi débute par la nécessité d’un accès aux soins palliatifs universel, garanti et identique sur tous points du territoire. La meilleure garantie face aux dérives, c’est le choix éclairé et libre du patient et un cadre légal clair, avec des contrôles et des évaluations.

Je veux remercier ici Véronique Massonneau du travail considérable qu’elle a accompli. Je veux lui dire ma fierté, en tant que coprésidente du groupe écologiste, de voir un texte aussi complet et sérieux soumis à nos débats. Mais je veux dire aussi, par avance, la déception, pour ne pas dire le dépit, de voir si peu d’amendements déposés, de constater la volonté de ne pas débattre au fond et de privilégier, sur un sujet pareil, des postures politiques.

La proposition de loi que nous examinons, que nous devrions examiner aujourd’hui est solide, complète et équilibrée. Surtout, elle ne prétend pas répondre à des questions dont, je l’ai dit, les réponses ne relèvent pas du législateur. Elle est à la fois beaucoup plus humble, mais aussi beaucoup plus ambitieuse : son adoption permettrait à chacun, patient comme soignant, l’exercice de tous les choix. (Applaudissements sur les bancs du groupe écologiste.)

M. le président. La parole est à Mme Jacqueline Fraysse.

Mme Jacqueline Fraysse. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, madame la rapporteure, avec cette proposition de loi, présentée par les députés du groupe écologiste, nous sommes amenés à poursuivre et approfondir le débat que nous avons eu ici même, la semaine dernière, à propos du rapport de nos collègues Alain Claeys et Jean Leonetti.

La lecture des articles du texte qui nous est proposé et de son exposé des motifs soulignant que « la présente proposition de loi vise à assurer aux patients en fin de vie le droit de mourir dans la dignité » me conduit à penser que nous partageons une approche commune face à la fin de vie, à savoir la nécessité de ne pas rester inactif devant « la souffrance physique ou psychique inapaisable » ou celle que la personne concernée « juge insupportable », comme précisé dans les différents articles de cette proposition de loi.

Il s’agit notamment du refus de l’acharnement thérapeutique, de l’impérieuse nécessité de soulager les souffrances, dans le cadre d’une sédation profonde et continue jusqu’au décès, ainsi que du respect scrupuleux des directives anticipées formulées par le patient, si elles existent.

La seule divergence qui nous sépare est celle de la légalisation ou non de l’acte de donner la mort par une personne précise, à un moment donné, préalablement décidé. C’est un vrai débat de fond, un débat de société auquel je participe volontiers.

Je crois d’abord utile, car tout le monde ne met pas la même chose derrière le mot euthanasie, de préciser sa définition.

Euthanasie, dans son acception première, signifie mort douce, et très précisément, selon sa racine grecque, eu-thanasia : « bonne mort », qu’elle soit naturelle ou provoquée. Il s’agit d’un point sur lequel nous pouvons tous tomber d’accord.

Dans son acception contemporaine, qui est plus étroite, euthanasie désigne la pratique, par un médecin ou sous son contrôle, visant à provoquer le décès d’un individu atteint d’une maladie incurable qui lui inflige des souffrances morales ou physiques intolérables.

Pour y avoir, dans ma pratique de médecin, souvent réfléchi, et après avoir, il y a peu, longuement échangé avec le docteur Ferrand, responsable de l’unité mobile de soins palliatifs à l’hôpital Foch de Suresnes, je considère que sa spécialité répond complètement à cette définition. En effet, la pratique des soins palliatifs consiste, ainsi que je l’ai précisé dans mon intervention la semaine dernière, en un accompagnement psychologique, thérapeutique et social – pour être précis, il faudrait ajouter jusqu’au bout – d’un patient auquel on vient d’annoncer qu’il est atteint d’une maladie grave, évolutive et incurable, c’est-à-dire sans possibilité de guérison.

Le problème est, de toute évidence, qu’aujourd’hui, dans notre pays, ces soins palliatifs ne s’appliquent pas au niveau et avec l’ampleur nécessaires compte tenu des nouveaux besoins générés notamment par les progrès thérapeutiques et l’allongement de la durée de la vie. Cela conduit au constat dressé à juste titre dans l’exposé des motifs de la proposition de loi et que je partage complètement : « Aujourd’hui, l’on meurt toujours mal en France, comme le démontre l’étude MAHO – Mort à l’hôpital – publiée en 2008, selon laquelle les soignants considèrent que seulement 35 % des décès s’y déroulent dans des conditions acceptables. »

Pour les avoir déjà développées dans mon intervention la semaine dernière, je ne reviens pas sur les raisons qui expliquent la situation inacceptable dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, ni sur les moyens importants et urgents à mettre en œuvre pour y remédier.

C’est pourtant là que se situe la question prioritaire, car comme le souligne très justement le Comité national d’éthique : « Toute demande d’aide à mourir formulée par une personne atteinte d’une maladie grave et incurable a un sens qui doit être prioritairement recherché. »

Mon expérience professionnelle me confirme que l’éventuelle demande d’euthanasie relève moins d’une volonté profonde de ceux qui en expriment le désir que d’une souffrance insoutenable due aux conditions indignes dans lesquelles on meurt dans notre pays. Pour autant, je ne veux pas éluder la question soulevée par nos collègues d’Europe Écologie Les Verts, qui est une vraie question visant, au nom du respect de la liberté de chacun, à légaliser l’acte de donner la mort. Pourquoi n’y suis-je pas, à ce jour, favorable ? D’abord parce je pense qu’elle relève d’une conception de la société : il s’agit là du fond de ma démarche, et j’y reviendrai.

Ensuite parce qu’il s’agit d’une question à la fois grave et complexe, tant au regard de nos différences de sensibilité et d’approche qu’au regard de l’impossibilité objective de prévoir dans quelle situation et dans quel état d’esprit nous nous trouverons à la veille de notre mort.

Il ne me paraît pas acceptable, dans ces conditions, d’inscrire dans notre droit le fait que la mort puisse être rangée parmi les ultimes « thérapeutiques ». En effet, nous légiférons non pas pour nous-mêmes, mais pour la collectivité entière. De ce point de vue, il faut admettre que la règle commune, si elle doit être recevable par tous, ne peut répondre pleinement et individuellement aux souhaits de chacun, et encore moins régler tel ou tel cas très particulier.

En effet, au-delà du fait que cette disposition conduira à négliger, voire à freiner le développement des soins palliatifs indispensables pour l’immense majorité de nos concitoyens, c’est la porte ouverte à des dérives auxquelles le Comité national d’éthique se déclare « particulièrement sensible dans une société où la place du réalisme économique peut largement empiéter sur le respect de la personne. » Il s’agit effectivement, à mes yeux, d’un point important.

Parlant des pays qui ont légalisé l’euthanasie, le Comité précise : « La cible s’est progressivement avérée être plus large et s’étend aux membres vulnérables de la société. En Belgique, plusieurs majeurs incapables ont ainsi été euthanasiés, de même que des personnes atteintes de maladies neuro-dégénératives dans une phase assez précoce. »

Pour toutes ces raisons, je ne crois pas que la question posée soit de savoir qui a, dans son approche, tort ou raison. La question est plutôt de savoir de quelle loi nous nous dotons pour l’ensemble de la société aujourd’hui, compte tenu de son stade d’évolution et de l’état de ses connaissances.

C’est donc – j’y reviens, car c’est à mes yeux le point fondamental – une question de conception de notre société et de son droit. Comme le disait très justement Robert Badinter, lors des auditions de 2008 : « Le droit à la vie est le premier droit de tout être humain. C’est le fondement de l’abolition de la peine de mort et je ne saurais, en aucune manière, me départir de ce principe. Tout être humain a droit au respect de sa vie, y compris de la part de l’État, surtout en démocratie. » À méditer !

Je partage cette préoccupation et si je milite sans réserve pour le respect de la dignité humaine tout au long de la vie, jusque dans ces ultimes moments précédant la mort, il ne me paraît pas acceptable que la loi autorise, même exceptionnellement, même de façon encadrée, même parce qu’une personne le réclame, quelqu’un, fût-il médecin, à mettre fin à la vie d’autrui.

Au-delà des dérives auxquelles une telle disposition législative risque d’ouvrir la porte, je considère que la loi pour tous doit, sur ce point, être claire. Nul n’est autorisé, dans une démocratie, à retirer la vie à autrui.

C’est pourquoi, tout en continuant de réfléchir, je persiste à considérer que le contenu de la loi de 2005, enrichi des dispositions nouvelles proposées par nos collègues Alain Claeys et Jean Leonetti, se situe au maximum de ce qui peut être fixé aujourd’hui dans le cadre législatif. J’ajoute qu’elle répond à l’essentiel des problèmes qui nous sont posés, et que l’urgence réside dans la mise en œuvre de son application concrète, ce qui exige à la fois formation des médecins et des soignants, information de tous et moyens financiers suffisants.

Pour conclure, je crois pouvoir dire que nous sommes d’accord sur l’objectif d’assurer à chacun, en fin de vie, le doit de mourir dans la dignité et celui d’exiger les moyens pour mettre concrètement en œuvre cette belle déclaration.

Nous divergeons en revanche sur l’autre affirmation qui prétend – je cite l’exposé des motifs – « offrir à chacun la liberté de choisir sa mort ». Certes, elle part d’un bon sentiment et correspond à une préoccupation profondément humaine, mais elle relève d’une illusion, car nul ne connaît les conditions dans lesquelles sa mort interviendra.

Cependant, être sûr que tout sera mis en œuvre pour qu’elle soit douce et sereine est de nature à nous apaiser. C’est un objectif réaliste que nous pouvons sans aucun doute nous fixer. Voilà, mes chers collègues, où j’en suis aujourd’hui dans ma réflexion. Ensemble, nous la poursuivrons bien évidemment.

M. le président. La parole est à Mme Martine Pinville.

Mme Martine Pinville. Madame la secrétaire d’État, madame la rapporteure, mes chers collègues, les conditions de notre fin de vie, de celles de nos parents, de nos proches, est une question intime que nous nous posons tous, à un moment ou un autre de notre existence.

Nous avons tous en mémoire des exemples de fin de vie auxquels nous avons pu assister qui nous ont, parfois, laissé le sentiment que la personne aurait pu être mieux accompagnée. Force est de constater que l’aide médicale attendue n’est, le plus souvent, pas celle qui est proposée, et celle qui est proposée n’est pas, le plus souvent, celle qui est souhaitée. Ce problème majeur est lié à la difficulté, voire à l’absence d’anticipation de ces situations de fin de vie par la société, les familles, ainsi que par la médecine.

C’est l’ensemble de ces questions que nous devons aborder aujourd’hui avec cette proposition de loi. Dans quelques semaines, dans cet hémicycle, nous serons également amenés à étudier la proposition de loi issue du rapport Claeys-Leonetti.

Afin de ne pas donner corps, lors de nos débats, à des controverses qui ne nous permettraient pas d’apporter des réponses sur ce sujet aux attentes de nos concitoyens, nous devons rechercher le consensus ou l’accord le plus large possible.

C’est le sens de mon intervention et c’est également le sens des propositions du rapport de nos collègues Alain Claeys et Jean Leonetti. La proposition de loi que nous examinons cet après-midi introduit des notions qui ne m’apparaissent pas encore évidentes pour la majorité de nos concitoyens.

Je partage pleinement les propositions qui sont faites concernant le renforcement des droits du patient, à travers notamment les directives anticipées, mais je ne pense pas que la reconnaissance du droit à l’euthanasie ou à un suicide médicalement assisté soit de nature à réunir les conditions du large accord que j’évoquais précédemment et qui me semble indispensable.

Ne voyez dans mes propos aucune intention de fermer ce débat et de laisser penser que nous n’aurons pas, à l’avenir, à reprendre ces réflexions.

Sur ces sujets de société, souvent en raison de l’exposition médiatique de certaines situations dramatiques et humainement particulièrement insupportables, le débat renaît et des réflexions sont menées. Nous serons, j’en suis persuadée, amenés à légiférer à nouveau à l’avenir.

Face à ces constats, je pense que la proposition de loi Claeys-Leonetti répond mieux aux attentes des personnes et de leurs familles. Elle comporte trois idées essentielles : le respect absolu par le corps médical des directives anticipées, l’affirmation du droit du malade à l’arrêt des examens et traitements, et la mise en place d’une sédation profonde et continue jusqu’à la mort. Cette mise en place doit être associée à l’arrêt de tous les traitements de maintien en vie lorsqu’un patient, atteint d’une maladie grave et incurable et dont le pronostic vital est engagé, est en proie à une souffrance réfractaire ou s’il décide d’arrêter de lui-même tout traitement. Il s’agit du droit à mourir paisiblement et sans souffrance.

La proposition de loi Claeys-Leonetti répond également aux attentes des personnels soignants qui se sentent le plus souvent désarmés face au manque d’équipes de soins palliatifs ou à l’absence de directives anticipées. Demain, la sédation profonde et continue jusqu’au décès constituera pour les soignants, dans des conditions très précises, une réponse possible.

Ces difficultés sont, bien entendu, présentes en milieu hospitalier, mais également dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes – EHPAD – ou au domicile, lieux où la fin de vie intervient également très fréquemment. Sur ce sujet, je pense que nous aurons à travailler sur une meilleure coordination entre l’hôpital, les soins palliatifs à domicile, les équipes mobiles, l’hospitalisation à domicile, les EHPAD et les services de soins infirmiers à domicile.

Sur cette question, les agences régionales de santé doivent intensifier l’animation du réseau de soins palliatifs en favorisant leur déploiement sur l’ensemble des territoires et en permettant de répondre aussi aux situations très particulières de la fin de vie au domicile.

Telles sont les raisons pour lesquelles le groupe SRC a déposé une motion de renvoi en commission.

M. le président. La parole est à M. Jean Leonetti.

M. Jean Leonetti. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, madame la rapporteure, ce débat intervient dans un contexte particulier. En effet, il y a quelques jours, nous avons déjà largement débattu du sujet de la fin de vie, des moyens à mettre en œuvre pour adoucir celle-ci et mettre un terme à la « mal-mort » qui existe encore en France.

Alain Claeys et moi-même avons fait, à la demande du Premier ministre, une proposition que le Président de la République a fait sienne. Dans quelques jours, nous proposerons donc un texte qui ne sera pas un consensus mou, mais qui traduira au contraire le dépassement de chacune de nos réflexions sur ces sujets.

J’espère que ce texte améliorera très significativement la fin de vie de nos concitoyens et qu’il sera l’occasion, pour la représentation nationale, de se rassembler comme elle sait le faire lorsqu’il s’agit d’un sujet majeur, dans le respect de l’intérêt général.

C’est ainsi que les choses s’étaient produites en 2005, et personne n’avait eu l’impression de renier ses engagements ou ses convictions.

Comme l’a souligné Mme Fraysse, le législatif n’est pas tout le droit et la vie n’est pas tout le droit et la loi. En dehors de la loi, s’approprient le problème de la mort à la fois une culture médicale, encore archaïque par certains aspects, et la population qui, si nous n’y prenions garde, aurait tendance à se décharger sur le médical d’un problème existentiel qui existe dans toutes les sociétés.

Nous devons donc aborder ce sujet avec modestie, dans sa complexité, sa diversité et, surtout, dans le respect des prises de position des uns ou des autres. Nous n’avons pas à caricaturer des positions qui peuvent nous paraître excessives ou timorées. J’ai moi-même étudié un grand nombre de positions, et j’ai changé parfois d’avis.

Puisque nous délibérons aujourd’hui sur un texte particulier et que le temps qui nous est imparti ne permet pas d’évoquer l’ensemble du sujet, je voudrais insister sur deux notions qui me paraissent importantes, qui sont des symboliques fortes de nos valeurs communes, qui sont quelquefois utilisées d’un côté ou de l’autre et qui méritent réflexion face au doute utile et fertile qui est le nôtre face à ces problèmes.

La première, c’est la liberté.

Dans le médical, c’est une valeur qui correspond à l’autonomie, et personne ne conteste que cette liberté doive être éteinte. Plus la personne est vulnérable, et plus il faut chercher à préserver son autonomie pour que, face à ce qui pourrait apparaître comme une déshumanisation, elle puisse retrouver cette force de l’humanité, le fait que l’on écoute la parole qu’elle dit. L’ensemble de nos concitoyens nous le disent bien d’ailleurs, et ce sont deux sujets majeurs du rapport Sicard et du rapport du Comité national d’éthique : en fin de vie, ils veulent être entendus et ne pas souffrir.

Ce respect de la parole de celui qui parle et qui n’est pas entendu au moment ultime de sa vie est une préoccupation que nous devons avoir.

Dans un tel contexte, entre la vie et la mort, y a-t-il un véritable choix ? Pour Axel Kahn, la liberté de choisir sa mort est respectable dans la mesure où elle est équilibrée.

Dans cet hémicycle, nous défendons tous avec passion nos convictions, notre pays, des valeurs auxquelles nous sommes attachés. Nous pouvons très bien sortir de l’hémicycle et aller nous jeter dans la Seine. Nous avons une vie bonne et nous pouvons choisir le néant. C’est le suicide existentiel. Personne ne peut le contester, surtout pas moi, dans l’idée camusienne qui est la mienne puisque, dans le mythe de Sisyphe, Camus se demande, seul problème philosophique important, si la vie vaut la peine d’être vécue. Répondre à la question du suicide est donc l’essentiel de la philosophie.

Cela dit, y a-t-il un véritable choix entre une mort prochaine dans un parcours de souffrances et de larmes et la mort immédiate. ? Que pouvez-vous choisir si je vous annonce que vous avez une semaine à vivre, que, pendant cette semaine, vous souffrirez, que personne ne viendra vous voir et qu’en plus, on ne vous calmera pas et on ne vous écoutera pas. Moi, le premier, si on me donne le choix entre cet espace de larmes et de souffrances d’une semaine et la mort immédiate, je choisis la mort immédiate. La société ne doit-elle pas se poser la question de remplacer cet espace par un espace de solidarité ? Si l’on a à choisir entre une mauvaise vie qui aboutit à la mort et la mort, ce n’est pas un choix de liberté, c’est un choix imposé.

La deuxième question sur la liberté est pire. La liberté, n’est-ce pas pouvoir changer de volonté ? Nous sommes dans cet hémicycle, nous avons été élus. Dans quelque temps, il y aura des élections, puis d’autres, et le peuple français pourra changer d’avis, parce que les circonstances auront changé, parce que nous aurons changé, parce qu’ils auront changé. La liberté, c’est pouvoir changer de volonté.

C’est tellement vrai concernant la mort que, lorsque quelqu’un attente à ses jours – je ne parle pas de l’adolescent qui a pris quelques comprimés après un chagrin d’amour, ce qui est un appel de détresse ; je parle de celui qui a voulu se donner la mort, qui a écrit qu’il voulait mourir et a commencé à mettre fin à ses jours –, et qu’il est sauvé, avec raison, par la médecine, trois fois sur quatre, il ne fait pas d’autre tentative de suicide.

Je peux avoir envie à un moment donné de mourir et ne plus avoir envie plus tard, ce qui pose le vrai problème du suicide assisté qui, lui, n’est pas en toute fin de vie. Regardez la différence qu’il y a entre le suicide helvétique et le suicide de l’Oregon. Dans le suicide helvétique, à 100 % des cas, on répond par la mort, parce qu’il y a une association qui vient et donne le produit. Dans l’Oregon, quand vous avez trois à six mois à vivre, on vous donne les comprimés et vous les prenez quand vous voulez, si vous voulez. Là, il n’y a plus qu’un malade sur deux qui les prend.

Ne pouvons-nous pas aussi respecter l’idée que, lorsque la vie se prolonge, on peut changer d’avis et que la mort nous en empêche ?

Enfin, puis-je disposer de mon corps ? J’aurais tendance à répondre oui, j’ai le droit de faire ce que je veux, dans un droit liberté. Pour autant, je n’ai pas le droit de vendre mon rein sur internet, et je pense que nous sommes majoritaires dans cet hémicycle à penser que l’on n’a pas le droit de louer son utérus. Cela veut bien dire que mon corps, parce qu’il est dignité humaine, je ne peux l’engager que dans la mesure où il n’engage pas l’ensemble de l’humanité qui est en moi, qui est le lien qui nous unit et l’objet qui nous rassemble.

La seconde notion, c’est la dignité.

Sénèque opposait la dignitas, ce qui ne s’achète pas, au pretium, ce qui s’achète. Il y a même aujourd’hui à la télévision une publicité pour une carte de crédit, qui vous explique que certaines choses s’achètent et d’autres non.

Non, la dignité de la personne ne s’achète pas, mais elle ne s’évalue pas non plus. Selon mon ami Gomas, professeur de soins palliatifs, le « dignitomètre » n’existe pas. Nous sommes tous dignes à partir du moment où nous sommes humains. Notre force n’est pas un critère. Notre fin de vie n’est pas un critère. Le mendiant, le mourant, le SDF, l’étranger n’est pas plus ou moins digne que chacun d’entre nous. Nous portons en nous, en même temps que l’humanité, la dignité.

Ne nous approprions donc pas d’un côté ou de l’autre ce terme qui signifie beaucoup plus que la simple estime de soi que l’on a en se regardant dans la glace et en considérant que sa vie ne vaut pas la peine d’être vécue. C’est une estimation personnelle, cela ne peut jamais être une estimation de la société.

Quel est le message lorsque, pour une société, la vie, c’est la force, la jeunesse, la performance, la rentabilité, ce qui produit, et le mourant, quelqu’un qui souffre, inutilement, dont la vie doit être raccourcie.

Comme le dit Robert Badinter, lorsque la société s’exprime, en particulier dans le code pénal, elle parle de répression et d’expression. Elle n’est pas que répression, elle ne dit pas seulement ce qui est permis et ce qui est interdit, elle dit aussi ce qui est souhaitable, ce qui relève du symbole.

Une société qui considérerait que des vies sont moins à même d’être vécues et qui définirait, même de manière exceptionnelle, ceux qui ont droit à la mort et ceux qui n’y ont pas droit, cliverait dans notre dignité, notre liberté, et donc dans nos droits fondamentaux.

C’est la raison pour laquelle, madame la rapporteure, toute en respectant votre position, les députés du groupe UMP ne voteront pas ce texte. (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP.)

M. le président. La parole est à M. Bertrand Pancher.

M. Bertrand Pancher. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, madame la rapporteure, mes chers collègues, je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi, dès que l’on arrive au Parlement, on est atteint de diarrhée législative, c’est fou !

Mme Véronique Massonneau, rapporteure de la commission des affaires sociales. Merci !

M. Bertrand Pancher. Il faut à tout prix faire quelque chose, légiférer ! Je n’arrive pas à le comprendre, notamment quand cela vient d’un groupe comme les Verts, qui prônait en permanence la concertation, l’écoute. Il paraît que c’est votre marque de fabrique, mes chers collègues. Eh bien chapeau ! Vous voulez une vraie démocratie apaisée, vous voulez généraliser la concertation et, chaque fois que cela vous dérange, chaque fois que la concertation aboutit à des propositions qui ne vont pas dans votre sens, vous proposez aussitôt de légiférer.

Mme Barbara Pompili. Vous rigolez ?

Mme Véronique Massonneau, rapporteure. Commencez par nous respecter !

M. Bertrand Pancher. Plus nos concitoyens demandent à être respectés, écoutés, entendus, plus vous voulez légiférer, légiférer, légiférer. C’est incompréhensible.

Votre proposition sera heureusement repoussée. Dans le cadre des niches, comme je l’expliquais ce matin, soit on fait voter des petits textes sans aucune portée, soit on propose quelque chose d’important, et c’est dégagé. Vous verrez que cette proposition sera repoussée.

M. Philip Cordery. Quelle arrogance !

M. Bertrand Pancher. Moi, je pense à l’opinion publique. Deux personnalités, une de gauche, une de droite, dont l’une vient de s’exprimer il y a quelques instants, ont vraiment attaqué le sujet comme il le fallait, en prenant leur temps, en discutant avec tout le monde, et en arrivant à la même conclusion, que c’est un sujet complexe sur lequel il faut faire preuve de tact et mesure.

À chaque fois que l’on dialogue, que l’on prend son temps, on arrive au consensus. Nous allons y arriver, et ce n’est pas une surprise.

Vous avez d’ailleurs fait le même coup hier, sur l’Open data. Le Gouvernement s’engage dans un vaste projet de loi sur l’ouverture des données ; il explique qu’il prend son temps, consulte, met en place un site internet, fait des allers retours parce que le sujet est complexe, et, hier, dans la loi Macron, vous voulez légiférer tout de suite. Pour vous, on prend des décisions et on discute ensuite ; on prend des décisions et on consulte après. Qu’est-ce que c’est que cette démocratie qui tourne dans le sens contraire de ce que souhaitent nos concitoyens ?

Mme Brigitte Allain. N’importe quoi !

M. Bertrand Pancher. C’est exactement ça ! Vous êtes pris la main dans le sac et cela ne relève pas l’image que donne notre Parlement à l’extérieur.

Pour en venir au fond, lorsque nous nous interrogeons sur la fin de la vie, nous entreprenons évidemment une réflexion dont l’écho est à la fois universel et personnel. Nous éprouvons ainsi notre rapport à notre propre finitude, qui, nous le mesurons aussi, a profondément et singulièrement évolué dans notre civilisation.

La mort est aujourd’hui dissimulée et son inexorabilité est occultée. Les cortèges funèbres ont laissé place à une mort invisible, et le temps des cimetières est devenu celui des crémations. Les vies s’éteignent ainsi pudiquement, comme pour mieux permettre aux vivants d’oublier ce qui est inévitable.

Les contacts entre les vivants et les morts se distendent ou disparaissent. C’est un vrai sujet dans un pays qui a perdu tout lien social, c’est un exemple parmi tant d’autres. Le lieu de la mort n’est plus le domicile, celui de la famille. Il est devenu celui des professionnels, l’hôpital ou la maison de retraite.

La mort devient également un défi médical et technique. Il faut agir sur ses causes, repousser ses frontières, en contrôler les moindres paramètres.

Enfin, nous vivons aujourd’hui une époque d’urgence et d’immédiateté, de moins en moins imprégnée par la dimension symbolique et spirituelle de la mort et de la transmission entre les vivants et les morts.

Si la mort est un questionnement qui traverse toutes les civilisations, elle n’interroge pourtant presque plus la nôtre, tant tout semble se passer comme si, en définitive, nous souhaitions évacuer la réalité de la mort. La mort est totalement intégrée dans notre société de consommation.

Cette fuite en avant de nos sociétés explique en partie notre désarroi face à la question mais, au-delà des réponses que notre société peut tenter d’apporter, avec d’infimes précautions, à la question de la fin de vie, comment ne pas voir qu’il s’agit sans doute de la question la plus personnelle qui soit, et Jean Leonetti a eu mille fois raison tout à l’heure de le souligner ?

Comment ne pas voir qu’il s’agit d’une question avant tout extraordinairement solitaire et profondément intime ? Car, même accompagné, même entouré, c’est tout seul que l’on passe de l’autre côté. Je ne pourrai, par conséquent, jamais parler de la mort des autres, et c’est précisément la raison pour laquelle il nous faut être profondément humbles devant l’extraordinaire complexité de la fin de vie et face à l’idée même de légiférer sur ce sujet. En cet instant, nous parlementaires, qui sommes chargés de rédiger la loi, nous devons mesurer avec gravité quelles peuvent être les conséquences de nos actes et avoir la plume qui tremble.

Nous le devons d’autant plus que la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie, votée à l’unanimité, constitue aujourd’hui un point d’équilibre fragile qui permet de mieux respecter l’expression et la volonté du malade, de prendre en compte les souffrances des malades en fin de vie, en faisant progresser les soins palliatifs. En outre, elle autorise toute personne malade à refuser un traitement dont elle estime qu’il est devenu déraisonnable et elle donne également au médecin le droit d’interrompre ou de ne pas entreprendre les traitements qu’il estime inutiles. Elle condamne aussi clairement l’acharnement thérapeutique.

Pour autant, force est de constater que des difficultés demeurent : la douleur des patients n’est pas encore suffisamment prise en charge ; l’obstination déraisonnable demeure malheureusement une réalité en France ; l’accès aux soins palliatifs n’est pas toujours effectif. Comment faire en sorte qu’il n’y ait ni souffrance, ni abandon, ni acharnement ? Si la loi du 22 avril 2005 a permis d’apporter un début de réponse à ces questions, des zones d’ombre subsistent néanmoins, justifiant le travail en cours. Ce sont ces zones d’ombre que Véronique Massonneau tente aujourd’hui d’éclairer avec sa proposition de loi.

La principale évolution qui nous est proposée est la suivante : toute personne majeure et capable, en phase avancée ou terminale d’une affection grave et incurable, quelle qu’en soit la cause, infligeant une souffrance physique ou psychique inapaisable ou qu’elle juge insupportable, pourrait demander à bénéficier d’une euthanasie ou d’un suicide assisté.

Je veux vous faire partager quatre convictions qui guideront nos réflexions sur cette proposition de loi. La première de ces convictions, c’est qu’aborder la question de la fin de vie impose la dignité et le respect de la personne, car c’est une existence et ce qu’elle a d’unique qui s’éteignent. En ces circonstances, il ne fait nul doute que la collectivité a des devoirs à l’égard de la personne. Peut-elle dire qu’elle a des droits ? Rien n’est moins sûr.

La seconde de ces convictions, c’est qu’il est de notre devoir de faire en sorte de soulager la douleur et la souffrance, dans toute la mesure du possible.

La troisième conviction, c’est que toute personne qui vit ses derniers instants a le droit d’être accompagnée jusqu’au dernier moment, d’être respectée, entourée, écoutée et entendue.

Mme Véronique Massonneau, rapporteure. Nous sommes d’accord !

M. Bertrand Pancher. Car, quand l’isolement est rompu, il peut se trouver que le patient parvienne à supporter la souffrance, que le désir d’en finir avec la vie évolue, que la perception même de la vie et de la mort évolue et que, lorsque la personne doit partir, elle traverse alors ce moment comme une partie pleine et entière de sa vie. En ces derniers instants, l’écoute est primordiale pour répondre à une interrogation qui prend forme dans la relation unique du soignant au soigné. Est-ce en effet à la souffrance de la personne en fin de vie que je vais mettre un terme ou à ma propre souffrance de ne pouvoir endurer la sienne ? C’est précisément cette ambiguïté dans le rapport à l’autre, à la souffrance et à la mort qui rend nécessaire la nature collégiale de l’examen de la demande.

Enfin, je souhaite souligner que la question létale ne peut être posée de manière large et qu’elle ne doit concerner que des cas très exceptionnels. Aujourd’hui, c’est de cette conviction que naît le questionnement qui nous réunit aujourd’hui. Doit-on et peut-on aller plus loin dans certains cas exceptionnels, où l’abstention thérapeutique ne suffit pas à soulager les patients qui subissent une douleur insupportable ? Doit-on et peut-on alors assumer un acte médical pour mettre fin à cette souffrance et à cette douleur ? Ces questions sont sans fin. Comment s’assurer du consentement du patient ? Que faire dans les cas où ce consentement ne peut être obtenu ?

Ces questions trouvent une réponse dans la réflexion menée par Jean Leonetti et Alain Claeys. Dans l’attente du débat que nous aurons sur cette proposition de loi, prenons garde à la transgression. Soyons très précautionneux face au risque de faire évoluer abruptement le paradigme de la loi du 22 avril 2005. N’attendons pas de la loi qu’elle réponde à nos propres incertitudes sur la mort, car ce serait sans doute trop lui en demander. Ne laissons pas l’encre de la loi couvrir ce qu’elle ne pourra jamais définir : cet instant qui, finalement, n’appartient à personne d’autre qu’à celui qui part. Pour ces raisons de fond et pour celles de forme que j’ai présentées tout à l’heure et qui sont, sans doute, encore plus importantes, les députés du groupe UDI ne soutiendront pas cette proposition de loi.

M. le président. La parole est à M. Roger-Gérard Schwartzenberg.

M. Roger-Gérard Schwartzenberg. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, madame la rapporteure, dès 1978, le sénateur radical Henri Caillavet déposait une proposition de loi pour le droit de mourir dans la dignité. Nous sommes toujours restés fidèles à cette conviction et à cette position. Ainsi, dès le début de l’actuelle législature, le 26 septembre 2012, le groupe RRDP a déposé une proposition de loi relative à l’assistance médicalisée pour une fin de vie dans la dignité. À son tour, deux ans plus tard, le groupe écologiste a déposé, en décembre 2014, une proposition de loi très largement analogue. On aurait pu concevoir qu’au lieu de déposer un texte séparé, le groupe écologiste se joigne au texte du groupe RRDP. Mais peu importe ; l’essentiel est d’avancer enfin.

Or, ce n’est pas l’attitude qu’a choisie l’exécutif sur ce problème. Pourtant, le vingt et unième engagement de la campagne présidentielle de 2012 était très clair. II entendait consacrer, pour un malade incurable, en phase terminale et subissant des souffrances intolérables, le droit à « bénéficier d’une assistance médicalisée pour terminer sa vie dans la dignité ». Malgré cet engagement formulé de manière précise, l’exécutif a jugé nécessaire de demander successivement plusieurs rapports à des personnalités, dont, de surcroît, on savait à l’avance que la plupart d’entre elles étaient hostiles à la mesure.

Mme Barbara Pompili. Tout à fait !

M. Roger-Gérard Schwartzenberg. C’est ainsi qu’a commencé une longue et lente série de consultations : commission Sicard, de juillet à décembre 2012 ; Comité consultatif national d’éthique, qui avait déjà rendu trois avis sur la question, dont le dernier en 2000 ; « Conférence de citoyens » – en fait un simple panel de dix-huit personnes sélectionnées par l’IFOP ; enfin, de juin à novembre 2014, une mission confiée à deux députés, nos collègues Alain Claeys et Jean Leonetti, celui-ci étant l’auteur non seulement de la loi appréciée de 2005, mais également d’une proposition de loi sur les droits des patients en fin de vie, discutée dans le cadre de la niche UMP du 25 avril 2013 et ayant fait l’objet d’une motion de renvoi en commission déposée par le groupe socialiste. Dans tous les cas, était-il indispensable de passer deux ans et demi à consulter à l’extrême, quitte à sembler temporiser et à paraître suivre une tactique dilatoire, ayant pour effet ou pour objet de retarder l’ouverture de ce débat au Parlement ?

Désormais, le processus parlementaire a enfin commencé, près de mille jours après l’élection présidentielle : d’abord avec un débat expéditif, pauvrement limité à deux heures, le 21 janvier dernier ; ensuite, aujourd’hui, avec, dans cette niche écologiste, une proposition de loi dont il est à craindre qu’elle ne soit renvoyée en commission ; enfin, il y aura, un jour, en mars, en avril ou en mai, l’examen effectif d’une autre proposition de loi, celle de MM. Claeys et Leonetti. À cet égard, on notera la manière très inégale dont le Gouvernement traite les diverses propositions de loi. Il y a trois propositions : la nôtre, celle de Mme Véronique Massonneau et celle de MM. Claeys et Leonetti. Les deux premières ne seront jamais réellement débattues. En revanche, la troisième le sera, car c’est une proposition de loi de commande, sollicitée par l’exécutif.

Mme Barbara Pompili. C’est vrai !

M. Roger-Gérard Schwartzenberg. En fait, elle remplace un projet de loi que le Gouvernement aurait dû déposer lui-même, en assumant ses responsabilités, au lieu de recourir fictivement à une proposition de loi, qui est en fait inspirée, arbitrée et estampillée par lui. L’artifice est très visible.

Pour revenir d’un mot sur les articles du texte fort intéressant de Mme Massonneau, je voudrais noter deux différences avec nos propres idées : l’une sur la capacité de modifier les directives anticipées, l’autre sur le suicide assisté. Nous sommes évidemment favorables aux directives anticipées, mais je m’interroge au sujet de leur permanence. Au fond, il n’est pas mauvais qu’une personne puisse se réinterroger de manière périodique sur la conception qu’elle a de son propre destin. Quant au suicide assisté, nous n’y sommes pas autant favorables que vous. En effet, l’exemple de certains États, comme celui de l’Oregon, dont parlait Jean Leonetti, montre que le patient souhaiterait que le médecin reste avec lui jusqu’au bout de son épreuve,…

Mme Véronique Massonneau, rapporteure. C’est bien ce que je propose ! Le suicide est « médicalement assisté » !

M. Roger-Gérard Schwartzenberg. …plutôt que de le voir simplement lui remettre des produits de nature létale qu’il aurait à prendre seul.

Pour terminer, l’enjeu du texte radical et du texte écologiste est le même : permettre au malade incurable en phase terminale de finir sa vie dans la dignité et sans souffrance, notamment sans cette sédation dite « profonde et continue » qui peut s’accompagner d’une agonie douloureuse durant plusieurs jours.

M. Jean Leonetti. Sous anesthésie générale !

M. Roger-Gérard Schwartzenberg. Douloureuse, je le répète, parce que vous assimilez les soins comme l’hydratation ou l’alimentation artificielle à des traitements et que vous préconisez l’arrêt de tout traitement dans ce cas particulier. Cela provoque – vous le savez mieux que moi, puisque vous êtes, vous, médecin –soif, faim, phlébites, escarres et infections multiples, dans une agonie qui peut durer huit jours. Nous en reparlerons, lorsque vous aurez la bonté de nous faire connaître le contenu de votre proposition de loi, car aujourd’hui nous avons assisté à une leçon de philosophie générale plutôt qu’à un exposé précis des mesures que vous préconisez.

L’impératif, c’est la vraie compassion et la vraie solidarité pour assister ceux qui sont arrivés au bout du chemin et qui veulent partir, en faisant en sorte que ce départ soit un temps de dignité et d’humanité, avec en vue cet objectif, peut-être impossible, d’humaniser la mort. (Applaudissements sur les bancs des groupes RRDP et écologiste.)

M. le président. La parole est à M. Philip Cordery.

M. Philip Cordery. Monsieur le président, madame la rapporteure, chers collègues, la fin de vie est un sujet extrêmement sensible sur lequel nos concitoyens attendent des réponses. Dans le prolongement de l’engagement 21 du Président de la République, les réflexions avancent, grâce à des rapports, des débats, et tout récemment au rapport d’Alain Claeys et de Jean Leonetti qui propose d’intéressantes avancées. La proposition que nous débattons aujourd’hui va dans le bon sens, et je remercie la rapporteure pour son excellent travail. À ce stade du débat, je pense qu’un éclairage étranger peut nous être utile. Je suis élu de la quatrième circonscription des Français établis hors de France, laquelle comprend les pays du Benelux, où des lois encadrent depuis longtemps la fin de vie. Ces pays, pourtant très différents culturellement, ont tous décidé de passer du laisser mourir à l’aide active à mourir.

Dans chacun de ces pays, même si les dispositifs diffèrent, les principes sont communs. Le choix du patient reste au centre de chaque dispositif. En Belgique, l’euthanasie est légale et, pour bénéficier de ce droit, le patient doit être dans une situation médicale sans issue et faire état d’une souffrance physique ou psychique constante et insupportable, qui ne peut être apaisée et qui résulte d’une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable. Il doit formuler sa demande de manière volontaire, réfléchie et répétée. Si personne n’est plus en mesure d’exprimer sa volonté, le médecin peut pratiquer une euthanasie si le patient a manifesté sa volonté dans une déclaration anticipée.

Au Luxembourg, l’euthanasie et le suicide assisté ont été rendus légaux sous certaines conditions. Le patient doit être majeur, capable et conscient au moment de sa demande. Il peut consigner par écrit, dans des dispositions de fin de vie, les circonstances et les conditions dans lesquelles il désire subir une euthanasie. Ensuite, le rôle d’écoute et d’information du médecin est primordial. En Belgique, celui-ci a l’obligation de s’entretenir avec le patient et d’évoquer la situation, y compris son espérance de vie, les possibilités thérapeutiques et les soins palliatifs.

Aux Pays-Bas, la loi encadre l’euthanasie et le suicide assisté : le médecin doit acquérir la conviction que le patient a formulé sa demande librement, de façon mûrement réfléchie et constante, que ses souffrances sont insupportables et sans perspectives d’amélioration, et qu’aucune solution n’est envisageable. Le médecin doit informer le patient de sa situation et de son avenir. Si celui-ci n’est plus en mesure d’exprimer sa volonté, ses directives anticipées s’appliquent. Au Luxembourg, le médecin doit informer le patient de son état de santé et des possibilités de soins palliatifs, s’assurer de la persistance de la souffrance et de sa volonté réitérée, avant de consulter un confrère et de s’entretenir de la demande avec l’équipe soignante et avec la personne de confiance désignée par le patient, aucun médecin ne pouvant être tenu de pratiquer une euthanasie.

Enfin, il existe une procédure de contrôle dans chacun des trois pays. En Belgique, le contrôle est organisé a posteriori et systématiquement, par le biais de la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation, à laquelle le médecin remet un rapport. Si l’acte n’a pas eu lieu dans les conditions prévues par la loi, la Commission peut saisir le ministère public. Aux Pays-Bas, le médecin ayant pratiqué l’acte remplit un rapport qu’il transmet au médecin légiste de la commune qui, ensuite, le communique à la commission régionale de contrôle. Si celle-ci estime que le médecin n’a pas respecté un des critères obligatoires, elle en informe le ministère public. Au Luxembourg, la Commission de contrôle et d’évaluation examine le formulaire établi par le médecin après chaque euthanasie pour vérifier si celle-ci a été effectuée selon les conditions et les procédures prévues par la loi.

Nous disposons d’un vrai recul pour évaluer ces lois puisqu’elles datent de 2001 pour les Pays-Bas, de 2002 pour la Belgique et de 2009 pour le Luxembourg. J’entends parler ici ou là de dérives, de dérapages. Mais quel mépris pour ces pays, pour leurs élus, pour les citoyens que de considérer que des lois, votées par de très larges majorités et soutenues par une écrasante majorité de la population, sont des dérives. Dans les trois pays, personne n’est revenu sur ces lois fondatrices et l’aide active à mourir est acceptée par tous.

Mme Jeanine Dubié. Eh oui !

M. Philip Cordery. L’enseignement que je tire des expériences de nos voisins est l’importance de mettre le libre choix du patient au cœur du dispositif et de bien l’encadrer par la législation : c’est possible.

Madame la ministre des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes, vous l’avez dit ce matin : « Les Français veulent pouvoir choisir. » Je suis d’accord. Donnons-leur le choix, mais le plus large possible, de la manière dont ils veulent terminer leur vie. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe SRC.)

M. Paul Molac et Mme Jeanine Dubié. Très bien !

M. le président. La parole est à M. Xavier Breton.

M. Xavier Breton. Monsieur le président, madame la ministre des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes, madame la rapporteure, mes chers collègues, la fin de vie est un sujet complexe et délicat parce qu’il renvoie chacun d’entre nous à ses expériences et aussi à ses convictions. Je suis persuadé que nous souhaitons tous un débat apaisé et serein, et nous pouvons regretter la discussion d’une proposition de loi qui, loin de chercher le consensus, le rassemblement, va nous diviser.

Nous savons en effet qu’il existe de profondes divergences dans notre société sur le suicide assisté et l’euthanasie. Est-ce pourtant une raison pour en rester à la surface des choses, pour ne pas entrer complètement dans le débat, avec ce qui nous rassemble mais aussi, et c’est normal, ce qui nous sépare ? Pouvons-nous nous satisfaire d’une unanimité superficielle, fondée sur la seule logique du plus petit dénominateur commun ? Non. Un débat de société comme celui-ci vaut mieux que de futiles compromis. L’examen de cette proposition de loi doit apporter un éclairage supplémentaire à nos réflexions sur la fin de vie et nous permettre d’aller plus loin que lors de nos interventions dans le cadre du débat organisé le mercredi 21 janvier dernier.

Le débat de cet après-midi permet aux collègues écologistes d’afficher avec clarté leur objectif de voir notre pays reconnaître l’euthanasie et le suicide assisté. À l’image de Mme la rapporteure, Véronique Massonneau, ils défendent leurs convictions avec détermination et ténacité. C’est avec la même détermination et la même ténacité que ceux qui, comme moi, sont opposés à l’aide active à mourir interviennent dans ce débat pour motiver leur ferme opposition.

Nous aimerions, madame la ministre, que le Gouvernement fasse preuve de la même détermination pour clarifier sa position sur l’aide active à mourir. Le Gouvernement est-il pour ou contre le texte qui nous est proposé aujourd’hui ? Certes, le débat n’est sans doute pas aussi manichéen : on peut être pour le texte sous certaines réserves ou sous certaines conditions, ou bien contre sauf exceptions, mais sur un sujet aussi crucial et dans la perspective de l’examen, dans quelques semaines, de la proposition de loi de nos collègues Alain Claeys et Jean Leonetti, nous sommes en droit de connaître la position du Gouvernement.

Je vous ai bien écouté ce matin, madame la ministre, mais je ne sais toujours pas si le Gouvernement est pour ou contre l’euthanasie et le suicide assisté. Je n’ai pas oublié cependant que sous la législature précédente, le groupe socialiste – dont vous faisiez partie – avait déposé une proposition de loi, portée alors par le député Manuel Valls, qui visait à instaurer une aide active à mourir. Nous avons tous bien entendu le Premier ministre ici même, le 21 janvier, conclure en se félicitant d’un débat qui « permettra d’avancer, conformément à la volonté du Gouvernement, vers la consécration d’un droit nouveau : celui de mourir dans la dignité ». Le droit de mourir dans la dignité… quel clin d’œil appuyé en direction du lobby pro-euthanasie !

C’est d’ailleurs au nom de ce même droit que le groupe écologiste nous soumet cette proposition de loi. L’exposé des motifs l’énonce clairement : « La présente proposition de loi vise à assurer aux patients en fin de vie le droit de mourir dans la dignité. » Mais, au-delà de l’affichage sémantique, que recouvre exactement ce texte ? Je voudrais, à ce stade, évoquer deux points.

Ma première interrogation porte sur la demande d’euthanasie ou d’assistance au suicide. Il faut d’emblée se méfier de certains sondages dont les questions orientent, voire conditionnent, les réponses. Oui, si on interroge les Français, ils répondront qu’ils préfèrent mourir rapidement plutôt qu’après de longues semaines de souffrance,…

M. Joël Aviragnet. C’est du bon sens !

M. Xavier Breton. … mais si l’on prend la peine de les interroger plus avant, ils préfèrent largement les soins palliatifs qui atténuent la souffrance à la mort donnée. Dans les faits, la demande d’euthanasie est très souvent un message pour dire non à la souffrance ou à l’abandon. La grande majorité des demandes disparaît d’ailleurs après la prise en charge des patients. Celles qui persistent en unité de soins palliatifs sont très exceptionnelles : elles ne représentent que 0,3 % des patients. Je fais ici notamment référence à une étude scientifique parue dans la revue internationale BMC Palliative Care. Cette étude a été réalisée à Paris, à la Maison Jeanne Garnier, qui dispose de quatre-vingt-un lits de soins palliatifs. Il apparaît que sur 2 157 patients pris en charge, cinquante-cinq ont demandé une seule fois l’euthanasie, leur demande cessant par la suite, de même pour quatre autres personnes qui l’ont réitérée. Seules deux personnes ont formulé une demande persistante jusqu’à leur décès.

On le voit clairement : non, l’urgence n’est absolument pas de focaliser le débat sur une demande d’euthanasie largement minoritaire. L’urgence absolue, la priorité numéro un, réside dans le développement des soins palliatifs et dans la promotion d’une véritable culture palliative. Nous ne pouvons tolérer plus longtemps le scandale que constitue l’abandon où sont laissées l’immense majorité des personnes en fin de vie.

Ma seconde interrogation porte sur les enseignements que nous pourrions tirer des expériences de pays voisins qui ont légalisé l’euthanasie ou le suicide assisté, et dans lesquels on observe aujourd’hui de dangereuses dérives. Certes, le texte prétend encadrer ces processus afin d’empêcher toute dérive… Mais la Belgique avait annoncé les mêmes intentions lors du vote de la loi de 2002, et cela n’a pas empêché les graves dérives que nous avons constatées. Ainsi, en février 2014, elle est devenue le seul pays au monde à autoriser l’euthanasie active sans limite d’âge, y compris donc sur les mineurs, faisant ainsi tomber l’un des garde-fous de la loi de 2002 !

Mme Véronique Massonneau, rapporteure. Ce n’est pas une dérive ; c’est une évolution ! La loi Leonetti peut, elle aussi, évoluer !

Mme Marie-Anne Chapdelaine. Chacun doit avoir le choix !

M. le président. Je vous prie de conclure, monsieur Breton.

M. Xavier Breton. J’ajoute que les règles encadrant le processus sont bien souvent non respectées et de nombreux cas d’euthanasie ne sont pas déclarées – 27 % en Flandre et 42 % en Wallonie. De plus, selon une étude menée par des chercheurs de l’université de Bruxelles et de l’université de Gand, les euthanasies sont désormais décidées sans l’accord du patient. Plus préoccupant encore, des personnes n’étant pas en fin de vie ont reçu l’autorisation d’être euthanasiées pour des raisons dites de « souffrance morale ». Les exemples étrangers, loin de nous rassurer doivent, tout au contraire, nous inquiéter et nous alerter.

Encore une fois, je regrette les ambiguïtés du Gouvernement, ambiguïtés qui masquent sans doute ses véritables intentions dans son soutien à la proposition de loi que nous devons discuter au mois de mars prochain. Souhaitons que les débats qui nous attendent permettent de lever toute ambiguïté.

Pour conclure, je tiens à remercier le groupe écologiste d’avoir permis ce débat même si, chacun l’aura compris, je ne partage ni l’esprit, ni la lettre de cette proposition de loi.

M. Jean Leonetti. Très bien !

M. le président. La parole est à M. Olivier Falorni.

M. Olivier Falorni. Monsieur le président, madame la ministre, madame la présidente de la commission des affaires sociales, madame la rapporteure, mes chers collègues, les membres du groupe RRDP sont profondément attachés à la défense des libertés individuelles, et considèrent donc que le droit de vivre sa mort et de finir sa vie dans la dignité relève d’un choix individuel qu’il convient de respecter. C’est la volonté de la personne qui doit prévaloir, et sa capacité à apprécier ce qui est digne ou indigne doit lui être reconnue. C’est la raison pour laquelle notre groupe avait déposé une proposition de loi en ce sens dès le mois de septembre 2012.

Si les progrès de la médecine et des traitements ont contribué à allonger l’espérance de vie, ce peut être parfois au détriment de la qualité de vie et de la dignité. Qui est le mieux à même d’apprécier cette dignité sinon l’individu lui-même ? Comment comprendre que la liberté, valeur fondamentale qui oriente la vie de chacun, soit si difficile à admettre à la fin de la vie ? Choisir sa mort devrait être la dernière liberté. Ainsi, l’autonomie de l’individu est respectée ; elle doit s’entendre comme ce qui permet aux êtres humains de mener et d’accomplir un projet de vie selon leurs convictions, dans les limites imposées par le respect des droits et libertés des autres.

Pourtant, le droit de choisir reste souvent refusé aux patients en phase avancée ou terminale d’une affection grave, invalidante et incurable, génératrice de souffrances insupportables. Il y a là une atteinte à la liberté de décision du malade en fin de vie, atteinte qui n’est pas compatible avec le respect de la volonté de chacun et avec le droit de mourir dans la dignité.

En 2005, la loi relative aux droits des malades et à la fin de vie, dite « loi Leonetti », proscrit l’obstination déraisonnable, c’est-à-dire l’acharnement thérapeutique, et consacre le droit de tout patient de refuser ou d’interrompre un traitement même si cela met sa vie en danger, et l’obligation pour le médecin de respecter sa volonté.

Depuis une quinzaine d’années, de réels progrès ont été accomplis grâce au développement des soins palliatifs, hélas trop limité, et il importe de consacrer à ceux-ci plus de moyens pour que puissent y accéder bien davantage de patients qu’aujourd’hui. C’est d’autant plus nécessaire qu’il existe de fortes inégalités territoriales, certains départements étant nettement sous-dotés en réseaux de soins palliatifs, voire n’en possédant aucun.

Les Français attendent aujourd’hui la reconnaissance d’un droit à l’aide active à mourir, la liberté fondamentale de rester maître de sa destinée, de choisir pour soi, de ne pas aller au-delà de telle souffrance physique, de ne pas supporter une déchéance inéluctable. Voilà ce que veulent nos compatriotes, et nous ne pouvons pas accepter l’obstination déraisonnable au statu quo que nous subissons actuellement.

Mme Jeanine Dubié. Très bien !

M. Olivier Falorni. Une nouvelle option en vue de légaliser l’aide médicale à mourir doit être introduite dans le parcours de soins en fin de vie car les soins palliatifs et la sédation terminale ne peuvent soulager toutes les souffrances physiques ou psychologiques. C’est d’ailleurs l’une des soixante propositions de campagne du Président de la République – l’engagement n21. Nous tenons à ce qu’il soit respecté.

Pour le groupe RRDP, il est nécessaire d’adopter des mesures pour permettre un droit à une mort digne ; il est nécessaire de reconnaître au patient en phase avancée ou terminale d’une affection grave, invalidante et incurable lui infligeant une souffrance physique ou psychique qu’il juge insupportable et qui ne peut être apaisée, le droit d’obtenir enfin une assistance médicalisée pour terminer sa vie.

Ce droit est d’ailleurs reconnu, quoique strictement encadré, aux Pays-Bas depuis 2001, en Belgique depuis 2002 et au Luxembourg depuis 2009.

L’exercice du droit à mourir doit bien sûr être strictement encadré par des règles et des procédures extrêmement précises, mais l’impératif est de se fonder sur le respect de la volonté exprimée par le malade, sur le libre choix par chacun de son destin personnel, bref sur le droit des patients à disposer d’eux-mêmes.

Poser la question du droit à mourir dans la dignité suppose que le débat s’engage de façon ouverte, sans contrainte dogmatique ou religieuse. Cette approche est conforme au principe de laïcité, valeur intrinsèque de la République, éthique basée sur la liberté de conscience et visant à l’épanouissement de l’homme en tant qu’individu et citoyen.

En conclusion, mes chers collègues, je citerai Sénèque qui, dans ses Lettres à Lucilius, écrivait : « Pour la vie, on a des comptes à rendre aux autres, pour la mort, à soi-même. La meilleure mort, c’est celle que l’on choisit. » Alors, mes chers collègues, parce que la présente proposition de loi est en accord avec celle que nous avons nous-mêmes déposée, parce que nous en partageons l’esprit et les objectifs, parce que nous voulons enfin une loi pour notre ultime liberté, pour toutes ces raisons nous soutenons ce texte et nous voterons contre la motion de renvoi en commission déposée par le groupe SRC.

Mme Jeanine Dubié et M. Paul Molac. Très bien !

M. le président. La parole est à Mme Marion Maréchal-Le Pen.

Mme Marion Maréchal-Le Pen. Monsieur le président, madame la ministre, chers collègues, les partisans de l’euthanasie ont trouvé une solution expéditive au « mal mourir » avec le « faire mourir » au nom d’une « d’une mort digne », notion juridique floue qui fait craindre qu’en cas de conflit judiciaire, il sera bien malaisé pour le juge de définir quel était l’état de dignité du patient. Vous comptez accorder ce droit y compris aux personnes qui ne sont pas condamnées à court terme, ouvrant ainsi une brèche vers une pratique beaucoup plus large de l’euthanasie.

Pourtant, beaucoup d’entre nous ont accompagné des proches gravement malades qui, malgré une mort certaine, ne se sont pas résignés et ont aimé vivre, même diminués, les quelques semaines, mois, années qui leur restaient à vivre. Votre définition est d’autant plus inquiétante que l’article 5 présente l’état de dépendance comme un état potentiellement incompatible avec la dignité de la personne. Mais le sentiment d’indignité d’une personne dépendante découle moins de son état que du regard que lui renvoie la société, ses proches et le personnel hospitalier !

Par de telles dispositions, vous corroborez l’idée qu’une personne dans un état de grave handicap est indigne, et par conséquent indigne de vivre.

Mme Véronique Massonneau, rapporteure. Absolument pas !

M. Philip Cordery. Amalgame !

Mme Marion Maréchal-Le Pen. Vous méprisez les efforts de tous ceux qui s’emploient, au quotidien, à accompagner les personnes en fin de vie, comme si leur présence, leur écoute, leur considération n’étaient pas les meilleurs moyens de garantir la dignité aux patients vulnérables. Vous qui êtes les premiers à parler d’égalité, vous soutenez un processus qui engendrera la plus ignoble des inégalités : l’inégalité devant la mort, l’abandon plutôt que la solidarité des pouvoirs publics à l’égard des plus fragiles.

Aujourd’hui, 150 000 personnes meurent dans de mauvaises conditions en France. Pourtant, le 17 juillet 2012, François Hollande affirmait : « Je souhaite donc, et j’en prends l’engagement, que nous développions la diversité de l’offre de soins palliatifs. […] Ce sera une réforme qui sera engagée dans les prochains mois. » Il eût été judicieux que les écologistes rappellent à leurs alliés socialistes cet engagement !

Cette proposition de loi semble une solution bien rétrograde au regard des progrès considérables réalisés par la médecine dans la prise en charge de la douleur : à la solution extrême que vous souhaitez imposer existe l’alternative paisible des soins palliatifs, qui est tout à la fois le refus de l’obstination déraisonnable et le soulagement de la souffrance.

Cette alternative, respectueuse de l’être humain et de sa vulnérabilité, est encore trop peu utilisée. Voilà le défi que nous devrions relever ! Il serait préférable d’améliorer la formation des médecins, dont 80 % ne sont pas formés aux soins palliatifs et dont beaucoup ignorent la loi Leonetti, et de mieux informer les Français : seulement un tiers d’entre eux savent que les soins palliatifs consistent à soulager psychologiquement la personne malade et un tiers savent qu’ils incluent l’accompagnement des proches. Le bilan du programme national de développement des soins palliatifs prouve clairement que des réformes devraient être engagées : les unités de soins sont irrégulièrement réparties, cinq régions concentrant 62 % des unités ; les places sont inégalement disponibles, avec une très forte disparité régionale ; certains départements, telle la Guyane, en sont totalement dépourvus.

Par ailleurs, la fin de vie ne peut se concevoir uniquement sous l’angle hospitalier : 58 % des décès ont lieu à l’hôpital, or la plupart des Français désirent passer leurs derniers jours chez eux. Il est par conséquent nécessaire de développer les compétences palliatives dans les EHPAD, les maisons d’accueil spécialisées, ainsi qu’à domicile. Les équipes mobiles de soins doivent pour cela être qualitativement améliorées.

Voilà les chantiers qui s’imposent à nous si nous voulons une égalité effective et une dignité réelle des malades. Ces chantiers, vous les balayez au travers d’une déclaration de principe sans aucune valeur, pour mieux vous précipiter vers la légalisation de l’euthanasie ! Votre obsession pour cette dernière semble moins relever d’une compassion pour les mourants que d’une pulsion idéologique cherchant à mettre à bas tous les principes fondateurs d’une société, et en particulier le plus central d’entre eux : l’interdiction de tuer. Il faut abolir les barrières au nom de la liberté absolue de l’individu, dites-vous ; mais où est la liberté quand vous inscrivez les souffrances psychiques comme l’une des conditions de l’euthanasie sans que celles-ci soient obligatoirement associées à des souffrances physiques ?

M. Christophe Sirugue. N’importe quoi ! Il faut apprendre à lire !

Mme Marion Maréchal-Le Pen. Ces souffrances influent sur le discernement du patient et sont par essence fluctuantes. Trop souvent, des gens préfèrent mourir par crainte de peser moralement et financièrement sur leurs proches, et une personne souhaitant mourir par crainte de la maladie ou par rejet de son handicap peut être amenée à changer d’avis, si tant est qu’on lui en laisse la chance et qu’on s’en donne les moyens. Voilà la véritable liberté !

Pour finir, l’article 8 autorise le médecin à ne pas pratiquer l’euthanasie à condition qu’il renvoie le patient dans un délai, extrêmement court, de deux jours vers un autre praticien acceptant cette pratique. Compte tenu du poids moral d’un tel geste, il est à craindre que de nombreux médecins refusent de s’y prêter.

Mme Véronique Massonneau, rapporteure. Même discours que pour l’IVG !

Mme Marion Maréchal-Le Pen. Dans ce cas, contraindrez-vous les médecins à euthanasier leurs patients contre leur gré ? Merci de m’éclairer sur ce point.

Vous l’aurez compris, je voterai contre ce texte que je considère comme une solution de facilité, idéologique et non pragmatique, sûrement source d’économies, mais inhumaine.

M. le président. La parole est à M. Gérard Sebaoun.

M. Gérard Sebaoun. Monsieur le président, madame la ministre, madame la présidente de la commission, madame la rapporteure, mes chers collègues, il y a bientôt deux ans, nous débattions ensemble d’une autre proposition de loi, celle de Jean Leonetti, qui nous proposait de prendre en compte l’avis du rapport Sicard afin d’enrichir la loi de 2005 en rendant les directives anticipées opposables et en créant un droit à la sédation en phase terminale. Personne n’avait alors contesté l’intérêt d’inscrire ces deux points dans la loi, tout comme chacun convient aujourd’hui de la nécessité de mieux répondre aux besoins en soins palliatifs dans notre pays ; mais si nous sommes réunis dans cet hémicycle, c’est pour débattre d’autre chose, et pour examiner une proposition de loi qui a l’immense mérite de parler clair.

M. Xavier Breton. Ça, c’est vrai : on ne peut pas dire le contraire !

M. Gérard Sebaoun. L’article 1er s’extrait ainsi de tous les subterfuges sémantiques en proposant d’inscrire dans le code de la santé publique la possibilité, strictement encadrée, de demander à bénéficier d’une euthanasie ou d’un suicide médicalement assisté.

Pour certains, cet article est la traduction de convictions forgées au cours d’un long combat mené depuis plus de trente ans ; pour d’autres, il est perçu comme transgressif et reviendrait à franchir la ligne rouge – avec parfois des propos, comme ceux que nous venons d’entendre, d’une rare violence et ne lésinant pas sur les amalgames. Cette opposition existe depuis des décennies : les débats n’ont jamais cessé. Depuis 2013, de nouvelles contributions ont fini de façonner les opinions ou de renforcer les doutes. Je résumerai rapidement ces dernières étapes.

Dans le rapport Sicard déjà, le suicide assisté avait été évoqué, mais il n’avait pas fait l’objet d’un consensus parmi les membres du groupe de travail. La conférence citoyenne avait conclu en proposant de légaliser le suicide médical assisté et de créer une exception d’euthanasie. Dans son avis, le Conseil consultatif national d’éthique préconisait pour sa part la sédation profonde jusqu’au décès. Cette proposition se retrouve dans le rapport de nos collègues Alain Claeys et Jean Leonetti, qui ont déposé une proposition de loi appelée à venir rapidement en discussion et qui nous proposera un compromis, en accord avec le Président de la République – même si la proposition 21 du programme de François Hollande peut prêter à une interprétation différente.

En commission des affaires sociales, notre collègue Leonetti a exprimé ses craintes à l’égard de la proposition de loi de Véronique Massonneau, qui comporte selon lui « un risque de rupture de digue ». Doit-on pour autant se satisfaire du point d’équilibre trouvé avec la sédation profonde et continue jusqu’au décès ? Je ne le crois pas et je suis convaincu que la société est prête – sans qu’il soit pour autant nécessaire de brandir des sondages favorables, ces derniers n’étant que des instantanés d’opinion de personnes le plus souvent en bonne santé.

M. Olivier Falorni. Très bien !

M. Gérard Sebaoun. Je crois que nous pouvons contribuer par nos travaux à une véritable avancée, celle de donner un nouveau droit à nos concitoyens sans en retirer aucun à quiconque – ce qu’a excellemment souligné notre collègue Bernard Roman lors du récent débat sur la fin de vie.

M. Olivier Falorni. C’est vrai !

M. Gérard Sebaoun. Au cours de la précédente législature, en 2009, le groupe socialiste avait déposé une proposition de loi relative au droit de finir sa vie dans la dignité, qui prévoyait, dans son article 3, la possibilité de bénéficier d’une aide active à mourir et, dans son article 8, une formation des professionnels à la réalisation d’une euthanasie. On ne pouvait être plus clair !

Eh bien, mes chers collègues, aujourd’hui, nous y sommes ! Et pour nous convaincre du bien-fondé d’avancer, il est bon, comme l’a fait Philip Cordery, de regarder au-delà de nos frontières. Depuis des dizaines d’années, des mouvements ont émergé dans ce sens, dans le monde anglo-saxon, chez nos voisins du Benelux et, plus récemment, au Québec. Certains y restent hostiles, pour des raisons culturelles, sociétales ou religieuses ; d’autres ont apporté une réponse législative. Philip Cordery nous ayant informés largement sur les pratiques au Benelux, je n’y reviendrai pas ; plus récemment, le Québec a légiféré en reconnaissant les « droits des malades en fin de vie », qui associent soins palliatifs, sédation palliative profonde et suicide assisté ; l’article 26 de la loi reconnaît « l’aide médicale à mourir » et l’article 50 le droit pour un médecin de refuser, en raison de ses convictions personnelles, à participer à un suicide médicalement assisté. Aux États-Unis enfin, c’est en 1994, par référendum, que l’État d’Oregon a adopté le suicide assisté ; depuis il a été rejoint par l’État de Washington en 2008 et par le Vermont, qui a choisi la voie législative en 2013.

Mes chers collègues, il nous sera proposé dans quelques minutes, par la voix de Michel Liebgott, de patienter, de patienter encore et toujours, de patienter jusqu’au prochain examen de la proposition de loi Claeys-Leonetti. J’en prends acte ; mais j’ai la conviction qu’aujourd’hui, tous les éléments sont sur la table et qu’il nous faut décider, décider d’aller plus loin et de rejoindre nos amis du Benelux et nos cousins québécois. Il est plus que temps de rendre à ceux de nos concitoyens qui le demandent leur ultime liberté. (Applaudissements sur plusieurs bancs des groupes SRC, écologiste et RRDP et sur certains bancs du groupe de l’UMP.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Marie Tetart.

M. Jean-Marie Tetart. Monsieur le président, madame la ministre, madame la rapporteure, comme tous mes collègues, j’ai reçu depuis une quinzaine de jours une dizaine de lettres types qui demandaient mon appui à la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui. Que disaient ces lettres ?

Elles s’appuyaient sur un sondage de l’Institut français d’opinion publique – l’IFOP – selon lequel 96 % des Français seraient favorables au recours à l’euthanasie à la demande d’un patient atteint d’une maladie insupportable et incurable. Mais si l’on pose la question : « Voulez-vous mourir dans d’atroces souffrances et dans des conditions indignes ? », quoi de plus naturel que de plébisciter l’euthanasie ? Il s’agit pourtant d’un acte consistant à donner la mort pour éviter la souffrance, par respect de la dignité des personnes diront les uns, par respect de la liberté de chacun à décider de son destin ou par compassion diront les autres. Mais une société qui veut institutionnaliser le fait de donner la mort, dans des conditions certes encadrées et même par respect de la dignité de la personne ou par compassion, ne se met-elle pas en danger ? Et que dire de l’évolution du rôle du médecin que cela implique ? Les Français acceptent le « mourir », ils n’acceptent pas les conditions du mourir.

Si l’on faisait un sondage en demandant « Comment voyez-vous votre mort ? Quelle mort espérez-vous ? », la totalité des personnes interrogées répondraient : « Sans souffrance et pendant mon sommeil » – réponse qui est celle de toutes les générations depuis que l’homme existe !

M. Xavier Breton. Très juste !

M. Jean-Marie Tetart. C’est bien à ces aspirations que les soins palliatifs répondent déjà, sur la base de la loi Leonetti, qui sera bientôt améliorée – du moins, je l’espère. Et si certains Français se montrent favorables à l’euthanasie ou au suicide médicalement assisté, c’est d’abord parce que le sous-développement de l’offre de soins palliatifs laisse subsister des milliers de fins de vie scandaleuses par la souffrance extrême, la solitude, l’indignité, tant pour le patient que pour les familles.

Pour être depuis dix-huit années président du conseil de surveillance de mon hôpital local, doté très tôt d’une unité pilote de soins palliatifs, je sais combien d’hommes et de femmes atteints d’un mal incurable et en proie à d’extrêmes souffrances ont été accueillis dans cet établissement. Beaucoup réclamaient en arrivant que l’on en finisse au plus vite, n’osant toutefois pas employer le mot d’« euthanasie », qui révèle l’échec ultime de la vocation d’un homme, qui est de vivre. Combien d’entre eux, pris en charge par l’unité de soins palliatifs, ont réclamé du temps supplémentaire pour vivre encore ? Pratiquement tous !

Du temps pour vivre encore, jusqu’au moment où, d’un commun accord avec le médecin, la famille, les personnes de confiance, ou au vu des directives anticipées si celles-ci existent, sera venu le moment d’envisager la mort « sans souffrance pendant le sommeil », provoquée par l’arrêt des traitements de maintien en vie et par la sédation.

La sédation, associée ou non à l’arrêt des traitements d’alimentation et d’hydratation, n’est pas un acte d’euthanasie. Elle n’est pas une décision de donner la mort, de faire mourir. L’arrêt de ces traitements, c’est la reproduction du processus naturel même de la mort, qui s’accompagne progressivement d’un refus de boire et de se nourrir, processus que l’on a rompu par l’alimentation et l’hydratation forcées, elles-mêmes susceptibles de provoquer de nouvelles souffrances. La sédation palliative, c’est la mise en place du cycle naturel de la mort avec la souffrance en moins. C’est elle qui doit être généralisée, c’est elle qui doit permettre d’exclure l’euthanasie.

Cependant, la sédation ne doit pas être forcément profonde et définitive. Elle doit pouvoir être ponctuelle et intermittente pour tenir compte de l’évolution des souhaits du patient, pour ménager des plages d’éveil permettant de communiquer avec ses proches.

Je suis opposé au droit à l’euthanasie et au suicide médicalement assisté. Je suis opposé à l’obligation faite au médecin qui refuse de la pratiquer de trouver lui-même un confrère qui l’accepte, comme le propose par votre texte, madame la rapporteure. Le suicide relève de la liberté individuelle. Il ne peut pas être confié au monde du soin, du faire vivre. Le droit à l’euthanasie est aussi réclamé au nom de l’égalité entre les citoyens des différents pays européens. Je suis étonné alors que vous limitiez le champ de cette proposition aux seuls adultes, alors que pour les enfants et les adolescents la souffrance même, l’idée même de la mort sont encore plus incompréhensibles et insupportables – sans doute est-ce en raison d’une grande gêne qui montre bien la complexité du débat.

Dans notre pays, le scandale de la fin de vie n’est pas que l’euthanasie ne soit pas autorisée, c’est que l’offre palliative soit aussi peu développée : 120 unités de dix lits ! Mais, plus que le nombre de lits ouverts, c’est la culture palliative qu’il faut développer, c’est la formation, non seulement des praticiens mais aussi de l’ensemble des personnels, soignants ou non, qui interviennent, qu’il faut généraliser. La culture palliative ne peut être réduite à celle des équipes spécialisées, elle doit être introduite dans les services de médecine, les EHPAD, les maisons d’accueil spécialisées. Elle doit être pratiquée à l’hôpital comme à domicile. Ce qui donnera de la dignité dans la fin de vie, aux patients comme aux soignants, ce n’est pas le droit à l’euthanasie ou l’assistance au suicide, c’est la généralisation d’une culture et d’une pratique de soins palliatifs.

Faisons confiance aux propositions du rapport Leonetti-Claeys. Je les soutiendrai le moment venu. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe UMP.)

M. le président. La parole est à M. Joël Aviragnet.

M. Joël Aviragnet. Monsieur le président, madame la ministre, madame la présidente de la commission, madame la rapporteure, chers collègues, la proposition de loi qui nous réunit aujourd’hui nous permet à nouveau de débattre d’un sujet ô combien délicat et intime : celui de la fin de vie. Je suis heureux de voir qu’il suscite l’intérêt de l’Assemblée, tant il est fondamental pour notre société et concerne nombre de nos concitoyens. En réalité, il les concerne tous. Face à ce sujet, chacun d’entre nous se questionne sur son rapport à la mort ou à celle de ses proches.

C’est une question qui découle aussi d’un constat : celui de la progression de l’espérance de vie. Nous vivons aujourd’hui mieux et plus longtemps. Le combat pour faire reculer les maladies progresse également et doit continuer d’être soutenu, mais n’oublions pas que cette question est intime, qu’elle relève de la philosophie de chaque individu, que certains, à cet égard, peuvent estimer que l’on vit trop longtemps et que la vie n’a plus grand sens lorsqu’elle semble ne jamais se terminer. Car la fin de vie a aussi changé : elle est désormais marquée par plus de solitude, une présence régulière ou permanente en milieu médical.

Nos concitoyens ont alors réclamé une législation adaptée qui puisse tenir compte de cette situation, qu’ils vivent ou que leurs proches ont vécue.

Grâce à la loi de 2005 de notre collègue Jean Leonetti, une première réponse a été apportée, et le recul des années nous permet d’envisager aujourd’hui l’évolution de la législation. Notons au passage l’importance des inégalités sur ce sujet. Elles peuvent être territoriales, médicales et financières. Il faudra réduire ces inégalités, car elles provoquent un fort décalage entre la législation actuelle et la réalité de son application.

Beaucoup de Français estiment qu’en la matière nos lois et l’organisation actuelle des soins ne permettent pas toujours de finir sa vie dans la dignité. Parfois, les textes actuels sont peu connus, ou mal appliqués, mais ce qu’une très grande majorité d’entre nous et de nos concitoyens demande c’est de franchir une nouvelle étape. C’est pourquoi plusieurs rapports ont été rendus, sur lesquels je ne reviendrai pas : le rapport du professeur Sicard ou encore celui de nos collègues Alain Claeys et Jean Leonetti. Ces derniers nous ont d’ailleurs proposé une évolution du droit en vigueur autour de trois idées : respect absolu par les médecins des directives anticipées ; droit du malade à l’arrêt des examens et des traitements ; mise en place d’une sédation profonde et continue jusqu’à la mort. Cette proposition de loi, que nous examinerons prochainement, apportera donc des améliorations considérables. Pour ma part, je pense qu’il s’agit d’une question qu’il est de toute manière difficile à régler. C’est pourquoi, si la proposition de loi de Mme Massonneau pose certains problèmes, celle de nos collègues Claeys et Leonetti en posera d’autres.

Nos travaux en commission ont montré qu’il en était ainsi du dialogue entre médecin et personne de confiance, de la distinction entre sédation d’apaisement et sédation terminale, du respect de la dignité du mourant. Depuis de nombreuses années, la logique des politiques publiques place la personne, l’usager au centre des dispositifs. Si l’on se place du côté de la personne, plusieurs questions sont à prendre en compte, dans ce moment si particulier qu’est la fin de vie, comme celles de la douleur et du degré de conscience de la personne en fin de vie, à mettre en lien avec les directives anticipées.

Il est un autre point à considérer : celui du temps de la personne, qui n’est ni celui du médecin ni forcément celui de l’entourage familial. De nombreux soignants, notamment en services de soins palliatifs, font état de ce moment où la personne décroche, de ce moment où la personne accepte que sa vie s’arrête, de ce moment où la personne est prête. Certes, la loi ne peut ni répondre à toutes les situations ni tout prévoir, mais puisse-t-elle au moins garantir le libre choix de la personne sur le moment de sa fin de vie, en dehors de tout dogme ou idée préconçue.

Le temps du débat parlementaire, qui se prolongera lors de l’examen de la proposition de loi Claeys-Leonetti, nous permettra de poursuivre nos travaux afin d’affiner ce texte et de proposer une évolution utile et pertinente de notre législation. Je souhaiterais, à cet égard, que notre débat nous permette d’examiner, au-delà de la sédation profonde et continue, d’autres voies pour légaliser l’aide active à mourir dans la dignité. À ce stade, je souhaite préciser qu’il ne s’agit pas de l’imposer à tout le monde, il s’agit simplement de permettre à ceux qui le demandent d’y avoir recours. J’ai conscience que nous sommes face à une question difficile, mais quand vivre dans la dignité n’est plus possible et qu’aucune solution médicale n’existe, nous devons réfléchir à la possibilité de donner les moyens de partir à ceux qui le souhaitent. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe SRC.)

M. le président. La parole est à Mme Bernadette Laclais.

Mme Bernadette Laclais. Monsieur le président, madame la ministre, madame la présidente de la commission, madame la rapporteure, chers collègues, en abordant la question de la fin de vie, nous avons tous conscience d’être face à un enjeu particulier, qui nous concerne tous et nous implique dans ce qu’il y a plus intime pour chacun d’entre nous. Il est peu de sujets à propos desquels il faut composer à ce point avec une double dimension : d’une part, le droit de la personne, en tant qu’individu, à garder la maîtrise de son destin et de voir respecter au mieux ses souhaits ; d’autre part, le devoir de la société de garantir la protection des plus fragiles, des plus vulnérables et de prévenir tout risque d’excès, dont on ne peut jamais dire à l’avance qu’il existe ou n’existe pas.

En outre, il y a dans notre pays une insupportable distorsion entre les textes et la réalité, phénomène que son ampleur rend très concret. Les textes, qu’ils soient législatifs ou réglementaires, ont permis, au fil des années, des avancées indiscutables, mais la réalité quotidienne nous renvoie un chiffre tout simplement dramatique : aujourd’hui, dans notre pays, une personne sur trois connaît une fin de vie dans la souffrance et ne bénéficie d’aucun traitement sédatif ou antalgique. Force est de constater que les textes sont mal connus, mal appliqués. Pourtant, ils existent, et les soins palliatifs, vous l’avez tous dit, sont insuffisants, malgré les efforts que Mme la ministre nous a rappelés tout à l’heure. Le rapport Sicard, rendu public au mois de décembre 2012, résume en une phrase la situation : « La loi Leonetti est un chemin mal connu et mal pratiqué, et qui répond pourtant à la majorité des situations. »

Devant cette situation, le Président de la République a fait le choix, que je veux saluer, d’un débat approfondi et de la recherche d’un consensus avec, d’abord, la commission Sicard, puis le CCNE, qui a rendu un avis confirmant les conclusions du rapport Sicard. Enfin, il a missionné deux parlementaires dont les compétences et la connaissance du sujet ne peuvent être remises en cause par personne : Alain Claeys et Jean Leonetti. Leur travail comporte une proposition de loi qui devra être examinée au début du mois de mars dans notre hémicycle. Cette proposition de loi, à mes yeux, a plusieurs mérites. Elle met bien le patient au cœur du dispositif, avec le renforcement de la valeur des directives anticipées. Elle renforce la place de la personne de confiance. La proposition de loi admet aussi « une sédation profonde et continue jusqu’au décès ».

Il est normal que ce texte puisse faire débat. Pour ma part, je me réjouis que nos échanges, jusqu’à présent, aient été, dans leur grande majorité, sereins, car j’ai toujours pensé qu’il fallait aborder ce sujet sans posture, sans idéologie, et en écoutant chacun. Nous ressentons tous l’aspiration de nos concitoyens à un tel débat. C’est un élément à prendre en compte bien sûr, mais, à l’épreuve des faits, nous avons tous constaté que l’opinion qu’avait une personne en bonne santé est susceptible d’évoluer lorsque celle-ci est confrontée à la réalité de la maladie. Nous avons tous constaté combien, aussi, tel refus ou telle détermination tranchée n’est plus soutenu avec la même assurance face à un proche dont on ne supporte plus les souffrances ou face à une décision à prendre dans un contexte d’émotion extrême, de fatigue, de vulnérabilité, décision qui, pourtant, nous accompagnera le reste de notre vie. Souvent, je me demande si ceux qui nous disent vouloir partir le veulent pour eux ou ne supportent plus de voir leurs proches souffrir pour eux.

J’entends ceux qui, au nom de la liberté, demandent de choisir le moment où ils partiront, mais j’entends aussi ceux qui disent vouloir que personne ne choisisse à leur place, qui veulent être entendus, et pour lesquels leur liberté c’est aussi de partir entourés d’affection, aimés, apaisés, parce que délivrés de la souffrance physique. C’est précisément le point d’équilibre auquel, je crois, nos collègues Leonetti et Claeys sont parvenus.

Pour toutes ces raisons, je plaide pour que le droit d’accès aux soins palliatifs soit réaffirmé dans la loi avec force et, surtout, rendu possible partout, pour que chacun puisse en bénéficier où qu’il se trouve. Nous sommes loin du compte, et nous savons que la qualité de ces soins modifie parfois le regard que le malade porte sur la dignité de sa propre fin. Je souhaite également que le débat nous permette de nous réinterroger sur l’image que notre société se fait de la mort, trop souvent cachée, que nous puissions également aborder la fin de vie en service de néonatalogie, et la place des parents, ainsi que la formation des médecins.

Je souhaite que nous poursuivions encore notre réflexion en examinant la proposition de loi déposée par MM. Claeys et Leonetti, ce qui m’amènera à repousser celle qui nous est aujourd’hui présentée. Je respecte le travail et l’engagement de Véronique Massonneau dont je salue la qualité d’écoute. J’ai aussi apprécié la mesure dont nos collègues ont fait preuve dans leurs propos, mais nous ne pouvons souscrire à cette proposition de loi car elle ne s’inscrit pas dans l’état d’esprit que je viens d’évoquer : elle ne peut constituer le point de rassemblement que nous pouvons espérer sur ce sujet.

M. le président. La discussion générale est close.

Motion de renvoi en commission

M. le président. J’ai reçu de M. Bruno Le Roux et des membres du groupe socialiste, républicain et citoyen une motion de renvoi en commission déposée en application de l’article 91, alinéa 6, du règlement.

La parole est à M. Michel Liebgott.

M. Michel Liebgott. Monsieur le président, madame la ministre, madame la présidente de la commission des affaires sociales, madame la rapporteure, chers collègues : « intime », « grave », « complexe »… Au fil de nos échanges, ces mots ont résonné dans tout l’hémicycle. Vous l’avez tous exprimé : la fin de vie est une question existentielle, pour soi, pour ses proches, pour les soignants et pour la société. Merci à vous, madame Massonneau, d’avoir, avec vos convictions, mais aussi avec votre cœur, relancé ce débat, si fondamental pour nous tous. Merci à tous les autres orateurs d’avoir exprimé les nuances qui sont les leurs. Merci, aussi, à ceux qui ont évoqué les exemples étrangers, qui nous permettent aussi de rappeler non seulement que, dans notre pays, nous sommes très correctement soignés jusqu’à la fin, mais aussi que les législations étrangères sont extrêmement diverses, que l’humanisme traverse nos frontières, mais qu’il n’y a pas de solution miracle, dans aucun pays.

La fin de vie met en question « autant la conscience de notre finitude que l’existence de l’autre », a dit notre collègue Jean Leonetti. De prime abord, la question de la fin de vie digne déstabilise nos certitudes, perturbe l’ordonnancement de nos valeurs, entre le devoir de soigner et le droit de mourir dans la dignité, avec humanité. Elle doit être in fine considérée sur le plan de la loi, à l’aune des valeurs républicaines que sont la liberté, l’égalité, la solidarité et la fraternité, à l’égard des mourants. Cela renvoie à notre capacité à vivre ensemble, hautement symbolique en ces temps troublés.

Au seuil de la mort, il s’agit de respecter intimement les derniers vœux des mourants. Or ces vœux sont divers, contradictoires souvent, tranchés parfois, secrets et fragiles surtout. Les exemples sont légion de malades incurables, dont le corps est comme enfermé dans un sarcophage mais dont l’âme papillonne, et qui s’accrochent à la vie jusqu’au dernier souffle.

Et puis il y a les personnes déprimées, déterminées à en finir, et celles qui, à l’instant décisif, renoncent à franchir le Styx ; celles qui, plongées dans un état de dégénérescence physique et psychologique, mettront à bas tous les interdits et demanderont à faire plus vite l’ultime voyage. Et puis il y a tous ces signes, toutes ces réactions inattendues de l’autre, notre alter ego, agonisant, gisant, que nous déchiffrons avec difficulté : la demande illusoire de traitement, la colère, la demande de mort anticipée, le regard suppliant et déchirant ; et pour finir, ce silence insondable et notre angoisse lancinante…

Le débat peut être passionné, source de tiraillements émotionnels, philosophiques, spirituels, la loi n’en sera pas moins votée en raison, avec discernement, dans le respect des principes démocratiques et des valeurs universelles, humanistes que nous portons. L’examen de cette proposition de loi du groupe écologiste, le débat de la semaine dernière, le rapport du professeur Sicard, celui du Comité consultatif national d’éthique, et le débat citoyen, en sont la preuve. Permettez-moi de rappeler succinctement les grandes dates qui jalonnent deux ans de réflexion et de débat, deux ans d’un cheminement collectif et national. Pour certains, ce temps paraît trop long, mais c’est objectivement peu au regard des vingt années de maturation législative des Suisses et des douze années de débat chez nos voisins belges.

En décembre 2012, la commission Sicard remet un rapport soulignant l’insuffisance de la prise en charge palliative des malades en fin de vie, et la méconnaissance de la loi Leonetti de 2005 par près de 53 % des médecins. Elle préconise la possibilité d’administrer une sédation terminale, sans modification législative.

En février 2013, le Conseil national de l’ordre des médecins déclarait que 54 % des médecins sont favorables à une sédation terminale pour les patients pris en charge en soins palliatifs, sur décision d’un collège, dans des cas non pris en compte par la loi de 2005. Il confirme le diagnostic du professeur Sicard ; il préconise en outre de renforcer les directives anticipées et d’élargir leur diffusion.

En juin 2013, le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé conforte les avis précédents et se prononce pour une sédation profonde jusqu’au décès, si la personne en fait la demande, et lorsque les traitements ont été interrompus à sa demande. Il rappelle la nécessité de lutter contre l’isolement et le dénuement des personnes malades, des personnes handicapées et des personnes âgées, et de mieux les accompagner.

Enfin, en décembre 2013, la conférence citoyenne sur la fin de vie se prononce pour une législation du suicide assisté sous certaines conditions, et pour une exception d’euthanasie.

C’est un débat nourri, approfondi et serein que nous menons depuis deux ans. C’est un débat qui ne fuit pas nos peurs, nos doutes, nos convictions, mais les confronte et les dépasse pour instaurer les conditions d’une compréhension plus large et plus consensuelle. C’est le débat d’une société postmoderne et laïque qui s’interroge sur le sens et la légitimité de ses décisions, en s’appuyant sur la liberté humaine et non sur les dogmes ou toute vérité révélée, potentiellement totalitaires. C’est le débat d’une société développée qui offre, en France du moins, un relatif confort et une certaine qualité de vie au plus grand nombre. C’est le débat d’une société marquée par des progrès thérapeutiques considérables qui repoussent encore plus loin les limites de la mort, au risque de la nier ou de négliger les conditions qui l’entourent.

Vous avez été nombreux à rappeler que l’on meurt mal, en France, qu’il y a des inégalités d’accès aux soins palliatifs. Ces inégalités sont territoriales ou sectorielles ; elles jouent également selon le type de pathologie. Vous avez également noté le défaut de formation des personnels soignant : au total, seulement 20 % de ceux qui devraient bénéficier de soins palliatifs y ont accès. Le nombre de lits en soins palliatifs progresse faiblement, passant de 3 060 lits en 2007 à 5 057 en 2011. Le taux d’équipement en soins palliatifs varie de 0,4 lit pour 100 000 habitants à 8,2 lits pour 100 000 habitants. Cinq régions concentrent les deux tiers des unités en soins palliatifs. Là est la première inégalité.

Par ailleurs, les soins palliatifs sont quasiment inexistants dans le secteur médico-social, dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes – EHPAD. On sait que 60 % des personnes âgées décédées aux urgences souffraient d’une pathologie qui aurait nécessité des soins palliatifs. C’est là une question essentielle : des gens qui auraient pu mourir paisiblement en EHPAD se retrouvent aux urgences, dans nos hôpitaux.

Notre première réponse collective, la première mesure législative à prendre, doit être de remédier au déficit des soins palliatifs mis en évidence par Alain Claeys et Jean Leonetti. Notre premier devoir législatif est de redonner de l’humanité, de recréer de la solidarité et de la fraternité, là où règnent parfois l’isolement, le désœuvrement et l’injustice. Le développement des équipes mobiles, à l’hôpital ou à domicile, est une priorité. Il faut prendre exemple sur ce qui a été réalisé dans certains de nos territoires – je pense notamment aux hôpitaux de Metz et d’Hayange – pour accompagner les patients dans la proximité et le respect de leur altérité. J’ai ici une pensée pour les médecins et les personnels médico-sociaux qui accompagnent chaque jour les malades en fin de vie.

La mise en place, en 2015, d’un nouveau plan triennal pour les soins palliatifs dans le milieu hospitalier et le secteur de l’hospitalisation à domicile va dans le bon sens. Ce sera un des éléments du débat à venir. Que faire de plus ?

D’un côté, le rapport Claeys-Leonetti et la proposition de loi d’Alain Claeys qui en découle avancent des pistes pour améliorer notre législation : le droit à une sédation profonde et continue jusqu’au décès, et l’arrêt des traitements en cas de maladie incurable ; en phase terminale, le droit de ne pas souffrir. Il préconise des directives anticipées plus contraignantes pour le médecin, leur encadrement, et un recours plus large. Il affirme la primauté de l’avis de la personne de confiance pour les cas où les patients ne sont plus conscients. Ces pistes devraient répondre aux cas d’acharnement médical les plus graves, qui sont contraires aux souhaits des patients. Il reste cependant des zones d’ombre, que l’examen de la proposition de loi d’Alain Claeys devra clarifier en mars prochain : la question de la fin de vie dans les cas de réanimation néonatale, comme le notait notre collègue Jean-Louis Touraine, ou la marge d’interprétation laissée au personnel soignant lorsque les directives sont mal rédigées ou trop anticipées, comme le soulignait notre collègue Michèle Delaunay.

De l’autre côté, la proposition de Mme Massonneau et des membres du groupe écologiste, que nous examinons aujourd’hui, considère que l’achèvement de cette réflexion doit être l’euthanasie – ou le suicide assisté – à la demande du patient, et lorsque ce dernier est atteint d’une affection grave et incurable. Elle place la liberté intime du patient au-dessus de tout. Nos amis écologistes veulent ainsi aller plus loin que ce que nous proposons.

Ma première objection tient au fait que leur proposition ne lève pas les zones d’ombre que j’évoquais plus tôt, la deuxième au fait qu’elle pose de nouvelles questions. Peut-on préconiser l’euthanasie ou le suicide assisté avant d’avoir assuré la généralisation et l’accessibilité des soins palliatifs pour tous ?

Mme Véronique Massonneau, rapporteure. Mais oui, ça va ensemble ! Il ne faut jamais les opposer !

M. Michel Liebgott. C’est une question d’équité pour l’ensemble de la population française : nous savons en effet que les moyens financiers sont limités.

Peut-on raisonnablement, à ce jour, se prémunir de toute dérive du suicide assisté ? La proposition de loi examinée comporte-t-elle des garanties suffisantes ? Il y a beaucoup de suicides parmi les personnes âgées : près de 3 000 cas par an, soit un tiers des suicidés. Dans ce contexte, comment garantir que la liberté absolue de mourir ne couvre pas une indifférence absolue et inique devant la désespérance des aînés, des plus vulnérables ? Nous voyons tous les jours des exemples de ce type dans nos circonscriptions et dans nos EHPAD.

La proposition de loi du groupe écologiste ne va-t-elle pas trop loin, ou trop vite ?

À ce stade, les propositions sont incomplètes. Il est cependant déjà possible de trouver des points de consensus, et c’est là le plus important : premièrement, replacer le patient au cœur de la décision, en lui assurant qu’il ne sera pas dépendant de la souffrance, ni à l’égard du corps médical ; deuxièmement, réviser le statut des directives anticipées pour qu’elles soient plus largement diffusées et mieux préparées. Pour l’instant, ces directives anticipées sont très minoritaires. C’est incontestablement un progrès, qui prouve qu’il ne peut y avoir d’idées arrêtées et définitives sur le sujet. La position évolutive d’un certain nombre de personnes, dont M. Leonetti lui-même, en témoigne.

Nous pourrons tous faire évoluer notre position, la faire maturer, pendant le temps que nous donnera le renvoi de ce texte en commission, dans l’attente de l’examen de la proposition de loi d’Alain Claeys. Je suis, comme vous tous, convaincu que mon opinion peut encore évoluer, que ce soit individuellement ou dans le cadre de mon groupe politique, qui débattra comme les autres de cette question.

Derrière le masque de la comédie humaine qui se joue parfois dans cette enceinte, demeure lancinante la question humaine, profondément humaine. N’ayons pas crainte de raturer sans cesse la loi, si nous concourons toujours à plus d’humanité, à plus d’éthique. « Ratures fécondes », écrivait Victor Hugo.

Mme Martine Pinville et M. Alain Claeys. Très bien !

M. le président. Sur la motion de renvoi en commission, je suis saisi par les groupes écologiste et RRDP d’une demande de scrutin public.

Le scrutin est annoncé dans l’enceinte de l’Assemblée nationale.

La parole est à Mme la ministre des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes.

Mme Marisol Touraine, ministre des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes. Quelques mots pour compléter les éléments que j’ai donnés ce matin à la tribune à propos de la position du Gouvernement. Michel Liebgott vient de défendre brillamment une motion de renvoi en commission, que le Gouvernement soutient.

Permettez-moi de vous redire brièvement comment le Gouvernement aborde ce débat. Je voudrais d’abord assurer Mme Massonneau de l’intérêt et de l’attention très forts que nous portons à sa proposition de loi. Comme je l’ai dit ce matin, le principal enjeu est de faire évoluer le cadre légal de la fin de vie, qui ne correspond plus du tout aux attentes de la très grande majorité de la population. La loi de 2005, adoptée à l’unanimité, a réalisé des avancées que nous ne contestons pas. Aujourd’hui, il faut aller plus loin, et faire en sorte que le patient puisse exprimer sa volonté. La loi doit permettre de l’entendre et de lui donner des droits, et pas seulement d’accompagner et d’encadrer les devoirs des professionnels de santé.

Une mission sur la fin de vie a été confiée à Alain Claeys et Jean Leonetti. Leur travail a permis de trouver un point d’équilibre autour de cette exigence d’écoute des attentes de la population et des patients. Comme je l’ai dit ce matin, une partie de nos concitoyens souhaiteraient aller plus loin et voir proposer d’autres perspectives.

Les propositions d’Alain Claeys et de Jean Leonetti  ont permis de trouver un point d’équilibre. Le débat doit se poursuivre, et il peut se poursuivre en commission. Il a d’ailleurs été engagé par le Premier ministre il y a quelques jours dans cet hémicycle. C’est pour qu’il puisse se poursuivre et pour que chacune des positions puisse être écoutée que le Gouvernement soutient la motion de renvoi en commission.

M. le président. La parole est à Mme la rapporteure.

Mme Véronique Massonneau, rapporteure. Mes chers collègues, sans être véritablement surprise, je regrette vivement que le groupe SRC propose de renvoyer cette proposition de loi en commission, et cela pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’il est pour le moins inopportun de renvoyer en commission un texte sur lequel, précisément, on a refusé le débat en commission il y a quelques jours. Renvoyer en commission sert à approfondir un débat, non à l’enterrer.

M. Paul Giacobbi. Absolument !

Mme Véronique Massonneau, rapporteure. Ce devrait être pour poursuivre des échanges. Or, en réalité, ils n’ont jamais débuté. Bref, il y a là une sorte de perversion des règles de fonctionnement de notre assemblée.

M. Roger-Gérard Schwartzenberg. Tout à fait !

Mme Véronique Massonneau, rapporteure. Je me permets de citer notre cher collègue Jean-Louis Touraine : « La proposition de loi d’Alain Claeys et Jean Leonetti n’ayant pas été discutée, il nous paraît difficile de voter cette proposition de loi. Nous serons donc amenés à ne pas apporter notre adhésion, même si nous comprenons fort bien les motifs de plusieurs des amendements proposés. »

Au regard de ce que je viens d’expliquer dans la discussion générale, il est pourtant clair que nos propositions ne s’inscrivent pas dans le même paradigme. S’ils convergent parfois, je ne vois pas, encore une fois, en quoi la perspective de cet autre texte justifierait l’attentisme à l’égard de celui-ci.

Je regrette que le groupe majoritaire renvoie en commission un texte similaire à celui qu’il avait lui-même déposé quatre ans auparavant, alors qu’il était dans l’opposition. Je regrette que le groupe majoritaire, qui a déjà renoncé à ouvrir la PMA aux couples de femmes au nom de l’apaisement, recule encore aujourd’hui sur un sujet de société pour le même motif. Croyez-moi : pour les avoir souvent rencontrées, je sais que les personnes en attente de ces lois ont une tout autre acception du mot : « apaisement ». Ce sont leurs souffrances, leurs attentes, et souvent leur désespoir, que nous devrions nous attacher à apaiser.

Je regrette que le groupe majoritaire renvoie ainsi un texte issu de la majorité parlementaire en commission : c’est une étrange conception du travail parlementaire et du débat démocratique, qui nous aura vus la semaine dernière procéder à un débat sans vote, et nous voit aujourd’hui procéder à un vote sans débat.

Oui, le libre choix des patients mérite bien un débat. Oui, l’ultime liberté mérite bien un vote. Croyez-moi : il y aura débat sur ce sujet, il y aura vote. Ce sujet, que certains trouvaient trop vaste pour une proposition de loi, nous l’aborderons, nous en débattrons – sous forme d’amendements, certes, mais nous en débattrons.

Je voudrai pour finir appeler toutes celles et tous ceux qui partagent la même conviction, celle que chacun doit avoir accès à tous les choix, à se réunir. Ce n’est pas une question de gauche ou de droite, de frondeurs ou de positionnement politicien ; cela ne doit pas être l’objet de calculs ou de négociations de coin de table : c’est une question de fidélité à des valeurs et à des engagements. J’appelle bien entendu notre assemblée à ne pas voter cette motion de renvoi en commission. (Applaudissements sur les bancs des groupes écologiste et RRDP.)

M. le président. Nous en venons aux explications de vote.

La parole est à M. Roger-Gérard Schwartzenberg, pour le groupe radical, républicain, démocrate et progressiste.

M. Roger-Gérard Schwartzenberg. Je partage l’analyse de Mme Massonneau, nos deux propositions de loi étant à peu près identiques. Je regrette que celles-ci ne soient pas examinées au  motif qu’il y aura une autre proposition de loi sur le sujet – puisque tel est bien l’argument qui nous est opposé. En effet, ce n’est pas au bénéfice d’un projet de loi que le Gouvernement aurait prévu de déposer que nos propositions ne seront pas examinées, puisqu’il se défausse de ses responsabilités sur une proposition de loi de commande, décidée, arbitrée et conçue par lui, après consultation de personnalités dont on savait à l’avance qu’elles étaient hostiles au point de vue que nous défendons – ce qui n’est pas tout à fait normal.

Je conclurai, en me rappelant le vingt et unième engagement de l’actuel chef de l’État, par ce propos de Pierre Mendès France sur la conduite à tenir en politique : parler vrai en campagne et tenir parole une fois élu. (Applaudissements sur les bancs des groupes RRDP et écologiste.)

M. le président. La parole est à M. Bertrand Pancher, pour le groupe de l’Union des démocrates et indépendants.

M. Bertrand Pancher. Les questions auxquelles tentent de répondre les auteurs de la proposition de loi, comme nous tous, d’ailleurs, appellent des analyses et des suggestions éminemment personnelles. Pour notre part, nous avons la conviction qu’il est nécessaire de maintenir les digues érigées par la loi du 22 avril 2005, votée à l’unanimité, et qui avait fait l’objet d’une large concertation, tout en réfléchissant à des évolutions. J’ajoute que légiférer sur l’euthanasie ou le suicide médicalement assisté reviendrait à consentir à la société un droit sur l’existence même de chacun qui outrepasse largement le respect dû à chaque personne.

Le Parlement se saisira prochainement des propositions de Jean Leonetti et d’Alain Claeys, qui visent à prolonger l’équilibre atteint en 2005 en ouvrant de nouveaux droits aux malades. C’est pour cette raison que j’ai critiqué la présente proposition de loi : on ne peut mener collectivement une réflexion pendant deux ans et prendre des décisions avant qu’elle n’arrive à son terme.

MM. Leonetti et Claeys et l’ensemble des personnalités consultées préconisent de permettre à ceux qui sont proches de la mort, s’ils le demandent, de s’endormir plutôt que d’être confronté à la souffrance ou à ce qu’ils peuvent parfois vivre comme une déchéance. Cette nuance si infime et pourtant si essentielle qui sépare l’équilibre de la loi de 2005 des préconisations de Jean Leonetti et d’Alain Claeys, marque la limite que nous ne pouvons envisager de franchir.

Dans l’attente de l’examen de ces propositions, et parce que la proposition de loi défendue par Mme Massonneau, dont je respecte l’engagement et les convictions, consacrerait un droit de la société sur l’expérience la plus intime qui soit, celle de la mort, nous soutiendrons donc cette motion de renvoi en commission.

M. le président. La parole est à Mme Martine Pinville, pour le groupe socialiste, républicain et citoyen.

Mme Martine Pinville. C’est toujours un moment particulier lorsque nous parvenons à ce stade de la discussion. Je ne peux cependant laisser dire que ce sujet n’a pas donné lieu à un débat important et à la plus large des concertations possibles. De nombreux travaux ont été conduits, comme le rapport Sicard ou le rapport de MM. Claeys et Leonetti. Nous avons également débattu de ce sujet dans l’hémicycle avec le Premier ministre. Enfin, nous nous sommes exprimés sur la proposition de loi que vous défendez, madame Massonneau, et Mme la ministre vous a fait part de sa vision et de son opinion.

Mais parce que ce sujet est très spécifique, il faut continuer à travailler, à avancer, et sans doute encore à apporter des améliorations. C’est ce que nous allons faire lorsque nous examinerons la proposition de loi de MM. Claeys et Leonetti, dans un accord le plus large possible, mais qu’il faudra bien évidemment enrichir. C’est pourquoi le groupe socialiste souhaite le renvoi du texte en commission.

M. le président. La parole est à M. François de Rugy, pour le groupe écologiste.

M. François de Rugy. La demande de renvoi en commission du groupe socialiste pourrait donner lieu à une polémique. Les niches parlementaires sont en effet de rares occasions données aux groupes d’initier non seulement un débat, mais aussi un processus législatif. La proposition de loi que nous avons examinée ce matin, et adoptée au terme d’un long cheminement, prouve que l’on peut utilement travailler sur un texte, l’amender et le modifier au cours de la navette parlementaire plutôt que de le rejeter.

Mais personne n’a envie de polémiquer sur ce sujet. Permettez-moi simplement de revenir sur une divergence de fond. On oppose à la proposition de loi défendue par Véronique Massonneau au nom du groupe écologiste la prochaine inscription à l’ordre du jour de l’Assemblée d’une proposition de loi sur le même sujet, du moins en apparence, inspirée par les travaux de MM. Claeys et Leonetti, qui avaient été mandatés par le Président de la République et le Premier ministre.

Pour avoir suivi les débats parlementaires sur le sujet depuis de nombreuses années, d’abord dans l’opposition puis dans la majorité, pour avoir soutenu, lorsque je siégeais dans l’opposition, une proposition de loi du groupe socialiste, portée par de nombreux députés, y compris des personnalités comme Laurent Fabius ou Manuel Valls, je conviens volontiers que le rapport de MM. Claeys et Leonetti comporte un certain nombre d’avancées. Il reconnaît notamment – je le dis devant M. Leonetti – que la loi de 2005 ne permet pas de répondre de façon satisfaisante à toutes les situations, et que le statu quo est intenable.

Mais notre proposition de loi, défendue par Véronique Massonneau, ne traite pas de la même question. S’il peut y avoir des objectifs communs, comme le développement des soins palliatifs ou la clarification de ce qu’on appelle les directives anticipées, les deux propositions diffèrent. Celle que nous défendons ouvre la possibilité – dans des cas précis et encadrés – qu’un acte médical abrège les souffrances, donc la vie. L’autre proposition ne le fait pas. Ce sont deux réponses différentes. C’est pourquoi nous souhaitons que le débat puisse se poursuivre sur cette base, et que la motion de renvoi en commission ne soit pas adoptée. (Applaudissements sur les bancs du groupe écologiste.)

M. le président. Je mets aux voix la motion de renvoi en commission.

(Il est procédé au scrutin.)

Voici le résultat du scrutin :

Nombre de votants56
Nombre de suffrages exprimés45
Majorité absolue23
Pour l’adoption25
contre20

(La motion de renvoi en commission est adoptée.)

Suspension et reprise de la séance

M. le président. La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à dix-sept heures dix, est reprise à dix-sept heures vingt.)

M. le président. La séance est reprise.

2

Sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre

Discussion d’une proposition de loi

M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi de Mmes Danielle Auroi et Barbara Pompili et de M. François de Rugy relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre (nos 1519, 2504).

Présentation

M. le président. La parole est à Mme Danielle Auroi, rapporteure de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République.

Mme Danielle Auroi, rapporteure de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des lois, chers collègues, je monte aujourd’hui à la tribune de l’Assemblée nationale pour vous demander d’apporter votre soutien à un texte d’une grande importance pour la promotion des valeurs qui sont les nôtres, pour le respect des droits fondamentaux et pour l’égalité. Je suis fière de vous présenter une proposition de loi fondée sur les valeurs humanistes qui sont celles de la France, et sur les valeurs sociales et environnementales qui unissent la majorité – j’en veux pour preuve le travail accompli avec mes collègues socialistes Philippe Noguès et Dominique Potier depuis plus de deux ans. Je salue aussi les membres des autres groupes politiques de gauche qui ont témoigné de leur engagement pour ces valeurs en déposant des textes identiques.

Cette proposition de loi est donc le résultat d’un travail de concertation mené depuis vingt-quatre mois avec l’ensemble des organisations non gouvernementales, avec les syndicats – y compris les syndicats de cadres –, avec certaines grandes entreprises qui font honneur au patronat français, avec des juristes particulièrement renommés et avec la plateforme de la responsabilité sociale des entreprises. Je veux toutes et tous les remercier ici pour avoir permis qu’arrive ce moment.

Nous avons rarement l’occasion de voter un texte qui fait progresser les droits humains de façon aussi évidente. S’il est adopté, ce que je souhaite, il s’inscrira parmi les conquêtes sociales et écologiques du XXIe siècle.

En effet, il y a urgence à agir contre les formes modernes d’esclavage qui sont organisées sous nos yeux dans le contexte de la mondialisation, et dissimulées par des relations de sous-traitance et de filiales.

J’illustrerai mon propos par deux exemples. Pouvons-nous accepter qu’un nouveau Rana Plaza s’effondre dans un faubourg de Dacca – il y eut plus de 1 200 morts, je vous le rappelle – dans le silence des marques occidentales qui, par la pression qu’elles exercent sur les coûts et sur les délais de production, partagent la responsabilité de ce drame qui n’est hélas pas exceptionnel ? Les consommateurs veulent-ils porter des tee-shirts couverts du sang de celles qui les ont fabriqués ? Ils ont le droit de le savoir !

De même, pouvons-nous accepter que les supporters de football aillent célébrer le ballon rond au Qatar en s’asseyant sur les cadavres d’ouvriers népalais contraints de travailler plus de douze heures sous le soleil, privés de leurs papiers, exploités, maltraités comme des bêtes de somme ? Pouvons-nous accepter que ces nouveaux damnés de la Terre n’aient aucune perspective de justice ? La loi française doit demander des comptes aux négriers des temps modernes !

Par cette proposition de loi, je vous propose donc que le principe d’autonomie juridique des personnes morales ne dégage plus les multinationales de toute responsabilité dans les agissements de leurs filiales et de leurs sous-traitants.

Certes, on ne peut être tenu responsable que de ses actes, et non pas de ceux des autres. Pourtant, il s’agit bien là de percer le voile de la responsabilité et de remonter la chaîne de valeur, depuis l’exécution jusqu’à la décision. Faut-il rappeler que faire en toute conscience du business avec des partenaires corrompus, c’est déjà faire un choix irresponsable ?

Pour la plupart, les entreprises se sont engagées : elles ont adopté des guides de bonnes pratiques en interne. Elles jurent qu’elles ont les mains propres, mais n’ont-elles jamais topé avec des partenaires moins regardants, pour aller plus vite et pour fabriquer moins cher ?

L’évolution du monde montre que l’entreprise joue un rôle de plus en plus important, y compris dans le développement des pays pauvres. Elle doit aussi être l’ambassadrice de nos principes républicains : liberté, égalité, fraternité. Or, c’est bien notre rôle, le rôle du politique, de veiller à l’intérêt général.

De nombreux textes internationaux issus par exemple de l’Organisation internationale du travail, de l’Organisation des Nations unies, de l’Organisation pour la coopération et le développement économique ou encore de l’Organisation internationale de normalisation – je pense en particulier à la norme ISO 26000 – promeuvent le respect des droits dans la relation avec les cocontractants. Ces documents n’ont cependant pas de valeur juridique : ils ne constituent que des incitations à agir. Les bons élèves les traduisent en actes, mais qui corrige la copie ?

Il est désormais nécessaire d’avancer et de concrétiser les engagements pris. Permettez-moi de rappeler des déclarations prononcées par les deux derniers Présidents de la République. En 2007, Nicolas Sarkozy a dit ceci : « Il n’est pas admissible qu’une maison mère ne soit pas tenue pour responsable des atteintes portées à l’environnement par ses filiales. Il n’est pas acceptable que le principe de la responsabilité limitée devienne un prétexte à une irresponsabilité illimitée. Quand on contrôle une filiale, on doit se sentir responsable des catastrophes écologiques qu’elle peut causer ». Et en 2012, François Hollande a dit cela : « Je souhaite que soient traduits dans la loi les principes de responsabilité des maisons mères vis-à-vis des agissements de leurs filiales à l’étranger lorsqu’ils provoquent des dommages environnementaux et sanitaires ». J’espère, mes chers collègues, que, sur tous les bancs, vous en avez la même conscience !

La France, pays des droits de l’homme, a le devoir d’être exemplaire. Rappelons-nous les initiatives françaises sur le reporting extra-financier et la loi Savary du 10 juillet 2014 sur les travailleurs détachés : elles ont été reprises au niveau européen et ont fait avancer l’ensemble de l’Union.

Nous ne sommes pas seuls à mener ce combat. J’invite ceux qui pensent que nous allons trop loin à s’informer dans mon rapport sur le mécanisme implacable de lutte contre la corruption par les filiales dont se sont dotés les Britanniques – nos amis pourtant supposés plus libéraux que nous.

Cette proposition de loi est d’abord un texte de prévention qui vise à éviter les excès. Son dispositif simple assigne à l’entreprise un devoir de vigilance. Il n’instaure pas d’obligation de résultats, contrairement à ce que certains veulent faire croire. En revanche, il lui impose une obligation de moyens pour la dédouaner de sa responsabilité en cas de dommage survenu du fait de ses sous-traitants ou de ses filiales.

Des garde-fous sont naturellement prévus. Seuls seront concernés les dommages graves à l’environnement, à la santé et aux droits fondamentaux. La société mère pourra prouver sa bonne foi en montrant qu’elle a pris les précautions nécessaires – c’est le fameux principe de la « diligence raisonnable ». Je le dis et je le répète : ce texte ne comporte aucune précaution irréfragable. Il est toujours possible de prouver sa bonne foi, et la démonstration du lien de causalité reste à la charge de la victime.

Ainsi, ce texte vient soutenir les entreprises vertueuses en restaurant l’égalité de la compétition économique, et sanctionner les entreprises compromises en les mettant face à leurs actes. C’est une bonne définition de la justice, et c’est aussi une façon d’éviter à nos entreprises les risques qui pourraient peser sur leur réputation.

Pour conclure, je dois avouer que les débats en commission m’ont désagréablement surprise. J’ai parlé de gens qui meurent ; on m’a répondu par le CAC 40. J’ai parlé d’enfants dans les mines ; on a tourné la tête en parlant de profit. J’ai parlé de sols empoisonnés ; on m’a répondu par le droit à la pollution chez les autres. C’est très décevant !

Pouvons-nous, au nom de la rentabilité, accepter que la justice ne soit pas la même pour tous ? Ce n’est pas ma conception de la solidarité mondiale. Sommes-nous comme les trois singes chinois qui ne veulent ni voir, ni entendre, ni dire ?

Cette proposition de loi vient de recueillir le soutien de 250 organisations non gouvernementales européennes, et près de 80 % des Français ont témoigné dans un sondage paru mardi dernier de leur volonté d’éviter de nouvelles catastrophes. En quelques jours, 120 000 personnes ont manifesté leur soutien à ce texte, dont je répète qu’il a été déposé par les quatre groupes de gauche.

Allons-nous, nous les responsables politiques, être en retard sur la société civile ? Chers collègues, nos concitoyens nous regardent ! On me dit que tout le monde est d’accord sur les principes, mais qu’il est trop tôt, qu’il faut encore réfléchir. Moi, je dis que nous devons agir maintenant et rester fermes quant à nos engagements. Si nous voulons vraiment prévenir des drames, nous devons recourir à des mécanismes rigoureux de vigilance et de responsabilité.

C’est la raison pour laquelle une simple extension du reporting extra-financier ne peut nous satisfaire, car si elle accroît la transparence, elle ne donne pas réellement les moyens de réagir. Il ne s’agit pas seulement d’inclure un plan de vigilance ; encore faut-il le mettre en œuvre !

En outre, le droit doit s’adapter à la réalité de la mondialisation. Nous ne pouvons plus ignorer la responsabilité conjointe du donneur d’ordre lorsqu’une catastrophe survient chez des partenaires avec qui il entretient des relations commerciales établies.

L’universalité du droit, voilà bien le fondement de nos valeurs. Pour le dire autrement, il n’est rien qu’on puisse cautionner chez les autres dès lors qu’on l’interdit chez soi. Nous ne pouvons plus fermer les yeux, parce que des décisions prises ici ont des conséquences tragiques là-bas. Il s’agit, je le répète, d’un principe d’égalité et de fraternité. Il est inscrit dans nos statuts, tant dans le droit national que dans le droit européen et international. Il faut le faire vivre. La France s’honorerait de montrer la voie.

Pour ces raisons, j’espère, mes chers collègues, que nous voterons ensemble cette proposition de loi. (Applaudissements sur les bancs du groupe écologiste et sur quelques bancs du groupe SRC et du groupe GDR.)

M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État chargé du commerce extérieur, de la promotion du tourisme et des Français de l’étranger.

M. Matthias Fekl, secrétaire d’État chargé du commerce extérieur, de la promotion du tourisme et des Français de l’étranger. Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois, madame la députée Danielle Auroi, rapporteure de la commission, mesdames et messieurs les députés, je vous prie tout d’abord de bien vouloir excuser le ministre de l’économie. Il suit de près la proposition de loi aujourd’hui en débat. Son cabinet et ses services, ici présents, sont tout particulièrement en charge de ce dossier auprès de lui et travaillent sur le fond. M. Macron est absent en raison du travail très intense qu’exige l’examen du projet de loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques. Il m’a demandé de vous dire qu’il suivrait personnellement les choses, avec ses équipes, au nom du Gouvernement.

C’est dans ce contexte et dans cet état d’esprit que le Premier ministre m’a demandé de représenter le Gouvernement devant vous, ce que je fais bien volontiers tant le sujet est essentiel. Il s’inscrit dans la volonté réaffirmée par le Président de la République d’avancer en matière de transparence de la vie économique, nationale et internationale, ce qui sera fait à travers différents textes de loi qui vous seront proposés à cet effet.

Il n’y a plus guère de débat de principe sur l’impératif d’une approche sociale et environnementale de la responsabilité de l’entreprise. De ce point de vue, l’économiste libéral Milton Friedman a perdu la partie, lui qui éliminait de façon lapidaire le sujet en déclarant : « La responsabilité sociale de l’entreprise, c’est de faire du profit ». Chacun appréciera la subtilité du propos et son élévation d’esprit.

Il reste à donner tort à cette pensée sur bien d’autres points, et l’économie, comme les sciences humaines en général, ont en leur sein bien des ressources pour y parvenir, sur lesquelles nous pouvons nous appuyer.

Depuis une quinzaine d’années se sont multipliées et renforcées les initiatives internationales sur le terrain de la responsabilité sociale des entreprises. Je n’en citerai que quelques-unes : le pacte mondial de l’Organisation des Nations Unies au début des années 2000, le renforcement des principes directeurs de l’OCDE en 2011, l’adoption des principes directeurs de l’ONU pour le respect des droits humains par les entreprises.

Des initiatives sectorielles ont également changé la donne, l’exemple de la lutte contre les « diamants des conflits », avec le processus de Kimberley, étant le plus connu. Mais on peut citer plus généralement les travaux sur les minerais rares ou la réglementation du commerce des bois tropicaux.

Tout cela n’était acquis, loin de là. Combien de détracteurs ont suscité ces initiatives à l’époque ? Mais rien n’est jamais acquis, et il faut rendre hommage à toutes celles et à tous ceux qui, les premiers, ont porté ces initiatives, notamment dans la société civile.

Outre la production normative, le dialogue international et la coopération sur les enjeux de la responsabilité sociale des entreprises n’ont jamais été aussi dynamiques. La France, à l’offensive dans ce domaine depuis la loi relative aux nouvelles régulations économiques de 2001 et le Grenelle 2, en 2010, y joue d’ailleurs un rôle reconnu, comme elle l’a encore montré l’an dernier par sa contribution décisive au Forum de l’OCDE pour la conduite responsable des entreprises.

Nos entreprises se sont également saisies de cet enjeu, et y ont parfois joué un rôle précurseur, notamment à travers leurs organisations représentatives, par exemple en Afrique. Elles savent que l’opinion y est très attentive, que les consommateurs y sont de plus en plus sensibles, et que la presse rend compte de leur attitude, à l’image de ce classement publié par Les Échos l’an dernier, pour la deuxième fois, sur le degré d’engagement dans la responsabilité sociale des entreprises – RSE – des entreprises du CAC 40 dans notre pays.

Enfin et surtout, la société civile, française et internationale, s’implique de manière militante et exigeante depuis de longues années. Récemment encore, en 2012, elle a proposé au gouvernement français la constitution d’une plateforme RSE qui réunirait représentants des milieux économiques, experts, chercheurs et spécialistes du développement, ONG et institutions publiques.

Cette plateforme, qui a fêté ses deux ans d’existence, a montré sa capacité à construire du consensus entre les acteurs de la RSE. Ici comme ailleurs, la société civile a prouvé sa capacité à sensibiliser sur des enjeux majeurs, à mobiliser et à fédérer largement. Le Premier ministre a d’ailleurs rendu hommage à ses travaux à l’occasion du colloque organisé récemment au Conseil économique, social et environnemental. Pour autant, beaucoup reste à faire en ce domaine.

Il aura malheureusement fallu le drame qui s’est produit au Bangladesh 1e 24 avril 2013, l’effondrement tragique du Rana Plaza, ses plus de mille morts, ses centaines de disparus et ses 2 500 personnes blessées, en grande majorité des femmes, pour que ce sujet arrive enfin tout en haut parmi les préoccupations au niveau mondial.

Ce drame a été un révélateur. Il a dévoilé aux yeux de tous la réalité, bien connue et souvent abominable, des conditions de travail dans une partie de la filière textile-habillement au sein des chaînes de production et des ateliers de certains pays – ce que certains appellent de façon atrocement révélatrice les « sweatshops », c’est-à-dire les ateliers où l’on transpire, et où s’approvisionnent certains grands donneurs d’ordre et importateurs.

Ce drame a été un révélateur de nos responsabilités. Nous sommes tous directement concernés par les conditions de fabrication des produits que nous consommons ici, en France, et ces conditions sont parfois déplorables, c’est peu de le dire, en termes de sécurité, de droits sociaux, de normes environnementales. Cette situation ne peut nous laisser indifférents, parce que les chaînes d’approvisionnement, y compris dans les pays du sud, remontent jusqu’à des donneurs d’ordre qui se trouvent ici.

La responsabilité des opérateurs économiques, de la puissance publique, des citoyens est immense. Ces responsabilités découlent d’une économie désormais globalisée. Dans cette économie mondialisée qu’est notre « village global », on ne peut accepter un double standard, avec d’un côté ce qui est jugé inacceptable dans les pays riches, et de l’autre ce qui serait toléré dans les pays en développement, notamment en termes de conditions de travail ou de sécurité des travailleurs. Il n’y a pas deux catégories d’êtres humains. Il y a une seule humanité, et elle a droit à la dignité.

Au-delà de la filière textile, nous savons que de nombreux biens de consommation sont produits dans des conditions comparables à celles qui sont à l’origine du drame du Rana Plaza.

Vous le savez, le gouvernement français avait réagi dès le lendemain de ce drame, pour demander que la lumière soit faite sur les responsabilités engagées, autrement dit sur le degré d’implication des acteurs : donneurs d’ordre, fournisseurs, autorités locales du pays de production et consommateurs. Mme Nicole Bricq, alors ministre du commerce extérieur, avait fortement encouragé patronat, syndicats et administrations à prendre des mesures de diligence raisonnable, en particulier pour éviter que de tels drames ne se reproduisent.

Les acteurs de la société civile se sont eux aussi mobilisés une nouvelle fois à la suite de cet événement. L’implication collective des représentants de la société civile et des pouvoirs publics est pour nous une raison d’être optimistes, car elle permet de rechercher ensemble des réponses.

Mesdames et messieurs les députés, le Gouvernement soutient cette mobilisation et souhaite aboutir avec vous à des résultats concrets et exigeants, qui consacrent la mise en œuvre d’un devoir de vigilance. Nous poursuivons le même objectif : prévenir de nouveaux drames, et pour cela améliorer la prévention et la gestion des risques liés à l’activité des grandes entreprises multinationales.

La proposition de loi relative au devoir de vigilance déposée par Philippe Noguès, Dominique Potier et Danielle Auroi manifeste la mobilisation de la société civile et du Parlement face à cet impératif. Elle a le grand mérite de mettre en lumière les enjeux considérables attachés à cette question. La prise de conscience est unanime, et le Gouvernement partage le diagnostic et les objectifs de ce texte.

Un examen approfondi a cependant fait apparaître que certains points juridiques et techniques devaient être précisés – ce qui a été confirmé lors des travaux de l’Assemblée nationale –, en termes de compatibilité avec les principes généraux du droit de la responsabilité et avec les règles du droit international privé – ces dernières risquant fort, d’ailleurs, de la priver d’effectivité. En l’état actuel du texte, certaines notions centrales doivent encore faire l’objet de précisions juridiques très importantes afin de ne pas laisser courir de risques au texte, notamment au regard du principe de sécurité juridique.

Mme Barbara Pompili. Il suffit donc de l’adopter !

M. Matthias Fekl, secrétaire d’État. Or, nous sommes tous soucieux d’un texte efficace, effectif, opérationnel et applicable concrètement. Comment atteindre notre objectif ?

La France doit continuer à jouer un rôle d’éclaireur, comme elle l’a fait récemment en apportant une contribution décisive à l’adoption par l’Union européenne, en octobre 2014, de la directive sur le reporting non financier. Ce texte fixe pour la première fois un cadre de transparence sur la RSE au niveau européen, et prévoit en particulier de la transparence pour les procédures de vigilance mises en place par les grandes entreprises européennes au sein de leur chaîne de production.

Notre pays ne doit pas s’arrêter là. Il faut renforcer notre rôle précurseur et promouvoir des progrès concrets, visibles dans la réalité, que nous pourrons ensuite promouvoir auprès de nos partenaires, en particulier de l’Union européenne.

À cet égard, je sais qu’un travail de fond très important est en cours avec plusieurs groupes, en lien avec le Gouvernement, en particulier avec les services placés sous l’autorité du ministre de l’économie. Ces travaux ont pour objectif de résoudre les difficultés juridiques soulevées par ce texte pour aboutir au texte le plus à même de favoriser ces progrès et de permettre leur traduction sur le terrain.

Le dispositif tel qu’il pourrait voir le jour s’articulerait notamment autour de deux grands axes. Premier axe : l’instauration d’un devoir de vigilance pour les entreprises sous la forme d’une obligation de mettre en place un plan de vigilance couvrant l’ensemble des domaines de la responsabilité des entreprises – environnement social, droits de l’Homme, mais aussi lutte contre la corruption – et prévoyant des procédures de prévention des risques. Deuxième axe : l’adoption d’un système de vérification par le juge et de sanction, s’il en est besoin, pour faire respecter cette obligation.

Ce dispositif concret semble être la bonne option, car il serait opérationnel, sans risque de censure constitutionnelle ou de risque d’inapplicabilité.

En outre, il pourra être adopté par nos partenaires européens suite à une initiative que la France soutiendra dès lors que les dispositions en ce sens seront appliquées ici.

Grâce à ce dispositif, la méconnaissance par une société de son devoir de vigilance pourra être invoquée devant le juge à l’appui d’une action en réparation fondée sur le régime de responsabilité civile de droit commun.

Un double système de sanction juridiquement robuste serait ainsi prévu. Il reposerait d’une part sur une sanction spécifique aux entreprises refusant de mettre en place et d’appliquer un plan de vigilance, et de l’autre sur le droit commun de la responsabilité si un dommage est causé. Ainsi, je vous confirme que nous sommes d’accord sur l’objectif poursuivi. Nous sommes d’accord, la notion de devoir de vigilance doit être enfin pleinement reconnue dans le droit français ! Nous sommes d’accord, les obligations des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre doivent être substantiellement renforcées !

Afin de rendre le dispositif juridiquement robuste et opérationnel, le Gouvernement est favorable à un renvoi en commission du texte. Il y serait revu en ce sens en tenant pleinement compte du travail parlementaire et de vos observations, telles qu’elles ne manqueront pas d’être formulées. Il s’agit d’aboutir à un dispositif pleinement opérationnel à même de mieux prévenir, mieux réparer et mieux sanctionner. La France compterait ainsi parmi les premiers pays à appliquer un tel dispositif susceptible de devenir ensuite un standard européen et international, et qui permette enfin d’agir.

Tels sont l’état d’esprit et la détermination du Gouvernement. Afin que les choses soient tout à fait claires, je précise que le renvoi proposé n’est pas un report sine die ni un renvoi aux calendes grecques, si vous me permettez cette allusion à l’actualité. Au contraire, le Gouvernement souhaite que ce travail aboutisse dans les toutes prochaines semaines, et je sais que cet objectif est aussi le vôtre. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe SRC.)

Discussion générale

M. le président. Dans la discussion générale, la parole est à M. Paul Molac.

M. Paul Molac. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des lois, madame la rapporteure, mes chers collègues, la proposition de loi inscrite dans le temps réservé du groupe écologiste par notre collègue Danielle Auroi a fait l’unanimité des quatre groupes de gauche. Elle a également reçu un fort soutien de la population, qui comprend que nos industries et nos grandes entreprises ne peuvent s’exonérer du respect des droits de l’Homme, de l’environnement et d’un certain nombre de droits basiques dont nous jouissons en France. Nos concitoyens comprennent mal qu’elles puissent se conduire de façon parfaitement inacceptable dans les autres pays. Il s’agit ici d’instaurer une obligation de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre à l’égard de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs. Je salue le travail de Philippe Noguès et Dominique Potier qui ont contribué à l’élaboration en commun de cette proposition de loi.

Celle-ci vise à établir que toute grande entreprise doit veiller aux conséquences de son activité, même indirectes.

Il s’agit de responsabiliser les sociétés transnationales afin de prévenir toute atteinte aux droits de l’Homme et à l’environnement dans le cadre de leur activité économique. Aux yeux du droit actuel, chaque entité d’un groupe multinational est considérée comme autonome et dépourvue de lien juridique avec la maison-mère, ce qui empêche les victimes de saisir les juges français ou européens, alors même que ce sont parfois les décisions de la société mère ou donneuse d’ordre qui sont à l’origine du dommage. Trop souvent, les sociétés mères, mises devant le fait accompli, se retranchent derrière le caractère purement incitatif des principes directeurs internationaux de l’ONU, de l’OCDE ou de la Commission européenne. Sur le terrain, en l’absence de lien juridique, la condition des victimes demeure donc exactement ce qu’elle était avant l’adoption de ces principes directeurs, comme l’a montré le cas du Rana Plaza au Bangladesh, où plus d’un millier de travailleurs du textile ont trouvé la mort et dont les décombres ont livré au jour des étiquettes de lignes de prêt-à-porter de grandes marques, notamment françaises. Les familles des victimes attendent d’ailleurs toujours d’être correctement indemnisées, certaines entreprises ayant refusé de cotiser au fonds de compensation.

Afin de remédier à la situation, le devoir de vigilance prévu par la proposition de loi consiste en une obligation de moyens en vertu de laquelle une société est exonérée de sa responsabilité si elle fournit la preuve qu’elle a mis en place des mesures nécessaires et raisonnables afin de prévenir les dommages. L’esprit de la proposition de loi consiste à encourager plutôt qu’à contraindre, et prend en compte les investissements de moyens humains, matériels et financiers actuellement réalisés par la majorité des entreprises. Il s’agit donc de créer un devoir de vigilance et de sécurité, en laissant les entreprises libres de leurs choix pour se conformer à cette obligation. Si elles sont vertueuses, elles auront évidemment intérêt à le faire savoir.

La proposition de loi n’entraînera pas de délocalisations, comme j’ai pu l’entendre dire en commission. Certaines entreprises font aujourd’hui produire ailleurs que sur le territoire national dans des conditions que nous dénonçons et qui détruisent l’emploi en France. Elles bénéficient d’une forme de dumping social et environnemental et expatrient en quelque sorte les risques, tout en se servant d’une main-d’œuvre à coût bas, voire très bas, s’exonérant en fin de compte de toute responsabilité sociale et environnementale.

Ainsi, voter la proposition de loi consiste au contraire à empêcher la délocalisation, qui se nourrit de ces pratiques parfaitement inacceptables. En outre, la proposition de loi combat l’insécurité juridique. Si forte que soit la jurisprudence de l’arrêt Erika reconnaissant la société mère Total responsable des agissements de l’un de ses sous-traitants, la décision portait sur le manque d’engagements volontaires de l’entreprise. Les motifs retenus pour la condamnation ont donc surpris l’entreprise à l’époque, car il n’existait aucune obligation juridique à ce sujet. Si nous adoptons la proposition de loi, leur responsabilité serait mieux encadrée. Par ailleurs, l’idée selon laquelle un cadre légal du devoir de vigilance n’est possible qu’au niveau international est une erreur. Si les États abritant les sièges des multinationales ne prennent pas les devants, il n’y a rien à attendre, car le droit y est plus protecteur qu’ailleurs et plus à même de réparer les dommages graves causés aux victimes.

J’ai bien entendu l’appel du Gouvernement. Je souhaite simplement que la loi ne soit pas remise aux calendes grecques, ni à la Saint Glinglin, et que nous puissions en débattre effectivement. On nous explique qu’elle est mal faite. Permettez-moi tout de même de faire remarquer que tout semblait juridiquement correct lors de son dépôt. Je suis donc un peu surpris, et m’élèverai évidemment contre un renvoi en commission qui me semble complètement inutile. J’espère que nos collègues franchiront le pas nécessaire afin de promouvoir véritablement la responsabilité sociale des entreprises ! (Applaudissements sur les bancs du groupe écologiste.)

M. Paul Giacobbi. Bravo !

M. le président. La parole est à M. Sergio Coronado.

M. Sergio Coronado. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des lois, madame la rapporteure, chers collègues, la proposition de loi dont nous débattons aujourd’hui a été déposée par l’ensemble des groupes de la majorité. Elle s’inspire d’un engagement du Président de la République, et ses grands axes semblent soutenus par le Gouvernement. C’est donc un texte consensuel, qui ne devrait pas faire débat dans nos rangs, d’autant que la majorité de nos concitoyens a aujourd’hui conscience de l’importance des enjeux sociaux et environnementaux dans la compétition mondiale. Leur prise de conscience est d’autant plus forte que l’actualité internationale n’a pas manqué d’exemples tragiques. L’effondrement du Rana Plaza le 24 avril 2013 à Dacca, qui a tant marqué l’opinion internationale, a fait près de 1 200 morts et plus de 2 000 blessés graves. Il faisait suite à une longue série d’accidents similaires. Comment peut-on continuer à fermer les yeux sur la responsabilité incombant aux grands groupes ?

Cependant, le texte fait débat et son probable renvoi en commission est une manière maladroite de temporiser et d’accentuer notre retard. J’en veux pour preuve le débat sur l’attitude de notre gouvernement, dont nous avons eu à regretter la frilosité sur le sujet. Je rappelle que le Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies a adopté le 26 juin dernier un projet de résolution, déposé conjointement par l’Afrique du Sud et l’Équateur, visant à contraindre juridiquement les multinationales au respect des droits de l’Homme et des libertés fondamentales et proposant de créer un groupe de travail chargé d’élaborer un instrument international juridiquement contraignant afin de réglementer les activités des multinationales. La France avait à l’époque voté contre. En relisant les débats de la commission des lois, j’ai noté que l’idée selon laquelle les bonnes pratiques seraient un obstacle à la compétitivité de nos entreprises sur le marché international est encore fort répandue. Je tiens à dire très franchement qu’il n’en est rien, au contraire ; et je prendrai pour exemple le retard français en matière de ce que l’on appelle la politique de conformité.

Toute entreprise se développant à l’étranger doit désormais s’assurer qu’elle respecte toutes les réglementations en matière de corruption, mais aussi de concurrence et de contrôle des exportations. Sur le papier, tout le monde s’y est mis. En fait, seules les entreprises inquiétées par la justice ont mis en place une politique de conformité digne de ce nom. En matière de lutte contre la corruption, notre pays a du retard sur le Royaume-Uni, l’Allemagne et les États-Unis. La justice hexagonale est bien trop lente face au volontarisme anglo-saxon, et notamment nord-américain. Ce retard menace aujourd’hui la compétitivité des multinationales françaises. Doit-on rappeler l’amende pénale d’environ 700 millions d’euros dont a écopé au mois de décembre dernier Alstom, qui n’est plus désormais un groupe français, sur le territoire nord-américain ? Le groupe est poursuivi au Royaume-Uni après avoir été condamné au Mexique, en Italie et en Suisse. La Banque mondiale lui a même interdit en 2012 de participer aux appels d’offres qu’elle cofinance, mettant ainsi en cause la possibilité même de décrocher des contrats.

Les bonnes pratiques ne sont plus un obstacle. La réputation d’une entreprise est un actif immatériel dont l’importance va croissant. Dans le cadre de ce mouvement de fond, soulignons l’adoption le 15 avril 2014 d’une directive européenne visant les entreprises cotées, mais aussi les banques et les compagnies d’assurances de plus de 500 salariés et au chiffre d’affaires supérieur à 40 millions d’euros. Ce texte rend obligatoire la publication annuelle des informations relatives à leurs impacts environnementaux et sociaux, au respect des droits de l’Homme et à la lutte contre la corruption. Les États membres disposent d’un délai de deux ans pour intégrer les nouvelles dispositions dans leur droit national. L’adoption de la proposition de loi ne placerait nullement la France en porte-à-faux, mais au contraire aux avant-postes. Notre responsabilité consiste à améliorer la politique de transparence des grandes entreprises en matière sociale et environnementale, même si certains pays européens continuent à s’y opposer ou à faire de la résistance en la matière.

Il a été très justement précisé lors des débats en commission que l’objectif du texte est d’œuvrer au respect des droits humains et des normes environnementales dans les échanges commerciaux, mais aussi de progresser en termes de prévention et d’accès à la justice des victimes. Le texte propose des mesures législatives de prévention des risques sociaux et environnementaux aujourd’hui nécessaires, car les entreprises responsables ne peuvent plus se soustraire au devoir de vigilance et de sécurité. Est-il si déraisonnable que des victimes puissent saisir les juges français et engager la responsabilité des sociétés mères à l’origine des dommages ? Préférons-nous que d’autres juridictions entament le travail avant même les juridictions françaises, comme c’est le cas aujourd’hui pour les affaires de corruption ? Il est grand temps de légiférer, mes chers collègues ! Face aux responsabilités sociales et environnementales, il serait incompréhensible pour nos concitoyens que nous nous défaussions ! (Applaudissements sur les bancs du groupe écologiste.)

M. le président. La parole est à Mme Jacqueline Fraysse.

Mme Jacqueline Fraysse. Le 24 avril 2013, c’est dans un bruit fracassant que l’immeuble dénommé Rana Plaza s’effondre, emportant dans ses décombres 1 129 morts et faisant plus de 2 000 blessés. Cette bâtisse située à Dacca au Bangladesh abritait de nombreux ateliers de confection textile. Les vêtements y étaient fabriqués pour de grandes enseignes occidentales. Pourtant, en dépit de l’évidence, certaines multinationales propriétaires de ces marques ont eu beaucoup de mal à assumer leur part de responsabilité dans la catastrophe. L’événement a ému le monde entier. Pourtant, personne ne peut prétendre que nous avons découvert à cette occasion les terribles conditions dans lesquelles travaillent les salariés concernés. En effet, l’entreprise Nike était déjà au cœur de la tourmente dans les années quatre-vingt-dix, lorsque les conditions d’exploitation des ouvriers des entreprises sous-traitantes de la firme ont été révélées au grand public. Les scandales n’ont cessé de se multiplier depuis car il ne s’agit hélas pas d’un cas isolé, et nous pourrions en dire autant d’Apple, de Mattel, de Total et d’autres.

Tout y passe, le travail des enfants, la maltraitance des salariés, les semaines de soixante-seize heures, la dégradation de l’environnement, les conditions de travail qui portent atteinte à la santé, les salaires de misère, et ainsi de suite. On sait par exemple que les composants utilisés dans nos téléphones portables sont extraits en Chine, dans des conditions épouvantables, ou en République démocratique du Congo, dans des régions contrôlées par des groupes armés sans foi ni loi.

Avec l’avènement d’une économie mondiale, les entreprises se livrent à un dumping féroce pour augmenter leurs marges, au détriment des populations locales, exploitées pour quelques dollars quotidiens par des filiales ou des sous-traitants peu scrupuleux.

Pourtant, la plupart des multinationales ont affiché des engagements en matière de responsabilité sociale, en adoptant notamment des codes de bonne conduite, ou en créant des outils de contrôle des sous-traitants. Mais cela n’a pas changé grand-chose dans la vraie vie, car il ne s’agit que de textes déclaratifs, absolument pas contraignants juridiquement. Ce sont donc les entreprises elles-mêmes qui organisent tout cela, sans obligation légale ni contrôle de l’administration.

Cette proposition de loi a pour objet d’inscrire dans notre droit des obligations à la charge des entreprises qui ont recours à la sous-traitance et des sociétés mères vis-à-vis de leurs filiales. C’est un premier pas, non négligeable, auquel nous souscrivons.

Ainsi, l’article 1er vise-t-il à créer un devoir de vigilance des entreprises à l’égard de leurs filiales ou de leurs sous-traitants, afin de prévenir la réalisation d’un dommage ou d’un risque avéré de dommage. Cette responsabilité porte sur les risques en matière d’environnement, de santé, mais aussi de droits fondamentaux. Cette dernière expression recouvre, selon le rapport, un large éventail de droits, parmi lesquels on peut citer la liberté physique, les droits politiques, l’accès aux soins et à l’éducation, le droit de grève.

L’article 2 décline cette même responsabilité en droit civil. Le devoir de vigilance concerne donc l’ensemble des personnes morales, et non pas uniquement les entreprises.

Enfin, l’article 3 introduit une responsabilité pénale, non seulement en cas de faute d’imprudence ou de négligence, mais aussi – disposition la plus innovante – en matière de vigilance.

La société mère pourra donc voir sa responsabilité engagée si des dommages sont causés par une filiale ou un sous-traitant, sauf à prouver qu’elle a fait ce qu’il fallait pour satisfaire à son obligation de vigilance.

Les efforts pour prévenir ces dommages seront appréciés au regard des pouvoirs et des moyens de l’entreprise, de sorte que – je cite le rapport – « les petites et moyennes entreprises pourront facilement démontrer qu’elles n’avaient ni les moyens ni le pouvoir d’empêcher le dommage. » Il s’agit donc avant tout de responsabiliser les grandes multinationales. Cependant, une difficulté importante persiste pour les victimes, puisque c’est à elles d’établir le lien entre le dommage subi et l’entreprise concernée. Chacun comprend que ce n’est pas une tâche aisée.

Ces nouvelles responsabilités resituent l’économie à sa juste place, c’est-à-dire au service des citoyens, et non l’inverse. Il n’est pas tolérable de laisser certaines multinationales piller sans vergogne les ressources humaines et environnementales des pays en développement. Cette proposition de loi a le mérite de le rappeler.

Le groupe GDR souscrit pleinement à cette obligation de vigilance, sous réserve de deux points. Tout d’abord, le rapport indique que l’entreprise peut prouver qu’elle a rempli son obligation de vigilance si elle a pris des mesures telles que – je cite – « des engagements contractuels, une certification, un label, un partenariat avec une partie prenante spécialisée dans la protection de l’environnement ou dans la défense des travailleurs. » Or, c’est précisément le cas des entreprises que nous avons citées précédemment. Pourtant, elles n’arrivent pas à endiguer le problème. C’est pourquoi nous pensons qu’il faut aller plus loin, et, notamment, interdire la sous-traitance en cascade. En effet, lorsque les multinationales multiplient les niveaux de sous-traitance, il devient impossible de contrôler les conditions dans lesquelles le travail est exécuté. C’est notamment ce que révèle l’affaire du Rana Plaza, puisque plusieurs donneurs d’ordre ont nié tout rapport avec cet immeuble, ne pensant pas y avoir des sous-traitants. Pourtant, comme l’un de nos collègues l’a dit, des étiquettes portant les noms de leurs marques ont fini par être retrouvées dans les décombres.

Le deuxième point que nous tenons à soulever est celui du renforcement des obligations entre les sociétés d’un même groupe. En effet, la société mère a un pouvoir évident sur des entités qu’elle contrôle, ce qui justifierait d’élargir la notion de responsabilité de cette société mère, car elle est en réalité décisionnaire à l’égard de la plupart de ses sous-traitants comme de ses filiales.

À ce propos, nous comprenons difficilement comment le groupe socialiste peut à la fois avoir déposé la même proposition de loi que celle qui nous est soumise aujourd’hui et soutenir le projet de loi Macron, dont certains articles visent à dédouaner les sociétés mères. Je pense notamment à l’article 101 de ce projet de loi, en vertu duquel, lorsque l’entreprise est en liquidation ou en redressement judiciaire, le plan de sauvegarde de l’emploi est apprécié au regard des seuls moyens de l’entreprise, et non plus, comme c’est actuellement le cas, au vu des moyens du groupe. De fait, au lieu de créer les outils juridiques obligeant le groupe qui réalise des bénéfices à abonder directement les plans de sauvegarde de l’emploi, vous préférez libérer la société mère de toute obligation, au détriment des salariés.

Permettez-moi, chers collègues, de souligner l’incohérence de votre position : un jour, vous signez une proposition de loi qui vise à responsabiliser les maisons mères, le lendemain, vous soutenez un projet de loi qui les exonère de toute responsabilité à l’égard de leurs filiales puis, aujourd’hui, vous déposez une motion de renvoi en commission pour enterrer un texte que vous souteniez il y a peu. Avouez que nos concitoyens doivent avoir du mal à vous suivre.

M. Jean Launay. Nous allons vous expliquer, madame !

Mme Jacqueline Fraysse. Quant au groupe GDR, que je représente ici, il souscrit au cadre juridique de cette proposition de loi, qui réaffirme la responsabilité des entreprises multinationales à l’égard de leurs sous-traitants et des sociétés mères à l’égard de leurs filiales. Nous avions d’ailleurs déposé une proposition de loi identique. Nous voterons donc contre la motion de renvoi en commission et en faveur de ce texte, sans le considérer comme un aboutissement, mais comme de premiers pas extrêmement utiles et positifs. (Applaudissements sur les bancs du groupe écologiste.)

M. le président. La parole est à M. Dominique Potier.

M. Dominique Potier. Monsieur le président, monsieur le président de la commission, madame la rapporteure, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je veux tout d’abord saluer le remarquable propos liminaire de Danielle Auroi, qui a exprimé ses convictions – que je partage totalement – avec beaucoup de force, et en même temps beaucoup de pudeur, sur un sujet à l’égard duquel une certaine forme d’indécence, un certain pathos, est souvent de mise. Je tiens donc à féliciter notre collègue et à lui faire part de mon admiration, bien que son discours ne me surprenne pas : cela fait en effet des années que nous cheminons ensemble dans ce combat.

Monsieur le secrétaire d’État, je voulais vous dire que jamais nous n’avions eu un discours du Gouvernement aussi construit et engagé sur cette question. Je tenais à vous en remercier et à vous dire que c’était de bon augure pour la suite même si, comme nous le savons tous, le diable peut se loger dans les détails.

Je concentrerai mon propos sur l’exigence qui est celle des socialistes, et que j’exprime aujourd’hui au nom du groupe, en rappelant les attendus philosophiques, les principes qui sous-tendent cette proposition de loi. Je ne reviendrai donc pas sur le Rana Plaza, ni sur les arguments qui ont déjà été admirablement exposés par les uns et les autres.

Deux écueils nous menacent. Le premier serait de renoncer à légiférer. Cette attitude serait coupable, car nous savons qu’il faut une loi. La seconde faute que nous pourrions commettre consisterait à adopter une loi factice, une loi ersatz, une loi d’illusion.

M. Jean-Jacques Urvoas, président de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République. Très bien !

M. Dominique Potier. Tel est le sens de mon intervention.

Comme l’a dit Danielle Auroi, et comme Philippe Noguès le fera sans doute, je veux dire combien nous sommes fiers de la manière dont nous avons fabriqué cette proposition de loi. Cela mériterait, en tant que tel, d’être relaté. L’engagement initial de candidats aux législatives qui, dans la continuité de la campagne présidentielle, sont soutenus par des ONG ; une parole, un engagement de changer la donne sur un point très précis des règles qui gouvernent la mondialisation ; un processus d’élaboration original, dans le cadre d’un dialogue permanent avec des ONG, élargi aux cinq principaux syndicats de salariés français qui ont unanimement rejoint ce combat ; et, surtout, une démarche engagée par quatre groupes parlementaires qui déposent la même proposition de loi, au mot près, et en l’espace d’un mois, ce qui est plutôt rare sous la Cinquième République.

Je dis à nos collègues qui siègent sur les bancs de l’opposition – que je connais tous personnellement – l’estime que je porte à certains des combats qu’ils mènent par ailleurs, et je leur demande d’être attentifs à l’esprit de cette proposition de loi. Je fais en effet le pari que, dans cet instant, en France, les uns et les autres peuvent rejoindre le combat incarné par ce texte et initié par la gauche unie et rassemblée. Je vous demande de regarder cette proposition de loi avec attention, et de ne pas se laisser aller aux réflexes pavloviens qu’ont eus certains de vos collègues, en commission des lois, qui ont hurlé au crime contre la compétitivité avant même d’avoir lu le texte et qui se sont fait, dans une certaine mesure, les porte-parole des points de vue les plus libéraux, les plus conservateurs et – osons le mot – les plus archaïques sur ce sujet.

Je vous invite à regarder attentivement l’intention de cette proposition de loi et des versions que nous pourrions en examiner ultérieurement. Je vous propose que nous nous rassemblions sur des dispositions qui pourraient contribuer à renforcer la compétitivité française et à susciter la fierté de la République.

J’insiste sur l’originalité de la fabrique d’une proposition de loi qui vient de loin dans ses combats humanistes et qui est riche d’une grande histoire.

Il nous faut à présent parvenir à un accord. Pour ma part, si j’appartiens à une formation politique depuis une petite dizaine d’années, c’est depuis près de quarante ans, depuis l’adolescence, que je milite pour ces causes, dans une famille paysanne et en ma qualité de paysan, avec des partenaires, des frères paysans, qui viennent d’autres pays du monde, d’Amérique latine, d’Afrique, avec qui j’ai voyagé, que j’ai accueillis sur mon territoire, dans ma ferme, dans le cadre des mouvements d’éducation populaire dont je faisais partie. Ces combats-là, je n’y renoncerai pas. Je ne serai pas un donneur d’illusions, le porte-voix d’une loi qui ne permettrait pas un véritable changement et ne rendrait pas justice à ces Damnés de la Terre.

Quels sont les arguments des adversaires de cette proposition de loi ? Ils expriment tous une vision du monde qui – n’ayons pas peur de le dire – est celle du monde d’avant, d’un monde qui oublierait tant les effets positifs de la mondialisation que le fait qu’elle puisse être porteuse de conséquences terriblement négatives. Je parle d’une mondialisation qui, pour un bénéfice à court terme du consommateur, de l’épargnant, de l’actionnaire, peut faire payer, à moyen et à long terme, un très lourd tribut au citoyen. Cette mondialisation-là est derrière nous ; elle fabrique des désastres, en particulier écologiques, et menace, en fabriquant de la misère, notre propre sécurité. Je crois que les débats récents, à travers le monde comme au coin de notre rue, l’illustrent largement.

Je voudrais dire à ces adversaires qu’ils doivent relire un économiste philosophe – car il n’y a pas de politique sans principes – qui a pour nom François Perroux. Il affirmait qu’en économie, certaines choses ont un prix et d’autres n’en ont pas. Je ne sais pas si c’est un propos de droite ou de gauche, mais je crois que c’est un propos toujours très contemporain. Je voudrais également citer les propos d’un de nos anciens collègues, devenu ministre, qui rappelait, il y a peu, dans cet hémicycle, l’importance du principe de loyauté. Aujourd’hui, chers collègues, le débat ne consiste pas à savoir si nous sommes pour ou contre la dynamique de l’entreprise ou de la mondialisation : au début du vingt et unième siècle, cette interrogation n’a plus de sens. La question est de savoir si ces dynamiques s’inscrivent ou non dans une logique de loyauté.

Il nous faut avancer, il nous faut une loi – le texte en discussion ou un texte équivalent quant aux finalités –, qui nous permette d’établir authentiquement le devoir de vigilance, non seulement de l’énoncer de façon parfois publicitaire ou normative, comme le font certains grands groupes industriels, mais de l’appliquer effectivement. La mise en œuvre réelle de ce devoir de vigilance doit être sanctionnée par le droit, afin que l’on puisse condamner ceux qui méprisent cette exigence.

Au sujet du seuil permettant de délimiter les entreprises concernées, les auteurs de cette proposition de loi sont prêts à discuter de toute question relative à l’étude d’impact : il nous faut cerner la cible, il ne faut pas introduire de complexité pour les entreprises qui ne seront pas concernées. Ce débat pourra être tranché par un discernement collectif et sage.

La clé de notre débat ne porte donc pas sur la fixation de tel ou tel seuil ou le renvoi à tel ou tel décret ; il porte sur la capacité réelle à établir un lien de causalité entre la responsabilité des maisons-mères et les conséquences des agissements de leurs sous-traitants et de leurs filiales au bout du monde. C’est là le cœur du problème que nous voulons dénoncer.

La pratique des ONG et des avocats qui ont pris la défense des opprimés de la terre a démontré que, jusqu’à présent, tous les dispositifs, y compris le reporting extra-financier, avaient été inefficients sur ce plan. C’est donc bien une nouveauté que la loi doit introduire : nous devons mettre en lumière la chaîne de causalité afin de venir en aide aux victimes d’une mondialisation sans foi ni loi.

Je voudrais m’adresser à tous ceux qui évoquent les risques juridiques et l’impact en termes de compétitivité. Chers collègues, si risques il y a, ils sont du côté des victimes de cette mondialisation sans foi ni loi, et ils seront du côté de la France, j’en suis intimement convaincu, bien que je sois incapable de vous le démontrer, si celle-ci fait le pari d’une mondialisation low cost, sans règles. Le pari de la compétitivité dans un tel monde est perdu pour notre pays ; nous devons, en même temps que nous nous battons pour le monde actuel, en changer les règles. Telle est la grande tradition de la France et de l’Europe.

Nous inventons en fait une nouvelle génération de droits lorsque nous nous battons contre les paradis fiscaux, pour les droits du vivant, contre les formes contemporaines de l’esclavage. En cela, nous sommes les héritiers des Lumières.

Le droit, aux dix-neuvième et vingtième siècles, a été profondément inspiré par la défense de l’individu contre la tyrannie. Aujourd’hui, la tyrannie peut prendre le visage d’une toute-puissance économique sans régulation ni contrôle. La fragmentation des sociétés entre différents États-nations rend irresponsables les superpuissances économiques, qui peuvent aujourd’hui agir dans l’impunité. Il faut mettre fin à ce monde-là : à leur toute-puissance économique, nous devons opposer une contrepartie, celle de la responsabilité et de la justice.

Parce que nous voulons une proposition de loi solide, nous pouvons admettre que le texte proposé présente quelques failles qui méritent d’être comblées afin d’assurer sa solidité constitutionnelle et juridictionnelle. Nous voulons une loi juste, une loi qui protège les victimes, une loi à vocation européenne.

Je conclurai mon propos en me référant à un combat du dix-neuvième siècle, qui doit aujourd’hui nous inspirer et qui n’est pas sans lien avec le sujet que nous abordons. Le président Abraham Lincoln, dans son message sur l’état de l’Union adressé au Congrès le 1er décembre 1862, trois ans avant l’adoption du treizième amendement de la Constitution des États-Unis, qui abolit l’esclavage, s’exprima en ces termes, qui m’ont mis du baume au cœur : « Objectez ce que vous voudrez, la question est toujours celle-ci : pouvons-nous faire mieux ? Les dogmes du paisible passé ne sont plus à la hauteur de l’orageux présent. L’occasion offre un amoncellement de difficultés, et il faut nous élever à la hauteur de l’occasion. De même que notre position est nouvelle, il nous faut de nouvelles pensées et des actes nouveaux. Il faut nous affranchir nous-mêmes, et alors nous sauverons le pays. » Il conclut par ces mots : « Nous sauverons noblement ou nous perdrons misérablement la dernière et la plus belle espérance de la terre. […] La ligne à suivre est claire, paisible, généreuse, juste ; si nous la suivons, le monde nous applaudira à jamais […]. » (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

M. Paul Molac. Très bien !

M. le président. La parole est à M. Jean-Marie Tetart.

M. Jean-Marie Tetart. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le président de la commission, madame la rapporteure, nous sommes aujourd’hui amenés à discuter d’une proposition de loi du groupe écologiste qui vise à instaurer un devoir de vigilance des grands groupes français en matière sociale et environnementale.

La responsabilité pénale et civile d’un donneur d’ordre d’une maison-mère serait ainsi engagée si son sous-traitant ou sa filiale, n’importe où dans le monde, porte atteinte aux droits fondamentaux.

Ce texte s’inspire du concept de responsabilité sociale des entreprises, qui s’est développé dans les années quatre-vingt-dix dans un contexte de mondialisation et de déréglementation des activités économiques. La Commission européenne en donne la définition suivante : « l’intégration volontaire par les entreprises de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et à leurs relations avec les parties prenantes ».

Pour compléter cette définition, je souhaite rappeler que les instruments existants en matière de RSE à l’échelle internationale, dans l’Union européenne et en France sont divers.

À l’échelle internationale, je peux citer la déclaration tripartite de l’Organisation internationale du travail sur les multinationales, les principes directeurs de l’OCDE, l’Organisation de coopération et de développement économiques, à l’intention des entreprises multinationales, les principes directeurs de l’ONU relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme, ou encore la norme ISO 26000.

À l’échelle européenne, la communication de la Commission européenne du 25 octobre 2011 sur la nouvelle stratégie en matière de responsabilité sociale des entreprises décline un programme d’action détaillé, bâti à partir de huit objectifs.

En France, la loi Grenelle 2 et la feuille de route issue de la conférence environnementale de septembre 2012 renforcent quant à elles la prise en compte de la RSE.

L’objectif de la proposition de loi présentée aujourd’hui est louable et juste s’il s’agit d’assurer une intégration concrète et respectée sur le terrain de la dimension responsabilité sociale et environnementale dans la stratégie de nos entreprises. Vous connaissez mon attachement à l’aide au développement et à la solidarité internationale. Les questions qui sont traitées dans le cadre de cette proposition de loi font partie des conditions qui donneront une réalité à l’aide au développement et à son efficacité sur le terrain. D’ailleurs, dans la loi d’orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale, la discussion sur ce sujet avait été réfléchie et très riche.

Si je suis convaincu de la justesse des objectifs à atteindre et de ce qu’ils peuvent apporter à la politique d’aide au développement, il convient néanmoins de vérifier ensemble la pertinence d’un certain nombre de conditions, vous l’avez souligné tout à l’heure, chère collègue, qui peuvent être débattues, en termes de compétitivité ou relativement aux seuils, notamment. Je voudrais donc intervenir ici sur ces questions, appeler l’attention sur les points qui devraient être vérifiés, infirmés, enlevés, ajoutés.

En effet, il est envisagé dans ce texte d’instaurer une présomption de responsabilité civile et pénale quasiment irréfragable, c’est-à-dire que l’entreprise cliente ou la maison-mère seront tenues pour responsables automatiquement, sauf à prouver qu’elles ont tout fait pour prévenir le dommage compte tenu du pouvoir et des moyens dont elles disposaient.

Mme Danielle Auroi, rapporteure. Non, ce n’est pas irréfragable !

M. Jean-Marie Tetart. C’est en tout cas ce que j’en ai compris. Le débat qui va suivre devrait permettre de lever cette mauvaise lecture si celle-ci était avérée.

Cette menace d’une responsabilité quasi irréfragable étant illimitée quant à son champ d’application, elle est porteuse d’une insécurité juridique : il est toujours très difficile de prouver qu’on a bien employé tous les moyens possibles pour éviter d’engager sa responsabilité sur le terrain. Or une telle insécurité juridique est incompatible avec le droit français de la responsabilité civile, qui repose sur l’existence d’une faute prouvée, d’un dommage et d’un lien de causalité entre les deux.

Ce texte ne donne en outre aucune précision sur la nature des moyens et pouvoirs qui seraient pris en compte pour permettre à l’entreprise de s’exonérer de sa responsabilité. La présomption de responsabilité sera très difficile à renverser, car il sera toujours possible a posteriori de démontrer que la société mère avait les moyens et les pouvoirs d’empêcher la réalisation du dommage.

Vous le savez, monsieur le secrétaire d’État, madame la rapporteure, même avec de meilleurs systèmes de veille, on ne peut pas tout contrôler. On risque de formaliser à outrance les process des entreprises et de perdre en innovation et en réactivité. Si donc la préoccupation qui guide cette proposition de loi est légitime, il faut cependant s’assurer qu’il ne s’agit pas d’imposer une contrainte supplémentaire à nos entreprises.

La portée extraterritoriale est également contraire aux principes du droit européen, car le règlement Rome II en matière de loi applicable aux obligations non contractuelles désigne par principe la loi du pays où le dommage survient. Certes, on constate au travers de l’exposé qui a été fait tout à l’heure une certaine évolution, puisque des sociétés sont à présent assignées dans différents pays, notamment du fait de la sous-traitance en cascade. Il convient néanmoins de se référer aux textes européens.

L’exposé des motifs contient aussi une référence à l’arrêt rendu à la suite du procès de l’Erika, mais il convient de préciser que selon celui-ci, Total n’a été reconnu responsable que de ses seuls agissements et sur le seul territoire français, lieu où le dommage environnemental est survenu.

Je souhaite également m’arrêter sur les dangers d’un tel texte pour l’attractivité de notre territoire et la compétitivité de nos entreprises. Si des comportements socialement responsables peuvent se révéler être, comme cela a été souligné tout à l’heure, des investissements réellement bénéfiques, notamment pour l’image de la société et pour les actionnaires, ils peuvent également fragiliser la compétitivité des entreprises tant que tous les pays, et je pense en particulier aux pays émergents, n’appliqueront pas les mêmes règles. Une société peut en effet être implantée dans un pays où les entreprises locales ne seront pas soumises à de telles obligations. Sur ce point, l’étude d’impact doit être menée jusqu’au bout.

Parallèlement, les grands groupes dont le siège est situé en France pourraient, s’ils sont soumis à un tel régime, se retirer des zones à risque social, sanitaire ou environnemental à titre de précaution. Souvent, les pays dans lesquels sont installées ces entreprises ne disposent pas d’un cadre réglementaire ou législatif qui exige l’application de la responsabilité sociale et environnementale ou, si ce cadre existe, il n’est en pas du tout tenu compte. Si nous décidions d’y imposer de telles normes, nous serions alors en complet décalage par rapport au droit et aux pratiques de ces pays et de leurs sociétés. Il faut donc aussi vérifier ce point-là.

En outre, une application trop brutale, trop exigeante de cette proposition de loi, si celle-ci était votée, ajouterait une contrainte pour nos entreprises, dans une période déjà difficile. Avec le compte pénibilité, la durée minimale hebdomadaire de vingt-quatre heures pour les contrats à temps partiel, l’obligation d’information des salariés en cas de cession d’entreprise, et toutes les obligations qui ont été ajoutées, et sur l’utilité desquelles je ne veux pas relancer le débat, ce texte constitue une nouvelle forme de complexification et une nouvelle source d’insécurité juridique.

Monsieur le secrétaire d’État, montrer du doigt l’ensemble des entreprises sans discernement n’est pas la solution, alors que nous constatons, les uns et les autres l’ont souligné, que les entreprises sont de plus en plus nombreuses à s’impliquer volontairement dans des démarches de RSE pour l’ensemble des facteurs que nous avons indiqués. Cet élan doit être soutenu.

Ce volontarisme est le fait non seulement des entreprises multinationales, mais également des PME qui, quelquefois, agissent à l’étranger, et sont de plus en plus nombreuses à considérer la dimension de la RSE comme un élément stratégique de leur développement. La législation française, à l’avant-garde des obligations de reporting en matière de RSE, est sans doute l’une des plus ambitieuses au monde en termes d’exigence, de publication et de vérification des informations non financières.

De même, je veux insister sur l’exemplarité du Point de contact national français pour la mise en œuvre des principes directeurs de l’OCDE, au sein duquel siègent des partenaires sociaux, aux côtés des représentants des administrations, et ce, en toute indépendance.

Aussi, dans le contexte international que j’ai décrit, notamment dans les pays en voie de développement ou dans les pays émergents, au lieu d’imposer précipitamment de telles contraintes à nos entreprises sans avoir au préalable réalisé les études d’impact nécessaires pour déterminer le niveau de contrainte et le délai d’application adéquats, nous devrions peut-être d’abord les encourager à poursuivre ces efforts de prise en compte de la RSE.

Un accompagnement constructif doit être mis en place par les pouvoirs publics pour aider les entreprises à respecter leurs engagements sociaux, environnementaux et sociétaux sur la scène internationale et face à des concurrents souvent peu soucieux de ces questions. S’il faut donner l’exemple, il faut néanmoins bien peser les choses.

Vous m’objecterez que l’objectif de votre texte est de faire évoluer certaines entreprises, mais celui-ci représente une épée de Damoclès qui alimente une nouvelle fois un sentiment de méfiance vis-à-vis des entreprises. Il faut déterminer dans quelle mesure cela pourrait affaiblir l’attractivité de notre territoire, notamment pour les investisseurs qui voudraient s’installer chez nous.

Ainsi, nous devons défendre une approche privilégiant une meilleure explicitation du devoir de vigilance, lequel doit se développer sous l’impulsion des entreprises elles-mêmes et non de manière complètement contrainte. En effet, en l’état, et compte tenu des difficultés juridiques qu’elle soulève, l’approche par la sanction conduirait immanquablement à une judiciarisation des relations entre parties prenantes sans forcément répondre aux objectifs poursuivis.

La proposition actuelle ne permet pas de garantir tous les points que j’ai soulevés sur le plan juridique. Je le répète : je suis attaché à ce que la responsabilité sociale et environnementale soit développée pour que l’aide au développement ait un sens. Cependant, dans sa rédaction actuelle, cette proposition de loi me paraît devoir être renvoyée en commission. (Applaudissements sur les bancs des groupes UMP et UDI.)

M. le président. La parole est à M. Bertrand Pancher.

M. Bertrand Pancher. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, madame la rapporteure, mes chers collègues, éviter les pratiques qui peuvent avoir des incidences négatives sur les droits humains et l’environnement en responsabilisant les entreprises, asseoir des mesures de prévention et assurer un meilleur accès des victimes à la justice en cas de dommages graves : qui pourrait s’opposer à de tels objectifs ? Bien entendu, personne !

Qui pourrait s’opposer à la vision d’un développement équilibré, à la fois environnemental, social et économique ? La question est de savoir comment nous nous inscrivons dans ce développement. Nous considérons que le progrès de la technologie, le respect de l’environnement et les avancées sociales doivent aller de pair.

Nous avons tous à l’esprit les accidents qui ont marqué ces quinze dernières années, avec leurs conséquences graves, douloureuses et parfois sanglantes – naufrage de l’Erika, effondrement du Rana Plaza. Ils ont montré qu’il était urgent d’agir pour améliorer le contrôle, par les grandes entreprises, des comportements de leurs partenaires économiques ; ils ont montré aussi le décalage qui pouvait exister entre l’affichage des engagements éthiques et la réalité des pratiques.

Ces objectifs rejoignent un certain nombre d’initiatives internationales qui ont conclu à la nécessité de responsabiliser les acteurs économiques pour empêcher les violations de droits humains et les atteintes à l’environnement : les principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, les principes directeurs de l’OCDE, ou encore la très importante norme ISO 26000. Nous n’avons pas tout inventé – ça se saurait ! –, la question est de savoir comment entrer dans ces processus pour ne pas faire du « franco-français ».

Cela va également dans le sens des recommandations de la Commission européenne, qui encourage les États à transposer les principes des Nations unies dans leur droit interne.

Pour autant, la proposition de loi nous semble prématurée. Beaucoup de mesures ont déjà été prises en France, comme les exceptions au principe d’autonomie de la personne juridique. Et lorsque vous dites, monsieur le secrétaire d’État, que nous inventons le monde, regardez plutôt l’histoire récente : dans le domaine de la protection de l’environnement, de la responsabilisation des entreprises et de la mobilisation des consommateurs, la loi « Grenelle II » a initié la plupart des actions sur lesquelles vous vous reposez.

M. Matthias Fekl, secrétaire d’État. Mais je l’ai souligné, monsieur le député !

M. Bertrand Pancher. Rendons à César ce qui appartient à César. J’étais l’un des co-rapporteurs de la loi « Grenelle II » : il n’était pas facile d’imposer l’idée de rendre possibles des poursuites contre les sociétés mères en cas de pollution généralisée par l’activité d’une filiale. Nous avons remporté ce combat, en trouvant d’ailleurs un équilibre – car nous ne rêvons pas d’une France sans entreprises.

Il a fallu aussi lutter pour la généralisation des règles de la responsabilité sociale et environnementale, à travers des critères et des indicateurs précis. Philippe Noguès s’exprimera certainement sur ce sujet, qu’il connaît bien. Ce fut un parcours semé d’embûches. Une fois n’est pas coutume, nous avons entraîné l’Europe dans notre sillage. Je pense aussi à nos actions en faveur du commerce équitable, notamment la protection de l’appellation, et à la loi Savary du 10 juillet 2014, qui établit une responsabilité conjointe et solidaire des donneurs d’ordre avec les sous-traitants, afin de lutter contre les fraudes et les stratégies systématisées d’optimisation sociale.

Faut-il aller plus loin et, comme le préconisent les auteurs de la proposition de loi, réprimer les atteintes à la santé, à l’environnement et aux droits fondamentaux commises par les filiales et les sous-traitants de firmes françaises ? Une telle réforme permettrait-elle d’empêcher de nouveaux drames, en France et à l’étranger ? Elle suppose en tout cas de mobiliser l’ensemble des acteurs, plutôt que de leur imposer de nouvelles contraintes.

Cette proposition de loi opère un renversement de la charge de la preuve : la faute de l’entreprise serait présumée en cas de manquement à son devoir de vigilance. Cela n’est pas anodin, et j’aimerais connaître l’avis d’Emmanuel Macron sur ce sujet. Il reviendrait donc aux entreprises d’apporter les éléments permettant d’apprécier les efforts accomplis pour éviter la survenance des dommages. Celles-ci pourraient être tenues responsables de tout manquement à l’obligation de vigilance. Inverser la charge de la preuve en faisant reposer sur les entreprises une présomption quasi irréfragable, tant civile que pénale, basée sur un simple manquement à un devoir de vigilance, est juridiquement contestable. Il s’agit ni plus ni moins que de bouleverser le système français de responsabilité !

En outre, la mise en œuvre de ce dispositif placerait la France dans une situation inédite en Europe, puisqu’aucun de nos voisins européens n’a adopté une législation aussi restrictive et pénalisante pour les entreprises. Nous devrions plutôt œuvrer pour faire avancer l’Europe dans la bonne direction – ce que vous faites, monsieur le secrétaire d’État – et engager dès aujourd’hui un combat structurant pour son essor économique, social et environnemental.

Le fait qu’une proposition de loi, déposée en des termes identiques par quatre groupes, ne recueille plus l’approbation de l’ensemble de ces groupes au jour de son examen démontre que le dispositif proposé n’est pas la bonne solution.

En outre, les discussions menées au sein de la plate-forme RSE – un processus démocratique qu’il serait bon de respecter – n’ont pas permis d’aboutir à un consensus sur l’opportunité d’une législation reconnaissant la responsabilité des entreprises vis-à-vis de leurs filiales ainsi qu’entre donneurs d’ordre et sous-traitants.

Nous devrions d’abord réfléchir à l’appropriation des critères de RSE, à leur généralisation, à la mobilisation de l’ensemble des acteurs. Nous devrions penser aux façons d’améliorer la diffusion des principes et l’information des consommateurs. J’ai rencontré beaucoup de directeurs du développement durable de grands groupes : les efforts sont considérables ! Dominique Potier ne peut l’ignorer !

M. Dominique Potier. Ils sont insuffisants.

M. Bertrand Pancher. Ainsi, Auchan va très loin dans la traçabilité de la fabrication. Mais les consommateurs doivent encore faire la différence, car toutes les importations ne sont pas contrôlées. Quant à Orange, le groupe installe des caméras de contrôle dans tous ses ateliers, en Chine et au Vietnam. Ce sont des avancées qu’il faut soutenir.

La loi Canfin du 7 juillet 2014, à laquelle se réfèrent les auteurs de la proposition de loi, prône une politique de développement et de solidarité internationale qui prenne en compte l’exigence de responsabilité sociale des acteurs publics et privés, et encourage les entreprises à mettre en place des procédures de gestion des risques. En outre, la plupart des entreprises se sont déjà dotées de chartes éthiques, ou adhèrent volontairement à des initiatives publiques ou privées, dans lesquelles elles s’engagent à mettre en œuvre certains principes extra-financiers. Ne pourrait-on pas encourager davantage ces bonnes pratiques spontanées ?

Nous pourrions également nous inspirer de la norme ISO 26000 qui vise à limiter le dumping sur la base de critères environnementaux, sociaux et de gouvernance et expérimenter l’idée d’un bonus-malus, pour encourager les pratiques incitatives.

Par ailleurs, ces mesures doivent être mises en place progressivement. Ne pourrait-on pas envisager un plan quinquennal qui aide les entreprises à prévenir les dommages éventuels et à mieux identifier leurs fournisseurs ? Cette proposition de loi doit être l’occasion d’évoquer les pistes qui permettront de prévenir ces dommages, et je me félicite qu’elle nous ait permis d’aborder ces sujets. Le groupe UDI insiste sur la nécessité de poursuivre le débat, pour réfléchir à des mesures réellement efficaces. (Applaudissements sur les bancs du groupe UDI.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Carpentier.

M. Jean-Noël Carpentier. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, madame la rapporteure, nous examinons ce soir la proposition de loi relative au devoir de vigilance des entreprises donneuses d’ordres à l’égard de leurs sous-traitants. Mais c’est bien de la mondialisation dont nous parlons. Plusieurs l’ont dit ici, la guerre à la mondialisation n’a pas de sens, mais la rendre plus humaine et plus solidaire est un enjeu fondamental.

Voilà maintenant un certain temps que le monde s’interroge sur le développement économique, qui ignore parfois les droits sociaux et humains les plus élémentaires. Rappelons-nous ce drame au Bangladesh, l’effondrement de l’immeuble Rana Plaza qui abritait plusieurs usines textiles : près de 1 200 ouvrières furent tuées, des milliers blessées. Ce drame, survenu après bien d’autres, a dévoilé à la manière d’un électrochoc le côté obscur de la mondialisation.

La dérégulation, le non-contrôle, le non-droit, l’argent pour l’argent, le manque d’éthique profitent aux affairistes de tout poil et, au bout du compte, permettent à certaines multinationales de dégager des profits énormes, au détriment de millions de personnes travaillant dans des conditions indignes, pour un salaire de misère.

Comme vous l’avez dit, monsieur le secrétaire d’État, nous devons légiférer. Pour éviter que de tels drames se reproduisent, il faut énoncer des règles claires, afin d’engager la responsabilité des sociétés dominantes sur les agissements de leurs sous-traitants. Les multinationales doivent s’engager à faire respecter les droits humains. Bien sûr, la communauté internationale, les États, les grandes multinationales se disent sensibles à cette question ; l’on ne compte plus les déclarations d’intention, souvent sincères, des leaders de grands groupes, et les placards sont pleins de textes internationaux.

Dès 1976, l’OCDE émet des principes généraux pour que les entreprises respectent « les droits de l’homme ». L’Organisation internationale du travail, dans sa déclaration de principes, demande aux multinationales et aux États de respecter les droits humains dans le processus de production. Puis les Nations unies invitent les multinationales à respecter le droit international relatif aux droits de l’homme « dans leur sphère d’influence ».

Face aux drames, aux scandales – on pense à Nike, à Apple, à Benetton –, beaucoup de multinationales se sont dotées de règlements internes pour éviter certaines dérives de leurs sous-traitants. Cela est légitime et procède d’une ferme volonté, mais les aventuriers de la finance et du gain facile n’en sévissent pas moins. Ces bonnes intentions sont insuffisantes. En l’absence de sanctions, ces dispositifs n’ont aucun résultat et certains poursuivent une logique de sous-traitance totalement irresponsable.

Ces textes et ces recommandations ont beau relever d’une bonne intention, ils ne suffisent pas à protéger les droits humains. Renvoyer à la bonne volonté individuelle des acteurs n’est pas efficace. Il faut encadrer le système dans son ensemble. Nos collègues de l’UDI ou de l’UMP prétendent qu’il serait dangereux pour nos entreprises et notre économie de légiférer aujourd’hui. Pourtant, de nombreux pays ont déjà fait des avancées substantielles à ce sujet, en particulier la France avec la loi Canfin.

L’Union européenne elle-même souhaite que la responsabilité sociale des grandes multinationales soit mise en avant. Nous devons cependant aller plus loin pour mettre de l’éthique dans la mondialisation et protéger les droits humains mais aussi les entreprises qui respectent la vie et les droits essentiels des travailleurs car, d’une certaine manière, elles souffrent d’une concurrence déloyale.

Tel est l’objectif de cette proposition de loi qui trouve son origine dans l’implication de plusieurs associations humanistes dont les militants, les bénévoles – dans les tribunes pour certains ce soir – n’économisent pas leurs efforts. Je tiens à les remercier pour leur engagement et je suis honoré de porter avec eux ce juste combat.

Ce texte, lors de son dépôt, a réuni tous les groupes de gauche de l’Assemblée nationale – SRC, écologiste, RRDP, GDR. Entre-temps, plusieurs amendements, que nous soutiendrons, ont été déposés afin de renforcer la sécurité juridique et la portée de ce texte. Ils sont de nature à vous rassurer, monsieur le secrétaire d’État. Cette proposition de loi, sérieuse et solide, peut d’ores et déjà être votée. Nous nous opposerons par conséquent à toute manœuvre législative ou dilatoire visant à renvoyer ce texte.

Je vous le dis, monsieur le secrétaire d’État, la gauche au pouvoir a, bien entendu, des responsabilités. Elle doit tenir compte de l’environnement économique national et international mais elle doit aussi ouvrir les champs du possible. Les grandes avancées démocratiques et sociales ont toujours été conquises par les peuples mais parfois il est nécessaire que les institutions donnent un petit coup de pouce. Nous pouvons le donner aujourd’hui, chers collègues de la majorité, en votant cette loi. (Applaudissements sur les bancs des groupes RRDP et écologiste et sur plusieurs bancs du groupe SRC.)

M. le président. La parole est à M. Philippe Noguès.

M. Philippe Noguès. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, madame la rapporteure, chers collègues, en 1906, à cette même tribune, Jaurès et Clemenceau s’affrontaient au sujet de la responsabilité des compagnies minières. Près de 1 100 ouvriers venaient de mourir dans les mines de Courrières, près de Lens, dans ce qui reste jusqu’à ce jour la catastrophe industrielle la plus meurtrière de l’histoire de notre pays. Dans les jours qui avaient précédé le drame, les syndicats avaient pourtant alerté du risque car des signes avant-coureurs avaient été enregistrés. La catastrophe aurait pu être évitée.

Au lendemain du drame, trois questions animaient toute la classe politique : qui est responsable ? Comment indemniser les victimes et leurs proches ? Que faire pour éviter qu’à l’avenir une catastrophe similaire ne se reproduise ?

Les partisans d’une meilleure protection des salariés, d’un régime de sanction plus sévère et plus efficace contre les responsables, de l’instauration de véritables mesures de sécurité et de prévention minière, se heurtaient aux arguments des grands propriétaires industriels de l’époque et de leurs représentants politiques : santé économique des compagnies minières françaises, pouvoir d’achat des Français et prix du charbon, difficultés liées à la mise en œuvre de ces mesures.

Ainsi, malgré le choc, il aura fallu des années avant que la protection des mineurs devienne une réalité. Comme souvent, l’Histoire se répète tragiquement. Si aujourd’hui les coups de grisou font heureusement partie du passé en France, les catastrophes industrielles et humaines n’ont pas disparu, même si elles ont désormais lieu à plusieurs milliers de kilomètres de Courrières.

Mes collègues ont déjà évoqué la catastrophe du Rana Plaza au Bangladesh, dans laquelle près de 1 200 personnes sont mortes. Dans les décombres de l’usine, des étiquettes de marques françaises ont été retrouvées. En Inde, trente ans après la catastrophe de Bhopal, les victimes n’ont toujours pas été correctement indemnisées. Au Qatar, les chantiers de la coupe du Monde se transforment en cimetière pour des centaines de travailleurs immigrés privés de leurs droits les plus élémentaires. Et j’en passe.

Face à ces exemples dramatiques, les questions fondamentales que nous devons nous poser aujourd’hui sont simples même si elles appellent des réponses complexes : pouvons-nous tolérer l’intolérable ? Que pouvons-nous faire, nous, parlementaires français, pour contribuer à éviter qu’à l’autre bout du monde ne se produise à nouveau une catastrophe de cette ampleur ? Pour que les victimes éventuelles soient correctement indemnisées et les chaînes de responsabilité mises à jour par la justice dans la plus grande transparence possible ?

La responsabilité des entreprises transnationales n’est pas qu’une question morale, elle est avant tout une question politique. Il revient au pouvoir politique de faire un choix et de tracer un chemin. La question est également économique mais, faute de temps, je n’y reviens pas. C’était le thème de mon intervention en commission la semaine dernière.

La non-responsabilité des maisons mères est une anomalie, un non-sens moral, politique et économique. Au vu de l’ampleur des conséquences humaines, environnementales et économiques de cette situation, l’État a la responsabilité d’agir. C’est l’objet de notre discussion aujourd’hui.

Venons-en au contenu de cette proposition de loi. Son objectif est double : prévenir et réparer.

Il va sans dire que l’on préférerait vivre dans un monde où la prévention se suffit à elle-même, mais les exemples qui ont été cités au cours de cette discussion générale prouvent que ce n’est pas le cas dans la pratique.

L’arme proposée pour atteindre ces objectifs est celle du droit et de la justice. La soft law a certes ses vertus, mais aussi ses limites. Quand il s’agit de faire respecter les droits de l’homme dans les chaînes de production, le tout incitatif ne marche pas. Il convient dès lors de s’attaquer – ou plus modestement de commencer à s’attaquer – à l’irresponsabilité juridique des multinationales, qui empêche de remonter à la source de la décision, y compris dans des cas comme celui des étiquettes françaises retrouvées dans les décombres du Rana Plaza. Sur ce point, je suis convaincu que le droit doit évoluer.

Tout serait-il résolu demain si cette proposition de loi était adoptée ? Personne ne le prétend mais si les États qui abritent les sièges des multinationales ne prennent pas les devants, rien n’évoluera.

La philosophie générale qui a présidé à la rédaction de ce texte a été de trouver un juste milieu entre le tout incitatif et le tout coercitif, dans le respect des grands principes édictés aux niveaux de l’OCDE et de l’ONU et ratifiés par la France. Il s’agit également de mettre les entreprises face à leurs engagements – la majorité d’entre elles participent déjà à des initiatives sectorielles et conduisent des audits sociaux – tout en leur laissant la plus grande liberté de moyens.

S’agit-il de la seule voie possible pour parvenir aux objectifs précédemment énoncés ? Nous n’avons pas la prétention de l’affirmer.

Rappelons au passage que ce devoir de vigilance, s’il n’est pas encore étendu à l’ensemble de nos entreprises, existe déjà dans certains secteurs, par exemple pour les banques en matière de lutte anti-blanchiment et de lutte contre le financement du terrorisme.

Malheureusement, ce texte ne fait pas encore l’objet d’un consensus total, bien qu’il soit largement soutenu, notamment par l’ensemble des syndicats et par de nombreuses ONG de la société civile, et qu’il soit massivement plébiscité par la population si j’en crois de récents sondages d’opinion. J’en prends acte, avec regret, tout en remarquant que les points de clivage sont parfois juridiques, mais souvent politiques. Je vous invite d’ailleurs, mes chers collègues, à ne pas être dupes lorsque des arguments en réalité fondamentalement politiques se drapent de juridisme.

Précisons toutefois que cette proposition de loi fait l’objet d’un long travail de concertation juridique depuis près de deux ans, ici à l’Assemblée nationale mais aussi au sein de la plate-forme d’actions globales pour la responsabilité sociétale des entreprises, mise en place par le Premier ministre Jean-Marc Ayrault en 2013 et à laquelle j’ai l’honneur de représenter l’Assemblée nationale.

Cette plate-forme rassemble des organisations diverses aux opinions souvent contradictoires – ONG, syndicats, représentants patronaux, et experts. Elle a été dûment mandatée dans la loi d’orientation relative à la politique de développement et de solidarité internationale, pour « mener la réflexion sur des mesures visant à une meilleure responsabilisation des entreprises multinationales et des donneurs d’ordre », et « étudier la possibilité de renforcer le devoir de vigilance incombant aux entreprises dans le cadre de leurs activités, de celles de leurs filiales et de leurs sous-traitants afin de prévenir les dommages sociaux, sanitaires et environnementaux qui peuvent en résulter ».

Forte de ce mandat donné par la représentation nationale, la plate-forme a conduit de nombreuses auditions au sein d’un groupe de travail spécifiquement dédié à ce sujet. En particulier, une dizaine de professeurs de droit et d’avocats ont été auditionnés.

Ces débats n’ont certes pas permis de conclure totalement à l’absence de divergences sur le contenu de la proposition de loi, bien qu’ils aient indéniablement permis des rapprochements. Ils ont en revanche bel et bien permis de conclure à la responsabilité du pouvoir politique, lui seul pouvant trancher ces débats, juger si le droit doit évoluer ou non, et comment.

Les comptes rendus de ces auditions sont publics et consultables sur le site Internet de la plate-forme. Chacun pourra noter que les juristes qui manifestaient des critiques vis-à-vis du texte ont tous proposé des voies d’action alternatives, dont certaines me paraissent intéressantes à creuser.

Dans ce contexte, j’ai pris acte avec regret du rejet de cette proposition de loi en commission des lois la semaine dernière. Parallèlement, j’ai noté avec intérêt l’invitation faite par le Gouvernement, même si elle apparaît pour le moins tardive, de déposer un autre texte, retravaillé, amélioré et sécurisé juridiquement.

J’en prends acte, bien que je regrette que le débat n’ait pas pu commencer aujourd’hui et que les adversaires de ce texte n’aient pas préféré l’amender, quitte à proposer des solutions alternatives au dispositif proposé mais répondant au même objectif. Cela nous aurait permis d’en débattre et peut-être de dégager un texte nouveau par voie d’amendements, arguments contre arguments, propositions contre-propositions. Nous aurions ainsi évité un renvoi en commission qui ne respecte pas vraiment le travail réalisé pendant deux ans par plusieurs parlementaires, des ONG et des juristes.

J’ai bien noté vos propos, monsieur le secrétaire d’État et j’attends à présent des garanties claires et fortes que les annonces se traduiront concrètement pour atteindre les objectifs.

Trois conditions me paraissent nécessaires pour que nous puissions travailler à nouveau ce texte.

Il convient d’abord qu’un calendrier soit d’ores et déjà fixé, avec des garanties pour que le nouveau texte soit discuté dans les meilleurs délais et sans attendre. Le nouveau dispositif devra par ailleurs allier, lui aussi, prévention et réparation en faisant le maximum pour que le droit permette de remonter la chaîne des responsabilités et en ayant à cœur le souci de l’effectivité réelle. Cette condition me paraît absolument fondamentale.

Enfin, le nouveau texte devra faire l’objet d’un travail de concertation avec nos alliés écologistes et de gauche, et plus largement avec tous ceux qui le souhaitent, en particulier la société civile et la plate-forme RSE. Un travail au moins aussi important que celui qui a précédé la proposition de loi devra ainsi être réalisé.

En tout état de cause et quelle que soit l’issue de nos débats ce soir, j’espère vivement, mes chers collègues, que vous aurez à cœur aujourd’hui et demain de défendre avec force les objectifs et la philosophie de cette proposition de loi car elle porte sur des enjeux cruciaux : c’est un monde meilleur que nous espérons léguer à nos enfants. (Applaudissements sur les bancs du groupe écologiste et sur quelques bancs du groupe SRC.)

M. le président. La discussion générale est close.

La parole est à M. le secrétaire d’État.

M. Matthias Fekl, secrétaire d’État. Mesdames et messieurs les députés, au terme de cette discussion générale, je veux d’abord saluer tous les intervenants et les remercier pour la qualité des débats. J’en tire un certain nombre de constats.

D’abord celui, largement partagé, de la nécessité d’un texte. Oui, il faut légiférer et il n’y a pas au gouvernement d’adversaires du texte proposé. Un certain nombre de points juridiques doivent être précisés, et je reviendrai sur certains d’entre eux. Mais il existe une volonté commune d’avancer, qui s’est, encore une fois aujourd’hui, très largement exprimée sur ces bancs.

Cela a été dit avec éloquence : l’écologie politique est, de longue date, très attentive à ces sujets. C’est vrai aussi d’autres familles politiques. La preuve en est que quatre propositions de loi similaires ont été déposées, et Dominique Potier a rappelé la force symbolique qui s’attachait à cette démarche. J’ai, dans mon propos liminaire, cité notamment  la proposition de loi dont il est un des auteurs.

Je sais, monsieur Potier, qu’il s’agit pour vous, comme pour d’autres députés qui se sont exprimés aujourd’hui – je pense à madame la rapporteure comme à d’autres intervenants – de combats que vous menez de longue date. Vous l’avez exprimé avec force, conviction et sincérité : vous connaissant, je n’en suis pas surpris.

Je reviens sur plusieurs points qui ont été soulevés, et d’abord sur la nécessité de ne pas se limiter au reporting. Oui, c’est vrai, et nous en sommes bien d’accord, il faut des mesures concrètes et un dispositif global qui s’applique aux entreprises dans toute la chaîne de production : sociétés mères, filiales et sous-traitants.

Ce serait la première fois qu’un pays au monde, la France, se doterait d’un tel dispositif. Cette volonté-là est intacte.

Beaucoup d’entre vous sont revenus sur les questions juridiques. Il est vrai que, souvent, au cours des débats parlementaires, il apparaît que des points doivent être clarifiés : cela fait aussi partie de la grandeur du travail législatif, même si on peut le regretter.

S’agissant du dispositif actuel, je veux d’abord rappeler qu’une large concertation avait été menée et qu’au moment de la concertation avec la plate-forme RSE, les avis des juristes le concernant étaient, pour le moins, partagés. L’honnêteté force, aussi, à le souligner. Vous l’avez d’ailleurs fait,, monsieur le député Noguès, en indiquant qu’il n’y avait pas d’unanimité et que d’autres propositions, dont certaines très solides et argumentées, se trouvaient en débat. Il faut de nouveau y regarder de plus près afin de retenir un dispositif qui ne cautionne pas, finalement, une insécurité juridique et qui ne puisse pas être contesté par telle ou telle voie, notamment juridictionnelle.

Concernant le dispositif alternatif tel qu’il peut être élaboré, le Gouvernement est tout à fait ouvert à de larges concertations, à l’évidence, avec les groupes parlementaires qui le souhaitent et qui sont particulièrement impliqués, mais aussi au-delà. Il pourrait tout à fait être, si cela était souhaité, soumis à une concertation au sein de la plate-forme RSE.

Il faut, à l’évidence, concilier cette ouverture avec une démarche de concertation ainsi qu’une exigence relative au calendrier. Aussi faudra-t-il bien veiller à ce qu’à la fois tous ceux qui souhaitent s’exprimer puissent le faire, donner leur avis et formuler leurs propositions mais à ce que cela ne reporte pas, à l’excès, le dispositif alternatif qui peut vous être proposé.

Le Grenelle a été évoqué dans une des interventions. J’avais dans mon propos liminaire, évoqué la loi Grenelle II, rendant ainsi à César ce qui est à César, même si je vous laisse seuls juges de savoir si, en l’occurrence, il s’agissait de César.

J’en viens aux différentes conditions posées et aux demandes formulées. En premier lieu, s’agissant du calendrier, la volonté du Gouvernement d’aller vite, tout en menant, si elles sont souhaitées, des concertations, est claire, comme l’est celle de ne pas encore reporter les choses à des échéances trop éloignées.

En second lieu, sur l’effectivité réelle, oui, nous la souhaitons. C’est pourquoi nous souhaitons que le texte puisse être remis, encore une fois sur l’ouvrage. Enfin, s’agissant de la concertation, monsieur le député Noguès, j’ai également essayé de répondre.

Vous m’avez interrogé précisément sur la question juridique et sur l’articulation avec la responsabilité. Là-dessus, je veux, monsieur le député Potier, madame la rapporteure, être extrêmement clair. Le principe politique est simple : il ne doit plus être possible, au terme du dispositif tel qu’il sera proposé et discuté, de s’abriter derrière la complexité des relations contractuelles entre maisons mères, filiales et sous-traitants pour ignorer ses responsabilités. C’est ce qui arrive souvent aujourd’hui.

Il s’agit de faire progresser l’analyse de la chaîne de causalité et de responsabilité. Je reprends volontiers vos propos à ce sujet. Si la responsabilité de la société mère ne sera pas automatique, en raison de toutes les difficultés que cela soulève, et qui sont d’ailleurs largement reconnues je crois, la transparence sur les diligences à mettre en œuvre sera, elle, obligatoire. C’est la fin de l’opacité, la fin de l’impunité et la réalisation de ce que nous souhaitons ici voir devenir réalité.

La mise en cause de la responsabilité de l’entreprise sera en outre grandement facilitée par l’intervention du juge, qui pourra vérifier le respect par l’entreprise de ses obligations de vigilance et, en cas de manquement, la condamner.

Telles sont, mesdames et messieurs les députés, les précisions que je souhaitais apporter, au nom du Gouvernement, au terme de ce débat. J’espère avoir répondu à vos différentes interrogations.

M. le président. La parole est à Mme Danielle Auroi, rapporteure.

Mme Danielle Auroi, rapporteure. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, mesdames et messieurs, j’ai écouté, attentivement, monsieur le secrétaire d’État et j’ai bien entendu que le gouvernement voulait effectivement avancer. Réveil tardif, mais réveil peut-être.

Sauf que, monsieur le secrétaire d’État, vous ne m’avez pas rassuré. Le droit commun ne suffira pas à lever tous les obstacles qui s’interposent entre les victimes et la justice. On dit chez moi : pourquoi reporter à demain ce qu’on peut faire le jour même ?

M. Bertrand Pancher. Le bon sens auvergnat ! (Sourires.)

Mme Danielle Auroi, rapporteure. Pourquoi, certains collègues, comme Jean-Noël Carpentier, l’ont dit, ne pas avoir accepté des amendements qui auraient déjà suffisamment modifié la proposition de loi, dans le sens que vous estimez nécessaire, ? Pourquoi dire que tout va être réglé par un « reporting plus » ? Le reste n’est en effet pas très clair, alors que les deux dernières affaires importantes que nous venons de connaître viennent d’être classées sans suite.

Je veux parler du Rana Plaza et des victimes d’Auchan, affaire qui vient d’être classée sans suite, et de l’affaire Samsung et du travail des enfants, affaire également classée sans suite. Comprenez-bien, monsieur le secrétaire d’État, que cela ne suffit pas à nous rassurer. Il me semble que la société civile le prouve, puisque pendant que nous débattions, la pétition qui circule depuis quelques jours dans les médias a vu son nombre de signataires passer de 120 000 à 130 000. Vous voyez que la société civile est extrêmement mobilisée.

M. Jean-Marie Tetart. Ces éléments n’ont pas de validité dans le cadre de notre vote.

Mme Danielle Auroi, rapporteure. Mes collègues Paul Molac et Sergio Coronado l’ont rappelé. M.Tetart, a mis en avant les engagements humanistes. Mais nous en disposons déjà, avec la loi Canfin. Il faut maintenant passer aux actes et en particulier clarifier la question de la réparation.

C’est sur cette question, monsieur le secrétaire d’État, que vous ne m’avez pas assez tranquillisée. Il me semble que, en l’état, la proposition de loi est claire et argumentée et qu’elle offre des garanties suffisantes surtout si les amendements sont adoptés, et vous savez que je suis prête à tous les accepter.

Donc, je suis contre le renvoi en commission. Je pense qu’un tiens vaut mieux que deux tu l’auras.

Motion de renvoi en commission

M. le président. J’ai reçu de M. Bruno Le Roux et des membres du groupe socialiste, républicain et citoyen une motion de renvoi en commission déposée en application de l’article 91, alinéa 6, du règlement.

La parole est à Mme Anne-Yvonne Le Dain.

Mme Anne-Yvonne Le Dain. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, madame la rapporteure, mes chers collègues, tout a été dit, par chacun des intervenants, sur l’objectif de la proposition de loi dont nous débattons. Nous partageons, ensemble, à peu près tout.

Nous sommes à peu près tous d’accord sur l’objectif à atteindre, ainsi que sur l’enjeu humain qu’il représente, sur l’importance pour la France de se positionner et d’apporter une réponse à ces objectifs.

Il y a trop d’imprécisions juridiques dans le texte qui a été déposé : je vais donc vous en parler maintenant. Mais le capitalisme débridé et sans conscience doit progressivement trouver ses marques et connaître un arrêt. Ici, en France, nous ne sommes pas favorables aux pratiques de la soft law qui ont été évoquées par un collègue. Elles consistent, au fil de l’eau, à construire des bonnes pratiques, des normes, des chartes et des solutions internes aux entreprises, qui sont certes indispensables et qui s’appliqueraient mais qui ne suffisent pas. En droit français, cela ne s’applique pas.

Nous sommes donc favorables à ajouter une solidité à la rédaction actuelle, à laquelle nous avions souscrit en préparant, avec quatre autres groupes parlementaires ainsi qu’avec la plate-forme placée auprès du Premier ministre, cette proposition de loi. Mais nous ne l’avions pas déposée, car elle était, sur le plan juridique, instable. Or nous voulons et nous allons solidifier cette démarche parce que nous voulons la même chose : moraliser solidement et sans innocence, et donc préciser ce que recouvre la notion de responsabilité sur toute la chaîne.

La chaîne dont nous avons parlé tout à l’heure va du donneur d’ordre à ses filiales directes ou indirectes. Elle va également du groupe mondial à tout cet ensemble. Cela nous amène à parler ici du devoir de vigilance des sociétés mères : si elles n’ont pas été donneuses d’ordre directes au sens du droit actuel, elles doivent permettre de mettre fin à l’opacité pour éviter tant de drames au nom de tant de tant d’irresponsabilité.

Les ONG se sont remarquablement mobilisées pour que la France s’engage dans cette voie et qu’elle aille plus loin que la directive européenne qui prévoit déjà l’obligation de reporting extra-financier. Je les en remercie. Nous venons de parler à l’instant d’une pétition qui circule. Or nous voulons aller au-delà. Nous partageons donc cet objectif, à savoir aller au-delà, et donc élaborer et voter demain, dans quelques semaines, probablement le 30 mars prochain dans cet hémicycle, ce qui a été clairement annoncé par monsieur le secrétaire d’État tout à l’heure, une proposition de loi qui soit juridiquement solide et qui puisse témoigner de notre volonté d’aller vite dans ce sens.

Il nous faut donc travailler solidement, ce qui motive la motion de renvoi en commission que je vous propose aujourd’hui. Il ne s’agit pas de faire ainsi une loi d’apparence, factice, une loi d’illusion, mais une vraie loi, bien solide, qui protège les salariés sur toute la chaîne, dans le monde entier, en mettant en place, au bon niveau, la responsabilité effective.

Nous voulons faire une loi authentique qui permette non seulement de condamner les fautes commises et d’indemniser les dégâts et les victimes, ce qui relève du droit pénal, mais également de les éviter. Si tout n’a pas été fait pour les éviter, il faut condamner.

Ce devoir de prévention est une invention du droit que nous sommes en train de conduire. Il faut donc le faire juridiquement de façon solide, et avec toutes les garanties pour que cette loi puisse aller jusqu’au bout du processus et ne se retrouve pas bloquée, à un moment ou à un autre, par ce qui peut se passer au-dessus de nous, par exemple par le Conseil constitutionnel.

Nous allons le faire, et nous le porterons ensuite ensemble au niveau européen. Je vous propose donc aujourd’hui d’adopter cette motion de renvoi en commission.

M. le président. Sur la motion de renvoi en commission, je suis saisi par le groupe écologiste d’une demande de scrutin public.

Le scrutin est annoncé dans l’enceinte de l’Assemblée nationale.

La parole est à M. Yves Jégo, pour une explication de vote.

M. Yves Jégo. Le débat qui a prospéré autour de ce texte montre plusieurs choses. D’abord que, et nous le regrettons au groupe UDI, l’ambition du Grenelle de l’environnement se heurte sans doute à un problème de méthode, de concertation et de consensus qui nuit à l’efficacité et l’avancée rapide des choses.

Pour améliorer et solidifier la proposition, nous voterons la motion de renvoi en commission. mais d’abord, je veux insister, monsieur le secrétaire d’État, madame la rapporteure, sur un absent de ce texte : le consommateur.

Si nous mettons l’accent sur l’origine des produits, et vous savez sans doute que c’est un combat que je mène depuis plusieurs années, avec le label « origine France garantie », qui prospère aujourd’hui dans notre pays, nous aurons une clé d’information et de transparence. Le jour où la grande marque française dont on a retrouvé les étiquettes dans l’immeuble effondré au Bangladesh sera obligée d’indiquer sur le produit « made in Bangladesh », le consommateur aura peut-être beaucoup plus d’influence et de possibilité d’orienter l’entreprise qu’avec un texte de loi dont nous voyons bien la complexité juridique.

Je vous incite donc vraiment, puisque le texte reviendra en commission, à placer cette question au cœur du dispositif et à insister auprès des autorités européennes pour que l’Union européenne oblige à indiquer l’origine pour bien d’autres produits que les fruits et légumes ou les médicaments, qui sont les seuls aujourd’hui à être concernés par cette obligation.

C’est une proposition simple, que je n’ai pas entendue dans les débats, une clé qui serait très utile dans le combat que nous partageons avec celles et ceux qui ont défendu ce texte. Il faut mettre le consommateur dans la boucle. (Applaudissements sur les bancs du groupe UDI.)

M. le président. La parole est à M. Paul Giacobbi, pour le groupe RRDP.

M. Paul Giacobbi. S’il s’agissait d’affiner le cadre juridique ou de regarder un certain nombre de détails, de responsabilités, je pourrais comprendre que l’on veuille renvoyer le texte en commission. Mais de tout ce que j’entends, il ressort une méconnaissance totale des réalités du commerce international, notamment dans les secteurs de la distribution.

Manifestement, peu d’entre vous sont allés voir au Bangladesh ce qui s’y passe. Je suis allé, moi, visiter des usines. Cela fait vingt ans que je connais les usines et les arrière-boutiques en Inde. J’ai la double nationalité, je sais tout de même ce qu’on y fait.

Vous parlez de sous-traitants, d’arrière-sous-traitants, mais vous rêvez. Savez-vous comment cela se passe dans ces usines qui traitent avec la grande distribution européenne ? Imaginez-vous qu’on achète le tricot d’un côté et l’emballage de l’autre, ou qu’on fait l’emballage ou les étiquettes en France ? Le produit acheté au Bangladesh est un produit complet. Lorsqu’il arrive en conteneur en France, le vêtement, avec une étiquette libellée en euros et un emballage, est prêt à être mis sur les rayons.

La maison qui achète en France, car il s’agit non pas de sous-traitance mais d’un achat de marchandises, sait exactement où c’est fabriqué. Elle connaît parfaitement la capacité de l’usine qui fabrique. Elle le sait si bien qu’elle fait des contrôles de qualité pour être certaine du produit, pas uniquement sur le produit, mais aussi sur le mode de fabrication et les machines qu’elle a approuvés. Elle a des gens sur place, parfois des intermédiaires. Bref, si on n’a pas envie de contrôler, on ne le fait pas mais, si on en a envie, on le fait.

Encore une fois, s’il s’agissait d’arguments juridiques, je pourrais accepter, mais ce que j’entends est totalement étranger à la réalité des choses. Que ceux qui m’expliquent comme cela se passe aillent voir et comprennent un peu ce qu’est le commerce international aujourd’hui.

Pour ces raisons, et parce que, comme me le suggère mon collègue et ami Jean-Noël Carpentier, 130 000 personnes ont signé une pétition, le groupe RRDP s’opposera à la motion de renvoi. (Applaudissements sur les bancs des groupes RRDP et écologiste.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Marie Tetart, pour le groupe UMP.

M. Jean-Marie Tetart. Dans la discussion générale, j’ai insisté sur le fait qu’une application concrète des engagements de responsabilité sociale et environnementale était une condition essentielle pour donner du sens aux politiques d’aide au développement et de solidarité internationale. Améliorer les conditions de vie des habitants et des travailleurs dans les pays en voie de développement, c’est aussi un moyen de lutter contre l’obscurantisme, contre la contamination que nous connaissons actuellement.

Nous sommes donc attachés à ce que l’on puisse avancer sur ce sujet mais, au stade actuel du texte, nous avons des incertitudes, et nous espérons qu’un travail supplémentaire en commission nous permettra d’avoir des réponses à un certain nombre de questions.

Parmi ces questions, il y a effectivement celle de la preuve, même si, selon M. Giacobbi, il est très simple de voir qu’il y a une responsabilité totale. Nous n’avons pas la même expérience, nous demandons à creuser un peu ce point. Nous voulons savoir aussi si le caractère irréfragable que j’ai souligné tout à l’heure, que semblait contester Mme la rapporteure, est réel ou pas, parce que, s’il l’était, ce serait tout de même très ennuyeux pour les entreprises. Il y a aussi les questions de délai de mise en œuvre par les entreprises.

Pour être efficaces, mieux vaut donc reporter la discussion de ce texte, non pas à après-demain mais peut-être à demain, plutôt que de l’examiner aujourd’hui avec toutes ces incertitudes. Nous voterons donc le renvoi en commission et nous jugerons sur pièces lors de la présentation du nouveau texte.

M. le président. La parole est à Mme Barbara Pompili, pour le groupe écologiste.

Mme Barbara Pompili. Nous avons un texte qui est le résultat d’un travail de deux ans, qui a été élaboré au sein du cercle parlementaire pour la responsabilité sociétale, affiné par de très nombreuses auditions et soutenu par 250 ONG et 130 000 pétitionnaires. C’est un texte qui a été déposé en termes identiques par les quatre groupes de gauche à l’Assemblée nationale. Il me semble que ce travail mérite que tout se poursuive normalement, c’est-à-dire que le texte soit examiné.

J’ai entendu les remarques diverses et variées et celles du secrétaire d’État sur le fait qu’il y aurait certaines choses à affiner. C’est le rôle du Parlement. Si des amendements étaient nécessaires pour améliorer le texte, il fallait les déposer. Si vous n’aviez pas eu le temps alors qu’il est inscrit à l’ordre du jour depuis très longtemps, vous pouviez attendre la navette parlementaire.

Bref, je ne comprends pas, je ne conçois pas qu’un texte déposé par quatre groupes soit rejeté alors que ces quatre groupes sont majoritaires à l’Assemblée nationale. Le message adressé à nos concitoyens est totalement brouillé. Peut-être que, vous, dans les arcanes des couloirs de l’Assemblée, vous comprenez, mais les citoyens voient qu’un texte travaillé pendant très longtemps et soutenu par toutes les ONG va être rejeté. Cela n’a aucun sens politique.

Nous vous laissons donc la responsabilité de voter contre le texte que vous avez vous-mêmes déposé, alors que, s’il était inexact juridiquement, et je partage les remarques de M. Giacobbi, il suffisait de l’amender. Or vous ne l’avez pas fait. Les motivations qui vous ont poussés à repousser ce texte sont totalement incompréhensibles pour nous. Nous rejetterons donc évidemment cette motion de renvoi en commission. (Applaudissements sur les bancs des groupes écologiste et RRDP.)

M. le président. Je mets aux voix la motion de renvoi en commission.

(Il est procédé au scrutin.)

Voici le résultat du scrutin :

Nombre de votants40
Nombre de suffrages exprimés38
Majorité absolue20
Pour l’adoption21
contre17

(La motion de renvoi en commission est adoptée.)

3

Nouveaux indicateurs de richesse

Discussion d’une proposition de loi

M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi de Mme Eva Sas visant à la prise en compte des nouveaux indicateurs de richesse dans la définition des politiques publiques (nos 2285, 2505).

Présentation

M. le président. La parole est à Mme Eva Sas, rapporteure de la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire.

Mme Eva Sas, rapporteure de la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État chargé du budget, mes chers collègues, la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui est issue d’un travail de plus de dix-huit mois, fruit de la ténacité du groupe écologiste, puisque, il y a un an déjà, nous proposions un premier texte sur les indicateurs alternatifs de richesse. Elle est surtout le fruit d’un travail collaboratif avec des universitaires, les instituts statistiques nationaux, les parlementaires et le Gouvernement, et nous vous remercions, monsieur le secrétaire d’État, pour votre écoute et votre contribution.

Je voudrais rappeler en préambule pourquoi il est indispensable, particulièrement aujourd’hui, de compléter le PIB par de nouveaux indicateurs de qualité de vie et de développement durable.

Le premier constat que nous devons faire est que le PIB ne rend pas compte de la qualité de vie de nos concitoyens, ni même, tout simplement, de leur revenu réel. Le paradoxe de la reprise américaine nous en donne une illustration récente : depuis 2009, le PIB des États-Unis a augmenté de 12 % quand le revenu médian diminuait de 3 %, et ce en raison d’un accroissement des inégalités. La croissance du PIB a ainsi occulté, de fait, la situation réelle des ménages, et l’administration Obama, concentrée uniquement sur les chiffres de la croissance, n’avait donc pas de vision pertinente des difficultés des citoyens américains.

La deuxième raison pour laquelle il est nécessaire de compléter cet indicateur qu’est le PIB, c’est qu’il nous paraît absolument nécessaire aujourd’hui de réintégrer des préoccupations de long terme, c’est-à-dire de soutenabilité, dans nos politiques publiques.

Les politiques menées sont malheureusement de plus en plus court-termistes, avec, comme seul horizon, la fin de la législature. Or les décideurs politiques que nous sommes doivent se préoccuper autant de la situation immédiate que de celle que nous léguerons aux générations futures.

Cela suppose de prendre en compte le patrimoine naturel et l’impact que nous avons sur celui-ci, notamment par notre empreinte carbone ou les atteintes que nous pouvons porter à la biodiversité, mais cela suppose aussi d’évaluer l’actif que nous léguerons aux générations suivantes, c’est-à-dire le patrimoine économique public et privé, par rapport à la dette, le passif, que nous leur laisserons également. Ce point est ressorti des auditions que nous avons menées et me paraît particulièrement saillant dans la période que nous traversons, où seule la dette devient un indicateur central.

L’exemple de l’Allemagne est frappant. Alors que, facialement, avec une dette en baisse, ce que les citoyens allemands laisseront aux générations futures peut sembler positif, dans les faits, leurs infrastructures se dégradent faute d’investissements, et on peut ainsi s’interroger sur le véritable bilan de ce que l’Allemagne d’aujourd’hui léguera à celle de demain.

La troisième raison pour laquelle nous devons nous préoccuper d’autres indicateurs, c’est que nous devons nous adapter à une situation nouvelle, une croissance structurellement faible.

Vous le savez, la croissance du PIB en France a été de 1,1 % en moyenne sur la période 2001-2014, alors qu’elle était de l’ordre de 6 % dans les années 50. Aujourd’hui, les scénarios de croissance structurellement et durablement faible apparaissent crédibles. Il convient donc de reposer les questions économiques et sociales sous un autre angle et de nous rappeler que la croissance du PIB n’a toujours été qu’un objectif intermédiaire. Notre objectif final, à nous, décideurs publics, est avant tout de créer de l’emploi, d’améliorer la qualité de vie de nos concitoyens et de laisser à nos enfants une planète vivable.

C’est là que le fait d’avoir d’autres indicateurs à notre disposition prend tout son sens, en nous permettant de reposer les questions économiques et sociales sous un nouveau jour. Comment créer de l’emploi, réduire les inégalités, améliorer notre qualité de vie et celle de nos enfants, même dans un scénario de croissance faible ? Telle est sans doute la question que nous devons nous poser aujourd’hui, avec de nouveaux indicateurs en quelque sorte, pour un nouveau modèle de développement.

Le deuxième volet sur lequel je voudrais insister, c’est que, de pionnière qu’était la France à la publication du rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi en 2009, notre pays semble aujourd’hui en retard sur ces questions face à d’autres qui sont passés, eux, de la parole aux actes.

Je voudrais insister sur plusieurs initiatives prises dans d’autres pays, le Royaume-Uni, avec son programme « La roue du bien-être », porté par David Cameron lui-même, l’Allemagne, dont la commission parlementaire transpartisane W3 a préconisé la mise en place de neuf indicateurs d’alarme sur les thématiques économique, sociale et écologique, ou encore la Belgique, qui a adopté en janvier 2014 une loi sur les indicateurs complémentaires. Ces initiatives ont d’ailleurs été portées par des gouvernements aussi bien conservateurs que progressistes.

En France, ce sont les territoires, et, en particulier, les régions, qui ont avancé. Je pense notamment à l’Association des régions de France, qui a élaboré, sous l’impulsion de Myriam Cau, et en collaboration avec des universitaires comme Florence Jany-Catrice, de nouveaux indicateurs de richesse pour donner de nouveaux repères aux régions françaises et permettre des comparaisons entre régions et entre territoires.

Au niveau national, nous avons certes développé un suivi d’indicateurs dans le cadre de la stratégie nationale de développement durable, dans la lignée du rapport Stiglitz. Mais on peut dire, je crois, qu’il n’y a pas eu d’appropriation politique de ces nouveaux indicateurs. D’ailleurs, qui connaît, étudie ou même simplement lit le chapitre XI de l’annexe statistique du rapport économique, social et financier ? Il regroupe pourtant vingt-trois indicateurs de la plus haute importance qui répondent à nos préoccupations. On y retrouve l’empreinte carbone, les inégalités de revenus ou encore l’espérance de vie en bonne santé. Mais quelle attention est portée à ce tableau de bord ? Quelle publicité en est faite ? En quoi ces indicateurs sont-ils pris en compte pour le pilotage de nos politiques publiques ?

Cette situation justifie l’objectif clair de notre proposition de loi : mettre au même niveau de visibilité que le PIB, au moment de la loi de finances, un petit nombre d’indicateurs à l’aune desquels sera évaluée, de fait, la réussite de la politique d’un exécutif. L’objectif de la proposition de loi est de donner une impulsion, de lancer une dynamique, que le plus grand nombre doit s’approprier, notre gouvernement bien entendu, mais aussi les citoyens. Pour définir les quelques indicateurs pertinents à suivre en complément du PIB, il conviendrait d’organiser, comme dans tous les pays qui ont avancé sur ce sujet, une conférence citoyenne. Il s’agirait d’associer des experts, les organismes statistiques et les services des différents ministères, mais surtout, les citoyens dont la consultation permettra de prendre en compte leurs attentes et leur vision du progrès de notre société.

C’est la raison pour laquelle nous n’avons volontairement pas proposé une liste précise d’indicateurs, laquelle devra en effet être issue de ce travail coopératif. Toutefois, au terme des auditions, deux enseignements sont à retenir. D’une part, un relatif consensus se dessine autour de trois grandes thématiques à traiter au travers de ces nouveaux indicateurs : l’environnement, notamment les enjeux climatiques et la biodiversité ; la qualité de vie, plus particulièrement le revenu réel des ménages et les inégalités de revenus ; enfin, le patrimoine national public et privé qui doit être mis en regard de la dette.

Je voudrais insister sur la question des inégalités, tenue pour centrale par tous les experts. Aujourd’hui, les délais de production sont tels que les statistiques sur les inégalités sont produites avec un décalage de deux ans et demi. Comme l’a déclaré M. Pisani-Ferry au cours de son audition, « la réduction des délais de production aura un coût, c’est vrai, mais les inégalités sont une priorité ». Est-il encore acceptable que nous ne connaissions aujourd’hui que les inégalités de revenus de 2011 ? Est-ce que la répartition des revenus en France serait un sujet secondaire ? De la même façon, notre empreinte carbone n’est aujourd’hui connue qu’avec trois ans de délai. Est-ce un sujet secondaire de savoir quel est notre impact sur le climat ? Nous devons affirmer que ces deux sujets, parmi d’autres, sont des priorités, et qu’ils supposent un suivi actualisé.

Le second enseignement que je voudrais retenir de ce travail de préparation, c’est que l’on voit une dynamique internationale se mettre en place autour des travaux de l’OCDE et d’Eurostat. Les travaux de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi ont en effet été poursuivis sous l’égide de l’OCDE. Une conférence internationale a lieu tous les trois ans. Ces travaux ont déjà produit des effets : l’OCDE publie désormais un rapport sur le mieux-vivre des citoyens qui couvre onze dimensions, comme le logement, le revenu, l’emploi ou les liens sociaux. Au niveau européen, les instituts statistiques élaborent aussi de nouveaux indicateurs de richesse, sous l’égide d’Eurostat, dans le cadre de l’initiative « Beyond GDP ». C’est dans ce cadre qu’il faudra s’inscrire pour bénéficier des progrès de la statistique européenne et favoriser des comparaisons internationales.

Enfin, la France a une formidable opportunité de reprendre un rôle de chef de file au niveau mondial sur la question des indicateurs, notamment environnementaux, dans le cadre de la COP21, la conférence sur le climat qui aura lieu en décembre 2015 à Paris. Par ailleurs, les terribles événements qui se sont succédé entre le 7 et le 9 janvier doivent nous interroger collectivement sur les moteurs de l’exclusion et de la violence. La question de la cohésion sociale et du vivre ensemble n’a peut-être jamais été aussi primordiale. Connaître la réalité de notre société, dans ses multiples aspects, doit donc aussi, à mon sens, nous permettre de mieux répondre à un tel enjeu démocratique, et les nouveaux indicateurs de richesse peuvent nous y aider.

Je conclurai par des remerciements et une proposition. Je vous remercie, monsieur le ministre, pour les échanges fructueux que nous avons eus autour de cette proposition de loi et je remercie les parlementaires de la commission des finances pour leurs remarques pertinentes et surtout pour leur soutien. Quant à la proposition, je souhaiterais que, dès le budget 2016, nous expérimentions ensemble six nouveaux indicateurs, pour montrer aux Français qu’au-delà du PIB, nous nous préoccupons de leurs revenus, de leur qualité de vie, de leur environnement et du patrimoine que nous léguerons à nos enfants. (Applaudissements sur les bancs des groupes écologiste et SRC.)

M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État chargé du budget.

M. Christian Eckert, secrétaire d’État chargé du budget. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les députés, vous avez souhaité soumettre au débat parlementaire une proposition de loi fort simple et fort courte, puisqu’elle se résume à un seul article, mais dont la portée est large. Je le dis sans détour : elle est, à mon sens, de nature à pouvoir nous rassembler. En effet, il s’agit tout simplement de ce qui compte pour nos concitoyens, de ce pour quoi nous sommes engagés dans l’action politique : notre capacité à permettre dans notre pays, par notre action, une croissance de qualité, « soutenable » comme certains disent parfois.

Cette question, en apparence simple, peut en réalité mettre les responsables politiques que nous sommes devant des choix parfois créateurs de tension. Nous voulons parvenir à créer plus d’emplois, pour répondre aux attentes légitimes des chômeurs, mais également faire en sorte que la qualité de ces emplois soit la meilleure possible, et ainsi éviter de voir se multiplier les emplois précaires. Nous voulons aussi favoriser l’investissement et l’innovation, tout en nous assurant que les fruits de cette croissance soient équitablement répartis. Nous voulons aussi concilier court terme et long terme, efficacité et équité.

Lorsque nous réduisons les déficits, en veillant à ce que cela se fasse à un rythme adapté, nous nous attachons à ne pas léguer aux générations futures une dette insoutenable, tout en préservant la croissance d’aujourd’hui. Lorsque nous renforçons la compétitivité de nos entreprises et que, dans le même temps, nous accordons les allocations familiales sous conditions de ressource, nous nous efforçons de créer une société plus dynamique, plus équitable et plus confiante en l’avenir.

Pour guider de tels choix, il nous faut prendre en compte plus qu’une seule dimension et vous avez raison, madame la rapporteure, il est nécessaire de mieux appréhender la notion de qualité de la croissance pour mieux mettre en regard l’action publique et les attentes des uns et des autres, et ne pas hésiter à en faire un objet de débat pour progresser. Très concrètement, il est évident, comme vous l’avez dit, que le PIB est insuffisant pour mesurer la qualité de la croissance. C’est néanmoins une mesure utile et indispensable pour la conduite des réformes et, je le dis clairement, le Gouvernement ne relâchera jamais ses efforts pour apporter plus de croissance, plus d’emplois et plus de pouvoir d’achat à nos concitoyens.

Mais il faut compléter le PIB par des indicateurs qui puissent refléter d’autres facettes et leurs évolutions. C’est un travail qui n’a rien d’évident, car il faut, j’en suis convaincu, être à la fois complet et concis dans les indicateurs choisis pour représenter la qualité de la croissance, sans quoi on aurait oublié l’essentiel : donner du sens. C’est tout à fait possible de construire un tel jeu d’indicateurs. D’autres pays, comme vous l’avez également rappelé, se sont déjà engagés sur cette voie. La France n’est pas en reste, car des outils existent. Mais il reste sans doute une étape à franchir pour donner plus de visibilité à ce qui existe déjà et, surtout, plus de place au débat. C’est à cette condition que des successions de statistiques isolées deviendront une quantification que chacun pourra s’approprier.

Cette proposition de loi va par ailleurs plus loin, en proposant d’évaluer, dans la mesure du possible, l’impact des principales réformes envisagées sur un ensemble d’indicateurs de qualité de la croissance. Il faudra voir comment cet exercice pourra se faire techniquement. Mais j’y vois surtout une manière de se tourner vers l’avenir, alors que l’on a parfois tendance à se lamenter en disant que depuis dix ans, depuis vingt ans ou depuis trente ans, tel ou tel phénomène perdure. Non ! La France est en mouvement, la France avance et se réforme au profit du plus grand nombre et surtout des jeunes, qui sont une priorité dont chaque jour qui passe nous rappelle la pertinence.

Cette loi, qui est soumise à votre vote, mesdames et messieurs les députés, sera donc, si vous l’adoptez, l’occasion de montrer la volonté qui est aussi celle du Gouvernement, consistant à créer les conditions d’une croissance de qualité, c’est-à-dire d’une croissance équitable et favorable aux générations présentes et futures. Lorsque l’on prépare la transition énergétique pour consommer moins d’énergies fossiles, on construit la France demain ; lorsque l’on réorganise le territoire pour une meilleure efficacité des services publics, on construit la France de demain ; lorsque l’on libère les freins à la croissance et à l’activité, on construit la France de demain. C’est aussi cela, mesdames et messieurs les députés, l’action du Gouvernement en faveur de la qualité de la croissance.

Pas de triomphalisme néanmoins. Beaucoup reste à faire, car la situation de trop de nos concitoyens demeure très fragile. Ces nouveaux indicateurs nous invitent à réfléchir sur les valeurs qu’il nous faut défendre collectivement pour plus de cohésion sociale et une plus grande égalité des chances. J’ose croire, mesdames et messieurs les députés, que nous pouvons nous retrouver là-dessus. (Applaudissements sur les bancs des groupes SRC et écologiste.)

Discussion générale

M. le président. Dans la discussion générale, la parole est à M. François de Rugy.

M. François de Rugy. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, madame la rapporteure, chers collègues, depuis plus de soixante ans, le produit intérieur brut est l’agrégat principal notre comptabilité publique. Nos budgets, notre dette, notre déficit, notre balance commerciale ou encore nos engagements européens sont tous calculés en fonction du PIB. Cet indicateur est essentiel. Il permet de mesurer les richesses produites sur un territoire donné au cours d’un exercice annuel. À ce titre, il comporte des informations relatives à la croissance, à l’activité, aux revenus, aux impôts ou encore aux bénéfices des entreprises. Mais le PIB n’est pas un indicateur exhaustif : il ne nous dit pas grand-chose de la qualité de notre croissance, ni de l’impact social et environnemental de nos activités.

Rappelons d’abord que la mesure du produit intérieur brut est indifférente à la répartition des richesses. Sous l’effet d’un accroissement des inégalités, le PIB ou le revenu moyen d’une population peut augmenter, alors que, dans le même temps, la situation de la majorité de cette population peut se dégrader. Selon une récente étude de l’INSEE, c’est précisément ce qui s’est produit en France au cours de l’année 2013.

Ensuite, le PIB est un indicateur de flux qui ne prend pas en compte certaines externalités négatives. Le déclenchement d’un conflit armé ou d’une catastrophe naturelle générerait de l’activité et de la richesse – dans le premier cas, par le biais de mesures de réparation et dans le second, par la relance d’une activité d’armement –, alors que l’impact de ces événements sur le pays serait néfaste.

En outre, le PIB est un indicateur quantitatif et de court terme qui ne prend pas en compte la dégradation de ce que l’on pourrait appeler notre capital naturel et de nos ressources. Enfin, le PIB fait totalement abstraction des activités non-monétaires. Il occulte la question de la qualité de vie et du bien-être qui peuvent être améliorés par une économie informelle, des services domestiques ou un dynamisme associatif.

La crise économique et financière de 2008 a remis à l’ordre du jour la question de la finalité de la croissance. Ce faisant, elle a permis d’exposer les limites d’une définition des politiques publiques circonscrite au PIB et aux mesures de production. En somme, cette crise a rappelé l’impérieuse nécessité de compléter le PIB par d’autres indicateurs permettant d’avoir une vision plus juste de notre société, comme l’a rappelé notre rapporteure Éva Sas. C’est précisément à ce besoin que doit répondre la présente proposition de loi.

En garantissant une meilleure prise en compte du legs social, environnemental et productif de notre activité, c’est l’ensemble de nos politiques qui se trouveront améliorées, ce qui nous permettra de viser plus efficacement une croissance de qualité.

En outre, l’introduction de nouveaux indicateurs de richesse permettra, à chaque temps de l’élaboration des politiques publiques, de la prospective jusqu’au contrôle et à l’évaluation, d’enrichir notre grille d’analyse pour mieux définir notre action. Depuis toujours, les écologistes, et leurs députés bien sûr, n’ont cessé de rappeler l’importance de l’évaluation des politiques publiques. En la matière, l’introduction de nouveaux indicateurs de richesse contribuera à renforcer la légitimité et la pertinence de cette évaluation au Parlement, ce dont il convient de nous féliciter.

Améliorer nos politiques publiques, mieux prendre en compte leur portée sociale et environnementale, mesurer leurs impacts à moyen et long terme, intégrer des exigences de solidarité et de soutenabilité : tels sont les principaux objectifs de cette proposition de loi qui a recueilli, au gré de discussions nourries et engagées, l’assentiment de l’ensemble des groupes de la majorité. Je tiens à saluer la disponibilité du Gouvernement et sa volonté de bâtir, avec notre rapporteure, un texte d’équilibre et de compromis.

L’année dernière, le ministre des finances et le secrétaire d’État au budget s’étaient montrés ouverts à l’introduction de nouveaux indicateurs de richesse dans la définition des politiques publiques, mais avaient exprimé une réticence à l’idée de modifier la loi organique relative aux lois de finances – plus connue dans le jargon parlementaire sous l’appellation de LOLF –, véritable socle de notre action législative en matière budgétaire et donc souvent économique. Sur cette base, le Gouvernement et Eva Sas ont engagé un dialogue, travaillé de concert pour aboutir à un texte négocié permettant tout à la fois d’élargir notre champ d’analyse des politiques publiques et de maintenir les équilibres de notre fonctionnement législatif. Nous gagnerions tous, monsieur le secrétaire d’État, à ce qu’une telle méthode soit appliquée systématiquement pour l’ensemble de nos textes et dans les relations entre la majorité parlementaire et le Gouvernement.

Le groupe écologiste soutient bien évidemment ce texte et l’excellent travail de la rapporteure. Elle a fait preuve de persévérance et de ténacité puisque, il y a un an, elle avait accepté de retirer sa proposition de loi pour que celle-ci puisse plus tard aboutir. À l’époque, votre prédécesseur avait évoqué une inscription à l’ordre du jour du Gouvernement… Il n’en a rien été. Mais vous avez vu que nous n’avons pas laissé filer et nous serons heureux si ce soir l’Assemblée adopte cette proposition de loi en première lecture. (Applaudissements sur les bancs du groupe écologiste.)

M. le président. La parole est à M. Jean Launay.

M. Jean Launay. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, madame la rapporteure, mes chers collègues, la notion de produit intérieur brut concentre depuis longtemps les critiques dès lors qu’il s’agit de mesurer l’évolution du bien-être et de la croissance soutenable d’un pays. Il y a juste un an, c’est sur ce constat que j’avais débuté mon intervention sur la question des nouveaux indicateurs de richesse soulevée par Eva Sas. Cette séance du 23 janvier 2014 lui avait déjà permis de présenter un texte et de démontrer le lien indispensable entre indicateurs de richesse et définition des politiques publiques.

Un an après, le sujet est toujours d’actualité. S’il n’est pas prégnant, il mérite d’être pris en compte à l’aune de la méfiance des citoyens face aux mesures statistiques classiques, ce que la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi avait d’ailleurs pointé dans son rapport de septembre 2009 : « Il semble souvent exister un écart prononcé entre, d’une part, les mesures habituelles des grandes variables socio-économiques comme la croissance, l’inflation, le chômage, etc., et, d’autre part, les perceptions largement répandues de ces réalités. » Je salue donc le travail et l’opiniâtreté de notre collègue Eva Sas. Sa présentation du texte, motivée et détaillée, devant la commission des finances le 21 janvier dernier, reposait sur de multiples auditions et sur de nombreux travaux concordants, dont certains déjà anciens, et concluait à la nécessité non pas de remettre en cause la mesure du PIB, mais de la compléter.

Déjà en 1972, James Tobin, que j’apprécie par ailleurs pour l’idée d’une taxe sur les transactions financières qu’il a promue, construisait un indicateur du bien-être économique durable. La démarche était certes expérimentale, mais posait déjà le principe du caractère non immuable des conventions comptables ainsi que le constat que notre conception de la richesse pouvait évoluer dans le temps. En 1990, le programme des Nations unies pour le développement, le PNUD, poussait à l’intégration du pouvoir d’achat, de l’espérance de vie et du niveau d’instruction dans l’indice de développement humain. Lors des auditions menées par Eva Sas, Jean Pisani-Ferry, commissaire général à la stratégie et à la prospective, constatait que la réflexion sur les indicateurs avait été relancée dans notre pays dans le cadre des réflexions sur « Quelle France dans dix ans ? ». Il ajoutait, non sans raison, que quand on a observé les dégâts de la crise financière dus à un système bancaire défaillant sur ses missions premières du financement de l’économie et tourné vers les subprimes, il apparaît que les crises grecques, espagnole et irlandaise ont montré qu’une croissance soutenue du PIB pouvait être non soutenable et suivie d’un effondrement.

La croissance du PIB peut donc masquer une période de pré-crise. Voici ce que je disais mot pour mot l’an dernier : « Comment considérer que les performances de croissance apparemment brillantes de l’économie mondiale entre 2004 et 2007 étaient obtenues au détriment de la croissance à venir ? Comment ne pas être d’accord avec le constat qu’elles tenaient en partie au mirage de profits reposant sur des prix dont la hausse était due à une bulle spéculative ? À tout le moins, l’euphorie suscitée par les performances économiques antérieures à la crise aurait été moindre si l’on avait été davantage conscient des limites de la mesure classique qu’est le PIB. Des outils de mesure intégrant des évaluations de la soutenabilité, comme l’endettement privé croissant, nous auraient donné une vision plus prudente de ces performances. »

La séance du 23 janvier 2014 avait débouché sur le rejet de la proposition de loi présentée par Eva Sas. En effet, telle que rédigée à l’époque, elle contenait des dispositions de caractère organique se rapportant à la LOLF que le Gouvernement ne souhaitait pas voir modifiée par touches successives et partielles.

Le texte présenté aujourd’hui stabilise la question : après concertation avec le Gouvernement, il prévoit la présentation d’un rapport qui explicitera, d’une part, l’évolution à moyen terme d’indicateurs de qualité de vie et de développement durable, et, d’autre part, l’évaluation qualitative et quantitative de l’impact des réformes engagées ou envisagées.

Il vient à point nommé car la France, après avoir été pionnière sur les nouveaux indicateurs de richesses, aurait pris du retard. De plus, notre pays est assez prolixe en débats et en organisations qui débouchent sur des documents-cadre qu’il serait judicieux de rationaliser pour élaborer un tableau de bord de référence. Jugez-en, mes chers collègues : le rapport économique, social et financier annexé au projet de loi de finances contient des indicateurs de soutenabilité environnementale et sociale ; le programme national de réformes, présenté dans le cadre du Semestre européen conjointement avec le programme de stabilité, comporte des indicateurs sur la dette publique, mais aussi sur l’actif et la pauvreté dans le cadre des mesures des progrès réalisés dans l’atteinte des objectifs nationaux de la stratégie Europe 2020 ; le débat d’orientation des finances publiques intègre des fiches thématiques sur le chômage et sur le revenu des ménages par exemple. De surcroît, les régions ont mis au point trois indicateurs stratégiques et pédagogiques qui orientent leurs politiques publiques : l’empreinte écologique, l’indicateur de développement humain et l’indicateur de santé sociale.

Le groupe SRC votera la proposition de loi d’Eva Sas, d’autant plus que notre collègue Serge Bardy avait déjà lui-même beaucoup travaillé sur le sujet et a contribué à nous convaincre. Restera la question du délai pour porter les indicateurs à la connaissance de tous. Je pense que cela n’est en rien rédhibitoire. L’éclairage de l’opinion publique est nécessaire. Dès lors que nous aurons entamé la démarche proposée par ce texte, j’ai la conviction qu’elle s’affinera et s’améliorera au fil du temps. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

M. le président. La parole est à Mme Maina Sage.

Mme Maina Sage. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, madame la rapporteure, mes chers collègues, cette proposition de loi n’est pas nouvelle. Nous avions déjà eu l’occasion de débattre d’une première version, l’année dernière, dans cet hémicycle. Dans son esprit, ce texte paraît intéressant et même nécessaire pour le groupe UDI. À cet égard, je tiens à mon tour à souligner la qualité du rapport puisque, même s’il ne comporte qu’un article unique, il est bien argumenté la nécessité aujourd’hui d’apprécier la richesse de notre pays au-delà des indicateurs classiques, à travers de nouveaux indicateurs, innovants, qui s’attachent à mesurer la qualité de vie réelle de nos concitoyens.

La prise en compte du long terme et du bien-être humain dans le pilotage des politiques publiques à travers plusieurs indicateurs de richesse serait bienvenue, alors que la loi de finances reste aujourd’hui construite sur l’hypothèse exclusive de l’évolution du PIB. Celui-ci demeure bien sûr une source d’informations macro-économiques de première importance et reste l’indicateur universellement partagé par tous les pays du monde. Il n’est donc pas question de l’abandonner. Toutefois, ses faiblesses ont été identifiées et ne sont plus à démontrer. Il est clair qu’il renvoie aujourd’hui à une vision réductrice de la richesse de la France. Il nous faut par conséquent être innovants pour pallier ses carences et ainsi mettre en œuvre des politiques publiques mieux orientées vers une croissance dite durable.

Au-delà du PIB, le capital devrait être mieux pris en compte, en particulier le capital humain. À cet égard, mon collègue Charles de Courson avait proposé lors de l’examen de cette proposition de loi en commission des finances, la semaine dernière, de mettre en place des annexes obligatoires à la comptabilité des entreprises concernant le capital humain, par exemple l’investissement dans la formation des salariés. Il s’agit là non de dépenses courantes, mais bien d’un investissement, qui à ce titre s’amortit sur une certaine durée et se traduit par une amélioration non seulement de la compétitivité de nos entreprises mais aussi et surtout de la valeur des salariés sur le marché du travail.

La proposition de loi que nous étudions aujourd’hui n’est pas la première initiative de ce type. L’Association des régions de France a, elle aussi, élaboré de nouveaux indicateurs de richesse, concernant notamment l’empreinte écologique, l’indicateur de développement humain et l’indicateur de santé sociale. Ils permettraient de mieux orienter les politiques publiques. Dans la même veine, il a été rappelé que d’autres pays européens ont enrichi leur indicateur de référence d’indicateurs nouveaux, par exemple l’Allemagne, la Belgique ou encore le Royaume-Uni. Ces travaux ont démontré que le PIB peut être complété de manière réfléchie et efficace. C’est pourquoi le groupe UDI salue une initiative qui vise à donner du sens à la croissance en identifiant un système orienté sur la mesure du bien-être des générations actuelles et à venir afin d’aboutir à des mesures plus pertinentes du progrès social. C’est un enrichissement de la notion d’activité économique qui est nécessaire car il l’émancipe d’une stricte vision quantitative. Le rapport de la commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social soulignait qu’il « semble souvent exister un écart prononcé entre, d’une part, les mesures habituelles des grandes variables socio-économiques comme l’inflation, la croissance, le chômage, etc., et, d’autre part, les perceptions largement répandues de ces réalités ».

C’est pourquoi, monsieur le secrétaire d’État, je souhaiterais que dans les travaux qui vont être menés afin de mettre en œuvre les nouveaux indicateurs soient aussi intégrées les spécificités de nos territoires d’outre-mer. Il faut prendre en compte leur éloignement, leur isolement et celui des populations – c’est alors aussi le cas de certains territoires dans l’Hexagone – car cela joue réellement sur la qualité de l’accès aux services publics. C’est une donnée peu étudiée et qui n’est pas prise en compte, ce qui ne permet pas d’appliquer des ratios adaptés aux territoires d’outre-mer. Je vous rappelle que la Polynésie française, dont je suis issue, compte 270 000 habitants, répartis sur une superficie grande comme l’Europe continentale – on l’oublie souvent –, soit 5 millions de kilomètres carrés, 97 % de surface maritime pour 3 % de terres. Voilà un critère fondamental pour l’analyse de nos politiques publiques en Polynésie française, et nous sommes souvent confrontés à ce problème au niveau national puisqu’on nous applique des ratios qui ne correspondent pas à notre réalité géographique, je pense aux ratios portant sur le nombre de fonctionnaires d’État ou encore aux aides qui peuvent nous être accordés en fonction du nombre de médecins sur place.

On oublie parfois que la population polynésienne est répartie sur 118 îles ; nous ne sommes peut-être que 270 000, mais il conviendrait de tenir compte de la fragmentation de notre territoire dans le calcul des aides. Nous sommes donc favorables au fait d’intégrer dans les critères qualitatifs les notions d’isolement et de fragmentation des territoires.

Oui, la prise en compte de ces nouveaux indicateurs de richesse permettrait d’humaniser le paysage économique et les choix budgétaires français. La vision qui en ressortirait serait incontestablement plus juste, plus proche de la vérité et tiendrait mieux compte des évolutions de la société.

Pour en revenir à la proposition de loi, celle-ci prévoit la rédaction d’un nouveau rapport – un « énième rapport » pourraient penser certains. Le groupe UDI jugerait préférable que les nouveaux indicateurs soient intégrés à un rapport déjà existant, disposant d’une certaine crédibilité, par exemple le Rapport économique, social et financier ; cela permettrait de les mettre en relief par rapport aux indicateurs traditionnels.

Nonobstant cette remarque de forme, ce texte, certes symbolique mais très positif, pourrait avoir une forte portée sur nos politiques publiques.

Je voudrais profiter de ce débat pour évoquer avec vous, monsieur le secrétaire d’État, le mode de calcul du PIB. Peu de gens le savent, mais les PIB de tous les territoires d’outre-mer ne sont pas comptabilisés dans le PIB de la France.

Le PIB des collectivités d’outre-mer et de la Nouvelle-Calédonie représente pourtant quelque 15 milliards d’euros. Son intégration dans le PIB de la France augmenterait de 0,7 % ce dernier, ce qui est considérable sachant que la croissance française n’a été que de 0,4 % en 2012, 2013 et 2014.

Cela soulèverait certes des problèmes juridiques, notamment par rapport au droit communautaire, mais il me semble que nous devrions y réfléchir. En outre, en ces temps d’unité nationale, cette réforme serait porteuse de sens : elle permettrait de rappeler que tous les territoires de la République française contribuent à la richesse nationale.

Je vous sollicite donc, monsieur le secrétaire d’État, pour engager une réflexion en ce sens. Nous avons d’ailleurs d’ores et déjà commencé à discuter en vue d’inciter nos territoires à intégrer leurs richesses dans le PIB national. (Applaudissements sur les bancs des groupes écologiste, SRC et RRDP.)

M. le président. La parole est à M. Paul Giacobbi.

M. Paul Giacobbi. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je tâcherai d’être bref.

Quelques rappels de base, pour commencer. L’économie politique n’a jamais eu pour objectif la croissance du PIB. Le PIB, qui correspond – grossièrement – à la somme des valeurs ajoutées, est un agrégat de la comptabilité nationale ne mesurant, avec certaines approximations d’ailleurs, que la production brute, grandeur qui n’est guère représentative, ni qualitativement ni quantitativement, de l’efficacité d’une économie, et encore moins de sa santé. L’économie politique n’a jamais considéré que c’était important ; cela compte, mais il ne s’agit que d’un élément parmi d’autres.

L’économie politique a pour finalité – c’est une définition plus que centenaire – l’allocation optimale des ressources afin de permettre la maximisation des satisfactions. Rien à voir avec la croissance de la production !

La satisfaction la plus élevée n’est nullement garantie par la maximisation de la production. Ces notions sont, non pas récentes, mais très anciennes, et reconnues sur le plan académique ; elles sont pourtant ignorées de la plupart des commentateurs et de nombre de statisticiens, voire d’économistes, qui réduisent – à tort – l’économie contemporaine à une réflexion sur la croissance de la production ou les signes monétaires.

Vilfredo Pareto, auteur aujourd’hui controversé mais pourtant très important, avait défini son optimum par la maximisation du bien-être. Il parlait même, dans un raisonnement célèbre exprimé sous la forme d’une représentation géométrique de la satisfaction procurée pour un individu par le pain et le vin, de « colline », de « sentier », de « route » et de « chemin » des indices du plaisir. Or Pareto, c’est le fondement de l’économie néoclassique, et par conséquent des raisonnements économiques actuels !

Il avait aussi élaboré le concept d’« ophélimité » pour désigner l’utilité subjective que l’on retire de l’utilisation d’un bien. Je vous fais grâce du lien que tout cela a avec la notion de concurrence pure et parfaite, que Pareto compléta à la suite de l’enseignement de Léon Walras : nous nous éloignerions de la notion de plaisir ! Retenons néanmoins que, depuis plus d’un siècle, c’est la satisfaction, le plaisir ou l’utilité pour les individus qui est l’objectif de l’approche économique de l’allocation des ressources, et certainement pas la maximisation de la production.

Si l’on redescend de la colline du plaisir pour revenir à des réalités plus triviales, que manque-t-il au PIB pour être représentatif de l’état d’un système macro-économique donné et de son évolution ? Dès lors que l’on écarte l’idée que le PIB exprime la santé de l’économie, cela se résume assez simplement : il manque la répartition de la satisfaction, la soutenabilité du système, la mesure des effets négatifs de la croissance – ces deux notions étant liées – et la prise en considération des services non-marchands.

La répartition de la satisfaction est essentielle, non seulement pour des raisons morales ou idéologiques, mais parce qu’elle contribue à l’efficacité du système économique. Cette idée est très ancienne : ce n’est pas M. Piketty qui l’a découverte à partir de courbes contestables de la répartition du revenu à travers les âges ! Pareto, mort en 1923, indiquait déjà que 80 % du revenu de l’Italie était concentré entre les mains de 20 % de personnes : c’est lui qui a inventé la loi du 80/20, qui n’est nullement une création contemporaine. Keynes a pour sa part démontré qu’une économie allait d’autant plus vite au déséquilibre, à l’inefficacité et à la récession qu’elle répartissait inégalement le revenu. La répartition du revenu est donc une condition fondamentale pour une croissance efficace, non sur le plan moral mais économique.

Deuxièmement, les effets négatifs de la croissance doivent être pris en compte dans une analyse économique complète. Prenons par exemple la croissance économique chinoise, aujourd’hui de 7 % – la croissance indienne étant à peu près du même niveau ; elle a beau être très élevée, elle s’accompagne – comme en Inde, d’ailleurs, l’indice de pollution dans les grandes villes indiennes étant aujourd’hui comparables à celui des villes chinoises –, d’un impact écologique négatif considérable, qui altère la croissance de deux façons : d’une part, parce que la pollution procure une très forte insatisfaction, une difficulté d’être et de vivre, et provoque de nombreuses pathologies, avec un coût très élevé pour ces sociétés ; d’autre part, parce que ce type de croissance entraîne l’épuisement des ressources et aboutit à un empoisonnement de l’environnement, ce qui est, à terme, une catastrophe. Si l’on veut avoir une vision sérieuse, j’allais dire néoclassique de l’économie, comme celle qu’avaient Léon Walras ou Vilfredo Pareto il y a plus d’un siècle, on devrait en tenir compte.

Cela nous amène à la soutenabilité : l’optimisation de l’allocation des ressources ne peut s’exprimer seulement dans l’instant, elle doit aussi tenir compte de cet aspect.

Quant aux services non-marchands, chassons de notre esprit l’idée que parce qu’un service serait non-marchand, il n’entrerait pas dans le domaine de l’analyse économique ! Un « prix Nobel » d’économie, Maurice Allais, a écrit des choses admirables sur le sujet. Les services non-marchands ont un coût, une utilité et, d’une certaine manière, une rareté : cela suffit à les faire entrer dans le domaine de l’analyse économique. L’économie n’a jamais reposé entièrement sur la marchandisation ; donner un signe monétaire aux échanges n’est pas nécessaire pour que les choses aient une valeur économique.

Dernier point, en 2008, le Président de la République de l’époque avait réuni une commission de trois excellents économistes : M. Joseph Stiglitz – qui, bien qu’il ait un côté amusant, voire farceur et qu’il se consacre essentiellement au journalisme depuis qu’il a reçu le « prix Nobel », reste un économiste académique de qualité ; M. Amartya Sen, qui joint au fait d’être professeur à Harvard celui d’être d’origine bengalie, ce qui me réjouit ; et M. Jean-Paul Fitoussi, bien connu des Français. Ils ont remis un rapport sans surprise pour quiconque avait des notions d’économie – mais très juste. Je regrette sa nature « grand public », car ses auteurs ne sont pas allés au fond des choses, c’est le moins que l’on puisse dire, et il lui manque une dimension théorique : cela aurait pu être l’occasion de revisiter la « colline » de Pareto de manière plus scientifique. Toutefois, ses conclusions sont intelligentes et intéressantes.

Quant à la présente proposition de loi, elle est a minima ; il s’agit d’une auberge espagnole. Comme l’a dit ma collègue, ce qu’elle prévoit, c’est la rédaction d’un rapport parmi d’autres. Peut-être faudrait-il aller plus loin et exiger des statisticiens qu’ils introduisent un certain nombre des nouveaux indicateurs dans la matrice de la comptabilité nationale conçue par Leontief.

Dans les années 1970, un roi du Bhoutan – peut-être un condisciple de Amartya Sen ? – avait proposé de mesurer le « bonheur national brut ». C’était farce – il y aurait beaucoup à dire sur le bonheur au Bhoutan ! –, mais il n’empêche que les systèmes d’analyse qu’il avait conçus n’étaient pas mauvais. Peut-être pourrait-on aller un peu plus loin dans l’analyse en France et essayer d’enrichir, année après année, les concepts d’utilité collective et de maximisation des satisfactions ? (Applaudissements sur les bancs du groupe écologiste.)

M. Jean Launay. Très bien !

M. le président. La discussion générale est close.

La parole est à Mme la rapporteure.

Mme Eva Sas, rapporteure. Je voudrais remercier M. le secrétaire d’État pour son soutien et sa compréhension des enjeux, non négligeables, de cet article unique.

Vous avez compris, je crois, qu’il s’agissait de redonner du sens à nos politiques publiques, et je suis heureuse que nous allions dans le même sens aujourd’hui.

Je voudrais remercier Jean Launay, bien sûr, pour son soutien. Je le remercie aussi d’avoir rappelé l’importance des travaux antérieurs sur ce sujet, d’avoir rappelé que la seule mesure du PIB est insuffisante et que des périodes de croissance peuvent masquer une non-soutenabilité de la croissance et occulter le fait qu’une période de crise va suivre.

Je remercie Maïna Sage des propos qu’elle a tenus à propos du rapport et aussi parce qu’elle a souligné le caractère réducteur du PIB. Je vous prie cependant, chère collègue, de bien vouloir transmettre l’information suivante à votre collègue Charles de Courson : le bilan social permet une appréciation du capital humain dans les entreprises – j’ai failli le lui rappeler en commission. Par exemple, les dépenses de formation qu’il évoque sont recensées dans le bilan social. Vous avez eu raison de rappeler les spécificités des territoires de la Polynésie française. La question de l’accessibilité des services publics, par exemple, est prise en compte dans les indicateurs du Royaume-Uni. Cela me paraît recouper les préoccupations qui peuvent être les vôtres sur des territoires aussi vastes.

Je remercie M. Paul Giacobbi de son soutien. Lui aussi a rappelé que l’augmentation de la production ne garantissait en rien l’optimisation des satisfactions. Je le remercie surtout, d’avoir souligné l’importance de la répartition des revenus, à laquelle il faut attacher une attention particulière. Il a aussi rappelé à quel point une réduction des inégalités de revenus serait favorable à l’activité économique. Un tel rappel me paraît nécessaire, et cela montre la nécessité d’un suivi plus attentif et plus fréquent de cet indicateur.

Après avoir entendu cette belle unanimité – même si un groupe au moins ne s’est pas exprimé –, je voudrais finir par un souhait : que ce soit là le début d’une dynamique partagée, et que cette initiative soit non plus seulement celle des écologistes mais celle de tout un pays. J’espère, à cet égard, que le Gouvernement saura reprendre la balle au bond et faire en sorte que cette position soit celle de la France, notamment dans le cadre de la COP21. (Applaudissements sur les bancs des groupes écologiste et SRC.)

Vote sur l’ensemble

M. le président. Je mets aux voix l’ensemble de la proposition de loi.

(La proposition de loi est adoptée.)

4

Ordre du jour de la prochaine séance

M. le président. Prochaine séance, demain, à neuf heures trente :

Suite de l’examen du projet de loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques.

La séance est levée.

(La séance est levée à vingt heures quinze.)

La Directrice du service du compte rendu de la séance

de l’Assemblée nationale

Catherine Joly