Mission d’information sur le Rwanda

SOMMAIRE DES COMPTES RENDUS D’AUDITIONS
DU 6 MAI 1998 AU 3 JUIN 1998

Pages

 

Mercredi 6 mai 1998

— Général Jean VARRET, Chef de la Mission militaire de coopération (octobre 1990- avril 1993)


217

— Colonel René GALINIÉ (Gendarmerie), Attaché de défense et Chef de la Mission d’assistance militaire au Rwanda (août 1988-juillet 1991), commandant l’opération Noroît (octobre 1990-juillet 1991, hormis novembre 1990)



225

— Amiral Jacques LANXADE, Chef d’état-major particulier du Président de la République (avril 1989-avril 1991), Chef d’état-major des armées
(avril 1991-septembre 1995)



229

Mardi 12 mai 1998

— M. Faustin TWAGIRAMUNGU, Premier Ministre désigné par les accords d’Arusha, Premier Ministre du Rwanda (juillet 1994-août 1995)


243

Mercredi 13 mai 1998

— M. Robert GALLEY, Ministre de la Coopération (1976-1978 et 1980-1981), Député de l’Aube


273

— M. Jean-Michel MARLAUD, Ambassadeur au Rwanda (mai 1993-avril 1994)

287

Mardi 19 mai 1998

— M. Bruno DELAYE, Conseiller à la présidence de la République (juillet 1992-
janvier 1995)


315

— Général Christian QUESNOT, Chef d’état-major particulier du Président de la République (avril 1991-septembre 1995)


337

Mercredi 20 mai 1998

— M. Michel LÉVÊQUE, Directeur des Affaires africaines et malgaches au ministère des Affaires étrangères (février 1989-mars 1991)


351

— M. Paul DIJOUD, Directeur des Affaires africaines et malgaches au ministère des Affaires étrangères (mars 1991-août 1992)


365

Mardi 2 juin 1998

— M. Jean-Hervé BRADOL, médecin responsable de programme à Médecins Sans Frontières


389

— M. Bernard DEBRÉ, Ministre de la Coopération (novembre 1994-mai 1995)

409

Mercredi 3 juin 1998

— Général Philippe MERCIER, Chef du Cabinet militaire du Ministre de la Défense (24 mai 1994-31 août 1995)


429

 

Audition du Général Jean VARRET

Chef de la Mission militaire de coopération
(octobre 1990-avril 1993)

(séance du 6 mai 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Général Jean Varret a d’abord précisé qu’il avait été volontaire pour prendre la tête de la Mission militaire de coopération en 1990. Il a ajouté qu’issu des troupes métropolitaines, il avait constitué une exception, ce poste étant traditionnellement confié à un général des troupes de marine. Il a précisé que, lors de sa nomination, il connaissait l’Afrique puisqu’après avoir été capitaine de troupes parachutistes au Gabon, il avait été, en tant que colonel, chef des éléments français en Afrique centrale au moment difficile des relations conflictuelles avec la Libye, et chargé du " démontage " de l’opération Manta au Tchad, puis des opérations d’aide à l’armée tchadienne et qu’à ce poste il avait été amené lors d’un déplacement du Président de la République à s’entretenir avec lui de la politique militaire française en Afrique. Il a indiqué qu’il avait ensuite exercé les fonctions de chef du cabinet militaire du Chef d’Etat-major des Armées, le Général Saulnier puis le Général Maurice Schmitt, puis celles de chef de la Mission militaire de coopération où il avait servi sous quatre ministres, M. Jacques Pelletier, Mme Edwige Avice, M. Marcel Debarge et, pendant quelques mois, M. Michel Roussin. Il a ajouté que le chef de la Mission militaire de coopération était aussi, jusqu’à l’arrivée de M. Michel Roussin, le conseiller militaire du Ministre de la Coopération et, à ce titre, membre du Cabinet.

Décrivant alors la Mission militaire de coopération, il a exposé que ses crédits, inscrits au chapitre 41-42 du budget du ministère de la Coopération, s’élevaient à l’époque à 900 millions de francs répartis en trois actions, l’aide directe, correspondant à l’achat par la France d’équipements et d’armements pour être donnés aux armées avec lesquelles nous avions des accords de coopération, la prise en charge et la formation de stagiaires africains en France et enfin la solde des personnels expatriés, soit environ 800 assistants militaires techniques (AMT) envoyés pour des périodes de deux ans avec leur famille, auxquels s’ajoutaient les personnels des détachements d’assistance militaire et d’instruction (DAMI), envoyés pour une mission de quatre mois sans leur famille. Il a ajouté que les personnels permanents de la coopération militaire étaient détachés du ministère de la Défense, payés par le ministère de la Coopération et placés sous le contrôle exclusif de celui-ci. Il a précisé que le Chef de la mission d’aide militaire locale constituait toutefois un cas particulier puisqu’il dépendait, en tant que tel, de la Mission militaire de coopération et, en tant qu’attaché de défense, du Ministre de la Défense. Il a indiqué que cette situation n’était pas sans poser des difficultés aux officiers titulaires de ce poste.

S’agissant du Chef de la Mission militaire de coopération, il a exposé qu’en cas de crise, celui-ci devait concilier les directives de son Ministre et des services du ministère des Affaires étrangères, celles du ministère de la Défense, et enfin celles de la cellule Afrique de l’Elysée. Il a exposé que la multiplicité d’interlocuteurs représentait une difficulté.

Le Général Jean Varret a indiqué qu’il avait pris ses fonctions en octobre 1990 au moment du déclenchement de la première offensive du FPR. Il a précisé qu’étant allé au Rwanda visiter les troupes qui y étaient affectées, il avait rencontré le chef de Mission d’assistance militaire et attaché de défense, le Lieutenant-Colonel René Galinié, l’un des quatre gendarmes à détenir un tel poste dans les pays dits " du champ ". Ce dernier lui était apparu avoir une bonne connaissance du pays, notamment grâce à l’application des méthodes traditionnelles de la Gendarmerie en matière d’entretien de réseaux, susceptibles de le renseigner, notamment pami les religieux. Il a ajouté que cet officier avait tout de suite attiré son attention sur la très grande différence entre la situation du Rwanda et celle des pays d’Afrique occidentale. Il a précisé qu’il avait été frappé par les différences des méthodes de raisonnement des chefs militaires rwandais par rapport à celles des officiers d’Afrique occidentale formés dans les écoles militaires françaises.

Le Général Jean Varret a ensuite expliqué que, pendant la période où il a exercé ses fonctions, le nombre de personnels AMT et membres du DAMI au Rwanda était passé de 30 à 100 en 1992 et l’armée rwandaise, exclusivement composée de Hutus, de 15 000 hommes à 40 000 hommes, dont 8 000 gendarmes. Il a ajouté qu’une demande du Président Habyarimana qui lui était apparue hors de propos, avait été faite en 1990 pour obtenir un appui-feu Jaguar. Il lui avait répondu que ce n’était pas là le but de l’action de la France, cette demande avait néanmoins été transmise à Paris.

Décrivant alors les procédures suivies en France, le Général Jean Varret a expliqué qu’à l’instar des 26 pays du champ de la coopération, des réunions de crise, réunissant les représentants des Affaires étrangères, de la Coopération, de la Défense et de la Présidence de la République, étaient organisées en tant que de besoin et que l’ensemble des problèmes y était exposé librement par chacun, de sorte que l’on aboutissait à une décision collégiale qui était ensuite formalisée pour être appliquée. Il a ajouté que lui-même était amené à se battre sur les questions de financement. En effet, les charges entraînées par l’action militaire au Rwanda étaient invariablement mises à la charge du ministère de la Coopération. Il lui semblait que cette pratique pénalisait d’autres pays dont les chefs d’Etat regrettaient amèrement des dotations jugées insuffisantes.

 

Le Président Paul Quilès a souhaité savoir pourquoi un gendarme avait été envoyé au Rwanda au poste d’attaché militaire de défense et si le Général Jean Varret ne pensait pas que l’accent mis sur la Gendarmerie, arme qu’on associe à la notion de maintien de l’ordre plus qu’à celle d’assistance militaire, pouvait avoir créé une difficulté pour répondre aux critiques relatives aux violations des droits de l’Homme au Rwanda. Soulignant ensuite que dans les organigrammes successifs, le DAMI était, selon les cas, rattaché à l’attaché de défense ou, pendant un assez bref délai, au chef de l’opération Noroît, lorsque les deux fonctions d’attaché de défense et de commandant de l’opération Noroît étaient confiées à des responsables distincts, il a demandé si les missions du DAMI différaient de l’aide militaire technique et s'il n’y avait pas eu un mélange des genres.

 

Le Général Jean Varret a apporté les précisions suivantes :

— M. Charles Hernu avait décidé que quatre postes d’attaché militaire de défense seraient confiés à des gendarmes ; en revanche, il n’était pas en situation de préciser les motifs du choix de ces postes (Rwanda, Burundi, Mali et Haïti) ;

— le Lieutenant-Colonel René Galinié avait été capitaine des troupes de marine avant d’être gendarme ; il n’y avait donc pas la volonté de marquer, par la création de ces postes, une rupture par rapport à la pratique ancienne ni de mettre l’accent exclusivement sur le développement de la gendarmerie ;

— au Rwanda, la Gendarmerie était une force comme une autre. La coopération française a essayé de lui donner des caractéristiques de force de maintien de l’ordre. Cette entreprise a échoué, contrairement à d’autres pays où la France a beaucoup travaillé au développement de la Gendarmerie de façon à ce que la diffusion de l’éthique de cette arme favorise le développement d’un maintien de l’ordre respectueux des Droits de l’Homme. De 1990 à 1993 le nombre des coopérants militaires gendarmes a triplé ;

— la différence entre DAMI et AMT est d’abord d’ordre budgétaire ; en effet, les séjours d’assistants militaires techniques coûtent très cher ; aussi, lorsqu’on veut accroître les effectifs de coopérants militaires, on a recours aux DAMI, moins coûteux. Au Rwanda les AMT, essentiellement chargés de l’entretien des matériels, étaient basés à Kigali et travaillaient dans les écoles militaires ou géraient des ateliers de réparation, d’hélicoptères par exemple. En revanche, les DAMI ont assuré la formation de bataillons complets de façon décentralisée en dehors de la capitale. En pratique, les personnels DAMI vivaient dans des camps d’instruction militaire avec leurs élèves ; ils étaient rattachés à la mission d’assistance militaire, elle-même relevant de la Mission militaire de coopération. Tel n’était pas le cas des compagnies Noroît indépendantes du Chef de la Mission militaire de coopération.

Relevant qu’en février-mars 1993 le DAMI était passé sous les ordres du Colonel Delors, chef de l’opération Noroît, le Président Paul Quilès a demandé quelles avaient été les conséquences de cette modification de la chaîne de commandement sur les relations du DAMI avec la Mission militaire de coopération.

 

Le Général Jean Varret a répondu que ses autorités l’avaient informé qu’il n’avait plus d’ordres à donner au DAMI.

 

Le Président Paul Quilès a souligné que cette période, qui fait suite à l’offensive du FPR de février 1993, fut somme toute assez brève et qu’on est revenu rapidement à une situation plus classique dès lors que le Colonel Cussac a eu autorité sur le DAMI et les AMT. Le Président Paul Quilès a demandé au Général s’il était encore présent à ce moment.

 

Le Général Jean Varret a expliqué qu’après qu’il eut donné des instructions au DAMI, on lui avait indiqué que ses instructions n’étaient pas les bonnes et que le commandement des DAMI lui avait été retiré.

 

Le Président Paul Quilès a souhaité savoir qui se cachait sous ce " on ".

 

Le Général Jean Varret a répondu que ce " on " signifiait son Ministre, par le truchement de personnes dont il ne se souvient plus.

 

M. Bernard Cazeneuve a demandé quelles instructions, considérées comme mauvaises, avait été données par le Général Varret, quelles furent les nouvelles instructions qui les ont remplacées, et qui les avait transmises.

 

Le Général Jean Varret a fait état de bruits qui circulaient, mais qu’il n’a pu vérifier, selon lesquels le rôle du DAMI PANDA dépassait sa mission d’instruction. Il a déclaré avoir rappelé au DAMI, lors d’une réunion à Kigali, sa détermination à sanctionner tout manquement à la stricte définition de la mission.

 

M. Michel Voisin a demandé si les armes réclamées en 1990 par le Colonel Serubuga avaient été livrées.

 

Le Général Jean Varret a répondu par la négative, en tout cas en ce qui concerne les livraisons effectuées par la France, par l’intermédiaire de la Mission militaire de coopération.

 

M. Bernard Cazeneuve a rappelé que l’accord d’assistance militaire de 1975 avait été amendé en 1992 afin de remplacer la référence à la " gendarmerie rwandaise " par celle de " forces armées rwandaises ". Il a demandé au Général s’il connaissait les raisons de cette modification et qui l’avait sollicitée.

M. Bernard Cazeneuve s’est ensuite inquiété de savoir si l’envoi d’un DAMI à Kigali avait été effectué dans le cadre de l’accord d’assistance militaire de 1975 ou dans celui de l’opération Noroît, et s’il y avait eu dans celle-ci une dimension de coopération militaire, qui aurait ainsi justifié le rattachement du DAMI au commandement des opérations (COMOPS) en février 1993.

Il a enfin demandé, en citant le rapport de fin de mission de l’ambassadeur Georges Martres, quels étaient le contenu et les modalités des missions de coopération et de formation à destination de la garde présidentielle, des jeunes officiers et des jeunes recrues, entraînées dans les centres d’entraînement de Mukamira et de Gabiro.

 

Le Général Jean Varret a souligné que l’ambassadeur souhaitait une redéfinition de la coopération militaire, notamment à l’égard de la gendarmerie rwandaise, qui se comportait en véritable armée, et la transformation de la garde présidentielle en garde républicaine, mais il a jugé que l’objectif souhaité par l’ambassadeur, d’en faire une gendarmerie à la française, n’avait pas été atteint.

Il a rappelé qu’à la suite de divers attentats, la gendarmerie rwandaise avait demandé, avec l’appui de l’ambassadeur, une formation d’officier de police judiciaire (OPJ), afin de pouvoir mener efficacement des enquêtes intérieures. Il a précisé qu’il n’avait envoyé que deux gendarmes car il s’était vite rendu compte que ces enquêtes consistaient à pourchasser les Tutsis, ceux que le Colonel Rwagafilita appelait " la cinquième colonne ". Cette action de formation a donc échoué.

 

M. Bernard Cazeneuve s’est demandé s’il fallait comprendre que le souhait du Gouvernement rwandais de former des officiers de police judiciaire était en fait motivé par le désir de ficher les Tutsis.

 

Le Général Jean Varret a confirmé que c’était effectivement son sentiment et qu’il avait tout fait pour freiner cette coopération avec la gendarmerie rwandaise, qui est demeurée superficielle.

 

M. Bernard Cazeneuve a demandé ce que la France avait fait concrètement dans ce domaine.

 

Le Général Jean Varret a précisé qu’on avait envoyé deux OPJ pour donner des cours qui n’avaient servi à rien mais qu’on avait refusé de fournir certains équipements réclamés d’écoute et de radio. Il a souligné que, contrairement à l’ambassadeur, il n’avait pas cru à la possibilité de transformer la gendarmerie rwandaise en une gendarmerie à la française, échaudé qu’il avait été par l’attitude du Colonel Rwagafilita.

 

M. Bernard Cazeneuve a à nouveau demandé si l’on avait donné suite à la demande de coopération au bénéfice de la gendarmerie.

 

Le Général Jean Varret a précisé que celle-ci s’était limitée aux cours dispensés par les deux OPJ.

Il est revenu ensuite sur la mission d’instruction du DAMI, qui se déroulait en dehors de la ville dans deux camps. Les instructeurs vivaient dans ces camps avec les jeunes officiers et les jeunes recrues. Ils contribuaient à la formation opérationnelle de bataillons complets, soit au niveau le plus élémentaire, soit en leur donnant un complément d’instruction s’ils avaient déjà une formation de base. Cette instruction était très efficace et les AMT n’auraient pu l’assurer. La liste des personnels formés n’était pas fournie.

 

M. Bernard Cazeneuve a demandé s’il existait des instructions écrites pour les missions du DAMI.

 

Le Général Jean Varret a répondu par l’affirmative, en précisant que ces instructions étaient signées du Chef d’état-major des armées.

 

M. Jacques Myard s’est étonné des propos du Général Jean Varret qui tendent à opposer gendarmes à militaires. Il a insisté sur le fait que, même en France, la gendarmerie est une armée à part entière et qu’elle avait mené des combats. Dans de nombreux pays d’Afrique, les gendarmes forment une armée opérationnelle stricto sensu, comme des forces d’infanterie. Le Rwanda n’est donc pas une exception. Ce serait plutôt la France qui en constituerait une en donnant à la gendarmerie, donc à des militaires, des missions de maintien de l’ordre et de police judiciaire.

M. Jacques Myard, après avoir fait remarquer qu’il était fréquent que l’arrivée d’un nouveau Gouvernement entraîne des modifications d’organigramme dans la fonction publique, a souhaité savoir si, après le départ du Général Jean Varret, les missions confiées au DAMI avaient changé.

 

Le Général Jean Varret a rappelé que le DAMI avait reçu des directives de l’état-major des armées et qu’il n’avait donc aucune raison de les modifier. Il est revenu sur les circonstances de son départ, en rappelant qu’il existait des points de vue différents sur la manière de gérer la coopération militaire au Rwanda, qui s’exprimaient dans les réunions de crise avant que les décisions finales ne soient prises.

 

M. Pierre Brana a demandé la date exacte du déplacement du Général Jean Varret à Kigali pour mettre les choses au point avec le DAMI et quelle était l’origine des bruits qui lui revenaient sur les comportements du DAMI.

 

Le Général Jean Varret a précisé que son déplacement avait eu lieu en mai 1992 et que les rumeurs existaient en France. Il a fait remarquer qu’il se trouvera toujours des personnes pour se vanter d’actions qu’ils auraient aimé réaliser mais qu’ils n’ont en réalité pas faites.

 

M. Jacques Myard a demandé si les instructions données par le Gouvernement précisaient bien clairement que nous n’intervenions que dans un cadre d’instruction et de formation sans engagement direct de nos forces.

 

Le Général Jean Varret a répondu que les directives n’étaient pas sujettes à interprétation, qu’elles étaient parfaitement claires, ne comportaient aucune consigne d’engagement direct et se limitaient à l’instruction et à la formation.

 

M. Michel Voisin a indiqué que, selon certains, les Rwandais ont stoppé l’offensive du FPR, en 1990, avec l’aide des troupes françaises, belges et zaïroises et a souhaité une confirmation de ces propos.

 

Le Général Jean Varret a confirmé que des instructeurs-pilotes se trouvaient à bord d’hélicoptères Gazelle envoyés sur place aux côtés des Rwandais mais qu’ils n’avaient pas été engagés. Ils n’étaient présents que pour faire de l’instruction de pilotage et de tir. Il a affirmé que les troupes françaises n’avaient pas arrêté l’offensive du FPR en octobre 1990.

 

Le Président Paul Quilès a demandé si les instructeurs se trouvaient aux commandes de l’hélicoptère pour tirer.

 

Le Général Jean Varret a précisé que, si les missions d’instruction se sont prolongées sur le terrain en octobre 1990, nos assistants techniques n’ont néanmoins pas effectué d’opérations de tir puisque les militaires rwandais étaient aux commandes.

 

Audition du Colonel René GALINIÉ

Attaché de défense et Chef de la Mission d’assistance militaire au Rwanda (août 1988-juillet 1991), commandant l’opération Noroît (octobre 1990-juillet 1991, hormis novembre 1990)

(séance du 6 mai 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

Le Président Paul Quilès a ensuite accueilli le Colonel René Galinié.

 

Le Colonel René Galinié a rappelé qu’il avait été en poste du mois d’août 1988 au mois de juillet 1991 à la fois en tant que chef de la mission d’assistance militaire (MAM), attaché de défense et commandant de l’opération Noroît.

C’est au titre de chef de la MAM qu’il a ordonné à ses hommes (22 personnes), lors de l’offensive du FPR, le 1er octobre 1990, de sortir des camps d’instruction où ils se trouvaient en tant que conseillers militaires, de rejoindre immédiatement les collines centrales aux alentours de Kigali et de revêtir la tenue civile, conformément aux dispositions contenues dans nos accords de coopération. Il s’est félicité de cette décision qui a permis, lors de l’attaque de Kigali dans la nuit du 4 au 5 octobre 1990, de protéger plus facilement les ressortissants français qui avaient été regroupés. Il a précisé que les militaires rwandais avaient remis aux forces françaises les documents de la 9ème brigade ougandaise, saisis le 30 octobre 1990.

Il a reconnu qu’au cours de cette période les militaires rwandais avaient sollicité beaucoup plus que de coutume les conseils de nos armées et que, personnellement, il s’entretenait deux à trois fois par semaine avec le Général Habyarimana.

Il a indiqué qu’une fois le calme revenu au nord-est du pays, fin octobre 1990, les Rwandais se sont installés à la frontière et les militaires français ne sont pas retournés auprès des unités rwandaises, dans les camps qu’ils occupaient avant l’offensive et où ils travaillaient et étaient logés. Ainsi, les militaires qui conseillaient le bataillon parachutiste et les gendarmes de Ruhengeri vivaient-ils pratiquement dans les mêmes camps que leurs camarades rwandais.

La deuxième opération d’évacuation de nos ressortissants s’est effectuée les 23 et 24 janvier 1991, lors d’une nouvelle invasion du FPR à Ruhengeri. Il se trouvait qu’à cette date, deux de nos militaires étaient retournés sur place pour mettre de l’ordre dans le dispositif français d’instruction. Environ 300 personnes ont été évacuées lors de cette opération. Il a précisé que Paris avait alors suggéré la création d’un DAMI et qu’il avait répondu favorablement à cette proposition en limitant à quatre mois la durée de participation au DAMI afin que l’aide à l’instruction des unités de l’armée rwandaise ne revête pas une forme définitive.

Il a indiqué qu’il avait ensuite personnellement demandé la création d’un DAMI-Gendarmerie. Trois hommes ont ainsi été affectés auprès de la Garde présidentielle pour la faire évoluer vers une Garde républicaine, de même qu’une petite unité de police judiciaire a eu pour mission, dans la perspective d’une démocratisation du régime, de mettre en place des procédures judiciaires, notamment destinées a être appliquées dans les prisons.

Au cours des entretiens fréquents qu’il a eus, avec l’accord de l’ambassadeur Georges Martres, avec le Président Habyarimana en sa qualité de chef de l’armée rwandaise, le Colonel Galinié a précisé que ces rencontres avaient essentiellement pour objet l’étude des demandes du Président, qui souhaitait un renforcement en munitions et moyens matériels, l’analyse de la menace constituée par le FPR et la restructuration de l’armée rwandaise qui lors de l’offensive de 1990 était constituée de 6 000 hommes dont 4 000 opérationnels. Il a rappelé que le Président Habyarimana était secondé par deux chefs d’Etat-major, l’un pour la gendarmerie, l’autre pour l’armée de terre, le Colonel Serubuga.

Il a souligné que, de façon constante, la France avait incité le Président Habyarimana à la modération car notre crainte était de voir basculer son régime dans la radicalisation, compte tenu de la menace des massacres de Tutsis qui planait en permanence, comme l’indiquent les messages envoyés à l’époque.

Il a précisé qu’il avait déjà fait état en janvier 1990, dans son rapport d’attaché de défense, de ce risque d’élimination physique et de massacres, qu’il mesurait d’autant mieux que, dès son arrivée dans le pays, le 23 août 1988, il avait été amené par hélicoptère à la frontière et avait été personnellement très troublé par la constatation de visu des massacres perpétrés au Burundi. Cet épisode lui avait permis de bien comprendre une réalité quotidienne marquée par la violence.

Evoquant l’aide apportée par la MAM, il a déclaré que sa présence avait en particulier permis de réactiver l’école française grâce, notamment, au soutien des épouses de nos militaires qui avaient assuré des tâches d’enseignement, lorsqu’elles disposaient d’un diplôme suffisant.

S’agissant de l’opération Noroît, il a indiqué qu’il en avait été responsable, sauf en novembre 1990, lorsque le Colonel Jean-Claude Thomann en a assuré le commandement et mené une opération indispensable de recensement et de localisation de chaque expatrié. Cette action a été très appréciée par nombre d’ambassades qui ne connaissaient pas le nombre de leurs ressortissants. Il a confirmé la mise en place d’un dispositif d’assistance et de sécurité dans Kigali au profit des expatriés de l’école française et de l’ambassade. Il était exclu d’intervenir dans un autre but que celui d’assurer la sécurité des expatriés.

Au début du mois d’octobre 1990, le dispositif d’évacuation était en place uniquement à Kigali et dans ses environs immédiats. Pour l’évacuation de Ruhengeri et Gisenyi, les 23 et 24 janvier 1991, une compagnie Noroît s’est déplacée à Ruhengeri.

 

M. Jacques Myard a souhaité connaître la teneur précise des instructions reçues par le Colonel René Galinié pour l’opération Noroît.

 

M. François Lamy a voulu savoir avec quelles autorités publiques françaises -ministère de la Coopération, ministère de la Défense, Elysée- le Colonel René Galinié était en contact direct.

 

M. Pierre Brana, évoquant le coup de main du FPR sur Ruhengeri, a interrogé le Colonel René Galinié sur la répercussion de cette offensive dans l’opinion publique rwandaise. En outre, après avoir reçu confirmation du Colonel René Galinié que deux soldats français se trouvaient à Ruhengeri lors de l’attaque du FPR, il a souhaité savoir quel compte rendu ils avaient fait de cette opération sur le plan militaire.

 

Le Colonel René Galinié a apporté les éléments de réponse suivants.

S’agissant de la nature des ordres qui lui avaient été donnés, il a indiqué avoir reçu de l’état-major des armées un message fixant le nombre et la date d’arrivée de parachutistes français, dans le cadre d’une opération baptisée Noroît, dont les objectifs étaient de protéger l’ambassade de France et les ressortissants français, ainsi que d’organiser leur évacuation.

Quant à l’autorité publique de tutelle, il s’agit, dès l’ouverture des opérations, du chef opérationnel, le destinataire des messages étant également la mission d’assistance militaire, du fait de la triple nature des fonctions exercées par le Colonel René Galinié, à la fois Chef de la mission d’assistance militaire, Attaché de défense et Commandant de l’opération Noroît.

Enfin, concernant le coup de main sur Ruhengeri, le Colonel René Galinié a indiqué que, grâce à l’un de ses hommes retourné temporairement sur place, le calme étant revenu dans cette région, il avait été informé de la présence, dans Ruhengeri, de militaires vêtus d’uniformes de l’armée ougandaise et parlant anglais. A Kigali, les Rwandais lui ont confirmé qu’il s’agissait d’une attaque massive venue d’Ouganda par les montagnes. En réponse aux interrogations du Colonel René Galinié sur leurs intentions, les Rwandais ont indiqué qu’ils souhaitaient reprendre les parties nord et ouest de Ruhengeri, alors occupées par les Ougandais. Cependant, face à l’absence d’une réelle initiative rwandaise, le Colonel René Galinié a donné son accord pour l’envoi d’un DAMI, qu’il souhaitait personnellement.

Le Colonel René Galinié a alors expliqué aux membres de la mission qu’en dépit d’une vieille tradition politique, le Rwanda n’avait pas de tradition militaire : l’armée rwandaise a été créée dans les années 1960, la défense ayant été assurée, lors de la période coloniale, par les forces congolaises placées sous l’autorité de la Belgique. D’où une conception du maintien de l’ordre, dans lequel les procédés d’élimination sont admis. Lors de l’accession à l’indépendance, le partage du pouvoir auquel il est procédé confie aux populations du nord-ouest, les Baliga, réputées farouches, le pouvoir militaire, les Hutus du sud recevant le pouvoir politique et les Tutsis le pouvoir religieux et économique. C’est pourquoi, lorsque les gens du nord-ouest, les " militaires " dans l’esprit des Rwandais, subissent un revers, la répercussion de cet événement est dramatique dans l’ensemble de la population. D’où l’immense inquiétude du Président Habyarimana, qui conduisit à un renforcement quantitatif de l’armée et, grâce à l’envoi d’un DAMI, à son renforcement qualitatif.

Evoquant l’attaque du FPR, M. Michel Voisin a interrogé le Colonel René Galinié sur les rumeurs selon lesquelles, outre des Ougandais, des Libyens auraient été présents au sein des troupes du FPR.

Ne disposant pas d’éléments susceptibles d’étayer cette hypothèse, le Colonel René Galinié a cependant indiqué à la mission d’information qu’un attaché de défense libyen avait été en place au Rwanda jusqu’en 1986 ou 1987, pour revenir en octobre 1991 à l’ambassade de Libye, sous un autre nom avec le titre de conseiller.

 

Audition de l’Amiral Jacques LANXADE

Chef d’état-major particulier du Président de la République
(avril 1989-avril 1991), Chef d’état-major des armées
(avril 1991-septembre 1995)

(séance du 6 mai 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

L’Amiral Jacques Lanxade a tout d’abord rappelé que, nommé Chef d’Etat-major des armées en avril 1991, il avait été chargé des trois opérations conduites par les forces françaises au Rwanda, Noroît, Amaryllis et Turquoise, et qu’auparavant, en tant que Chef de l’état-major particulier du Président de la République, il était présent à l’Elysée lorsque fut prise la décision de déployer le détachement Noroît. Il a souligné que ces trois opérations, conduites sous son contrôle opérationnel, avaient été exécutées en application stricte des directives des autorités politiques, avant d’en rappeler l’objet et le déroulement.

Lorsque le Président de la République, M. François Mitterrand, décida début octobre 1990 de déployer deux compagnies d’infanterie à Kigali, une tentative de déstabilisation du Rwanda qui, de surcroît, menaçait la sécurité de nos ressortissants, était menée à partir de l’Ouganda par un mouvement d’opposition, le FPR. Le Président de la République a estimé qu’il convenait de donner un signal clair de la volonté française de maintenir la stabilité du Rwanda car il craignait une déstabilisation générale de l’ensemble de la région, qui risquait de toucher ensuite le Burundi. Il considérait que l’agression du FPR était une action déterminée contre une zone francophone à laquelle il convenait de s’opposer, sans pour autant s’engager directement dans le conflit ou dans les combats. L’exiguïté du pays commandait une réaction rapide qui s’est traduite par le déploiement de deux compagnies et la constitution du détachement Noroît. En complément, il était décidé d’aider le gouvernement rwandais à améliorer la capacité de son armée, à s’opposer à l’action du FPR, cette tâche revenant pour une grande part au ministère de la Coopération.

L’Amiral Jacques Lanxade a indiqué que le Président avait insisté pour que le régime rwandais s’engage dans un processus de démocratisation et pour que notre présence militaire ait comme contrepartie cette évolution politique dans le sens de l’ouverture afin de permettre la réconciliation nationale. Cette politique d’ensemble sera maintenue dans les mois suivants. La situation militaire s’aggravant sur le terrain, une intense activité diplomatique, soutenue par la France, s’est développée à partir du printemps 1992. Centrée sur les négociations d’Arusha, elle a abouti à un cessez-le-feu, sous l’égide des Nations Unies, puis au déploiement de la MINUAR à l’automne 1993. Dès lors, a pu s’effectuer le retrait du détachement Noroît signifiant l’achèvement de cette opération.

Durant les trois années de l’opération Noroît, les forces françaises étaient déployées pour manifester l’opposition de la France à la déstabilisation du Rwanda. Elles ont été maintenues à Kigali sans jamais intervenir dans les combats, jusqu’à la conclusion des accords d’Arusha qui laissaient espérer une solution pacifique à la crise et transféraient la gestion des opérations aux Nations Unies.

L’attentat du 6 avril 1994 fut le signal de la reprise des combats entre le FPR et les Forces armées rwandaises à Kigali et autour de la capitale. La décision fut immédiatement prise par les autorités françaises de lancer une opération d’évacuation de nos ressortissants. Il faut rappeler à cet égard que deux gendarmes français et l’épouse de l’un d’entre eux avaient été assassinés par le FPR le 8 avril. L’opération Amaryllis, menée du 9 au 14 avril 1994, débuta par la prise de contrôle de l’aéroport de Kigali avec l’aide des éléments du détachement d’assistance militaire qui étaient encore présents au Rwanda. Conduite avec des moyens limités, environ 500 hommes, elle se déroula dans des conditions très difficiles, au milieu des combats. Elle permit cependant l’évacuation sans pertes de près de 1 200 personnes dont 450 Français. Une opération belge, qui avait débuté 36 heures après, se poursuivit jusqu’au 16 avril, ainsi qu’une opération italienne plus limitée.

L’Amiral Jacques Lanxade a ensuite souligné que le Président de la République et le Gouvernement avaient décidé de lancer l’opération Turquoise devant le développement des massacres, en mai et juin 1994, après avoir pris conscience qu’un véritable génocide se déroulait dans la zone encore contrôlée par les restes de l’armée rwandaise. Cette opération strictement humanitaire, mettant en oeuvre environ 3 000 hommes, fut organisée à partir du Zaïre entre le 23 juin et le 21 août 1994, après qu’une résolution du Conseil de Sécurité eut autorisé la France à intervenir au titre du chapitre VII de la Charte des Nations Unies. Comme Amaryllis, Turquoise fut conduite dans des conditions très difficiles face aux critiques quasi générales de la presse française et internationale et sans le soutien des pays qui disposaient de moyens utiles, ce qui a limité la participation à quelques pays africains francophones, qui ont constitué un remarquable bataillon interafricain.

Il a précisé qu’en raison du développement de la situation militaire, il avait demandé le 7 juillet aux autorités politiques l’autorisation d’établir une zone de sécurité dite " zone humanitaire sûre ", dans le but de permettre à nos forces de poursuivre les actions de protection des populations et d’empêcher un nouvel exode de réfugiés vers le Zaïre. Il s’agissait d’interdire l’accès à cette zone aux combattants afin d’en préserver le calme. L’opération Turquoise a effectivement permis d’arrêter les massacres et de sauver des dizaines de milliers de vies humaines. Elle permit en outre de stopper le flux des réfugiés, dont la situation était dramatique, dans la région de Goma. Son efficacité modifia l’attitude internationale et notamment celle des Etats-Unis qui décidèrent d’intervenir à des fins humanitaires à partir de Goma. Le 21 août 1994, comme le prévoyait la résolution n° 929 du Conseil de sécurité, le dernier soldat français quittait la région et la France confiait à nouveau la sécurité de la zone aux Nations Unies.

L’Amiral Jacques Lanxade a souligné que, durant ces quatre années, les forces françaises avaient agi en se conformant strictement aux décisions des autorités politiques et qu’agissant en collaboration étroite avec les autorités diplomatiques, elles avaient démontré leur disponibilité, leur compétence et leur courage, et respecté la dignité de la personne humaine en apportant, chaque fois que possible, du réconfort et des vivres aux populations, ainsi que des soins, avec l’aide du service de santé des armées. Les hommes qui sont intervenus au Rwanda sont les mêmes que ceux engagés au Cambodge, en Somalie ou encore en ex-Yougoslavie pour le maintien de la paix et, qui ont subi des pertes sérieuses. Tous ont été horrifiés par le génocide dont ils gardent un souvenir terrible, associé aux milliers de cadavres jonchant les rues de Goma, qu’il leur a fallu enterrer. Mais, en remplissant leur mission, ils ont eu conscience de tout tenter, dans le cadre de la politique extérieure française, pour éviter que l’irréparable ne se produise, puis de contribuer à atténuer, autant qu’il leur était possible, les conséquences de la tragédie.

L’Amiral Jacques Lanxade a déclaré que les forces françaises avaient été dignes de la confiance des autorités politiques et qu’elles méritaient la considération des Français. Il a ajouté qu’à titre personnel, il avait été, en tant que chef d’Etat-major des Armées, le conseiller militaire des Gouvernements successifs et qu’il avait participé à des prises de décision difficiles dont il se sent solidaire.

Enfin, il a affirmé que la France n’était pas responsable de la déstabilisation du Rwanda mais qu’elle avait cherché au contraire à prévenir le drame. La communauté internationale qui prit la responsabilité de la situation à partir des accords d’Arusha fut ensuite dans l’incapacité, faute sans doute de l’engagement de ceux qui auraient pu y contribuer, d’empêcher la tragédie. La France ayant été la seule à intervenir pour tenter d’arrêter le génocide, il a conclu en faisant valoir que, s’il y avait eu un échec, ce n’était pas le sien et que les soupçons que certains cherchaient à faire peser sur la France étaient d’une extrême injustice.

 

Le Président Paul Quilès a souhaité savoir quel rôle avait tenu l’Amiral Jacques Lanxade dans la détermination du volet militaire de la politique française au Rwanda au cours des différentes fonctions qu’il avait exercées. Il s’est ensuite interrogé sur la part respective de l’ambassadeur et de l’attaché de défense dans la mise en oeuvre de cette politique, l’attaché de défense relevant de l’ambassadeur mais ayant pu également assumer d’autres fonctions. Il a également demandé à l’Amiral Jacques Lanxade quelle analyse il faisait de l’attaque du FPR à Kigali en octobre 1990 et ce qu’il pensait des propos selon lesquels il s’agissait d’une attaque simulée destinée à rassembler les Rwandais autour du Président Habyarimana. Enfin, il a souhaité que l’Amiral Jacques Lanxade puisse apporter des précisions sur la participation de militaires français au contrôle des papiers d’identité au nord de Kigali et sur la présence de militaires français en uniforme rwandais auprès de l’état-major des FAR. Il lui a enfin demandé si des militaires français avaient participé aux combats auprès des FAR, notamment en février 1993.

 

L’Amiral Jacques Lanxade a répondu que les fonctions de chef d’état-major particulier du Président de la République et de chef d’état-major des armées étaient très différentes. Le Président de la République étant Chef des Armées, le rôle du chef d’état-major particulier du Président de la République est un rôle d’information du Président sur la situation militaire, notamment dans les zones de crise, de préparation des dossiers à son attention et d’apport d’éléments d’appréciation ; s’y ajoute, lorsque le Président de la République ne le fait pas lui-même, la transmission de ses instructions au Chef d’état-major des armées ou auprès des différents Ministres. Il s’agit donc d’un poste de conseiller du Président de la République. L’Amiral Jacques Lanxade a ajouté que cette fonction avait une déontologie : le chef d’état-major particulier du Président de la République ne doit pas se mêler directement de la conduite des opérations. Il a précisé qu’il s’était toujours interdit de le faire et que, lorsqu’il était chef d’état-major des armées, il n’avait pas eu l’impression que son successeur avait agi autrement. Il a en revanche indiqué que les fonctions de chef d’état-major des armées étaient de nature très différente. Le Chef d’Etat-major des Armées est d’abord le responsable des opérations extérieures. A cet effet, il reçoit ses directives des autorités politiques et d’abord du Président de la République, Chef des Armées aux termes de la Constitution. Pour conduire les opérations, il dispose du Centre Opérationnel Interarmées (COIA) à partir duquel il suit la situation dans le monde. Il transmet ses instructions auprès des commandants d’opération, qu’il a désignés. L’Amiral Jacques Lanxade a donc jugé qu’il y avait une chaîne opérationnelle très claire qui partait principalement du Président de la République et passait par le chef d’état-major des armées pour aboutir aux commandants d’opérations sur le terrain. Il a ajouté qu’il n’y avait aucun doute à avoir sur les auteurs des instructions que reçoivent les chefs d’opération sur le terrain : c’est le chef d’état-major des armées qui en est l’auteur, il est celui par qui l’on doit passer si l’on veut que des ordres leur soient donnés sur le terrain et il ne saurait accepter que d’autres que lui leur donnent des directives. L’Amiral Jacques Lanxade a ajouté que lui-même ne s’était jamais trouvé en difficulté de ce point de vue, les commandants d’opérations sachant très bien que c’est du chef d’état-major des armées qu’ils relevaient et que les ordres qu’ils recevaient ne pouvaient venir que du COIA.

 

M. François Lamy a alors demandé à l’Amiral Jacques Lanxade s’il avait eu, ès qualités, des contacts directs avec les autorités politiques et militaires rwandaises.

L’Amiral Jacques Lanxade a répondu qu’en tant que chef d’état-major des armées il n’en avait normalement pas mais que, lorsqu’il s’était rendu au Rwanda, à la fin 1991 et en 1993, il avait non seulement inspecté le dispositif français mais aussi rencontré le Président Habyarimana, et que, lors de sa deuxième visite, les partis d’opposition ayant demandé à le rencontrer, il avait reçu de Paris, par l’intermédiaire de l’ambassadeur, instruction de les recevoir, ce qu’il avait fait.

Par ailleurs, quand il était chef d’état-major particulier du Président de la République il n’avait pas non plus à avoir de relation avec les autorités politiques rwandaises. Il n’avait donc reçu que fort rarement un appel téléphonique du Président Habyarimana, tel jour où celui-ci n’avait pu contacter personne d’autre à l’Elysée.

Rappelant que beaucoup avait été dit sur le rôle des diverses structures qui concourent à l’Elysée à l’élaboration et à la mise en oeuvre de la politique africaine, et notamment sur le rôle de l’état-major particulier du Président de la République, et évoquant une liaison directe qui aurait pu être établie entre cet état-major et les forces françaises au Rwanda à l’aide d’un dispositif de transmissions situé au 14 rue de l’Elysée, M. Bernard Cazeneuve a demandé ce qu’il en était et si l’existence de ce dispositif aurait pu concourir à désorganiser la chaîne de commandement des forces françaises sur place.

 

L’Amiral Jacques Lanxade a répondu que, bien que les moyens techniques aient existé, l’Elysée disposant même d’un terminal du réseau Syracuse, à aucun moment le chef d’état-major particulier du Président de la République ne s’était adressé directement aux forces sur place, cela était contraire à la déontologie de la fonction. Il a ajouté que lui-même ne l’aurait pas accepté.

A la question relative à l’organisation des opérations, à la fois à Paris et sur zone, l’Amiral Jacques Lanxade a répondu qu’à partir de la guerre du Golfe, avaient été réorganisées non seulement la chaîne de commandement des opérations militaires, qui avait été transformée en une chaîne interarmées aux fonctions bien précises sous la conduite du chef d’état-major des armées, mais aussi, parallèlement, la prise de décision politico-militaire, avec l’instauration des conseils ministériels restreints. Il a ajouté que ces conseils restreints réunissaient, en général chaque semaine après le conseil des Ministres, le Président de la République, le Premier Ministre, le Ministre des Affaires étrangères, le Ministre de la Défense, le Ministre de la Coopération lorsqu’il s’agissait de l’Afrique, et le chef d’état-major des armées, ainsi que quelques conseillers du Président de la République dont le chef d’état-major particulier. C’est au cours de ce conseil restreint qu’étaient arrêtées les décisions. Pour le Président de la République, la coordination, semaine après semaine, se faisait là, y compris pendant la période de cohabitation.

L’Amiral Jacques Lanxade a précisé que ces conseils restreints, au sein desquels s’engageaient des débats tout à fait libres, aboutissaient toujours, pour le chef d’état-major des armées, à la formulation d’instructions par le Président de la République, Chef des Armées, et ce, en présence du Gouvernement, ce qui le mettait dans une situation particulièrement confortable. Il a ajouté que les principaux alliés de la France lui enviaient cette organisation, dans la mesure où elle permet d’assurer une complète cohérence de la politique extérieure française dans les situations de crise.

Quant à l’organisation sur le terrain, l’Amiral Jacques Lanxade a indiqué que, dans la mesure où c’est l’ambassadeur qui est le représentant de la France, c’est sous son couvert que s’y mènent les actions de coopération, tant civiles que militaires. En revanche, dès que se manifeste une tension susceptible de conduire au déclenchement d’opérations militaires, ce qui est arrivé deux fois pendant l’opération Noroît, il y a séparation de la chaîne diplomatique et de la chaîne militaire, tandis que la coordination se renforce à Paris, à la fois par la multiplication des conseils restreints et par la mise en place d’une cellule de crise au ministère des Affaires étrangères, présidée normalement par le Ministre, mais le plus souvent par son Directeur de cabinet.

Il a ajouté que cette organisation avait prévalu notamment lors de l’offensive de 1993 et de l’opération Amaryllis.

Evoquant alors la situation de l’attaché de défense, qui reçoit ses instructions du ministère de la Défense, mais est aussi très souvent en même temps chef de la Mission d’assistance militaire, fonction pour laquelle il reçoit ses ordres du Ministre de la Coopération, l’Amiral Jacques Lanxade a attiré l’attention sur le fait qu’à Paris, la coopération entre l’état-major des armées et le ministère de la Coopération se faisait de façon quasi quotidienne, et que si, malgré cela, l’attaché de défense se trouve en difficulté, il peut toujours se retourner vers le chef d’état-major des armées pour lui demander des instructions.

L’Amiral Jacques Lanxade a conclu que si, sur le terrain, la situation pouvait être ardue, la chaîne de commandement, elle, était claire.

L’Amiral Jacques Lanxade a alors indiqué que, si l’on pouvait avoir un doute sur la nature et l’origine des incidents de la nuit du 4 au 5 octobre 1990, la décision de lancer l’opération Noroît, c’est-à-dire de déployer une compagnie à Kigali avait été prise avant ceux-ci, et sur la foi des informations dont la France disposait au début du mois d’octobre par l’intermédiaire de ses représentants, indépendamment des pressions exercées par le Président Habyarimana en vue d’une intervention française.

Il a précisé que la réalité d’une action d’envergure menée depuis l’Ouganda par le FPR ne faisait pas de doute et que l’exiguïté du territoire rwandais obligeait à prendre des précautions. Il a ajouté que les événements de la nuit du 4 au 5 n’avaient amené qu’à la décision de renforcer le dispositif d’une compagnie supplémentaire, la première compagnie arrivée ayant essuyé des coups de feu.

 

M. Jacques Myard a demandé quels avaient été l’état d’esprit et l’information du Président de la République et du Gouvernement français lors du lancement de l’opération Noroît, puis des opérations Amaryllis et Turquoise.

 

L’Amiral Jacques Lanxade a répondu que le Président de la République avait, en octobre 1990, une connaissance assez exacte de la situation politique au Rwanda, et était conscient que le Président Habyarimana était lui-même pris entre l’action du FPR, qui menaçait non seulement l’intégrité du territoire mais la stabilité même du pays, et les extrémistes hutus. C’est pourquoi le Président considérait qu’outre la nécessaire protection de nos ressortissants, il fallait stabiliser le pays, c’est-à-dire conforter la situation au Rwanda pour éviter ce qui s’est finalement passé, et que, pour cela, il fallait déployer des forces, d’où l’opération Noroît.

L’Amiral Jacques Lanxade a jugé que cette appréciation de la situation au Rwanda était très juste. Il a ajouté que cette doctrine avait eu cours jusqu’aux accords d’Arusha, après lesquels la France s’était retirée et avait passé la main aux Nations Unies.

En revanche, il a expliqué que l’opération Amaryllis procédait d’une autre logique. Les combats ayant repris après l’attentat -il y avait un bataillon du FPR cantonné à Kigali- il est apparu très vite qu’il fallait évacuer les ressortissants français, ce qui fut techniquement réussi.

Enfin, l’opération Turquoise est due au fait que, dans les semaines qui suivent l’opération Amaryllis, on a pris conscience qu’un véritable génocide était en train de se dérouler. La question d’une intervention pour arrêter les massacres s’est posée alors au Président de la République et au Gouvernement : elle n’était pas simple à résoudre car la France était accusée d’avoir soutenu le Président Habyarimana et le FPR la considérait comme très opposée à sa propre action. Cependant, aucun pays ne voulant intervenir, la décision a finalement été prise de le faire.

Des discussions internes ont néanmoins eu lieu au sein des conseils restreints pour savoir quelle forme donner à l’intervention. Personnellement, il a estimé qu’en intervenant à Kigali même, la France risquait d’être considérée comme se plaçant en situation d’interposition au profit des responsables du génocide. Par ailleurs, d’un point de vue technique, l’opération aurait risqué d’être très difficile et coûteuse sur le plan militaire, la France n’ayant plus le contrôle de l’aéroport ; c’est pourquoi il était opposé à une intervention à Kigali. Dès lors que la décision était de mener une opération clairement humanitaire, la seule solution était de la développer à partir du Zaïre. C’est donc ce qui a été fait.

 

M. Michel Voisin, après avoir rappelé que les effectifs des FAR s’élevaient à 5 000 hommes en 1990, a demandé une estimation de ceux du FPR.

 

L’Amiral Jacques Lanxade a précisé que les effectifs des FAR étaient, en 1990, probablement plus proches de 10 000 que de 5 000 mais que ceux-ci étaient très mal entraînés. Les forces du FPR n’étaient que de quelques milliers d’hommes mais il fallait tenir compte de celles présentes de l’autre côté de la frontière. En conséquence, lorsque la tension est devenue forte, et afin de faire face à un éventuel effondrement des FAR, le dispositif Noroît a été augmenté jusqu’à atteindre un régiment.

 

M. Jean-Claude Lefort s’est interrogé sur la signification des propos de l’Amiral Jacques Lanxade, selon lesquels la présence française au Rwanda avait pour but de manifester un signe clair face à une volonté de déstabilisation. Il a également souhaité savoir ce que l’Amiral voulait dire en déclarant que, s’il y avait eu un échec, ce n’était pas l’échec de la France.

 

L’Amiral Jacques Lanxade a rappelé qu’en 1990, la France était consciente du risque que courait le Rwanda, sous la double pression du FPR, prêt à conquérir le pouvoir par la force, et des extrémistes hutus, prêts à s’y opposer. Le Président Habyarimana apparaissait comme le seul responsable à pouvoir éviter la tragédie. L’opération Noroît, qui a aussi permis d’évacuer 850 personnes, avait pour rôle de stabiliser le pays et d’inciter le Président Habyarimana à oeuvrer pour la réconciliation nationale. La France a préservé la stabilité du Rwanda jusqu’aux accords d’Arusha et a passé ensuite la main aux Nations Unies. C’est au moment où on pouvait espérer que la situation allait s’améliorer que le Président a été assassiné.

L’Amiral Jacques Lanxade a regretté l’échec qui a suivi les accords d’Arusha mais cet échec est d’abord celui de la communauté internationale, pas celui de la France qui a fait tout ce qu’elle pouvait.

 

M. Jacques Myard a demandé si, compte tenu du savoir-faire des Français, l’enchaînement des événements aurait pu être différent, à supposer que l’opération Noroît ait continué au lieu d’être relayée par la MINUAR.

 

L’Amiral Jacques Lanxade s’est refusé à réécrire l’Histoire et a précisé que la politique de la France était, à cette époque, de s’effacer devant les Nations Unies. Il a souligné que le problème des moyens d’action et du rôle de la communauté internationale était d’actualité après les échecs de la Somalie et du Rwanda et que l’enjeu était d’éviter de revenir au choc des intérêts des puissances, tel qu’on pouvait l’observer avant 1989.

 

M. Pierre Brana a demandé sur quel fondement juridique les forces françaises étaient intervenues en octobre 1990 pour stabiliser la situation, alors qu’il n’existait pas d’accord de défense liant la France au Rwanda. Il a souhaité connaître les moyens militaires fournis par la France au Rwanda, une fois l’opération Noroît démantelée, fin 1993. Enfin, il a rappelé que deux thèses principales prédominaient pour expliquer l’attentat du 6 avril.

 

Le Président Paul Quilès est intervenu pour affirmer qu’il y avait au moins quatre thèses en présence.

 

M. Pierre Brana a précisé qu’il ne voulait retenir que les deux principales : celle qui met en cause les extrémistes hutus, défendue semble-t-il par la DGSE, et celle qui accuse le FPR, soutenue semble-t-il par les renseignements militaires. Il a demandé s’il était exact qu’il y avait des appréciations différentes selon nos services et quel était à ce sujet le sentiment personnel de l’Amiral Lanxade.

 

L’Amiral Jacques Lanxade a expliqué que l’opération Noroît s’était déployée sur décision du Président de la République française, M. François Mitterrand, à la demande du Président du Rwanda, M. Habyarimana. Cette opération peut donc s’inscrire dans le cadre de l’article 51 de la Charte des Nations Unies qui autorise la légitime défense. Il a fait remarquer que ce n’était pas un cas isolé : la France est intervenue à plusieurs reprises au Tchad, alors même qu’il n’existait pas d’accord de défense avec ce pays.

En ce qui concerne l’aide militaire accordée au Rwanda après les accords d’Arusha, l’Amiral Jacques Lanxade a renvoyé cette question au Ministre de la Coopération. Il a toutefois rappelé que seuls quelques coopérants de l’assistance militaire technique avaient été maintenus et que leur aide s’est révélée particulièrement utile dans le cadre de l’opération Amaryllis puisqu’elle a permis à nos avions de se poser sans risques majeurs sur l’aéroport.

L’Amiral Jacques Lanxade s’est refusé à choisir entre les deux thèses concernant l’attentat contre l’avion présidentiel et a émis des doutes sur l’adhésion de tel ou tel service à telle ou telle hypothèse. Il a estimé qu’aujourd’hui personne n’était en mesure de dire ce qui s’est passé exactement.

 

M. François Lamy a demandé quelles instructions concernant l’évacuation des non-Européens avaient été données à nos forces dans le cadre de l’opération Amaryllis. Il a souligné à ce propos que de nombreux membres de la famille de M. Habyarimana et dirigeants hutus avaient pu être évacués.

Il a également souhaité savoir quelles avaient été les missions confiées aux forces spéciales lors de l’opération Turquoise et s’il y avait eu des affrontements armés entre militaires français et FPR.

 

L’Amiral Jacques Lanxade a expliqué comment s’organisaient les opérations d’évacuation. Une fois la décision d’évacuer prise par l’autorité politique, notamment sur la proposition de notre ambassadeur, une cellule de crise est réunie au Quai d’Orsay, dont les missions principales sont de proposer des directives d’évacuation au Président de la République et au Gouvernement et d’assurer la coordination entre la chaîne diplomatique et la chaîne militaire. C’est ce qui s’est passé pour l’opération Amaryllis. Les ressortissants français ont été évacués, ainsi que des Européens, des Américains, des Canadiens, des Russes et des Africains. En ce qui concerne les Rwandais, l’ambassadeur avait recueilli un certain nombre de personnes dont il estimait que la vie était menacée et il a demandé des instructions à Paris. Ces personnes ont finalement été évacuées soit vers Bujumbura, soit vers Bangui, par les autorités militaires, conformément aux directives.

L’Amiral Jacques Lanxade a précisé que le commandement des opérations spéciales est intervenu au début de l’opération Turquoise jusqu’à l’installation, à Goma, de son poste de commandement par le Général Lafourcade. Il s’agissait de conduire à distance, par des moyens de transmission sophistiqués, des opérations spécifiques, réalisées par des unités de faible effectif -300 en l’occurrence- habituées à agir dans des conditions difficiles. Ces unités ont été déployées les premières au Rwanda et leur commandement a été transmis au Général Lafourcade dans les quarante-huit heures qui ont suivi, une fois que son quartier général a été installé à Goma. La mission de ces unités était celle de Turquoise : arrêter les massacres et protéger les personnes menacées.

L’Amiral Jacques Lanxade a rappelé qu’une fois reçue, un mercredi en conseil restreint, l’instruction de préparer l’opération Turquoise, il a fallu construire un plan d’opérations et affréter des moyens logistiques pour transporter les 3 000 hommes prévus. Une demande d’aide adressée aux Etats-Unis est restée sans réponse. Aussi a-t-il fallu se retourner vers des sociétés d’affrètement russes et ukrainiennes. La confirmation de la décision a été donnée le dimanche. L’intervention a commencé le mercredi suivant, après le vote de la résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies et, dès le jeudi, 300 hommes étaient sur place et commençaient à arrêter les massacres. Sur le plan technique, l’opération Turquoise a donc été menée avec une grande efficacité.

L’Amiral Jacques Lanxade a rappelé la préoccupation exprimée par le Premier Ministre, M. Edouard Balladur, soucieux de s’assurer que nos forces avaient la capacité d’assurer l’intégrité de la zone humanitaire sûre. Il a déclaré n’avoir aucune connaissance de pertes subies par le FPR et a signalé que le seul incident vraiment sérieux avec ce dernier s’était produit lorsqu’il avait tiré au mortier sur un camp de réfugiés à la frontière, en face de Goma. La France avait répliqué en faisant voler ses avions de combat, basés à Kisangani, et en menaçant de détruire les batteries de mortiers du FPR. Il a précisé que le FPR avait dès lors compris qu’il valait mieux en rester là.

L’Amiral Jacques Lanxade a par ailleurs indiqué que des représentants des autorités françaises avaient rencontré des représentants du FPR à Kigali afin de leur expliquer clairement que l’opération Turquoise répondait à des objectifs strictement humanitaires qui conduisaient à interdire la zone humanitaire sûre aux combattants.

 

M. Bernard Cazeneuve a tout d’abord souligné que la France était présente au Rwanda à la fois au titre des accords de 1975 et en application d’une décision du Président de la République, répondant à une demande des autorités rwandaises consécutive à une invasion de leur pays. Il s’est ensuite interrogé sur le cumul des fonctions qui veut que l’attaché de défense soit aussi en même temps, dans certains cas, le commandant des opérations militaires sur place et s’est demandé si cette confusion était souhaitable, notamment en cas de crise. Il a demandé si, de 1990 à 1994, l’assistance militaire technique et les détachements d’assistance militaire et d’instruction avaient toujours relevé de la Mission militaire de coopération ou s’il y avait eu des exceptions dont il a souhaité connaître les raisons.

Il a enfin abordé la question de l’évacuation, dans le cadre d’Amaryllis, des ressortissants rwandais travaillant à la mission de coopération ou auprès de nos représentants diplomatiques et a conclu en demandant si, en dehors de nos forces classiques présentes au titre des différentes opérations, des missions militaires spéciales avaient été effectuées au Rwanda et quelle en était la nature.

 

L’Amiral Jacques Lanxade a précisé que les structures de coopération mises en place au Rwanda ne différaient en rien des dispositifs que l’on retrouve dans les autres pays où nous sommes présents. Il a estimé que la réunion sous un même commandement de la mission d’assistance militaire et du détachement Noroît traduisait clairement l’unité de la politique française représentée par l’ambassadeur mais qu’en situation de crise, proche de la conduite des opérations de combat, comme en février 1993, il était procédé à la séparation des chaînes de responsabilités, la gestion de la chaîne militaire relevant dès lors clairement du chef d’Etat-major des armées et du centre opérationnel des armées. Il s’est félicité de la souplesse de notre système qui permet de passer ainsi d’une organisation à une autre.

S’agissant de l’assistance militaire technique (AMT) et du détachement d’assistance militaire et d’instruction (DAMI), ceux-ci sont placés sous l’autorité du ministère de la Coopération qui en assure le financement et reçoivent leurs instructions du chef de la mission militaire de coopération mais le chef d’Etat-major des armées suit avec beaucoup d’attention l’activité de ces deux structures car elles contribuent à la mission d’ensemble et constituent une source de renseignements sur la situation militaire. Il a fait enfin remarquer que la présence d’un petit détachement sur place est toujours utile si nous avons besoin d’intervenir, mais a souligné que les DAMI ne participaient pas aux opérations proprement dites.

L’opération Amaryllis a obéi aux ordres de rapatriement donnés par Paris et il conviendrait d’interroger l’ambassadeur sur les critères qui l’ont conduit à rassembler un certain nombre de personnes menacées, que le Gouvernement français avait choisi de protéger. Il a précisé qu’il n’appartenait pas aux militaires de faire le tri entre les personnes à évacuer.

Aucune mission militaire spéciale, qui aurait été effectuée par des militaires relevant du commandement des opérations spéciales (COS) ou de l’état-major sur place n’a eu lieu au Rwanda.

A la question du Président Paul Quilès s’interrogeant sur d’éventuels contrôles d’identité autour de Kigali pendant l’opération Noroît, l’Amiral Jacques Lanxade a rappelé qu’il s’agissait là d’une mission de protection de nos ressortissants. Compte tenu de l’exiguïté du pays, des postes avancés avaient été placés au Nord de Kigali pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’arrivée de forces du FPR, mais il n’y avait pas eu de contrôles d’identité stricto sensu. Répondant à une question sur la tenue des coopérants militaires (AMT et DAMI), il a précisé que ceux-ci opéraient sous uniforme rwandais, ce qui contribuait à leur protection.

Il a également souligné que nos forces n’avaient pas participé aux combats aux côtés des FAR, même si la petitesse du territoire faisait, qu’en accomplissant leur mission d’assistance technique et de conseil, les coopérants militaires français pouvaient se retrouver à proximité des zones d’engagement.

 

M. Yves Dauge s’est demandé si, au fond, avec l’opération Noroît, nous ne nous sommes pas trouvés pris dans un engrenage, dans une situation que nous ne souhaitions pas et si notre présence, justifiée par la nécessité de sécuriser la région, ne nous a pas conduits à nous engager trop nettement et à donner le sentiment que la France apportait à l’un des camps son soutien actif. Il a estimé qu’entre l’engagement militaire et la participation à des actions d’instruction sur le terrain la marge était parfois bien étroite et s’est demandé s’il n’y avait pas là une situation de confusion qui s’était sans doute retournée contre nous.

 

M. François Loncle est intervenu à propos du rôle des Etats-Unis qui auraient contribué à la formation du FPR en Ouganda.

 

L’Amiral Jacques Lanxade a considéré que la France n’avait pas été prise dans un engrenage mais qu’elle avait voulu pousser les parties à négocier en vue d’une solution politique. Toutefois le FPR ayant poursuivi son action armée, il nous a fallu en tenir compte et nous adapter en modifiant notre dispositif au fur et à mesure de l’évolution de la situation sur le terrain. Ce qui apparaissait de plus en plus nettement, ce n’était pas le sentiment, qui n’a d’ailleurs jamais été exprimé dans les instances de décision comme le conseil restreint, que nous étions pris dans un engrenage mais plutôt la nécessité d’une solution diplomatique, au fur et à mesure qu’avançaient les négociations d’Arusha et que s’aggravaient les tensions sur le terrain.

Il a indiqué que l’implication des Etats-Unis n’avait pas constitué un élément essentiel au plan diplomatique, dans la mesure où son action n’était pas allée au-delà de la formation de certains cadres du FPR. En revanche, le problème sérieux était celui de l’implication du voisin du Nord.

Répondant à M. François Lamy qui s’interrogeait sur le rôle du Général Huchon à ses côtés, quand il occupait les fonctions de Chef de l’état-major particulier du Président de la République, l’Amiral Jacques Lanxade a répondu qu’il était son adjoint, plus particulièrement chargé du dossier des affaires africaines, et qu’il agissait sur la base des instructions qu’il recevait.

 

Le Président Paul Quilès a précisé que la mission d’information recevrait le Général Huchon, comme tous les autres responsables militaires et civils. Il a enfin évoqué les propos qu’aurait, selon la presse, tenus le Général Dallaire selon lesquels, d’une part, la France serait intervenue pour qu’il quitte le commandement de la MINUAR, et, d’autre part, il aurait donné l’ordre de tirer sur les avions français si, après l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana, les parachutistes français avaient " sauté sur Kigali ". Le Président Paul Quilès a souhaité connaître le sentiment de l’Amiral Jacques Lanxade sur de telles affirmations.

 

L’Amiral Jacques Lanxade a déclaré n’avoir aucun souvenir d’une intervention de la France pour écarter le Général Dallaire ; celui-ci remplissait la fonction qui était la sienne à Kigali. C’est au moment de l’opération Turquoise que les relations avec le Général Dallaire ont pu être tendues, la France voulant qu’il fasse bien comprendre au FPR que l’objectif de cette opération était humanitaire et qu’il n’était pas question pour les autorités françaises d’agir au profit de l’un des deux camps.

L’Amiral Jacques Lanxade a récusé l’hypothèse selon laquelle le Général Dallaire aurait voulu tirer sur les avions français, d’abord parce qu’il n’a jamais été question d’en envoyer à Kigali pour y larguer des unités parachutistes, ensuite parce qu’il n’aurait pas eu les moyens de les abattre. Il a estimé impensable que le Général Dallaire, qu’il connaît personnellement, ait pu tenir de tels propos. Il convient néanmoins de garder à l’esprit que le Général Dallaire est un homme durement marqué par ce qu’il a vécu au Rwanda.

 

Audition de M. Faustin TWAGIRAMUNGU

Premier Ministre désigné par les accords d’Arusha, Premier Ministre du Rwanda (juillet 1994-août 1995)

(séance du 12 mai 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

Accueillant M. Faustin Twagiramungu et le remerciant de sa venue devant la mission d’information, le Président Paul Quilès a rappelé que, dès mars 1991, il avait participé à la fondation du Mouvement démocratique républicain (MDR) dans le cadre de l’ouverture politique acceptée par le Président Habyarimana à la fin de l’année 1990, qu’en septembre 1992, il avait accédé à la présidence de ce parti et y avait pris des positions favorables à la négociation avec le FPR et que, le 23 juillet 1993, il avait été désigné par le Conseil des Ministres comme candidat au poste de Premier Ministre dans le gouvernement de transition à base élargie (GTBE) prévu par les accords d’Arusha. Il a ajouté que M. Faustin Twagiramungu, après avoir vu sa vie menacée pendant le génocide, avait été nommé Premier Ministre le 17 juillet 1994, après la victoire du FPR et qu’il avait démissionné de ses fonctions le 25 août 1995.

 

M. Faustin Twagiramungu a en préalable expliqué que, loin de se prétendre expert de l’histoire et de la politique de son pays, qualité qu’il laissait aux chercheurs de différentes institutions, aux spécialistes du Rwanda et à divers membres d’associations humanitaires et de défense des droits de l’homme occidentales, venus, pour certains d’entre eux, exposer à la mission comment ils suivaient, de loin, la situation de son pays, il relaterait, non pas ce qu’il avait lu ou entendu, mais ce qu’il avait vu et vécu.

Il a tout d’abord rappelé qu’après la conférence de La Baule de juin 1990, le Président Habyarimana avait déclaré le 5 juillet 1990, que son parti, le Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND) allait subir une révision de ses principes politiques, une sorte d’aggiornamento, et que le pays allait connaître un processus de démocratisation grâce à la réactivation du système multipartite en suspens depuis 1965.

Soucieux de le prendre au mot, trente-trois Rwandais, dont lui-même, avaient alors adressé au Président, le 1er septembre 1990, une lettre confirmant qu’effectivement, le peuple rwandais manifestait un grand intérêt pour le rétablissement d’un système multipartite au Rwanda. Les Rwandais avaient ensuite entrepris d’élaborer les programmes et les statuts de leurs différentes formations politiques, en attendant que la nouvelle constitution soit promulguée et la loi sur les partis politiques publiée au Journal officiel. En juillet 1991, les premiers partis politiques étaient agréés, en août 1991 ils commençaient leurs meetings publics et en janvier 1992, ils réclamaient leur participation à un gouvernement de transition qui devait préparer des élections démocratiques.

M. Faustin Twagiramungu a ajouté que, face à la répugnance du Président de la République à répondre rapidement à cette interpellation, les partis politiques d’opposition avaient décidé d’organiser une manifestation dans la ville de Kigali, laquelle avait mobilisé près de 50 000 personnes. Le Président, ayant pris la mesure de la très grande force de l’opposition naissante, a alors accepté d’engager des négociations avec les responsables de ces partis sur un programme gouvernemental minimum dans la perspective d’un partage des pouvoirs. Ces négociations ont abouti à la constitution d’un gouvernement dirigé par un membre du MDR, M. Dismas Nsengiyaremye.

M. Faustin Twagiramungu a alors évoqué les conséquences de la guerre sur le processus de démocratisation. Il a rappelé que, le 1er octobre 1990, l’Ouganda avait imposé au Rwanda une guerre qui allait durer pendant quatre ans. Il a fait observer que cette guerre avait été bien préparée sur le plan médiatique. Il a expliqué qu’elle était dirigée par un vice-Ministre de la Défense du Gouvernement ougandais et chef d’état-major de l’armée ougandaise, la National Resistance Army, le Général Major Fred Rwigyema, et que, après sa mort sur le champ de bataille, deux jours après le début des combats, celui-ci avait été remplacé par le Major Paul Kagame, alors Chef des services de renseignement militaire de l’armée ougandaise, aujourd’hui l’homme fort du Rwanda.

Il a ajouté que le FPR se présentait alors comme une organisation démocratique représentant 2,5 millions de Rwandais exilés, ce qui n’était pas vrai, et qu’il accusait le régime du Président Habyarimana d’être dictatorial et d’avoir refusé à ces exilés le retour pacifique dans leur pays.

Il a insisté sur le fait que l’acceptation par le Président Habyarimana du retour des réfugiés rwandais, dans une déclaration prononcée en Ouganda en 1989, au cours de la visite officielle qu’il avait faite dans ce pays, l’accord intervenu entre le Haut Commissariat pour les Réfugiés (HCR), l’Ouganda et le Rwanda pour étudier les modalités pratiques de ce retour et enfin l’ouverture du Rwanda à un système multipartite destiné à mettre fin à sa propre dictature constituaient un changement positif et rapide de son attitude sur la question des réfugiés et celle de sa politique intérieure, et mettaient le FPR dans une situation inconfortable, en le privant d’arguments sur ces deux points, alors qu’ils constituaient l’ossature de sa campagne politique.

Il a précisé que, depuis 1989, plusieurs réunions de la commission tripartite sur la question des réfugiés s’étaient tenues au Rwanda et en Ouganda, en vue d’examiner la faisabilité du retour des réfugiés rwandais ; il a également fait remarquer que l’attaque avait eu lieu le 1er octobre, alors qu’une dernière réunion de finalisation du dossier des réfugiés devait avoir lieu à Kigali, dans le courant de ce même mois d’octobre et qu’en septembre 1990, les partis politiques avaient déjà commencé à se structurer.

M. Faustin Twagiramungu en a conclu qu’en définitive, les raisons avancées par le FPR pour lancer son attaque contre le Rwanda, à savoir l’instauration de la démocratie et le retour des réfugiés, en dissimulaient les vraies causes. Selon lui, cette guerre soutenue par l’Ouganda en guise de récompense des services rendus au Président Museveni par les rwandophones pour lui permettre de l’emporter sur le régime Obote en janvier 1986, s’était fixé comme objectif le démantèlement de l’Etat rwandais et la conquête d’un pouvoir sans partage par tous les moyens. Il a ajouté que la situation actuelle du pays était plus qu’éloquente à ce sujet.

M. Faustin Twagiramungu a ensuite énuméré sept événements importants qui avaient marqué cette guerre :

— les assassinats de paysans par le FPR dans la préfecture de Byumba dans le nord du pays. Ils provoquèrent la panique et furent la cause de l’exode d’un nombre croissant de déplacés qui s’élevait à près de 300 000 en juin 1992. M. Faustin Twagiramungu a précisé qu’il avait visité les camps de déplacés à l’époque et qu’il avait pu constater lui-même la misère de ces gens contraints à l’exil dans leur propre pays ;

— la libération de la prison de Ruhengeri dans le nord-ouest du Rwanda. Cette opération avait fortement affaibli la crédibilité du gouvernement rwandais et fait prendre conscience au peuple rwandais de la gravité de la guerre ;

— l’assassinat de paysans du Bugesera, au sud de Kigali, par les agents du MRND ;

— le massacre des paysans bagogwe par les agents du MRND dans les préfectures de Ruhengeri et Gisenyi, ainsi que les massacres de Kibilira dans cette même préfecture ;

— les massacres de paysans hutus par le FPR, dans la sous-préfecture de Kirambo, préfecture de Ruhengeri, dans le nord du pays ;

— la reprise des hostilités à grande échelle par le FPR, en février 1993 ; sous prétexte d’arrêter les massacres, le FPR avait fait progresser ses troupes jusqu’à vingt kilomètres de Kigali et s’était emparé d’une bonne partie de la préfecture de Byumba ;

— la fuite des habitants des préfectures de Ruhengeri et de Byumba devant le FPR et leur installation à six kilomètres de Kigali, ce qui représentait environ un million de personnes sans abri, éparpillées dans une région affectée par la guerre.

M. Faustin Twagiramungu a ajouté que, malgré la guerre, le processus de démocratisation avait continué dans le pays. Il a fait observer que le gouvernement de transition avait dû cependant concentrer, à partir de juin 1992, tous ses efforts sur les négociations de paix, plutôt que sur l’organisation de la conférence nationale alors que celle-ci avait, de façon remarquable, mobilisé un très grand nombre de personnes parmi la population. Il a indiqué que la guerre avait également provoqué le clivage des partis politiques entre une tendance dite modérée, qui soutenait le retour pacifique des Rwandais tutsis dans le cadre de la signature d’un accord de paix et une autre dite Hutu Power, proche du MRND, dont les membres ne voyaient comme solution qu’une victoire militaire des FAR sur les forces du FPR, quel qu’en soit le prix. Il a précisé que ceux qui voulaient la paix négociée, comme lui-même, étaient globalement traités par les autres de " complices " du FPR.

Abordant alors le rôle de la France dans le processus de démocratisation au Rwanda, M. Faustin Twagiramungu a expliqué que celui-ci avait été important. Il a précisé qu’il s’était manifesté de deux façons, d’abord par le rappel de la nécessité du respect des exigences de l’Etat de droit, des droits de l’homme et des principes démocratiques pour permettre un développement harmonieux, selon la doctrine développée à La Baule par le Président François Mitterrand, ce rappel valant pour tous les pays africains bénéficiant de l’aide de l’Etat français, mais aussi par une action beaucoup plus concrète : en effet, la France intervenait pour donner des conseils aux partis politiques naissants, expliquer ce qu’était la démocratie et, en même temps, exerçait des pressions sur le Président Habyarimana en vue de laisser ces partis continuer leur activité malgré la guerre qui pesait lourdement sur le pays.

Il a cité l’exemple d’une visite à Kigali de M. Paul Dijoud, alors Directeur des Affaires africaines au Quai d’Orsay, au cours de laquelle celui-ci, ayant réuni les responsables des partis d’opposition, leur avait dit d’aller de l’avant mais tout en recherchant une meilleure collaboration avec le Président de la République rwandaise.

Il a également expliqué que les responsables des partis politiques de l’opposition, dont lui-même, alors président du MDR, étaient même parfois venus à Paris pour rencontrer les autorités chargées du dossier du Rwanda, et qu’à Kigali, ces mêmes responsables de partis rencontraient souvent l’ambassadeur de France, M. Georges Martres puis M. Jean-Michel Marlaud, pour discuter des questions relatives à la démocratisation du pays ainsi que des questions liées à la guerre et aux négociations d’Arusha.

Il a estimé que ce sont ces rencontres, jointes à la pression de la France sur le Président de la République du Rwanda et sur son parti, le MRND, qui avaient permis d’amorcer les véritables négociations de paix avec le FPR. Il a insisté sur le fait que les contacts préliminaires entre le Gouvernement rwandais et le FPR, qui avaient permis de fixer le calendrier des négociations et de définir les points essentiels à débattre lors des rencontres suivantes, avaient eu lieu à Paris du 6 au 8 juin 1992, sous les auspices de la France.

S’agissant de la guerre, il a estimé qu’il était normal, eu égard à l’isolement et à la pauvreté de son pays, que le Président Habyarimana ait eu besoin d’une assistance et qu’il s’agissait alors, non pas d’organiser le génocide mais bien de défendre un pays attaqué.

M. Faustin Twagiramungu a alors traité de la coopération franco-rwandaise.

Il a rappelé que, peu après son indépendance, le Rwanda avait fait le choix d’adhérer aux organisations régionales réunissant tous les pays francophones d’Afrique, et qu’il avait ainsi été agréé en 1962 comme membre de l’UAM, l’Union africaine et malgache, devenue plus tard l’Organisation commune africaine et malgache, l’OCAM, ainsi que des organisations spécialisées de cette institution, telle que l’UAMTP ou l’UMCA qui avait son siège à Kigali et qui formait les ingénieurs en statistique.

Il a ajouté que l’arrivée au pouvoir du Président Habyarimana en 1973 avait permis le renforcement de la coopération bilatérale entre le Rwanda et la France, qui avait conduit notamment à la conclusion d’un accord de coopération militaire en 1975, le Rwanda diversifiant ainsi, comme c’était son droit, ses partenaires.

Il a estimé que les rapports entre le Président François Mitterrand et le Président Habyarimana n’étaient pas privilégiés, mais qu’ils résultaient, à son avis, d’une coopération qui s’était tissée au fil du temps. Il a précisé que ces rapports n’étaient pas sans intérêt pour un petit pays comme le Rwanda, lequel, bien qu’il n’ait pas été colonisé par la France, aspirait à entretenir, comme il est naturel, de bonnes relations avec une grande puissance. Il a ajouté que le Rwanda d’alors étant un pays francophone, la population rwandaise était prédisposée, si l’on tient compte de la dimension culturelle, à communiquer plus facilement avec le peuple français.

Il a précisé que la coopération franco-rwandaise avait permis, entre autres, la création d’une gendarmerie nationale, ainsi que la formation des officiers gendarmes, et que l’école de la gendarmerie nationale, l’EGNA, située à Ruhengeri et très bien connue de la population, était le fruit de cette coopération.

Il a ajouté que la coopération franco-rwandaise loin de se limiter aux questions de sécurité, s’étendait à d’autres domaines, notamment économique et surtout socioculturel et que la France, par l’intermédiaire de la Caisse de coopération économique, avait assisté le Rwanda dans divers projets de développement. Il a cité la construction d’une école primaire, appelée Ecole française, d’un lycée, du centre culturel franco-rwandais de Kigali, la formation d’agronomes au groupe scolaire de Butare, l’envoi de professeurs à l’université nationale du Rwanda et dans divers collèges, l’attribution de bourses aux étudiants rwandais pour leur permettre de venir en France, la prise en charge de l’hôpital de Ruhengeri, la promotion du tourisme, avec la construction des hôtels Méridien de Kigali et de Gisenyi, la construction du centre d’accueil des chefs d’Etat de la conférence franco-africaine, le jumelage entre la préfecture de Butare et le département du Loiret et l’élargissement de la coopération militaire, qui avait été limitée dans un premier temps à la formation de la gendarmerie.

M. Faustin Twagiramungu a alors jugé que l’intervention de la France, en même temps que celle de la Belgique et du Zaïre en octobre 1990, s’inscrivait non seulement dans le cadre précis des accords de coopération militaire, mais aussi dans celui des bonnes relations établies entre les deux pays.

Il a rappelé que, si l’opposition avait dénoncé les crimes du Président Habyarimana, en particulier l’assassinat mystérieux de son prédécesseur et de certains de ses ministres, si elle l’avait mis en cause pour sa façon contestable de gouverner et notamment pour le népotisme qui prévalait dans son entourage, si elle avait dénoncé la constitution d’une armée régionale en lieu et place d’une armée nationale, le manque d’un projet de société répondant aux aspirations des citoyens à vivre ensemble et l’avait régulièrement traité de dictateur, et même de dictateur fatigué, jamais le Président Habyarimana n’avait été accusé d’être l’ennemi des Tutsis. On disait même au contraire que le coup d’Etat qu’il avait fait les avait favorisés, et qu’en tout état de cause, il leur avait ouvert le secteur privé où ils étaient devenus prospères.

C’est pourquoi M. Faustin Twagiramungu a incité les analystes de la crise rwandaise à éviter l’amalgame entre la question des Tutsis de l’intérieur sous le régime du Président Habyarimana et celle des réfugiés tutsis établis dans les pays limitrophes depuis trente ans. Il a précisé que les différences entre eux étaient grandes notamment sur le plan culturel. Il a ajouté que la guerre dite de libération n’avait jamais été souhaitée, ni par les Tutsis de l’intérieur d’une manière générale, ni par les Hutus de l’opposition, ni même par un certain nombre de réfugiés pour lesquels la question de leur retour pacifique était en passe d’être réglée.

S’agissant du détachement Noroît et des conditions de son départ, M. Faustin Twagiramungu a exposé qu’après l’attaque du FPR dans la région de Ruhengeri et de Byumba, en février 1993, il avait été convenu d’envoyer une délégation commune réunissant les partis politiques d’opposition et le parti du Président Habyarimana, le MRND, à Bujumbura. Cette délégation devait négocier avec le FPR le retrait de ses troupes de la région de Byumba et des abords de Kigali. Le MRND ayant refusé à la dernière minute de se joindre à la délégation, seuls les représentants des partis politiques de l’opposition se rendirent à Bujumbura. Ils y retrouvèrent la délégation du FPR. Celle-ci s’avéra déterminée à n’accepter le retrait de ses forces que si les forces françaises acceptaient de faire de même en quittant le Rwanda. Autrement dit, pour que les négociations de paix puissent continuer, pour que les forces du FPR se retirent de la zone qu’ils occupaient et que celle-ci soit démilitarisée, le détachement Noroît devait partir. Comme les partis politiques d’opposition privilégiaient la solution négociée et que les accords de paix d’Arusha prévoyaient le déploiement d’une force militaire internationale, un compromis associant le retrait du FPR des zones occupées en février 1993 et le départ des troupes françaises leur était apparu comme acceptable. C’est pourquoi les partis d’opposition recommandèrent au gouvernement d’examiner le retrait des troupes françaises. M. Faustin Twagiramungu a alors précisé que ces troupes avaient quitté le Rwanda lors de l’arrivée des forces de la mission des Nations Unies au Rwanda au mois de novembre 1993.

Evoquant alors la signature de l’accord de paix d’Arusha et les difficultés de sa mise en application, M. Faustin Twagiramungu a expliqué que cette signature, négociée pendant quatorze mois sous l’égide de l’OUA, de l’ONU et de grandes puissances dont la France, l’Allemagne, les Etats-Unis et la Belgique, avait donné espoir au peuple rwandais qui croyait ainsi se mettre à l’abri d’une débâcle. Il a ajouté que tous, y compris le Président Habyarimana, étaient alors convaincus que la paix était possible au Rwanda, mais que l’assassinat, le 21 octobre 1993, par des militaires extrémistes de l’armée burundaise à dominance tutsie, du Président burundais, Melchior Ndadaye, Hutu, et premier Président démocratiquement élu dans son pays, avait terriblement ébranlé la confiance des Rwandais dans les chances d’une coexistence pacifique fondée sur le partage du pouvoir entre les composantes de la société rwandaise, telle que la prévoyait l’accord de paix.

Il a ajouté que le retard de plus de deux mois dans la constitution et l’envoi de la force internationale au Rwanda, la MINUAR, dont l’arrivée était initialement prévue dans les trente-sept jours suivant la signature de l’accord, avait été un autre facteur d’hésitation dans sa mise en application. En effet, le gouvernement de transition à base élargie (GTBE) prévu par l’accord d’Arusha n’ayant pas pu être mis en place à la date prévue, à cause du retard du déploiement des forces de la MINUAR, le parti CDR, Coalition pour la défense de la République, profita de ce délai pour réclamer sa participation aux institutions alors qu’il avait auparavant refusé de signer le code d’éthique politique qui constituait une condition préalable à cette participation.

Il a précisé que cette manoeuvre, qui modifiait les termes de l’accord de paix, avait donné au FPR l’occasion de radicaliser ses positions. Le FPR refusa d’envoyer ses députés à la cérémonie de prestation de serment pour la mise en place du parlement de transition à base élargie, prévue par l’accord de paix, et se mit ouvertement à préparer la guerre, au vu et au su de tout le monde.

M. Faustin Twagiramungu a cité plusieurs signaux qui montraient qu’on allait vers la guerre : les gens creusaient sans relâche des tranchées en pleine capitale, le FPR transportait clandestinement ses militaires de la zone de Mulindi, sous son contrôle, vers le casernement qui lui avait été accordé par les accords d’Arusha dans la ville de Kigali de façon à accroître son effectif en prévision des combats.

Il a ajouté que le Président Habyarimana avait tenté en vain de s’entretenir en tête à tête avec le général Kagame pour essayer d’aplanir les divergences quant à la mise en place des institutions, avant l’installation du bataillon du FPR dans la capitale. Le Président Museveni avait en effet accepté d’organiser à Entebbe au mois d’octobre 1993 une rencontre entre les parties. En sa qualité de Premier Ministre désigné par les accords de paix, M. Faustin Twagiramungu faisait partie de la délégation du Gouvernement rwandais. Cependant, après les civilités d’usage, il ne put y avoir de tête-à-tête entre les deux protagonistes, le Général Kagame ayant refusé de s’entretenir avec le Président Habyarimana.

M. Faustin Twagiramungu a indiqué que, déçu par ce manque d’ouverture de la part d’un adversaire politique mais futur partenaire, le Président Habyarimana s’était résolu lui-même à radicaliser ses positions mais que cette radicalisation n’avait profité qu’au Général Kagame qui en avait fait une exploitation politique, et surtout médiatique, pour diaboliser davantage son adversaire.

Il a rappelé que l’accord d’Arusha n’avait laissé aucun pouvoir au Président Habyarimana, sauf celui de cosigner avec un Premier Ministre de l’opposition certaines lois et documents officiels et qu’après vingt ans de pouvoir sans partage, il pouvait être difficile pour un dictateur de se rendre compte que l’accord qu’il avait signé lui-même mettait presque fin à ses fonctions.

Il a ajouté que les rumeurs de destitution future du Président Habyarimana propagées à Kigali par le FPR avaient contribué encore davantage à renforcer sa résistance à l’application de l’accord de paix et à lui faire rechercher des appuis dans d’autres partis politiques en vue de constituer une minorité de blocage au Parlement. Il a ajouté que, le 5 janvier 1994, c’est parce que le Président Habyarimana croyait avoir atteint son objectif de disposer de cette minorité de blocage, qu’il avait accepté de prêter serment conformément à l’accord de paix d’Arusha, sans se soucier en revanche des procédures légales régissant la désignation des membres du parlement de transition à base élargie.

Il a alors énuméré les principales raisons qui ont entravé la mise en application de l’accord de paix d’Arusha : la formation et l’entraînement des milices ; la politisation de l’armée ; la radio des Mille collines ; la division du MRND en des factions non déclarées ; le bras de fer entre le Premier Ministre de l’opposition et le Président de la République ; le départ des militaires français ; la présence du bataillon du FPR à Kigali ; la faiblesse de la MINUAR ; la faiblesse de la gendarmerie rwandaise et son manque de neutralité ; la division des partis en deux factions, modérée et Hutu power ; la monopolisation des négociations de l’accord de paix par certains ministres de l’opposition et le FPR ; la marginalisation du Président de la République ; les menaces non réprimées des extrémistes du parti CDR soutenus par certains extrémistes du MRND ; la distribution d’armes par le FPR et le MRND aux membres de certaines formations ; la propagande du FPR sur Radio Muhabura ; l’incompétence du représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies, le Camerounais Jacques-Roger Booh-Booh et de ses collaborateurs civils, inexpérimentés dans la résolution des conflits ; le conflit d’autorité entre le Général Romeo Dallaire, commandant la MINUAR et le représentant spécial du Secrétaire général ; la préparation de la guerre par le FPR, et notamment le déploiement de ses agents à travers le pays dans le but d’y créer la confusion et d’inciter les populations à la violence ; l’assassinat du Président du parti CDR, Martin Bucyana, en février 1994, et auparavant celui du Ministre Gatabazi, Secrétaire exécutif du parti social démocrate PSD, et les massacres qui s’en sont suivis à Kigali. Il a précisé que les extrémistes des deux bords espéraient que ces incidents graves allaient favoriser la reprise des hostilités et mettre ainsi un terme à l’accord de paix.

Il a estimé qu’au regard de l’ensemble de ces événements dramatiques, le rôle de la France n’était peut-être pas primordial.

Abordant alors la période du génocide, M. Faustin Twagiramungu a exposé qu’un peu plus de deux mois après le début des tueries, c’est-à-dire très tardivement, la France, seule contre tous, était parvenue, difficilement, à faire adopter une résolution au Conseil de sécurité des Nations Unies pour une intervention au Rwanda, afin d’empêcher le massacre des populations innocentes dans le sud du pays, où il était encore possible d’intervenir, intervention qui prit ensuite le nom d’opération Turquoise.

Il a jugé que la France avait fait son possible dans cette zone, qu’elle avait soigné les blessés et les malades, allant même dans certains cas jusqu’à enterrer les morts laissés sur les routes et dans les brousses par les Interahamwe, et surtout qu’elle avait permis de sauver des vies humaines.

Il a précisé que le Président ougandais lui avait lui-même confirmé, le 3 juillet 1994, lors d’une audience qu’il lui avait accordée dans sa résidence privée, dans le sud-ouest de l’Ouganda, que la zone humanitaire sûre avait été créée après qu’il eut été consulté par la France. Le souhait du Président français, selon M. Museveni, était non seulement de créer une ligne de démarcation entre cette zone et la zone occupée par le FPR mais aussi d’arrêter les massacres et la guerre et d’inviter les belligérants à négocier un cessez-le-feu. Le Président ougandais aurait, selon ses termes, communiqué cette option au Général Kagame qui l’aurait refusée, préférant continuer la guerre jusqu’à la victoire finale.

M. Faustin Twagiramungu a jugé évident que, si les forces américaines, françaises et belges, stationnées au Rwanda et dans la région, en attente de l’évacuation de leurs ressortissants respectifs au début du génocide, avaient été autorisées à temps, par une résolution des Nations Unies, à se transformer en force d’imposition de la paix, le génocide et les massacres n’auraient certainement pas eu lieu.

Il a ajouté que les Nations Unies avaient commis une erreur très grave en acceptant le retrait de la plupart des forces de la MINUAR pendant le génocide au lieu de renforcer ses effectifs et en n’ayant pas, face à la gravité de la situation, changé son mandat. Il a estimé que si la France, accusée à cette époque d’avoir soutenu le Président Habyarimana, ne pouvait pas intervenir seule malgré sa bonne volonté, en revanche, il était difficile de comprendre les raisons pour lesquelles les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ou d’autres pays, n’avaient pas pris conscience que le génocide en cours devait être arrêté par tous les moyens, au lieu de s’en tenir au syndrome somalien ou à la mort des dix Casques bleus belges.

Il a considéré que cette attitude était d’autant plus insupportable que près d’un million de personnes ont trouvé la mort dans l’indifférence totale de la communauté internationale.

En revanche, il a estimé que l’opération Turquoise, bien qu’elle soit intervenue tardivement, et malgré les suspicions qui l’entouraient, avait été appréciée et jugée très favorablement par les Rwandais et que ceux-ci en avaient grandement besoin.

Il a cité un témoignage tiré des messages adressés par des déplacés, au nombre desquels se trouvaient des fonctionnaires du gouvernement actuel de Kigali : " Les déplacés de la zone humanitaire sûre à Kibuye sont reconnaissants envers les militaires français de l’opération Turquoise et de la manière dont ils ont assuré la sécurité et l’encadrement, et leur assistance. Les déplacés de la zone humanitaire sûre à Kibuye remercient le gouvernement français pour avoir mis sur pied une telle opération au moment où la communauté internationale semblait être indifférente à la tragédie qui se déroulait au Rwanda. Par cette opération et par d’autres actions qui l’ont accompagnée -aide médicale, aide alimentaire et matérielle- la France a démontré que son amitié envers l’Afrique en général, et envers le Rwanda en particulier, allait au-delà de toutes considérations. "

Concernant l’assassinat du Président Habyarimana, qui a servi de détonateur au génocide, M. Faustin Twagiramungu a rappelé les deux hypothèses avancées par l’opinion nationale et internationale selon laquelle l’attentat est, soit l’oeuvre de militaires extrémistes des FAR farouchement opposés à la mise en place du gouvernement de transition à base élargie, issu des accords de paix d’Arusha, soit l’oeuvre du FPR, avec la complicité possible du Président ougandais ou encore d’une main occidentale.

Il s’est étonné que, quatre ans après, rien ne permette d’infirmer ou de confirmer l’une ou l’autre de ces hypothèses, et cela parce qu’aucune enquête officielle n’a été menée ni par le Gouvernement rwandais, ni par la communauté internationale, alors que le Président d’un pays étranger a également péri dans cet attentat du 6 avril 1994. Remarquant que la France aussi aurait dû s’efforcer de faire procéder à cette enquête, ne fût-ce que pour éclaircir les circonstances de la mort de ses ressortissants qui composaient l’équipage de l’avion présidentiel, il a cependant estimé que ses relations avec le régime actuel ne s’y prêtaient pas.

Il a jugé nécessaire que des questions essentielles soient éclaircies pour sortir de la confusion actuelle, et que l’on sache notamment pourquoi le régime de Kigali s’oppose à toute enquête sur cet attentat alors que c’est l’élément qui a déclenché le génocide et les massacres d’avril à juillet 1994. Il a fait valoir que, s’il s’avérait qu’il est étranger à cette affaire, les soupçons qui pèsent sur lui seraient dissipés.

Il a déclaré que lui-même, lorsqu' il était encore Premier Ministre, avait soulevé en Conseil des Ministres la question d’une enquête nationale ou internationale sur l’attentat mais que le Président et le Ministre de la Défense lui avaient répondu que ce n’était pas une priorité pour le pays, et que pour les autres Rwandais assassinés, aucune enquête n’avait été menée.

Il a également fait remarquer qu’au début de l’année 1995, lorsque le Gouvernement du Burundi a officiellement demandé au Gouvernement rwandais de mener une enquête pour élucider les circonstances de la mort du Président Cyprien Ntaryamira, la vice-présidence et la présidence de la République rwandaise ont réagi d’une façon pour le moins suspecte : le Ministre de la Justice d’alors, M. Nkubito, à qui le dossier avait été confié, a adressé une lettre au représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies, sollicitant son concours, mais le Directeur de cabinet du Président, accompagné de hauts cadres de la vice-présidence, a été dépêché très rapidement auprès du Ministre de la Justice avec l’ordre de rattraper l’original de la lettre avant qu’elle ne parvienne aux bureaux du représentant spécial et de le détruire ainsi que les copies éventuellement distribuées, ce qui revenait à retirer ainsi la demande d’enquête. M. Faustin Twagiramungu a précisé qu’il existait des témoins de ce qu’il avançait, et que ceux-ci étaient même dans l’assistance.

S’agissant du rôle des armées étrangères dans la guerre du Rwanda, il a ajouté qu’on avait l’impression, lorsqu’on débat de cette question, qu’une seule partie n’avait pas le droit à l’assistance extérieure, c’est-à-dire, curieusement, l’agressé, le gouvernement légitime du Rwanda et ce pays lui-même, comme si l’autre partie au conflit avait mené la guerre pendant quatre ans avec des pierres et des bâtons. S’étonnant de ce parti pris, il s’est demandé pourquoi, alors qu’aujourd’hui l’on s’empresse pour désigner les fournisseurs d’armes du gouvernement rwandais de l’époque 1990-1994 -la France, l’Afrique du Sud et l’Egypte- personne ne veut, en revanche, évoquer le rôle de l’armée ougandaise -la National Resistance Army (NRA)- dans cette guerre, ou même s’interroger sur les fournisseurs d’armes du Front patriotique rwandais, comme si celui-ci n’avait eu besoin ni de moyens, ni d’assistance pour prendre le pouvoir à Kigali.

Il a mentionné l’arrestation, relatée en septembre 1992 par la presse américaine, d’un Américain et d’un Ougandais, à l’aéroport d’Orlando en Floride, au moment où ils s’apprêtaient à embarquer pour l’Ouganda, de façon illicite, une cargaison d’armes dans laquelle se trouvaient des missiles antichars et des lance-missiles, d’une valeur de 18 millions de dollars. Il a précisé que le capitaine ougandais arrêté s’appelait Innocent Bisangua et qu’il était l’adjoint du secrétaire particulier du Président Museveni et le beau-frère de Peter Banyingana, Major de la NRA et membre du FPR, tué lui aussi au Rwanda, pendant la guerre, en octobre 1990.

Il s’est demandé pourquoi, si ces armes n’étaient pas destinées à un tiers, l’Ouganda, qui n’était pas sous embargo, n’avait pas passé sa commande par les voies autorisées et s’est étonné que ce type de questions ne soit jamais posé alors que le Rwanda, au contraire, était sans cesse mis en accusation.

Il s’est interrogé également sur la présence, à la veille du 6 avril 1994, d’un détachement de Marines américains à Bujumbura, avec, selon les termes du Colonel belge Marchal devant la Commission parlementaire d’enquête du Sénat belge, des hélicoptères de combat, et surtout sur les raisons de l’empressement de ce détachement à proposer ses services à la MINUAR, avant même l’assassinat des Présidents rwandais et burundais. Il s’est demandé si cette présence n’aurait pas eu un lien direct avec la présence à Kigali, l’après-midi du 6 avril 1994, de l’attaché militaire américain auprès du Rwanda et du Burundi, résidant au Cameroun, qui a organisé l’évacuation des ressortissants et du personnel de l’ambassade américaine au Rwanda, le 8 avril 1994.

M. Faustin Twagiramungu a ensuite achevé son exposé faisant état des crimes qu’il attribue au FPR.

Il a souligné que, le 6 novembre 1994, alors qu’il était lui-même encore Chef du Gouvernement, son parti, le MDR, dont il était Président, avait dénoncé les crimes du FPR et son incompétence dans un document de trente-deux pages. Il a précisé que ce document, qui était public, dénonçait franchement un second génocide, perpétré par le FPR, ainsi que les méthodes qu’il utilisait pour exterminer ses opposants, tous qualifiés d’Interahamwe, ce terme désignant, pour ses éléments extrémistes, les Hutus d’une façon générale.

Ajoutant que personne ne naissait extrémiste, il a exposé que, de 1990 à 1994, la communauté internationale avait préféré ignorer les crimes du FPR commis dans le nord du pays, alors que presque un million de personnes avaient fui cette région pour échapper aux massacres systématiques de 1991 et 1993.

Il a jugé que, d’avril à juillet 1994, il y avait eu une sorte de compétition dans l’extermination des populations, entre les soldats du FPR et les Interahamwe, dans les régions sous leur contrôle. Il a également insisté sur le fait que, de juillet 1994 à mai 1998, les crimes n’ont jamais cessé et se sont même étendus aux camps de réfugiés de l’ex-Zaïre, le FPR, qui considérait les réfugiés globalement comme des criminels, les ayant poursuivis et en ayant massacré sans doute plus de 200 000 tout au long de leur exode. Il s’est scandalisé du silence qui a régné sur ces faits et de l’interprétation selon laquelle tous ces réfugiés étaient des criminels et des Interahamwe. Il a déclaré que le fait que les Rwandais hutus restaient impuissants devant ces crimes ne les leur faisait pas oublier pour autant.

Il a rappelé qu’en octobre 1995, alors qu’il déclarait, chiffres à l’appui, que plus de 250 000 personnes avaient été tuées par le FPR, il n’avait rencontré que blâmes et incrédulité. Il a indiqué que le Président Bizimungu et le vice-Président Kagame avaient minimisé sa déclaration en essayant d’ironiser, répondant que c’était sans doute lui-même qui était responsable de tous ces morts. Il s’est déclaré très déçu que la presse ait préféré ignorer ce chiffre très élevé, dans la mesure où il n’y en avait aucune image.

Il a insisté sur le fait que le FPR avait tué, avant 1994 et après, et qu’il continuait de tuer des populations innocentes dans la région du nord-ouest et dans celle de Gitarama, dans le centre du pays, sous prétexte de combattre d’hypothétiques infiltrés. Il a ajouté qu’il s’agissait là d’une guerre cachée, menée loin des journalistes, et qu’on venait maintenant d’en chasser les représentants du Haut Commissariat des Nations Unies pour les droits de l’homme, afin que le travail puisse continuer silencieusement.

En conclusion, M. Faustin Twagiramungu a demandé qu’une enquête internationale soit menée sur tous ces crimes et sur la vraie nature de la guerre qui sévit actuellement au Rwanda. Il a expliqué aussi qu’il fallait qu’un recensement des victimes soit fait au Rwanda dans l’intérêt des droits de l’homme et pour que le monde sache ce qui s’est passé. Il a estimé qu’on devait savoir combien de Hutus et de Tutsis sont morts, pourquoi et comment. Il a trouvé invraisemblable que, tandis que des dirigeants d’organisations humanitaires, des " spécialistes du Rwanda ", n’hésitent pas à avancer des chiffres, et que ceux-ci varient, selon les ouvrages, de 500 000 à 800 000, 850 000, 1 000 000, voire, pour certaines personnalités belges, 1 500 000 Tutsis tués, les Rwandais soient dans l’incapacité de produire des évaluations du nombre des victimes et doivent se taire, comme s’ils n’avaient aucune connaissance de leur propre pays. Il a jugé que, moyens limités et pauvreté mis à part, les Rwandais devaient absolument établir qui était mort et qui avait été tué par qui.

Il a considéré que l’avenir du Rwanda serait toujours compromis tant que le FPR restera impuni pour ses crimes et qu’il fallait en finir avec cette dichotomie entre les diables qui doivent être poursuivis et gardés dans leur enfer et les anges qui doivent faire les lois.

Exposant alors que, par delà la mission d’information, il s’adressait au monde entier, M. Faustin Twagiramungu a demandé solennellement que soient effectués :

— le recensement de la population rwandaise, compte tenu de la publication de chiffres controversés par différentes sources ;

— une enquête sur l’assassinat des Présidents rwandais et burundais ainsi que des citoyens rwandais, burundais et français présents à bord de l’avion présidentiel. Il a estimé incompréhensible qu’aucune enquête ne soit faite non seulement sur la mort du Président Habyarimana et du Président Ntaryamira, mais aussi sur celle des trois membres français de l’équipage, dont le commandant de bord, qu’il connaissait personnellement ;

— une enquête sur les circonstances de l’assassinat, le 8 avril, à Kigali de deux gendarmes français. Il a précisé qu’il y avait dans l’assistance des témoins qui avaient vu les meurtriers passer.

Enfin, indiquant qu’en janvier 1994, M. Bernard Debré avait été reçu en audience par le Président Habyarimana qui lui avait dit, selon un témoin qui assistait à cette audience, sa crainte d’une mort future et qu’il allait être assassiné, il a souhaité que cette affirmation puisse être vérifiée, dans la mesure où elle signifiait que la mort du Président Habyarimana était une mort programmée et que les circonstances pouvaient en être éclaircies.

En conclusion de son exposé, M. Faustin Twagiramungu a conclu que, ni lui, ni ses amis politiques n’étaient allés en politique pour tuer mais pour donner l’espoir aux jeunes et aux générations qui viendront, avec l’ambition peut-être que leur pays puisse aussi un jour rejoindre le niveau démocratique et économique des pays développés. Il a ajouté qu’en tout état de cause, ils n’avaient jamais souhaité la mort des leurs, ni des paysans, qu’ils soient Tutsis ou Hutus, ni des Présidents, du Rwanda ou du Burundi.

Après avoir remercié M. Faustin Twagiramungu pour son témoignage et l’éclairage qu’il apportait à la mission, le Président Paul Quilès lui a posé trois questions.

Rappelant qu’en 1993 les partis d’opposition, dont le MDR, avaient signé un mémorandum dénonçant la situation critique dans laquelle se trouvait le Rwanda, la paralysie et le dysfonctionnement des institutions, et rejetant le manichéisme ethnique qui a fait le malheur du pays, il a demandé ce qu’était devenu ce mémorandum, quelle diffusion il avait eu et si M. Faustin Twagiramungu savait ce que le Président Habyarimana en pensait et les suites qu’il lui avait données.

Evoquant ensuite une visite de M. Faustin Twagiramungu aux Etats-Unis en juin 1994, il lui a demandé s’il avait trouvé dans ce pays un soutien politique ou financier pour la mise en oeuvre des accords d’Arusha.

Enfin, il lui a demandé quel bilan il faisait, avec le recul, de son passage au gouvernement du Rwanda comme Premier Ministre entre juillet 1994 et août 1995.

 

M. Faustin Twagiramungu a répondu que le mémorandum de 1993 avait d’abord servi de base aux Rwandais pour discuter de la situation de leur pays. S’agissant de son application en revanche, le Président Habyarimana avait expliqué qu’avant de le mettre en vigueur, il fallait déjà mettre en oeuvre les accords d’Arusha qui venaient d’être signés. Ceux-ci ne l’ayant pas été, les questions sont restées en suspens.

M. Faustin Twagiramungu a ensuite précisé que, lorsqu’il était allé en juin 1994 aux Etats-Unis, alors qu’il était désigné comme Premier Ministre depuis le 4 août 1993, il était invité, non par le Gouvernement américain mais par des ONG et certaines personnalités qui souhaitaient le rencontrer. Aussi, bien qu’il ait profité de ce voyage pour nouer des contacts, il n’avait reçu au cours de celui-ci aucun appui officiel, ni politique ni financier.

Enfin, il a qualifié d’amer et de négatif le bilan de son expérience en tant que Premier Ministre. Il a précisé qu’il avait quitté Bruxelles pour Kigali et accepté de participer au Gouvernement dans l’espoir de contribuer à ramener la paix au Rwanda, d’assister de façon concrète tous ceux qui souffraient, mais qu’il avait constaté, dès son arrivée, que cela ne serait pas possible et avait alors décidé de se conduire en responsable jusqu’au moment où il ne pourrait plus rester en fonction.

Il a expliqué qu’il s’était trouvé face à une situation très différente de celle prévue par l’accord de paix d’Arusha. Il a énuméré les difficultés qu’il avait eu à affronter. Les députés militaires au Parlement n’étaient pas prévus par les accords d’Arusha. Or, en pratique, ce sont ces députés militaires qui ont agi. Les fonctions de vice-Président n’étaient pas prévues non plus dans l’accord de paix. Or il y avait un vice-Président, faisant d’ailleurs pratiquement fonction à la fois de Président de la République et de Premier Ministre. De plus, la situation était telle que le Président avait pu, sans consulter le Premier Ministre, déclarer à la radio que tous les pouvoirs de ce dernier lui étaient transférés.

Pendant les quatorze mois où il a été Premier Ministre, le Gouvernement a tenu des réunions de Cabinet -de Conseil des Ministres- deux fois par semaine, le mardi et le vendredi ; cependant, le Premier Ministre lui-même n’en a présidé qu’une seule et les décisions qui ont alors été prises ont été immédiatement rapportées lorsque le vice-Président est arrivé.

Par ailleurs, M. Faustin Twagiramungu a exposé que les membres MDR du Gouvernement avaient insisté, pratiquement à chaque Conseil des Ministres, pour que la sécurité des populations soit assurée et que cette question était devenue une pomme de discorde. Il a ajouté que le Premier Ministre n’était pas mis au courant des déplacements des militaires et ne recevait aucun rapport sur ce sujet.

Il a rappelé qu’il s’était élevé, dans un document du 6 novembre 1994, contre les tueries et les massacres continuels, que l’on essayait de cacher. Il a précisé que des journalistes français, les journalistes de Libération surtout, avaient fait état de ces massacres.

 

M. Jacques Myard a alors demandé à M. Faustin Twagiramungu s’il avait une idée des raisons pour lesquelles s’était développé ce qu’il a appelé " la pensée unique sur le Rwanda " aux termes de laquelle le FPR a le beau rôle et les autres le mauvais et s’il pouvait revenir sur les tenants et aboutissants de la mort du Président Habyarimana.

 

M. Faustin Twagiramungu a répondu qu’il voyait deux raisons au développement d’une pensée unidirectionnelle, une pensée unique sur le Rwanda. D’une part, il n’y a pas de Rwandais outillé pour éclairer l’histoire, d’autre part, le FPR, au contraire des Rwandais de l’intérieur, excelle dans le domaine de la communication et des relations publiques.

Il a estimé que, pour que les choses changent, il faudrait à la fois que les Rwandais puissent écrire leur histoire convenablement, et que le FPR ne soit pas seul à maîtriser les médias. S’agissant du premier point, il a expliqué qu’à la suite des écrits de l’abbé Alexis Kagame, toute l’histoire du Rwanda continuait à être interprétée en fonction de la dichotomie Hutu-Tutsi, comme si rien n’avait changé. Pour ce qui concerne la seconde question, il a précisé que le FPR avait très bien su créer des réseaux de communication, de services et d’influence grâce auxquels l’information sur le Rwanda avait tendance à toujours suivre les mêmes lignes.

Il a ensuite rappelé qu’il existait deux thèses sur les responsables de la mort du Président Habyarimana. La première est celle des extrémistes hutus de l’armée. Une partie de l’entourage du Président Habyarimana voulait sans doute qu’il ne signe pas les accords de paix d’Arusha. Or, bien qu’il ait entendu des témoignages selon lesquels, avant son départ pour Dar Es-Salam, le 6 avril, le Président avait indiqué qu’il était disposé à appliquer désormais les accords d’Arusha, M. Faustin Twagiramungu a douté de l’intérêt qu’aurait pu présenter, pour des Rwandais, l’assassinat du Président Habyarimana. Il a considéré que la situation créée après sa mort l’a montré puisqu’il n’y avait pas de dauphin, que de ce fait c’est la confusion qui a régné et que, finalement, au lieu de gouverner, les nouveaux dirigeants ont pris les machettes.

Il a estimé qu’avec le recul, seul le FPR avait intérêt à tuer le Président Habyarimana.

Après avoir salué le caractère objectif de l’exposé des faits qu’avait présentés M. Faustin Twagiramungu, M. René Galy-Dejean s’est déclaré frappé du jugement très positif qu’il portait sur le rôle et l’action de la France au Rwanda, alors même qu’il se décrivait comme un opposant au Président Habyarimana et que, souvent, la mission entendait reprocher à la France d’avoir trop apporté son soutien au régime de ce dernier.

C’est pourquoi il lui a d’abord demandé si le jugement positif qu’il exprimait aujourd’hui à l’égard du rôle de la France résultait d’une analyse formulée avec le recul du temps ou s’il pensait déjà de même lorsqu’il était, au Rwanda, un opposant au Président Habyarimana.

Après avoir observé que la connotation raciale qu’on pouvait donner au génocide au début des travaux de la mission avait progressivement laissé la place à l’analyse d’une guerre civile entre, certes, des ethnies, mais surtout des groupes qui se disputaient le pouvoir, il a souligné que M. Faustin Twagiramungu proposait à la mission un nouvel éclairage des événements. En précisant que l’offensive du FPR n’était souhaitée, ni par les Hutus de l’opposition, ni par les Tutsis de l’intérieur, en ajoutant qu’elle n’était même pas souhaitée par tous les Tutsis expatriés, dont une grande partie se satisfaisait des accords d’Arusha et des déclarations faites sur le retour des exilés, il faisait naître l’hypothèse que l’offensive du FPR aurait pu être, ni plus ni moins, une offensive extérieure contre le Rwanda, diligentée, organisée et aidée par des Etats étrangers qui pouvaient avoir intérêt à affaiblir ce pays ou à le subordonner à telle ou telle mainmise. Il a alors demandé à M. Faustin Twagiramungu s’il confirmait cette analyse.

 

M. Faustin Twagiramungu a répondu que les opposants rwandais étaient eux-mêmes surpris de la dureté avec laquelle la France était mise en cause au Rwanda. Il a souligné qu’en 1993 le Président Habyarimana pensait que le détachement Noroît ferait partie de la force internationale chargée d’assurer la paix pendant la période de mise en place des institutions à base élargie, et que cette perspective avait compté dans sa décision d’accepter cette force. Si M. Faustin Twagiramungu s’était alors opposé au maintien du détachement Noroît, c’est parce que le FPR avait brusquement exprimé son refus de ce maintien. Les Rwandais démocrates voulant que les accords de paix puissent être conclus, la conséquence en était qu’il fallait que le détachement Noroît parte.

S’agissant de la période de l’opération Turquoise, M. Faustin Twagiramungu a expliqué que, rescapé lui-même des militaires hutus assassins, il lui était impossible de dire qu’il aurait souhaité leur victoire. Pour autant, il ne pouvait admettre qu’on dise qu’il souhaitait la victoire des autres militaires, ceux du FPR, dans la mesure où ils massacraient également. Il aurait souhaité que les deux tendances puissent s’entendre. Malheureusement, l’une voulait continuer à tuer, l’autre voulait le pouvoir.

Il a exposé aussi que ce qu’on disait de l’action de la France, avant et pendant le génocide, ne correspondait pas à ce que les Rwandais avaient vécu. Il a ajouté que si, pour certains, le génocide n’était pas sans lien avec des intérêts politiques, ces intérêts n’étaient pas d’un seul côté. Il a déclaré qu’il ne croyait pas du tout et qu’il n’avait jamais cru, quand il était au Rwanda, à la propagande selon laquelle M. François Mitterrand était l’ami du Président Habyarimana. On voyait mal d’ailleurs sur quels éléments aurait été fondée cette amitié personnelle.

Il a expliqué qu’il fallait faire la part des choses. Il a exposé que le Rwanda avait bénéficié de l’assistance de la France, tant économique que militaire, et fait valoir que cette assistance n’avait jamais été cachée puisque, sur le plan militaire, un accord avait même été signé. Il a justifié l’assistance fournie par la France en expliquant qu’il était hors de question qu’un pays attaqué dénonce sa coopération militaire avec une grande puissance, uniquement pour montrer au monde ses bonnes intentions.

Il a ajouté que le recul ne faisait que confirmer son analyse de l’époque et que son seul but, en s’exprimant ainsi, était de dire la vérité.

Il s’est déclaré franchement stupéfait d’entendre dire que la France avait, par exemple, fait tuer des gens. En tant qu’Africain rwandais, il a jugé invraisemblable qu’un pays comme la France, avec toute son histoire, puisse se laisser aller à assister un président et des militaires dans l’accomplissement d’assassinats à la chaîne. Il a invité ceux qui disent avoir des preuves à les produire.

Prenant un exemple précis, il a expliqué qu’en effet des militaires français étaient présents sur le pont franchissant la rivière Nyabarongo pour vérifier les identités. Il a cependant fait valoir que ce pont était un point stratégique très important entre Kigali, les régions du Rwanda, le Zaïre et le Burundi, et qu’on n’allait pas le détruire uniquement pour que les militaires français qui assistaient l’armée rwandaise ne soient pas soupçonnés de participer à des rafles à caractère raciste ou ethnique. Il a conclu qu’on n’avait pas le droit d’interdire à un pays de recourir à des alliés qui acceptaient de tenter de le sauver.

A propos du génocide, M. Faustin Twagiramungu a fermement exclu la connotation raciale. Il a ironisé sur les Tutsis de deux mètres, d’origine égyptienne, éthiopienne, voire sémite du Moyen-Orient, expliquant qu’il n’en voyait pas au Rwanda, proposant, s’il en existait, qu’ils se manifestent, et noté au contraire que bien des Bantous sont très grands, mesurant jusqu’à deux mètres, et qu’avec ce type de clichés, auquel il n’adhérait pas, on arriverait à faire passer le Président du Sénégal pour un Tutsi. Il a estimé qu’en tout état de cause, la taille ou la forme du nez et des épaules n’avaient jamais constitué une raison pour s’exterminer.

Il a ajouté qu’autant ce n’était pas les Rwandais qui avaient demandé aux Belges de les enregistrer comme Hutus ou Tutsis, autant ils avaient une analyse précise de ce qu’ils entendaient par Hutu et Tutsi et que ce n’était pas les Occidentaux qui étaient venus le leur apprendre.

En revanche, il a approuvé l’analyse selon laquelle il s’agissait d’une guerre civile. Rappelant qu’en aucun cas, les personnes appartenant aux partis opposés à la politique du Président Habyarimana n’étaient toutes des Tutsis, il s’est élevé contre l’oubli systématique des morts hutus sous le prétexte qu’ils n’étaient pas tutsis. Il a expliqué que, lorsqu’il était revenu à Kigali, on lui avait ordonné de ne plus jamais mentionner les trente-deux personnes de sa famille proche, neveux, nièces et autres, tuées pendant le génocide car c’étaient des Hutus. Il a insisté sur le fait qu’il n’était pas le seul Hutu à avoir perdu des membres de sa famille, que les Interahamwe avaient tué beaucoup de Hutus, et s’est scandalisé qu’on veuille faire croire au monde le contraire.

Il a expliqué qu’en fait, les belligérants ne voulaient pas arrêter la guerre, tout simplement parce que le pouvoir était à ce prix. Il a ajouté que si l’on avait voulu vraiment arrêter la guerre, si l’on avait invité les Américains, les Français, les Belges à calmer le jeu, les choses se seraient passées autrement. A l’appui de ses dires, il a réclamé qu’on lui montre une seule déclaration du FPR, écrite ou radiodiffusée, demandant au monde de l’aide pour que l’on cesse de tuer les Tutsis. Assurant qu’on ne pouvait pas le faire car il n’en existait pas, il a révélé qu’en revanche, il disposait d’un témoignage écrit indiquant le contraire.

Il a expliqué que, le 11 avril, alors qu’il était caché dans les locaux de la MINUAR, il avait réussi à faire parvenir une note au quartier général du FPR installé dans le bâtiment du Conseil national du développement, à un kilomètre de l’endroit où il était, demandant qu’on s’entende pour mettre fin à ce qui était en train de se passer. Il a indiqué qu’il avait reçu, le 13, la réponse suivante, noir sur blanc, manuscrite : " Non, nous avançons très bien. Nous allons continuer. " Il a conclu que ce message, par lequel le FPR révélait qu’il préférait continuer à se battre plutôt que de discuter de l’arrêt du génocide, montrait bien que c’était d’une guerre civile qu’il s’agissait et que la question ethnique n’était qu’un prétexte pour prendre le pouvoir.

Il a ajouté que le soutien de l’Ouganda au FPR était la contrepartie du soutien qu’avait apporté le FPR à Yoweri Museveni pour prendre le pouvoir en Ouganda et que, pour les Rwandais, voir le FPR prendre le pouvoir pouvait être comparé à une situation où, en Europe, on aurait vu des Européens, chassés enfants de leur pays avec leurs parents et exilés aux Etats-Unis, puis devenus Ministres de la Défense ou chefs d’état-major de l’armée américaine, revenir en cette qualité reconquérir leur pays les armes à la main.

Il s’est étonné aussi qu’on recherche la provenance des armes qui avaient permis au Rwanda de se défendre, sans se demander d’où venaient celles qui servaient à l’attaquer. A propos des buts de guerre des vainqueurs, il s’est étonné que, pour déloger des réfugiés d’un camp situé au Zaïre à six kilomètres de Goma, on ait eu besoin de les pourchasser jusqu’à l’Atlantique.

 

M. Pierre Brana a rappelé qu’en février 1993, à Bujumbura, des discussions entre des représentants des partis d’opposition, dont le MDR, et le FPR avaient abouti à la publication d’un communiqué appelant au cessez-le-feu, au retrait des forces étrangères, c’est-à-dire françaises, à la reprise des négociations d’Arusha, au retour des personnes déplacées et à l’engagement d’actions judiciaires contre les auteurs des massacres. Peu après, le 2 mars, le Président Habyarimana avait réuni à Kigali une conférence nationale, où se trouvait également représenté le MDR, qui avait été suivie d’un communiqué contredisant totalement celui de Bujumbura, condamnant le FPR, remerciant les forces armées, trouvant bienvenue la présence militaire française et condamnant l’Ouganda pour son soutien au FPR. Il a ajouté qu’il croyait savoir que la direction du MDR avait pris position pour ceux qui avaient participé à la réunion de Bujumbura avec le FPR et condamné les représentants du MDR qui se trouvaient avec le Président Habyarimana. Il a alors demandé à M. Faustin Twagiramungu s’il pouvait donner des explications à la mission sur ce point.

Il lui a également demandé quelle avait été la réaction des membres du MDR à la nomination, le 9 avril 1993, de M. Jean Kambanda, également membre du MDR comme Premier Ministre du Gouvernement dit " intérimaire ".

Il lui a enfin demandé son sentiment sur l’opération Turquoise.

 

M. Faustin Twagiramungu a répondu que la première question mettait bien en évidence une contradiction. Il a expliqué que les dirigeants du MDR étaient allés à Bujumbura, juste après l’offensive du FPR, étant donné qu’à la suite de conversations avec les ambassadeurs des Etats-Unis, de France, de Belgique, et le nonce apostolique, il apparaissait que le FPR pouvait infléchir ses positions. M. Faustin Twagiramungu a précisé qu’il s’agissait de discuter avec le FPR et d’envisager une solution permettant de poursuivre les négociations d’Arusha. Il a confirmé qu’à la suite de cette discussion, un communiqué avait été publié à Bujumbura. Précisant que les membres du MDR qui ont signé plus tard le communiqué du 2 mars, avaient également signé le communiqué de Bujumbura, il a ajouté que cette contradiction marquait tout simplement le début des divisions du MDR entre ceux qui soutenaient le processus d’Arusha et qui estimaient qu’il fallait absolument que le pouvoir puisse être partagé au Rwanda, tendance dont lui-même faisait partie, et la tendance Hutu Power, qui souhaitait s’associer aux militaires pour combattre le FPR et refuser le partage du pouvoir.

S’agissant de la nomination de M. Kambanda, M. Faustin Twagiramungu a répondu qu’étant données les positions de ce dernier sur le communiqué de Bujumbura, il s’était opposé à sa nomination, laquelle est en fait restée lettre morte. Il a ajouté qu’il ne voulait pas que l’opposition au MRND aille jusqu’au refus de reconnaître le Président, et que lui-même, au contraire d’autres membres du bureau politique, l’appelait par son titre, qui se traduit par " Excellence " en français, parce qu’il estimait que le Président de la République représente l’ensemble des institutions. Il a expliqué aussi qu’il ne pouvait pas tolérer non plus que les gens qui s’opposaient à la négociation des accords de paix d’Arusha puissent se présenter comme candidats à un poste de ministre et précisé que M. Kambanda n’était accepté ni par le MRND, ni par le parti social-démocrate, le PSD, ni par le parti libéral, et qu’il n’était soutenu que par une fraction du MDR.

S’agissant de l’opération Turquoise, il a d’abord rappelé que, lors de son déclenchement, il était réfugié à Bruxelles, et que les seules informations dont il disposait étaient celles publiées dans la presse. Dans la mesure où il y lisait que la France envoyait une force pour contrecarrer l’avance du FPR ou qu’elle voulait renforcer la position des militaires partisans du Président Habyarimana pour qu’ils puissent continuer le génocide, il était très embarrassé pour soutenir cette opération. Il a ajouté qu’avec le recul, il apparaît que ce n’était pas pour soutenir M. Habyarimana -qui était mort- ou pour que les militaires puissent continuer à massacrer que l’opération a été menée. Supposant que ceux qui critiquent l’opération Turquoise n’en ont certainement pas encore discuté avec les Rwandais, et ce d’autant plus logiquement que les paysans rwandais ne parlent pas français, il a souligné que, dans la préfecture de Cyangugu, située dans la zone Turquoise, dont il est originaire, et où les Interahamwe ont détruit pendant cette période tous les biens publics, y compris les hôpitaux et le bâtiment de la préfecture, les réfugiés dans les camps, notamment des Tutsis, lui ont dit que, si l’opération n’avait pas eu lieu, ils auraient tous été exterminés et qu’ils se félicitaient qu’elle ait été menée. Il a ajouté que, malgré son opposition initiale, il affirmait, maintenant qu’il était informé, qu’on ne pouvait pas dire que la force Turquoise soit allée soutenir les assassins.

Evoquant la période allant de la fin de l’année 1993 au début de l’année 1994, qui a vu la conclusion des accords d’Arusha, le retrait des troupes françaises et la marche vers le génocide et rappelant que ce qui caractérise un génocide ce n’est pas seulement l’ampleur des massacres, mais aussi leur éventuelle préméditation, M. François Lamy a interrogé M. Faustin Twagiramungu sur le climat qui régnait alors au Rwanda. Il lui a demandé si l’on sentait une montée des fanatismes pouvant déboucher sur un génocide et s’il avait eu connaissance, à cette époque, d’éléments plus précis tels que des listes, un comité secret, bref des preuves d’une planification réelle des massacres qui avaient débuté après l’attentat contre le Président Habyarimana.

Rappelant que, dans la presse et dans certains livres, des accusations avaient été portées, non pas contre la politique française dont M. Faustin Twagiramungu avait souligné le caractère bénéfique, mais contre certains Français présents au Rwanda, fonctionnaires ou militaires, il lui a demandé si, en tant que responsable de l’opposition à cette époque, la politique de la France lui était apparue comme unique ou s’il avait eu l’impression que certains fonctionnaires français, civils ou militaires, pouvaient être engagés du côté du Hutu Power.

Il s’est enfin interrogé sur la nature des rapports que M. Faustin Twagiramungu entretenait avec les responsables politiques français. Il lui a demandé plus précisément si, outre l’ambassadeur de France, il avait des contacts avec l’équipe chargée de conseiller le Président François Mitterrand sur la politique africaine ou avec d’autres interlocuteurs.

 

M. Faustin Twagiramungu a répondu qu’il lui était très difficile d’entreprendre une analyse sur la planification ou la préparation du génocide, qui demanderait de maîtriser trop d’éléments. S’agissant de la préméditation des massacres, il a indiqué qu’il était visible que, d’un jour à l’autre, les choses pouvaient mal tourner, que par exemple les assassinats qui se multipliaient dans le pays n’étaient pas des signes encourageants et que c’est pour cette raison que le MDR poussait à l’application des accords de paix d’Arusha, pour calmer le jeu et mettre en place un gouvernement qui puisse offrir des garanties aux uns et aux autres, y compris aux membres du MRND puisque ce parti devait continuer à occuper des postes tels que les ministères de l’intérieur et de la défense.

Il a précisé qu’en revanche, si l’on pouvait estimer que la violence allait un jour se déchaîner, il était difficile de savoir comment. Il a ajouté que les partisans de la CDR que l’on voyait chanter publiquement : " nous allons exterminer ", n’avaient jamais dit qu’ils allaient exterminer seulement les Tutsis, mais qu’ils visaient aussi l’opposition qui, si elle comportait des Tutsis, était d’abord constituée par des Hutus. Il a affirmé avec force que l’extermination ne visait pas que les Tutsis à ce moment-là, et qu’il n’avait jamais cru qu’il y avait une préparation d’extermination des Tutsis uniquement. Il a rappelé que si, du 13 avril jusqu’en juillet, les Tutsis avaient bien été exterminés, le 8, le 9, le 10 et le 11, c’était des personnes de l’opposition, des Hutus, qui étaient systématiquement tués. S’agissant de ceux-ci, il a rejeté le qualificatif de Hutus " modérés " comme s’il s’agissait de Hutus sans convictions, plus susceptibles de compromission avec les Tutsis que les autres, et expliqué qu’il s’agissait tout simplement de démocrates.

Il a ajouté que le fait qu’on vérifie qui est Tutsi et qui ne l’est pas, ou qui cache qui, ne constituait pas une preuve suffisante d’un génocide ethnique. Précisant qu’il avait vu des listes sur lesquelles figuraient des membres du FPR habitant les Etats-Unis, il s’est interrogé sur leur raison d’être et leurs auteurs, les Hutus extrémistes, s’ils pouvaient avoir une force suffisante pour manier la machette, n’ayant certainement pas la capacité d’aller tuer des gens résidant aux Etats-Unis ou en Ouganda.

S’agissant de l’attitude des représentants de la France, il a déclaré que, lorsqu’il participait à la vie en politique au Rwanda, il n’avait jamais constaté à un seul moment que les fonctionnaires français, à l’ambassade ou ailleurs, penchaient plus du côté du MRND que du MDR et que, lors de ses multiples rencontres avec le Colonel Bernard Cussac, les problèmes évoqués étaient ceux de la sécurité ou de la mise en place du gouvernement de transition à base élargie. Il a ajouté que la seule chose que lui demandaient les Français était de négocier. Il a souligné qu’il ne pouvait croire que des responsables français importants aient pu dire qu’il fallait aider les Hutus clandestinement, et rappelé que le cadre des relations franco-rwandaises était bien précis, celui de la coopération avec un pays souverain. Il a d’ailleurs jugé que, si ce pays était dirigé par le Président Habyarimana, bien des décisions qu’il prenait auraient pu l’être également par des membres de l’opposition s’ils avaient été à sa place.

S’interrogeant sur la période du 17 juillet 1994 au 25 août 1995 pendant laquelle M. Faustin Twagiramungu avait été Premier Ministre d’un gouvernement d’union nationale, alors que le FPR venait de prendre le pouvoir, M. Jean-Bernard Raimond lui a demandé quels éléments lui avaient inspiré confiance pour prendre ce poste et sur quelles forces politiques il avait alors pensé s’appuyer pour mettre en oeuvre ses idées.

Remarquant que, le 31 juillet, un détachement de l’armée américaine était arrivé à Kigali, alors que les Etats-Unis avaient cessé le 15 de reconnaître l’ancien gouvernement rwandais, il lui a demandé si, eu égard au caractère assez catastrophique de la situation du pays au moment où son gouvernement s’installait, il avait pu penser que, d’une manière ou d’une autre, la présence des Américains aurait pu l’aider.

 

M. Faustin Twagiramungu a répondu que, bien qu’il ait su par la lecture de la presse, et notamment des coupures de journaux qu’on lui faisait parvenir d’Ouganda, que le FPR ne souhaitait pas son retour, il avait fini par se décider à assumer les fonctions de Premier Ministre. Il a précisé qu’il avait agi sous la pression de certaines personnes de la communauté internationale qui lui disaient qu’il fallait reconstruire son pays, et qui lui rappelaient qu’il avait été désigné par les accords de paix d’Arusha, dont le FPR soutenait qu’il allait les mettre en application. Mais il a indiqué qu’il avait aussi pris sa décision parce qu’il avait été contacté dans ce but par celui qui allait devenir le Ministre de l’Intérieur de son Gouvernement, M. Seth Sendashonga.

Il a ajouté que, malgré son scepticisme, il était allé voir le Président Museveni, avec qui il avait eu une conversation dont il avait déjà parlé, le Président Mwinyi de Tanzanie ainsi que le Premier Ministre et le Ministre des Affaires étrangères de ce pays, leur demandant ce qu’ils pensaient de l’avenir du Rwanda, pays détruit où avait eu lieu un génocide. Il a indiqué que tous l’avaient rassuré, disant qu’il fallait que les Rwandais essayent de travailler ensemble. Rentré à Kigali, il s’était rendu compte cependant que la victoire militaire avait vidé l’accord de paix d’Arusha, dont il pensait se prévaloir, de toute portée. Ses partenaires lui ont reproché publiquement de ne pas avoir combattu, certains lui faisant même comprendre que, de ce fait, son avis n’avait aucune importance, alors que, parmi ces combattants, certains ne connaissaient pas le pays, même s’ils avaient la nationalité rwandaise.

M. Faustin Twagiramungu a alors expliqué que son projet était de rechercher la paix et de partager le pouvoir, en y associant même des personnalités du MRND, parce que tous les membres de ce parti ne sont pas mauvais, pour essayer de reconstruire le pays, inviter les exilés à revenir et donner l’espoir aux gens. Mais comme il n’avait pas d’autre force pour l’aider que sa propre conscience et sa volonté, cela n’a pas été possible. Il a confié qu’il y croyait très sincèrement, même si on lui a dit qu’il était un peu naïf de croire que des gens qui avaient pris le pouvoir par les armes allaient le partager avec lui.

S’agissant de la venue de dirigeants américains à Kigali, il a expliqué qu’il avait rencontré le Secrétaire d’Etat à la Défense d’alors, mais qu’on lui avait alors fait savoir que discuter avec le Secrétaire d’Etat à la Défense américain ne relevait pas des compétences du Premier Ministre mais de celles du vice-Président, Ministre de la défense, et que l’affaire avait tourné court.

Il a souligné que c’était la première fois qu’il voyait les Etats-Unis marquer un intérêt particulier pour le Rwanda. Il a ajouté que l’opération avait été extrêmement rapide, et avait sans doute pour objet de signifier un appui, sans intervention, au Gouvernement rwandais qui en avait été tout à fait satisfait.

 

M. Jean-Claude Lefort a alors demandé à M. Faustin Twagiramungu son appréciation, d’une part sur les conditions du départ des responsables et des personnels du régime précédent durant les opérations Amaryllis et Turquoise, d’autre part, sur les déclarations faites par l’un de ses prédécesseurs au poste de Premier Ministre du Rwanda, M. Jean Kambanda, devant le tribunal pénal international quant à ses responsabilités et à celle du précédent régime dans le génocide.

 

M. Faustin Twagiramungu a répondu que, pendant l’opération Amaryllis, il était caché dans les locaux de la MINUAR et qu’il ne suivait les opérations que par le bruit des avions qu’il entendait et par des conversations avec le Général Dallaire avec qui il se trouvait et qui le réconfortait ; aussi, ce n’est pas avant le mois de juillet qu’il a vraiment pu savoir comment s’était passée l’évacuation.

Il a indiqué qu’il ignorait s’il y avait eu un ordre du Quai d’Orsay ou de l’Élysée concernant le choix des personnes à évacuer, mais qu’il savait simplement que certaines personnes s’étaient réfugiées à l’ambassade de Belgique et d’autres à l’ambassade de France. Quant à savoir si l’on avait évacué des Hutus, des gens du MRND ou d’autres partis, ou encore des Tutsis, il a avoué son ignorance, ajoutant toutefois qu’il savait que l’ordre était d’évacuer les nationaux.

Il a souligné que lui-même n’était pas certain que les Américains aient évacué tous ceux qui étaient dans leur ambassade et indiqué que les Belges ne l’avaient pas fait du tout. Il a précisé qu’il ne pensait pas que les refus d’évacuation aient touché les Tutsis uniquement, puisque lorsque son épouse, l’épouse du Premier Ministre désigné, était allée frapper à la porte d’une ambassade, qui n’était pas l’ambassade de France, avec ses enfants le 8 avril, à vingt-deux heures, on lui avait dit qu’on ne pouvait pas l’assister, alors qu’il y avait d’autres personnes à l’intérieur. Lui-même, après qu’une ambassade lui eut répondu au téléphone qu’elle ne pouvait pas l’assister, avait été évacué par la MINUAR, grâce à l’intervention d’un ambassadeur occidental.

Il a précisé que, pendant cette opération, la préoccupation des Occidentaux, qu’ils soient français, belges, américains ou autres, était l’évacuation de leurs nationaux. Par ailleurs, compte tenu du sentiment de panique des gens qui voyaient les leurs tués, surtout à partir du 7 au matin, il était devenu impossible d’évacuer de Kigali tous ceux qui voulaient l’être, sauf à mettre en oeuvre des moyens extraordinaires. Il s’est alors demandé comment on aurait pu décider du choix des personnes à évacuer.

A propos de l’accusation selon laquelle l’opération Turquoise aurait permis l’évacuation de responsables du génocide, M. Faustin Twagiramungu a souligné que, si certains cherchaient à quitter le Rwanda parce qu’ils avaient commis des crimes, d’autres fuyaient tout simplement parce qu’ils avaient peur du FPR, alors même qu’ils n’avaient pas commis de crimes. Il a affirmé qu’il ne pourrait cesser un seul instant de défendre ces derniers, qui ont été tués au Zaïre par la suite. Il s’est par ailleurs demandé par quel moyen on aurait pu arrêter aux frontières des millions de personnes et les contrôler.

S’agissant de M. Kambanda, M. Faustin Twagiramungu a jugé que le fait qu’il ait plaidé coupable était un acte de courage. Il a déclaré qu’il ne croyait pas qu’il l’ait fait par jeu politique et pour échapper à ses responsabilités. Il a considéré qu’il fallait assumer ses actes et que ce qui était à déplorer au Rwanda, c’est le manque de responsabilité. Il a rappelé à ce propos qu’après la mort du Président, les généraux n’avaient même pas osé prendre le pouvoir qu’ils avaient laissé à un colonel retraité, directeur de cabinet du Ministre de la Défense. Il a expliqué que c’est pour cela qu’aujourd’hui, ce directeur de cabinet pouvait dire qu’il n’avait pas de pouvoirs. Il a jugé qu’il était impossible d’accuser toute une population, qu’il fallait que la responsabilité soit partagée entre les personnes qui prétendaient diriger le pays pendant cette période, que si M. Kambanda avec son gouvernement éphémère acceptait d’avoir incité les gens à s’exterminer, il fallait qu’il assume cette conduite et accepte de désigner ceux qui ont collaboré avec lui.

Rappelant que 150 000 personnes étaient aujourd’hui en prison au Rwanda et estimant que les vingt-deux d’entre elles qui avaient été exécutées le 24 avril n’étaient pas des planificateurs du génocide, il a demandé que les responsables, qui ne sont pas seulement à Arusha mais qui se cachent un peu partout, reconnaissent leurs actes. Il s’est élevé avec force contre l’idée de considérer toutes les personnes qui ont participé au gouvernement du Rwanda, depuis celui dirigé M. Dismas Nsengiyaremye jusqu’à celui dirigé par Mme Agathe Uwilingiyimana, comme étant toutes impliquées dans le génocide, rappelant que certains de ces gouvernements avaient été dirigés par l’opposition et avaient néanmoins comporté des ministres du MRND.

Revenant sur l’évacuation des personnes menacées, tout en admettant qu’il était impossible aux ambassades d’évacuer les Rwandais aux dépens des nationaux, il a insisté sur le caractère très pénible des opérations elles-mêmes. Il a évoqué un souvenir personnel : dans un village, non loin de Kigali, alors que les gens criaient pour être évacués, les Occidentaux sont venus, ont cherché et ont emmené une dame belge, laissant là les Rwandais qui, quelques heures après, ont été découpés en petits morceaux ; la MINUAR a procédé de même à Kicukiro, à trois kilomètres de Kigali. Il a confié qu’il s’agissait là de moments très difficiles.

S’agissant de ses contacts avec les dirigeants français, M. Faustin Twagiramungu a exposé qu’il était en relation avec l’ambassade qui, pour autant qu’il le sache, avait rendu compte à Paris des conversations qu’il avait pu y tenir et qu’il estimait être des entretiens à caractère politique visant des objectifs pacifiques. Il a précisé qu’à Paris, il avait rencontré à certaines occasions Mme Boisvineau à la Direction des Affaires africaines du ministère des Affaires étrangères, et aussi, en pleine crise, vers le mois de juin 1993, le Ministre de la Coopération, M. Michel Roussin, ainsi que M. Bruno Delaye.

Il a indiqué qu’aucun de ses interlocuteurs ne lui avait dit que la France était prête à soutenir un régime ou des militaires exterminateurs mais qu’au contraire l’attitude était toujours la même, celle de la recherche d’une solution de compromis.

 

M. Bernard Cazeneuve a demandé à M. Faustin Twagiramungu de préciser les relations, officielles ou non, qu’il avait pu avoir avec des dirigeants politiques français, notamment des membres du gouvernement, s’il avait essayé de reconstruire des relations bilatérales avec la France et s’il avait eu l’occasion d’évoquer avec les responsables politiques de l’époque la politique d’aide au développement de la France en faveur du Rwanda.

Rappelant qu’il avait insisté dans son exposé sur l’absurdité de la structuration ethnique de la société rwandaise, il lui a demandé combien il y avait de ministres Hutus et Tutsis pendant la période où il avait été Premier Ministre.

Enfin, il lui a demandé à quel moment, après avril 1994, la mention de l’ethnie sur les cartes d’identité avait été supprimée.

 

M. Faustin Twagiramungu a répondu que, lorsqu’il était Premier Ministre, il avait fait une déclaration à New York disant que le gouvernement rwandais devait cesser ses critiques à l’égard de la France, et que cette déclaration avait été reprise par la presse.

Il a ajouté qu’il avait reçu l’ambassadeur, M. Courbin, en audience à plusieurs reprises pour insister sur la nécessité de bonnes relations entre la France et le Rwanda et qu’il lui avait même proposé que le vice-Président, " l’homme fort ", vienne à Paris. Il a précisé que le Président, M. Pasteur Bizimungu, était venu à Paris.

Il a ajouté que, curieusement, ni le Président ni le vice-Président n’élevaient d’objections aux propos qu’il tenait alors selon lesquels le Rwanda devait entretenir de bonnes relations avec la France.

Il a précisé qu’aucune autorité française n’était venue au Rwanda quand il était Premier Ministre, mais qu’il savait que, s’il avait demandé une audience à Paris, il l’aurait obtenue.

S’agissant de la composition du Gouvernement, il a précisé que ce n’était pas le nombre de ministres mais le pouvoir qui comptait. Il a ajouté que si les Hutus étaient majoritaires dans le gouvernement rwandais actuel, on pouvait se demander s’il était bien utile d’être Ministre quand on ne peut pas décider. Il a exposé que, lorsqu’il était Premier Ministre, alors qu’il avait mis un peu de retard pour signer un ordre de mission pour une dame qui, en fait, ne travaillait pas pour le Gouvernement, un officier était entré dans son bureau et l’avait menacé de lui administrer quelques coups pour cela ; il a ajouté que, lorsqu’il s’en était plaint en plus haut lieu, cela n’avait suscité que rires et plaisanteries.

S’agissant des Hutus membres du gouvernement, il a précisé qu’il les connaissait bien, que six d’entre eux avaient voulu démissionner en même temps que lui mais s’étaient, on ne sait pourquoi, ravisés à la dernière minute. Il a ajouté qu’il y avait treize ministres hutus pour douze tutsis mais qu’il préférerait que tous les ministres soient tutsis et que l’on donne à tous les Rwandais la paix, la sécurité et la citoyenneté.

A propos des cartes d’identité, il a fait remarquer que ce ne sont pas les Rwandais qui les ont voulues. Il a ajouté que, si elles avaient servi pendant la crise pour identifier des Tutsis lors de contrôles et les exécuter, des membres de sa famille n’auraient pas été tués comme Tutsis sans que leur identité ait été vérifiée, alors qu’ils ne l’étaient pas. Il a insisté sur le fait que, même si on ne pouvait pas nier qu’il y ait des Hutus et des Tutsis, cette distinction n’était certainement pas le clivage essentiel et que gouverner le Rwanda sur ces bases ne pouvait mener qu’à l’échec.

Il a enfin ajouté que la suppression, maintenant ancienne, de la mention de l’ethnie sur les cartes d’identité du Burundi n’avait pas empêché les massacres ethniques de s’y poursuivre.

 

Audition de M. Robert GALLEY

Ministre de la Coopération (1976-1978 et 1980-1981), Député de l’Aube

(séance du 13 mai 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Robert Galley, Ministre de la coopération de 1976 à 1981. Il a estimé qu’en dépit du caractère lointain de cette période, M. Robert Galley pourrait certainement apporter à la mission un éclairage utile sur les débuts de la coopération entre la France et le Rwanda, en particulier dans le domaine militaire. Il a jugé qu’il pourrait aussi aider la mission à mieux comprendre les raisons pour lesquelles le Rwanda a été intégré dans le champ de la coopération française et, à cet égard, assimilé aux pays qui ont, dans le passé, relevé de l’administration coloniale française, question qui s’est posée à plusieurs reprises lors des précédentes auditions.

 

M. Robert Galley a d’abord fait part aux membres de la mission de sa surprise d’être convoqué devant eux, les souvenirs qu’il pouvait avoir du Rwanda étant extrêmement lointains.

Il a indiqué qu’en tant que Ministre de la coopération de 1976 à 1981, il avait effectué diverses missions au Rwanda mais qu’il aurait l’occasion de parler également du Burundi, les problèmes rencontrés par ces deux pays lui paraissant indissolublement liés. Il a, par ailleurs, déclaré qu’il avait établi avec le Président Habyarimana des relations très sincères et très étroites, qui lui avaient permis de connaître certaines réalités de l’intérieur et qu’il avait également noué diverses amitiés, en particulier avec une religieuse qui dirigeait une école à Gitarama.

Il a toutefois observé que son dernier passage à Kigali datait du sommet franco-africain que le Président Mitterrand y avait organisé en octobre 1982 et que c’est alors en tant que Président du groupe d’amitié France-Rwanda de l’Assemblée nationale qu’il avait accepté d’y être présent.

M. Robert Galley a d’abord évoqué la personnalité du Président Habyarimana et les circonstances de son arrivée au pouvoir.

Après avoir rappelé que certains estimaient qu’il s’agissait d’un putsch militaire, il a déclaré avoir eu, par divers témoignages, une relation très précise de ce qui s’était passé. Kayibanda, Président du Rwanda depuis 1962, était devenu petit à petit l’otage d’un certain nombre d’extrémistes hutus. Juvénal Habyarimana, Colonel de la garde présidentielle, se situait, quant à lui, en dehors de la problématique ethnique, car il pensait qu’il n’y avait pas d’avenir pour la Rwanda dans les luttes entre Hutus, Tutsis et Twas. Il se montrait, de ce fait, très réservé à l’égard des missions que lui donnait le Président Kayibanda. Poussé alors par les extrémistes, ce dernier le convoqua en juillet 1973 au Palais. Le Colonel Habyarimana se trouvant en présence de deux militaires qui braquaient un revolver sur sa tempe, les écarta violemment, sauta par la fenêtre, appela la garde présidentielle et encercla le Palais. Ce coup d’Etat se déroula sans aucune mort d’homme.

Reprenant une expression restée précise dans sa mémoire, M. Robert Galley a rappelé qu’à la suite de cette affaire, un certain nombre de Hutus avaient considéré que le moment était arrivé de " faire la chasse aux Tutsis ". A ce moment-là, le Colonel Habyarimana envoya tous les extrémistes hutus en prison et fit savoir qu’il ne tolérerait pas l’extrémisme, ni d’un côté ni de l’autre. C’est ainsi que le Rwanda connut quinze ans de paix quasiment sans nuages.

Contrairement à ce qu’en ont rapporté certains journaux, le régime du Président Habyarimana, fondé sur une structure démocratique communale, était extrêmement tolérant et permettait une très grande liberté d’expression. Il s’agissait d’une démocratie à la base et non au sommet. L’énorme problème résidait cependant dans la croissance de la population, laquelle était, sans porter de jugement de valeur, très encouragée par la présence -partout et dans tout- de l’Eglise. Cette dernière était farouchement opposée à toute mesure de restriction des naissances, ce qui favorisait un accroissement galopant de la population rwandaise.

M. Robert Galley a jugé nécessaire de compléter son analyse par le rappel des événements survenus au Burundi. A l’inverse de ce qui s’était passé au Rwanda en 1962, la minorité aristocratique tutsie d’origine royale, avait, au Burundi, conservé le pouvoir. M. Robert Galley a d’ailleurs indiqué qu’il avait très bien connu le Président Bagaza et qu’il fallait bien savoir -et dire très clairement- que cette aristocratie tutsie dominait sans partage un peuple de travailleurs. Illustrant son propos, il a alors évoqué une scène dont il avait été témoin au Burundi. La coopération française ayant donné l’argent nécessaire à la construction d’un grand collège dans le sud du pays, à Bururi, M. Robert Galley avait été conduit à en organiser l’inauguration, laquelle marquait, en fait, la remise de ce collège par la France aux autorités religieuses, l’Eglise catholique étant chargée, au Burundi, de l’éducation. A la suite des discours, une fête avait eu lieu, donnée par des officiels exclusivement tutsis, les élèves, dans leur totalité, garçons et filles, étaient des Tutsis très grands et longilignes dont on remarquait l’extraordinaire beauté. Il en fit l’observation à l’évêque, lequel répondit : " Bien entendu, ils sont tous tutsis ; pourquoi voulez-vous qu’il en soit autrement ? ". A la réponse de M. Robert Galley qui lui faisait remarquer que le Burundi comptait tout de même 80 % de Hutus, l ’évêque rétorqua -c’était en 1978- : " Mais les Hutus n’ont rien à faire dans nos collèges ; ils sont là pour travailler ! ". Comme le Ministre lui avait demandé où ils étaient, l’évêque avait, d’un geste large, montré les sommets de toutes les collines situées à trois ou quatre kilomètres de Bururi, où l’on apercevait de petits groupes humains sans pouvoir les distinguer. Il s’agissait des Hutus, lesquels n’étaient admis ni à la fête ni à l’école. C’était une aristocratie et des esclaves. Tel avait également été le régime antérieur au Rwanda pendant des siècles. Soulignant qu’il n’était pas un partisan d’une quelconque forme de racisme, il a toutefois rappelé que la domination de l’aristocratie tutsie sur le Rwanda avait laissé de très fortes empreintes.

Le colonisateur allemand, lorsqu’il était arrivé, et ce, dans la lignée de ce qu’auraient pu faire les junkers prussiens, avait considéré qu’il était extrêmement commode de conforter l’administration et la hiérarchie tutsie sur les Hutus. Les Belges, à la prise de leur mandat, avaient également estimé que cette situation était extrêmement confortable. Ainsi, jusqu’au début des années soixante, l’aristocratie tutsie avait totalement dominé le pays, à l’image de ce que pouvait être la féodalité en l’an 1000 en Europe.

Le référendum de 1962 témoigna cependant de l’écrasante supériorité numérique des Hutus qui sentirent alors leur force. Les Tutsis partirent en Ouganda, en Tanzanie et au Burundi, qui n’avaient pas subi la même évolution. Se créa, par conséquent, un mouvement d’émigrés, à l’image de celui que les Français avaient bien connu pendant la Révolution. Ce mouvement fut le ferment de la création du FPR, mais aussi l’occasion pour cette minorité de gens très intelligents et de grande capacité d’établir une diaspora aux Etats-Unis, en Belgique et au Canada, laquelle a été par la suite, dans une large mesure, à l’origine du versement des sommes considérables qui ont financé l’équipement du FPR.

Tels étaient donc ces deux pays qui ont vécu côte à côte, le Burundi conservant de fait le pouvoir aristocratique et le Rwanda luttant contre le retour de cette situation.

M. Robert Galley a tenu à revenir sur un point qu’il a jugé insuffisamment mis en évidence.

En 1988, puis en 1993, des émeutes considérables eurent lieu au Burundi, auxquelles l’armée réagit avec une extraordinaire violence. M. Robert Galley a indiqué qu’il avait pu, par les documents qu’il s’était procurés, se rendre compte de l’extraordinaire ampleur des massacres de Hutus qui s’étaient alors déroulés au Burundi, renvoyant ainsi en masse vers le Rwanda des réfugiés qui avaient franchi la frontière pour se sentir protégés et étaient de ce fait venus alimenter un détestable extrémisme hutu. Le massacre de 1993 fit, au Burundi, 150 000 morts et entraîna la fuite à l’étranger de 700 000 réfugiés hutus qui vinrent rejoindre les 240 000 Hutus qui avaient quitté le pays lors des affrontements précédents.

M. Robert Galley a souligné que ce qui s’était passé au Rwanda en 1994 avait déjà été précédé d’événements, certes de nature tout à fait différente, mais qui révélaient la dureté extrême de la répression menée par l’armée tutsie du Burundi, laquelle avait écrasé la révolte des provinces du nord et provoqué la fuite de nombreux Hutus en territoire rwandais. Il a jugé que ces événements expliquaient, dans une certaine mesure, les raisons pour lesquelles, lorsque le FPR rencontra ses premiers succès, non pas en 1990, mais au cours des années suivantes, sur la frontière nord et dans l’est du pays, une immense terreur s’était emparée de l’ensemble des Rwandais dont les cousins et les amis avaient été chassés du Burundi. Il a estimé que dans la presse, les journaux et ouvrages français, ces conséquences des événements du Burundi sur l’état d’esprit des Rwandais et sur la montée de l’extrémisme hutu avaient été largement sous-estimées. Les événements de 1994, dont M. Robert Galley a souligné le caractère effrayant et suicidaire, étaient nés, pour une large part, des massacres qui s’étaient produits au Burundi et qui avaient renvoyé au Rwanda la masse de réfugiés qu’il venait de mentionner.

Remerciant M. Robert Galley de son exposé qui, s’il ramenait les membres de la mission à une époque antérieure à celle qui faisait l’objet de ses investigations, n’en plaçait pas moins les événements de 1994 dans un contexte historique intéressant, le Président Paul Quilès a souhaité savoir dans quel esprit l’accord d’assistance militaire de 1975 avait été élaboré. Il a souhaité avoir des précisions supplémentaires, relatives notamment à l’aide à la constitution d’une gendarmerie nationale.

 

M. Robert Galley a rappelé que les premiers gestes officiels marquants à l’égard du Rwanda avaient été faits par le Général de Gaulle qui, à la suite de l’indépendance, avait été sollicité par le Président Kayibanda. Au nom de la défense de la francophonie et compte tenu de l’extrême intérêt qu’il portait au Congo ex-belge et à tout ce qui était francophone, le Général de Gaulle avait jeté les bases de la coopération avec le Rwanda. Cette coopération se déroulait certes avec des coopérants, mais aussi avec des volontaires. M. Robert Galley a indiqué à cet égard avoir retrouvé, dans l’histoire des volontaires du progrès dont il était, jusqu’en décembre dernier, le Président, le reflet de la progression des interventions des ONG qui étaient venues apporter leurs contributions au développement du Rwanda.

Des accords de défense ont été passés avec le Rwanda en raison de la présence en Ouganda d’une menace extrêmement sérieuse. Dans ce dernier pays, en effet, après la sinistre période d’Amin Dada et celle, non moins sinistre, du Président Obote qui avait trahi tout le monde, était apparu un nouveau leader, Museveni. Ce dernier, s’appuyant sur la minorité tutsie, avait constitué son armée et ses milices en faisant appel aux réfugiés tutsis. Les Tutsis avaient pris le pouvoir en Ouganda, que ce soit dans la sécurité militaire ou à la tête de l’armée. Ainsi, une sorte de coexistence, voire de fusion, s’était créée entre l’armée de l’Ouganda, qui soutenait le Président Museveni, et le FPR qui ne cessait de se développer. Au début des années quatre-vingts, l’armée du FPR devait être constituée de quelques milliers d’hommes, lesquels représentaient une menace par le fait qu’ils étaient remarquablement armés. Certains de leurs officiers avaient même été formés à West Point. Les Français sentaient que le régime rwandais pouvait être menacé.

C’est dans ce contexte que le Président Habyarimana signa des accords de défense avec la France, symétriques de ceux conclus avec le Zaïre. M. Robert Galley a indiqué qu’existait dans son esprit, une espèce de symétrie dans l’attitude qu’avait adoptée la France lors de l’attaque du Shaba par des Katangais basés en Angola, lorsqu’elle avait mené l’opération de Kolwezi -dont les Français avaient été relativement fiers- et à l’égard de la menace que le FPR exerçait aux frontières nord du Rwanda. Même s’il n’existait pas de menaces du côté du Burundi et aucune, bien entendu, du côté du Zaïre, la création et la progression de cette force ougandaise dominée par les exilés tutsis impliquaient que la France aidât ses amis. C’est dans ce cadre que fut élaboré l’accord de défense qui conduisit l’armée française à apporter son aide au Rwanda.

A ce sujet, il convient de distinguer deux phases. La première, qui s’étend jusqu’en 1990, a été notamment marquée par les premières attaques du FPR. Les raids dévastateurs et meurtriers de ce dernier dans le nord du pays furent stoppés par les parachutistes français, certes peu nombreux -ils n’étaient que 125-, mais représentant une force suffisante. A ce moment-là, l’armée du FPR était constituée de 2 000 à 3 000 personnes et équipée convenablement, à l’instar d’une armée moderne.

La réaction du Président Mitterrand, que M. Robert Galley avait approuvée sans réserve, avait été de faire jouer les accords de défense et de préserver, bien évidemment, l’intégrité du Rwanda face à ce qui apparaissait comme une attaque extérieure. Il s’agissait aussi d’accroître les effectifs et les moyens de l’armée rwandaise pour lui permettre de faire face à cette attaque, au moment où le FPR, basé en Ouganda, recrutait, en Tanzanie, au Burundi et même au Rwanda, des jeunes Tutsis de seize à dix-huit ans pour les entraîner, son objectif étant de constituer ce qu’il appelait une armée de libération.

La montée en puissance de l’armée rwandaise que le Président Mitterrand et les gouvernements successifs ont accompagnée n’était, en réalité, que la riposte à la menace du Front patriotique rwandais, qui devenait de plus en plus pressante. Dans le même temps, le Président Habyarimana faisait des efforts louables pour essayer de se rapprocher du Front patriotique rwandais et d’éviter la guerre. L’histoire a cependant montré qu’à partir du moment où Kagame, qui était le fils de Tutsis exilés, a pris le pouvoir, il a mené de front, avec une habileté consommée, les combats et les négociations. Au cours des négociations, il se donnait le rôle de vouloir participer à un gouvernement d’union nationale et de réconciliation, alors qu’en même temps il acquérait un armement très important et menait des raids, relativement limités jusqu’à la grande invasion de 1993. Dans cette affaire, le FPR s’est comporté comme un Machiavel utilisant à fond les relais qu’il possédait aux Etats-Unis, au Canada et en Europe pour se présenter comme voulant rétablir les droits de l’Homme et la démocratie au Rwanda. En réalité, pour caricaturer, son ambition était de rétablir l’ordre antérieur, c’est-à-dire la domination d’une minorité tutsie sur un peuple destiné à demeurer un peuple de travailleurs.

M. Robert Galley a insisté sur le fait que la France s’était honorée, sous la conduite de ses présidents successifs, en soutenant la politique du Gouvernement rwandais et en faisant tout ce qui était en son pouvoir pour, d’une part, éviter la guerre et, d’autre part, donner au Rwanda les moyens de faire face à cette agression extérieure.

 

M. Bernard Cazeneuve, revenant sur les propos tenus par M. Robert Galley concernant l’accord qu’il avait qualifié " d’accord de défense ", a fait observer qu’à la connaissance des membres de la mission, l’accord signé effectivement en 1975 entre la France et le Rwanda était, non pas un accord de défense, mais d’assistance militaire, avec une dimension de coopération. Le texte originel, pas plus que les avenants le modifiant, ne prévoyaient que la France interviendrait aux côtés du Rwanda en cas d’invasion étrangère ou d’attaque extérieure dirigée contre le Rwanda, mais seulement que la France apporterait, comme c’est le cas dans d’autres pays d’Afrique, son soutien à la formation des militaires rwandais, qu’ils soient dans la gendarmerie ou au sein des forces armées rwandaises, en y favorisant en particulier l’apprentissage de ce que sont les moeurs démocratiques dans un pays respectant les droits de l’Homme.

 

M. Robert Galley, se rangeant très volontiers à l’avis du Rapporteur et reconnaissant sa connaissance du sujet, a admis qu’il s’agissait là d’une erreur de sa part, étant entendu que l’opération menée sur Ruhengeri, lors de la première incursion armée en force du FPR, paraissait tout de même, à ses yeux, relever plus d’un accord de défense ou, du moins, d’un accord de soutien mutuel que de la simple coopération.

 

M. Bernard Cazeneuve a souligné l’importance de ce point pour la compréhension des faits. La question que les membres de la mission d’information se sont posée à plusieurs reprises et qu’ils ont posée à un certain nombre de ceux qui sont venus devant eux au cours des dernières semaines, était de savoir si certaines interventions de la France, qu’il s’agisse de l’opération " Noroît " ou de l’envoi du détachement d’assistance militaire et d’instruction, résultaient de la mise en oeuvre de l’accord d’assistance et de coopération militaires ou d’une autre logique. Il a jugé que, par conséquent, le témoignage apporté par M. Robert Galley était intéressant, dans la mesure où il prouvait que cet accord de coopération avait été signé dans un esprit très large.

M. Bernard Cazeneuve a ensuite interrogé M. Robert Galley sur ses relations personnelles d’amitié avec le Président Habyarimana, qu’il avait connu à partir de la fin des années soixante-dix. Il a voulu savoir s’il avait senti, à mesure que le temps passait, qu’il était de plus en plus aux prises avec l’Akazu, ce petit groupe dont on écrit qu’il était entre les mains de certains membres de sa famille et gagné à la cause extrémiste hutue contre laquelle, à l’origine, le Président Habyarimana s’était pourtant battu.

En réponse à la première question du rapporteur, M. Robert Galley a déclaré que les militaires français en coopération encadraient l’armée rwandaise et l’assistaient dans ses manoeuvres, jusqu’au jour où des vies françaises se sont trouvées menacées par le FPR, des Français, notamment des coopérants et des prêtres, étant installés dans le nord du pays. La préservation de vies humaines fut une extension, presque " naturelle ", de l’accord de coopération. C’est ainsi qu’ont dû être présentés les événements de 1990, les seuls que M. Robert Galley a dit avoir connus.

S’agissant de sa relation avec le Président Habyarimana, M. Robert Galley a déclaré l’avoir vu pour la dernière fois en 1982 mais avoir entretenu des amitiés, en particulier avec le Ministre des Affaires étrangères et un certain nombre de personnalités du gouvernement. Il a reconnu avoir constamment senti que le Rwanda vivait dans une tension interethnique latente, ce qui nécessitait une extrême attention pour réprimer, d’où qu’elles viennent, les manifestations de cette tension prête à se raviver au moindre signe.

Le Président Habyarimana lui avait effectivement signifié, à diverses reprises, que les adversaires du maintien de la paix, à l’intérieur du pays, étaient les extrémistes hutus qu’on trouvait un peu partout, même dans l’armée. M. Robert Galley a déclaré avoir conservé un souvenir très précis du Président Habyarimana lui parlant de cette situation : il savait qu’il devait être, lui-même, extrêmement vigilant pour éviter les dérapages, ce qui se passait au Burundi étant constamment présent dans l’esprit du gouvernement et des populations, à un point que la France mesure difficilement. Tout ce qui se passait dans un pays se répercutait sur l’autre, et vice versa.

Evoquant les propos de M. Robert Galley relatifs à la " tension interethnique latente " et le tableau rapide qu’il avait brossé de l’histoire du Rwanda et, dans une moindre mesure, du Burundi depuis la décolonisation, le Président Paul Quilès a demandé à M. Robert Galley à quel moment, selon lui, s’était accrue cette tension ethnique.

Dans une réponse qu’il a qualifiée de brutale, M. Robert Galley a estimé que la majorité hutue du Burundi n’ayant jamais eu l’occasion ni la possibilité de s’exprimer, il était difficile de parler de tensions interethniques. Il y avait les maîtres et les esclaves.

Au Rwanda, furent déjà enregistrés, dans les années 1956-1958, des réflexes d’opposition entre Hutus et Tutsis, mais ce fut l’indépendance de 1962 qui provoqua l’explosion des tensions interethniques.

 

M. François Lamy a d’abord interrogé M. Robert Galley sur le régime du Président Habyarimana. Il a souligné que la description donnée par M. Robert Galley d’un régime très " tolérant " et d’une démocratie à la base, ne correspondait pas tout à fait à l’image qui en avait été présentée aux membres de la mission. Il a observé qu’à l’époque où M. Robert Galley était en fonction, il s’agissait d’un régime de parti unique et a rappelé qu’un des universitaires entendus avait parlé, non pas de démocratie communale, mais plutôt d’un système de " quadrillage " de la population. Il a donc demandé à M. Robert Galley de revenir sur ce point et de préciser quelle était l’ambiance dans ce pays. Faisant état des propos tenus devant la mission par le Premier ministre rwandais, en exercice de juillet 1994 à août 1995, selon lesquels nombre de problèmes du Rwanda étaient précisément liés à la lutte pour le pouvoir, il a souhaité connaître l’analyse de M. Robert Galley sur le régime Habyarimana et les oppositions qu’il suscitait, l’expression de " nazisme tropical " ayant été employée pour le qualifier.

Relevant que M. Robert Galley avait été Président de l’Association des volontaires pour le progrès jusqu’à très récemment et rappelant que certains coopérants appartenant à cette association étaient présents au Rwanda dans les années qui avaient précédé le génocide, M. François Lamy a souhaité savoir si ces volontaires avaient fait des rapports et, dans l’affirmative, s’il était possible de les communiquer aux membres de la mission.

En réponse à cette dernière question, M. Robert Galley a indiqué que l’actuel délégué général des Volontaires du progrès était au Rwanda lors de la prise de pouvoir par le Président Habyarimana et qu’il pourrait donner à la mission un éclairage sur la situation que connaissait alors le pays.

A ce propos, il a toutefois souligné que l’Association des volontaires du progrès avait un souci absolu de la sécurité de ses coopérants et que son rôle n’était pas de les envoyer dans un endroit où ils pouvaient courir un risque quelconque. Pour illustrer son propos, il a cité un exemple. M. André Santini, député et Président du syndicat des eaux de l’Ile-de-France, avait entrepris la remarquable tâche de donner, en dix ou quinze années, de l’eau potable à toutes les populations du nord du Rwanda, tâche à laquelle contribuaient les volontaires du progrès qui encadraient les travaux. Lors des premières incursions du FPR dans le nord du pays, les dirigeants de l’Association étant convaincus que ces événements ne pouvaient qu’entraîner des massacres d’un côté et de l’autre, les volontaires ont été rapatriés. Par conséquent, ni en 1993, au moment des grands massacres du Burundi, ni en 1994, les volontaires n’ont pu avoir eu une vision de terrain de ce qui s’était passé. De ce point de vue, leur rapport risque de ne pas être d’un très grand secours.

M. Robert Galley a en revanche estimé que pourraient être trouvées, parmi les religieux français qui ont quitté le Rwanda, des personnes qui ont vécu les événements. Soeur Odette, la supérieure du collège de Gitarama, qui a passé sa vie au Rwanda, lui avait fait, elle-même, un rapport témoignant de son épouvante devant ce qu’elle avait vu. Elle lui avait fait part du sentiment de panique des Hutus à l’idée que les Tutsis reviennent et avait fait état de quasi-émeutes raciales à l’intérieur même d’un collège où, quelques mois auparavant, tous semblaient vivre dans une parfaite compréhension mutuelle alors qu’étaient même conclus des mariages mixtes. L’explosion de haine raciale paraissait, à cette époque de calme apparent, parfaitement inconcevable. C’est aussi la raison pour laquelle en réponse au Président Paul Quilès, il avait parlé de " tensions latentes " entre les ethnies, en précisant qu’il suffisait d’une étincelle pour les ranimer.

Quant à la question posée sur le régime du Président Habyarimana, M. Robert Galley, tout en reconnaissant que les parallèles étaient toujours mauvais, l’a néanmoins comparé à celui de Côte-d’Ivoire. Rappelant que ce pays, pour lequel la France avait une grande estime, avait vécu, avec le Président Houphouët-Boigny, sous un régime de parti unique, il a souligné que la France s’en était bien accommodée et estimé que la Côte-d’Ivoire s’en était bien trouvée. Il a en outre fait valoir que, dans le Gouvernement de Juvénal Habyarimana, il y avait des Tutsis, qui appartenaient au parti du Président, le MRND.

Au Rwanda, la démocratie ne se situait pas au niveau de la représentation nationale, composée uniquement de candidats du parti unique : c’était là une caricature de démocratie. En revanche, dans les villages, la démocratie existait vraiment et les équipes municipales étaient constituées, après débats, par élections et cooptations. A l’intérieur même des provinces, les élections étaient représentatives des forces communales. Bien qu’ils fussent très éphémères et précaires, les moyens de communication par radio facilitaient la constitution d’autorités locales capables d’assurer le fonctionnement du pays.

M. Robert Galley s’est déclaré frappé, en tant que Ministre de la coopération, du nombre formidable de projets de développement et de modernisation du pays. En comparaison avec les projets de pays voisins, comme le Zaïre, caricature de ce qu’il fallait faire, voire de pays tels que le Mali ou la Mauritanie, il était stupéfiant de voir le Rwanda, confronté à ses problèmes de surpopulation, se lancer, en s’appuyant sur ses structures communales et préfectorales, dans des projets brillants de cultures de thé ou de café.

Pour nombre de Français, le Rwanda était un peu un modèle de ce que l’on pouvait rêver pour l’Afrique comme phase de transition entre la période coloniale et la démocratie.

 

M. Jacques Myard a estimé qu’en suivant la logique historique développée par M. Robert Galley qui avait rappelé l’histoire actuelle et ancienne, voire la protohistoire du Rwanda, on était en droit de penser qu’aujourd’hui, la situation était de nouveau explosive. Avec le pouvoir d’une minorité sur une majorité, le Rwanda poursuit le cycle de l’affrontement maîtres-esclaves qui risque d’alimenter à nouveau la violence. M. Jacques Myard a donc demandé à M. Robert Galley quel était son sentiment sur la situation du Rwanda aujourd’hui, qui lui semblait la suite logique, mais inversée, de tout ce qui s’est passé auparavant.

Par ailleurs, il a souhaité savoir comment M. Robert Galley expliquait que le Gouvernement hutu, même avec l’aide de la France, si importante ou minime soit-elle, selon que l’on se place d’un côté ou d’un autre, n’ait pas su faire face aux attaques de blitzkrieg du FPR.

A la première question, M. Robert Galley a répondu par analogie. Le nombre de Tutsis au Burundi doit être de l’ordre de 15 % à 20 %. Ils détiennent l’administration, la police, la gendarmerie, l’armée, c’est-à-dire tous les postes de pouvoir et ce, depuis des siècles -et ils ont su préserver cette position au moment de l’indépendance.

Quand le FPR est arrivé dans le nord, il avait " regroupé ", soi-disant pour les protéger, les populations des villages et les avait triées. Il a éliminé tous les dirigeants et a fait fusiller trois évêques, parce qu’ils représentaient l’élite, hutue qui plus est. A l’heure actuelle, il n’existe pas grand risque de drame au Rwanda puisque s’est installée la paix des mitrailleuses.

Sachant que, durant les émeutes, l’armée du Burundi a tué, dans les trois provinces du nord, 150 000 personnes en moins de cinq trimestres, le danger, pour la population hutue, est très clair. De la même manière, les Tutsis du Rwanda n’ont nullement cherché à aider les populations hutues ; ils les ont jetées dans les forêts du Zaïre, sans se soucier de savoir si elles allaient mourir, ce qui a d’ailleurs été le cas pour la plupart d’entre elles. Il existe donc une logique de domination des Hutus par un peuple tutsi intelligent et guerrier.

Concernant la question de savoir pourquoi l’armée hutue, aidée par la France, n’avait pas su faire face aux attaques du FPR, M. Robert Galley a rappelé qu’existaient au Rwanda trois peuples : les Twas, très apparentés aux pygmées et originaires de la forêt, qui vivent dans le nord-est du pays, dans la zone des volcans en particulier, les Hutus, populations bantoues qui viennent de la forêt zaïroise et qui ont probablement commencé à coloniser les terres du Rwanda aux XVème, XVIème et XVIIème siècles et les Tutsis, d’origine étrangère. Ce sont les cousins des Dinkas du Soudan, des grands gaillards, gardiens de boeufs, du Bahr-El-Ghazaï, ou des Masaïs dont on sait au Kenya quels guerriers redoutables ils sont. Les Tutsis n’ont donc rigoureusement rien à voir avec les peuples de la forêt. Ces populations, malgré les mariages mixtes, sont complètement différentes. La réussite des élites tutsies en Europe, notamment en France, en Belgique, au Canada et aux Etats-Unis, est là pour montrer qu’il s’agit d’un peuple, intelligent et fier, de très bons guerriers, qui n’a rien à voir avec ces hordes de pauvres bantous, incapables de résister à la poussée d’une armée moderne, composée d’une petite quantité d’hommes, mais très bien organisée et obéissant à une discipline comparable à celle qui caractérise les armées européennes.

Même si l’armée rwandaise comportait des éléments convenables, comme c’était également le cas de l’armée zaïroise, toutefois, globalement, la qualité des soldats bantous était sans commune mesure avec celle des combattants tutsis venant de l’extérieur.

Reconnaissant avoir quelque peu caricaturé et forcé le trait pour bien faire comprendre sa pensée, M. Robert Galley a estimé que le sujet exigerait des développements plus nuancés.

 

M. Michel Voisin, faisant allusion à l’anecdote évoquée par M. Robert Galley concernant le lycée qu’il avait inauguré au Burundi, a voulu savoir si ce qui avait été écrit concernant la séparation des Tutsis et des Hutus dans les écoles rwandaises était vrai.

 

M. Robert Galley a répondu par la négative, pour avoir lui-même visité plusieurs écoles religieuses, en particulier longuement celle de Gitarama où il était retourné à deux reprises, compte tenu des liens d’amitié qui le liaient à Soeur Odette. L’égalité était absolue. Les soeurs et les professeurs préféraient probablement les Tutsis parce que, d’une manière globale, ils étaient intelligents. Ainsi, lorsque les extrémistes hutus eurent envahi un séminaire situé dans le Nord, du côté de Ruhengeri, ils avaient aligné les personnes présentes contre le mur, en demandant à chacune leur noM. En fonction du nom, les miliciens savaient qui était Hutu et qui était Tutsi et ont fusillé les Tutsis.

Au sein même des séminaires qui étaient à la base du système d’éducation et dans les collèges, il n’y avait aucune différence. Des Tutsis fort intelligents qui étaient parfaitement intégrés faisaient partie du Gouvernement de Juvénal Habyarimana. M. Robert Galley a souligné que Juvénal Habyarimana faisait tout pour éviter le racisme. C’est la raison pour laquelle il a été abattu.

 

Le Président Paul Quilès a relevé les propos de M. Robert Galley évoquant de façon allusive et avec pudeur, le rôle et la responsabilité de l’Eglise catholique par rapport au problème de la surpopulation. Il s’est demandé si, à l’examen de l’histoire du Rwanda et de son évolution démographique, il n’apparaissait pas irresponsable de favoriser la surpopulation. Sauf à être totalement aveugle, on sait en effet qu’une croissance démographique non maîtrisée débouche inéluctablement, soit sur des épidémies, soit sur des guerres civiles ou extérieures, soit sur les trois à la fois. On peut se demander par conséquent, comment il se faisait que des responsables politiques, mais surtout religieux, favorisent la surpopulation. Même s’il est toujours facile d’interpréter l’histoire a posteriori, comme beaucoup le font, on peut se demander s’il n’y a pas là une forme d’irresponsabilité grave.

 

M. Robert Galley a rappelé que les premiers missionnaires sont arrivés au Rwanda lors de la colonisation allemande. Mgr Hirth y a amené l’ordre des Pères blancs, fondé par un Français, le Cardinal Lavigerie.

Tout montre que l’Eglise catholique s’est appuyée, dans un premier temps, sur l’aristocratie tutsie au nom d’un principe qui était le suivant : dès lors qu’elle christianisait l’élite, inévitablement l’ensemble des populations deviendraient chrétiennes. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé. Par la suite, dans les années 1920-1925, l’Eglise a fait machine arrière, mais son poids était considérable. L’Eglise catholique a souhaité faire du Rwanda un Etat chrétien. Le dimanche matin au Rwanda, il était fascinant de voir toutes les petites colonnes de populations qui descendaient, de manière très régulière, des collines pour venir écouter la messe sur l’immense place du village. Il est dommage que l’Eglise catholique, dont le poids était si grand, n’ait pas réussi à contrôler les extrémismes, en particulier l’extrémisme hutu. Elle a, dans les faits, été entraînée dans la tourmente.

 

M. Bernard Cazeneuve est revenu à son tour sur les paroles de l’évêque burundais, citées par M. Robert Galley, selon lesquelles les Tutsis étaient seuls dignes de recevoir un enseignement, alors que les Hutus étaient en train de travailler sur les collines.

Il a jugé que cet épisode entrait en contradiction avec ce que l’on peut lire dans un certain nombre de textes émanant de religieux qui ont joué un rôle très important au Rwanda, comme Mgr Perraudin, qui, en 1959, jette les bases d’une sorte de révolution post-coloniale hutue, en affirmant qu’un rééquilibrage du pouvoir au profit des Hutus est indispensable. Il a estimé que les propos rapportés par M. Robert Galley paraissaient également en contradiction avec le lien très étroit qui unissait un certain nombre de responsables de l’Eglise catholique et le Gouvernement de Juvénal Habyarimana, et qui s’est d’ailleurs traduit par des complicités éditoriales. A plusieurs reprises, en effet, le Président Habyarimana a signé les éditoriaux de la revue Dialogue, ce qui a conduit plusieurs ecclésiastiques à fonder la revue Kinyamateka pour marquer leur distance à l’égard du régime.

 

M. Robert Galley a indiqué, tout en reconnaissant le caractère quelque peu tranché de ses propos, motivé par son souci pédagogique, que les églises du Rwanda et du Burundi n’avaient rien à voir l’une avec l’autre. L’Eglise catholique rwandaise était à peu près conforme à ce que les Européens, pouvaient souhaiter, étant entendu malgré tout que son rôle était considérable puisqu’elle assurait l’enseignement. Mais l’enseignement ne véhiculait aucune discrimination raciale.

En revanche, l’Eglise catholique du Burundi voulait maintenir les structures aristocratiques au profit des Tutsis.

Ce n’est donc pas en termes de contradictions, mais de comparaison qu’il faut analyser la réalité des deux pays voisins : l’un avait préservé le régime de l’aristocratie dominante et de la minorité oppressive, alors que, dans l’autre, certaines personnes essayaient de vivre en bonne intelligence. C’est la raison pour laquelle, selon Kagame, il fallait les éliminer.

 

Audition de M. Jean-Michel MARLAUD

Ambassadeur au Rwanda (mai 1993-avril 1994)

(séance du 13 mai 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Jean-Michel Marlaud, Ambassadeur de France au Rwanda de mai 1993 à avril 1994, rappelant qu’il avait exercé cette fonction pendant la période dramatique au cours de laquelle les tensions se sont exacerbées pour aboutir aux massacres et au génocide d’avril et de mai 1994. Il a souligné le caractère capital de son témoignage.

Après voir indiqué qu’il avait présenté ses lettres de créances au Président Habyarimana le 7 mai 1991, M. Jean-Michel Marlaud a précisé que le cadre de sa mission au Rwanda avait été fixé, conformément à l’usage, dans un relevé d’instructions établi, après concertation interministérielle, au cours d’une réunion présidée par le Secrétaire général du Quai d’Orsay. Il en a cité les extraits suivants :

 

" La France a pour préoccupation principale la nécessité d’éviter les massacres et de favoriser la stabilité de la région.

" L’ambassadeur cherchera à favoriser le règlement politique de la crise et la mise en oeuvre des accords conclus dans le cadre des négociations d’Arusha, en gardant à l’esprit l’importance qui s’attache à un retour très rapide des personnes déplacées sur les terres dont elles ont été chassées, ainsi qu’à la tenue, à échéances rapprochées, d’élections, seule procédure permettant d’assurer la légitimité démocratique.

" Pendant la période de transition, l’ambassadeur encouragera les autorités rwandaises, présidence et gouvernement, à se rapprocher et à se concerter pour agir, dans toute la mesure du possible, de concert. L’ambassadeur sera, en outre, attentif aux questions interethniques et à la situation des droits de l’homme et rappellera, en tant que de besoin, les préoccupations de la France sur ce point. Il réfléchira, enfin, à la position que devra adopter notre pays, ainsi qu’à ses intérêts à moyen et long terme à l’issue de la crise rwandaise, en sachant que nous nous garderons de privilégier l’une ou l’autre des ethnies.

L’objectif est de favoriser à terme la paix et la réconciliation nationale et d’encourager la démocratisation en cours.

" L’ambassadeur devra rendre très précisément compte de tout élément qui pourrait avoir une incidence sur la position de la France quant à la présence des forces françaises au Rwanda. A cet égard, il fera part au Département de ses propositions en liaison avec les autorités rwandaises et en fonction de l’évolution de la situation au Rwanda. A cette fin, il gardera à l’esprit le rôle stabilisateur et dissuasif de la présence militaire française dans ce pays, ainsi que sa vocation première en ce qui concerne la sécurité des ressortissants français.

" Partenaire privilégié du Rwanda, la France a toujours comme objectif la préservation de la stabilité du Rwanda et de la région. L’action de l’ambassadeur devra continuer à être orientée par cette préoccupation. "

Il a indiqué que c’est dans ce cadre qu’il avait développé son action, centrée autour de deux préoccupations.

La première était d’obtenir, dans un premier temps, la signature des accords d’Arusha le 4 août et, dans un second temps, leur mise en application. Pour cela, il a multiplié les démarches auprès de l’ensemble des parties et de leurs composantes : le Président Habyarimana, le Gouvernement et, une fois désigné, le futur Premier Ministre Faustin Twagiramungu, ainsi que le FPR. Ces démarches ont toujours été accomplies en étroite coordination, soit avec les partenaires de l’Union européenne, soit avec les autres pays observateurs du processus d’Arusha.

La seconde concernait la situation des droits de l’homme. Elle a notamment conduit l’ambassadeur à entreprendre les actions suivantes :

— attirer l’attention des autorités rwandaises sur les violations des droits de l’homme lorsque certaines étaient constatées. De nombreux télégrammes à ce sujet ont été envoyés de Kigali. A titre d’exemples, M. Jean-Michel Marlaud a mentionné le télégramme relatant sa première visite au Ministre de la Défense rwandais, le 24 mai 1993, au cours de laquelle il avait attiré l’attention sur les exactions commises par les Forces armées rwandaises, ainsi que le compte rendu d’un entretien, quelques jours après, entre l’attaché de défense, le Colonel Bernard Cussac, et le chef d’Etat-major de l’armée rwandaise, qui portait sur la même question. Lorsqu’une personnalité rwandaise venait en France, son attention était notamment attirée sur les risques que comportaient les incitations à la haine ethnique diffusées par la Radio des Mille Collines ;

— appuyer les ONG. Malgré une situation assez complexe due à un paysage mouvant, l’ambassade a essayé de travailler avec les différentes ONG, en particulier avec M. Nkubito, à l’époque Président du comité de liaison des associations des droits de l’homme, et, par la suite, Ministre de la Justice dans le Gouvernement constitué après avril 1994. Un séminaire à l’initiative de l’université catholique de Lyon sur le respect des droits de l’homme au Rwanda était d’ailleurs prévu ;

— coopérer à long terme pour la construction d’un Etat de droit. Il s’agissait d’apporter un appui à la gendarmerie rwandaise et de développer la coopération en matière de justice. A la suite de la décision du chef de la Mission de la Coopération de mettre un terme à la mission de Mme Bouvier qui travaillait avec le ministère rwandais de la Justice, M. Jean-Michel Marlaud a précisé qu’à plusieurs reprises, il avait attiré l’attention du ministère de la Coopération sur la nécessité de poursuivre la coopération dans le domaine judiciaire.

Les relations entre l’ambassade et Paris s’effectuaient toujours sous la forme de télégrammes diplomatiques. C’est ainsi que parvenaient les instructions du Quai d’Orsay et qu’en sens inverse lui étaient envoyés les comptes rendus. De la même manière, les demandes d’instruction étaient-elles adressées aux autorités de tutelle concernées : ministère des Affaires étrangères, de la Défense, de la Coopération, ou Etat-major des Armées.

Au sein de l’ambassade, afin d’éviter que les diplomates et l’attaché de défense émettent des opinions divergentes, les messages partant de Kigali en direction de Paris reflétaient, après discussion avec l’attaché de Défense, le Colonel Bernard Cussac, une position commune. Ce mode de fonctionnement a été maintenu jusqu’au bout.

Selon M. Jean-Michel Marlaud, sa mission au Rwanda peut être découpée en plusieurs périodes distinctes :

— les mois de mai à août 1993, date de la signature des accords d’Arusha, ont été essentiellement consacrés à l’achèvement de leur négociation. Un certain nombre de sujets avaient déjà fait l’objet d’accords entre les différentes parties, mais le problème essentiel des pourcentages respectifs devant revenir au Front patriotique rwandais et aux Forces armées rwandaises dans la future armée nationale et dans la gendarmerie restait en suspens. C’est finalement en juillet 1993, alors que le Premier Ministre rwandais, M. Dismas Nsengiyaremye, venait d’être écarté au profit de Mme Agathe Uwilingiyimana, que les derniers points à résoudre ont été discutés et qu’une solution attribuant notamment au FPR 40 % des effectifs dans l’armée et la gendarmerie a pu être trouvée. Dès le 9 août, la France annonçait un premier retrait de ses coopérants militaires, dont le nombre avoisinait une centaine. Cinquante ont été retirés dès le mois de septembre et vingt-cinq entre les mois de septembre et de décembre. Des contacts ont été pris, tant avec les partis d’opposition qu’avec le Front patriotique rwandais, concernant l’avenir de notre coopération militaire, que tous souhaitaient apparemment poursuivre, ce qui apparaît dans différents télégrammes ;

— entre les mois d’août et de décembre 1993, la France a veillé à la mise en oeuvre des accords d’Arusha en appliquant, d’une part, leurs dispositions pour ce qui la concernait et en poursuivant, d’autre part, ses efforts aux Nations Unies pour que soit créée la force internationale neutre qu’ils prévoyaient. Cette force, appelée MINUAR (mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda), a été créée le 5 octobre 1993. Elle comprenait 2 500 hommes opérant sous le régime du chapitre VI de la Charte, ce qui, selon le Président Habyarimana constituait un élément de faiblesse. Celui-ci aurait souhaité que les Français fassent partie de la MINUAR ; en revanche, il était assez méfiant à l’égard des Belges. L’arrivée des Casques bleus a permis le retrait du détachement Noroît dès le 13 décembre 1993.

Globalement, la politique menée par la France et les pressions qu’elle a exercées sur l’ensemble des participants au cours de cette période, ont abouti à un succès : la conclusion d’un accord politique prévoyant le partage du pouvoir pendant une phase de transition de vingt-deux mois qui devait déboucher sur des élections libres et démocratiques. Ce point avait fait l’objet de nombreux débats, le FPR souhaitant une transition beaucoup plus longue.

C’est pourtant entre août et décembre 1993 que va survenir l’un des événements qui vont faire échec à la mise en application des accords d’Arusha, à savoir l’assassinat, au mois d’octobre 1993, du Président du Burundi, M. Melchior Ndadaye.

L’élection du Président Ndadaye, à l’issue des premières élections libres organisées au Burundi, avait été considérée comme un test par les Rwandais. Nombre de personnes, dans l’entourage du Président Habyarimana, étaient persuadées que l’armée burundaise n’accepterait jamais la victoire de M. Melchior Ndadaye. Cette élection montrait que le processus démocratique pouvait effectivement fonctionner. A contrario, l’assassinat du Président Ndadaye valait évidemment contre-exemple, comme en témoigne le contenu de quelques télégrammes de l’époque.

Le 21 octobre, quelques heures après la mort de M. Melchior Ndadaye, en tout cas après le coup d’Etat, le Président Habyarimana recevant les ambassadeurs occidentaux leur disait que la situation au Burundi revêtait un caractère exemplaire et que la communauté internationale ne pouvait pas se contenter de déclarations.

Dans l’analyse faite par l’ambassade, le 22 octobre, donc le lendemain du coup d’Etat au Burundi, il était précisé : " Les événements du Burundi portent un coup très dur au processus d’Arusha. Ils viendront renforcer le camp de tous ceux qui se disent convaincus que, décidément, une paix durable est impossible dans la sous-région. Le Burundi est, pour lui -le Président Habyarimana- un cas d’école. Nous en avons salué le processus de démocratisation exemplaire et l’avons présenté comme un modèle. Comment allons-nous réagir devant la situation actuelle et éviter que ce pays devienne un contre-exemple ? Ces événements exacerbent les peurs, élément psychologique essentiel ici et qui peut conduire à tous les excès, chacun voulant prendre les devants et éliminer, le premier, l’adversaire ".

M. Jean-Michel Marlaud a déclaré que l’assassinat de M. Melchior Ndadaye avait incontestablement constitué un élément négatif pour la mise en oeuvre des accords d’Arusha, en jetant le doute sur les chances de succès du processus démocratique et en exacerbant encore plus le facteur ethnique. Pour nombre de Rwandais, il était évident que cet assassinat devait s’analyser comme le refus de l’armée burundaise entièrement dominée par les Tutsis de voir un Président hutu, même légitimement et démocratiquement élu, diriger le pays.

Il a estimé que c’est sans doute à ce moment-là que le Président Habyarimana avait en partie perdu confiance dans la communauté internationale. Il faisait peut-être le calcul selon lequel, à l’issue de la période de transition, le FPR perdrait les élections. Cette conviction pouvait être étayée par le fait que, dans la zone tampon constituée après l’offensive du FPR en février 1993, un accord organisant des élections avait pu être trouvé. Tous les cadres du parti du Président Habyarimana, le MRND, avaient été élus, bien que le FPR n’eût pas ménagé ses efforts pour gagner ces élections. Après l’assassinat du Président Ndadaye, le Président Habyarimana était convaincu que même un processus démocratique ne saurait lui apporter toutes les garanties.

Le changement de tactique des partis d’opposition a également contribué à enrayer la mise en oeuvre du processus d’Arusha. Pendant la période de négociation, ceux-ci avaient eu tendance à s’allier au Front patriotique rwandais afin d’arracher le plus de concessions possibles au Président Habyarimana. De fait, les accords d’Arusha résultaient d’un équilibre à trois : le Président Habyarimana, les partis d’opposition, le Front patriotique rwandais -deux de ces protagonistes devaient s’allier pour parvenir à imposer quelque chose au troisième.

Après la signature des accords, les partis d’opposition, constatant que le Président Habyarimana était à peu près privé de pouvoir, ont estimé qu’il fallait, au contraire, éviter de faire le jeu du Front patriotique rwandais et certains dirigeants de ces partis se sont alors rapprochés du Président Habyarimana. Cette évolution a évidemment été confortée et accélérée par les événements du Burundi qui montraient clairement qu’on ne pouvait pas faire abstraction du fait ethnique.

Deux camps se sont donc constitués : Habyarimana et ses alliés d’un côté, le Front patriotique rwandais et ses alliés de l’autre. Dès lors, la mise en oeuvre des accords d’Arusha devenait extrêmement difficile car il n’existait guère de possibilité de compromis dans cette nouvelle configuration. Toute la discussion se centrait autour du point de savoir si le Président Habyarimana obtiendrait le tiers de blocage au sein de l’Assemblée nationale de transition. S’il ne l’obtenait pas, il pouvait être mis en accusation, soit pour le motif de non-respect des droits de l’homme, soit pour celui d’enrichissement illicite. Le Président Habyarimana courait d’autant plus le risque d’être écarté du pouvoir avant même la fin de la période de transition que la présidence de l’Assemblée nationale revenait à l’un des partis d’opposition les plus déterminés : le parti libéral.

A compter de cette période, le phénomène de bipolarisation, qui au mois de juillet avait déjà divisé le MDR, principal parti d’opposition, est apparu dans les autres formations politiques. A cette époque, le Premier Ministre MDR, M. Dismas Nsengiyaremye, avait été écarté au profit de Mme Agathe Uwilingiyimana qui appartenait à la tendance opposée, conduite par M. Faustin Twagiramungu. M. Justin Mugenzi, Président du parti libéral, constitué essentiellement de personnalités relativement proches du Front patriotique, et adversaire personnel du Président Habyarimana, s’en est brusquement rapproché, provoquant une scission au sein de ce parti.

Le seul parti à avoir maintenu son unité et à se présenter comme troisième force était le PSD, dirigé par M. Félicien Gatabazi. Toutefois, après son assassinat, l’avenir du PSD posait aussi problème. Par ailleurs, onze petits partis avaient droit, chacun, à un siège à l’Assemblée.

L’enjeu était alors devenu celui de l’allégeance des représentants de ces différents partis, soit à Habyarimana, soit au FPR, ce qui a engendré de nouveaux conflits.

L’autre problème était l’entrée ou non à l’Assemblée nationale de transition de la CDR, parti extrémiste qui prônait la haine ethnique. Après avoir refusé de signer le code de bonne conduite, la CDR s’était ravisée pour bénéficier d’un siège à l’Assemblée nationale de transition.

Il était donc clair que la France devait continuer ses efforts pour que le processus d’Arusha parvienne à son terme. D’ores et déjà, en application des accords d’Arusha, la MINUAR était arrivée au Rwanda le 28 décembre et 600 hommes d’un bataillon du FPR s’installaient à Kigali dans les bâtiments du Parlement. Par ailleurs, le 5 janvier, le Président Habyarimana prêtait serment, en qualité de Président de la période de transition : la première institution de cette période se mettait donc en place.

En revanche, la formation du Gouvernement restait bloquée, faute d’accord sur la répartition des portefeuilles ministériels et sur celle des sièges au sein de l’Assemblée nationale.

Dans un télégramme diplomatique en date du 7 janvier, il était indiqué : " les chances de succès de la période de transition restent fragiles " et il était suggéré que la France poursuive son effort pour la mise en oeuvre des accords d’Arusha dans trois domaines : la reprise économique et financière, la restructuration de l’armée et le renforcement de l’Etat de droit.

S’agissant du fax que le Général Romeo Dallaire aurait adressé aux Nations Unies pour signaler les risques de génocide, M. Jean-Michel Marlaud a signalé que le 12 janvier 1994 le chargé d’affaires de son ambassade avait envoyé un télégramme à Paris, intitulé : " Menace de guerre civile ", dans lequel il rendait compte d’un entretien avec les ambassadeurs des Etats-Unis et de Belgique ainsi qu’avec M. Jacques-Roger Booh-Booh, représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies. Au cours de cet entretien, M. Jacques-Roger Booh-Booh avait informé les trois ambassades du risque de déclenchement à brefs délais d’une guerre civile par les Interahamwe, la milice du parti MRND. M. Jacques-Roger Booh-Booh avait reçu instruction des Nations Unies d’entreprendre une démarche auprès du Président Habyarimana pour lui signaler que les activités des milices menaçaient le processus de paix et que l’existence de caches d’armes, si elle était confirmée, était contraire aux accords d’Arusha. Il avait demandé aux trois ambassades concernées d’effectuer la même démarche.

En rendant compte de ces événements au Département, le chargé d’affaires, M. Bunel, demandait des instructions et commentait : " Ces informations sont graves et plausibles, même si l’on ne peut pas écarter le risque d’une manipulation destinée à mettre en difficulté la MINUAR ou le Président Habyarimana ". Le même jour, il recevait instruction du ministère des Affaires étrangères de se joindre à la démarche des ambassadeurs des Etats-Unis et de Belgique. Le 15 janvier, ceux-ci étaient reçus par le Président Habyarimana, comme M. Jacques-Roger Booh-Booh l’avait été lui-même le 14 janvier. Il n’y a donc pas d’ambiguïté sur le fait que cette information ait été transmise et qu’une démarche ait été faite.

M. Jean-Michel Marlaud a estimé que le Colonel Bernard Cussac avait eu connaissance de ce télégramme qui avait été aussi envoyé au ministère de la Défense et à l’Etat-major des Armées. Il a jugé que la confusion du Colonel Cussac provenait vraisemblablement du fait que ce télégramme avait été rédigé par le chargé d’affaires et qu’il n’en a plus été question par la suite. Ces informations ne constituaient qu’un élément de plus dans la longue succession des alertes dont l’ambassade était saisie concernant, un jour, la reprise de l’offensive par le FPR et, le lendemain, le début d’un massacre.

La France poursuivait évidemment ses pressions sur les différentes parties, notamment à la fin du mois de janvier, lors de deux visites importantes, celles de Mme Michaux-Chevry, Secrétaire d’Etat à l’Action humanitaire, et de M. Bernard Debré. Ce dernier avait saisi l’occasion d’une mission parlementaire, dont l’objectif était de faire une analyse sur les problèmes du sida en Afrique, pour rencontrer l’ensemble des partenaires et tenter de les convaincre de régler leurs différends.

S’interrogeant sur le caractère prévisible des événements d’avril-juin et sur les dangers que présentait la situation du Rwanda peu de temps avant cette crise, M. Jean-Michel Marlaud a cité, à titre d’exemple, le texte de deux télégrammes. Dans le premier, en date du 3 mars, il écrivait, à propos de la MINUAR : " La crainte majeure est de se retrouver dans un processus à la somalienne. Un tel scénario, qui n’est pas totalement imaginaire, remettrait vite en cause la présence belge ". Dans le second, en date du 15 mars, le Colonel Bernard Cussac, après un entretien avec le Colonel Marchal qui, au sein de la MINUAR, était chargé de la sécurité du secteur de Kigali, écrivait qu’" il n’y aurait pas d’interposition de la MINUAR en cas de reprise des combats et que celle-ci était soumise à de fortes pressions en raison des risques de reprise des massacres ethniques ".

Toutefois, il a estimé qu’il serait excessif de dire que les services de l’ambassade étaient conscients de la gravité des événements à venir et du risque de génocide.

Evoquant l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana le 6 avril, M. Jean-Michel Marlaud a précisé qu’il en avait été informé vers vingt heures trente par un appel téléphonique de M. Enoch Ruhigira, Directeur de cabinet du Président Habyarimana. Celui-ci se trouvait à l’aéroport pour accueillir le Président et avait vu deux explosions au moment où l’avion s’apprêtait à se poser, mais il n’avait pu en dire davantage, l’avion ayant disparu. M. Jean-Michel Marlaud a indiqué qu’il avait immédiatement informé de cet appel le ministère des Affaires étrangères à Paris et qu’en l’absence du Colonel Bernard Cussac, il avait, sur place, averti les militaires français et leur avait demandé de se rendre sur les lieux. Le réseau de sécurité de la communauté française a été mis immédiatement en alerte.

M. Jean-Michel Marlaud a rappelé que se trouvaient dans l’avion le Président rwandais Juvénal Habyarimana, le Président burundais Cyprien Ntaryamira, mais aussi le Général Nsabimana, Chef d’Etat-major de l’armée, proche du Président Habyarimana, le Colonel Sagatwa, Président de la garde présidentielle, beau-frère du Président Habyarimana, et enfin les trois membres français de l’équipage.

M. Jean-Michel Marlaud a précisé que, très peu de temps après, il avait reçu un autre appel téléphonique d’un membre de la famille du Président Habyarimana, qui croyait à une attaque contre la résidence. Il s’est rendu à l’ambassade d’où il a confirmé, par télégramme, à vingt-deux heures, l’attentat contre le Président Habyarimana. Il a indiqué qu’en raison des barrages qui avaient été érigés rapidement en différents endroits de Kigali, il avait éprouvé quelques difficultés pour se rendre de la résidence à l’ambassade, pourtant située à proximité.

Le lendemain matin, 7 avril, vers sept heures, il recevait un appel de la fille du Président Habyarimana demandant expressément la protection de la France. Il lui a alors rappelé l’existence de la MINUAR dont elle ne voulait pas entendre parler en raison de la présence en son sein de militaires belges et de sa crainte que la Belgique ait joué un rôle dans l’attentat. La rumeur selon laquelle les Belges pouvaient être impliqués dans l’attentat commençait alors à courir.

Au même moment, ou peut-être un peu plus tôt, M. Jean-Michel Marlaud a dit avoir reçu deux appels téléphoniques du Premier Ministre désigné par les accords d’Arusha, M. Faustin Twagiramungu. Celui-ci signalait, dans un premier temps, que des hommes de la garde présidentielle raflaient, enlevaient ou assassinaient des ministres désignés pour constituer le futur Gouvernement ; puis quelques instants plus tard, annonçait que sa vie était menacée et que, recherché par la garde présidentielle qui voulait l’assassiner, il ne pouvait plus rester chez un Américain, demeurant à proximité de son domicile, auprès de qui il avait temporairement trouvé refuge.

Aussitôt, l’ambassadeur a alerté M. Jacques-Roger Booh-Booh, représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies, qui a demandé à la MINUAR d’aller chercher M. Faustin Twagiramungu.

M. Jean-Michel Marlaud a indiqué que la situation s’était dégradée assez vite au cours de cette journée du 7 avril et que, vers dix heures, Paris était informé par télégramme d’une escalade dans la violence : la garde présidentielle exécutait un certain nombre de personnalités ; la MINUAR apparaissait totalement impuissante, ne parvenant pas, en particulier, à franchir les barrages érigés dans la ville par les Forces armées rwandaises ; enfin, Mme Agathe Uwilingiyimana, le Premier Ministre, avait été assassinée.

M. Jean-Michel Marlaud a ensuite précisé que, vers seize heures, il avait, avec le Colonel Jean-Jacques Maurin, effectué une démarche auprès du Colonel Théoneste Bagosora, le directeur de cabinet du Ministre de la Défense, ce dernier étant en déplacement au Cameroun. Il lui avait dit qu’il fallait reprendre le contrôle de la situation et que les Forces armées rwandaises devaient coopérer avec la MINUAR, mais cet avertissement s’était avéré inutile et la situation avait continué de s’aggraver.

Vers dix-sept heures, trois cents hommes du bataillon du FPR sont sortis de l’enceinte du Parlement et des combats à l’arme lourde ont commencé entre le FPR et les FAR. Parallèlement, les premiers réfugiés sont arrivés à l’ambassade et la situation a continué à se dégrader. Plusieurs Français ont assisté à l’assassinat de Rwandais qui s’étaient réfugiés chez eux et la maison de M. Philippe Poulain, Directeur de la Caisse française de développement, a reçu un obus.

M. Jean-Michel Marlaud a indiqué qu’il avait consulté par téléphone son collègue belge, sur instruction de Paris, et que tous deux avaient estimé qu’il convenait de commencer les préparatifs d’une éventuelle évacuation des ressortissants, mais qu’à ce stade, une telle décision était prématurée et pouvait donner le sentiment que les protagonistes étaient abandonnés à leur sort.

Il a précisé que la matinée du 8 avril avait été marquée par un nouvel appel de la famille Habyarimana qui demandait à être évacuée, la coupure de la liaison téléphonique avec l’hôtel Méridien où s’étaient réfugiés un certain nombre de Français, l’aggravation des combats et l’arrivée à l’ambassade de France de plusieurs ministres. Ces derniers ont alors tenu une réunion au cours de laquelle ils ont fixé trois orientations : remplacer les ministres ou les responsables morts ou disparus, tenter de reprendre en main la garde présidentielle en vue d’arrêter les massacres et, enfin, réaffirmer leur attachement aux accords d’Arusha. Ils se sont néanmoins refusé à nommer M. Faustin Twagiramunugu Premier Ministre en remplacement de Mme Agathe Uwilingiyimana.

Un conseil militaire de crise avait, par ailleurs, été institué dans l’intervalle. L’ambassade commentait alors : " Les dirigeants rwandais sont inconscients de la situation sur le terrain et raisonnent comme s’ils avaient beaucoup de temps ".

M. Jean-Michel Marlaud a précisé qu’il avait annoncé au Département le même jour, vers dix-neuf heures, l’assassinat de l’Adjudant-chef Didot et de son épouse en ces termes : " Cinq Rwandais qui viennent d’arriver à l’hôtel Méridien ont indiqué qu’ils étaient réfugiés chez M. et Mme Didot. Lorsque les soldats du FPR sont entrés, ils les ont fait sortir -ils sont Tutsis- et ont abattu les Didot ". Il a indiqué que cette version était toutefois controversée. La conclusion du télégramme annonçant l’assassinat des époux Didot était la suivante : " la sécurité de nos ressortissants est menacée et justifie l’évacuation ", l’assassinat de M. Mayer était encore ignoré à ce moment-là.

Vers vingt heures, l’ambassade a été informée de la nomination d’un Président de la République et d’un Gouvernement intérimaires. La composition de ce gouvernement était apparemment conforme aux accords d’Arusha puisqu’elle prévoyait une répartition des portefeuilles entre partis politiques. Toutefois, on pouvait s’interroger sur sa représentativité réelle. Chacun des partis étant divisé, les personnes désignées représentaient plutôt un glissement en faveur de la tendance la plus extrémiste.

M. Jean-Michel Marlaud a souligné qu’il avait, vers vingt-deux heures, fait mention pour la première fois, en réponse à un télégramme du ministère, de l’orphelinat Sainte-Agathe dans lequel se trouvaient un certain nombre d’enfants en instance d’adoption par des familles françaises. Certaines de ces familles avaient envoyé des fax à l’ambassade, l’informant que l’orphelinat et ses occupants étaient menacés. Tous les enfants ont été évacués sans qu’il ait jamais été question de faire un tri entre ceux qui étaient en instance d’adoption et les autres. Il a précisé par ailleurs que cette opération était sans aucun lien avec Mme Agathe Habyarimana, malgré l’appellation qu’avait reçue l’orphelinat.

Vers vingt-trois heures, l’ambassade a été informée du décès par balle, dans des circonstances inconnues, d’un autre français, le père Calonne, installé dans le sud du pays.

Dans la nuit, M. Jean-Michel Marlaud a ensuite discuté avec Paris d’une éventuelle intervention de la Belgique pour évacuer ses ressortissants, le Gouvernement intérimaire et les Forces armées rwandaises, extrêmement méfiants à l’égard des Belges, ne voulant pas entendre parler de cette opération. Il a indiqué que des interventions de diplomates français auprès des FAR et du Gouvernement intérimaire avaient été nécessaires pour que l’autorisation soit accordée aux autorités belges.

Entre temps, le nombre des personnalités rwandaises réfugiées à l’ambassade s’était encore accru au point que, le 9 avril au matin, M. Jean-Michel Marlaud indiquait à Paris : " Bien que M. Jacques-Roger Booh-Booh ait été informé par mes soins des arrivées successives de personnalités rwandaises à l’ambassade, celle-ci n’est pas protégée par des gardes de la MINUAR, contrairement à ce qu’indique le Secrétariat des Nations Unies dans des propos tenus à notre représentation permanente ".

M. Jean-Michel Marlaud a insisté sur le fait qu’il lui paraissait logique à ce moment-là que la MINUAR prenne en charge les personnalités rwandaises qui pouvaient se sentir menacées, l’ambassade n’ayant pas particulièrement vocation à protéger les uns ou les autres. Il a souligné que c’est parce que la MINUAR ne leur avait pas accordé de protection que les personnalités rwandaises avaient été abritées à l’ambassade.

Le Front patriotique rwandais s’était déclaré prêt à accepter l’évacuation des ressortissants étrangers, à condition que la France ne sorte pas de ce cadre strict, menaçant, à défaut, d’entrer directement en conflit avec les forces françaises.

M. Jean-Michel Marlaud a précisé que le 9 avril, vers vingt-trois heures, à la suite d’une décision prise à Paris, étaient partis, par le premier avion, quarante-trois Français, douze proches du Président Habyarimana, dont neuf femmes, et une très grande majorité d’enfants figurant sur une liste qui lui avait été transmise et sur laquelle se trouvaient leurs dates de naissance.

Le 10 avril, M. Pascal Ndengejeho, ancien Ministre de l’opposition, et M. Alphonse-Marie Nkubito, Président du Comité de liaison des associations des droits de l’homme, tous deux réfugiés à l’ambassade, ont demandé l’asile politique et ont été évacués ultérieurement.

Vers quatorze heures, en réponse aux demandes d’instruction sur la conduite à tenir vis-à-vis des Rwandais réfugiés à l’ambassade, il est indiqué que, " dans l’hypothèse d’une fermeture de l’ambassade et si les circonstances le permettent, il paraîtrait souhaitable de les acheminer séparément des ressortissants français vers l’aéroport pour un départ dans la mesure du possible ".

Le Département s’est alors enquis de la nécessité de fermer l’ambassade. Il lui a été indiqué : " A l’exception des Etats-Unis, personne n’a annoncé une fermeture. Une annonce de notre part serait perçue comme un abandon ". L’ambassade des Etats-Unis était déserte depuis déjà deux ou trois jours.

Vers seize heures trente, les Français réfugiés à l’hôtel Méridien ont été évacués, non pas par les forces françaises d’Amaryllis, mais par la MINUAR à la demande de l’ambassade. L’hôtel étant situé dans une zone occupée par le FPR, il paraissait préférable d’éviter tout risque de contact avec les militaires français.

M. Jean-Michel Marlaud a indiqué que le plan d’évacuation et le plan de sécurité des ressortissants français reposaient sur l’" îlotage ", la communauté française étant répartie en secteurs et en îlots. A la tête de chacun de ces secteurs et îlots, un responsable avait été désigné, ce qui n’exclut pas qu’ait pu se produire, dans tel ou tel îlot, un incident avec le chef d’îlot sans que la cause puisse en être imputée à une politique délibérée du ministère, du Gouvernement ou de l’ambassade.

Une fois l’évacuation des ressortissants français terminée, l’aggravation de la situation et le départ de la plupart des autres ambassadeurs ont conduit à demander la fermeture de l’ambassade le 11 avril, à quinze heures.

M. Jean-Michel Marlaud a souhaité apporter des précisions sur trois points ayant fait l’objet de controverses.

Il a déclaré qu’il était monstrueux de laisser entendre qu’un tri aurait été opéré dans le personnel de l’ambassade ou qu’une évacuation aurait été refusée sciemment. A vingt heures trente, heure à laquelle l’avion du Président Habyarimana a été abattu, les employés rwandais de l’ambassade étaient à leur domicile où, dans leur très grande majorité, ils n’avaient pas le téléphone. Il était très difficile de trouver un téléphone pour appeler l’ambassade. Par ailleurs, les quartiers ou les rues n’ayant pas de nom et les maisons pas de numéro, il était tout aussi difficile de se rendre au domicile des membres du personnel local. Seules deux personnes ont pu se faire connaître : M. Pierre Nsanzimana, employé tutsi du consulat, qui a réussi à téléphoner, a été évacué avec sa famille, il a témoigné par écrit des conditions dans lesquelles son évacuation s’est déroulée ; un employé d’Air France a également pu alerter sa compagnie à Paris, laquelle a contacté le ministère des Affaires étrangères qui a informé l’ambassade. Son évacuation a nécessité l’envoi à deux reprises des militaires, la première tentative s’étant révélée vaine, étant donné qu’il avait dû se cacher avec sa famille.

Evoquant les personnalités rwandaises réfugiées à l’ambassade, M. Jean-Michel Marlaud a estimé qu’il était inconcevable de les expulser de l’ambassade, la MINUAR ne les ayant pas prises en charge malgré la demande qui lui en avait été faite.

Tous ceux qui sont venus ont été accueillis. Il est vrai que la grande majorité d’entre eux, mais non la totalité, étaient des partisans du Président Habyarimana. Parmi les opposants figurait M. Alphonse-Marie Nkubito qui a été accueilli à la demande de l’ambassadeur de Belgique parce qu’il était recherché activement par la garde présidentielle et que sa sécurité ne pouvait être assurée. Il a été par la suite évacué par la France.

La liste des personnes réfugiées à l’ambassade a été envoyée au ministère à intervalles réguliers. Elle ne coïncide pas avec celle des personnes évacuées, un certain nombre de ministres du Gouvernement rwandais, réfugiés pendant un moment à l’ambassade, ayant préféré rester, alors que leurs familles quittaient le pays.

Parmi les personnes évacuées, figurait M. Ferdinand Nahimana, un des fondateurs de la Radio des Mille Collines qui, toutefois, avait été désigné pour devenir Ministre de l’Education supérieure, de la culture et de la recherche dans le futur Gouvernement de transition. A ce titre, il avait été accepté par le FPR. Si, rétrospectivement, il est possible de déterminer ses responsabilités, à l’époque, c’était un homme politique " admis ".

En tout état de cause, le choix était simple : soit évacuer tous ceux qui le souhaitaient, soit opérer un tri. La décision a été prise, que l’on peut discuter, d’évacuer tous ceux qui étaient réfugiés à l’ambassade et qui souhaitaient partir.

Après avoir cité des extraits des instructions concernant les archives des postes diplomatiques et consulaires, prescrivant de " détruire tout document dont les doubles se trouvent au Département ", M. Jean-Michel Marlaud a indiqué que les archives telles que les pièces d’état civil de l’année avaient été rapatriées et le reste détruit. Il a souligné que ce choix, au-delà du simple respect des instructions, répondait à une préoccupation de sécurité à l’égard de nos interlocuteurs. L’ambassade recevait tout le monde, y compris des personnes qui étaient, en apparence, les alliés des uns ou des autres, mais qui, en privé, pouvaient émettre certaines critiques. La vie de ces personnes aurait été en danger si tel ou tel des protagonistes avait trouvé des documents relatant ou analysant leurs propos. Il s’agissait donc de les protéger.

M. Jean-Michel Marlaud a ensuite indiqué qu’après les fermetures de l’ambassade, il avait continué de suivre la situation au Rwanda jusqu’au mois d’août 1994.

A ce titre, il a participé à une réunion à Arusha les 3 et 4 mai, au cours de laquelle les pays observateurs des négociations qui avaient conduit à l’accord de paix ont essayé d’obtenir, sans succès, un cessez-le-feu et l’arrêt des massacres. Le Gouvernement lui a ensuite confié une mission dans les capitales des différents pays voisins du Rwanda pour exercer une influence de modération sur le FPR et sur les Forces armées rwandaises. Il s’est donc rendu en Tanzanie pour y rencontrer le Premier Ministre ainsi qu’au Burundi, au Zaïre et en Ouganda pour y rencontrer les trois Présidents de la République. Il a alors donné lecture du passage du compte rendu rédigé à son retour, le 13 mai 1994, où il écrivait : " Notre pays doit rester animé par les principes qui ont guidé son action dès l’origine du conflit : refus de la logique de guerre et appui à une solution politique négociée, soutien aux efforts des pays de la région, au premier rang desquels la Tanzanie, en faveur d’un règlement politique, mobilisation de la communauté internationale en faveur du Rwanda. Les massacres commis depuis le 6 avril devraient nous conduire à ajouter : recherche et châtiment des responsables de ces massacres ".

Dans la partie factuelle de son compte rendu, il précisait : " Plusieurs de mes interlocuteurs ont mentionné les massacres en zone gouvernementale, qualifiés par certains de génocide ".

Sa mission concluait notamment à la nécessité de recevoir M. Faustin Twagiramungu pour maintenir le contact avec les interlocuteurs les plus divers. M. Faustin Twagiramungu a d’ailleurs été reçu à Paris peu de temps après.

Le 15 juin, un sommet de l’OUA à Tunis a tenté sans succès d’obtenir un cessez-le-feu et l’arrêt des massacres. L’opération Turquoise a ensuite été autorisée par la résolution du Conseil de sécurité du 22 juin. Il est alors retourné au Rwanda, à Mulindi, où il a été reçu par M. Alexis Kanyarengwe, Président du Front patriotique rwandais, afin de lui expliquer quels étaient les objectifs de cette opération.

A cet égard, il a précisé que, lorsque l’opération Turquoise a été décidée, un débat s’était engagé pour déterminer sa configuration. D’un point de vue logistique, le plus simple était d’intervenir à la fois par le sud et par le nord du Rwanda. Il était en effet très facile de rejoindre le nord du Rwanda à partir de l’aéroport de Goma. Mais, pour éviter de donner le sentiment que l’opération Turquoise venait au secours du Gouvernement intérimaire rwandais réfugié dans le nord à Gisenyi et malgré les difficultés supplémentaires qui en résultaient, il a été décidé qu’elle se développerait uniquement dans la zone sud à partir de la région de Bukavu.

M. Jean-Michel Marlaud a précisé qu’il avait cessé de s’occuper du dossier rwandais avec la fin de l’opération Turquoise, le 21 août 1994.

 

Le Président Paul Quilès a indiqué que certains des documents évoqués avaient été portés à la connaissance de la mission mais qu’il souhaitait obtenir communication de pièces supplémentaires pour conforter les éléments nouveaux découlant de l’audition. Rappelant que la politique de la France au Rwanda ou dans tout autre pays, en particulier africain, relevait de plusieurs acteurs dont le ministère des Affaires étrangères, le ministère de la Coopération et la présidence de la République, il a souhaité savoir quelles étaient les relations de M. Jean-Michel Marlaud avec ces différents intervenants, certains interlocuteurs ayant indiqué, au cours de précédentes auditions, que les processus de décision étaient complexes. Par ailleurs, il a souhaité obtenir des précisions sur l’existence d’une éventuelle commande à une entreprise française de cartes d’identité ne mentionnant plus l’appartenance ethnique et dont la livraison aurait dû intervenir au cours de la semaine de l’attentat.

 

M. Jean-Michel Marlaud a précisé que les relations entre l’ambassade de France au Rwanda et l’administration centrale n’étaient pas spécifiques et qu’avant de partir à Kigali, il s’était entretenu avec les différents acteurs intéressés par le Rwanda : l’Elysée, le Quai d’Orsay, les ministères de la Défense et de la Coopération, la Direction des relations économiques extérieures, et des entreprises. Les réunions d’instructions des ambassadeurs se passent généralement en deux étapes. Une première réunion est organisée par la direction géographique. Y sont invités les différents ministères concernés. Une seconde a lieu avec le Secrétaire général du Quai d’Orsay afin de fixer les instructions données à l’ambassadeur, qui tiennent compte des avis et des orientations des différents ministères.

La correspondance entre l’ambassade et Paris se faisait par télégrammes diplomatiques adressés, non seulement au Quai d’Orsay, mais aussi au ministère de la Défense et à l’Etat-major des armées. L’Elysée en avait copie, comme il en est de règle, selon l’importance des sujets traités. En sens inverse, les instructions étaient reçues du Quai d’Orsay, lequel procédait certainement à une concertation interministérielle, pour s’assurer qu’elles résultaient bien d’un consensus au sein de l’administration. M. Jean-Michel Marlaud a souligné qu’il n’avait jamais perçu de problème particulier dans les relations qu’il entretenait avec le Quai d’Orsay.

Pour ce qui concerne les nouvelles cartes d’identité, il a indiqué qu’il s’agissait d’une des dispositions des accords d’Arusha pour laquelle il convenait de trouver un bailleur de fonds qui aurait pu être la France. Toutefois, il a souligné que, s’il était difficile pour un étranger de discerner à première vue l’appartenance ethnique des Rwandais, en revanche, les habitants des collines qui se connaissaient tous, savaient qui était Hutu et qui était Tutsi, ou marié à une Tutsie ou encore apparenté à des Tutsis, et ce, avec ou sans carte d’identité.

 

M. Bernard Cazeneuve a rappelé que la question des cartes d’identité avait notamment été évoquée à l’occasion de la visite de MM. Jacques Pelletier et Jean-Christophe Mitterrand en 1990. Il a souhaité savoir si M. Jean-Michel Marlaud avait eu à connaître de ce sujet et si le financement de cette opération avait été envisagé avec le ministère de la Coopération.

 

M. Jean-Michel Marlaud a indiqué que la mise en oeuvre des accords d’Arusha était subordonnée avant tout à la mise en place des institutions. Or le Président Habyarimana n’a prêté serment que le 5 janvier et, à la veille de son assassinat, M. Faustin Twagiramungu venait d’annoncer la composition du Gouvernement alors que certains blocages politiques, concernant en particulier la composition de l’Assemblée nationale, n’étaient pas encore levés. Il paraissait alors prématuré d’entrer dans le détail de la mise en oeuvre des accords, en abordant par exemple la question de la fabrication de nouvelles cartes d’identité, d’autant plus que les acteurs internationaux s’efforçaient de faire pression sur les parties, notamment en liant la reprise de l’aide des institutions multilatérales et des bailleurs de fonds à la mise en place des institutions de transition.

 

M. Pierre Brana a fait observer que, loin des villages d’origine, la carte d’identité devait permettre de distinguer l’appartenance ethnique de son titulaire, ce qui a, sans doute, favorisé un certain nombre de massacres.

 

M. Jean-Michel Marlaud a précisé qu’il ne considérait pas que la mention ethnique sur la carte d’identité soit sans importance. Il a confirmé qu’au lendemain de l’assassinat du Président Habyarimana et au moment du génocide, la mention ethnique figurait encore sur les cartes d’identité.

 

M. François Lamy a évoqué les témoignages contradictoires concernant le rôle du Président Habyarimana et s’est demandé si ce dernier, se sentant acculé et ne disposant pas de la minorité de blocage d’un tiers, n’avait pas mené un double jeu favorisant et retardant tout à la fois le processus d’Arusha.

Soulignant la rapidité avec laquelle des barrages avaient été installés, il s’est interrogé sur la nature de l’attentat : avait-il servi de prétexte au déclenchement des massacres ou pouvait-on y voir une simple concordance avec les déclarations faites sur la Radio des Mille Collines, annonçant des événements graves pour la période du début du mois d’avril ? Il a souhaité savoir également si les rafles de la garde présidentielle étaient méthodiques et organisées et si elles faisaient partie d’un plan d’ensemble et, plus généralement, si le génocide avait été orchestré selon une logique bien définie ou si les barrages avaient été érigés pour apaiser la peur d’une partie de la population.

Il a enfin demandé des précisions sur le rôle et les fonctions des vingt-cinq coopérants militaires français restés au Rwanda après le départ du détachement Noroît, qui étaient, d’après M. Michel Roussin, affectés à l’état-major des FAR, et s’est interrogé sur les perspectives de développement de nouvelles relations militaires entre le Rwanda et la France après la conclusion des accords d’Arusha.

 

M. Jean-Michel Marlaud a estimé qu’il était très difficile d’apprécier la stratégie politique du Président Habyarimana mais qu’il ne l’avait jamais surpris en flagrant délit de double langage. Il tenait toujours celui de la paix, de la réconciliation et du respect des accords d’Arusha, que ce soit en privé ou en public. Toutefois, le processus d’Arusha commençait à s’enrayer et des risques de conflagration en cas de non-aboutissement de ce processus apparaissaient. Le Front patriotique jouait, d’une part, le jeu des accords d’Arusha et faisait entendre, d’autre part, qu’il pourrait reprendre l’offensive si les blocages se prolongeaient trop longtemps. Il était par ailleurs évident que les FAR, de leur côté, se tenaient prêtes à une reprise du conflit.

Le très court délai séparant l’attentat contre l’avion et l’édification des premiers barrages paraît d’autant plus troublant que l’annonce de l’attentat et du décès du Président n’a été faite par Radio Rwanda que le lendemain matin. Toutefois Kigali étant une petite ville, la proximité de l’aéroport et de la résidence du Président pourrait expliquer que, compte tenu du grand nombre de témoins, la rumeur se soit très vite propagée.

Sur la question de la planification du génocide, il a rappelé que dès le 7 avril au matin, les assassinats, essentiellement de personnalités politiques, ont été manifestement ciblés. Mme Agathe Uwilingiyimana, Premier Ministre, a été activement recherchée pour être tuée ainsi qu’un certain nombre de ministres qui ont été assassinés chez eux. M. Faustin Twagiramungu était, quant à lui, menacé parce qu’il était le symbole des accords d’Arusha. Parallèlement, d’autres meurtres ont été commis. Une famille de Français a vu la garde présidentielle tuer les personnes qui s’étaient réfugiées chez elle. Les meurtres frappaient à la fois les membres des partis d’opposition et les Tutsis. Il s’agissait d’assassinats à la fois politiques et ethniques.

Compte tenu des nombreuses préoccupations auxquelles l’ambassade devait faire face, il ne lui a été possible d’apprécier ni la nature, ni le volume des massacres qui se sont produits à Kigali dès le début des événements. Les quelques jours ayant suivi l’attentat ont été occupés à essayer de faire pression sur les uns et les autres pour tenter de mettre fin aux massacres et aux affrontements entre le FPR et les FAR. Lorsque la solution politique a échoué, il a fallu se préoccuper de l’évacuation des ressortissants français et étrangers et, à ce sujet, il conviendrait de demander des informations complémentaires à ceux qui ont parcouru la ville à la recherche de ces ressortissants.

La coopération militaire avait pour mission de favoriser la constitution d’une armée commune avec, d’un côté, les Forces armées rwandaises et, de l’autre, le Front patriotique rwandais. Or, sur ce point, s’il était possible de se faire une idée à peu près précise du nombre de militaires et de l’échelle des grades des FAR, il n’en était pas de même du FPR qui n’avait jamais rien publié sur sa structure militaire et son fonctionnement. Chaque semaine, le nombre de combattants du FPR, initialement fixé à 13 000, augmentait progressivement. Ce phénomène était vraisemblablement lié au fait qu’une incitation pécuniaire était versée aux démobilisés. Le problème du financement de la démobilisation, qui n’était pas prévu dans les accords d’Arusha, se posait avec acuité. De toute évidence, les parties attendaient une prise en charge par la communauté internationale qui n’avait pas été consultée lorsque les indemnités de départ avaient été fixées.

Parallèlement, il convenait de résoudre le problème des critères de désignation des militaires qui devaient quitter les FAR, dans un pays très pauvre où les possibilités d’emplois sont extrêmement rares.

L’enjeu était de taille et la période de transition très dangereuse. Il fallait désarmer de nombreux militaires et placer les personnels de la future armée dans des centres communs pour les entraîner et leur apprendre qu’après des années passées à se combattre, ils allaient désormais travailler ensemble et devoir surmonter leurs rivalités. Cette tâche était très difficile si l’on se rappelle que, lorsque des patrouilles communes dans la zone tampon avaient été envisagées par le FPR, les FAR avaient refusé, compte tenu des risques aigus d’incidents.

A l’époque, sachant que les institutions n’avaient pas été mises en place, le FPR avait clairement exprimé son souhait de poursuivre la coopération militaire avec la France, bien que celle-ci n’ait pas fait connaître sa position.

 

M. Pierre Brana a demandé si toutes les personnes réfugiées à l’ambassade avaient été évacuées et si l’information faisant état de la fuite des accompagnateurs des enfants d’un orphelinat à leur arrivée en France était exacte ou s’il s’agissait d’une pure invention journalistique. Il s’est interrogé sur l’impact des émissions haineuses et racistes de la Radio des Mille Collines, y compris parmi le personnel de l’ambassade et a voulu savoir si le terme de génocide avait été employé, les 11 et 12 mai, par un représentant du Haut Commissaire aux réfugiés de l’ONU en mission à Kigali à cette date.

 

M. Michel Voisin s’est interrogé sur l’étendue de la protection accordée par les ambassades, y compris l’ambassade de France, aux nationaux rwandais qui s’adressaient à elles.

 

M. Jean-Michel Marlaud a indiqué que parmi toutes les personnes réfugiées à l’ambassade, certaines avaient refusé d’être évacuées comme M. Casimir Bizimungu, Ministre de la Santé, qui, avec d’autres membres du Gouvernement, avait décidé de rester, leurs familles ayant pu quitter le pays.

S’agissant des enfants de l’orphelinat Sainte-Agathe, l’ambassade en a entendu parler pour la première fois par des lettres de Français qui avaient engagé une procédure d’adoption et qui, alertés du risque de massacres, demandaient une intervention en faveur de tel ou tel enfant. Les mêmes appels avaient été reçus au Quai d’Orsay et, au début de l’opération d’évacuation, des contacts ont été pris avec le Chef d’état-major de la Gendarmerie pour protéger cet orphelinat où les responsables de l’opération Amaryllis se sont rendus et ont pris en charge l’ensemble des personnes qui s’y trouvaient. M. Jean-Michel Marlaud a estimé, de mémoire, qu’approximativement entre huit et dix enfants étaient en instance d’adoption sur un total d’une centaine qui sont partis, a priori avec des accompagnateurs. Il a déclaré que, contrairement à ce qui avait pu être écrit, la France n’était pas intervenue dans cet orphelinat parce qu’il bénéficiait de la protection de Mme Agathe Habyarimana et que s’y trouvaient des enfants des membres des FAR mais parce que certains enfants étaient en instance d’adoption. Il a souligné que d’autres orphelinats ont également été évacués, notamment celui d’un prêtre français, le père Jo.

Dans un pays où les journaux n’existaient pas, la radio constituait le moyen de communication par excellence et la radio des Mille Collines avait un impact réel sur la population dont une bonne partie est analphabète. Il n’est toutefois pas possible d’affirmer que ses émissions alimentaient les conversations dans les foyers rwandais. En revanche, il en était largement question dans les ambassades et à la MINUAR. Au cours de discussions avec le Général Romeo Dallaire, la représentation française a suggéré que la MINUAR ait un interprète ou un traducteur pour comprendre le contenu des émissions de la RTLM, faites en kinyarwandais. Les émissions diffusées en langue française étaient limitées mais ne reflétaient pas les positions réelles de cette radio. Au cours de différentes démarches, la représentation française a attiré l’attention du Président Habyarimana sur le caractère dangereux de la propagande de la Radio des Mille Collines, mais ce dernier répondait systématiquement qu’il ne s’agissait que de paroles. Il eût été souhaitable, à l’époque, de pouvoir se rendre chez le Président pour mentionner le contenu précis d’une émission particulière.

 

Le Président Paul Quilès a souhaité savoir auprès de quel membre de la MINUAR la demande avait été formulée.

 

M. Jean-Michel Marlaud a précisé que sa demande n’avait pas été formelle mais qu’il l’avait faite oralement à l’occasion de réunions tenues périodiquement avec le Général Romeo Dallaire qui, vraisemblablement faute de moyens, avait répondu que les discours diffusés par la Radio des Mille Collines étaient suffisamment connus.

 

Le Président Paul Quilès a indiqué qu’il serait demandé au Général Romeo Dallaire de donner les raisons de cette réponse et de préciser si, dans les nombreux télégrammes qu’il envoyait quasiment tous les jours à l’ONU, ce message avait été transmis à New-York.

 

M. Jean-Michel Marlaud a souligné qu’il ne tenait pas ces propos pour critiquer l’action du Général Romeo Dallaire, d’autant plus que l’ambassade n’avait pas non plus de traducteurs chargés d’écouter la Radio des Mille Collines et de relever le contenu des émissions. Tout le monde partait du présupposé selon lequel la Radio des Mille Collines faisait une propagande qui attisait les haines ethniques, dans la mesure où cette radio était hostile aux accords de paix d’Arusha.

 

M. Bernard Cazeneuve s’est interrogé sur la présence dans le Gouvernement prévu par les accords d’Arusha de M. Ferdinand Nahimana qui était à l’origine de cette radio et qui y exerçait des responsabilités.

 

M. Jean-Michel Marlaud a suggéré que cette question soit posée tant à M. Faustin Twagiramungu qu’au FPR. Selon lui, la nomination de M. Ferdinand Nahimana résultait implicitement de la clause selon laquelle chaque parti désignerait parmi ses membres ceux qui participeraient au Gouvernement. Le fait est que M. Faustin Twigaramungu l’avait inscrit sur la liste du Gouvernement qu’il avait présenté deux ou trois jours avant l’attentat, après avoir consulté le FPR. Si la France avait fait part de ses réticences quant à la nomination de M. Ferdinand Nahimana, désigné par le MRND, elle aurait risqué d’ajouter un nouveau conflit à ceux existant déjà.

M. Jean-Michel Marlaud n’a pas pu préciser si le terme de " génocide " avait été employé par le Haut Commissariat aux réfugiés quelques jours avant M. Alain Juppé.

S’agissant du refus de protection des Rwandais par d’autres ambassades, il a indiqué qu’il n’était pas en mesure de répondre mais a rappelé que l’ambassade des Etats-Unis avait fermé rapidement après le début des événements. En revanche, il a réaffirmé que l’ambassade de France n’a jamais refusé l’asile à ceux qui souhaitaient s’y réfugier, et notamment à M. Alphonse-Marie Nkubito, à l’époque Président du Comité de liaison des associations des droits de l’homme et, par la suite, Ministre de la Justice du Gouvernement installé après la victoire du Front patriotique.

Evoquant les propos tenus lors d’auditions précédentes, le Président Paul Quilès a fait part de ses interrogations sur ce qui avait pu motiver les commentaires virulents à l’égard de la France et de son ambassade.

 

M. Jean-Michel Marlaud a souligné que, dans un premier temps, aussitôt après l’opération d’évacuation, ce genre de critiques n’était nullement apparu et qu’il disposait, bien au contraire, de nombreuses lettres l’estimant particulièrement réussie. Les critiques ne sont apparues que plus tardivement sans qu’il soit possible de déterminer leur provenance et leurs auteurs.

Il a reconnu que certains incidents avaient pu se produire sans que l’on puisse en conclure pour autant qu’il y ait eu une volonté délibérée d’abandonner qui que ce soit.

Par ailleurs, le fait de dire que les employés tutsis de l’ambassade auraient été abandonnés sous-entend qu’il aurait été procédé à un tri, sur présentation de la carte d’identité. Il est vrai que malheureusement, un seul employé de l’ambassade a pu être évacué avec sa famille. Il s’agissait du reste d’un Tutsi mais sans doute est-il difficile pour certains d’imaginer la façon dont les choses se passent quand, à 20 heures 30, dans un quartier de Kigali, s’écrase un avion. On ne pense pas effectivement à décrocher son téléphone pour appeler l’ambassade.

 

M. Bernard Cazeneuve a souhaité savoir si l’établissement préalable de fichiers informatisés recensant les ressortissants français avait, comme l’ont laissé entendre les militaires de l’opération Amaryllis, facilité leur évacuation. Evoquant les propos tenus par M. Michel Cuingnet, Chef de la Mission de Coopération, selon lesquels il avait vu des employés tutsis de la Mission de Coopération se faire massacrer, il a demandé pourquoi rien n’avait été fait pour les protéger.

 

M. Jean-Michel Marlaud a souligné qu’il existait au Rwanda, comme partout, un plan de sécurité de la communauté française, mais que les employés rwandais de l’ambassade, dont le lieu de résidence était inconnu, ne figuraient pas sur ce plan, ce qui montrait qu’il n’est jamais très simple de monter une opération d’évacuation de ce type. Le principe consistait à répartir la population française en îlots dont chacun était placé sous la responsabilité d’un chef d’îlot, qui n’était pas nécessairement un membre de l’ambassade. Il lui était adjoint deux ou trois personnes selon l’importance de l’îlot et il était équipé de moyens radio lui permettant de garder le contact avec l’ambassade dans l’hypothèse où le téléphone ne fonctionnerait pas. Les réunions organisées de façon hebdomadaire ou tous les quinze jours avec les chefs d’îlot et leurs adjoints avaient pour objectif, d’une part, de transmettre des consignes d’ordre général et, d’autre part et surtout, de mettre à jour les listes des ressortissants, de vérifier leur présence au Rwanda et de déterminer leur lieu d’habitation. Ce système a, semble-t-il, globalement bien fonctionné puisqu’aucune critique n’a porté sur l’évacuation des ressortissants français, voire des étrangers qui avaient pu se signaler.

S’agissant du massacre des employés de la résidence de M. Michel Cuingnet, il conviendrait de lui poser la question. En tout état de cause, l’ambassade ne disposait pas de moyens d’intervention dans les jours qui ont suivi l’assassinat du Président Habyarimana, la seule force disponible sur place était la MINUAR.

 

M. Pierre Brana a demandé si le fait que les personnels locaux des ambassades ne figurent pas sur les plans de sécurité était une pratique régulière.

 

M. Jean-Michel Marlaud a souligné la complexité particulière de la situation à Kigali, les ruelles ne portant pas de nom et les maisons pas de numéro.

 

M. René Galy-Dejean a mis en évidence la contradiction entre les allégations selon lesquelles les autorités françaises étaient ignorantes des risques de massacres au Rwanda et les termes de la mission confiée à l’ambassadeur qui visait notamment à éviter ces massacres.

Se référant aux propos tenus par le Ministre des Affaires étrangères, M. Jean-Michel Marlaud a rappelé que c’était bien parce que la France était consciente d’un risque de massacres qu’elle a essayé de tout faire pour les empêcher, notamment en faisant pression sur les uns et sur les autres. Plusieurs correspondances de l’ambassade évoquaient les risques de reprise des massacres dans le cas où les accords d’Arusha échoueraient ou ne pourraient pas être mis en oeuvre.

Après avoir regretté que l’audition de M. Jean-Michel Marlaud n’ait pas été publique, M. Jacques Myard a souhaité connaître son sentiment sur l’attitude ambiguë du FPR qui aurait délibérément pratiqué un double langage, conscient qu’il était du risque d’être écarté du pouvoir si le processus de démocratisation prévu par les accords d’Arusha se réalisait. Il s’est demandé si la France, quant à elle, au nom des bons sentiments, de ses idéaux et de ses principes, n’avait pas fait preuve d’une très grande naïveté en fondant ses espoirs de paix sur l’application de ces accords, potentiellement conflictuels, compte tenu des tensions mises sous le boisseau pendant des décennies. Il s’est d’autre part interrogé sur les délais dans lesquels les troupes françaises de l’opération Amaryllis étaient arrivées sur les lieux, la tactique mise en oeuvre à Kigali et les lieux d’intervention des éléments français dans ce paysage de collines, peu facile à reconnaître et difficile d’accès. Il s’est demandé quelle avait été la place du racisme dans la motivation des massacreurs et dans l’assassinat de nombre de personnalités et si le ministère des Affaires étrangères publierait l’ensemble des télégrammes échangés, à l’instar de ce qui a été fait lors de certaines crises, puis il a interrogé M. Jean-Michel Marlaud sur les auteurs possibles de l’attentat.

Il a enfin souligné qu’en droit international, les interventions destinées à assurer la protection des personnes ne pouvaient être fondées, en vertu d’une jurisprudence constante des institutions internationales, que sur le principe de la nationalité et que l’évacuation en dehors du principe de nationalité, qui relève de l’intervention humanitaire, pouvait être considérée comme une immixtion dans les affaires intérieures.

 

M. Jean-Michel Marlaud a estimé que, pour le Front patriotique rwandais, s’engager dans la négociation d’Arusha, tout en laissant entendre qu’en cas de blocage il pourrait reprendre l’offensive, ne relevait pas d’un double jeu mais qu’il s’agissait d’une tactique de négociation consistant à faire sentir sa force pour obtenir des concessions, ce qui ne paraît pas profondément scandaleux. Il est toutefois difficile de savoir exactement quel pouvait être l’objectif ultime du FPR et s’il voulait participer au pouvoir ou l’exercer en totalité et quelle analyse il faisait des résultats des élections libres et contrôlées organisées dans la zone tampon. M. Jean-Michel Marlaud a précisé que l’un des points essentiels de la négociation des accords d’Arusha avait porté sur la durée de la période de transition. Le Front patriotique souhaitait obtenir la période de transition la plus longue possible car il caressait probablement l’espoir que le Président Habyarimana serait éliminé pendant cette période, au terme d’un procès fondé soit sur l’enrichissement illicite et la corruption, soit sur les violations des droits de l’homme. Cette procédure d’" impeachement ", qui aurait abouti au renversement de Juvénal Habyarimana, aurait permis au Président de l’Assemblée nationale de transition, membre du parti libéral, d’assurer l’intérim.

M. Jean-Michel Marlaud a rappelé que les accords d’Arusha avaient été négociés en présence d’observateurs étrangers, notamment français, et qu’une fois signés, la France se devait de les soutenir, même s’ils étaient fort complexes et difficiles à appliquer. Il a souligné qu’il n’était pas possible de recommander la reprise d’une négociation qui avait eu lieu et dont les accords d’Arusha constituaient le résultat.

S’agissant du déroulement de l’opération Amaryllis, il a estimé que les responsables militaires étaient beaucoup plus compétents pour en parler.

Bien qu’il ne lui appartienne pas d’en décider, il a souhaité que la correspondance diplomatique concernant la crise rwandaise soit communiquée à la mission d’information.

A propos de l’attentat, différentes hypothèses ont été émises sans qu’on puisse se prononcer nettement en faveur de l’une d’entre elles. Il a toutefois estimé que, si la période de transition s’était déroulée normalement et avait débouché sur des élections libres, et sous contrôle international, celles-ci auraient manifestement abouti à une marginalisation du FPR, ce qui conduirait à penser que ce dernier pourrait être responsable de l’attentat. Mais l’hypothèse selon laquelle les extrémistes hutus n’acceptant pas de voir le Président Habyarimana conclure un accord négocié avec le FPR seraient à l’origine de l’attentat n’est pas à exclure pour autant. Ceux-ci ont pu effectivement considérer qu’il était dangereux de faire entrer le FPR dans les institutions, ce qui les priverait de leurs postes, notamment au sein de l’armée. Si on suit la piste suggérée par la question " à qui profite le crime ? ", l’hypothèse FPR paraît plus consistante, mais elle n’exclut pas que certains aient fait un autre calcul.

 

M. François Lamy s’est interrogé sur les conditions dans lesquelles s’était produit l’assassinat de l’Adjudant-chef Didot, certaines rumeurs lui attribuant des fonctions à la fois officielles et officieuses. Sa maison étant, selon le Colonel Bernard Cussac, équipée d’antennes destinées à la communication du poste diplomatique, il s’est étonné de la présence de ce matériel à son domicile et non à l’ambassade.

 

M. Jean-Michel Marlaud a précisé que l’Adjudant-chef Didot n’était pas responsable des communications de l’ambassade. Celle-ci bénéficiait de son propre réseau avec un chiffreur qui se trouvait à l’ambassade même. Il lui a néanmoins été rapporté qu’étant chargé des transmissions, l’Adjudant-chef avait des antennes sur le toit de sa maison.

 

M. Yves Dauge a souhaité obtenir des précisions sur les raisons qui ont pu conduire la MINUAR à refuser les évacuations demandées par l’ambassade, alors qu’elle en aurait pratiqué par ailleurs. Il a demandé à M. Jean-Michel Marlaud, dans la mesure où il pouvait porter un jugement sur l’action de la MINUAR lors des premières journées de troubles, où étaient les membres de cette force et ce qu’ils faisaient. Par ailleurs, il a souhaité savoir comment s’était effectué le passage de relais entre les militaires français du détachement Noroît et ceux de la MINUAR, soulignant que les troupes françaises, même limitées en nombre, exerçaient de fait une présence dont l’impact était fort et que leur départ avait pu créer une situation préjudiciable de vacance du contrôle international. Il s’est enfin interrogé sur d’éventuels conflits d’autorité entre le Général Romeo Dallaire et le représentant du Secrétaire général des Nations Unies.

 

M. Jean-Michel Marlaud a rappelé que la MINUAR s’était chargée de la protection et de l’évacuation de M. Faustin Twagiramungu, dans des conditions du reste difficiles, mais qu’il n’avait pas eu connaissance d’autres évacuations auxquelles elle aurait procédé, ce qui n’exclut pas qu’elle ait pu en réaliser. Par ailleurs, il est certain que le détachement Noroît, avec ses 300 hommes, pouvait, par sa seule présence, rétablir l’ordre, tandis que la MINUAR, avec 2 500 hommes, n’y est pas parvenue. Toutefois, dans le contexte politique caractérisant la période de décembre 1993 jusqu’à l’attentat, puis au cours des massacres qui se sont déclenchés, il n’est pas certain que même les 300 hommes de Noroît auraient suffi à rétablir l’ordre, compte tenu du caractère extrême de la situation.

Il s’est refusé à critiquer la MINUAR parce que les conditions dans lesquelles elle essayait de remplir sa mission -elle opérait sous le régime du chapitre VI de la Charte des Nations Unies- ne lui permettaient d’utiliser les armes qu’en cas de légitime défense, ce qui la condamnait à l’impuissance. N’importe quel assassin pouvait contourner un soldat de la MINUAR pour tuer quelqu’un derrière son dos sans qu’il ait la possibilité d’intervenir. Dans ces conditions, le traumatisme du Général Romeo Dallaire est totalement compréhensible, son mandat ne l’autorisant pas à entreprendre quoi que ce soit. A cela s’est ajouté, après l’assassinat des Casques bleus belges, la décision prise par le Conseil de sécurité, malgré l’opposition française, de réduire considérablement les effectifs de la MINUAR au lieu de la renforcer et d’étendre son mandat, ce qui n’est de la faute, ni du Général Romeo Dallaire, ni des militaires de la MINUAR.

 

Le Président Paul Quilès a indiqué que ce débat pourra avoir lieu ultérieurement, rappelant que le représentant de l’ONU au Burundi, qui a souhaité être entendu, avait pris, quant à lui, des dispositions immédiates pour éviter un certain nombre d’exactions après l’attentat qui a également coûté la vie au président burundais.

 

M. Jean-Claude Lefort s’est interrogé sur les règles assurant l’envoi de télégrammes convergents aux ministères de la Défense et des Affaires étrangères après discussion avec l’attaché de défense, le Colonel Bernard Cussac. Il a relevé que les avertissements du Général Romeo Dallaire étaient bien parvenus à Paris, contrairement à ce qui a pu être dit. Il a souhaité savoir si la lenteur qui a présidé à la prise de conscience de la gravité de la crise aurait pu être à l’origine des interprétations diverses concernant le rôle de la France au Rwanda. Evoquant les propos de M. Jean-Michel Marlaud concernant l’évacuation le 9 avril de vingt-deux personnes dont un responsable de la Radio des Mille Collines, il s’est interrogé sur la présence d’autres personnalités politiques parmi les personnes évacuées. Enfin, il s’est enquis de savoir si les Etats-Unis avaient fait preuve de réticences ou conduit des manoeuvres d’obstruction, face aux efforts diplomatiques de la France au sein de l’ONU.

 

M. Jean-Michel Marlaud a précisé qu’il entrait dans le fonctionnement normal d’une ambassade que l’ambassadeur et l’attaché de défense aient des relations de confiance et envoient à Paris des analyses convergentes. S’il a cru bon de le préciser dans son exposé introductif, c’est parce que nombre de spéculations ont été faites sur la divergence des politiques suivies par les différentes autorités impliquées dans la gestion des affaires rwandaises. Pour éviter ces divergences, il lui est apparu essentiel de prendre la précaution de se mettre d’accord avec le Colonel Bernard Cussac. En raison des moyens dont ce dernier disposait, il pouvait arriver que ses informations ne correspondent pas avec celles de l’ambassadeur ou que leurs analyses de la situation divergent. Dans ce cas, une discussion s’engageait pour envoyer à Paris un document faisant état de plusieurs hypothèses ou interprétations. Il était préférable de procéder ainsi plutôt que de prendre le risque d’envoyer un télégramme diplomatique donnant au Quai d’Orsay des informations divergeant de celles fournies au ministère de la Défense à l’occasion d’autres contacts.

 

M. Jacques Myard a souligné qu’en tout état de cause c’est à l’ambassadeur qu’il incombe de rendre compte au Gouvernement français de la situation politique.

 

M. Jean-Michel Marlaud en a convenu mais a estimé qu’au-delà des textes, il peut toujours arriver que tel ou tel attaché spécialisé décroche son téléphone pour émettre une opinion différente auprès de son administration d’origine.

Il a insisté sur le fait que c’était précisément parce qu’il semblait important que le reflet donné à Paris de la situation du Rwanda soit le fruit d’une réflexion commune, qu’un accord était intervenu, dès le début, sur les règles de travail qu’il venait de décrire. Dans un monde idéal, celles-ci devraient être spontanément appliquées et il ne devrait pas être nécessaire de les expliciter, mais compte tenu de la situation, il semblait préférable de les rappeler. Pendant les onze mois qu’il a passés au Rwanda, il ne lui a pas semblé avoir eu, à aucun moment, de divergences sérieuses avec le Colonel Bernard Cussac, qui connaissait bien le pays et qui était un homme de toute confiance, très soucieux de la prise en compte des droits de l’homme.

S’agissant d’informations que le Général Romeo Dallaire aurait fait parvenir à Paris par un autre canal, il a déclaré n’avoir reçu aucune indication à ce sujet. M. Jacques-Roger Booh-Booh a convoqué les trois ambassadeurs pour leur exprimer ses inquiétudes et celles du Général Romeo Dallaire. L’analyse de cet entretien avait été transmise par le chargé d’affaires dans la journée et avait suscité une réponse de Paris dans les deux heures. Il est possible que M. Jacques-Roger Booh-Booh et le Général Romeo Dallaire se soient mal entendus, mais dans les contacts qu’ils avaient avec l’ambassade, rien ne transparaissait et il ne semble pas que cela ait pu nuire à l’efficacité de leurs relations avec la représentation française.

A l’impossibilité d’intervention armée qui résultait des contraintes du chapitre VI, s’ajoutait, pour la MINUAR, le traumatisme de l’assassinat des Casques bleus belges. A ce moment, soit le Conseil de sécurité prenait une nouvelle résolution réduisant les effectifs de la MINUAR, soit on courait le risque, en ne modifiant pas la résolution qui l’avait créée, de voir une partie de ses troupes partir purement et simplement.

Les relations de la France avec les Etats-Unis et les autres acteurs étrangers à Kigali, notamment l’ambassadeur de Belgique, étaient excellentes. Il s’agissait en particulier de veiller à empêcher les interprétations dont les Rwandais étaient friands, selon lesquelles l’ambassade de France était pro-Habyarimana et celle de Belgique pro-FPR, et à maintenir un front commun. Il ne semble pas qu’il y ait eu des démarches dont l’un ou l’autre n’ait pas été informé. Les Etats-Unis n’ont pas davantage donné le sentiment de divergences particulières, pas plus d’ailleurs que les acteurs africains qu’il ne faut pas oublier, notamment les Tanzaniens qui ont joué un rôle important dans toute la négociation des accords d’Arusha. Il convient d’ajouter le rôle positif du Nonce apostolique, notamment en matière de droits de l’homme.

En revanche, lorsque la question de la MINUAR a été évoquée au Conseil de sécurité des Nations Unies, les différents Etats membres n’avaient pas la même position, pour des raisons moins liées au Rwanda qu’à des préoccupations plus générales. A cet égard, il serait intéressant de poser la question à M. Mérimée qui était, à l’époque, le représentant permanent de la France.

 

Audition de M. Bruno DELAYE

Conseiller à la présidence de la République (juillet 1992-janvier 1995)

(séance du 19 mai 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Bruno Delaye, ancien conseiller à la Présidence de la République, de juillet 1992 à janvier 1995, actuellement ambassadeur au Mexique. Il a rappelé que, dès sa prise de fonctions, il avait eu à connaître de la difficile situation du Rwanda, marquée par l’alternance de la montée des tensions et du progrès des négociations, et par une série d’affrontements militaires, jusqu’à la conclusion des accords d’Arusha en août 1993, qu’il avait dû ensuite faire face aux difficultés de mise en œuvre de ces accords, dans un contexte de défiance et d’hostilité croissante des belligérants mais aussi de désintérêt de la communauté internationale. Par la suite, sont intervenus une série de massacres et le génocide d’avril 1994, face auxquels l’ONU est apparue incapable d’agir. Enfin, après l’opération Turquoise, il a fallu essayer de renouer les fils du dialogue avec le FPR et porter secours, autant que possible, aux centaines de milliers de personnes déplacées et réfugiées hors des frontières rwandaises.

 

M. Bruno Delaye a indiqué qu’il exposerait les grands principes de la politique française vis-à-vis du Rwanda, telle qu’il l’avait vécue lorsqu’il était conseiller à la Présidence de la République mais a souhaité auparavant la situer dans le contexte général de la politique africaine de la France.

Il a tout d’abord précisé qu’il avait vécu cette période passionnante et de remise en cause critique comme celle d’une transition entre un ordre ancien et l’émergence d’une Afrique nouvelle, que, personnellement, il appelait de ses vœux. La poussée démocratique, consécutive au discours de La Baule -il y avait alors, en moyenne, une consultation électorale par mois en Afrique francophone- était positive, mais s’accompagnait de tensions extrêmement fortes pour les sociétés africaines. En France, la ligne de partage séparait les nostalgiques d’une " Afrique de Papa ", désormais révolue, et ceux qui, faisant fi des pesanteurs du tribalisme des sociétés africaines, estimaient que la démocratisation n’allait pas assez vite. Tout cela compliquait singulièrement la perception de la politique française, critiquée aux motifs contradictoires que la démocratisation n’allait pas assez vite -comme si les calendriers électoraux de ces pays étaient fixés en Conseil des ministres à Paris- ou, au contraire, que son imposition à marche forcée dans une société encore fortement marquée par le tribalisme ou l’ethnisme était prématurée.

Cependant, le Président de la République, comme les Premiers Ministres Pierre Bérégovoy puis Edouard Balladur ont maintenu le cap, et le bilan qui fut dressé par les Chefs d’Etat africains, réunis au sommet de Biarritz en novembre 1994, est impressionnant : les 31 pays d’Afrique subsaharienne, dont 22 francophones, représentés à la Baule, avaient tous instauré le multipartisme ; 17 avaient adopté de nouvelles constitutions et une cinquantaine de consultations générales avaient été organisées, qu’il s’agisse de référendums constitutionnels ou d’élections législatives ou présidentielles.

Que l’on se réfère au discours prononcé par M. Pierre Bérégovoy au sommet de Libreville, à ceux du Président de la République au sommet de Biarritz et à l’UNESCO, ou à ceux de M. Edouard Balladur à Dakar et à Abidjan, les grands axes de la politique africaine de la France à cette époque visaient à approfondir et consolider le processus de démocratisation, mettre en oeuvre une aide au développement efficace et organiser la sécurité et la paix en Afrique.

M. Bruno Delaye a indiqué qu’il avait vécu sur le terrain, comme ambassadeur au Togo, de 1990 à 1992, les difficultés de la démocratisation mais qu’à cette occasion, il avait perçu l’importance pour la France de ne pas épouser les querelles locales ni de défendre un clan ou un homme, mais des principes et une politique. Il a rappelé que le vent démocratique de cette époque avait libéré en Afrique des énergies positives, rénovantes, dont ce continent avait grand besoin, mais qu’en s’appliquant à des Etats-Nations faibles, le mouvement de démocratisation avait fait apparaître des tensions régionalistes ou ethniques extrêmement dangereuses, ce qui explique les inflexions de la politique française au cours des années 1992-1994. Ce n’était pas à la France de fixer le rythme et les règles de la démocratisation, mais elle entendait lier son aide et sa coopération aux efforts de démocratisation entrepris sur le terrain et, dans certains cas, elle devait aller jusqu’à suspendre sa coopération, comme ce fut le cas au Togo et au Zaïre.

Il a rappelé que la démocratisation ne consistait pas seulement à organiser des élections transparentes sous le contrôle d’observateurs ni à permettre à une majorité de prendre le pouvoir et de gouverner contre une minorité. Il fallait mettre en place ou aider à mettre en place toute une série de mécanismes complémentaires, assurant notamment une meilleure répartition des pouvoirs et des richesses au profit des autorités locales pour en éviter la concentration au sommet de l’Etat -d’où l’importance des réformes de municipalisation ou de régionalisation, que la coopération française appuiera dans ces années-là- ou contribuant au renforcement de l’Etat de droit, ce qui supposait en particulier l’indépendance de la justice, la lutte contre la corruption, la liberté de la presse d’Etat et de la presse privée ou encore la " désethnisation " des armées.

Il était aussi fondamental de concilier la règle de la majorité avec la garantie des droits de la minorité car, dans de nombreux cas, la minorité politique recoupait une réalité ethnique.

Le second chantier ouvert par la politique africaine de la France consistait à mettre en oeuvre un système d’aide au développement qui soit vraiment efficace et, sur ce plan, la France ne s’est jamais sentie aussi seule que dans ces années-là. En 1992, elle donnait à l’Afrique 3,4 fois plus que la Banque mondiale, 2,2 fois plus que les Etats-Unis. Les bailleurs de fonds avaient déserté l’Afrique au nom d’un discours libéral excessif prônant le recours aux seules forces du marché ou d’une critique, parfois justifiée, des pratiques de détournement des aides, ces deux arguments servant d’alibis commodes à l’abandon de ce continent, dans la bonne conscience universelle. Mais si être l’avocat international de l’Afrique était, aux yeux du Président de la République, une tâche prioritaire, il fallait aussi rénover profondément notre système d’aide et de coopération. Cette rénovation a été engagée en 1993-1994 avec la réforme de la zone franc qui permit la reprise des programmes d’aide du FMI et de la Banque mondiale. Elle est actuellement poursuivie par le Gouvernement de M. Lionel Jospin avec la réforme du ministère de la Coopération.

Le troisième objectif poursuivi par la France était l’organisation de la paix et de la sécurité en Afrique. En 1994, il y avait 12 foyers de guerres endémiques, et, de ce fait, pas moins de 32 000 casques bleus, observateurs et forces de maintien de la paix sur le continent. Comment prévenir les conflits, réduire les tensions, garantir à chacun le droit à la stabilité et à la sécurité ? Dans le cas des pays " du champ ", l’envoi, par la France, de troupes sur place ou le maintien de bases militaires françaises a pu être utile et fut décisif dans de nombreux cas, mais ne pouvait plus être une solution, à mesure que l’Afrique changeait et en raison du caractère de plus en plus interne ou ethnique des conflits et tensions sur le terrain. Aussi, a-t-il fallu développer la diplomatie préventive, le plus souvent dans un cadre confidentiel et déployer les plus grands efforts pour régler les problèmes entre l’Angola, le Zaïre et le Congo, entre le Sénégal et la Mauritanie, la question des Touaregs au Niger et au Mali, les différends entre le Nigeria et le Cameroun, les difficultés des Afars et des Issas à Djibouti. Il devenait indispensable de réorienter notre coopération militaire, en accordant un soutien prioritaire aux forces de police et de gendarmerie, plutôt qu’aux para-commandos et aux gardes prétoriennes, et d’encourager l’OUA et les Etats africains à mettre sur pied une force interafricaine de paix afin que l’Afrique participe elle-même à sa propre sécurité. L’idée fut lancée officiellement au sommet d’Addis Abeba de 1992 et la France l’a reprise à son compte à Biarritz en 1994.

M. Bruno Delaye a estimé que l’on ne pouvait ni comprendre ni juger la politique que les autorités françaises avaient menée au Rwanda si on la séparait de la politique générale de la France en Afrique, dont il venait de rappeler les grandes lignes.

Evoquant brièvement le contexte régional des Grands Lacs, il a fait observer, au vu de la géographie et des données démographiques de cette région et de l’enchaînement des événements de 1994 à nos jours, que la stabilité politique au Rwanda et au Burundi commandait celle de tout le bassin du Congo. Le changement de pouvoir à Kigali a eu des conséquences jusqu’à Kinshasa et même Brazzaville, ce qui peut aider à comprendre a posteriori l’intérêt que présentaient, pour la politique française dans la région, le " petit Rwanda " et le " petit Burundi ", au début des années 1990, quand la France pensait encore pouvoir aider à préparer pacifiquement l’après Mobutu au Zaïre et consolider la démocratie au Congo.

M. Bruno Delaye a précisé que, lorsqu’il avait pris ses fonctions à l’été 1992, la ligne fixée par le Président de la République concernant le Rwanda était la suivante : premièrement, encourager et consolider la démocratisation interne du régime rwandais ; deuxièmement, encourager et appuyer la négociation avec le FPR ; troisièmement, dissuader les protagonistes du recours à l’option militaire.

Cette politique avait déjà donné des résultats. Depuis avril 1992, le Président Habyarimana devait composer avec un Gouvernement et un Premier Ministre d’opposition et la vie démocratique au Rwanda, où vibrionnaient dix-huit partis politiques, était un fait qui s’était imposé, malgré les violences, les atteintes aux droits de l’homme et les pogroms.

Les négociations entre le Gouvernement rwandais et le FPR étaient sur les rails depuis les rencontres secrètes organisées à Paris en juin 1992 et avaient déjà conduit à la conclusion d’accords partiels. Sur le plan militaire, le FPR et l’armée rwandaise avaient signé un cessez-le-feu en juillet 1992, accompagné, selon les termes d’Arusha I, par la mise en place d’un groupe d’observateurs militaires neutres (GOMN) de 50 hommes, chargé d’en surveiller l’application dans la zone frontalière ougando-rwandaise.

M. Bruno Delaye a précisé qu’aux trois objectifs qu’il venait de mentionner, s’ajoutait le souhait, partagé par le Président de la République, de retirer le dispositif Noroît le plus vite possible dans la mesure où une présence militaire longue sur un terrain étranger, fût-elle de 300 hommes seulement, était considérée comme une source d’effets pervers. Il convenait donc, corollairement, de passer le relais aux Nations Unies, sans mettre en péril les fragiles acquis de stabilisation obtenus.

Si la définition de notre politique était claire, sa mise en œuvre se heurtait cependant à d’immenses difficultés.

La première résidait dans le rôle central du Président Habyarimana. Bien que Hutu, appartenant donc à l’ethnie majoritaire, celui-ci ne voulait pas, au début, de la démocratie et de l’ouverture politique, les Hutus du nord auxquels il appartenait ne désirant pas partager le pouvoir avec ceux du centre et du sud, pas plus qu’ils ne désiraient véritablement le retour des réfugiés tutsis d’Ouganda, ne serait-ce que pour des raisons agraires et de concurrence économique. Au cours de cette période, il fallait continuer d’exercer une pression constante sur le Président Habyarimana pour qu’il démocratise son régime, impose le respect des droits de l’homme et négocie avec le FPR. Dans le même temps, il fallait éviter qu’il ne tire prétexte de la situation de guerre sur sa frontière Nord pour bloquer les processus en cours. Il s’agissait d’un exercice extrêmement délicat consistant à mettre en confiance le Président Habyarimana pour éviter qu’il ne s’enferme dans une logique de refus absolu sous la pression des plus extrémistes de son camp, sans pour autant que cette mise en confiance puisse être interprétée comme un blanc-seing ou un soutien. L’homme était difficile, insaisissable, menant sans doute plusieurs jeux à la fois, mais incontournable pour enrayer la montée de l’extrémisme hutu. De fait, après sa disparition, la digue s’est rompue aussitôt et tout appel à la raison ou toute pression sur le camp hutu devint inutile. M. Bruno Delaye a indiqué que cette analyse avait été confirmée lors d’un entretien, deux semaines après l’attentat, avec le " Ministre des Affaires étrangères " du Gouvernement dit " intérimaire ", M. Jérôme Bicamumpaka.

Il fallait aussi trouver le moyen de convaincre le FPR, imprégné de la culture de la " National Resistance Army " (NRA) d’Ouganda, héritée des idéologies maoïstes des années 1970, d’accepter sincèrement la logique de la négociation, tout comme il fallait le convaincre d’accepter la mise en place d’un processus démocratique électoral, alors qu’au Burundi les Tutsis avaient été écartés du pouvoir par les urnes et le mettre en garde contre sa tentation permanente de recourir à la force militaire en lui expliquant qu’elle ne manquerait pas de provoquer des déplacements massifs de population et l’ouverture de règlements de comptes ethniques. Aux dires mêmes du Président Museveni, ceux qu’il appelait affectueusement les " young boys " ne rêvaient que de rééditer la saga ougandaise de la NRA commencée à ses côtés en 1986 par Fred Rwigyema, avec une " centaine de fusils escroqués à Kadhafi ".

M. Bruno Delaye a souligné que la position des Chefs d’Etat des pays voisins n’avait en rien contribué à la réalisation de cet objectif de renoncement à la violence, hormis l’attitude positive du Président tanzanien. Le Président du Zaïre aurait pu exercer une influence sur les extrémistes hutus et celui de l’Ouganda sur le FPR. Soit ils n’ont pas pu, soit ils n’ont pas voulu. La nouvelle Constitution rwandaise née d’Arusha ne pouvait être un modèle pour le Président Mobutu. Quant au Président Museveni, on pouvait parfois se demander, dans sa relation avec le FPR, lequel était l’obligé de l’autre.

M. Bruno Delaye a estimé qu’il convenait également de tenir compte de la situation au Burundi pour comprendre celle du Rwanda et la montée de l’extrémisme hutu à partir de 1993. Le 21 octobre 1993, le Président Ndadaye, élu démocratiquement quatre mois auparavant, est assassiné par un putsch d’officiers tutsis. Incapables d’assumer politiquement leur geste, ces officiers prennent la fuite, se réfugient en Ouganda et se rapprochent du FPR. Ces événements se passent dans l’indifférence quasi totale de l’opinion internationale.

M. Bruno Delaye a indiqué qu’il avait, ce jour-là, avec un certain nombre de personnes à Paris, envisagé le pire pour la sous-région, et pensé que le compte à rebours d’une nouvelle catastrophe africaine venait de commencer.

Pour le Burundi, la catastrophe, certaine, s’était réalisée immédiatement : le Gouvernement légal s’était réfugié à l’ambassade de France, protégée par des gendarmes et des massacres s’étaient déclenchés à l’instigation de l’armée tutsie et des extrémistes hutus du Palipehutu. La population, en majorité hutue, en avait été la victime. Certains -mais bien après- ont parlé d’un " génocide ciblé " qui aurait fait 100 000 morts en quelques semaines d’après la Croix-Rouge et provoqué, d’après le HCR, l’arrivée au Rwanda en novembre-décembre 1993 de 375 000 réfugiés sur un total de 659 000. Leurs récits de massacres auront un effet terrible et tout à fait déterminant sur la montée de l’extrémisme hutu rwandais. A Bujumbura, les efforts de l’ambassadeur français et du médiateur des Nations Unies, le Mauritanien Ahmedou Ould Abdallah, permettront d’éviter le chaos total et l’embrasement général. Toutefois les flammèches sont déjà passées au Rwanda.

M. Bruno Delaye a souligné que le silence international et médiatique fut alors assourdissant. Les regards étaient tournés vers Sarajevo, mais surtout CNN n’avait pas encore planté ses caméras dans la Région des Grands Lacs.

M. Bruno Delaye a ensuite fait état de la dégradation de l’économie rwandaise et de la déliquescence de l’Etat, qui s’étaient aggravées à partir de 1993. Le Rwanda appliquait un Plan d’ajustement structurel de type déflationniste élaboré avec le FMI et 25 % de son PIB venait de l’aide internationale. Mais, en raison de l’augmentation du déficit budgétaire entraînée par la flambée des dépenses militaires, ce soutien avait cessé. L’armée rwandaise avait augmenté en nombre, dans la même proportion que celle du FPR, mais ni en qualité ni en discipline malgré les efforts de nos coopérants militaires. Sur le plan politique, la démocratisation du régime avait abouti à la paralysie de l’action gouvernementale, au développement des jeux politiciens des partis, à la création d’un climat permanent d’agitation et de propagande, et à la désorganisation de l’administration de l’Etat. Il en résultait un développement des circuits parallèles de décision et de commandement dans l’armée comme dans l’administration territoriale.

Le Président Habyarimana se trouvait affaibli, prenant des engagements à la suite de démarches françaises, notamment en matière de droits de l’homme, et ne les honorant pas, soit par duplicité, soit par impuissance, ou les deux à la fois.

M. Bruno Delaye a souhaité insister sur les aspects jugés prioritaires par la diplomatie française de l’été 1992 jusqu’à avril 1994. Les autorités françaises se doutaient, savaient que le pire se fomentait dans les cercles extrémistes car l’ambassade transmettait des informations sur des rumeurs de préparatifs de règlements de compte sanglants. En revanche, elles n’ont pas eu connaissance de " plan de génocide ", et personne ne pouvait prévoir que la crise s’achèverait par un drame d’une telle ampleur. M. Bruno Delaye a souligné que c’est précisément parce qu’ils craignaient le pire que les responsables français ont appuyé fortement la logique d’Arusha contre celle de la guerre. A partir d’Arusha I, une véritable course contre la montre s’est engagée entre la logique de paix et celle des armes, entre la survie du dialogue et le basculement dans le chaos.

Il a fallu avancer sur plusieurs fronts à la fois, en essayant autant que possible de sauver l’Etat de droit et de faire respecter les droits de l’homme. Durant cette période, de façon quasi hebdomadaire, l’ambassadeur de France à Kigali a été amené à intervenir sur ce sujet, seul ou avec ses collègues occidentaux, dans ses conversations avec le Président Habyarimana, ses collaborateurs et le Premier Ministre.

Du 7 au 21 janvier 1993, une mission de la Fédération internationale des Droits de l’Homme s’est rendue au Rwanda pour enquêter sur la situation des droits de l’homme depuis 1990. Elle a pu établir qu’après l’attaque déclenchée par le FPR en octobre 1990, des massacres avaient eu lieu dans plusieurs régions (commune de Kibilira, Nord-Ouest du Rwanda et Bugesera), et qu’en particulier 348 Tutsis auraient été tués à Kibilira. Ce rapport mettait en cause les autorités locales et des éléments des FAR. Il évoquait l’apparition d’" escadrons de la mort " ou d’un " réseau zéro " qui, d’après le témoignage d’un ancien journaliste (Janvier Afrika), dépendait du Président Habyarimana qui en aurait présidé lui-même les réunions. Contrairement à ce qui a pu être écrit ici ou là, M. Bruno Delaye a indiqué que ce rapport, rendu public le 9 mars, avait été pris très au sérieux par les autorités françaises, et au plus haut niveau de l’Etat.

Le Président de la République, qui avait été informé quelque temps auparavant de son contenu, avait demandé, le 10 mars en Conseil restreint à l’Elysée, que soit entreprise, par la voie diplomatique la plus officielle, une démarche de protestation et de demande d’explication auprès du Gouvernement rwandais. Ce qui fut fait aussitôt par le Quai d’Orsay.

Avant la publication de ce rapport, sur la base des informations reçues à l’Elysée comme sur place, un conseiller de l’ambassadeur s’était rendu le 4 février, en compagnie d’autres diplomates occidentaux, dans la région du Nord où des massacres avaient été signalés. Leurs conclusions en imputaient la responsabilité à la CDR mais relevaient également " l’attitude satisfaisante " de la gendarmerie. Le 5 février, l’ambassadeur de France avait effectué une démarche avec ses collègues occidentaux auprès du Président et du Premier ministre rwandais. Le Président avait annoncé alors l’arrestation des coupables (150), leur traduction en justice et des sanctions contre les autorités locales défaillantes et le 8 février, le Gouvernement rwandais faisait part de " la suspension du préfet de Gisenyi, d’un sous-préfet et de six bourgmestres ". Or, ce même jour, le FPR déclenchant son offensive générale, la situation basculait dans une autre logique et imposait de nouvelles urgences.

Il convenait également de dissuader le FPR de recourir à l’option militaire. Ce souci français permanent ne procédait pas d’une " phobie du FPR " ou d’un " complexe de Fachoda " mais d’un principe et d’une constatation simples. Comme l’a rappelé M. Hubert Védrine, la France ne pouvait approuver la prise du pouvoir dans les capitales africaines francophones par des groupes armés venus et soutenus de l’extérieur, sous peine d’encouragement général à l’anarchie, à l’exemple du Liberia, du Sierra Leone, et peut-être aujourd’hui du Congo Kinshasa.

Le constat fait en 1990, 1992 et 1993, lors des offensives successives du FPR, démontrait que ce mouvement était loin d’être accueilli en " libérateur " par les populations et que ses avancées provoquaient la fuite de centaines de milliers de personnes (on dénombrait un million de déplacés en mars 1993 aux portes de Kigali).

Apprenant que, le 8 février 1993, le FPR avait violé le cessez-le-feu et était parvenu à 40 km de Kigali, le Président François Mitterrand avait estimé qu’il fallait réagir, tout en excluant l’intervention directe et la cobelligérance -il sera toujours extrêmement ferme sur ce point-. Cette réaction était nécessaire selon lui, non seulement pour contraindre le FPR à renoncer à la lutte armée, mais aussi parce que l’on pouvait craindre que son offensive ne déclenche de la part des FAR une logique de représailles ethniques se substituant à une stratégie de défense militaire classique.

Le Président François Mitterrand a donc décidé de renforcer les effectifs de Noroît avec l’envoi de 300 hommes supplémentaires. Il s’agissait de rassurer la communauté expatriée, dont une partie sera évacuée de Ruhengeri où elle avait été prise dans les combats -21 Français et 69 étrangers- et, par la même occasion, de manifester au FPR et au Président Museveni le refus, par la France, de toute solution militaire. Une action diplomatique énergique avait parallèlement été déployée pour obtenir un cessez-le-feu et relancer le processus d’Arusha. M. Bruno Delaye a indiqué qu’il avait été envoyé, avec le Directeur d’Afrique, en mission à Kigali et à Kampala les 12 et 13 février et que M. Marcel Debarge, Ministre de la Coopération, s’était rendu dans les mêmes capitales les 27 février et 1er mars. Ces démarches avaient abouti le 9 mars à un accord de cessez-le-feu prévoyant le repli du FPR sur les lignes du 7 février, la création d’une zone tampon, sous observation internationale, entre les FAR et le FPR, le retrait concomitant des deux compagnies Noroît envoyées en renfort, la relance des négociations d’Arusha et l’engagement du Président et du Premier Ministre rwandais de prendre, entre autres, les mesures nécessaires pour punir les coupables d’exactions ethniques et défendre l’état de droit. Cet engagement, exprimé dans un communiqué du 13 février, fut solennellement repris à Dar Es-Salam le 7 mars dans un second communiqué conjoint du Gouvernement rwandais et du FPR.

M. Bruno Delaye a déclaré que, paradoxalement, alors que le Rwanda venait de passer au bord du gouffre avec le lancement par le FPR d’une offensive généralisée en violation du cessez-le-feu, la France avait enfin la possibilité d’internationaliser sérieusement la solution du conflit, de se désengager, et de passer le relais au plus vite aux Nations Unies. C’est cette stratégie que le Président Mitterrand avait confirmée au conseil restreint du 3 mars.

L’énergique offensive de la diplomatie française s’est traduite par deux décisions du Conseil de Sécurité de l’ONU : l’adoption en juillet 1993 de la résolution 846 créant la MONUOR, chargée de contrôler la frontière entre le Rwanda et l’Ouganda, qui ne sera opérationnelle qu’en octobre 1993, et l’adoption le 5 octobre 1993 de la résolution 872 créant la MINUAR, qui, d’après les accords d’Arusha, devait prendre le relais de Noroît. M. Bruno Delaye a rappelé qu’il avait fallu plusieurs mois d’intenses négociations pour atteindre ces résultats, que le Président français était intervenu personnellement auprès du Président Clinton pour lever les fortes réticences américaines et que le Ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, avait fait de même auprès de ses collègues des pays membres du Conseil de sécurité.

Par ailleurs, le problème des réfugiés était devenu explosif, l’attaque du FPR ayant conduit près d’un million de déplacés aux portes de Kigali. L’assassinat, au Burundi, du Président Ndadaye avait provoqué l’afflux de 375 000 réfugiés au Rwanda. Dans la région du Kivu, à l’est du Zaïre, la concentration de réfugiés avait engendré des débuts de règlements de compte interethniques. La Tanzanie était également affectée. Tous ces mouvements de population représentaient, à une échelle moindre, une répétition générale des immenses exodes de 1994 qui allaient toucher deux ou trois millions de personnes, dans l’indifférence générale de la communauté internationale, à l’exception de la France, seul pays à avoir débloqué des aides humanitaires d’urgence, à hauteur de 10 millions de francs. Le Président Mitterrand était intervenu personnellement à ce sujet, dès janvier 1993, auprès de ses homologues occidentaux, Présidents des Etats-Unis, de la Suisse, Premiers ministres belge, canadien, allemand, car la question des réfugiés constituait un problème fondamental, trop souvent passé sous silence par les observateurs. Il était particulièrement délicat d’organiser l’Etat de droit, d’assurer le respect des droits de l’homme et le fonctionnement de l’Etat et de l’économie dans un pays déjà surpeuplé où des centaines de milliers de personnes erraient, de colline en colline.

Par ailleurs, en dépit de nombreuses embûches et de blocages, la France continuait de soutenir le processus d’Arusha en exerçant une pression constante sur les deux parties. Signés le 4 août 1993, les accords représentaient, pour le Président Habyarimana, des concessions énormes. Il perdait la majeure partie de ses pouvoirs au profit d’un gouvernement que son parti ne contrôlait pas. Le FPR se taillait la part du lion avec, dans l’armée, 40 % des soldats et 50 % des officiers. Ce dernier exprimera d’ailleurs au Président Mitterrand ses " remerciements " et sa " gratitude " pour le rôle de la France à Arusha. Une perspective démocratique s’ouvrait enfin pour le Rwanda, puisqu’à l’issue d’une transition de 22 mois, des élections devaient être organisées.

Pour autant, la mise en oeuvre de ces accords allait se heurter à d’immenses difficultés qu’il fallait rapidement surmonter.

Les Casques bleus de la MINUAR n’étant arrivés qu’en décembre 1993, la France procédait, le 15 décembre, au retrait du dispositif Noroît et ramenait le nombre de ses coopérants militaires au niveau d’avant 1990. La présence d’un fort contingent belge au sein de la MINUAR et les capacités du Général canadien Romeo Dallaire à la tête de ses 2 500 hommes offraient a priori toutes les raisons d’être confiant.

Les observateurs de la MONUOR, faute de moyens d’observation qui ne lui seront jamais envoyés, notamment d’hélicoptères et de jumelles infrarouges, se révéleront totalement inopérants.

La mise en place des institutions de transition prévues par les accords d’Arusha constituait une autre difficulté. L’extrémisme hutu montait dangereusement depuis mars 1993, la CDR faisant ouvertement campagne contre les accords. Le Président Habyarimana, qui avait abandonné, le 31 mars, la présidence de son parti, le MRND, avait envisagé, un moment, de prendre une retraite anticipée. L’ethnisation de la vie politique avait créé des scissions au sein des partis d’opposition où les tendances " Hutu Power " s’imposaient, entraînant des changements d’alliance au détriment du FPR. Celui-ci montrait de plus en plus de réticences à l’égard des accords d’Arusha. Les alliances qu’il avait passées avec l’opposition hutue devenaient moins solides, ce qui changeait, à son détriment, l’équilibre des accords, et, comme l’avaient montré les élections libres de juillet/septembre 1993 dans la zone tampon, il savait que la voie électorale lui offrait peu de perspectives. Lors de cette consultation, tous les partis avaient pu faire campagne, y compris le FPR, et le MRND avait conquis tous les sièges. La tentation militaire s’est alors renforcée dans les rangs du FPR. Non seulement, il n’a pas démobilisé mais il a recruté les éléments que l’armée ougandaise démobilisait dans le cadre du programme d’assainissement économique de la Banque mondiale.

Une autre source d’inquiétude résidait, à partir de l’assassinat, en 1993, de l’opposant Emmanuel Crapyisi, dans la généralisation de la violence politique, sous la forme d’assassinats ciblés et d’attentats aveugles dont le Gouvernement, le FPR, les partis politiques et les sous-factions, s’accusaient mutuellement dans une grande cacophonie. Malgré ces difficultés, tous les partis politiques, même la CDR, à la condition d’avoir un siège à l’assemblée provisoire, s’étaient ralliés, en avril 1994, aux accords d’Arusha. Tous les membres du gouvernement de transition à base élargie avaient été désignés, y compris les cinq membres du FPR. Un bataillon du FPR de 600 hommes, avait pris place à Kigali devant le bâtiment de l’Assemblée. Une délégation conjointe gouvernement-FPR s’était rendue à Washington pour y plaider auprès des institutions de Bretton Woods le dossier de la relance économique du pays et le financement de la démobilisation des forces des deux camps, les effectifs de la nouvelle armée commune devant être réduits à 15 000 hommes. Le Président avait prêté serment dans le cadre de la nouvelle constitution et la MINUAR s’était déployée. Enfin le Secrétaire général des Nations Unies avait désigné un représentant spécial, M. Booh Booh, chargé d’aplanir les dernières difficultés politiques.

Dans son rapport du 30 mars, le Secrétaire général des Nations Unies, tout en reconnaissant l’existence de tensions sur le terrain, ne présente pas de perspectives pessimistes. A cette date, on estimait que la partie pouvait être gagnée. Début avril, le dernier point de blocage qui restait à lever était l’attribution à la CDR d’un siège à l’Assemblée provisoire, qui comptait soixante-dix membres. Le Président Habyarimana en faisait une condition sine qua non, au motif que la participation des extrémistes de la CDR les obligerait à signer les accords d’Arusha et à adhérer au " code d’éthique ", qui prohibait la propagande raciste. Les pays occidentaux et le représentant du Secrétaire général des Nations Unies appuyaient la position du Président Habyarimana.

Le FPR ne voulait rien entendre et ses représentants parlaient ouvertement d’engager une procédure de destitution à l’encontre du Président Habyarimana dès l’installation de la nouvelle assemblée. Alors que le Conseil de Sécurité venait de renouveler le mandat de la MINUAR le 5 avril, une réunion à huis clos des Chefs d’Etat de la région était organisée le 6 avril, à Dar Es-Salam, pour régler la question de la participation de la CDR. M. Bruno Delaye a indiqué qu’à la sortie de cette réunion, le Président Habyarimana avait confié à M. Jean-Christophe Belliard, observateur officiel de la France : " cette fois-ci, ça va marcher ", mais à 20 heures 30, la course contre la montre était perdue.

M. Bruno Delaye a alors souhaité faire part de quelques sentiments personnels. Il a rappelé que la France avait tout essayé, sauf l’intervention militaire directe, et qu’elle avait placé la communauté internationale devant ses responsabilités. Il s’est demandé qui avait autant fait que la France pour enrayer un engrenage funeste que n’importe quel observateur pouvait prévoir. Il a déclaré que la France n’avait pas soutenu un homme ni un clan, mais des principes et une politique, que l’on pouvait contester, mais à condition de pouvoir lui opposer une alternative crédible et réaliste. Certains penseront alors qu’il aurait mieux valu ne jamais s’intéresser à ce pays, où ce qui est arrivé en 1994 se serait sans doute produit quelques années plus tôt, vraisemblablement dans l’indifférence générale, comme dans bien d’autres zones d’Afrique et la France, absente, ne se verrait reprocher aujourd’hui, pour seul péché, à partager avec tous, que celui de " non assistance à peuple en danger ", péché véniel, tant son absolution semble courante.

Il a indiqué que le cauchemar avait commencé dès le 6 avril et qu’on était passé rapidement des attentats ciblés aux pogroms et au génocide, face auquel la communauté internationale n’a pas su prendre ses responsabilités. Pour ce qui est de la France, il a souligné que le Président de la République et le Gouvernement avaient entrepris d’agir dans les premiers jours et les premières semaines, en procédant, avec l’opération Amaryllis, à l’évacuation parfaitement réussie des ressortissants français. Il a précisé qu’interrogé au cours du Conseil restreint du 13 avril, le Président de la République avait donné son accord pour l’évacuation et l’accueil en France de la veuve du Président Habyarimana, de ses neuf enfants dont le plus âgé avait 19 ans et de sa soeur, et que onze visas leur avaient été accordés par l’ambassade de France à Bangui.

La France s’est ensuite opposée au démantèlement et au départ pur et simple de la MINUAR, souhaité par les Belges et les Américains, et a obtenu le maintien d’un effectif ridiculement réduit à 270 hommes, mais qui avait au moins le mérite de préserver l’avenir et de pouvoir être ultérieurement augmenté. Il faudra attendre le 17 mai et un demi million de morts pour obtenir que les effectifs de la MINUAR remontent à 5 500 hommes, lesquels d’ailleurs, n’arriveront pas avant fin août. La France décidait de bloquer toute livraison d’armes dès le 8 avril, comme l’ont indiqué MM. Edouard Balladur, Alain Juppé et Michel Roussin, alors que l’embargo n’était voté aux Nations Unies que le 17 mai. Nous avons également considéré, à tort ou à raison, qu’il fallait rechercher un cessez-le-feu, tout d’abord sous l’égide des Etats de la Région, démarche qui a donné lieu à la mission Marlaud, puis sous l’autorité de l’OUA, lors du Sommet de Tunis où une délégation française s’est rendue le 12 juin.

Tous ces efforts amèneront effectivement des officiels français à être en contact avec le gouvernement intérimaire rwandais, comme avec le FPR, sans qu’il soit jamais question de donner une légitimité à ce " gouvernement intérimaire ". Ces rencontres se poursuivront à Goma, pour les besoins de l’opération Turquoise, jusqu’au 7 juillet mais toutes les injonctions qui seront alors adressées au " gouvernement intérimaire " pour faire cesser les massacres et interrompre les émissions de la Radio des Mille Collines ne rencontreront que langue de bois et hypocrisie.

De son côté, le FPR justifiait systématiquement son opposition à un cessez-le-feu ou à une nouvelle force d’interposition internationale en faisant valoir que seules ses troupes victorieuses pouvaient arrêter les massacres et en châtier les auteurs.

M. Bruno Delaye a déclaré que, devant l’ampleur des massacres, que le gouvernement français qualifiera de génocide à partir du 15 mai, devant l’impuissance et, au fond, l’indifférence des grandes nations, devant la lenteur de la mise en place de la MINUAR II qui demandait plusieurs mois, le Président de la République et le Gouvernement avaient décidé en Conseil restreint le 15 juin de monter l’opération Turquoise, à but exclusivement humanitaire, d’une durée limitée à deux mois, menée sous mandat du Conseil de Sécurité, et associant si possible d’autres pays participants qui seront finalement le Sénégal, la Guinée Bissau, le Tchad, la Mauritanie, l’Egypte, le Niger et le Congo.

Considérant que, sur le reste de l’opération Turquoise, qui avait suscité à l’époque un intérêt considérable de la part des médias, tout avait été dit, il a ajouté qu’une antenne diplomatique avait été établie à Goma et que des contacts avaient été maintenus avec le FPR, d’abord par l’intermédiaire du Général Romeo Dallaire, puis directement, après qu’il eut pris Kigali, le 4 juillet. M. Jacques Bihozagara, représentant du FPR pour l’Europe a été reçu à Paris le 22 juin. Le Secrétaire général du ministère des Affaires étrangères et le Général Raymond Germanos se sont rendus à Kigali les 20 et 22 juillet puis le 6 août, la France annonçait au FPR son intention d’ouvrir une antenne diplomatique à Kigali ; elle le sera le 19 août.

M. Bruno Delaye a indiqué que, reçu le 1er juillet à Paris par le Président Mitterrand, le Président Museveni avait donné l’assurance qu’il n’y aurait pas de heurts entre les forces du FPR et l’armée française. A partir du ler juillet, la diplomatie française a encouragé les Nations Unies à mettre en place des commissions d’enquête sur le génocide en vue de poursuites pénales internationales. Elles ne seront rendues possibles que le 8 novembre 1994, par l’adoption de la résolution 955 du Conseil de Sécurité créant le Tribunal pénal international d’Arusha, dont la France était co-auteur.

M. Bruno Delaye a conclu en réaffirmant que, jusqu’en avril 1994, aucun pays n’avait fait autant que la France pour éviter le pire, par trop prévisible, sauf dans son ampleur génocidaire. Après le 6 avril et la débâcle des Nations Unies, face à l’horreur du génocide et au drame des réfugiés, la France sera la seule, avec ses amis africains, à retourner sur place pour sauver des centaines de milliers de vies. Elle ne sera rejointe par d’autres pays occidentaux que bien plus tard.

Après avoir regretté que l’audition de M. Bruno Delaye n’ait pas été publique, le Président Paul Quilès a souhaité connaître les raisons du retard du déploiement de la MINUAR. Par ailleurs, alors qu’il paraissait évident que certaines dispositions devaient être prises, tant sur le plan financier que sur le plan militaire, pour permettre la mise en oeuvre des accords d’Arusha que d’aucuns jugeaient déséquilibrés et destinés à échouer, les moyens ont manqué, s’agissant notamment du financement de la démobilisation d’un certain nombre de militaires et de la création d’une armée commune au sein de laquelle allaient se cotoyer des frères ennemis. Il s’est également interrogé sur les conditions dans lesquelles les accords d’Arusha avaient été rédigés et acceptés et sur l’attitude des Nations Unies à l’égard du processus de paix qu’ils prévoyaient. Rappelant qu’au cours d’auditions précédentes, certaines personnes avaient évoqué la possibilité d’un double jeu de la part du Président Habyarimana, il a demandé à M. Bruno Delaye son sentiment sur son attitude et sur l’influence qu’auraient pu exercer des extrémistes exerçant des fonctions à ses côtés et comptant parfois parmi ses proches.

 

M. Bruno Delaye a précisé que d’un point de vue diplomatique, les accords viables sont ceux qui rencontrent l’accord des parties et que tel était le cas des accords d’Arusha. La fusion des deux armées -FAR et FPR- reprenait un schéma appliqué à l’époque, notamment dans le cas de l’Angola et du Mozambique. Il s’agissait de programmes développés par les Nations Unies pour fusionner des forces belligérantes et en faire une seule armée nationale dans des pays qui avaient connu des guerres civiles. Certes, les négociations avaient été difficiles sur la question des proportions : le gouvernement rwandais ne souhaitant pas plus de 20 à 25 % de membres du FPR dans les rangs de l’armée et le FPR exigeant l’égalité. La France a tenu un langage de modération au FPR, faisant valoir que la présence de ses éléments dans l’armée commune offrirait la garantie qu’elle ne se livrerait pas à des exactions. Non seulement le FPR a maintenu ses exigences, mais il souhaitait également obtenir le commandement, malgré le risque de réactions en retour très fortes de la part des militaires rwandais qui comptaient dans leurs rangs un nombre important d’extrémistes. Toutefois, ce raisonnement n’a pas été entendu. Finalement, un accord s’est dégagé : le chef d’état-major de l’armée proviendrait des FAR et son adjoint du FPR, une solution inverse étant prévue pour la gendarmerie.

Il y avait tout lieu de se demander comment pourrait fonctionner un gouvernement où les portefeuilles avaient été attribués selon la clef prévue par les accords d’Arusha, mais, dès lors que chaque portefeuille avait un titulaire désigné par consensus, il ne pouvait s’agir, pour la France, que d’un bon accord. Des solutions plus compliquées, plus sophistiquées avaient été appliquées avec succès en Afrique.

Le point le plus difficile résidait dans l’engagement de la communauté internationale. Bien peu étaient ceux qui s’intéressaient réellement à ce qui se passait à Arusha. En qualité d’observateurs, seuls la France et les Etats-Unis jouaient véritablement un rôle, les Etats-Unis, par vocation de grande puissance, sans toutefois s’engager dans les aspects opérationnels. Les observateurs de la MONUOR, chargés de surveiller la zone démilitarisée, sollicitaient des Jeeps pour pouvoir circuler, des jumelles pour pouvoir voir la nuit et des hélicoptères pour observer. Quelques Jeeps ont été données par les Allemands -environ six- ; quelques autres, qui ne fonctionnaient pas, ont été livrées par les Américains et la France a pris en charge les voyages de tous les observateurs provenant des pays africains. Aucune autre aide n’a été offerte. Cette force censée observer, donner une garantie aux belligérants, n’a été que virtuelle. Sa mission n’intéressait pas la communauté internationale. Toutefois, les moyens demandés auraient peut-être permis d’éviter bien des dérapages par la suite.

M. Bruno Delaye a estimé que le problème de la MINUAR était beaucoup plus compliqué, car il était d’ordre politique. Les Etats-Unis avaient été traumatisés par l’expérience somalienne, ce qui peut expliquer leur opposition à chaque fois qu’il était question, au Conseil de Sécurité, d’envoyer des Casques bleus en Afrique, à l’exception de l’Angola, zone qui les intéressait. Devant la procrastination de la diplomatie américaine, il a fallu que le Président de la République écrive personnellement au Président américain, au début du mois de septembre, après, semble-t-il, l’avoir joint téléphoniquement à ce sujet, pour lever la réticence des Etats-Unis et obtenir au mois d’octobre le vote de la résolution créant la MINUAR I.

 

M. Jacques Myard a souligné que les déclarations de M. Bruno Delaye corroboraient les témoignages précédents tant en ce qui concernait la marche du processus démocratique, que la volonté de la France de faciliter un accord. Après avoir rappelé que la démocratisation ne se décidait pas, il s’est interrogé sur le fait de savoir si la mise en place du processus démocratique, l’affaiblissement du Président Habyarimana, usé par le pouvoir qu’il exerçait depuis quinze ans et l’aboutissement des négociations d’Arusha, n’avaient pas comme origine essentielle l’idéalisme occidental et plus encore français. Il s’est demandé si le FPR ne recherchait pas le retour au pouvoir plutôt que la parité. Il s’est ensuite interrogé sur la manipulation médiatique, quasiment géostratégique, qui mettait la France en position d’accusée, alors qu’elle avait pesé de tout son poids, quel que soit son gouvernement, pour rétablir le calme et pour qu’un pouvoir démocratique s’installe à Kigali. Il s’est demandé s’il n’y avait pas là une guerre psychologique, une véritable campagne d’intoxication. Enfin, il a souhaité savoir à quelle date avait été publié le rapport faisant état du réseau extrémiste auquel le Président de la République avait fait allusion.

 

M. Bruno Delaye a précisé que le rapport de la Fédération internationale des droits de l’Homme avait été publié le 9 mars 1993, la veille du conseil restreint à l’Elysée, au cours duquel le Président avait dit : " Je veux que des démarches soient faites ".

M. René Galy-Dejean a estimé que l’une des questions de fond qui se posait à la mission était de déterminer comment et pourquoi, compte tenu de la politique menée par la France, celle-ci pouvait être victime de la campagne de dénigrement actuelle qui semble faire table rase de ses actions positives.

 

Le Président Paul Quilès a fait part de sa conviction que les thèses approximatives, voire mensongères qui se sont développées sur le rôle de la France dans la crise rwandaise n’auraient vraisemblablement pas été formulées si l’action de la France et les raisons de sa politique avaient été mieux connues. Une information claire n’aurait toutefois pas pu mettre fin aux commentaires désobligeants suscités par des analyses de la politique africaine de la France qui se nourrissent les unes des autres et dont l’origine est antérieure à la crise rwandaise.

 

M. Bruno Delaye a souhaité ne pas se prononcer sur les informations paraissant dans les médias pour ne pas avoir à évoquer l’honnêteté intellectuelle de tel ou tel commentateur. Il a toutefois indiqué que, lorsqu’il était en fonction, il était particulièrement difficile d’intéresser les médias à l’Afrique. A ce sujet, il a évoqué le sommet de Biarritz auquel assistaient près de 600 journalistes qui n’avaient pratiquement pour seuls centres d’intérêts que le Président Mobutu et sa toque en léopard, et M. Michel Roussin qui venait d’annoncer sa démission du Gouvernement. Le Président du Mali, M. Konare n’a rencontré aucun journaliste à la conférence de presse qu’il avait organisée lors de ce sommet. Il a par ailleurs estimé que certains mythes avaient la vie dure : " l’Afrique, c’est sale, l’Afrique, c’est plein de barbouzes, l’Afrique est pleine de réseaux, l’Afrique est pleine de magouilles ". Il a reconnu que lui-même, Ambassadeur au Togo, lorsqu’il avait été convoqué par le Président de la République pour être chargé des affaires africaines à l’Elysée, avait eu une première réaction négative et avait pris ses fonctions avec une certaine appréhension. Il a pu alors constater que la politique africaine de la France était très éloignée des commentaires calomnieux dont elle faisait l’objet. Il n’a jamais rencontré dans son bureau d’interlocuteurs venus échanger de pleines valises de francs CFA contre des lingots d’or. Au contraire, il a déclaré avoir constaté que la politique africaine de la France s’inscrivait dans le cadre du fonctionnement normal des relations internationales. Il n’y avait pas un Président qui, dans le secret de son bureau, disait : " J’envoie des troupes ici, j’en retire là-bas " ; il y avait des conseils restreints, tenus dans l’une des salles voisines de celle du Conseil des ministres, avec un procès-verbal établi par le secrétaire général du gouvernement et la participation des ministres de la République concernés et du chef d’état-major des armées, de façon totalement transparente. Il est évident que certaines légendes ont la vie dure et que le fonctionnement régulier d’une administration n’a pas le même attrait sur les médias que des pseudo-confidences susceptibles d’impliquer des officiels français. Au nombre des détracteurs de son action et de la politique française, il a cité un conseiller de M. Paul Kagame qui a organisé à Paris, le 24 avril 1998, une conférence de presse du Ministre de l’Information de M. Laurent-Désiré Kabila, ce qui constitue une référence certaine en matière de droits de l’homme.

 

M. François Lamy a souhaité savoir s’il était exact qu’un général d’armée impliqué dans l’opération Noroît avait déclaré qu’il considérait tout abandon du régime Habyarimana comme un acte de haute trahison. Il a demandé si on pouvait avoir l’impression à l’époque qu’une partie de l’état-major présidentiel ou une partie des militaires français avaient des sympathies pour la tendance extrémiste hutue et s’est interrogé sur l’ambiguïté d’une action qui associait la négociation diplomatique et l’implication de conseillers militaires français dans des processus d’instruction ou de décision.

 

M. Bruno Delaye a considéré que, dès lors que l’on s’efforce de suivre une politique du juste milieu, celle-ci est forcément en but à la critique, des opposants qui disent : " Vous avez partie liée avec le régime en place " et du régime en place qui proteste : " Vous voyez des opposants toute la journée ". En ce qui concerne l’attitude des militaires français, il a précisé que, dans l’exercice de ses différentes fonctions, il avait toujours pu constater qu’ils servaient leur pays d’une manière exemplaire, qui se caractérise notamment par une réelle éthique et un véritable sens du devoir.

Il a souligné que, pour des raisons opérationnelles, la communication des militaires repose sur un vocabulaire binaire qui n’est pas celui des diplomates et qu’il n’est pas rare que la description des positions sur le terrain en termes militaires fasse état d’unités amies ou ennemies, présentes de part et d’autre de la ligne de contact des belligérants. Parce qu’ils ne pratiquent pas les finesses littéraires de l’expression diplomatique, il arrive fréquemment que les propos des militaires soient interprétés par les journalistes comme un engagement en faveur de l’un ou l’autre camp, qualifié d’ami ou d’ennemi. Ces difficultés d’interprétation sont d’autant plus grandes que les militaires sont amenés à rendre compte de façon synthétique de situations complexes et fluctuantes de façon à garantir la sécurité de leurs hommes.

 

M. Bernard Cazeneuve s’est interrogé sur l’apparent machiavélisme du FPR et de ses dirigeants, s’agissant de la négociation et de la mise en oeuvre des accords d’Arusha, ce qui conduit à imaginer que M. Paul Kagame pouvait jouer un triple ou quadruple jeu dès 1990, dans la mesure où il semblerait que sa seule motivation consistait moins à participer au pouvoir qu’à l’exercer sans partage. Il a souhaité savoir quelle analyse M. Bruno Delaye faisait de l’attentat dont a été victime le Président Habyarimana et l’a ensuite interrogé sur les raisons qui avaient conduit le FPR à accepter la présence de M. Ferdinand Nahimana, responsable éminent de la Radio des Mille Collines, dans le Gouvernement de transition à base élargie. Enfin, il a demandé s’il était exact que des responsables de la CDR avaient été reçus à l’Elysée.

 

M. Bruno Delaye a indiqué qu’il ne lui était pas possible de porter un jugement de valeur sur la sincérité du FPR et de ses dirigeants. Il a rappelé qu’il avait été très frappé par la culture des responsables du FPR, qui était identique à celle de la National Revolutionary Army d’Ouganda. Pour la plupart, ils constituaient les fondateurs, les idéologues, les cadres de ce mouvement, et avaient participé, avec Museveni, à la prise du pouvoir par les armes, dans un Ouganda en complète décomposition après les expériences d’Idi Amin Dada et de Milton Obote. Il y avait chez eux un côté aventurier, illustré par la narration qu’ils faisaient de la façon dont ils avaient berné Kadhafi en lui faisant croire qu’ils appartenaient à un mouvement musulman rebelle africain afin d’obtenir les kalachnikovs, avec lesquelles il ont pu prendre Kampala, sauvant ainsi l’Ouganda d’une guerre civile. Il semble que le FPR ait voulu appliquer le même raisonnement au Rwanda en y apparaissant comme une armée de libération, comme le montre le dialogue, relaté par M. Gérard Prunier, entre un jeune combattant du FPR et un vieux paysan tutsi, le premier déclarant : " Nous venons te libérer " et le second répondant : " A quoi cela me sert-il si je dois mourir ? ".

M. Bruno Delaye a indiqué que dans les discussions, il était extrêmement difficile d’amener les membres du FPR à la modération dans la mesure où l’on sentait chez eux une volonté de règlement de comptes, de faire rendre gorge à l’ennemi, avec toutefois de nombreuses contradictions, puisqu’ils ont accepté la présence, dans le gouvernement de transition, d’un leader extrémiste. La liste des membres de ce gouvernement, rendue publique, avait fait l’objet d’un accord, y compris sur la présence de M. Nahimana. Tout le monde connaissait les ministres désignés par chacun des partis. Les ministres du FPR étaient même venus s’installer à Kigali puis en étaient repartis parce que les choses n’avançaient pas.

 

M. Bernard Cazeneuve s’est étonné du décalage entre la logique de modération et de démocratisation que la France accompagnait et les éléments d’incohérence, voire d’absurdité, contenus dans le dispositif des accords d’Arusha, tel que la présence d’un extrémiste hutu dans le gouvernement de transition.

 

M. Bruno Delaye a souligné que l’art de la diplomatie est de rendre possible ce qui, au départ, apparaît impossible, de rapprocher des points de vue qui paraissent totalement inconciliables. La France a entrepris des médiations bien plus difficiles, qui ont abouti, par exemple à un accord entre le Cameroun et le Nigeria, à un moment où la guerre était sur le point de se déclarer entre ces deux pays. Il convenait de tout mettre en oeuvre pour éviter que Tutsis et Hutus s’entre-tuent. La France a donc décidé de tout essayer pour l’éviter. Pour cela il fallait, malgré des situations stupéfiantes, maintenir le fil du dialogue qui est une vertu sacrée en Afrique.

Il a considéré qu’il était inexact d’affirmer que les responsables de la CDR se succédaient à l’Elysée. En sa qualité de responsable de la cellule africaine de la présidence de la République, il avait écrit, le 1er septembre 1992, au directeur des Affaires politiques du ministère des Affaires étrangères rwandais, pour accuser réception d’une pétition, adressée à l’Elysée, et avait utilisé, dans une réponse de routine, la formule traditionnelle : " Le Président a pris connaissance avec intérêt… Il vous remercie de l’intérêt que vous portez à la politique, etc. ". Il s’agissait d’une réponse purement protocolaire à un fonctionnaire ayant transmis une motion de soutien à la politique française, dont les activités dirigeantes au sein de la CDR ne lui étaient alors pas connues.

 

M. Yves Dauge a souhaité revenir sur les conditions dans lesquelles les troupes françaises avaient quitté le Rwanda et s’est notamment demandé si les Rwandais avaient souhaité ce départ ou s’il était le fait de la France. Il s’est interrogé sur la possibilité de prévoir un calendrier de relève qui aurait pu permettre un maintien des troupes françaises jusqu’à l’arrivée effective des Nations Unies.

 

M. Bruno Delaye a précisé que les troupes françaises s’étaient retirées après l’arrivée de la force des Nations Unies, selon un calendrier qui avait été négocié. Il paraît évident que le FPR ne souhaitait pas le maintien de la présence française, ce qui n’était pas la position exprimée par le Président Habyarimana, lors de sa visite au Président de la République en octobre 1993. Lorsqu’il a eu connaissance du départ prochain des troupes françaises, les Casques bleus devant prendre la relève, il a demandé le renforcement de la coopération militaire, et le Président François Mitterrand lui a répondu clairement : " Non, on en revient à la situation de 1990. Vous avez signé des accords à Arusha ; la France y sera fidèle, dans l’esprit comme dans la lettre ".

Le relais a été passé aux Nations Unies dans des conditions que l’on peut estimer satisfaisantes, 300 Français étaient remplacés par 2 500 casques bleus qui comprenaient 400 Belges, un général canadien et des effectifs du Bangladesh et du Ghana.

 

M. Kofi Yamgnane a souhaité connaître le sentiment de M. Bruno Delaye sur l’attentat dont a été victime le Président Habyarimana.

 

M. Bruno Delaye a indiqué qu’il ne possédait pas d’éléments lui permettant d’émettre un avis sur cette question et que, dans ces conditions, il ne souhaitait pas se prononcer en faveur d’une hypothèse précise, ne voulant pas porter une accusation aux conséquences particulièrement graves. Il a toutefois rappelé que, dans les heures qui ont suivi, la rumeur donnait le FPR comme auteur de l’attentat.

 

M. Bernard Cazeneuve s’est étonné que la France n’ait pas ordonné une enquête compte tenu du fait qu’une partie de l’équipage était français et que la société qui rémunérait cet équipage était liée au ministère de la Coopération.

 

M. Bruno Delaye a estimé que, bien que cette question mérite d’être posée, il convenait toutefois de rappeler le déroulement des événements : un officier français s’est rendu sur les lieux du drame, le ministère de la Coopération a demandé le rapatriement des dépouilles de l’équipage, puis les combats se sont intensifiés et il paraissait plus urgent d’évacuer nos ressortissants.Toutefois, le ministère des Affaires étrangères a demandé une enquête internationale aux Nations Unies, mais rien n’est advenu. Par la suite, le gouvernement burundais, dont le président avait été assassiné, a demandé au gouvernement rwandais l’ouverture d’une enquête. Le gouvernement rwandais dirigé par le FPR n’a pas voulu répondre à la demande du Gouvernement burundais.

 

Audition du Général Christian QUESNOT

Chef d’Etat-major particulier du Président de la République
(avril 1991-septembre 1995)

(séance du 19 mai 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a accueilli le Général Christian Quesnot, chef de l’état-major particulier de la présidence de la République d’avril 1991 à septembre 1995. Il a souligné que son témoignage revêtait, pour les travaux de la mission, une importance toute particulière, le Général Christian Quesnot ayant eu directement à connaître des trois opérations qui faisaient l’objet des investigations qu’elle avait entreprises : l’opération Noroît, l’opération Amaryllis et l’opération Turquoise.

Après avoir remercié le Président Paul Quilès d’avoir accédé à sa demande d’être entendu en séance publique, le Général Christian Quesnot a souhaité aborder deux points : le rôle de l’état-major particulier du Président de la République et les mécanismes de l’élaboration et de la prise de décision dans les crises africaines entre 1991 et 1995, mis en œuvre, entre autres, pour le Rwanda.

Le Général Christian Quesnot a tout d’abord indiqué qu’outre une fonction spécifique dans le domaine des forces nucléaires, le chef de l’état-major particulier (EMP) avait essentiellement un rôle de liaison et de relais entre le Président de la République, chef des Armées, le ministre de la Défense et son cabinet, le chef d’état-major des Armées et le secrétaire général de la Défense nationale.

Il est assisté d’un état-major de trois officiers, un par armée, qui, outre le suivi des domaines intéressant leur armée respective, ont des attributions particulières confiées par le chef de l’état-major particulier. Par exemple, de mai 1991 à mai 1993, le Général Jean-Pierre Huchon, outre l’Armée de terre, suivait les dossiers africains, le budget des Armées, la préparation des projets de loi de programmation militaire et la préparation des conseils de Défense.

Le seul responsable devant le Président de la République, chef des Armées, est le chef de l’état-major particulier. Le Général Christian Quesnot a déclaré qu’à ce titre il assumait tout naturellement et totalement ce qu’avait fait ou n’avait pas fait le Général Jean-Pierre Huchon sous son autorité directe de mai 1991 à mai 1993, dans le suivi des dossiers rwandais, puis ce qu’avait fait ou n’avait pas fait le Colonel Bentegeat, son successeur à ses côtés jusqu’en septembre 1995.

Il a indiqué que l’état-major particulier, du fait de ses attributions et de ses effectifs, n’avait ni l’autorité ni les moyens de gérer en direct une crise quelconque, et a déclaré qu’il n’avait jamais eu une telle intention et que, l’eût-il eu, cela n’aurait pas duré très longtemps. Il a rappelé que M. Pierre Joxe, Ministre de la Défense de mai 1991 à mai 1993, n’était pas le genre d’homme d’Etat à se laisser dépouiller de ses attributions, pas plus que l’Amiral Lanxade, chef d’état-major des Armées, de 1991 à septembre 1995, qui avait légitimement et parfaitement contrôlé son état-major et les forces engagées sur les théâtres extérieurs. A partir de mai 1993, le Gouvernement était sous la direction de M. Edouard Balladur.

Le Général Christian Quesnot a ensuite présenté les mécanismes de l’élaboration des décisions dans les crises africaines, appliqués notamment au Rwanda.

Le lundi après-midi se tenait une réunion, généralement en cellule de crise, au Quai d’Orsay, coprésidée par le directeur du cabinet du ministre et le secrétaire général du ministère des Affaires étrangères. Y participaient : pour la Présidence de la République, le chef de l’état-major particulier ou son adjoint et le chef de la cellule africaine ; pour Matignon, le conseiller diplomatique et le chef du cabinet militaire ; pour la Défense, le directeur de cabinet du ministre ou son représentant, le chef du cabinet militaire ou son adjoint, le chef d’état-major des Armées ou son sous-chef des opérations ; pour la Coopération, le directeur de cabinet et le chef de la mission militaire de coopération.

Après un point de situation couvrant tous les aspects internationaux, diplomatiques, militaires et humanitaires, et un tour de table où chacun donnait des explications complémentaires et exprimait sa position, une série de propositions couvrant les divers aspects de la situation étaient arrêtées pour être soumises aux ministres concernés.

Le mardi, dans l’après-midi, se tenait à Matignon un comité restreint présidé par le Premier ministre, auquel participaient : pour la Présidence de la République, le secrétaire général, le chef de l’EMP et le chef de la cellule africaine ; pour Matignon, le directeur de cabinet, le conseiller diplomatique, le chef de cabinet militaire ainsi que le secrétaire général de la Défense nationale ; pour les Affaires étrangères, le ministre et le secrétaire général ; pour la Coopération, le ministre. Après un tour de table, le Premier Ministre arrêtait la position du Gouvernement et les points qu’il souhaitait voir aborder lors du conseil restreint du lendemain.

Ce conseil se tenait à l’Elysée le mercredi, en fin de matinée, après le conseil des ministres, il était présidé par le Président de la République. Assistaient les participants du comité restreint de la veille, plus le secrétaire général du Gouvernement. A l’issue de ce conseil, le Président, après s’être informé auprès des ministres et leur avoir posé un certain nombre de questions ainsi qu’au chef d’état-major des Armées, et après avoir recueilli in fine l’avis et l’accord du Premier ministre, arrêtait les mesures à mettre en œuvre par les différents ministres et le chef d’état-major des Armées.

Le Général Christian Quesnot a précisé que la crise du Rwanda n’avait pas fait l’objet d’un traitement différent des autres crises africaines et que, si elle avait été gérée discrètement, elle n’avait pas pour autant été gérée secrètement. Les principes de politique africaine retenus par le Président de la République ont été appliqués à la crise rwandaise, dans la continuité de la politique menée par tous les présidents de la Vème République, visant à assurer le développement et la sécurité à l’intérieur des pays d’Afrique. Il a estimé qu’il n’y avait pas de possibilité de développement, et il n’y en a toujours pas, sans sécurité.

Dans ce domaine de la sécurité, il a été fait appel aux forces armées dans un cadre strictement défini. Il s’agissait d’une stratégie indirecte qui excluait l’engagement direct des troupes, mais qui apportait une assistance à l’armée d’un Gouvernement légal et légitime, avec la formation des cadres officiers et sous-officiers, et l’octroi d’une aide en équipement. Cette assistance aux forces armées rwandaises n’avait pour but que de gagner du temps afin de permettre l’élaboration d’une solution politique qui, dans le cas du Rwanda, était le partage du pouvoir entre le Front patriotique révolutionnaire (FPR) et le Gouvernement de M. Habyarimana.

L’évolution du volume de troupes sur le terrain était variable en fonction de l’appréciation faite par le ministère de la Défense et le ministère des Affaires étrangères des risques que courait la communauté française sur place, d’une part, et des signaux politiques qui pouvaient être lancés en direction du FPR, d’autre part.

 

Le Président Paul Quilès a d’abord interrogé le Général Christian Quesnot sur les accords d’Arusha. Il a rappelé que le volet militaire de ces accords était un des aspects les plus délicats des négociations, puisqu’il s’agissait d’intégrer des forces du FPR dans les Forces armées rwandaises (FAR) et de les fusionner sous commandement unique à un niveau assez élevé par rapport à ce qui semblait pouvoir être accepté par le Gouvernement rwandais. Il y avait aussi le problème de la démobilisation d’une partie importante des effectifs, et de leur indemnisation. Il a voulu savoir si, dans ces conditions, la France avait apporté suffisamment d’attention à cet aspect des accords, qui apparaît aujourd’hui comme une de leurs faiblesses majeures.

La deuxième question du Président Paul Quilès a porté sur l’activité d’assistance militaire technique dont il a estimé qu’elle pouvait présenter parfois des ambiguïtés lorsqu’elle s’exerce auprès d’unités en opération : des règles avaient-elles été fixées pour dissiper les ambiguïtés ou au moins les risques d’ambiguïté concernant la distinction entre assistance technique et participation à des combats ?

Le Président Paul Quilès a également souhaité connaître le sentiment du Général Christian Quesnot sur la qualité de la coordination entre l’activité de renseignement d’origine militaire et celle des diplomates sur le terrain, demandant si les décideurs politiques avaient été informés de manière satisfaisante sur la réalité de la situation rwandaise entre 1991 et 1994.

Il a enfin abordé le problème crucial de l’attentat contre l’avion des deux présidents, le 6 avril 1994, rappelant que la mission d’information avait engagé plusieurs recherches sur le sujet. Il a demandé au Général Christian Quesnot pourquoi il n’y avait pas eu d’enquête sur cet attentat qui avait coûté la vie à plusieurs ressortissants français, indépendamment de toutes les conséquences tragiques qu’il avait pu avoir par ailleurs.

S’agissant du volet militaire des accords d’Arusha, le Général Christian Quesnot a estimé que ces accords faisaient une part assez exorbitante au FPR, en lui attribuant 50 % des postes d’officiers et 40 % de la troupe, pour une armée qui devait être ramenée à environ 15 000 hommes. Quand on connaît l’état d’esprit et la mentalité des militaires, à la fois des FAR et du FPR, on pouvait penser que ce serait extrêmement difficile à mettre en œuvre, sinon impossible. De très fortes pressions avaient été exercées sur le Président Habyarimana pour qu’il signe les accords d’Arusha. Il n’est pas impossible qu’il n’y ait pas eu le même niveau de pression sur le FPR de la part de ceux qui pouvaient l’amener à avoir une attitude plus raisonnable. Le Général Christian Quesnot a indiqué que, dès l’attaque du FPR de février 1993, il avait personnellement douté de l’intention de ce dernier d’arriver véritablement à un accord de partage du pouvoir et avait le sentiment -les faits l’ont démontré après- que ses représentants avaient déjà en tête la possibilité d’une victoire militaire sur le terrain. Le Général Christian Quesnot a estimé qu’il aurait fallu réellement exercer une très forte pression sur le FPR pour l’amener à jouer le jeu. Il a ajouté que, pour l’ensemble des FAR, le compromis était aussi difficilement acceptable, surtout compte tenu de ce qui venait de se passer en octobre, à savoir l’assassinat au Burundi du Président hutu Ndadaye par une partie de l’armée, entièrement aux mains des Tutsis. L’ambiance n’apparaissait donc pas pacifiée : il y avait un véritable climat de méfiance de part et d’autre. Le Général Christian Quesnot a déclaré avoir été fasciné par le spectacle de la haine et de la peur de l’autre au Rwanda et a réinsisté sur la nécessité qu’il y aurait eu d’exercer de fermes pressions et de maintenir une forte cohésion internationale, qui, malheureusement, a fait défaut, pour amener les parties à un compromis politique dans la ligne des accords d’Arusha.

Concernant l’assistance militaire technique, il a rappelé que le Président de la République avait donné comme directive de recourir à la stratégie indirecte, c’est-à-dire d’aider un gouvernement légal, qui représentait 80 % de la population. A l’époque, M. Habyarimana avait la considération de ses pairs et des Africains et n’était pas contesté. Il n’était pas question d’engagement direct contre le FPR ou l’armée ougandaise. Les modalités pratiques de l’aide étaient définies par l’état-major des Armées, soumises au Chef d’Etat-major des Armées et au Ministre de la Défense avant d’être exécutées.

L’assistance militaire technique comportait différents volets. D’abord, une formation technique pour l’emploi des équipements fournis par la France et d’autres pays, en particulier, une formation technique à l’emploi de blindés légers, de matériels d’artillerie, etc., ainsi qu’une formation tactique au niveau des commandants d’unités élémentaires, c’est-à-dire des capitaines, pour l’emploi combiné de l’infanterie et des appuis, soit de mortiers, soit d’artillerie.

Il a rappelé qu’en 1987-1988, l’armée rwandaise comprenait environ 5 000 hommes et que, du fait de l’attaque du FPR soutenu par l’Ouganda, elle était montée, en 1991-1992, à 24 000 hommes. Il y avait donc un vrai problème de formation de jeunes cadres et de sous-officiers, une armée ne valant d’abord que par la qualité sur le terrain de son corps de sous-officiers. Outre la formation technique, la France assurait aussi la formation tactique des commandants d’unités élémentaires. La formation des échelons plus élevés ne posait pas véritablement de problème, l’armée rwandaise disposant de quelques officiers de bonne qualité pour les commandements de bataillon.

Le Général Christian Quesnot a souligné le caractère crucial de ce problème de formation. Cette guerre était une vraie guerre, totale et très cruelle. Le FPR comme les FAR ne faisant que très peu de prisonniers, il y avait beaucoup de pertes humaines. Lors de la première attaque du FPR, en 1990, les effectifs ougando-FPR étaient évalués à environ 2 à 3 000 hommes et plus de 600 morts avaient été laissés sur le terrain. Les FAR avaient, pour leur part, perdu environ 5 000 tués et 10 000 blessés, jusqu’en 1992. Le problème du renouvellement et de la formation des effectifs était plus difficile du côté des FAR que du côté du FPR. Le Général Christian Quesnot a regretté la cacophonie qui s’était fait entendre sur le plan international lorsqu’il s’est agi de contribuer au règlement du conflit rwandais. Le FMI et différents Etats avaient versé des sommes importantes -de l’ordre de 15 millions de dollars- pour démobiliser 50 000 hommes aguerris de l’armée ougandaise, par tranches de 10 000. Habituellement, dans un tel cas, les gens prennent l’argent de la démobilisation et deviennent plus ou moins bandits de grands chemins pendant un certain temps, or rien de tout cela ne s’était passé en Ouganda. En revanche, les troupes de Paul Kagame, qui initialement étaient de 2 000 à 3 000 hommes, ont été évaluées, lors de l’attaque de juin 1992, à 10 000 hommes, avec des lance-roquettes multiples, des bitubes de 37 mm et des mortiers de 120 mM. Il y avait donc plus qu’une corrélation entre ces deux évolutions. M. Paul Kagame avait en outre l’avantage de ne pas avoir à former de jeunes recrues, puisqu’il disposait de troupes aguerries.

S’agissant du renseignement, les informations dont disposait l’état-major particulier provenaient à 90 % de la direction du renseignement militaire (DRM), la DGSE ne lui fournissant pas de données strictement militaires, sauf demande ponctuelle, relatives à des analyses de personnalité. Le Général Christian Quesnot a essayé de sensibiliser les deux présidents qu’il avait servis successivement, M. François Mitterrand et M. Jacques Chirac, au problème du renseignement. Il a estimé que le système français n’était manifestement pas satisfaisant et, en tout cas, moins satisfaisant que d’autres systèmes étrangers, comme celui des Britanniques. Il a jugé qu’il s’agissait d’un problème politique et qu’il serait nécessaire de faire quelque chose dans ce domaine. Dans le cas du Rwanda, il a estimé qu’une véritable approche synthétique et globale n’était pas assurée, du moins par écrit.

S’agissant de l’attentat contre les deux présidents, il a indiqué avoir examiné deux hypothèses, une troisième ayant été développée, dans Le Soir, par Mme Colette Braeckman, qui s’était appuyée sur des services de renseignements étrangers pour affirmer que les Français avaient abattu l’avion du Président Habyarimana. Le Général Christian Quesnot a déclaré qu’il ne croyait pas un instant à cette hypothèse et qu’il la rejetait complètement, la France ne pouvant à la fois être accusée de soutenir le Président Habyarimana et de l’avoir tué. Il a rappelé qu’en outre, il y avait dans l’avion un deuxième président, celui du Burundi, et que les trois membres d’équipage étaient français.

Il a estimé qu’il restait dès lors deux hypothèses plausibles, la première étant l’action d’extrémistes hutus opposés à la politique du Président Habyarimana et aux accords d’Arusha. Le Général Christian Quesnot a indiqué qu’il avait très attentivement examiné cette hypothèse, mais qu’elle n’avait pas sa préférence. En effet, en raisonnant de manière totalement objective, on devait tenir compte du fait qu’étaient présents, à bord de l’appareil, outre les deux présidents, le chef d’état-major des FAR et un des dirigeants de la garde présidentielle, donc de la mouvance la plus extrémiste. Si les extrémistes avaient voulu se débarrasser du Président Habyarimana, ils auraient parfaitement pu le faire à terre, à un autre moment, sans tuer l’un des leurs.

Le Général Christian Quesnot a ensuite examiné l’autre possibilité selon laquelle l’attentat aurait été commandité par le FPR. Il a rappelé que l’avion se posant de nuit, avec une certaine vitesse, il n’avait pu être abattu que par un missile sol-air, en l’occurrence un SAM 16, d’une portée d’à peu près cinq kilomètres. Il a évoqué une note qu’il avait adressée au Président de la République en mai 1991, lorsque des déchets de tirs de missiles Sam 16 avaient été trouvés pour la première fois sur le sol rwandais. Le Général Christian Quesnot a expliqué avoir fait cette note au Président, non en raison de l’incidence de cette découverte sur l’appréciation de la situation militaire au Rwanda, mais parce qu’il l’avait jugée très inquiétante en termes de prolifération, la France s’étant interdit de vendre ou d’exporter en Afrique ce genre de missiles, qui avait pour équivalent plus perfectionné le Mistral de Matra. Le Général Christian Quesnot avait donc, à l’époque, appelé l’attention du Président de la République sur le danger que représentait la prolifération en Afrique de missiles capables d’abattre des avions civils ou militaires. Le Général Christian Quesnot a estimé qu’en démentant être dotées de ce genre de missiles, les autorités ougandaises avaient eu la mémoire courte puisqu’il avait été prouvé qu’en 1991, le FPR en disposait.

De plus, à l’époque de l’attentat, un bataillon FPR d’environ 600 hommes était cantonné entre la ville et l’aéroport en application des accords d’Arusha. Pour leur sécurité, les hommes du FPR avaient exigé et obtenu que certains avions rwandais -deux avions militaires et le Falcon présidentiel- ne se posent que sur un seul axe d’approche, que chacun connaissait pertinemment. En outre, tout le monde connaissait, le FPR en particulier, l’heure de décollage de l’avion des deux présidents à partir d’Arusha ou de Dar es-SalaM. Le Général Christian Quesnot a déclaré qu’il avait été également surpris du fait, qu’alors que rien n’était encore annoncé, l’attentat ayant eu lieu vers 20 heures 30, des éléments du bataillon FPR de Kigali étaient déjà en position de combat entre 20 heures 20 et 20 heures 40.

Le Général Christian Quesnot a indiqué qu’il exprimait là un sentiment personnel et ne faisait le procès de personne. Il a estimé qu’il s’agissait de répondre à une seule question : à qui profite le crime ? Il a jugé qu’assassiner le Président Habyarimana présentait plus d’avantages pour le FPR que pour les autres protagonistes, tout en rappelant que, faute d’enquête, il ne s’agissait pas d’une certitude. Il a par ailleurs rappelé qu’avait été évoquée l’existence d’une boîte noire, récupérée et présentée comme telle par l’ex-capitaine de gendarmerie Barril à la télévision. Les experts aéronautiques n’ont pas reconnu la pièce montrée. La société Dassault a indiqué que l’avion du Président Habyarimana n’était pas équipé de boîte noire.

Abordant plus particulièrement le problème de l’absence d’enquête, il a indiqué que le niveau de l’assistance militaire technique française était à l’époque réduit à celui d’avant 1990, soit une vingtaine de personnes. La France ne disposait donc pas des moyens de faire une enquête. Les autorités françaises estimaient en outre que c’était le rôle de l’ONU et, en particulier, des représentants de la MINUAR qui étaient sur place et du Général Romeo Dallaire. Il a souligné que, du moins pour l’état-major particulier, la question rwandaise n’était plus un sujet d’intérêt quotidien, à partir de décembre 1993, moment où Noroît avait été retiré, mais qu’elle l’était redevenue lorsque le Président Habyarimana avait été assassiné, les politiques comme les militaires ayant tout de suite compris qu’on allait vers des massacres sans commune mesure avec ce qui s’était passé auparavant.

 

M. François Lamy, évoquant la question de l’assistance militaire technique, a voulu savoir si, préalablement à leur départ, nos coopérants militaires recevaient une formation, par écrit ou par oral, notamment une formation sur la situation politique du pays. Il a estimé à ce propos qu’une analyse de la situation en termes de confrontation entre, d’un côté, le FPR qui représentait 10 à 20 % de la population et, de l’autre côté, le Président Habyarimana qui en représentait 80 % pouvait refléter une interprétation ethnique des événements. Il a également demandé au Général Christian Quesnot comment il expliquait l’effondrement des forces armées rwandaises et leur faible fiabilité, alors qu’elles étaient encadrées par l’armée française depuis au moins trois ou quatre ans.

Concernant l’attentat, M. François Lamy a interrogé le Général Christian Quesnot sur la nature des sources d’information qui lui avaient permis d’avancer que le FPR s’était mis en position de combat au moment même de l’attentat. S’agissant de l’opération Turquoise, il a voulu savoir qui, au sein des pouvoirs publics, souhaitait une intervention directe à Kigali, l’Amiral Jacques Lanxade ayant précisé aux membres de la mission qu’il s’y était opposé.

M. François Lamy a enfin évoqué une accusation formulée dans plusieurs articles de journaux ou livres, selon laquelle des téléphones sécurisés auraient été remis par le Général Jean-Pierre Huchon, à l’époque chef de la Mission militaire de coopération, en mai 1994 -donc après l’attentat et le début du génocide- à des responsables de l’état-major des forces armées rwandaises, ce qui aurait permis d’établir des relations directes avec ce dernier. Si ces téléphones avaient effectivement été remis, l’état-major particulier du Président en avait-il été informé par une note ?

 

Le Général Christian Quesnot a répété qu’il n’avait pas exercé de responsabilité directe dans la formation et la définition du rôle et des missions des unités, tâches qui relèvent du Chef d’Etat-major des Armées. Il a toutefois estimé, pour avoir lui-même participé, auparavant, en tant qu’exécutant sur le terrain, à un certain nombre d’interventions qu’il était évident que le commandement donnait une information aussi large que possible sur la situation politique et ethnique du pays, ainsi que sur ses traditions. Il s’est dit absolument certain que les hommes qui partaient comme assistants militaires techniques recevaient cette information, tout en indiquant que, pour de plus amples détails, il vaudrait mieux poser la question à des membres de l’état-major des armées ou à l’Amiral Jacques Lanxade.

Concernant le niveau des FAR, le Général Christian Quesnot a considéré qu’il n’était pas très bon. Il a indiqué que l’effort de formation de cette armée, qui était montée jusqu’à environ 35 000 hommes soldés, avait concerné 5 000 à 6 000 hommes. Quant à la motivation des FAR, elle était inégale. Les FAR étaient certes mono-ethniques, mais il y avait cependant des nuances entre les Hutus du nord, les Hutus du centre et les Hutus du sud. Ceux qui avaient le véritable pouvoir à l’époque étaient les Hutus du nord, qui étaient de la mouvance du Président Habyarimana. Toutefois, avant le coup d’Etat du Président Habyarimana, le pouvoir avait été détenu par les Hutus du centre et du sud. Les bataillons constitués de Hutus du nord étaient par conséquent très motivés, mais ils ne représentaient pas la totalité des FAR. Le Général Christian Quesnot a en outre indiqué que c’était toujours ces bataillons très motivés qui étaient déplacés en cas d’alerte, d’où des pertes élevées dans leur rang. Les limites du renouvellement des cadres de qualité avaient donc, petit à petit, conduit à un déséquilibre et à un rapport de forces de plus en plus favorable au FPR, du fait que ce dernier avait, en Ouganda, un vivier de recrutement de soldats à la fois disciplinés et expérimentés dans le combat de guérilla. Il y avait donc eu petit à petit une inversion du rapport de forces, ce qui avait logiquement conduit M. Paul Kagame à choisir l’option militaire.

Le Général Christian Quesnot a rappelé que le FPR était un mouvement original par rapport à d’autres mouvements africains, puisqu’il avait d’abord été un mouvement militaire avant d’être un mouvement politique. Les initiateurs de ce mouvement, MM. Fred Rwigyema et Paul Kagame, faisaient partie des vingt-six compagnons de départ du président Museveni, quand il avait déposé Obote. D’ailleurs, MM. Fred Rwigyema et Paul Kagame faisaient partie de la hiérarchie militaire ougandaise : M. Fred Rwigyema était le chef d’état-major de l’armée ougandaise et M. Paul Kagame était le directeur des services de renseignement et de sécurité de l’Ouganda. M. Paul Kagame avait reçu une formation très complète d’abord en Tanzanie, puis à Cuba pour le combat de guérilla, et enfin, ce qui est assez exceptionnel, aux Etats-Unis à trois reprises, les Américains voyant en lui une étoile montante. Le premier séjour qu’il avait fait aux Etats-Unis avait eu lieu en 1989, à Fort Leavenworth, qui est à la fois une école d’état-major et une école de guerre. En 1990, il avait effectué un nouveau stage à Fort Bragg, en Caroline du Nord, où se trouve le commandement des forces spéciales. Les Etats-Unis s’étaient donc beaucoup intéressés à M. Paul Kagame, ce qui ne veut pas dire qu’ils ont été les inspirateurs de son offensive au Rwanda.

Le Général Christian Quesnot a fait observer qu’il ne paraissait guère étonnant qu’à un moment, abstraction faite de sa volonté de sauver la minorité tutsie dont il était originaire, M. Paul Kagame eût choisi une option purement militaire pour prendre le pouvoir au Rwanda.

Concernant ses informations sur l’attentat et les mouvements du bataillon FPR, le Général Christian Quesnot a déclaré les avoir reçues par la voie normale, c’est-à-dire par l’Etat-major des Armées.

Le Général Christian Quesnot est ensuite revenu sur le rôle de l’opération Turquoise. Il a répété ce qu’il avait dit à l’époque, à savoir qu’il avait le sentiment que, si la communauté internationale avait fait preuve de moins de lâcheté - pour employer un mot fort- , elle aurait été en mesure d’arrêter les massacres que tout le monde sentait venir à Kigali. Sur place, il y avait la MINUAR de M. Romeo Dallaire, forte de 2 500 hommes, de valeur inégale, il est vrai. Sans doute, le Général Romeo Dallaire n’avait-il pas de mandat, mais le Général Christian Quesnot a estimé que, dans certains cas, l’honneur d’un militaire était de savoir désobéir et que, dans ce cas particulier, le Général Romeo Dallaire aurait peut-être réussi en désobéissant. Il a déclaré qu’avec 2 000 ou 2 500 hommes - l’ordre de grandeur est variable- décidés, on pouvait arrêter les massacres, qu’il y avait eu des conversations avec les Belges et avec les Italiens à l’époque, mais qu’après un espoir du côté italien, aucune intervention d’interposition n’a pu être décidée. Il a jugé qu’il s’agissait là d’une décision politique et que la France ne pouvait pas à nouveau s’interposer seule. Que n’aurait-on pas dit ? Il a enfin fait observer qu’il y avait à l’époque 300 marines américains à Bujumbura.

Le Général Christian Quesnot a indiqué que, par intime conviction, il aurait souhaité que la communauté internationale intervienne au début des massacres parce que, techniquement, ils auraient pu être arrêtés à ce moment-là, étant donné qu’au départ, les exactions étaient l’oeuvre des milices et de la garde présidentielle qui se comportaient de façon ignoble. Si la communauté internationale, pas la France seule, avait fait preuve de moins de cécité, techniquement, les massacres déclenchés à Kigali pouvaient être arrêtés.

En ce qui concerne l’opération Turquoise, il a rappelé qu’il n’avait pas été aisé de l’engager. Au Président de la République qui hésitait, le Général Christian Quesnot avait dit qu’on ne pouvait pas laisser commettre de tels massacres. Les ONG ont également joué un rôle important pour emporter la conviction du Président de la République. Le Général Christian Quesnot a indiqué que le ministère des Affaires étrangères et la présidence de la République étaient sur la même ligne, contrairement au ministère de la Défense et à M. Edouard Balladur, qui étaient au début un peu plus réticents. Par la suite cependant, il y avait eu un accord total du Premier Ministre et l’opération Turquoise a été lancée.

Il a déclaré que la France et les armées françaises s’étaient honorées en réalisant l’opération Turquoise, seules contre tous, parce que le silence de la communauté internationale avait été assourdissant. Ce furent les Français qui parlèrent les premiers de génocide, le 15 mai, les Américains ne voulant pas entendre ce qualificatif, comme ils le reconnurent plus tard. Le Général Christian Quesnot a fait observer que, si ces derniers avaient anticipé les conséquences de leur attitude, ils seraient intervenus.

Quant au but de l’opération Turquoise, le Général Christian Quesnot a estimé qu’il était dénué de toute ambiguïté et qu’il était strictement humanitaire. Il a souligné avec émotion que, pas plus les journalistes que les ONG ou les intellectuels, n’avaient le monopole de la compassion. Il y eut des discussions sur les modalités de l’opération, qui impliquait l’envoi de 2 500 hommes dans une zone de combat où l’on ignorait quelle serait l’attitude du FPR, malgré les contacts qui avaient pu être établis auparavant. L’Amiral Jacques Lanxade avait donc proposé un dispositif. Mais, si la France était arrivée avec des missiles et des lance-roquettes, ce n’était pas pour tirer sur les gens, mais pour dissuader les combattants afin de pouvoir aller sauver les populations. Le Général Christian Quesnot a indiqué qu’après la décision d’installer le centre opérationnel de l’opération Turquoise au Zaïre, il y avait eu débat sur la méthode d’intervention des soldats français : les armées faisaient-elles des coups de sonde, en allant chercher des gens et en les ramenant, ou bien délimitaient-elles, en accord avec le FPR et après discussions, une zone humanitaire sûre où les personnes menacées pourraient se regrouper ? Après divers avis techniques, il avait été choisi de déterminer une zone humanitaire sûre. La solution d’une intervention à Kigali avait été envisagée parce qu’elle aurait permis de disposer d’un aéroport au coeur du Rwanda, mais elle avait été rapidement rejetée, compte tenu de l’incertitude sur l’attitude du FPR. Le Général Christian Quesnot a fermement affirmé que, ni à la présidence ni dans les forces armées, il n’y avait eu d’intention, par le biais de l’opération Turquoise, de procéder à une reconquête du Rwanda et de " voler " la victoire militaire au FPR. Turquoise n’a été qu’une opération humanitaire, à la demande très insistante de certaines ONG.

Sur la question des contacts directs entre l’état-major des forces armées rwandaises et le Général Jean-Pierre Huchon pendant le génocide, le Général Christian Quesnot a rappelé que le Général Jean-Pierre Huchon dépendait alors du ministre de la Coopération et qu’il serait de ce fait plus à même de fournir une réponse. Il a cependant ajouté qu’à cette époque, tout le monde parlait avec tout le monde, certains, y compris les politiques, ayant encore le sentiment que l’on pourrait peut-être arriver à un cessez-le-feu et qu’il n’était pas impossible de ramener les différents protagonistes autour de la table de négociation à Arusha, en distinguant peut-être les forces armées régulières de la garde présidentielle, et en soutenant en particulier les Hutus modérés qui auraient pu établir un gouvernement provisoire.

Le Général Christian Quesnot a toutefois indiqué qu’il doutait fortement, pour sa part, des chances de réussite d’une telle solution et a rappelé une note qu’il avait faite au Président de la République, à cette époque, où il écrivait : " le processus est désormais irréversible ; M. Paul Kagame veut avoir la victoire militaire totale ". Il a estimé que c’était bien ce qui était arrivé, par la suite, et que l’on retombait ici sur le vrai problème de fond, la cause fondamentale de cet éclatement de la zone des Grands Lacs : la surpopulation et le partage des terres. L’évolution démographique était telle que le partage des terres était difficile : les lopins étaient de plus en plus petits et la population, chassée par le FPR, d’un côté, était manipulée par les FAR et le Président Habyarimana, d’un autre côté.

Le Président Habyarimana avait d’ailleurs lancé une campagne de limitation des naissances, en 1975. Le Général Christian Quesnot a ajouté que, sans mettre en cause la responsabilité de l’Eglise catholique, il fallait reconnaître que son influence et le taux de croissance démographique n’étaient pas sans lien.

Appuyant les propos du Général Christian Quesnot sur le laxisme de la communauté internationale, M. Michel Voisin a cité l’exemple du Burundi, indiquant qu’il avait lui-même été, avec un de ses collègues, observateur des élections qui s’étaient tenues dans ce pays à la Pentecôte 1993, que lorsque M. Ndadaye avait été déclaré élu, il y avait eu immédiatement un couvre-feu, et que les populations locales avaient alors affirmé : " il se fera assassiner ! " Elles avaient même désigné aux observateurs américains, belges, suisses, japonais et français l’unité militaire qui allait commettre cet assassinat, qui s’était effectivement produit en octobre 1993. Les populations locales ajoutaient : " nous craignons pour notre vie parce que les massacres vont se déclencher à nouveau ". M. Michel Voisin s’est interrogé sur le rôle de la communauté internationale, qui, bien que connaissant ces éléments, n’avait pas pris de dispositions pour essayer d’enrayer la violence.

Concernant l’opération Amaryllis, M. Michel Voisin a évoqué les déclarations d’une personne entendue par la mission, qui avait pratiquement reproché aux forces françaises, envoyées pour l’évacuation de nos ressortissants, de ne pas avoir joué le rôle de forces d’interposition, et demandé au Général Christian Quesnot son sentiment sur ce point.

 

Le Général Christian Quesnot a approuvé l’analyse de M. Michel Voisin sur le Burundi : tous ceux qui devaient connaître la situation la connaissaient, mais il n’y avait pas de véritable volonté d’intervenir de la part de la communauté internationale. Il a rappelé que pour beaucoup de gens, il ne s’agissait que de " Noirs qui se tuaient entre eux ", dans un endroit dont CNN était absente, et estimé également qu’il n’y avait pas de volonté parce qu’au niveau international, il n’y avait pas non plus de réelle analyse globale de la zone.

 

M. Michel Voisin a exprimé sa surprise, rappelant que la communauté internationale s’était félicitée de la tenue des élections au Burundi qui s’étaient d’ailleurs déroulées dans un cadre tout à fait démocratique. A l’époque, ces événements n’avaient eu absolument aucun écho dans les médias. On savait ce qui allait arriver, mais personne n’en avait parlé.

 

Le Général Christian Quesnot a approuvé ces propos et ajouté que, dans l’armée burundaise tutsie, il y avait les mêmes nuances que dans l’armée rwandaise. Au sein de l’armée burundaise, des Tutsis de certaines collines constituaient ainsi un corps de sous-officiers très actifs. Les militaires qui avaient assassiné Ndadaye avaient d’ailleurs été désavoués par d’autres Tutsis et s’étaient réfugiés en Ouganda.

Concernant Amaryllis, il a rappelé que le volume des forces mises en oeuvre -environ 500 hommes et 8 Transals- correspondait à l’opération type d’évacuation de ressortissants : contrôler l’aéroport, aller chercher les gens et les ramener le plus vite possible, rester le moins longtemps possible sur le terrain afin d’éviter au maximum les pertes. Il a tenu à souligner que la coopération franco-belge avait été parfaitement exemplaire au cours de cette opération. Pour avoir été lieutenant et commandant sur le terrain, le Général Christian Quesnot a déclaré comprendre la frustration de certains militaires. Il a reconnu qu’effectivement, on aurait pu faire quelque chose, mais que la France n’aurait pas pu agir seule ; or, les Belges voulaient partir le surlendemain. Il a estimé qu’avec le volume des forces françaises et belges, en récupérant le meilleur des forces de la MINUAR et en ajoutant les Américains de Bujumbura, on aurait pu arrêter les massacres, mais qu’il n’y avait pas eu la volonté internationale de le faire. Les Américains venaient de quitter la Somalie où s’étaient fait tuer un certain nombre de soldats et la théorie de " zéro mort " primait.

 

Le Président Paul Quilès a demandé au Général Christian Quesnot de confirmer son propos, à savoir que la force Amaryllis était une force militaire spécialement dimensionnée, avec des missions de stricte évacuation des ressortissants français et que, dans une opération militaire d’interposition, il n’est pas concevable que des forces telles que celles prévues pour Amaryllis puissent intervenir.

 

Le Général Christian Quesnot a confirmé ce propos, indiquant que les forces engagées dans l’opération Amaryllis n’étaient pas d’un volume suffisant. Elles étaient dimensionnées pour évacuer près de 1 250 personnes en deux ou trois jours.

 

M. Michel Voisin, revenant sur sa question, a évoqué des propos tenus devant la mission selon lesquels les 500 hommes engagés dans l’opération Amaryllis auraient permis d’arrêter les massacres.

 

Le Général Christian Quesnot a souligné qu’il s’exprimait en se fondant sur une expérience de 37 ans d’armée, dont beaucoup outre-mer, à Beyrouth, au Tchad, etc. Il a affirmé que, dans une ville comme Kigali et compte tenu de la peur et de la haine de l’autre qui y régnait, il ne suffisait pas de 500 hommes pour arrêter les massacres, d’autant qu’on ne savait pas comment réagirait le FPR, qui était à une quinzaine de kilomètres avec un certain nombre de bataillons. Compte tenu de la qualité opérationnelle de ses troupes, la France aurait pu intervenir techniquement seule avec 2 500 ou 3 000 hommes. Mais, psychologiquement et politiquement, elle ne pouvait pas le faire.

 

M. Michel LÉVÊQUE

Directeur des Affaires africaines et malgaches
au ministère des Affaires étrangères (février 1989-mars 1991)

(séance du 20 mai 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a rappelé que M. Michel Lévêque, actuellement Ministre d’Etat à Monaco, avait exercé les fonctions de directeur des affaires africaines et malgaches (DAM) de mars 1989 à mars 1991, période au cours de laquelle a éclaté la crise politique rwandaise, le 1er octobre 1990 avec l’attaque du pays par les forces du FPR et qu’il avait eu à connaître des difficultés du processus démocratique engagé au Rwanda à la suite du discours de La Baule.

 

M. Michel Lévêque a indiqué qu’avant d’être directeur du service des affaires africaines et malgaches, il avait été sous-directeur et directeur adjoint de ce même service de 1982 à 1985, puis ambassadeur de France en Libye de 1985 à 1989.

Il a précisé que, pour la période au cours de laquelle il avait été directeur des affaires africaines et malgaches, il pourrait apporter des précisions sur trois sujets : tout d’abord l’analyse faite par le ministère des Affaires étrangères de la situation politique du Rwanda en 1989 et de son évolution après l’attaque du FPR, le 1er octobre 1990 ; en deuxième lieu, les initiatives diplomatiques prises au cours de cette période, avant et après l’attaque du FPR, afin de promouvoir le processus de démocratisation au Rwanda, une solution au problème du rapatriement des réfugiés, et le maintien de la paix et de la stabilité régionale ; enfin, les modes de consultation et de concertation des instances administratives françaises concernées par la situation en Afrique et la crise au Rwanda.

Avant d’aborder l’analyse de la situation politique au Rwanda, il a rappelé que la situation générale du continent africain était marquée en 1989-1990 par de très nombreux conflits armés dans la corne de l’Afrique (Ethiopie, Somalie, Erythrée), en Afrique australe (Mozambique, Angola, Namibie) en Afrique centrale (Tchad et Sud-Soudan) et par des crises intérieures dont on craignait qu’elles ne débouchent sur des troubles encore plus graves (Zaïre, Centrafrique, Burkina-Faso, Bénin, Togo, Mali, Niger, Comores, Afrique du Sud).

M. Michel Lévêque a indiqué que la situation était si grave qu’il avait demandé à ses collaborateurs, avant le sommet de La Baule, de réfléchir aux scénarios de crises susceptibles d’affecter les pays africains. Il a donné lecture d’un extrait de ce rapport : " L’Afrique paraissait depuis des années vouée à l’immobilisme politique, au déclin économique et à la marginalisation internationale. Elle connaît une période de crise annonciatrice de profonds changements. Ces crises affectent la plupart des pays, elles sont accompagnées de manifestations de violence. Si les surgissements des turbulences peuvent varier dans le temps, ils n’en semblent pas moins inéluctables sauf si, par anticipation, les régimes encore épargnés mettent rapidement en place les réformes nécessaires. L’Afrique se trouve actuellement dans une phase de fin de partie, seule la voie démocratique paraît pouvoir aujourd’hui donner une issue durable aux situations de crise que connaît l’Afrique. (...) Le réalisme politique consisterait, pour la France, à aider au passage de ce cap difficile ceux qui manifestent la volonté d’adopter les réformes conformes à nos idéaux : mise en place de structures de dialogue, organisation d’élections libres, changements constitutionnels démocratiques. (...) Quant à notre armée, sa mission ne peut en aucune façon consister à cautionner les régimes en place. Elle a pour vocation d’aider à préserver la souveraineté, l’intégrité territoriale des pays amis contre les agressions extérieures ", particulièrement au Tchad que la France avait aidé suite à l’agression libyenne.

S’agissant plus particulièrement du Rwanda, il a donné lecture d’un autre extrait : " Sous des apparences débonnaires, le régime du Général Habyarimana n’a jamais été une démocratie. Les événements en Europe de l’est et la contestation des pouvoirs en Afrique de l’ouest ont fait prendre conscience aux autorités de Kigali de la nécessité de mener à bien des réformes. Cet exercice, commencé avec prudence, a été accéléré à la suite de l’invasion du Rwanda le 1er octobre 1990. Habyarimana a un pouvoir sans partage. Le pouvoir rwandais a une image favorable, probablement parce que le Rwanda n’a pas connu les excès pratiqués dans les pays voisins, Burundi et Ouganda. Pourtant, le régime du Président Habyarimana, parvenu au pouvoir en 1973 à la suite d’un coup d’état militaire, offre un tableau peu attrayant. Le Président Habyarimana dirige le pays sans partage. Il s’appuie sur son clan de Gisenyi et sur l’influence de la famille de sa femme. Il a progressivement écarté, par la force, ses opposants et a continué la politique d’exclusion des Tutsis, en particulier, en refusant à ceux qui avaient quitté le pays en 1959, à la suite du renversement de la monarchie tutsie par les républicains hutus, le droit de revenir au Rwanda. S’appuyant sur le MRND (mouvement révolutionnaire national pour le développement), qu’il a créé en 1975, le Président Habyarimana a doté le Rwanda d’un système présidentiel. Mais le Président est également chef de parti et l’unique candidat des élections qui se déroulent tous les cinq ans. En fait, tous les pouvoirs procèdent du Chef de l’Etat qui distribue postes et gratifications en fonction de son intérêt. "

Un deuxième paragraphe préconisait des réformes : " Le caractère peu ouvert et moralisateur du pouvoir rwandais a suscité un mécontentement certain dans les villes, dans ce pays qui reste essentiellement rural. Les étudiants, puis les fonctionnaires, touchés par la crise économique, ont manifesté. Le Président a réagi en sanctionnant ceux qui avaient violé le conformisme ambiant puis il a engagé une réflexion de fond en confiant à une commission le soin de proposer des réformes. Parallèlement, il a commencé les négociations avec son voisin ougandais sur le problème des réfugiés, envisageant de leur reconnaître des droits, mais excluant, pour des raisons démographiques, de les accueillir au Rwanda. L’invasion du 1er octobre 1990 a donné une impulsion nouvelle au projet de réformes du régime rwandais. Au risque de se voir déposséder de son pouvoir, le Président Habyarimana s’est engagé à faire les concessions qui s’imposaient pour parvenir à un dialogue avec son opposition intérieure et extérieure, reconnaissant l’existence du problème des réfugiés et leur droit à circuler au Rwanda, envisageant la possibilité de créer des mouvements politiques, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, et annonçant un calendrier de réformes. "

Un autre passage relatif aux droits de l’homme précisait à l’époque : " Les droits de l’homme ne sont pas bafoués de façon systématique au Rwanda. Le poids d’une certaine morale véhiculée par une église omniprésente y contribue certainement. Cependant, le pays connaît des affaires, des arrestations arbitraires, des disparitions. Par ailleurs, le problème des relations entre Hutus et Tutsis a été résolu de façon discriminatoire à l’égard des Tutsis qui n’ont pas accès aux emplois publics. Pour ceux qui s’étaient réfugiés en Ouganda, à la suite du renversement de la monarchie, ils se sont vu refuser le droit au retour. L’invasion du pays par ces mêmes réfugiés le 1er octobre a contribué à une prise de conscience du problème. Le parti unique, avec l’absence de véritable débat, le pouvoir confisqué par le Président qui distribue postes et avantages aux membres de son entourage, l’illégalité de contester et de former des partis politiques, l’inexistence de la liberté syndicale, etc. "

Evoquant la politique de la France à cette époque, M. Michel Lévêque a mentionné les démarches qui avaient été entreprises avant le déclenchement de l’offensive du 1er octobre 1990 auprès du Président Habyarimana pour qu’il procède à une ouverture politique institutionnelle. En particulier, au moment de la conférence de La Baule, les entretiens du Président de la République avec le Président Habyarimana ont porté sur la nécessité de réformes intérieures. Ces démarches ont amené le Président Habyarimana, peu après la réunion de La Baule, dans son discours du 5 juillet, à annoncer la fin de la confusion entre présidence de parti et présidence de la République et le début d’un processus démocratique. Les efforts de la diplomatie française ont également porté sur le problème des réfugiés qui perdurait depuis trente ans. A la suite de ces pressions, le Président Habyarimana a accepté de réactiver la commission rwandaise et le comité rwando-ougandais sur les réfugiés. Paradoxalement, cette décision a peut-être incité le FPR, qui préparait depuis un certain temps son coup de force, à devancer le règlement pacifique du problème des réfugiés et à passer immédiatement à l’attaque.

Par ailleurs, des contacts avaient été pris, avant comme immédiatement après le premier coup de force du 1er octobre, avec les autorités des pays voisins, notamment avec le Président Museveni, pour attirer leur attention sur les dangers que les tensions que connaissait le Rwanda représentaient pour la stabilité régionale. Ces tentatives de désamorçage du conflit armé se sont révélées vaines avec l’offensive de l’APR du 1er octobre 1990. Face à cette situation, la France a pris alors d’autres initiatives pour assurer la protection et le rapatriement de ses ressortissants, obtenir l’arrêt de l’agression extérieure et encourager la recherche d’une solution politique interne garantissant le respect des droits de l’homme au Rwanda et permettant le règlement du conflit militaire qui venait d’éclater.

M. Michel Lévêque a souligné que la France était en étroit contact avec trois pays : la Belgique, les Etats-Unis et l’Allemagne et que lui-même entretenait des relations suivies avec le ministère des Affaires étrangères belge et avec le sous-secrétaire d’Etat américain pour l’Afrique, M. Hermann Cohen à l’époque, qui venait régulièrement à Paris. Il n’y avait pas de grande différence d’approche concernant la démocratisation au Rwanda, le règlement du problème des réfugiés et le souci de dissuader le Président Museveni de " mettre de l’huile sur le feu ", nos partenaires partageant la même analyse et les mêmes préoccupations que les nôtres.

Il a cité, au nombre des initiatives diplomatiques de la France, une mission accomplie du 5 au 9 novembre 1990, donc très peu de temps après l’attaque du FPR, par une délégation, qui comprenait M. Jacques Pelletier, Ministre de la Coopération, M. Jean-Christophe Mitterrand et lui-même en tant que directeur d’Afrique. Cette délégation avait rencontré à Bruxelles M. Marc Eyskens, Ministre belge des affaires étrangères, puis elle s’était rendue à Kigali, à Dar Es-Salam, à Gbadolite au Zaïre, à Kampala, à Nairobi, à Bujumbura et de nouveau à Kigali pour revoir le Président Habyarimana et lui faire part de ses réflexions et de ses préoccupations.

M. Michel Lévêque a précisé que lors de l’escale de Bujumbura, au Burundi, il s’était entretenu avec des représentants du FPR pour se rendre compte de leurs intentions et prôner le dialogue et la négociation. Ces représentants ont surtout insisté sur le retour des réfugiés et le partage du pouvoir. A l’époque, ils n’ont d’ailleurs émis aucune critique à l’encontre de la présence au Rwanda d’éléments militaires français, d’autant que cette présence était justifiée par la protection des Français et la nécessité de prévoir leur rapatriement éventuel.

Après le 1er octobre 1990, le Rwanda avait envisagé de déposer une plainte au Conseil de Sécurité de l’ONU pour agression extérieure. Mais, compte tenu des aléas de cette procédure et du fait que l’Ouganda n’aurait pas manqué de s’élever contre cette action, le Rwanda a préféré faire appel à l’OUA, présidée à l’époque par le Président Museveni. Le Rwanda escomptait que sa double qualité de Président de l’OUA et de l’Ouganda l’empêcherait d’accorder une aide trop importante au FPR et le conduirait à faciliter les négociations avec ce dernier. Cette démarche qui consistait à faire prendre en charge le plus largement possible le règlement des problèmes africains par les africains eux-mêmes était une politique qui rejoignait les préoccupations de la France.

 

M. Michel Lévêque a ensuite traité des procédures de consultation et de concertation, étroites et régulières, entre les différentes instances administratives françaises concernées par l’Afrique. Il a souligné que ces procédures devenaient quasi permanentes en temps de crise et qu’une réunion hebdomadaire réunissait à l’Elysée, outre la cellule de la présidence de la République pour les questions africaines, le directeur des affaires africaines et malgaches, le directeur du cabinet du Ministre de la Coopération, le Chef d’Etat-major particulier du Président de la République ou son adjoint, un membre du cabinet du Ministre de la Défense, le directeur de la DGSE ou son adjoint, un membre du cabinet du Ministre des Finances et un représentant de la direction du Trésor.

Au terme de ces réunions qui permettaient d’évoquer et de débattre des questions d’ordre diplomatique, politique, économique et militaire liées à la situation des pays africains et à la politique française dans ces pays, le ou les Ministres concernés ou le Gouvernement dans son ensemble décidaient des mesures à prendre. En cas de crise, des cellules spéciales étaient mises en place au Quai d’Orsay avec les mêmes participants. Des réunions spéciales du même genre pouvaient avoir lieu, par ailleurs, à l’Elysée ou au ministère de la Défense. Mais, dans tous les cas, il s’agissait de confronter des informations et des points de vue afin de permettre la prise de décision politique dans les meilleures conditions.

S’interrogeant sur le caractère prévisible du génocide d’avril 1994, il a souligné l’existence de nombreux éléments préoccupants, notamment le manque de démocratie au Rwanda, l’absence de règlement du problème des réfugiés, la volonté du FPR de reprendre le pouvoir par les armes, la connivence de l’Ouganda avec le FPR, qui comprenait essentiellement des Tutsis ayant servi dans les forces ougandaises et permis au Président Museveni de prendre le pouvoir.

Il a déclaré que l’accumulation de ces différents facteurs avait mené à des massacres interethniques et que la France avait fait tout ce qu’elle avait pu à l’époque pour tenter d’empêcher le dénouement tragique du génocide. M. Michel Lévêque a conclu son exposé en rappelant que l’histoire n’est pas arrêtée, ni au Rwanda ni dans les autres pays d’Afrique, et que la politique africaine de la France consiste à aider ces pays à aller vers la démocratie et le respect des droits de l’homme, de manière à éviter la répétition d’un tel drame.

 

Le Président Paul Quilès a souhaité savoir quel rôle avait précisément joué l’élément ethnique au regard de l’opposition entre Hutus du nord et du sud, et entre Tutsis de l’intérieur et Tutsis exilés.

 

M. Michel Lévêque a considéré qu’aucun déterminisme séculaire ne conduisait les Hutus du sud et du nord et les Tutsis à se massacrer réciproquement. Même si les problèmes ethniques existent partout en Afrique, il faut en effet des ingrédients politiques pour qu’ils s’exacerbent et conduisent aux massacres, comme il a été constaté en Yougoslavie ou dans d’autres pays. En 1989-1990, au Rwanda, les tensions ethniques se manifestaient au nord et au sud. La question des 500 000 réfugiés tutsis qui avaient dû fuir leur pays à partir des années soixante pour se réfugier dans les pays voisins, en Ouganda, au Burundi, au Kenya ou en Tanzanie n’avait pas été résolue. Les Tutsis restés au Rwanda ne bénéficiaient pas de tous les droits dont ils auraient dû disposer pour participer à la vie politique et administrative et pour entrer dans l’armée. Il y avait un accaparement du pouvoir par le clan des Hutus du nord et une situation non démocratique tout à fait discriminatoire.

Si des réformes démocratiques avaient été entreprises, le conflit ethnique aurait pu être évité. Le régime du Président Habyarimana aurait trouvé un soutien populaire plus important dans la communauté hutue elle-même. Il ne faut pas oublier qu’il y a eu des Hutus, du sud en particulier, mais aussi du nord, tel que Pasteur Bizimungu qui se sont ralliés au FPR à l’époque. Les conflits ethniques ne sont pas préécrits pour aboutir à une situation fatale. C’est le manque de démocratie, l’absence de règlement du problème des réfugiés qui ont amené à la conclusion tragique du génocide.

 

M. Jacques Myard a demandé combien il y avait de pays démocratiques en Afrique et si le cas du Rwanda était à cet égard spécifique.

 

M. Michel Lévêque a répondu que l’Afrique était littéralement en état de crise générale et qu’hormis le Sénégal, qui connaissait néanmoins un conflit en Casamance, il n’y existait guère de régimes démocratiques.

 

M. Jacques Myard a rappelé que, lors des auditions précédentes, des professeurs avaient remis en cause la différence ethnique entre Tutsis et Hutus. Il s’est demandé si la direction des affaires africaines et malgaches était consciente que les différences ethniques reposaient avant tout sur l’histoire et les acquis culturels.

 

M. Michel Lévêque a rappelé que les Hutus appartiennent au groupe bantou, que les Tutsis sont un groupe nilotique, mais qu’au cours des siècles des mélanges se sont produits entre ces populations. La direction des affaires africaines et malgaches n’a jamais pensé qu’il pourrait y avoir au Rwanda une solution fondée, comme au Burundi, sur un partage et des répartitions ethniques. Les problèmes ethniques mènent obligatoirement à des situations de conflits et de crise si le tribalisme ou la discrimination ethnique servent de mode de gouvernement.

La problématique de l’époque était d’amener le Président Habyarimana à comprendre qu’il fallait régler la question des réfugiés, avant même le 1er octobre 1990, sachant que 500 000 réfugiés actifs constituaient un danger potentiel. Par ailleurs, la discrimination était " légale " à l’intérieur même du Rwanda et la France a beaucoup insisté auprès du Président Habyarimana pour qu’il supprime toute mention ethnique sur les cartes d’identité. Les gens se savaient néanmoins Tutsis ou Hutus, probablement pour des raisons sociales. La direction des affaires africaines et malgaches se rendait bien compte que, si le Président Museveni cessait d’accorder une aide militaire aux réfugiés, le problème pourrait se régler par des voies politiques et qu’il convenait, à cet effet, d’obtenir du Président Habyarimana des réformes intérieures mettant fin à la discrimination raciale.

 

M. Jacques Myard, rappelant que M. Michel Lévêque avait indiqué que si des réformes démocratiques avaient été effectuées, le génocide aurait peut-être été évité, s’est demandé si le processus de La Baule, qu’il acceptait bien volontiers, ne conduisait pas toutefois à de graves échecs à partir du moment où les conditions d’une véritable démocratisation n’étaient pas réunies et où n’existaient pas de contre-pouvoirs.

 

M. Michel Lévêque a affirmé que, s’il n’y avait pas eu La Baule et les efforts français, le conflit se serait produit de toute façon. Seules la démocratisation interne, la formation d’un Gouvernement de coalition, une négociation avec les émigrés pour régler la question de leur retour pouvaient éviter le conflit, c’était là la seule voie possible.

 

M. Bernard Cazeneuve s’est interrogé sur la suppression de la mention ethnique sur les cartes d’identité. Il a demandé à M. Michel Lévêque de confirmer l’information, avancée par différentes personnes entendues par la mission, selon laquelle cette suppression avait été demandée avec insistance pour la première fois au Président Habyarimana à l’occasion de la visite effectuée par M. Jacques Pelletier en novembre 1990 à Kigali. Il a souhaité savoir quel avait été le dispositif mis en place par les administrations et par les responsables politiques français pour que cette suppression entre effectivement dans les faits.

 

M. Michel Lévêque a confirmé que, lors de la visite de M. Jacques Pelletier, la délégation avait insisté pour que soit décidée cette suppression symbolique de manière à manifester l’abolition, au Rwanda, des différences de traitement en fonction des origines ethniques. Il n’a cependant pas pu préciser si la suppression de la mention ethnique sur les cartes d’identité avait été demandée au Président Habyarimana avant le 1er octobre 1990, mais quoiqu’il en soit, la direction des affaires africaines estimait que sur le plan des principes démocratiques, il fallait absolument supprimer toutes ces mentions. Le Président Habyarimana avait donné son accord et avait annoncé publiquement cette mesure pour laquelle la coopération avait prévu des crédits car il y avait un problème de financement. M. Michel Lévêque a toutefois déclaré ignorer si un suivi de cette question avait été assuré.

 

M. Bernard Cazeneuve a demandé à quelle époque le FPR avait élaboré son programme politique et si la direction des affaires africaines et malgaches avait procédé à une analyse approfondie de celui-ci. Dans ce cas quelle en était la dimension ethnique et politique et quelle était la part de la revendication démocratique ?

 

M. Michel Lévêque a rappelé que le FPR et l’APR s’étaient développés en Ouganda, dans le courant de l’année 1990 surtout, de manière relativement secrète. Bien que la direction des affaires africaines et malgaches ait eu conscience de la gravité de la situation et de la montée en puissance du FPR, personne, avant l’attaque du 1er octobre 1990, n’était en état de dire exactement de quelles forces disposait l’APR et quelle était l’implantation politique du FPR parmi les réfugiés. Tous les opposants s’exprimaient ouvertement en Ouganda comme en Belgique. Il y avait parmi eux non seulement des Tutsis mais des Hutus du sud et du nord. Les premiers contacts datent de la visite de M. Jacques Pelletier dans la région des Grands Lacs, en novembre 1990, et des entretiens qu’il avait eus à cette occasion au Burundi avec des membres du FPR qui comprenait à la fois des Hutus du nord, du sud et des Tutsis.

Leur programme comportait des revendications présentées sous un jour démocratique, c’est-à-dire la participation de tous les Rwandais aux élections, la fin du parti unique, la fin de toute discrimination, le retour des réfugiés. Il fallait que les 500 000 réfugiés -eux-mêmes avançaient des chiffres beaucoup plus importants- puissent revenir s’installer au Rwanda et qu’ils puissent y circuler. Le FPR, dans ces contacts, déclarait intelligemment qu’il poursuivait ces deux objectifs majeurs de démocratie interne et de retour des réfugiés.

S’agissant du pouvoir, le FPR en a revendiqué dès le départ le partage. Il demandait dans toutes les négociations avec le Président Habyarimana qu’il y ait un Gouvernement provisoire dans lequel il serait introduit. Il ne demandait donc pas un simple retour à la démocratie, avec des élections, mais entendait contrôler ce retour à la démocratie et ces élections en ayant la garantie d’être associé au pouvoir.

A une question complémentaire de M. Jacques Myard sur la nature de cette démarche qui consiste, comme les islamistes, à " avancer masqué ", M. Michel Lévêque a estimé que les opposants en Algérie avaient la même approche du partage du pouvoir.

 

M. Pierre Brana a souligné que la question du contrôle du retour à la démocratie avait été soulevée dans toutes les conférences nationales en Afrique et qu’il était normal que les minorités écartées du pouvoir demandent à participer à l’organisation des élections dans la période de transition. Il a demandé à quelle époque avait été rédigé le rapport sur l’état des différents pays africains mentionné par M. Michel Lévêque et à quel moment la France avait commencé à exercer des pressions sur le Président Habyarimana.

 

M. Michel Lévêque a indiqué que ce rapport avait été rédigé en novembre 1990, juste après l’attaque du FPR. Il a précisé que, lorsque le Président Habyarimana était venu à Paris en avril 1989, il lui avait été demandé de résoudre le problème des réfugiés et de réactiver la commission rwando-ougandaise sur les réfugiés, car la partie la plus active des réfugiés se trouvait en Ouganda et pouvait être utilisée comme force armée contre le Rwanda. La France a également insisté pour que soit entreprise une démocratisation interne. Mais le Président Habyarimana avait contre lui les Tutsis et les Hutus du sud et son pouvoir reposait principalement sur le clan des Hutus du nord. A l’époque, l’accord conclu entre les Présidents Habyarimana et Museveni pour permettre à la commission ougando-rwandaise sur les réfugiés d’organiser le rapatriement des réfugiés laissait espérer le retour de ces derniers. C’était un pari sur le règlement de la question des réfugiés comme facteur de transformation du régime.

Répondant à M. Pierre Brana sur le régime des quotas qui limitait l’accès des Tutsis à la fonction publique et sur leur exclusion des forces armées, M. Michel Lévêque a rappelé qu’il y avait peut-être un ministre et deux députés tutsis. Il a précisé que la politique des quotas, c’est-à-dire une politique discriminatoire s’appliquait dans les collèges et lycées. La direction des affaires africaines et malgaches considérait ce problème dans son ensemble, c’est-à-dire en y incluant l’armée, l’administration, les facultés et les écoles. L’exclusion des Tutsis de l’armée, constituée de Hutus, était tenue pour une discrimination importante et la suppression des quotas était considérée comme un des éléments de base des réformes démocratiques internes.

A une autre question de M. Pierre Brana sur la réaction de la direction des affaires africaines et malgaches aux télégrammes de l’ambassadeur de France à Kigali annonçant " la possibilité de massacres à grande échelle ", M. Michel Lévêque a rappelé que la direction craignait que l’armée APR massacre des civils, dans sa reconquête du Rwanda, et que parallèlement les milices hutues, en réponse aux attaques du FPR, se livrent à des massacres de Tutsis. Cette crainte de massacres ethniques était donc bien présente dans l’analyse politique, non pas par ethnicisme, mais parce que la direction des affaires africaines et malgaches se rendait compte du risque d’enchaînement des événements.

 

M. Pierre Brana a demandé des précisions sur les différentes rencontres de responsables français avec le Président Museveni et sur sa position à l’égard du FPR présent sur son territoire.

 

M. Michel Lévêque a précisé qu’au cours de la visite de M. Jacques Pelletier le 4 ou le 5 novembre 1990, le Président Museveni avait beaucoup insisté sur le problème des réfugiés mais qu’il avait minimisé son rôle, pourtant évident, dans le soutien militaire du FPR. Il agissait ainsi pour faire croire que, loin de " mettre de l’huile sur le feu ", il essayait au contraire de calmer le jeu. En tant que Président de l’OUA et membre de la Communauté des grands lacs, il ne refusait pas les contacts avec le régime du Président Habyarimana.

 

M. Jean-Claude Sandrier a souhaité savoir si M. Michel Lévêque confirmait ce qu’avait déclaré une personne précédemment entendue par la mission, à savoir que le FPR était considéré comme dangereux pour les intérêts français, ce qui amenait en fait, qu’on le veuille ou non, à soutenir le régime en place.

 

M. Michel Lévêque a souligné que la France avait des contacts avec tous les opposants, de quelque pays que ce soit, en Angola, au Mozambique, en Afrique du sud et en Namibie. Le Quai d’Orsay n’est pas exclusivement au contact avec les régimes et les gouvernements en place et participe souvent au règlement des conflits avec les opposants. Ainsi à la suite d’émeutes à Port Gentil au Gabon en 1990, la France est intervenue pour protéger ses ressortissants puis a prêché l’entente entre le Président Bongo et les opposants. De même, au Tchad, la France a entretenu des relations avec les différents protagonistes, qu’il s’agisse de M. Goukouni Oueddei, de M. Hissène Habré ou M. Idriss Déby. Si le discours de La Baule contribuait à l’évolution vers la démocratie et l’état de droit, la politique de la France était que chaque pays se détermine par ses propres voies internes.

Au Rwanda le problème était essentiellement d’éviter la guerre, donc d’éviter des massacres ethniques sous-jacents à la guerre et aux interventions extérieures. Il n’y avait pas d’a priori contre le FPR en tant que parti d’opposition. Il y avait un a priori contre une attaque armée. La France a eu de multiples rencontres avec le FPR pour favoriser le dialogue.

 

M. Jacques Desallangre a demandé si la France avait insisté pour que le Président Habyarimana ne dépose pas de plainte au Conseil de sécurité mais saisisse l’OUA.

 

M. Michel Lévêque a rappelé que le Président Habyarimana n’avait pas saisi mais consulté l’ONU et que la France ne lui avait pas dit d’aller ou non devant l’organisation internationale. Lui-même avait penché pour une solution régionale dans le cadre de l’OUA, car, à l’époque, le Président Museveni jouait un rôle clef dans le conflit. Pour porter plainte devant le Conseil de Sécurité, le Président Habyarimana devait invoquer une agression extérieure. Or il a estimé qu’il valait mieux ne pas engager une telle procédure contre l’Ouganda alors qu’il pouvait trouver un règlement avec ce pays. A l’époque, il y avait une tendance qui consistait, même pour la France, à considérer que les pays africains devaient prendre en charge le plus possible le règlement de leurs conflits et que, pour régler un conflit qui était de nature régionale, il valait mieux consulter l’ensemble des pays des Grands Lacs (Tanzanie, Ouganda, Burundi, Kenya, etc.).

Il n’y avait pas encore d’état de guerre. On comprenait parfaitement que, dans le fond, si les Africains parvenaient à régler le problème eux-mêmes, c’était sans doute la meilleure solution. Comme le Président Museveni était Président de l’OUA, on supposait qu’il devait s’impliquer fortement dans le règlement du conflit.

Evoquant les propos selon lesquels l’idée d’un génocide ne dominait pas la réflexion française, préoccupée incontestablement par la crainte d’une déstabilisation du Rwanda et soulignant que le rapport de la direction des affaires africaines et malgaches dressait un portrait très peu amène du régime du Président rwandais alors qu’il présentait le FPR dans des termes sympathiques, M. Jean-Claude Lefort a demandé des précisions sur l’analyse faite par la France des intentions réelles du FPR et de ses alliés. Il a également voulu savoir si l’action de la France au Rwanda était fidèle à la recommandation selon laquelle les armées françaises ne devaient pas cautionner les régimes en place.

 

M. Michel Lévêque a tout d’abord répondu que l’honnêteté intellectuelle commandait que l’on voie exactement la situation de la démocratie et des droits de l’homme au Rwanda. Tout observateur objectif ne pouvait que décrire le même tableau d’un régime discriminatoire de parti unique qui ne s’appuyait pas vraiment sur un consensus. L’opposition n’ayant pas les mêmes responsabilités que le régime en place, le FPR, à l’époque, présentait un programme " formellement " démocratique comprenant le retour des réfugiés, la non-discrimination, etc.

Reconnaissant que son propos pouvait apparaître provocateur, M. Jean-Claude Lefort s’est interrogé sur l’idée, émise par M. Michel Lévêque, que l’offensive du FPR avait abouti à ce que le régime commence à se démocratiser.

 

M. Michel Lévêque a déclaré qu’il n’avait pas dit cela mais que la pression des événements avait accéléré un processus de réforme, un peu tardif à ce moment-là et qui ne suffisait pas à enrayer le mouvement de déstabilisation. L’attaque armée du FPR a sans doute réduit les possibilités qui pouvaient s’offrir au Président Habyarimana de démocratiser son régime et d’arriver à un résultat par la démocratisation. Il n’y avait pas de dilemme entre massacre ethnique ou déstabilisation. S’il y avait déstabilisation, à savoir si l’attaque armée se développait, il y avait effectivement des risques de massacres. Les deux phénomènes sont liés. La politique française ne consistait pas du tout à conforter un régime, quel qu’il soit, par la présence de contingents militaires. L’aide militaire au Tchad ne visait pas à soutenir Goukouni Oueddei ou Hissène Habré. Elle avait avant tout pour objectif la protection des Français et leur évacuation, outre le soutien contre une agression extérieure. L’envoi de contingents militaires français n’est pas décidé dans la perspective politique de soutenir les régimes en place.

 

M. François Lamy a demandé à M. Michel Lévêque si, au vu de son expérience, il n’avait pas l’impression que la pratique consistant, pour la diplomatie française, à reconnaître les Etats, donc les frontières, et à refuser de reconnaître les régimes, ne constituait pas un frein, voire une source d’ambiguïté pour la politique que souhaite mener la France, tout particulièrement en Afrique. Se demandant si les services de renseignement français avaient pu jouer un rôle quelconque dans le renversement de tel ou tel régime, il s’est ensuite interrogé sur l’éventuelle discordance entre l’action de ces services et notre diplomatie.

Illustrant le rôle qu’ont pu jouer des interventions françaises pour faire cesser des massacres ethniques, M. Michel Lévêque a rappelé que, lors de la crise survenue entre la Mauritanie et le Sénégal, de tels massacres s’étaient produits à Dakar, au Sénégal, contre des Mauritaniens et sur la rive mauritanienne du fleuve Sénégal contre des Sénégalais. Le risque de développement des massacres ethniques, puis de l’afflux d’une masse de réfugiés de part et d’autre, et d’interventions militaires du Sénégal contre la Mauritanie ou inversement a conduit la France à des interventions très pressantes auprès du Président Diouf du Sénégal et auprès du Président Ould Taya de Mauritanie. L’action de la France a alors été décisive. Si la France n’était pas intervenue pour le règlement de ce conflit entre le Sénégal et la Mauritanie, les choses auraient pu dégénérer en massacres plus graves encore et en confrontation armée entre ces deux pays. Quant au rôle de l’armée française, celui-ci est centré sur la protection et l’évacuation de nos ressortissants, et sur la coopération avec les forces africaines dans les domaines de la formation et de l’entraînement.

M. Michel Lévêque a conclu en déclarant que pour tout Gouvernement digne de ce nom, il y a une unité dans la politique. Au cours des réunions de consultation et de concertation, chaque participant a ses sources d’information. Pour la direction des affaires africaines et malgaches, ce sont les sources diplomatiques, les rencontres avec les opposants ou avec les représentants des régimes en place. La DGSE avait ses sources. S’il y avait mise en comparaison et discussion des analyses, la politique menée était celle du Gouvernement.

 

Audition de M. Paul DIJOUD

Directeur des Affaires africaines et malgaches
au ministère des Affaires étrangères (mars 1991-août 1992)

(séance du 20 mai 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Paul Dijoud, Directeur des Affaires africaines et malgaches au ministère des Affaires étrangères, de mars 1991 à août 1992, période qui a été marquée, au Rwanda, par une nouvelle offensive du FPR et qui s’est conclue par la nomination d’un premier ministre d’opposition et le lancement du processus des négociations d’Arusha. Il a souligné que son audition serait de nature à éclairer la mission sur la complexité et les ambiguïtés de la situation politique du Rwanda au moment où le Président Habyarimana semblait accepter le principe d’un partage du pouvoir avec l’opposition intérieure dans la perspective d’une transition démocratique.

 

M. Paul Dijoud a tout d’abord précisé qu’il n’avait pas été candidat au poste de directeur des Affaires africaines, mais qu’il s’était impliqué avec passion dans la politique africaine et, dès le départ, dans le terrible problème rwandais. M. Roland Dumas, Ministre d’Etat chargé des Affaires étrangères, qui l’avait reçu dès son arrivée, avait fait du Rwanda l’une de ses préoccupations premières. Il souhaitait que la politique africaine soit préparée et mise en œuvre à partir du quai d’Orsay. Cette vision, qui aspirait à recentrer l’action de la France en Afrique, a trouvé son aboutissement, il y a quelques mois, avec la réorganisation des services de la Coopération.

Parmi les différentes administrations qui contribuaient à notre politique africaine et dont il fallait harmoniser les actions, la direction des Affaires africaines a tenu un rôle important aux côtés du ministère de la Coopération, du ministère de la Défense et de plusieurs autres services de l’Etat qui avaient un domaine propre de responsabilités, que le ministère des Affaires étrangères s’efforçait déjà de coordonner. Cependant, il a relevé que c’était avant tout entre la présidence de la République et le ministère des Affaires étrangères que se définissaient les orientations, à partir des informations et des évaluations fournies par les uns et les autres.

L’information circulait sans réserve sur ces orientations. Elle partait, formalisée, de la direction des Affaires africaines vers le cabinet du Ministre qui approuvait les propositions des services après les avoir, le cas échéant, modifiées et les transmettait à la présidence de la République. Le Président Mitterrand était très préoccupé par l’Afrique qu’il connaissait bien, où il avait de nombreux contacts. Il se tenait constamment informé par l’intermédiaire de la cellule africaine dont il annotait les propositions qu’elle-même, dans la plupart des cas, sollicitait de la direction des Affaires africaines. Dès lors, ces propositions devenaient une référence, un point d’appui pour les décisions et les démarches ultérieures.

L’état-major particulier du Président de la République tenait une place importante dans la politique africaine, dès le moment où des militaires étaient engagés, comme c’était le cas au Rwanda. L’expérience, la compétence, la grande loyauté du Général Christian Quesnot et du Général Jean-Pierre Huchon leur ont bien sûr donné, pendant toute cette période, un grand poids. Après leur avoir rendu un hommage appuyé, il a souligné qu’il avait toujours entretenu avec eux des relations extrêmement amicales et confiantes, et que, pendant toute cette période, l’état-major particulier de la Présidence de la République avait su mener à bien la tâche difficile de faire coïncider la démarche politique et la démarche militaire. La Direction des Affaires africaines et l’Etat-major particulier avaient, quels que soient les interlocuteurs, partagé les mêmes orientations, les mêmes convictions, même si des nuances avaient pu apparaître.

M. Paul Dijoud a précisé que son exposé liminaire ferait certes appel à sa mémoire, mais reprendrait partiellement les textes, les notes, les télégrammes et les comptes rendus divers, établis au cours de la période concernée, considérant qu’il était plus intéressant de s’y reporter plutôt que d’interpréter ses propres souvenirs avec toutes les déformations que le recul du temps risque d’apporter.

Il a, dans un premier temps, fait porter sa réflexion sur le caractère prévisible ou non de la tragédie rwandaise.

Il a rappelé que le dossier rwandais avait été l’un des premiers qu’il avait eu à traiter. Tous les observateurs paraissaient redouter que se produise quelque chose de grave au Rwanda, mais personne n’en avait prévu la forme. On craignait avant tout une longue guerre civile, étant donné la nature des forces en présence, et celle des problèmes à régler. Les choses se sont passées différemment, en raison de l’enchaînement des circonstances, mais il est certain que l’on redoutait le pire.

Il a indiqué que l’histoire rwandaise et la formation des forces en présence justifiaient beaucoup d’inquiétudes. Ce pays était passé d’une domination monarchique, exercée par les Tutsis réunis autour de leur prince, sur les autres ethnies, en particulier les Hutus, petit peuple, très majoritaire, de paysans. Les Belges ont, en effet, pendant une bonne partie de la colonisation, trouvé profit à abandonner aux Tutsis une large possibilité de conduire le pays à leur gré. La décolonisation a été bâclée et les Belges sont partis le plus vite possible. A cette période où l’élection était la loi du genre en Afrique, les Rwandais ont voté selon leur ethnie, et les Hutus, rassemblés dans diverses formations, ont obtenu 70 % des voix.

Il s’en est suivi un défoulement populaire, une dégradation des équilibres. La peur s’est longtemps maintenue dans le pays. Les Hutus ont cherché à exercer leurs pouvoirs à tous les niveaux, et tout naturellement les Tutsis l’ont mal accepté. Le pouvoir hutu mis en place avec réticence par les Belges qui, à ce moment-là, ont dû changer de camp, a créé dans le pays une panique qui a marqué le début des enchaînements ultérieurs. En 1959, a eu lieu un premier génocide, suivi en 1960 par un deuxième et l’on a pu estimer que ces premiers massacres avaient fait des dizaines de milliers de morts, dans des conditions souvent atroces. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il y avait fort à craindre que la situation dérive vers de nouvelles violences de ce type.

M. Paul Dijoud a dit avoir été frappé, dès son premier voyage au Rwanda, par l’ambiance qui régnait dans Kigali et dans les campagnes. Les gens étaient terrorisés les uns par les autres. Toutefois les Hutus modérés du Sud et du Centre qui constituaient la grande majorité de la population auraient souhaité que leur pays évolue plus vite, différemment, et n’avaient pas de haine profonde pour les Tutsis. Ils n’ont pas participé au génocide. Néanmoins, ils avaient peur d’une invasion du FPR, d’un retour en force de l’ethnie des seigneurs, avec tout ce que cette menace pouvait comporter. Par ailleurs, de nombreux Tutsis étaient en butte à la volonté de vengeance de Hutus désireux d’obtenir une place correspondant à leur poids démographique et de les faire partir. Le clergé catholique, notamment l’évêque de Kigali, craignait le pire dans un contexte de peur réciproque qui menait à la haine. Il était clair que des événements tragiques surviendraient si rien n’était fait pour les empêcher.

C’est pour cette raison que la France s’était impliquée, bien qu’elle n’ait pas eu d’intérêts au Rwanda et qu’elle ne soit pas liée à ce pays de longue date. Le Rwanda était comme un accident dans le domaine des responsabilités de la France. Elle n’avait aucune vision hégémonique et il ne s’agissait pas de défendre les frontières de la francophonie. Il eût été absurde de prendre de tels risques pour un enjeu de ce type, aussi passionnant soit-il.

M. Paul Dijoud a présenté les cinq objectifs sur lesquels reposait la politique de la France au Rwanda.

Le premier était d’aboutir à un cessez-le-feu car nous considérions que rien ne pouvait se faire sans la fin des combats. La France est sans cesse intervenue auprès des deux parties et plusieurs cessez-le-feu ont été signés, mais ils ont toujours été temporaires et jamais réellement appliqués.

En second lieu, les efforts français ont consisté à contraindre le Président Habyarimana à mettre en œuvre de véritables réformes politiques et à l’appuyer quand il prenait des mesures en ce sens, sans toutefois vouloir transformer le Rwanda en une démocratie avancée. M. Paul Dijoud a considéré à cet égard que le discours de La Baule ne devait pas être interprété comme un appel à la démocratie immédiate, mais comme une orientation, une priorité dans les démarches de la France et a souligné son influence sur la vie politiques des pays africains. Tout a été fait pour convaincre le Président Habyarimana que, malgré les difficultés, il fallait, par étapes successives, mener à bien de véritables réformes pour que son pays puisse vivre dans un certain consensus.

Le troisième objectif consistait à permettre le retour des Tutsis exilés, la France estimant que le problème des réfugiés était d’une importance fondamentale. Entre 600 et 800 000 Tutsis avaient fui au moment des grands massacres et s’étaient installés dans les pays voisins, où ils vivaient dans des conditions inégales. Les uns s’étaient insérés dans les pays d’accueil ; les autres vivaient comme des parias et n’avaient qu’une seule aspiration, celle de se réinstaller au Rwanda. Ils étaient amers, frustrés, prêts à toutes les aventures. Il fallait leur donner une place dans leur pays.

Le quatrième objectif, plus complexe, difficile à expliquer à l’opinion publique française qui, déjà à cette époque, ne comprenait pas toujours les engagements de la France en Afrique quand ils prenaient un caractère militaire, était d’éviter une victoire militaire du FPR sur l’armée rwandaise, et par là même d’éviter une guerre civile. En effet, la conquête militaire du pouvoir par le FPR, qui aurait dû alors affronter une population majoritairement hostile, aurait créé une situation intenable, provoquant des répressions, des représailles et donc la guerre civile. Il convenait de faire en sorte que le FPR n’écrase pas l’armée rwandaise. Celle-ci avait d’ailleurs connu des succès lors de l’attaque sur Ruhengeri, ce qui avait permis la stabilisation du front face à une opération surprise, bien menée, mais sans grande portée. La France ne pouvant s’engager militairement, elle a décidé d’accorder aux forces armées rwandaises une aide à la formation et un appui sous la forme d’une fourniture d’équipements militaires.

Enfin, la France s’est efforcée de mobiliser ses partenaires pour éviter un embrasement de toute la région. La Belgique, ancienne puissance colonisatrice, la Grande-Bretagne qui était impliquée en Ouganda, les Etats-Unis, très attentifs à l’évolution de la situation, manifestaient leur volonté d’apporter une contribution au règlement de la crise rwandaise.

A cette époque, les Américains reconnaissaient sans difficulté le rôle de la France, qu’ils appuyaient. M. Hermann Cohen, Secrétaire d’Etat adjoint aux Affaires africaines du Gouvernement américain, suivait la ligne de conduite des Etats-Unis, consistant à laisser la France agir dans cette zone qu’elle connaissait mieux que les autres et où elle savait ce qui pouvait être fait, tout en se déclarant prêt à intervenir à la demande de la France ou en l’absence de solutions. A l’appui de cette description de l’attitude américaine, M. Paul Dijoud a évoqué un télégramme de l’ambassadeur de France à Washington, du mois de juillet 1991, selon lequel les Etats-Unis considéraient qu’il appartenait à la France et à la Belgique de jouer le rôle essentiel pour la recherche d’un accord au Rwanda et soulignaient qu’il n’entrait pas dans les intentions américaines de se substituer à ces deux pays. M. Paul Dijoud a relevé que cette attitude démontrait la confiance accordée, dans un premier temps, à la France par les Etats-Unis.

Il a ensuite abordé la dimension régionale de la crise en indiquant qu’à l’époque, un long débat avait porté sur l’implication de l’Ouganda. Celle-ci était bien connu des Etats-Unis comme le montre un télégramme de l’ambassadeur de France à Washington relatant une réunion organisée par le département d’Etat : " La Defense Intelligence Agency (DIA) du Pentagone exposait à l’attention des ambassades de France, de Grande-Bretagne et de Belgique, la situation au Rwanda. L’ambassadeur déduit que le Pentagone considère que le FPR opère au Rwanda au départ de plusieurs bases situées en Ouganda, bases mobiles mais dont la localisation est connue. La DIA est également persuadée que le FPR utilise des pistes d’atterrissage se trouvant en territoire tanzanien. Elle relève l’excellente capacité tactique du FPR et l’importance de son équipement militaire. Elle considère que l’armée ougandaise aurait la capacité d’exercer un contrôle sérieux sur la frontière avec le Rwanda, à supposer qu’elle le souhaite. Enfin les services de renseignement de l’armée pensent qu’une nouvelle offensive du FPR se prépare dans le nord-ouest, bien qu’à long terme, aucune solution militaire ne soit susceptible de faire la différence entre l’armée rwandaise et le FPR. "

Après une longue description de la stratégie et des objectifs du FPR passant d’une tactique de guerre conventionnelle à une tactique de guérilla, le télégramme indique : " Le FPR bénéficiait de plusieurs bases en Ouganda pour mener des opérations de reconnaissance avant le déclenchement de ses offensives et se replier en territoire ougandais après avoir atteint ses objectifs et éviter des engagements meurtriers. Sa tactique d’opération -dit la DIA- est remarquable pour une armée de guérilla. Depuis le 23 janvier, le FPR menait et préparait de nouvelles offensives dans la zone nord et nord-ouest. L’arrivée de trois bataillons dans la zone du parc des Volcans prouvait qu’une nouvelle offensive était en préparation. "

Selon la DIA : " Les objectifs du FPR étaient, à long terme, la restauration de la domination tutsie, et les objectifs affichés comme la démocratisation à terme du Rwanda et l’ouverture d’un dialogue avec le gouvernement n’étaient mis en avant qu’à l’intention des opinions occidentales. La stratégie du FPR pouvait être analysée comme suit : à court terme, étrangler l’économie rwandaise, mener une guerre d’usure contre l’armée et conquérir le terrain; à moyen terme, acculer le gouvernement rwandais à la négociation et s’insérer dans les structures gouvernementales ; à long terme, contrôler le gouvernement.

" Bien évidemment, le département d’Etat, après cet exposé, a fait des réserves et des commentaires. On voit apparaître une certaine dichotomie entre deux tendances de la politique américaine : ceux qui font confiance à la France et qui nous ont aidés jusqu’au bout, M. Cohen en particulier, le ministre compétent, et ceux, au Pentagone ou à la CIA, qui avaient une vision plus dure mais aussi plus pragmatique. Au départ, ces derniers ont été hostiles au FPR parce qu’ils ont vu une forte déstabilisation de la région alors qu’eux-mêmes soutenaient encore le Maréchal Mobutu au Zaïre, principal point d’appui de leur présence économique dans la région. Ensuite, constatant que le FPR allait gagner, ils se sont retournés vers le FPR et l’ont vraisemblablement aidé. "

M. Paul Dijoud a rappelé que la situation régionale était particulièrement délicate. Le Burundi constituait un élément majeur des craintes françaises. Le Zaïre, vulnérable, actif dans cette affaire, craignait d’être déstabilisé, d’où les interventions du Maréchal Mobutu. Les Américains portaient peu à peu attention à cette région en termes géopolitiques. Tous ces éléments conduiront le Président de la République à organiser une mise à plat de la politique française et à relancer l’action diplomatique de la France dans la région. M. Paul Dijoud a indiqué qu’il a ainsi été amené à organiser et à présider une conférence des ambassadeurs des pays de la Région des grands lacs, du 12 au 18 juillet 1991, accompagné du Général Jean-Pierre Huchon, membre de l’état-major particulier de la Présidence de la République, ce qui témoignait de l’intérêt que le Président apportait à cette démarche.

Au cours de ce voyage, M. Paul Dijoud a indiqué qu’il avait rencontré le Président Habyarimana à deux reprises, et a donné lecture du télégramme de l’ambassadeur rendant compte de ces entretiens : " M. Paul Dijoud, accompagné du Général Jean-Pierre Huchon, a visité le Rwanda du 18 au 20 juillet. Cette visite a été marquée par l’étape suivante :

" Une première audience a été accordée par le Chef de l’Etat pendant près de deux heures, dans la matinée du 18. Elle a donné tout d’abord à celui-ci l’occasion de refaire l’historique détaillé de l’agression subie par son pays depuis le 1er octobre 1990, des origines politiques et ethniques de ce conflit, du rôle joué par l’Ouganda, des différentes tentatives de médiation faites à l’échelle régionale et, enfin, des appuis reçus par le Rwanda des pays amis, surtout de la France, qui ont eu un poids déterminant dans le redressement de la situation militaire.

" Le Président est convaincu que Museveni ne renonce toujours pas à appuyer une rébellion formée essentiellement par ses anciens compagnons et frères de race. Il continue à leur fournir des armes, récemment des mortiers de 120 millimètres. Les Rwandais se demandent s’il ne va pas leur procurer des véhicules. De son côté, le groupe d’observateurs militaires créé par l’OUA apparaît tout à fait inefficace, et sa neutralité est douteuse en raison de sa composition ethnique. Ses membres ougandais sont suspects de collusion avec l’ennemi. Il en est de même des Burundais, même si le Président Habyarimana fait personnellement confiance au Président Buyoya.

" Le Chef de l’Etat et M. Dijoud sont convenus qu’il fallait donner une suite rapide au projet de mini-sommet entre Etats de la zone. M. Bizimungu, Ministre des Affaires étrangères, était chargé d’une nouvelle tentative pour rencontrer le Président Mobutu et obtenir son adhésion à ce projet et son accord sur la date du 27 juillet, déjà acceptée par le Président Habyarimana.

" Par delà cette action diplomatique à mener par le canal de l’OUA et avec l’appui des pays amis, M. Dijoud a insisté pour que se concrétisent les garanties promises pour favoriser le retour des réfugiés, en particulier l’engagement pris par le Président, de permettre à tous de recevoir un passeport rwandais. Il a exprimé la conviction que le Front patriotique rwandais serait privé d’argument lorsque tous les émigrés qui le souhaitaient pourraient jouir de la nationalité rwandaise sans aucune restriction et intervenir librement dans la vie politique du pays.

" M. Dijoud a ensuite insisté sur le danger que constituait la perspective d’une conférence nationale qui se déclarerait inévitablement souveraine et permettrait à toutes sortes d’agitateurs de gagner le devant de la scène, conduisant ainsi au désordre et laissant ensuite le pays dans une situation économique et financière grave.

" Il fallait, pour éviter cela, que le Chef de l’Etat prenne l’initiative, tant qu’il en est encore temps, de consulter les partis, et de leur soumettre une loi électorale, de préférence fondée sur le scrutin proportionnel, dont l’expérience a démontré qu’il permettait d’assurer l’équilibre le plus satisfaisant dans les pays comme le Rwanda où les facteurs ethniques et régionalistes avaient une grande importance. "

M. Paul Dijoud a souligné le caractère insistant des démarches entreprises pour convaincre le Chef de l’Etat de la nécessité de conduire des réformes. Le Président Habyarimana semblait sensible à ce discours, rassuré quant à l’intention française de maintenir son appui, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur, convaincu que la France entendait l’inciter à ne pas abandonner à ses opposants la conduite d’une évolution politique qui s’avérait irréversible. Puis M. Paul Dijoud a cité à nouveau le télégramme rendant compte de sa visite au Rwanda :

 

" Le 19 juillet a été réservé à la conférence des ambassadeurs de France de la zone. Cette conférence a permis à M. Dijoud d’exposer comment le département comptait relancer notre politique en Afrique, substituer une stratégie d’initiatives et d’actions à une diplomatie trop longtemps limitée jusqu’ici à réagir devant les événements et placer cette politique dans des cadres régionaux, la crise rwandaise fournissant l’exemple d’un problème qui ne pouvait être résolu sans concertation dans l’ensemble de la zone.

" La rencontre des ambassadeurs de Kampala, de Bujumbura, de Nairobi, de Kinshasa et de Kigali s’est poursuivie ensuite pour procéder à une évaluation de la situation au Rwanda. La présence militaire française au Rwanda reste nécessaire à la stabilité du pays et aussi à l’ensemble de la zone, et il est souhaitable que les gouvernements voisins soient convaincus que la paix est notre seul objectif. La solution du problème des réfugiés ne peut être que régionale. Nous ne pouvons qu’appuyer les efforts de l’OUA.

" La présence militaire française au Rwanda doit avoir pour corollaire la poursuite harmonieuse du processus de libéralisation. Celui-ci doit se réaliser dans le dialogue avec les partis et dans le renforcement de l’état de droit, en évitant un glissement catastrophique vers la conférence nationale.

" L’idéal serait que le Chef d’Etat propose à ses opposants d’accepter une trêve qui pourrait être marquée par la formation d’un gouvernement d’union nationale, chargé d’assurer la conduite de la guerre et le rétablissement de la paix, en même temps que la préparation des élections.

" La réconciliation doit être notre objectif majeur. Elle passe inévitablement par une négociation avec le FPR. Si cette négociation, par delà les efforts de l’OUA, doit recevoir l’appui des puissances occidentales, la conduite nous en revient et les initiatives américaines, en ce domaine, doivent être découragées. Par ailleurs, si Paris devenait un jour le lieu d’une rencontre, le secret de ses conclusions devrait être rigoureusement préservé. "

M. Paul Dijoud a précisé qu’après avoir rencontré plusieurs membres du Gouvernement rwandais, il s’était entretenu avec les principaux partis politiques rwandais. Ceux-ci ont affirmé que la paix était possible avec le FPR, mais ils voulaient être partie à la négociation. Tous les partis affirmaient compter des Tutsis dans leurs rangs. On était loin d’un monde hutu bloqué et entièrement hostile à une situation en évolution.

Il a alors repris la lecture du télégramme : " Dans la soirée du 19 juillet, le Président Habyarimana a reçu une nouvelle fois M. Dijoud, l’ambassadeur ainsi que le Général Huchon et les ambassadeurs de la zone que M. Dijoud avait tenu à lui présenter. Cette rencontre a eu lieu exceptionnellement, pendant près de deux heures, dans la petite résidence que le Chef de l’Etat possède dans le centre de la ville et qu’il occupait au début de sa carrière alors qu’il n’était encore que Chef de la Garde nationale rwandaise.

" Dans une ambiance particulièrement chaleureuse, Mme Habyarimana et ses filles ont offert des boissons. M. Dijoud a pu montrer au Président, par la présence de nos représentants dans les pays voisins l’importance que nous accordions à une solution régionale des problèmes rwandais.

" En lui renouvelant l’assurance de notre appui, il a une seconde fois insisté sur le thème incontournable de la réconciliation intérieure et extérieure, et sur la nécessité de ne pas perdre l’initiative de cette réconciliation. "

M. Paul Dijoud a ensuite indiqué que, compte tenu du processus d’ouverture et d’évolution en cours, il avait fait part au Président Habyarimana de ses conversations avec l’opposition. Au cours des deux tête à tête où il a rencontré le Président, il a dit avoir eu la sensation d’être face à un homme dur, qui faisait la guerre, dont le pays était attaqué aux frontières et qui portait à bout de bras un pays pauvre, mais n’a pas eu le sentiment que le Général Habyarimana préparait dans l’ombre des actions violentes. Le Président rwandais a, peu à peu, pris conscience qu’il n’y avait pas d’autre solution possible que celle préconisée par la France et il l’a tentée.

Après que l’armée rwandaise eut, au début du conflit avec le FPR, réussi à établir un certain équilibre à la frontière, la France a tenté, et pour partie réussi, de faire progresser un certain nombre de solutions aux problèmes profonds du pays : le problème des réfugiés avait été traité à la conférence de Dar Es-Salam, en mobilisant les appuis financiers pour essayer de faire revenir, encadrer et protéger ces populations exilées ; des efforts avaient été accomplis pour faciliter les démarches de réconciliation, notamment la protection des Tutsis de l’intérieur qui faisaient souvent l’objet de graves exactions ; un consensus politique plus large sur les progrès de la démocratie avait été recherché.

Ces efforts avaient abouti à la mise en place d’un gouvernement très élargi d’union nationale. Le premier ministre d’opposition gouvernait avec le Président pour faire une politique d’ouverture et de progrès. M. Paul Dijoud a rappelé que, pendant toute cette période, tout sera tenté pour réintégrer le FPR en essayant de lui faire comprendre qu’en dehors de la défaite électorale et de la guerre perpétuelle, d’autres voies étaient possibles. Il a alors donné lecture du compte rendu de l’entretien qu’il avait eu en décembre 1991, à la demande du Président Mitterrand, avec le Président Habyarimana : " Contexte de l’entretien : plusieurs développements importants sont intervenus récemment. L’organisation le 28 avril 1991 d’un congrès extraordinaire du mouvement révolutionnaire national pour le développement, au cours duquel celui-ci a abandonné son statut de parti unique. La révision de la Constitution qui a abouti le 10 juin à la promulgation d’un texte fortement inspiré par celui de la Vème République. La publication, le 1er juillet, d’une loi sur la formation des partis politiques marque l’avènement du multipartisme au Rwanda. L’annonce par le Chef de l’Etat, le 30 septembre 1991, de deux projets d’amnistie : l’un concernant les réfugiés, l’autre les opposants de l’intérieur. La proposition, faite le même jour, de convocation d’une conférence des partis et de mise en place d’un cadre de gestion concerté. La nomination, le 12 octobre 1991, d’un premier ministre qui a été chargé de composer une équipe ouverte aux diverses sensibilités politiques rwandaises en vue d’atteindre quatre objectifs essentiels : faire aboutir les négociations avec le FPR, mettre au point un processus électoral qui assure la représentation de toutes les tendances, amorcer le retour des réfugiés, favoriser la poursuite du programme d’ajustement structurel. "

M. Paul Dijoud a estimé qu’il était erroné de penser que le processus d’évolution du Rwanda était bloqué et que la situation évoluait négativement. Pour démontrer combien l’attitude de la France n’était pas complaisante, il a cité les instructions qu’il avait alors envoyées à l’ambassadeur :

 

" Vous voudrez bien solliciter un entretien avec le Président Habyarimana pour lui faire part de l’inquiétude de la France devant l’évolution de la situation dans son pays. Les derniers développements dont vous avez rendu compte, ainsi que l’utilisation de radio Kigali par le comité hutu de Bujumbura ne correspondent pas aux vues échangées lors de l’entretien que le Président a eu avec M. Dijoud en marge du sommet de Chaillot.

" Le sentiment de la France demeure inchangé : seule une politique d’ouverture peut conduire au règlement des problèmes que connaît le Rwanda. D’autre part, nous agissons auprès de l’Ouganda. La mission d’observateurs français a été mise en place à la frontière entre le Rwanda et l’Ouganda. -le but était de démontrer que les tirs sur le Rwanda avaient pour origine l’Ouganda et que ce pays servait de point de départ aux offensives.- Nous incitons le FPR à la retenue.

" Notre action ne peut porter que si le Rwanda maintient la ligne qu’il s’est engagé à suivre : celle de l’ouverture et de la réconciliation nationale. Il faut, à cet égard, que soient prises vite les mesures visant à résoudre le problème des réfugiés, aide et amnistie, et que soit instauré un vrai dialogue avec l’opposition. "

M. Paul Dijoud a souligné que la France s’était efforcée, sans complaisance, de faire évoluer, à chaque occasion, la situation, y compris avec le relais de pays amis, comme en témoigne un télégramme de l’ambassade de France au Zaïre, relatant une conversation du directeur de la sécurité militaire zaïroise avec les autorités rwandaises : " Sur instruction du Maréchal, il leur confirme la nécessité impérieuse pour le Président Habyarimana d’accepter le retour des rebelles au Rwanda, de même que leur participation à la gestion des affaires du pays. Le président zaïrois a ouvert le pays au multipartisme. Le président rwandais doit faire de même ou s’effacer. Le Zaïre s’en mêle. "

M. Paul Dijoud a précisé qu’il partageait sans réserve la conviction du Président de la République et du Général Quesnot, selon laquelle il convenait d’aider l’armée rwandaise. Tous trois étaient persuadés que les drames viendraient de la déstabilisation militaire et que la guerre empêchait les réformes. La montée en puissance de l’aide accompagnera le renforcement des troupes du FPR. Parallèlement, dès lors que les Etats-Unis acquièrent l’idée que le Rwanda finira par être dirigé par le FPR, ils changent d’attitude quant aux appuis à apporter à ce dernier et à l’Ouganda. Peu à peu, l’effritement de l’armée rwandaise, l’incapacité de ses chefs et l’impossibilité de conduire une contre-attaque en Ouganda font apparaître qu’il n’y a pas de solution militaire. A l’appui de cette constatation, M. Paul Dijoud a cité une note du 11 mars 1992 adressée au Ministre d’Etat, Ministre des Affaires étrangères, dans laquelle il précisait : " L’évolution du Rwanda est bloquée par une contradiction évidente : seule l’ouverture politique intérieure permettra de trouver une solution durable à la guerre avec le FPR, mais cette ouverture politique est difficilement possible dans un pays que la guerre déstabilise et radicalise de plus en plus.

" En vue de donner un nouvel élan à nos efforts pour aider ce pays à sortir de la crise, la France doit renforcer son action dans quatre directions. Le FPR a intensifié la guerre à l’abri de la protection que lui accordent le Président Museveni et l’armée ougandaise. Ses bases arrières sont sanctuarisées en Ouganda, et le découragement de l’armée rwandaise, confinée dans une attitude défensive de plus en plus frustrante, affaiblit la capacité de résistance militaire du pays. L’intransigeance du Front s’accroît et, dans l’armée rwandaise comme dans certaines parties de l’opinion publique, la logique de guerre reprend le dessus. Les tensions, et maintenant les violences, à l’égard des populations tutsies proches des rebelles se multiplient. -L’enchaînement de la tragédie commence dès cette époque.- Un renforcement de l’appui de la France à l’armée rwandaise permettrait d’inverser ces facteurs. C’est notre conviction. Il serait utile, en particulier, de donner à l’armée rwandaise la capacité d’opérer de nuit " -en raison des actions de guérilla- " De la même façon, le retour d’un conseiller militaire français de haut niveau placé auprès de l’état-major rwandais aurait des conséquences immédiates, car cette armée n’est pas commandée, et les hommes se font tuer sur le terrain sans être, à l’arrière, orientés. Enfin l’acquisition de certains matériels efficaces dans ce genre de combat devrait être envisagée rapidement.

" En contrepartie de cet engagement supplémentaire de la France, discret mais significatif, il serait souhaitable d’appuyer avec détermination, auprès de toutes les formations politiques rwandaises, les efforts du Président Habyarimana pour élargir son gouvernement et trouver un premier ministre en accord avec l’opposition. La mise en place d’un gouvernement d’union nationale serait un tournant important. "

Les propositions françaises se veulent constructives puisqu’il est envisagé de faire entrer l’Ouganda dans les " pays du champ " pour l’encourager à travailler avec la France à la recherche de la paix : " Le problème des réfugiés ne peut pas être traité en quelques mois. Une véritable prise en charge de ces populations implique de rassembler des moyens financiers importants. Il est temps que la France, appuyée par ses partenaires européens et par les Etats-Unis, exerce une forte pression sur l’Ouganda et en particulier sur le Président Museveni pour qu’il joue un rôle plus positif dans la recherche de la paix. " Ce qui conduit la diplomatie française à saisir la Communauté européenne et le Haut-Commissariat aux réfugiés.

M. Paul Dijoud a réaffirmé que la France se devait d’aider l’armée rwandaise et qu’elle n’avait pas le choix, mais il a estimé qu’il convenait d’établir, par ailleurs, des relations positives avec le FPR dans la perspective des négociations qui allaient s’engager ultérieurement à Arusha. Il a précisé que, contrairement à ce qui avait été affirmé, ces relations avaient été constantes, particulièrement en Belgique. Dans un premier temps, elles passaient par le représentant du FPR en Europe, M. Bihozagara, actuellement ministre de la Jeunesse, des Sports et de la Formation professionnelle. Si elles mettaient en évidence l’intransigeance des positions du FPR, elles avaient toutefois le mérite d’exister.

Par la suite, de nombreuses délégations du FPR ont été reçues au Quai d’Orsay, et ce fut autant d’occasions de confirmer les positions de la France avant la visite, sollicitée de longue date, du Major Kagame, chef de la rébellion, qui fut ainsi relatée par télégramme : " Le vice-Président du Front patriotique rwandais a effectué du 17 au 23 septembre (1991), une visite en France au cours de laquelle il a pu rencontrer MM. Jean-Christophe Mitterrand et Paul Dijoud. Ces rencontres doivent, à ce stade, demeurer confidentielles. L’objet de cette visite était d’associer le FPR à un processus de règlement négocié de la crise que nous piloterions, en liaison avec le médiateur zaïrois et la présidence de l’OUA ; lui faire partager notre vision réconciliatrice et l’amener à faire une évaluation correcte des inconvénients de la lutte armée ; dissiper tout éventuel malentendu concernant la mission des soldats français actuellement stationnés au Rwanda ; démontrer que nous sommes les amis de tous les Rwandais sans exclusivité. " M. Paul Dijoud a estimé que l’objectif de cette rencontre démontrait, s’il en était besoin, que la France ne menait pas une guerre acharnée au FPR, avant de poursuivre :

 

" Le Major Kagame n’a pas caché sa satisfaction d’être reçu au département. Il avait le sentiment que la politique de la France au Rwanda avait été, jusqu’à présent, caractérisée par un certain déséquilibre et se félicitait de l’occasion qui lui était donnée de nous apporter un éclairage différent sur la crise rwandaise. Il a certes déploré certains aspects de notre coopération avec Kigali qui, selon lui, avait pu contribuer à faire croire au Président Habyarimana qu’une solution militaire était possible, mais il s’est déclaré ouvert à toute initiative que nous pourrions prendre pour faciliter la mise en œuvre d’un processus de règlement négocié.

" Le FPR, comme le gouvernement rwandais, accueille donc favorablement nos initiatives. Une rencontre confidentielle à Paris, sous notre égide, du haut responsable du FPR et du gouvernement rwandais est désormais souhaitable, étant entendu que nous ne voulons pas nous substituer au Président de l’OUA, mais à l’inverse, l’assister dans ses efforts. " Il est précisé à l’ambassadeur : " Vous voudrez bien faire savoir au Ministre des Affaires étrangères que le département se propose d’organiser une telle rencontre dans les semaines qui viennent et de lui demander à quelle date il pourrait être disponible pour se rendre à Paris. Le département, en liaison avec notre ambassade à Kampala, fera, de son côté, une démarche semblable auprès des responsables du FPR. La France s’engage fortement dans sa mission de médiation. "

M. Paul Dijoud a précisé que la visite du Major Kagame s’était achevée par un épisode malheureux. Les accompagnateurs du Major Kagame, qui circulaient avec des valises de billets, s’étaient fait repérer par la police et ont été arrêtés, sans que le Quai d’Orsay en ait été averti, puis libérés le soir après l’intervention du Ministre des Affaires étrangères.

Les premières rencontres entre une délégation du gouvernement rwandais et une délégation du FPR ont eu lieu les 22, 23 et 24 octobre 1991. Ces réunions s’ouvraient dans un climat difficile, les deux parties se détestant et manœuvrant. Le Rwanda voulait démontrer qu’il n’était pas possible de parler avec le FPR, et le FPR bloquait les discussions dès le départ avec des revendications inacceptables par l’autre partie. Après trois jours de débats houleux et brutaux au cours desquels les représentants français ont, par leur rôle d’arbitre, essayé de rapprocher les points de vue et de proposer des solutions, les rencontres se sont terminées sans grands résultats.

Néanmoins, les médiateurs français, forçant le destin, avaient réussi à faire signer une sorte de procès verbal succinct des travaux effectués, qui constituait déjà une ouverture, au moins sur les principes, les deux délégations reconnaissant l’aspiration du peuple rwandais à l’unité, au refus de la ségrégation et à la démocratie, le droit à la citoyenneté rwandaise et le droit au retour pour tous les réfugiés, l’égalité des chances pour tous les Rwandais -on renonce à tout ce qui marquait l’ethnie-, l’accès libre aux moyens d’information et la nécessité du respect des droits de l’homme et de la paix. Les deux délégations ont constaté qu’un processus politique pour faire progresser la démocratie était en cours au Rwanda. D’accord sur le constat, elles sont convenues qu’il serait souhaitable que le FPR y participe, mais ont reconnu que la poursuite des combats empêchait cette participation, ce qui était le cœur du problème.

Pour les deux délégations, la démocratisation impliquait la formation d’un gouvernement de transition à base élargie. Elles réaffirmaient que les accords déjà signés, notamment de N’Sele et de Gbadolite, restaient valables et qu’elles souhaitaient créer les conditions de leur mise en œuvre effective.

La France n’a pas relâché ses efforts pour maintenir les contacts et les parties se sont réunies à nouveau à Paris du 6 au 8 juin 1992, sous la coprésidence de M. Herman Cohen et du directeur des Affaires africaines et malgaches. Après de longs échanges houleux, M. Cohen montre son irritation et lance au FPR : " Allez-vous cesser. Si vous ne faites pas un effort, les Etats-Unis cesseront de vous soutenir. C’est vrai, on vous aide, mais il faut y mettre du vôtre, sinon ce sera terminé ".

M. Paul Dijoud a souligné que ces propos démontraient l’équivoque de la position américaine, qui aidait la France mais qui se croyait obligée de ne pas abandonner l’Ouganda, tenu par le FPR, beaucoup plus qu’il ne le tenait. Pour M. Paul Dijoud, il était clair que le Président Museveni n’avait jamais été libre de s’accorder avec la France comme il l’aurait souhaité car le pouvoir du FPR sur Kampala était considérable. C’était une partie de l’armée ougandaise qui pénétrait régulièrement en Ouganda. Il ne faut pas se leurrer à ce sujet.

M. Paul Dijoud a estimé que le compte rendu de ces rencontres avec le FPR devrait être transmis à la mission. Il s’agit en effet d’un document qui précise le rôle du médiateur, annonce des négociations ultérieures dans les pays voisins et mentionne la médiation du Maréchal Mobutu qui a toujours joué un rôle relativement positif, conscient que le Zaïre et son pouvoir risquaient d’être déstabilisés. Le signataire de ce document n’était autre que Pasteur Bizimungu, membre du comité exécutif, commissaire à l’information et à la documentation, aujourd’hui Président de la République.

M. Paul Dijoud a ensuite fait état d’une note du 27 juillet 1992 faisant le point de la situation : " La France mène au Rwanda une politique visant à la démocratisation du régime et à la réconciliation nationale. Elle veille à ce que le Rwanda ne soit pas déstabilisé par l’action des rebelles du FPR qui bénéficient de l’aide de l’Ouganda. Des développements positifs ont été obtenus dans les derniers mois. Le Président Habyarimana a fait fortement progresser l’ouverture politique. La nomination, en avril, au poste de premier ministre d’un membre de l’opposition, la formation d’un gouvernement de coalition qui regroupe les principales organisations politiques nationales ont représenté des pas importants dans ce sens. Les chefs d’état-major des armées et de la gendarmerie, personnalités contestées, ont été remplacés. Le nouveau Premier Ministre, M. Dismas Nsengiyaremye, s’est fixé pour première tâche de restaurer la paix et de régler le problème des réfugiés. Parallèlement, le gouvernement a montré sa volonté de rétablir un climat de confiance dans les relations entre le Burundi et le Rwanda et une nette détente est intervenue.

" Des incertitudes et des motifs d’inquiétude demeurent cependant. L’ouverture politique, qui a marqué l’évolution intérieure au Rwanda, n’a pas reçu l’écho souhaité du côté du FPR qui se sait très minoritaire dans l’opinion publique. Sur le terrain, le Front a accentué son action militaire à partir de l’Ouganda et a pris le contrôle d’une portion de territoire rwandais. Les négociations qui se sont engagées entre le gouvernement rwandais et le FPR ont conduit à la conclusion, le 12 juillet dernier à Arusha, d’une trêve qui aurait dû être effective le 19 juillet, mais qui n’a pas été respectée. " M. Paul Dijoud a indiqué qu’il l’avait lui-même constaté en allant sur le terrain le 22 juillet, et qu’il avait assisté à l’assaut des troupes du FPR. Puis il a cité à nouveau la note : " Elle doit être suivie d’un cessez-le-feu, à compter du 31 juillet, en application d’un accord conclu après des négociations difficiles et sous la pression des observateurs occidentaux (France, Etats-Unis, Belgique) et africains (Ouganda et Tanzanie). Cet accord prévoit, dans son principe, le partage du pouvoir dans le cadre d’un gouvernement de transition et l’intégration des rebelles du FPR dans l’armée rwandaise. Ces dispositions dont la mise en œuvre pourrait mettre en cause le pouvoir du Président Habyarimana et compliquer les relations entre le président et le gouvernement de coalition, pourraient être discutées à partir du 10 août. "

M. Paul Dijoud a indiqué qu’il avait été remplacé dans ses fonctions en août 1992 par M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière, mais a toutefois souhaité conclure son propos en donnant son sentiment sur les raisons qui ont pu faire échouer les efforts d’instauration de la paix.

Sur le plan diplomatique, dans la région, tout le monde était convaincu qu’il fallait trouver une solution. A l’intérieur du Rwanda, les haines ne s’étaient pas apaisées, mais il était possible de penser qu’avec le temps, ce peuple trouverait le long chemin de la réconciliation. La démocratie ne pouvait pas se résumer à une majorité hutue inévitable et à une minorité tutsie écartée des responsabilités. Il fallait trouver une formule, au delà de la démocratie classique, de consensus et de participation du FPR.

Il a considéré qu’il n’était pas possible de dire, comme l’a fait le Président américain : " Pardon, pardon, nous ne nous sommes occupés de rien ". Les Etats-Unis ont été impliqués, ils ont, à certains moments, piloté eux-mêmes la réconciliation, mais ils n’ont pas réussi plus que la France. Il serait également faux de penser que la France est restée inerte face à la crise rwandaise, tant elle s’est occupée du Rwanda. L’échec est donc partagé.

L’échec de la paix paraît en définitive imputable au FPR, mouvement essentiellement constitué de Tutsis, peuple intelligent, ambitieux, population nilotique installée dans l’Afrique profonde.

Le FPR était conduit par le Major Kagame, personnage relativement visionnaire, d’une haute intelligence, d’une grande capacité à mener une démarche jusqu’à son terme, d’une grande ambition et profondément assuré de son succès, grâce en particulier aux réseaux dont il disposait dans le monde anglo-saxon, surtout aux Etats-Unis. Il était donc sûr de son fait, tout en ayant la conviction que la géographie des Grands Lacs n’était pas viable, que les frontières de la colonisation avaient créé des Etats artificiels et qu’il convenait de les remodeler. Le Zaïre imposant une sorte d’immobilisme, il fallait provoquer des changements dans ses institutions et son régime politique, dont il estimait qu’il ne pourrait pas tenir à la longue. Il avait aussi le sentiment que la terre était trop rare au Rwanda et qu’il fallait trouver de l’espace. Il y avait, chez le Major Kagame, un mélange de réalisme et de vision qui n’a pas été sous-estimé et qu’il était difficile de contrer. Personne, dans la région, n’était à même de s’opposer à lui. En fait, au cœur de tout, il y avait la guerre. Le fond du problème est que le Major Kagame n’a jamais poursuivi d’autre objectif que la victoire totale. Il a de temps à autre négocié. Il a signé des accords mais, en toute objectivité, il n’a jamais poursuivi d’autre but que celui de gagner, par la paix ou par la guerre. Il en avait les moyens puisqu’il disposait d’une armée supérieure à toutes les autres. Les événements, ensuite, au Zaïre ont montré qu’il pouvait projeter efficacement cette armée, ou une partie de celle-ci, sous des formes différentes, à l’extérieur. Son armée avait des réserves considérables. Les jeunes réfugiés sans emploi et sans ressources étaient prêts à s’y engager. Fortement équipée par l’Ouganda et par d’autres, très bien encadrée, elle est d’une rare efficacité, notamment parce qu’y combattent des vétérans qui ont participé à la guerre civile ougandaise aux côtés de Museveni.

Dès lors que l’un des partenaires est décidé à gagner à tout prix par la guerre et que l’autre en prend conscience, toutes les démarches sont d’emblée viciées, s’il n’est pas possible de faire appliquer par la force les décisions prises par la négociation. Là se pose le grand problème des capacités d’intervention de la France en Afrique et M. Paul Dijoud s’est demandé si notre pays aurait été en mesure de faire entendre plus fort sa voix, de s’engager au-delà de ce qu’il avait déjà fait, s’il existait une volonté politique de le faire et s’il aurait été bon de le faire.

A partir du moment où la France ne voulait pas prendre le risque d’être confrontée militairement au FPR, il était clair que tout allait dépendre de la capacité de l’armée rwandaise à défendre ses frontières. Les événements ont montré qu’elle n’en était pas capable. Les négociations d’Arusha ont été entamées alors que l’armée rwandaise était en position de faiblesse, ce qui privait les accords d’un facteur d’équilibre. De ce fait, ils n’ont été qu’une étape dans un processus de déstabilisation du pays, qui a repris ensuite et s’est accéléré à partir du moment où les soldats français se sont retirés et où les troupes des Nations Unies, incapables d’agir, sont arrivées.

 

M. Jacques Myard s’est interrogé sur les multiples facettes de la politique étrangère américaine dans la région et sur la nature de l’aide américaine à l’Ouganda en général et au FPR en particulier. Il a décelé, dans les propos de M. Paul Dijoud, un basculement dans l’attitude des Etats-Unis et a désiré savoir à quel moment celui-ci était intervenu.

 

M. Paul Dijoud a précisé que certains Américains du département d’Etat maintenaient le contact avec la France, tout en s’efforçant de prendre des initiatives. Il apparaît vraisemblable que d’autres avaient une analyse différente, estimant que la France ne parviendrait pas à rétablir la paix. Ces derniers ont alors conduit une diplomatie parallèle et ont commencé à organiser des rencontres qui ont gêné l’action de la France, d’où quelques protestations françaises. Bien que ne disposant pas d’informations précises sur ce point, il a estimé que de nombreuses organisations américaines, y compris sans doute des organisations privées, avaient, par intérêt, joué un rôle parallèle à celui du département d’Etat. M. Paul Dijoud a dit avoir eu à l’époque, la conviction que l’Ouganda recevait des aides importantes des grands pays, y compris une coopération française restreinte. La Grande-Bretagne aidait l’Ouganda, de même que la Communauté européenne et les Etats-Unis, mais cette aide civile ne prenait pas, selon lui, la forme d’une fourniture de matériels militaires. En revanche, l’Ouganda avait des stocks militaires importants où puisait le FPR pour armer ses troupes, auxquels s’ajoutait une réserve d’hommes. Ayant quitté ses fonctions en août 1992, il n’a pu indiquer quand était intervenu le basculement de l’attitude américaine, ni jusqu’où il avait entraîné les Américains. Il a toutefois précisé que, jamais officiellement, ceux-ci ne s’étaient engagés aux côtés du FPR, mais il n’a pu se prononcer sur d’éventuelles livraisons de matériel militaire.

Faisant état d’informations selon lesquelles les livraisons d’armes à l’Ouganda étaient sous-estimées et sous-facturées, et que les volumes supplémentaires ainsi dissimulés alimentaient les arsenaux du FPR, le Président Paul Quilès a demandé des précisions à ce sujet.

 

M. Jacques Myard a souhaité savoir si la France disposait d’informateurs dans la région et si leurs analyses sur le FPR et le Major Kagame corroboraient celles du Pentagone.

 

M. Paul Dijoud a précisé que les documents qui seront communiqués à la mission comportent des analyses sur le FPR et sur le Major Kagame. S’il a cité le Pentagone, c’est parce qu’il a estimé que, les services français étant frappés de suspicion, il était préférable de se référer aux informations de source américaine. Le FPR a toujours défendu l’idée qu’il était une force intérieure et qu’il intervenait dans un contexte de guerre civile. Afin de prouver qu’il s’agissait bien d’une guerre à la frontière ougando-rwandaise, la France a, au cours du quatrième trimestre 1991, envoyé sur place une mission spéciale qui est restée plusieurs mois avec des moyens de repérage. Cette mission a nettement démontré, au début des attaques, que les tirs des pièces d’artillerie partaient de l’Ouganda et traversaient la frontière.

 

M. Michel Voisin s’est interrogé sur la provenance des armes qui équipaient le FPR et sur la présence éventuelle dans les rangs du FPR de militaires ougandais ou d’autres nationalités.

 

M. Paul Dijoud a souligné que, parmi les prisonniers faits par les FAR dans les rangs du FPR, figuraient des cadres de l’armée ougandaise, ce qui n’était pas surprenant, dans la mesure où l’ethnie tutsie avait été l’un des fers de lance de l’armée de libération ougandaise dans la lutte contre Obote et Idi Amin Dada. Il s’est déclaré convaincu, mais sans pouvoir en apporter la preuve, que le FPR avait reçu des appuis autres que ceux qu’il recevait de l’Ouganda.

 

M. Pierre Brana a demandé quelles pouvaient être les raisons expliquant l’intérêt américain pour le FPR.

 

M. Paul Dijoud a rappelé que le Major Kagame est anglophone et qu’il faisait partie de ces Tutsis qui n’avaient jamais vécu dans le contexte de la francophonie et de la coopération culturelle française. Il était donc plus naturellement tourné vers les Anglo-Saxons. Il a estimé que ces affinités s’expliquaient surtout parce qu’il y trouvait un intérêt politique. Le personnage est avant tout pragmatique et déterminé. Il se sert de ses amitiés, de ses appuis pour atteindre un but. C’est ce qui fait sa force. Peut-être aurait-il été aux côtés de la France s’il avait trouvé un appui français à sa démarche.

Evoquant les propos de M. Bruno Delaye relatant de quelle manière le FPR avait trompé Kadhafi pour obtenir des armes en faisant croire qu’il était un mouvement islamiste, le Président Paul Quilès a estimé que, bien qu’anecdotiques, ces propos dénotaient un certain type d’attitude.

 

M. François Lamy a souligné que la présentation de M. Paul Dijoud avait bien mis en évidence l’enchaînement des événements et la grille d’analyse des diplomates français à l’époque. Il a toutefois souhaité connaître son sentiment sur la complexité et les contradictions apparentes des objectifs poursuivis par la France. Il s’est demandé si l’échec du mouvement de démocratisation demandé et soutenu par la France n’était pas dû pour partie à une attitude trop interventionniste, si la sensibilisation de l’ONU à la crise rwandaise n’avait pas été trop tardive et si l’organisation mondiale n’aurait pas dû intervenir dès l’amorce du processus de négociation des accords d’Arusha.

 

M. Bernard Cazeneuve s’est interrogé sur la cohérence de la politique française au Rwanda, consistant à pousser le Président Habyarimana à démocratiser un régime dont il était connu qu’il pouvait porter atteinte aux droits de l’homme, tout en l’assurant d’un soutien militaire et diplomatique quasi inconditionnel, comme en témoigne le contenu d’un télégramme diplomatique qu’il a cité : " La représentation de toutes les tendances peut se faire dans la stabilité - y compris la participation de la minorité tutsie- parce que la France veillera au respect de cette stabilité. Nous sommes au Rwanda pour cela. Nous n’en partirons pas avant que la paix soit assurée et nous y renforcerons notre présence si cela s’avère nécessaire, etc. " Dès lors que la France agissait sans raison historique, n’aurait-elle pas eu intérêt à pousser les Américains à exercer une pression identique sur le FPR, plutôt que de tout mettre en oeuvre pour les écarter comme l’indique un autre télégramme diplomatique, dont il a également lu un passage ? : " La réconciliation doit être notre objectif majeur. Elle passe inévitablement par une négociation avec le FPR. Si cette négociation, par delà les efforts de l’OUA, doit recevoir l’appui des puissances occidentales, la conduite doit nous en revenir et les initiatives américaines, dans ce domaine, doivent être découragées. Par ailleurs, si Paris devenait un jour le lieu d’une rencontre, le secret de ses conclusions devrait être rigoureusement préservé. "

M. Paul Dijoud a insisté sur la complexité de la politique qu’il s’agissait de mettre en oeuvre au Rwanda et a rappelé que, dans le même temps, la France menait une médiation très difficile à Djibouti. Il a souligné qu’aucun des processus d’évolution n’était simple en Afrique et que, si les politiques sont compliquées, c’est que les problèmes sont très complexes et qu’il faut agir sur tous les plans. Il a estimé que la conduite d’une politique exclusivement militaire n’aurait rien résolu, d’autant plus que l’aide militaire française se limitait à envoyer du matériel et à dispenser de la formation et un peu d’encadrement. Il a indiqué que l’action de la France n’avait jamais dépassé ce stade modeste, pour éviter ainsi de donner à sa démarche un sens militaire mais que peut-être il aurait fallu aller plus loin.

Le politique française était nécessairement compliquée puisqu’elle s’inscrivait dans une démarche qui se voulait globale et entendait traiter non seulement les causes immédiates de la crise mais aussi ses causes plus lointaines, en posant les bases d’un processus à plus long terme, en prônant un cessez-le-feu dans l’immédiat, mais aussi le retour des émigrés et des réformes foncières inévitables.

Cette complexité de l’action diplomatique se retrouve dans le traitement d’autres crises, par exemple en Angola ou à Djibouti. Elle est peut-être plus grande dans les pays africains où la France n’a pas exercé de tutelle coloniale. Sans défendre tous les aspects ni le principe de la colonisation française, M. Paul Dijoud a souligné qu’il fallait lui reconnaître certains héritages positifs que n’ont peut-être pas laissés les colonisations britanniques ou portugaises. Dans les pays où la France avait conclu des accords de coopération depuis longtemps, elle est intervenue parce qu’on le lui avait demandé et qu’elle était la seule à pouvoir le faire. La question qui demeure est de savoir si la France devait ou non faire ce qu’elle a fait.

M. Paul Dijoud a indiqué que, lorsque l’on se trouve dans une situation aussi complexe, il est nécessaire de s’impliquer davantage, tout en s’efforçant de faire en sorte que les pays aidés se prennent progressivement en charge. Dès lors qu’un pays s’est engagé dans un accord de coopération militaire, la question se pose de savoir s’il peut laisser perdurer une guerre civile dans le pays avec lequel il a conclu cet accord alors qu’il estime pouvoir l’aider. M. Paul Dijoud a rappelé que la présence de coopérants militaires français avait permis de rétablir l’équilibre au Rwanda, dans la mesure où elle fixait en quelque sorte une limite à la pression militaire du FPR, et surtout remontait le moral des cadres rwandais qui faisaient confiance à la France, puisqu’elle était la seule à avoir compris qu’ils n’étaient pas les monstres que le FPR décrivait dans sa propagande internationale.

Il a également précisé que la France n’avait jamais estimé, pendant toute cette période, que le FPR était un ennemi irréconciliable ou qu’il ne respecterait pas ses accords et engagements. Il était considéré comme le bras armé d’un mouvement qui visait à la réintégration d’un certain nombre de réfugiés et se battait pour le droit d’un peuple à vivre dans son pays, ce qui explique les nombreux contacts pris avec lui. Ce n’est que peu à peu et bien plus tard que le FPR a montré un autre visage.

Il était également particulièrement difficile d’accompagner les longues négociations entre les protagonistes de la crise rwandaise, en raison des distances, des préalables et des préjugés de toute nature. C’est la raison pour laquelle la France avait demandé aux Américains, de façon claire, mais sans résultat, de la laisser agir sans conduire parallèlement d’autres initiatives. Les actions américaines n’ont pas plus abouti que les initiatives françaises, elles ont au contraire compliqué la tâche. Il ne s’agissait pas de refuser l’appui de M. Cohen, mais de faire en sorte que les actions américaines ne gênent pas celles de la France. Dès le départ, les Américains avaient précisé le sens de leur démarche : " C’est votre zone. Si vous la gérez bien et si vous la tenez, aucun problème, on vous laisse faire, on vous fait confiance. Si vous n’y arrivez pas, on sera obligé de s’en mêler. Si on s’en mêle, c’est nous qui dirigeons. "

M. Paul Dijoud a estimé que le changement d’attitude des Américains après son départ, était lié à la crainte d’une déstabilisation de la région. La France a été seule au Rwanda parce que personne ne s’y intéressait alors. Tel n’a plus été le cas lorsque tout le monde s’est aperçu que le Rwanda, c’était aussi l’Ouganda avec ses dangers, le Burundi qui connaissait un problème d’affrontement ethnique similaire, le Zaïre en crise profonde. L’histoire récente et l’actualité de ce dernier pays ne sont pas des exemples glorieux de l’évolution des crises de la région des grands lacs.

Les efforts de paix ont échoué au Rwanda. La France s’est battue pour essayer, sur tous les plans, d’imposer la paix, de la promouvoir et de favoriser les transformations qui devaient y conduire. Elle y est parvenue, largement, puis le processus a dérapé. Peut-être la France n’aurait-elle pas dû retirer si vite son contingent militaire, mais elle s’était engagée à le faire et il était donc difficile de revenir en arrière. Arusha avait fait naître les espoirs français, mais Arusha était fragile.

 

M. Pierre Brana a souhaité savoir si la pression exercée par la France sur le Président Habyarimana n’avait pas manqué de vigueur et quelles auraient été les conséquences d’une action diplomatique plus forte.

 

M. Paul Dijoud a indiqué que le Président de la République, ses collaborateurs immédiats, le ministère des Affaires étrangères ont toujours eu la conviction que le Président Habyarimana était un moindre mal et, dans une certaine mesure, le début d’un bien. Il ne semble pas que cet homme ait été aussi corrompu qu’on l’a dit. Il ne lançait pas des appels au génocide. S’il est mort, c’est précisément parce qu’il était l’homme qui pouvait, peut-être, arriver à consolider la paix. Sa mort a pu profiter à certains de son entourage, en particulier les clans du nord du pays qui ne voulaient pas de la réconciliation et qui voulaient détruire le FPR. Ceux-là avaient intérêt à la disparition d’un Président modéré qui suivait la France et qui, en retour, bénéficiait de sa protection et de son aide. On peut aussi imaginer que ce soit le FPR qui ait voulu faire disparaître le Président Habyarimana, dans sa recherche d’une victoire militaire et d’une remise en question des équilibres politiques dans la région des Grands Lacs.

 

M. Pierre Brana s’est interrogé sur les raisons qui avaient conduit M. Paul Dijoud, au cours de la conférence des ambassadeurs du 12 au 18 juillet 1992, à considérer qu’une conférence nationale constituait un danger au Rwanda, alors que de telles conférences se tenaient dans de nombreux autres pays africains.

 

M. Paul Dijoud a précisé que cette conviction était partagée, les conférences nationales ayant rarement réussi en Afrique et leurs résultats étant très mitigés. Il s’agissait d’un phénomène de mode. Elles donnaient lieu au grand déballage historique de toutes les erreurs commises par celui qui avait gouverné précédemment et généralement personne n’était en mesure de remplacer le Chef d’Etat mis en cause. La France avait très vite compris que le Maréchal Mobutu n’était pas le meilleur dirigeant possible pour le Zaïre, mais, malgré les efforts faits pour trouver une personnalité capable de le remplacer, la classe politique zaïroise a vite montré ses limites. En ce qui concerne le Rwanda, l’accession au pouvoir, aux côtés du Président Habyarimana, d’un premier ministre d’opposition pouvait permettre de consolider la situation politique du pays. Chaque fois qu’un homme politique d’envergure émergeait, la France s’est efforcée de coopérer avec lui, ce qui a été le cas du Burundi avec M. Buyoya, qui a fini par être débordé par ses militaires.

M. Paul Dijoud a souligné que l’Afrique remettait en cause des systèmes de gouvernement autoritaire à la soviétique, avec un parti unique et un régime militarisé. Les transitions nécessitaient beaucoup de souplesse et si, dans les déclarations publiques, dans les prises de position internationales, la France soulignait la nécessité de la démocratie et s’inquiétait de la violation des droits de l’homme, sur le terrain, son souci était aussi d’éviter que les pays se déchirent et que les populations s’entre-tuent. Au Rwanda, elle n’a pas pu l’empêcher, pas plus que les Américains ni personne d’autre. Des drames s’étaient déjà produits au Rwanda avant que la France soit présente et ce qui peut, peut-être, porter atteinte à son l’honneur, c’est qu’elle n’était plus présente lorsque la tragédie rwandaise est survenue, mais dès lors que les accords d’Arusha prévoyaient le départ des contingents français, il était difficilement imaginable qu’elle maintienne envers et contre tout une présence militaire. Pour les Nations Unies, il s’agit d’une carence plus grave encore.

 

M. Michel Voisin a fait part de sa surprise d’entendre M. Paul Dijoud indiquer que la France s’efforçait de trouver des remplaçants pour les Chefs d’Etat africains qui conduisaient une politique contraire à celle que la France souhaitait.

 

M. Paul Dijoud a invoqué l’idéal et le message que la France véhicule dans le monde. Ceux-ci ne nous permettent pas d’affirmer notre volonté de coopérer au développement de l’Afrique tout en prétendant, par ailleurs, défendre les droits de l’homme et lutter contre l’oppression dans les pays africains sans nous soucier des personnalités qui pourraient gérer notre coopération, consolider le respect des droits de l’homme et mettre en œuvre, en alliance avec nous, les réformes nécessaires. La France ne combat pas les dirigeants africains, elle ne se reconnaît pas le droit de les changer. Cela s’était produit une seule fois dans l’histoire avec l’empereur Bokassa. La France a toujours été très respectueuse des chefs d’Etat en place, cela lui a même été reproché. Il importait d’essayer de les faire évoluer et, quand c’était possible, de faire en sorte que des hommes d’un style différent prennent la relève. Et cela n’a pas été inutile là où cela a été possible.

 

Audition de M. Jean-Hervé BRADOL

Médecin responsable de programme à Médecins Sans Frontières

(séance du 2 juin 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a précisé que M. Jean-Hervé Bradol était l’un des rares Français à avoir été présents au Rwanda au moment du génocide et qu’il pourra, à partir de son expérience et de celle de Médecins Sans Frontières, informer la mission notamment sur le rôle des ONG au Rwanda et les modalités de leur coopération avec l’ONU et les représentations diplomatiques occidentales.

 

M. Jean-Hervé Bradol s’est présenté comme le responsable, pour la section française de Médecins Sans Frontières, des opérations pour la région des Grands Lacs. Il a précisé qu’il s’était rendu à huit reprises au Rwanda entre juin 1993 et juin 1995, soit pour évaluer, soit pour conduire directement les opérations de secours de Médecins Sans Frontières auprès des populations déplacées et des réfugiés.

Il a exposé qu’il avait eu l’occasion, lors de son premier séjour au Rwanda en 1993, de visiter les camps de populations déplacées du nord, dans les préfectures de Ruhengeri, Kigali et Byumba, ainsi que dans la " zone tampon ", qui séparait les troupes des FAR de celles du FPR et qui avait été démilitarisée à la suite de l’offensive de février 1993. Il a ajouté qu’il avait eu également l’occasion de se rendre brièvement dans la zone contrôlée par le FPR.

La situation des populations déplacées était très mauvaise. Elles avaient fui en masse la partie nord du pays pour échapper aux violences subies au cours des offensives militaires et se réfugier plus au sud, à l’intérieur du Rwanda. La zone contrôlée par le FPR avait été désertée et pouvait être considérée comme vide, compte tenu de la très forte densité de population habituelle dans ce pays. Les personnes déplacées se plaignaient de violences de la part du FPR, mais il n’était pas possible de vérifier ces assertions et de faire la part des choses entre ce qui relevait de la propagande -intense au Rwanda- et les faits.

L’état sanitaire dans les camps de déplacés était catastrophique. Le taux de mortalité y était extrêmement élevé : en mai-juin, il s’élevait à plus de 4 morts par jour pour 10.000 personnes.

La malnutrition apparaissait comme le problème principal. Elle était d’autant plus choquante que les camps étaient accessibles à l’aide internationale. Cette aide était bel et bien assurée, mais la Croix-Rouge rwandaise, qui avait en charge sa distribution, détournait une bonne partie de la nourriture destinée aux déplacés avec l’appui sans doute de responsables aux plus hauts niveaux de l’Etat. Une telle attitude n’était un secret pour personne et était évoquée publiquement à l’époque dans les réunions inter-agences à Kigali.

Dans le camp de Nyashonga par exemple, à 15 km du centre-ville de Kigali, un enfant de moins de cinq ans sur quatre était atteint de malnutrition aiguë, alors qu’il existait des entrepôts pleins de nourriture à Kigali.

M. Jean-Hervé Bradol a déclaré avoir été particulièrement choqué par la part que prenaient les militaires français à certaines fonctions de police dans le pays, notamment au contrôle routier à la sortie nord de Kigali. M. Bradol les a vus, lors de ses déplacements sur cette route principale d’accès au nord du pays, soit procéder eux-mêmes aux contrôles, soit observer depuis leurs guérites leurs collègues rwandais y procéder.

M. Jean-Hervé Bradol a déclaré être retourné au Rwanda en novembre 1993, à l’occasion d’un nouveau déplacement de population, pour mettre en place une opération de secours à destination des réfugiés burundais qui, à la suite de l’assassinat du Président Melchior Ndadaye, sont arrivés dans le sud du Rwanda. Ces réfugiés étaient au nombre de 350.000, répartis dans les préfectures de Kibungo, Kigali, Butare et Gikongoro.

M. Jean-Hervé Bradol a souligné la difficulté de cette opération, pour des raisons similaires à celle de février 1993. A nouveau, la Croix-Rouge rwandaise était chargée de la distribution de nourriture, à nouveau les réfugiés étaient affamés dans les camps, à nouveau le niveau de mortalité était très élevé.

Dans le camp de Burenge, situé au Bugesera au sud de la préfecture de Kigali, la malnutrition touchait 40 % des enfants de moins de cinq ans en janvier 1994. Certes, on pouvait relever quelques insuffisances du programme alimentaire mondial, mais des quantités importantes de nourriture demeuraient disponibles dans le pays, à une heure et demie de ce camp. Or, cette nourriture n’était pas distribuée mais systématiquement détournée par les responsables de la Croix-Rouge rwandaise. M. Jean-Hervé Bradol a estimé que ces détournements ne pouvaient avoir lieu sans l’appui des plus hautes autorités de l’Etat.

Une difficulté supplémentaire pour la conduite des opérations de secours, tenait au fait qu’il y avait peu de personnel de santé qualifié, infirmiers et médecins, parmi les Burundais. Il a donc fallu recruter des Rwandais, en très grande majorité des Tutsis qui se trouvaient sans emploi à Kigali alors même qu’ils étaient qualifiés mais qui étaient victimes de discrimination à l’embauche. Mais des problèmes de sécurité se sont vite posés lorsqu’il a fallu les loger. En effet, contrairement aux habitudes, ce personnel n’a pu loger chez l’habitant car il faisait l’objet de menaces de mort. M. Jean-Hervé Bradol a déclaré avoir été témoin de menaces proférées à leur encontre, alors qu’ils travaillaient à secourir des Burundais hutus réfugiés au Rwanda. Ce personnel était persécuté par les milices locales de la région du Bugesera. M. Jean Hervé Bradol a relaté qu’il s’était entretenu de cette situation avec le médecin responsable de la santé pour l’ensemble de la préfecture de Kigali, qui montrait, de manière assez inexplicable, une certaine hostilité à l’égard de Médecins Sans Frontières. Questionné, ce médecin a expliqué, de manière assez brutale, que son principal reproche à l’égard de Médecins Sans Frontières concernait l’embauche de personnels rwandais tutsis, considérés comme des ennemis à combattre. Il ne pouvait accepter et comprendre que Médecins Sans Frontières emploie ces personnes.

Ce problème compliquait considérablement les opérations de secours, à tel point que Médecins Sans Frontières a décidé de construire un camp d’hébergement pour le personnel rwandais, à proximité du lieu d’hébergement du personnel international, afin d’éviter les violences. La situation était donc déjà très tendue.

M. Jean-Hervé Bradol a fait état de sa stupéfaction, lors de son retour de cette mission par avion, de voir les militaires français, en uniforme, faire la police à l’intérieur de l’aéroport de Kigali. Ils étaient littéralement postés dans l’enceinte de l’aéroport et en assuraient la garde. M. Jean-Hervé Bradol a souligné qu’il n’aurait jusqu’alors jamais imaginé que l’implication de l’armée française était telle qu’on lui assignait des tâches de police au Rwanda.

M. Jean-Hervé Bradol a déclaré être retourné au Rwanda en janvier 1994 pour prendre la direction des opérations de secours aux réfugiés burundais. La situation s’était alors nettement dégradée. Il a pu constater que les miliciens Interahamwe, essayaient de bloquer la mise en oeuvre des accords d’Arusha en occupant les rues de Kigali, en élevant des barrières et en agressant les Rwandais tutsis, dont ceux travaillant pour Médecins Sans Frontières. Lorsque ces agressions se déroulaient devant la MINUAR ou la gendarmerie rwandaise, celles-ci ne levaient pas le petit doigt pour protéger les agressés. M. Jean-Hervé Bradol a cité le cas d’une secrétaire rwandaise de la section hollandaise de Médecins Sans Frontières qui a été molestée devant la MINUAR, sans que les casques bleus réagissent. C’est l’intervention d’un Français qui travaillait pour Médecins Sans Frontières Hollande qui lui a permis d’avoir la vie sauve.

M. Jean-Hervé Bradol a déclaré, qu’une fois revenu à Paris en février-mars 1994, il avait continué à être informé par le chef de la mission de Médecins Sans Frontières au Rwanda, Eric Bertin, que la situation continuait de se dégrader et que des massacres se préparaient. Ces rumeurs provenaient de la MINUAR, des ambassades et étaient confirmées par le personnel rwandais qui faisait état de distributions d’armes, de mobilisation des milices dans le but de commettre des massacres. Ces informations ont paru suffisamment crédibles pour que les différentes agences travaillant au Rwanda décident de préparer un plan d’intervention médicale en cas de massacres. Une répartition des centres de santé de Kigali a été organisée sous l’égide du CICR, de la Croix-Rouge Belge, d’Action Contre La Faim et des différentes sections de Médecins Sans Frontières, qui se sont préparées à une intervention en cas d’afflux de blessés civils. Médecins Sans Frontières France était chargé du Centre Hospitalier de Kigali (CHK), le plus gros hôpital de la ville. Du matériel avait été prépositionné et il avait été prévu l’organisation d’un centre de triage à l’entrée du CHK. Deux grandes tentes de 27 m² ont été installées, ainsi qu’un réservoir de 15 m3 d’eau potable et des caisses de médicaments pour les premiers soins aux blessés. Le but était d’éviter que le CHK soit débordé face à l’afflux de blessés.

Malheureusement, ce matériel a servi dès le 7 avril. L’équipe de Médecins Sans Frontières sur place à cette époque était composée de 50 expatriés, ce qui est un effectif assez important. Une partie de cette équipe s’est rendue le 9 avril au CHK pour soigner les blessés. Quand elle est revenue le lendemain, elle a constaté qu’une partie des blessés soignés la veille avait été massacrée.

M. Jean-Hervé Bradol a précisé qu’à l’époque il n’y avait aucune difficulté à joindre le Rwanda par les lignes téléphoniques normales. Refusant de continuer à travailler dans un hôpital qui servait d’abattoir, l’équipe de Médecins Sans Frontières a demandé à se retirer et a quitté le Rwanda le 11 avril. Les personnels rwandais tutsis travaillant dans les camps du Bugesera ont été évacués en même temps, mais ils ont été arrêtés à la frontière burundaise et obligés de rester au Rwanda. L’ensemble des sections belges, hollandaises et françaises de Médecins Sans Frontières ont perdu, dans leur personnel local, plus de cent personnes, massacrées en raison soit de leur appartenance communautaire, soit de leurs opinions politiques, soit encore de leur action en faveur des blessés.

Médecins Sans Frontières Paris a décidé, suite à son retrait du Rwanda, d’envoyer une équipe restreinte de six personnes pour appuyer une opération chirurgicale du CICR dans Kigali. M. Jean-Hervé Bradol a indiqué qu’il était retourné à ce titre à Kigali dans l’après-midi du 13 avril avec un convoi du CICR en provenance de Bujumbura.

Le 14 avril, l’équipe effectuait une visite du CHK et apprenait, après un bref entretien avec les blessés, qu’une partie d’entre eux étaient régulièrement exécutés, la nuit notamment. Le CHK servait, une fois de plus, de centre d’exécution autant que d’hôpital. La morgue de l’hôpital en attestait d’ailleurs avec plusieurs centaines de corps de personnes qui ne pouvaient pas être décédées dans des conditions naturelles. L’équipe de médecins décidait alors de ne pas travailler dans cet hôpital transformé en centre d’extermination. Sous la coordination du CICR, un hôpital de campagne était installé au Centre des Soeurs Salésiennes de Dom Bosco, jouxtant la délégation du CICR. Son activité était chirurgicale. Chaque matin, le ramassage des blessés était effectué en ville. M. Jean-Hervé Bradol y participait en tant que médecin pour trier les blessés qui avaient vraiment besoin d’une intervention chirurgicale majeure. Le transport constituait en effet un risque en lui-même : les blessés étaient parfois sortis des ambulances et exécutés sur le bas-côté de la route par les miliciens et les militaires installés aux barrières. C’est ce qui s’est passé notamment le 14 avril quand les militaires et les miliciens ont massacré six blessés après les avoir extraits d’une ambulance du CICR.

Chaque matin, aux Saintes Familles et dans le groupe de maisons alentour, dont l’institut Saint-Paul, les blessés étaient triés et évacués, du moins ceux qui pouvaient l’être, vers l’hôpital. Il était impossible à cette époque d’évacuer un homme adulte. Les miliciens laissaient la possibilité d’évacuer des femmes et des enfants, mais pas toujours. La probabilité était grande en revanche qu’un homme adulte évacué soit tué par les miliciens lors de son transport.

M. Jean-Hervé Bradol a rapporté qu’il y avait eu de nombreux incidents. Des miliciens ont tenté notamment de lancer une grenade à l’intérieur d’une ambulance, d’autres d’atteindre les blessés avec une rafale d’arme automatique.

M. Jean-Hervé Bradol a détaillé sa première visite au quartier de Gikondo à Kigali, le 15 avril, où il avait été appelé par téléphone en raison de la présence de blessés sur le marché, ainsi que dans une institution religieuse. Le quartier était quadrillé par des miliciens en faction qui tenaient des barrières et procédaient à des fouilles systématiques de maisons, ouvrant tous les placards, vérifiant les faux-plafonds. M. Jean-Hervé Bradol et son équipe n’ont pu accéder au marché, mais ont pu assister de loin à l’exécution des blessés qui avaient survécu. M. Jean-Hervé Bradol a précisé que, lorsque lui et ses camarades se sont résolus à quitter le quartier, les miliciens ont vérifié, en se jetant à plat ventre, que personne n’était accroché sous les châssis de leurs voitures pour essayer de s’enfuir.

M. Jean-Hervé Bradol s’est déclaré convaincu, au vu de ces agissements, qu’il ne s’agissait pas de massacres ou d’une quelconque fureur populaire faisant suite au décès d’un président, mais bien davantage d’un processus organisé et systématique. Ce n’était pas une foule en colère qui procédait à ces tueries, mais des milices agissant avec ordre et méthode, avec lesquelles il était même possible de discuter chaque matin pour essayer d’évacuer les blessés.

M. Jean-Hervé Bradol s’est félicité que, grâce au travail remarquable accompli par le chef de délégation du CICR, Philippe Gaillard, l’hôpital où il travaillait ait été préservé des incursions des miliciens. Les tentatives n’ont pas manqué, mais elles furent toutes contenues et personne n’a finalement été exécuté dans cet hôpital.

La MINUAR ne semblait pas avoir de consignes pour s’opposer aux assassins et elle ne le tentait pas. Toutefois, les soldats de la MINUAR apportaient leur aide à l’évacuation des blessés. Ce fut notamment le cas le 19 avril pour une évacuation de blessés qui nécessitait de traverser la ligne de front entre les FAR et le FPR.

Il n’y avait ni anarchie, ni chaos. Il était possible de négocier un passage de la ligne de front avec l’armée et les milices, d’obtenir un cessez-le-feu temporaire pour évacuer les blessés et les ramener à l’hôpital. M. Jean-Hervé Bradol a regretté que la MINUAR n’ait rien fait pour empêcher les assassins de tuer, mais a rendu hommage à l’attitude de certains soldats qui ont pris des risques personnels pour participer avec Médecins Sans Frontières à l’évacuation des blessés.

La majorité de l’armée rwandaise participait aux massacres. M. Jean-Hervé Bradol a cité le témoignage d’un colonel rwandais qui les aidait à négocier pour évacuer les blessés, selon lequel, chaque jour, en début d’après-midi, un camion était chargé de faire la tournée des barrières pour livrer des armes. Ce colonel était parmi les rares officiers de l’armée rwandaise à être en désaccord avec la politique menée.

M. Jean-Hervé Bradol a précisé qu’il était rentré en France fin avril, mais que les équipes de Médecins Sans Frontières, réduites de moitié pour des raisons de sécurité, étaient restées sur place tout le temps de la guerre, jusqu’à la prise du pouvoir par le FPR, le 4 juillet 1994.

M. Jean-Hervé Bradol a rapporté, qu’une fois rentré à Paris, lui-même et M. Philippe Biberson, président de Médecins Sans Frontières, avaient été convoqués le 19 mai à la cellule africaine de l’Elysée par MM. Delaye et Pin, qui semblaient très énervés par les déclarations dans la presse de Médecins Sans Frontières condamnant l’implication de la France au Rwanda et la passivité des responsables français, auxquels Médecins Sans Frontières reprochait pour le moins de ne pas condamner publiquement l’extermination en cours à Kigali. Ce n’est en effet que le 15 mai que M. Alain Juppé avait fait une déclaration pour caractériser clairement le génocide. A l’époque, Médecins Sans Frontières était excédé par la passivité de la France.

Au cours de l’entretien, MM. Delaye et Pin ont exposé la thèse selon laquelle la France avait beaucoup oeuvré pour la paix et la conclusion des accords d’Arusha, discussion dans laquelle MM. Bradol et Biberson ont refusé d’entrer, au motif qu’ils n’étaient pas là pour discuter de politique étrangère, mais pour réclamer une intervention publique française appelant les alliés de la France au Rwanda à arrêter les massacres de civils.

M. Jean-Hervé Bradol a déclaré avoir été très surpris par la légèreté des réponses de M. Delaye qui a précisé qu’il avait du mal à joindre au téléphone les responsables rwandais et qu’il avait de toute façon peu de moyens de pression sur eux. L’entretien s’est donc terminé de façon peu amène.

M. Jean-Hervé Bradol a ensuite précisé qu’il avait, avec MM. Philippe Biberson et Bernard Pécoul, directeur des opérations de Médecins Sans Frontières, rencontré le Président François Mitterrand le 14 juin, en présence de M. Pin. Le discours avait changé. M. Jean-Hervé Bradol a rapporté qu’à une question de M. Philippe Biberson sur son sentiment à l’égard du gouvernement intérimaire, M. François Mitterrand avait répondu qu’il le considérait comme une bande d’assassins. Puis, au sujet de Mme Agathe Habyarimana, le Président a déclaré : " Elle a le diable au corps, si elle le pouvait, elle continuerait à lancer des appels aux massacres à partir des radios françaises. Elle est très difficile à contrôler ". Enfin, M. Jean-Hervé Bradol a déclaré que M. François Mitterrand leur avait fait part de sa décision de monter une opération -l’opération Turquoise- pour essayer de porter secours aux victimes.

M. Jean-Hervé Bradol a indiqué qu’il s’était ensuite rendu aux Etats-Unis et qu’il s’était heurté au même discours, si ce n’est pire, puisqu’il était interdit d’utiliser le terme de " génocide " à l’intérieur de l’administration américaine. Celle-ci bloquait la livraison des véhicules blindés légers disponibles en Afrique orientale à la suite de l’opération somalienne, et dont la MINUAR avait besoin pour procéder aux évacuations de blessés. M. Jean-Hervé Bradol a jugé qu’à l’époque les responsables américains qu’il a pu rencontrer, dont un membre du National Security Council, n’étaient vraiment pas prêts à se mobiliser pour porter un quelconque secours aux victimes.

Médecins Sans Frontières avait demandé publiquement l’organisation d’une opération militaire internationale dont la mission aurait été de s’opposer aux tueurs et n’aurait pas été simplement humanitaire. Les Rwandais ne mouraient pas par manque de secours en médicaments ou en nourriture, mais étaient massacrés et exterminés, pour une partie d’entre eux. Ce n’est pas avec des médecins ou des caisses de biscuits que l’on s’oppose à une extermination, mais par une intervention contre les auteurs de l’extermination. Ce que Médecins Sans Frontières demandait n’avait par conséquent rien à voir avec l’opération Turquoise.

M. Jean-Hervé Bradol a jugé ridicules les critiques selon lesquelles les forces françaises auraient aidé les assassins à fuir au Zaïre ou en Tanzanie : ces derniers n’avaient nul besoin de l’aide française pour quitter le Rwanda.

M. Jean-Hervé Bradol s’est refusé également à adresser des reproches aux militaires, soumis à des contraintes opérationnelles qui rappellent celles que connaissent les ONG et qui empêchent souvent de faire ce que l’on souhaiterait. On ne peut par exemple les accuser de ne pas avoir protégé tous les Tutsis.

La véritable critique que M. Jean-Hervé Bradol a adressée à l’opération Turquoise est la suivante : alors qu’il y avait génocide, que les Rwandais avaient besoin d’être protégés, la France intervenait pour une opération humanitaire. Or, cette opération humanitaire, Médecins Sans Frontières la faisait déjà. Tout ce dont Médecins Sans Frontières avait besoin, c’était de protection. Turquoise s’est définie comme une opération humanitaire " neutre ". Que peut signifier la neutralité face à des miliciens et à une armée qui procèdent à une extermination ?

M. Jean-Hervé Bradol a insisté sur ce qui était pour lui la faute majeure de l’opération Turquoise : s’être comportée comme une force neutre en période de génocide. Et pourtant, dès le 15 mai, le génocide rwandais était qualifié comme tel par M. Juppé, qualification confirmée le 18 mai devant l’Assemblée Nationale. Le rapporteur spécial de la commission des Nations Unies pour les Droits de l’Homme, M. Degni-Ségui avait également prononcé cette qualification dès le 25 mai. Il y avait donc un début de reconnaissance internationale du génocide.

M. Jean-Hervé Bradol a jugé indécents les propos des militaires français et des responsables politiques selon lesquels la France aurait été la seule à avoir fait quelque chose au cours de cette période. Ce qu’a décidé de faire la France alors, contrairement à ses engagements au titre de la convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide, a été une intervention militaire neutre. Les résultats publiés par les militaires font état de 630 interventions chirurgicales, 9 300 consultations, et plusieurs milliers de Rwandais tutsis protégés. C’est un bilan déjà appréciable étant donné le peu de Tutsis qui restaient au Rwanda. Un très grand nombre d’entre eux avaient été exterminés, et réussir à en protéger quelques milliers était déjà une bonne chose. Néanmoins, avec les moyens d’une armée, on pouvait et devait faire autre chose. Protéger plusieurs milliers de Rwandais, pas uniquement tutsis, mais plus généralement tous ceux qui étaient menacés par les assassins, les ONG l’avaient fait également. L’opération CICR/Médecins Sans Frontières a permis la protection de dizaines de milliers de personnes à Kigali, Kibuye, Gitarama et dans de petits camps comme celui de Nyarushishi dans la préfecture de Cyangugu. Avec leurs moyens, sans rapport avec les possibilités des militaires, le CICR et Médecins Sans Frontières ont procédé à 1 200 interventions chirurgicales à l’hôpital de Kigali et à plusieurs dizaines de milliers de consultations médicales dans l’ensemble de la zone, pays limitrophes compris (Zaïre, Burundi, Tanzanie).

M. Jean-Hervé Bradol a reproché à l’opération Turquoise de ne pas avoir pris en compte la dimension du génocide, contrairement aux engagements internationaux de la France. Les assassins, leur administration, leur armée, ont été installés dans des camps au Zaïre à partir desquels ils ont continué à mener des attaques contre le Rwanda. Cette situation a conduit au conflit et à la catastrophe de 1996-1997 au Kivu. Plusieurs dizaines de milliers de réfugiés sont morts dans ces camps où l’armée rwandaise et les milices ont été entretenues par l’aide humanitaire. C’est suite à ces événements dramatiques que Médecins Sans Frontières a décidé de cesser ses interventions dans les camps de réfugiés.

Une fois la période de surmortalité passée, Médecins Sans Frontières a constaté que les auteurs du génocide contrôlaient les camps et qu’ils s’en servaient comme base arrière pour attaquer le Rwanda. Médecins Sans Frontières a alors décidé de suspendre ses opérations et d’interrompre l’ensemble de ses programmes en Tanzanie et au Zaïre en décembre 1994.

M. Jean-Hervé Bradol a précisé qu’il avait continué à se rendre au Rwanda pour d’autres opérations de secours en 1995-1996 et qu’il était prêt à répondre à des questions sur cette période.

Il a souligné que la mission d’information réalisait un travail important. La violence contre les populations continue au Rwanda et elle est toujours soutenue de l’étranger. Elle ne pourrait pas se poursuivre s’il n’y avait pas un tel soutien. Certes, il n’y a pas eu de nouveau génocide depuis 1994, mais des exterminations collectives de population sont commises de part et d’autre. La population rwandaise est toujours dans une situation effroyable.

M. Jean-Hervé Bradol a jugé important de mettre à jour les relations des Etats, dont la France, avec les différents groupes qui agissent dans la région. Il a estimé que l’Etat français n’était pas seul impliqué dans la région et qu’il était nécessaire de dénoncer les soutiens que les groupes, qui font de la violence politique un outil systématique, peuvent trouver à l’extérieur.

M. Jean-Hervé Bradol a estimé que MM. Balladur, Védrine, Juppé, Léotard, Roussin, se trompaient de registre lorsqu’ils exprimaient leur fierté à l’égard de l’action exemplaire de la France au Rwanda. Certes, la France n’est pas seule responsable ; bien d’autres ont failli, mais la France était l’un des principaux acteurs dans cette région. Il s’est déclaré surpris et déçu d’entendre certains s’affirmer fiers de l’opération Turquoise, qui a mené une action humanitaire, alors qu’il aurait fallu s’opposer aux tueurs. Cette opposition aux auteurs de génocide est censée constituer une notion politique claire depuis 1948 puisqu’elle a fait l’objet d’une convention internationale ratifiée par la France.

Il s’est déclaré également avoir été très éloigné d’un sentiment de fierté lorsqu’il a entendu M. Bernard Debré affirmer, sur RTL, le 6 avril 1998, que la France aurait continué de livrer des armes aux forces armées rwandaises en 1994, à l’époque où Médecins Sans Frontières était sur le terrain, à essayer de ramasser et de sauver des blessés, à se battre continuellement pour avoir le droit de les évacuer.

 

Le Président Paul Quilès a rappelé que les opérations militaires devaient être décidées par l’ONU, dans le cadre d’un mandat international ; qu’en l’occurrence, l’ONU a non seulement refusé d’intervenir mais a même retiré ses maigres troupes. Seule la France est finalement intervenue, mais dans le cadre d’une opération humanitaire, pas militaire.

Il a demandé à M. Jean-Hervé Bradol s’il considérait que la France aurait dû, au-delà de la communauté internationale, intervenir directement et seule.

 

M. Jean-Hervé Bradol a répondu qu’il se refusait à singulariser la France par rapport à l’ONU ou à toute autre puissance internationale. La France n’était pas forcément la mieux placée pour procéder à ce type d’intervention militaire. Aux Etats-Unis, la question ne suscitait guère d’intérêt.

Ce qui était nécessaire à l’époque c’était, non pas une opération humanitaire, mais s’opposer aux tueurs, à ceux qui commettaient le génocide. Cela n’a pas été possible, mais dans ce cas, M. Jean-Hervé Bradol a jugé contradictoire de reconnaître cet échec tout en affirmant sa fierté devant ce qui a été fait.

 

M. Jacques Myard a déclaré comprendre l’émotion de M. Jean-Hervé Bradol qui a vécu des événements dramatiques au quotidien, avec le sentiment de ne pas pouvoir faire mieux, alors qu’il pensait, de bonne foi, que d’autres actions étaient possibles.

Il a souligné que les dirigeants politiques étaient fiers d’avoir tenté de mobiliser la communauté internationale et d’avoir obtenu un premier mandat des Nations Unies. La mise en oeuvre de la convention de 1948 passe obligatoirement, dans l’état actuel de la société et du droit international positif, par une décision du Conseil de sécurité. Or, celle-ci a été bloquée, comme l’a indiqué le président, dans la mesure où l’unanimité des membres permanents s’impose.

En conséquence, M. Jacques Myard a affirmé que, dans la scandaleuse indifférence générale, la France a bien été la seule, par son action diplomatique à tenter de mobiliser la communauté internationale. Il a déclaré comprendre le choc que M. Jean-Hervé Bradol a pu ressentir au quotidien, mais a considéré son jugement comme passablement injuste. Il fallait sans doute aller plus loin, mais la communauté internationale ne suivait pas et une série d’éléments ont empêché de mettre en oeuvre les mécanismes inscrits dans la convention de 1948.

 

M. François Lamy a rappelé qu’il y avait aussi une guerre au Rwanda et que le FPR cherchait à prendre le pouvoir. Il a souligné que le FPR ne parlait ni de génocide ni d’intervention de la communauté internationale. Dès lors, il s’est interrogé sur la possibilité de monter une intervention qui aurait obtenu son accord.

 

M. Pierre Brana a fait part de sa compréhension à l’égard des arguments de M. Jean-Hervé Bradol. Il a estimé que le fait qu’il n’y ait pas eu le feu vert du Conseil de sécurité a empêché l’ONU de faire ce qui aurait été souhaitable et qu’il fallait en conséquence en être attristé.

 

M. Jean-Bernard Raimond a demandé si la distinction entre Hutus et Tutsis était le seul critère qui permettait de distinguer les victimes des assassins.

 

M. René Galy-Dejean est revenu sur le reproche de M. Jean-Hervé Bradol à l’égard de l’opération Turquoise : qu’elle n’ait été qu’une opération " neutre ". Il s’est demandé s’il aurait pu en être autrement alors qu’il existait deux camps face à face, tous deux surarmés, prêts à s’exterminer. Comment une intervention militaire aurait-elle pu être organisée dans un tel contexte ? Traque-t-on en même temps les uns et les autres ? Les poursuit-on ? Comment les neutralise-t-on ? Tire-t-on sur eux ? Mène-t-on une action de guerre à la fois contre l’un et l’autre ?

Comment interdire à ces gens de s’entre-tuer, comment parvenir à les " neutraliser ", ce qui ne signifie pas " rester neutres ", autrement qu’en s’emparant du pays, en le quadrillant, en l’occupant et en traquant les uns et les autres ? M. René Galy-Dejean a demandé si c’est ce type d’intervention que souhaitait M. Jean-Hervé Bradol.

 

M. Jean-Hervé Bradol a répondu que les victimes étaient en majorité des Rwandais tutsis ou alors des Rwandais ayant des liens réels ou supposés avec l’opposition politique. Il a relaté avoir rencontré un médecin hutu à l’Institut Saint-Paul, près des Saintes Familles, qui lui a expliqué que chaque soir les Interahamwe venaient dans cette institution pour essayer d’enlever des gens et les tuer.

M. Jean-Hervé Bradol a déclaré avoir lui-même vu, aux Saintes Familles, des Rwandais tutsis qui se cachaient dans certains bâtiments avant que les Interahamwe ne réussissent à y pénétrer. Ils étaient blessés, mais ils ne se souciaient pas tant de se faire nettoyer leurs plaies, que de tenter d’échapper, la nuit, aux miliciens venus prélever leur quota de gens à tuer. Ces personnes avaient besoin de protection plus que de soins.

M. Jean-Hervé Bradol a dit combien il était dur d’entendre ces blessés affirmant qu’il ne servait sans doute à rien de les soigner dans la mesure où les miliciens viendraient les embarquer pour les tuer parce qu’ils étaient Tutsis. Juste devant la porte de l’hôpital, qui était considéré comme une zone protégée, les miliciens massacraient. Depuis les terrasses de la délégation du CICR, il était possible de voir les miliciens tuer les gens dans les collines. Dans la rue, des personnes hutues blessées et portant des pansements étaient massacrées par les miliciens si elles ne pouvaient montrer leur carte d’identité. Un blessé ne pouvant présenter un papier d’identité prouvant qu’il était hutu, était accusé d’être Inkotanyi, combattant du FPR, et était exécuté sans autre forme de procès.

Les miliciens ciblaient les Rwandais tutsis et d’opposition, mais parfois de simples passants étaient victimes de leur violence parce qu’ils n’étaient pas en mesure de justifier de leur appartenance à une communauté.

Les Belges étaient également recherchés à Kigali et M. Jean-Hervé Bradol a déclaré qu’il avait dû montrer à plusieurs reprises son passeport français pour prouver qu’il n’était pas belge. La rumeur courait parmi les miliciens et les soldats que l’avion du Président Habyarimana avait été abattu avec la complicité de l’armée belge. Les expatriés du CICR préféraient montrer leur passeport suisse plutôt que leur carte du CICR pour ne pas être pris pour des Belges.

Il y a quand même eu des survivants au CHK. Les miliciens demandaient de l’argent aux blessés pour les laisser survivre. Les blessés n’étaient pas tués tant qu’ils pouvaient payer ou parce que d’autres Rwandais les protégeaient.

M. Jean-Hervé Bradol a raconté qu’un jour à Nyamirambo, un groupe sur une barrière lui avait confié un jeune garçon tutsi de huit ans. Ils n’étaient pas des miliciens mais ils avaient créé un groupe de défense pour empêcher les miliciens de pénétrer dans leur quartier et de massacrer leurs voisins. Ils ont tenu aussi longtemps qu’ils ont pu résister aux agressions des miliciens.

En plus de l’hôpital du CICR, quelques institutions religieuses, quelques écoles et des personnes privées ont réussi à protéger des Rwandais, même si ce fut en petit nombre au regard de l’importance du massacre qui a été commis dans Kigali.

M. Jean-Hervé Bradol a précisé que, pour travailler, il était obligé d’entrer en contact avec les miliciens qu’il rencontrait tous les soirs sur les barrières. Aux mêmes barrières où l’on massacrait, la libre entreprise reprenait ses droits. M. Jean-Hervé Bradol a précisé qu’il achetait bière et cigarettes aux miliciens pour pouvoir lier des contacts, les connaître un peu mieux afin d’avoir une chance de faire passer des blessés. La part de relations personnelles n’était pas à négliger, même dans de telles situations. Il est même arrivé qu’un milicien demande à travailler avec Médecins Sans Frontières parce qu’il n’aimait pas ce qu’il faisait.

Ce qui se passait au Rwanda n’était pas une guerre classique où deux parties, que l’on pouvait placer sur un même pied d’égalité, étaient en conflit.

Un camp, le FPR, avec qui Médecins Sans Frontières était en contact via la délégation du CICR, menait effectivement une guerre classique. Il prévenait des tirs de mortier auxquels il procédait dans Kigali. Il avertissait Médecins Sans Frontières avant de tirer sur le quartier où était l’hôpital : " On va demander à nos artilleurs d’épargner l’hôpital mais on ne peut rien vous garantir ; il peut y avoir de petits dérapages ". Deux obus sont d’ailleurs tombés, l’un dans la délégation du CICR et l’autre à l’intérieur de l’hôpital, tuant cinq personnes au total. Mais il n’y a jamais eu de bombardement systématique de l’hôpital. En période de guerre, cela fait partie des risques connus et acceptés.

En face, l’autre partie en présence dans le conflit ne menait pas une guerre mais procédait à l’extermination de toute une partie de la population civile rwandaise.

Ce qui aurait été souhaitable ce n’était pas une intervention visant à séparer les belligérants, mais une intervention contre le belligérant commettant le génocide.

De 1990 à 1994, quand il a fallu arrêter le FPR, l’armée française a su le faire. Quand il aurait fallu arrêter les FAR et les milices en train d’exterminer une partie de la population rwandaise, subitement, elle a paru désemparée. Est-il incongru de se demander pourquoi l’armée française n’a pas fait, vis-à-vis des FAR et des Interahamwe, ce que qu’elle avait pu faire, de 1990 à 1994, face au FPR, à savoir stopper un camp face à l’autre ?

Se déniant la qualité d’expert militaire, M. Jean-Hervé Bradol a exprimé son scepticisme quant à l’impossibilité pour l’armée française de mettre fin au génocide. L’histoire récente du Rwanda prouve le contraire.

Il était très difficile de connaître la façon dont le FPR aurait perçu une véritable intervention militaire française. Forcément il était méfiant ; on pouvait le constater dans ses déclarations publiques à l’époque. Néanmoins, il aurait été possible d’expliquer au FPR en quoi aurait consisté une intervention véritablement destinée à mettre fin au génocide. La France n’était cependant pas la mieux placée pour la réaliser. Médecins Sans Frontières réclamait une intervention militaire de la communauté internationale et les critiques adressées à l’intervention française valent aussi pour la passivité des Américains et des autres Etats de la région. Il ne s’agit pas d’accabler la France dans cette affaire. Les autres ne se sont pas comportés très brillamment, notamment les forces des Nations Unies.

Dès la mi-mai, il est acquis que l’on est en présence d’un génocide. Il aurait été possible d’intervenir contre les Forces armées rwandaises et les miliciens en train de commettre ce génocide, notamment dans les zones où le FPR n’était pas encore arrivé, par exemple, dans les préfectures de Gitarama, de Cyangugu, de Kibuye. La difficulté d’opérer sur une ligne de front entre les deux camps en présence ne s’y opposait pas.

Tout en reconnaissant que ces considérations dépassaient ses compétences, M. Jean-Hervé Bradol a estimé que, si les Nations Unies s’étaient engagées dans cette voie et avaient expliqué les objectifs d’une telle intervention au FPR, ce dernier n’aurait sans doute pas trouvé grand chose à redire.

 

Le Président Paul Quilès a demandé ce que faisait le bataillon FPR stationné à Kigali pendant toute cette période.

 

M. Jean-Hervé Bradol a précisé que le FPR tirait très peu à l’artillerie, principalement pour défendre ses positions. Les tirs d’artillerie partaient de la zone tenue par les FAR, où se trouvait Médecins Sans Frontières, en direction des zones contrôlées par le FPR, qui répondait très peu au mortier. Fin avril, le FPR a prévenu Médecins Sans Frontières qu’il tirerait davantage sur sa zone. C’est alors que Médecins Sans Frontières a décidé de réduire le volume de ses opérations et de ses équipes.

Le FPR a, vers le 17 avril, tiré deux ou trois obus de mortier sur la radio des Mille Collines pour la faire taire et Médecins Sans Frontières a dû soigner les journalistes blessés. Les médecins n’étaient pas très contents de le faire mais ils l’ont fait quand même, conformément au principe d’impartialité que se doit de respecter toute organisation humanitaire médicale.

 

M. Bernard Cazeneuve a rappelé la thèse selon laquelle le génocide aurait été planifié par le régime du Président Habyarimana, et notamment les membres de l’akazu. Cette thèse suppose un maillage très dense du territoire par le biais des bourgmestres et des miliciens, permettant un massacre rapide des populations tutsies.

M. Bernard Cazeneuve a estimé que, si l’on suit cette thèse, la réussite d’une intervention, ayant pour objet de protéger les Tutsis, aurait exigé que les forces françaises soient présentes dans tous les quartiers et sur tous les points du territoire. Il a demandé à M. Jean-Hervé Bradol si une telle intervention lui semblait réaliste.

M. Bernard Cazeneuve a souligné par ailleurs que le FPR, qui avait toutes les raisons de s’indigner des massacres, n’a jamais demandé officiellement l’intervention de la communauté internationale pour stopper le génocide.

Il a demandé à M. Jean-Hervé Bradol s’il avait évoqué avec M. François Mitterrand la forme qu’aurait pu, et dû, prendre une intervention française et internationale au Rwanda.

 

M. Jean-Hervé Bradol a précisé que la perspective d’une extermination est devenue claire à partir de février-mars, à tel point que Médecins Sans Frontières s’est préparé à une opération médicale pour y répondre.

Le maillage du territoire rwandais, tel que M. Bernard Cazeneuve l’a évoqué, est le maillage administratif normal tel qu’il existe encore aujourd’hui et n’a pas de rapport avec la préparation du génocide. C’est une caractéristique de l’administration rwandaise avec son système pyramidal d’organisation.

 

M. Bernard Cazeneuve a souligné que les thèses qui supposent une préparation du génocide expliquent clairement que les bourgmestres avaient été mobilisés pour massacrer et qu’ils avaient massacré après avoir été mobilisés.

Dès lors que l’on accepte la thèse de la préparation du génocide, M. Bernard Cazeneuve a estimé que l’on doit bien admettre qu’il aurait fallu que les forces militaires soient présentes partout, en tous points du territoire et contrôler tout le maillage administratif du Rwanda.

 

M. Jean-Hervé Bradol a estimé que les thèses évoquées pour décrire le génocide au Rwanda ne s’appuient pas sur des bases vérifiées. Il n’y a pas eu jusqu’à présent de travail solide d’historien sur la description du génocide : comment on a tué, comment et à quelle date le génocide a été décidé.

Il a affirmé qu’il avait vu des autorités territoriales participer aux massacres, dont le préfet de Kigali, mais il a refusé d’en conclure que tous les bourgmestres, tous les conseillers de secteur ont participé au génocide.

Les massacres n’ont pas commencé partout en même temps, avec la même intensité. Dans la préfecture de Butare où travaillait une équipe de Médecins Sans Frontières Belgique, les massacres n’ont commencé que fin avril. Le génocide ne s’est pas déroulé partout de la même façon.

M. Jean-Hervé Bradol a réaffirmé qu’à partir de février-mars 1994, il paraissait évident que des événements très graves étaient imminents -mais personne ne pensait à un génocide- et qu’il fallait s’y préparer.

Il a déclaré qu’il n’était pas qualifié pour s’exprimer au nom du FPR, qui, dans la période de l’après-guerre, a commis également plusieurs massacres sous les yeux des équipes de Médecins Sans Frontières. Il n’y a cependant aucune symétrie entre les événements d’avril-juin-juillet 1994 et les massacres commis par la suite par le FPR.

M. Jean-Hervé Bradol a rappelé qu’il avait dit au Président de la République, M. François Mitterrand, que Médecins Sans Frontières souhaitait non pas une intervention humanitaire, qui lui paraissait inutile, mais une intervention militaire française ou internationale pour s’opposer aux tueurs.

M. Jean-Hervé Bradol a reconnu que, certes, a posteriori, il était facile de faire des commentaires et de dire ce qu’il aurait fallu faire. Peut-être la situation était-elle difficile à l’intérieur du Rwanda, mais on a également laissé l’appareil administratif et militaire qui avait conduit le génocide s’installer dans les camps de réfugiés, agir à sa guise et détourner l’aide humanitaire.

Suite à l’évaluation par l’OCDE de l’opération de secours dans les camps, on sait que 4 000 personnes y ont été massacrées, ce qui montre que le génocide s’y poursuivait.

En Tanzanie, dans le camp de Benako, en août 1994, on faisait encore la chasse aux Tutsis et aux opposants politiques. 80 personnes ont notamment été assassinées de nuit pour achever la " purification ethnique " qui avait été commencée en avril. Personne ne s’est opposé aux tueurs qui ont massivement détourné l’aide alimentaire pendant les six premiers mois pour reconstituer leurs capacités d’agression vis-à-vis du Rwanda.

Ni la France, ni les autres pays, ni les forces des Nations Unies n’ont voulu s’atteler à la solution de ce problème.

Il existe une contradiction entre cette passivité, cette " tolérance " adoptées vis-à-vis des auteurs du génocide et le sentiment de fierté exprimé devant la mission il y a quelques semaines.

 

M. Jacques Dessalangre a demandé si l’armée du FPR, que l’on décrit habituellement comme forte et entraînée, aurait eu les moyens d’intervenir en faveur de ses frères Tutsis à Kigali.

 

M. Jean-Hervé Bradol a rappelé que fin juin - début juillet, il y a eu, à sa connaissance, une opération aux Saintes Familles où les militaires FPR ont délivré une partie du petit groupe qui avait survécu.

Il a estimé qu’il ne pouvait pas juger si les militaires du FPR auraient pu faire plus. En avril, ils étaient plutôt sur la défensive pour tenir leurs positions et ne tiraient pratiquement pas sur le camp adverse.

 

M. Yves Dauge a demandé des précisions sur les contacts de M. Jean-Hervé Bradol aux Etats-Unis.

 

M. Jean-Hervé Bradol a répondu qu’il avait demandé des entretiens avec l’administration américaine, des membres du Congrès, d’autres ONG, et le National Security Council.

Le but était de rendre les responsables américains conscients de la gravité des événements. Mais il était également de permettre à la MINUAR de disposer de véhicules blindés légers pour transporter les blessés d’un point à un autre. Ces véhicules se trouvaient en dotation dans la région depuis l’opération américaine en Somalie mais les Etats-Unis refusaient de les mettre à la disposition de la MINUAR en se fondant sur d’obscures raisons de contrats : ils ne savaient pas si ces véhicules devaient être vendus ou cédés en leasing.

 

M. Michel Voisin a demandé si Médecins Sans Frontières avait eu des contacts avec les forces françaises de l’opération Turquoise et s’ils avaient été amenés à travailler ensemble.

Il a rappelé qu’il s’était rendu sur place à l’époque et a tenu à rendre hommage aux jeunes de vingt ans qui accomplissaient des tâches de fossoyeurs à longueur de journée.

 

M. Jean-Hervé Bradol s’est associé à cet hommage. Les militaires français ont joué un grand rôle dans le fonctionnement de l’aéroport de Goma et y ont exercé les fonctions d’aiguilleurs du ciel. Il s’est demandé toutefois si on avait réellement besoin de militaires pour ces tâches et si on ne pouvait pas envoyer une équipe civile.

Les Français ont protégé des milliers de Tutsis dans le sud-ouest du Rwanda, ont procédé à 630 interventions chirurgicales et à 9 300 consultations médicales, ont enterré près de 20 000 corps au Caterpillar. Tout cela n’était pas inutile mais le rôle d’une armée n’est pas de procéder à des opérations chirurgicales, qui peuvent être assurées par des ONG civiles, mais de se battre contre ceux qui commettent un génocide.

L’ensemble des forces militaires sur place se sont toutes comportées de manière " neutre ", comme si le conflit était classique et n’était pas l’occasion d’un génocide. Or, face à un génocide, M. Jean-Hervé Bradol a estimé qu’il n’était pas possible de se comporter de manière " neutre ".

 

M. Pierre Brana a demandé si les militaires français assuraient les contrôles en demandant leurs papiers aux gens qui passaient.

Il a souhaité savoir si, dans les camps de réfugiés où des massacres de tutsis ont continué, les miliciens étaient armés.

Enfin, il a voulu connaître la réaction de M. François Mitterrand à l’égard de l’idée d’une intervention destinée à s’opposer aux tueurs.

 

M. Jean-Hervé Bradol a répondu que M. François Mitterrand avait assuré à la délégation de Médecins Sans Frontières, dont il faisait partie, que tout serait fait pour qu’un maximum de personnes soit sauvé.

Les militaires et miliciens rwandais venaient dès 1993 dans les camps chercher des recrues pour les entraîner. Dans la préfecture de Kibungo, Médecins Sans Frontières a eu directement connaissance de ces faits dans un camp où toute une partie de son personnel était constituée de miliciens s’entraînant et menaçant les commerçants rwandais tutsis de la ville voisine. Médecins Sans Frontières les a licenciés et recruté d’autres personnes.

Lors des déplacements de réfugiés au cours de l’été 1994, de nouveaux camps ont été installés au Zaïre. Les miliciens et les militaires évitaient de montrer leurs armes à l’intérieur de ces camps, mais participaient à des entraînements à quelques kilomètres de là. Cette situation était confirmée par les incursions militaires au Rwanda. L’armée zaïroise a procédé à quelques désarmements symboliques en entassant quelques piles de fusils à certains postes frontières mais a laissé de fait l’appareil militaire intact à l’intérieur des camps.

A propos des contrôles d’identité des militaires français, M. Jean-Hervé Bradol a déclaré avoir assisté à deux cas de figure : ou bien les militaires français ne sortaient pas de leur guérite et observaient leurs collègues rwandais ; ou bien, notamment en juin-juillet 1993, ils examinaient les papiers eux-mêmes.

 

Audition de M. Bernard DEBRÉ

Ministre de la Coopération (novembre 1994-mai 1995)

(séance du 2 juin 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a rappelé que M. Bernard Debré avait été Ministre de la Coopération de novembre 1994 à mai 1995 et que, dans l’ouvrage qu’il venait de publier sur le Rwanda, il exprimait un jugement pour le moins critique, qui tranche avec les opinions habituellement émises, qu’il s’agisse du régime du Président Habyarimana, du FPR, ou du processus qui a conduit aux accords d’Arusha.

 

M. Bernard Debré a souligné qu’il avait été nommé Ministre de la Coopération après l’opération Turquoise, en novembre 1994 mais que sa passion pour l’Afrique était plus ancienne et qu’il était allé souvent dans la région des Grands Lacs, tantôt comme médecin, tantôt comme parlementaire. M. Bernard Debré a signalé qu’il se trouvait en janvier 1994 au Rwanda où il avait rencontré le Président Juvénal Habyarimana et ses conseillers, ainsi que les représentants du FPR installés à Kigali. Il a indiqué qu’il était allé à Goma, dans les camps de réfugiés, et que, pendant l’opération Turquoise, il s’était rendu à Cyangugu et Kibuye où il avait rencontré des collègues chirurgiens sénégalais, dont l’un avait été son élève.

M. Bernard Debré a précisé qu’après sa nomination comme Ministre de la Coopération, il avait rencontré à Paris une délégation du gouvernement du Rwanda, conduite par le Ministre de la Santé du FPR, ainsi que, par la suite, le Président Pasteur Bizimungu et ses conseillers.

Il a souligné qu’en tant que Ministre de la Coopération, il avait inlassablement tenté d’apaiser les haines entre les Tutsis et les Hutus burundais, signant avec le Président Sylvestre Ntibantunganya et le Premier Ministre Nduwayo un traité de paix entre les deux clans. Outre les représentants de l’ONU, assistaient à cette cérémonie M. Ahmedou Ould-Abdallah et la quasi totalité des ambassadeurs accrédités à Bujumbura.

Il a rapporté qu’il avait eu de très nombreuses conversations à propos des questions africaines avec le Président François Mitterrand à l’hôpital Cochin, en juillet 1994, lorsqu’il avait été hospitalisé dans son service, mais aussi à l’Elysée, lorsqu’il était Ministre de la Coopération. Il a relevé également qu’il s’était entretenu avec de nombreux chefs d’Etat africains, aussi bien pendant les événements tragiques du Rwanda qu’après.

M. Bernard Debré a insisté sur le fait que le génocide de 1994 ne pouvait pas être analysé de façon isolée et qu’il devait être réintroduit dans l’histoire du Rwanda et des Grands Lacs. En effet, cette période d’avril 1994 à fin août 1994, qui va du début du génocide à la fin de l’opération Turquoise, n’est malheureusement qu’un moment sanglant de l’histoire de la région. L’isoler de son contexte constitue un piège que beaucoup ont contribué à forger.

Les Hutus et les Tutsis existent depuis des siècles. Le nier serait une faute et une injure faite à l’histoire. Les Tutsis ont toujours été minoritaires, avec 15 % de la population, et les Hutus majoritaires. Le Mwami tutsi (le roi), a régné sur cette région pendant des siècles, organisant son royaume, regroupant les autres chefferies tutsies, élaborant des règles sociales extrêmement sophistiquées entre les Tutsis eux-mêmes et entre les Tutsis et les Hutus. S’il a pu exister des chefferies hutues, elles ont été peu nombreuses et toujours faibles. Elles ont disparu au XIXème siècle. Lorsque les Allemands, puis les Belges, se sont installés dans cette région, ils ont commencé à reconnaître le roi et les structures sociales de la région. Ce n’est que dans les années 1950 que les Belges ont inversé leur alliance en devenant les alliés des Hutus majoritaires.

M. Bernard Debré a analysé les raisons de cette volte-face.

La première raison tient à la définition occidentale de la démocratie, qui repose sur le principe du gouvernement par une majorité issue d’un vote organisé selon la règle un homme, une voix. La majorité étant hutue, c’était à eux de diriger le pays. M. Bernard Debré a émis l’idée que cet idéal universel de la démocratie n’est applicable que si les notions d’ethnie ou de clan ont disparu au profit de l’idée de nation. Sans cela, la démocratie ne se résume qu’à la dictature de l’ethnie majoritaire. C’est cette situation qui, selon lui, s’est produite au Rwanda, dès l’arrivée au pouvoir des Hutus, en 1959, alors même que le pays était encore sous mandat belge.

La seconde raison tient, selon M. Bernard Debré, à l’attitude des Tutsis. En voyant arriver l’indépendance, ils ont voulu prendre les devants, précisément pour éviter l’application de cette notion démocratique qu’ils refusaient, car elle les condamnait. Ils ont alors demandé aux Belges de partir. Les Belges ont refusé, d’autant que les Hutus ne demandaient pas l’indépendance immédiate : ils auraient voulu obtenir une période d’adaptation à l’indépendance, sous l’égide des Belges. En réalité, les Hutus craignaient de se retrouver seuls face à leurs anciens maîtres tutsis.

M. Bernard Debré a ensuite mis l’accent sur quelques grandes dates de l’histoire du Rwanda.

1959 : les Hutus installés au pouvoir par les Belges ont commencé un génocide anti-tutsi. A cette époque, le Rwanda n’était pas indépendant. Au lieu de rétablir l’ordre et de punir les assassins, les Belges ont accéléré l’indépendance et sont partis le plus vite possible.

1962 : l’indépendance est proclamée. Le génocide s’est poursuivi tout au long de la première république rwandaise.

1964 : dans l’indifférence mondiale, radio Vatican a dénoncé " le plus grand génocide depuis la dernière guerre ". Les Tutsis ont continué à s’enfuir dans les pays voisins, formant une diaspora qui, comme en Ouganda, s’installe, s’anglicise et participe à la vie politique et militaire du pays d’accueil.

1959, 1962, 1964, 1973, 1990, 1994…M. Bernard Debré a déclaré n’avoir cité que les dates sanglantes qui marquent le plus fortement l’histoire dramatique qu’ont vécue les Tutsis rwandais. Leur assassinat fut souvent programmé et planifié, même avant 1990. A chaque fois, les réfugiés sont venus gonfler les rangs de la diaspora, à chaque fois les Tutsis ont compris qu’ils ne pourraient revenir chez eux et s’y maintenir que par la force des armes.

M. Bernard Debré a considéré que le début de la reconquête du Rwanda par les Tutsis commençait vraiment en octobre 1990. Elle fut le fait des Tutsis et des Ougandais, même si cette distinction est parfois difficile à effectuer. Les chefs de guerre tutsis avaient tous exercé des pouvoirs politiques et militaires dans le gouvernement ou l’armée ougandaise. Fred Rwigyema a été ministre des Armées du gouvernement ougandais. C’est lui qui a commandé l’armée tutsie, l’APR, bras armé du FPR. Paul Kagame, qui lui a succédé à sa mort, était chef des services secrets de l’Ouganda. L’armée du FPR était composée en partie par des éléments de l’armée régulière ougandaise.

Les Tutsis ont repris le pouvoir au Rwanda, dans le sang, leur propre sang, car les Hutus ont commis un nouveau génocide, mais aussi dans le sang des Hutus, car une fois installés au pouvoir, ce sont les Hutus qui ont été et sont encore massacrés. Depuis le mois d’avril 1994, plus de 600.000 Tutsis –les évaluations varient et personne ne peut malheureusement connaître le nombre de morts- et plus de 300.000 Hutus ont été tués. Les massacres continuent encore au Kivu voisin.

M. Bernard Debré a souhaité rapporter les termes d’une discussion qu’il avait eue, à la fin du mois de janvier 1994, avec le président Habyarimana et des éléments du FPR qui étaient installés à Kigali à la suite des accords d’Arusha. Le président rwandais a tenu le raisonnement suivant : " Il faut m’aider à calmer les Hutus et les Tutsis extrémistes pour que je puisse attendre les élections générales qui auront lieu dans deux ans. Je les gagnerai sans difficulté puisque les Hutus représentent 80 % des votants ". Le discours des représentants du FPR était, quant à lui, inverse : " Nous ne pouvons pas attendre les élections, nous allons les perdre ; nous prendrons le pouvoir avant, dans le sang s’il le faut ".

M. Bernard Debré a souligné qu’il existait des Hutus et des Tutsis modérés, même si. une règle incontournable veut que, durant les périodes de tension durables, seuls les extrémistes arrivent à se maintenir au pouvoir. Il serait injuste d’accuser du crime de génocide tous les Hutus, car les Hutus modérés ont été également la cible des extrémistes durant les massacres. M. Bernard Debré a jugé regrettable que cette facilité sémantique soit souvent utilisée pour excuser ou expliquer l’attitude des forces tutsies qui " nettoient " actuellement le Kivu.

Il a affirmé qu’il serait absurde de refuser de voir l’antagonisme tutsi-hutu et de nier qu’il demeure l’élément fondamental des guerres actuelles.

Il s’est ensuite interrogé sur la politique de la France vis-à-vis du Rwanda, sur le rôle de François Mitterrand, et sur l’étendue de l’aide accordée par la France aux Hutus.

M. Bernard Debré a affirmé que le président François Mitterrand avait une véritable politique africaine. Il connaissait ce continent, ses dirigeants. Il voulait que la France y ait une influence politique, militaire, économique et culturelle. Cette vision était sous-tendue par deux attitudes, parfois ambiguës : tout d’abord, un très grand pragmatisme, dû à la connaissance des hommes et du terrain, mais parfois aussi, un dogmatisme qui a pu, selon M. Bernard Debré, se révéler dangereux. C’est ainsi que le président a voulu imposer partout notre idéal occidental, universel peut-être, de la démocratie issue du vote selon la procédure " Un homme, une voix ". Selon sa conception, idéalisée, au Rwanda, les Hutus devaient nécessairement être au pouvoir parce qu’ils étaient la majorité.

Le danger au Rwanda, a estimé M. Bernard Debré, c’est que la démocratie ne cohabite pas bien avec le vote ethnique et c’est un euphémisme. La démocratie fondée sur des élections selon la règle " un homme, une voix " ne peut être viable que si la notion de nation transcende la notion d’ethnie, ce qui n’est pas toujours le cas dans certains pays africains. Pour imposer la démocratie selon le principe " Un homme, une voix " certains nient le fait ethnique et sans ethnie on ne voit plus le problème rwandais.

Selon M. Bernard Debré, M. François Mitterrand a soutenu le président hutu Habyarimana, principalement parce que celui-ci représentait la majorité du peuple. Il a ajouté toutefois trois autres explications.

Il a rappelé tout d’abord que le président François Mitterrand considérait que seul un Etat structuré, avec un exécutif fort, pouvait éviter un bain de sang. Cet Etat était incarné, aux yeux de François Mitterrand, par Juvénal Habyarimana. Ce dernier disait souvent : " Aidez-moi à me protéger des extrémistes, tant hutus que tutsis ". Vérité ou dissimulation, nul ne le sait, mais c’était son discours.

M. Bernard Debré a ensuite relevé que le président François Mitterrand considérait que les troupes tutsies du FPR étaient en majorité composées d’Ougandais et qu’il s’agissait en conséquence d’une invasion extérieure, un jugement que M. Debré a estimé ne pas être totalement faux.

Enfin, M. Bernard Debré a fait valoir que M. François Mitterrand considérait que les Américains, qui aidaient de façon évidente aussi bien les Ougandais que le FPR, avaient une volonté hégémonique sur la région et peut-être sur l’Afrique. M. Debré a jugé que le Président n’avait pas tort une fois de plus car le rôle des Américains est devenu de plus en plus évident par la suite. Ce sont eux qui ont formé les cadres de l’armée ougandaise et de l’armée FPR. M. Debré a estimé également vraisemblable qu’ils leur ont fourni des armes.

C’est sur la base de ces arguments, a affirmé M. Debré, que le Président de la République a décidé d’aider le président Habyarimana et les Hutus : aide militaire, formation sur place des cadres de l’armée, fourniture de munitions, mais aussi aide économique et aide politique. Le Président Habyarimana était considéré comme l’ami de la France, même si à la fin des années 1980, il était plus un dictateur qu’un démocrate.

M. Bernard Debré a rappelé qu’en 1990, les armées tutsies ou ougandaises lancent leur grande offensive et que le début de la guerre ne fut pas favorable aux FAR qui ont fait appel à l’aide française. De 1990 à 1993, la présence militaire française est devenue importante. La France forme et arme les FAR dans le cadre de la coopération militaire entre les deux pays.

M. Bernard Debré a souligné que les Américains faisaient la même chose en Ouganda, mais que la présence physique de l’armée était, dans ce pays, plus réduite et plus discrète.

Une fois les accords d’Arusha signés, la France a allégé sa présence au Rwanda. En 1994, il ne restait que quelques dizaines d’hommes de l’armée française à Kigali. Voulant savoir si la France avait continué à livrer des armes aux FAR après l’attentat contre l’avion présidentiel du 6 avril 1994, M. Bernard Debré a indiqué qu’il avait posé la question à M. François Mitterrand dont la réponse fut très sibylline : " Vous croyez ", a-t-il dit, " que le monde s’est réveille le 7 avril, au matin, en se disant : Aujourd’hui, le génocide commence ? Cette notion de génocide ne s’est imposée que plusieurs semaines après le 6 avril 1994 ". M. Bernard Debré a déclaré avoir pris cette réponse, d’une grande ambiguïté, comme la possible affirmation que des aides en munitions avaient été poursuivies après le 6 avril 1994 et qu’il était d’autant plus disposé à le croire, qu’à l’époque, la communauté internationale accusait la France d’avoir continué à livrer des armes aux FAR. M. Bernard Debré a toutefois précisé que M. Edouard Balladur lui avait affirmé qu’il avait ordonné, dès 1993, l’arrêt des fournitures d’armes au Rwanda et que des militaires lui avaient confirmé cet arrêt. Pour connaître la vérité, M. Debré s’est efforcé de reconstituer le cheminement éventuel de certaines livraisons d’armes françaises tout en constatant que l’opacité restait grande sur ce sujet et a donné l’exemple suivant.

A la fin avril 1994, un officier supérieur hutu des FAR, sous un pseudonyme, aurait acheté des armes à un intermédiaire sud-africain qui serait passé par les Seychelles, puis par la Suisse ou la Belgique. L’argent aurait été déposé dans une banque française. Les armes étaient officiellement destinées au Zaïre. Il s’agissait de munitions qui, in fine, ont été fournies aux FAR.

L’opacité de ces transactions est grande. Peut-on considérer qu’il s’agit de la France officielle ou de trafiquants français ou européens ? La presse française a accusé la France officielle, sans se poser de questions.

La deuxième question qu’a soulevée M. Bernard Debré concerne les missiles SAM-16, qui ont abattu l’avion du président Habyarimana. Il a déclaré être convaincu que ce sont les troupes FPR de Paul Kagame qui ont tiré sur le Falcon 50 et l’ont abattu. Il a décrit les faits suivants, dont il a affirmé qu’on pouvait les vérifier, en lisant soit les télégrammes du Quai d’Orsay, soit les notes des Services français, soit même les journaux de l’époque.

A la demande du président ougandais, Yoweri Museveni, le président tanzanien, Ali Hassan Mwinyi a convoqué une conférence sur la situation politique des Grands Lacs. Tous les chefs d’Etat de la région y étaient conviés, en particulier, MM. Mobutu Sese Seko du Zaïre, Cyprien Ntaryamira du Burundi, Juvénal Habyarimana du Rwanda. Mobutu s’est décommandé à la dernière minute, comme d’autres chefs d’Etat, Daniel Arap Moi du Kenya, Frederik Chiluba de Zambie. Mais le FPR était représenté et Museveni était là.

Ntaryamira et Habyarimana sont venus chacun avec leur avion personnel: deux Falcon 50, sécurisés par les Français. Le 6 avril, dans la journée, la conférence ne débouchant sur rien, les deux présidents rwandais et burundais s’apprêtaient à rentrer dans leur pays respectif. Le président Museveni a alors convaincu le président burundais Ntaryamira de prendre l’avion rwandais avec le Président Habyarimana pour rejoindre Kigali.

Pourquoi le président Ntaryamira du Burundi laisse-t-il son avion et monte-t-il dans celui de Habyarimana pour se rendre à Kigali ? L’explication est la suivante : Museveni leur demande de se tenir prêts à Kigali pour venir le lendemain, 7 avril, à Kampala, où il organisera une réunion à trois, Museveni assurant alors qu’il allait faire un pas vers la paix. Les présidents rwandais et burundais acceptent. Museveni - d’une façon tout à fait anormale selon tous les participants à la conférence de Dar-es-Salam- retient encore le président du Burundi et c’est à la tombée de la nuit que l’avion quitte enfin Dar-es-SalaM. Il doit atterrir à Kigali mais, depuis quelques jours, le circuit qu’il doit emprunter pour se présenter dans l’axe de la piste a été inversé, à la demande du FPR. Les missiles sont tirés ; l’avion s’écrase ; les deux présidents meurent.

Juste après, à Dar-es-Salam, en public, le représentant du FPR, Théogène Rudasingwa, déclare : " Il s’agit d’une bénédiction déguisée ". Yoweri Museveni dit : " Il était temps d’en finir " devant le public de journalistes. L’armée du FPR, qui est déjà en train de faire mouvement depuis le matin du 6 avril vers Kigali, annonce triomphalement, comme cela a déjà été évoqué devant la Mission :   " Les trois tyrans sont morts ". Vraisemblablement, Paul Kagame ou Yoweri Museveni avait oublié de prévenir que Mobutu s’était décommandé, car il aurait dû être présent dans l’avion abattu.

Les communications de l’armée FPR étant écoutées, il est prouvé que l’ordre de marche de l’armée tutsie a été donné dès le 6 avril au matin. L’armée du FPR fait donc mouvement vers Kigali avant même l’attentat. Une course de vitesse est engagée, car il était clair que les premières victimes seraient les Tutsis restés au Rwanda. Enfin, l’armée française avait prévenu, depuis plusieurs mois, que le FPR possédait et utilisait des missiles SAM-16. Cela a été précisé également devant la Mission.

M. Bernard Debré a jugé que ces faits sont suffisamment puissants pour forger sa certitude selon laquelle c’est bien le FPR qui a tiré les missiles sur le Falcon 50 rwandais, entraînant la mort des présidents rwandais et burundais. Cet attentat a été planifié et organisé, selon lui, avec la complicité du président ougandais, Yoweri Museveni, et aurait dû également tuer le président Mobutu.

Dès lors, il est possible de s’interroger sur qui a fourni les missiles.

Les missiles tirés sont des SAM-16 russes, version modifiée des SAM-7. Ils ont été récupérés sur le théâtre d’opérations durant la guerre du Golfe. M. Bernard Debré s’est déclaré certain qu’il ne s’agit pas de missiles récupérés par la France, car à l’époque où il était ministre, il a demandé si on pouvait connaître leur origine. Il lui fut répondu que, bien que les numéros des châssis et des empennages soient incomplets, une origine américaine était plus que vraisemblable. Un article récent dans " Le Point " a confirmé cette hypothèse.

M. Bernard Debré s’est demandé pourquoi certains accusent la France de cet attentat. Un universitaire belge, partisan de cette thèse, a précisé que les numéros reproduits lui ont été confiés par la CIA. Un informateur, militaire français, qui a demandé à garder l’anonymat, a confirmé cette information qui demeure, aux yeux de M. Debré, sujette à caution. Il n’est pas un instant crédible que la France ait pu armer le FPR pour commettre un attentat contre deux présidents qu’elle soutenait et alors même que l’avion était piloté par deux anciens militaires français. En revanche, une manipulation de la CIA est loin d’être exclue. M. Bernard Debré a rappelé que c’est l’armée américaine qui a formé les cadres de l’armée ougandaise et du FPR. Quand Fred Rwigyema a été tué au combat en 1990, lors de l’offensive ougando-FPR, son remplaçant, Paul Kagame, était en formation aux USA. Il a été rappelé d’urgence. Des bases militaires américaines existent actuellement en Ouganda. L’une d’elles a comme nom Camp Genesis. Les militaires américains forment les cadres de l’armée ougandaise pour lutter contre les extrémistes soudanais. En particulier, ils forment le 3ème bataillon de l’armée ougandaise. Il est maintenant reconnu que des militaires américains ont aidé l’armée de Kabila à conquérir le Kivu, puis la totalité du Zaïre.

M. Bernard Debré a rappelé que l’opération militaro-humanitaire, décidée par l’ONU au Kivu, a été torpillée par les Etats-Unis qui n’en voulaient à aucun prix. D’après les révélations de la presse américaine, le sang de dizaines de milliers de Hutus massacrés dans les forêts zaïroises pourrait bien finir par éclabousser certains gradés du Pentagone.

Les missiles SAM-16 utilisés par le FPR depuis quelques mois avant l’attentat, sont donc sans doute d’origine américaine. En effet, l’armée ougandaise n’a pas participé à la guerre du Golfe. Elle n’a pu se procurer ces missiles sur le théâtre des opérations.

Par ailleurs, cette armée disposait déjà de missiles SAM-16 qu’elle avait précédemment utilisés contre les FAR. Ce sont des engins qu’on ne trouve pas dans n’importe quelle boutique d’armement. Si tout prouve que c’est bien le FPR qui a tiré ces missiles, il est de même vraisemblable qu’ils ont été fournis par les Etats-Unis.

M. Bernard Debré a rappelé que, lorsqu’il a négocié la paix entre les Hutus et les Tutsis au Burundi, tous les ambassadeurs étaient présents, à l’exception de celui des Etats-Unis, volontairement absent. M. Debré a déclaré qu’il l’avait traité, à l’époque, de " va-t-en guerre ", ce qui n’avait pas été du goût du Département d’Etat.

La question suivante, posée par M. Bernard Debré, concerne le rôle de l’ONU. Pour M. Debré, il ne fait pas de doute que l’ONU savait que des massacres se préparaient : elle n’a pour autant rien fait. Au moment où le génocide a commencé, l’ONU est partie, laissant les meurtres se perpétrer. M. Bernard Debré a déclaré avoir pu lui-même constater à Kigali, en janvier 1994, que les troupes de l’ONU étaient dans un état déplorable. Quelques automitrailleuses blanches entouraient le camp du FPR à l’Assemblée nationale, mais les soldats étaient somnolents ou arrogants. Comme le relevaient tous les observateurs, dans les boîtes de nuit, les restaurants, des bagarres éclataient avec ces hommes non commandés. Le général Romeo Dallaire, commandant les troupes de l’ONU au Rwanda, a adressé à Kofi Annan un télégramme lui décrivant la situation. Il ne fallait pas être devin pour sentir le drame arriver.

M. Bernard Debré a estimé qu’il aurait été possible d’être vigilant, voire de renforcer la Minuar et, en tout état de cause, d’alerter l’opinion publique, mais rien n’a été fait. Quand le drame a éclaté, les troupes de l’ONU ont disparu. Comble de l’absurdité, les dix soldats belges, chargés de protéger le Premier ministre rwandais, Agathe Uwilingiyimana, se sont laissés désarmer et tuer sans aucune résistance.

M. Bernard Debré a affirmé que, par sa couardise, l’ONU a été complice du génocide. D’ailleurs, Kofi Annan a été mal reçu par les autorités quand il s’est rendu au Rwanda. Que l’on ne vienne pas dire que la MINUAR relevait du chapitre VI et non du chapitre VII de la charte : les centaines de milliers de morts n’en étaient vraisemblablement pas prévenus.

M. Bernard Debré a ajouté quelques mots sur l’opération Turquoise dont il a dénoncé la grande ambiguïté des objectifs. Il a rappelé que le président Mitterrand voulait que cette opération concerne la totalité du Rwanda, en vue d’arrêter les massacres et de restaurer la démocratie, telle qu’il la concevait, " après, bien entendu, avoir châtié les coupables ". C’est en tout cas ce que M. François Mitterrand lui a confirmé en juillet 1994, pendant le déroulement de l’opération. Mais M. Édouard Balladur s’est opposé à ce dessein. Ils ont alors transigé, cohabitation oblige, sur une mission militaro-humanitaire ne portant que sur une partie du territoire rwandais. M. Debré a affirmé tenir cette information de M. Balladur lui-même. L’opération Turquoise a néanmoins permis de sauver des dizaines de milliers de vies, tant tutsies que hutues. D’ailleurs, alors qu’elle avait été critiquée à son début, elle a été regrettée dès qu’elle a pris fin.

M. Bernard Debré a indiqué qu’avant d’être nommé ministre de la Coopération, il était allé sur le terrain, à Kibuye, à Cyangugu et ailleurs et qu’il avait pu juger le travail effectué par l’armée française et d’autres armées, sénégalaise par exemple, qui lui était apparu remarquable.

M. Bernard Debré a décrit la situation actuelle des Hutus au Rwanda comme plus qu’aléatoire. Il a lu à la Mission une lettre qu’il a reçue le 28 mai 1998 d’un de ses amis résidant au Rwanda. Elle annonçait que Geoffroy Gatera, emprisonné, allait certainement être condamné à mort. Geoffroy Gatera est professeur de chirurgie à Butare. Il a le malheur d’être hutu. Il n’a pas participé aux crimes, mais il fait partie d’une certaine élite hutue qui est actuellement pourchassée.

M. Bernard Debré a estimé que jamais plus les Tutsis n’accepteront une démocratie à l’occidentale, tant ils sont certains de perdre les élections au profit des Hutus. Au Burundi, le major Pierre Buyoya, tutsi, démocratiquement battu aux élections présidentielles par Melchior Ndadaye, a repris le pouvoir après un coup d’Etat. Le Burundi est donc dirigé par un Tutsi minoritaire. Les dirigeants hutus sont considérés comme des "rebelles", alors qu’ils avaient été démocratiquement élus. L’ancien président Melchior Ndadaye, Hutu, a été tué dans un attentat organisé par l’armée burundaise, constituée à 98 % de Tutsis. Cet attentat a été vraisemblablement organisé par le major Bikomagu, actuellement emprisonné.

Cyprien Ntaryamira, Hutu, président du Burundi est mort dans l’attentat du Falcon, Son successeur, Sylvestre Ntibantunganya, Hutu, a été écarté du pouvoir par le major Pierre Buyoya, Tutsi. Au Zaïre, la zone du Kivu dont les habitants sont des Banyamulenge, autre nom pour les Tutsis du Zaïre, est actuellement ratissée par l’armée rwandaise. Il n’est pas exclu qu’elle soit un jour annexée par celle-ci à une fédération tutsie.

Pour terminer, M. Bernard Debré a jugé remarquable le comportement de l’armée française. Elle n’a fait qu’obéir aux ordres des politiques, en particulier ceux de François Mitterrand, chef des Armées. En aucun cas, l’armée française n’a conduit sa propre guerre et n’a outrepassé les instructions politiques qu’elle recevait. M. Bernard Debré a tenu à signaler ce fait, soulignant qu’il était important que les politiques assument leurs responsabilités.

 

Le Président Paul Quilès a rappelé que M. Bernard Debré critiquait dans l’ouvrage qu’il venait de publier le discours de la Baule, en dénonçant une vision occidentale de l’Afrique, qui ne tenait pas compte de son absence de tradition démocratique. Il a estimé que la conception de M. Bernard Debré reflétait une vision fataliste, selon laquelle la démocratisation est impossible, au moins dans la région des Grands Lacs où le principe " un homme, une voix " ne serait pas applicable.

Le Président Paul Quilès a émis des doutes sur les deux solutions proposées par M. Debré, à savoir la partition, qui a été déjà appliquée en ex-Yougoslavie sans résultat brillant, et la tutelle de l’ONU, qui rappellerait les temps de la colonisation.

 

M. Bernard Debré s’est déclaré avoir été très frappé, en étudiant l’histoire du Rwanda, par la volonté absolue d’y transposer la conception occidentale de la démocratie, qu’il partage au demeurant, et qui est fondée sur le principe démocratique " un homme, une voix ".

Il a souligné toutefois que cette conception, appliquée au Rwanda dès 1959, a été à l’origine de toute une série de génocides qui ont fait au total plus de deux millions de morts.

M. Bernard Debré a évoqué l’éventualité d’une partition du Rwanda. Il a rappelé qu’en ex-Yougoslavie, avec la même haine et les mêmes atrocités, il a été convenu de procéder à un partage entre les différentes ethnies et a jugé cette solution peu glorieuse, tant pour les Yougoslaves, que pour les Occidentaux ou l’ONU. Cette solution, évoquée par Arap Moi, le président du Kenya et certains hommes politiques, ne peut être considérée comme bonne, car ce serait reconnaître l’impossibilité de vivre ensemble. Une autre solution aurait été de profiter de la présence de l’ONU au Rwanda pour essayer de conduire ce pays vers une démocratisation.

M. Bernard Debré a souligné que l’on se posait beaucoup de questions sur la démocratisation des petits pays pauvres et faibles et que l’on s’en posait moins sur les plus grands qui n’ont pas de démocratie du tout. La question n’est pas posée pour la Chine, le Vietnam et le Cambodge, mais principalement pour les pays africains qui sont petits et pauvres et auxquels on aime donner des leçons.

M. Bernard Debré s’est déclaré horrifié par les deux millions de morts au Rwanda, mais il a estimé qu’ils s’expliquent en partie par le fait que les Occidentaux ont voulu imposer leur idéal sans précautions. Or, le chemin vers la démocrate prend un peu plus de temps que celui de trois ou quatre paroles lancées dans un discours.

 

M. François Lamy a relevé que M. Bernard Debré avait mélangé dans son récent livre et son intervention les faits, ses analyses et ses convictions.

Il a regretté, par ailleurs, que la France n’ait pas participé au règlement du problème des réfugiés et estimé que, si elle l’avait fait, entre 1975 et 1990, cela aurait éliminé une des causes fondamentales de la crise.

Il a demandé à M. Bernard Debré quelles étaient ses sources concernant les faits relatifs à l’attentat du 6 avril 1994, alors qu’il n’y a pas eu d’enquête officielle.

Enfin, il a demandé à M. Bernard Debré si les missiles avaient bien été tirés de la colline de Masaka qui était contrôlée par la garde présidentielle.

 

M. Bernard Debré a rappelé que le problème des réfugiés était d’une extrême complexité. Il existait des réfugiés rwandais tutsis en Ouganda depuis 1959, des réfugiés hutus burundais au Rwanda, des réfugiés rwandais tutsis au Kivu. Il aurait fallu organiser une grande négociation avec l’ensemble des pays concernés : le Zaïre, l’Ouganda, le Rwanda, le Burundi, ainsi que la Tanzanie où étaient présents également de nombreux réfugiés.

Il a toutefois souligné qu’il n’avait pas trouvé une grande volonté politique de la part des chefs d’Etat africains pour régler cette question, car ils avaient à gérer le quotidien. En réalité, il n’y avait pas de vision d’avenir. Au yeux de M. Bernard Debré, le seul qui semblait en avoir une, critiquable ou pas, était François Mitterrand qui connaissait parfaitement ces régions et avait une vraie politique africaine. M. Bernard Debré a déclaré avoir, à certains moments, partagé les opinions de M. François Mitterrand ; à d’autres, les avoir combattues.

Il a estimé qu’il était très difficile de mener une politique à l’égard de la question des réfugiés parce qu’il aurait fallu une réelle volonté d’aboutir de part et d’autre.

S’agissant des missiles, M. Bernard Debré a relaté qu’il avait, en tant que ministre, demandé à connaître un certain nombre d’informations et qu’on lui a montré des dépêches du Quai d’Orsay, relatives notamment à la conférence de Dar-es-Salam.

Des écoutes téléphoniques du ministère ont prouvé que l’ordre de marche du FPR avait été lancé dès le matin du 6 avril. Il lui a même été précisé que ces écoutes avaient été décryptées dès le 6 avril, mais qu’elles n’avaient été portées à la connaissance des autorités compétentes que le 7 ou le 8 avril. M. Bernard Debré a déclaré que la certitude qu’il avait n’était que la sienne propre.

Les missiles n’ont pas pu être tirés par la garde présidentielle, ni par les FAR auxquels l’armée française n’a jamais donné de SAM-16. Le général Quesnot a apporté la preuve devant la Mission que des missiles SAM-16 avaient été utilisés dès 1992-93 par le FPR. Les FAR ne disposaient pas de ces missiles.

A l’époque, personne ne se posait de questions sur la responsabilité de l’attentat. La responsabilité du FPR ne faisait pas de doute, il suffit de relire les titres des journaux de cette période.

 

M. Bernard Cazeneuve a demandé à M. Bernard Debré comment il expliquait que des études plus sérieuses n’aient pas été menées.

 

M. Bernard Debré a rappelé qu’il paraissait alors évident pour tout le monde que le FPR avait tiré ces missiles SAM et qu’ils étaient vraisemblablement d’origine américaine et non pas française.

Il a estimé que c’était à l’ONU, qui se trouvait alors sur place, de mener une enquête et non à l’armée française.

 

M. François Lamy a rappelé que l’avion était tombé dans la propre résidence du président Habyarimana, contrôlée par les forces de l’armée rwandaise et par la garde présidentielle et que l’on pouvait dès lors logiquement s’interroger sur l’identité de ceux qui ont fourni les numéros des missiles. Il a rappelé qu’à partir du 14 avril 1994, il n’y avait plus un seul militaire français au Rwanda.

 

M. Bernard Debré a déclaré que ses services lui avaient même affirmé qu’il manquait un chiffre au numéro d’immatriculation des missiles, que ceux-ci n’étaient pas d’origine française, mais vraisemblablement américaine.

 

M. Jean-Claude Lefort a rappelé que l’attentat avait coûté la vie à trois Français et il a demandé à M. Bernard Debré s’il avait sollicité une commission d’enquête.

Il a précisé qu’il avait été affirmé que c’était non pas l’axe de la piste d’atterrissage qui avait été modifié à la demande du FPR, comme l’a affirmé M. Debré, mais simplement l’approche.

 

M. Bernard Debré a déclaré qu’il s’était sans doute fait mal comprendre. Sur toute piste, il y a deux axes d’approche et le FPR avait demandé qu’un seul axe soit utilisé pour que les avions ne passent pas au-dessus de l’Assemblée nationale où ses troupes étaient casernées. On a donc modifié l’axe d’approche habituel, simplement parce que le FPR l’avait demandé.

Cette modification peut s’expliquer soit par une crainte réelle d’être bombardé, soit parce qu’ils préparaient déjà l’attentat.

M. Bernard Debré a précisé qu’il n’avait pas demandé de commission d’enquête pour une raison relativement simple : le problème de l’indemnisation des femmes des pilotes tués devait être réglé dans des délais rapides et la mise sur pied d’une commission d’enquête aurait retardé cette procédure sans rien apporter au fond puisque la responsabilité du FPR semblait une évidence à l’époque.

M. Bernard Debré n’a pas exclu que cette absence de demande ait constitué une erreur. Mais il a rappelé qu’il était préoccupé à l’époque par le règlement du conflit entre Hutus et Tutsis du Burundi, auquel il consacrait beaucoup de temps. Il y avait alors une haine épaisse et épouvantable entre eux et il a consenti beaucoup d’efforts pour faire signer un traité de paix qui n’a cependant pas donné les résultats escomptés.

 

M. Pierre Brana a demandé comment les services français avaient pu reconstituer les numéros de série des SAM-16, alors même que l’on ignore si des débris de SAM-16 ont pu être récupérés.

 

M. Bernard Debré a déclaré que les informations dont il avait fait état à ce sujet lui avaient été communiquées par ses services, mais qu’il ignorait leurs sources.

 

M. Bernard Cazeneuve a rappelé que M. François Léotard avait déclaré devant la Mission qu’il ne disposait d’aucune information précise sur les missiles utilisés lors de l’attentat et s’est demandé comment M. Bernard Debré, qui n’était pas ministre au moment des faits, pouvait disposer de plus de renseignements que le ministre de la Défense de l’époque.

Une explication serait que le ministère de la Coopération et l’assistance militaire technique jouaient un rôle particulièrement important dans la gestion de la crise rwandaise et disposaient d’informations que le ministère de la Défense n’avait pas. Une telle hypothèse, selon M. Cazeneuve, serait de nature à susciter des interrogations sur le fonctionnement global de notre administration.

M. Bernard Cazeneuve a, par ailleurs, noté que les certitudes de l’époque s’étaient depuis lors pour le moins effritées. Il a demandé à M. Debré les raisons de cette remise en cause et pourquoi lui-même semble y échapper ?

 

M. Bernard Debré a mis en avant le travail de recherche personnelle qu’il a accompli pour écrire son livre et les questions qu’il a pu poser à cette occasion.

 

M. François Loncle a souligné que M. Bernard Debré était la première personne entendue par la mission à avoir des convictions aussi établies sur l’affaire de l’attentat. Ces convictions tranchent par rapport aux réponses évasives ou au refus de répondre de tous les autres, c’est-à-dire des ministres, des conseillers, des militaires. Il a demandé à M. Bernard Debré comment il expliquait cet embarras et s’il fallait, par exemple, l’imputer au fait que les Etats-Unis avaient dans cette affaire joué un rôle plus ou moins équivoque.

 

M. Bernard Cazeneuve a fait valoir que l’autisme n’était pourtant pas la caractéristique principale de tous les responsables politiques qui n’écrivent pas de livres.

 

M. Bernard Debré a rappelé qu’il avait un langage un peu direct, de chirurgien, et que cela lui avait été longtemps reproché.

Il s’est déclaré épouvanté par le génocide. Il a évoqué la mémoire d’un de ses infirmiers-anesthésistes tutsis, qui l’assistait lorsqu’il opérait à Abidjan et qui a été tué par les Hutus lorsqu’il est rentré chez lui. L’ONU a été mise en accusation. Mais l’ONU ne représente que la somme des erreurs et des incapacités des Occidentaux et non une entité en elle-même. Il est honteux de se dire, que, là-bas, on a laissé faire cela, mais nul ne songe à expliciter ce " on ", si ce n’est pour renvoyer la responsabilité sur les autres.

M. Bernard Debré a estimé que l’histoire du génocide est également l’histoire des incapacités, de l’arrogance, des prétentions, de la volonté des Occidentaux de ne rien faire ou de donner des leçons. Quand il fallait être là, l’ONU est parti. Son rôle a été lamentable. Quant à la France, elle a soutenu jusqu’au bout un homme avant de s’apercevoir que ce n’était pas ce qu’il fallait faire. C’est tout cela que M. Bernard Debré a dit avoir voulu dénoncer dans son livre.

 

M. Bernard Cazeneuve a cité un passage du livre de M. Bernard Debré : " D’autres ont refusé de voir la réalité ethnique du Rwanda. Aujourd’hui, encore, beaucoup d’Occidentaux, en particulier ceux qui ne connaissent pas l’Afrique ou ceux qui portent leur idéologie comme œillères, prétendent que le fait ethnique n’a jamais existé au Rwanda, les prétendues différences ayant été créées de toute pièce par les envahisseurs blancs, par commodité ou par perversité. "

Il lui a ensuite demandé s’il pensait, dans son analyse de l’histoire du Rwanda et des déchirements des années 1990 à 1994, qu’il existait une prédominance de la dimension ethnique sur le conflit politique.

M. Bernard Cazeneuve a par ailleurs rappelé que M. Bernard Debré portait un jugement très sévère sur les accords d’Arusha dont il estime dans son livre " qu’il étaient, comme on s’en rendra compte malheureusement trop tard, d’une stupidité à toute épreuve ".

Il s’est demandé comment il était possible de défendre à la fois une thèse selon laquelle le discours de la Baule, réaffirmant le principe " un homme, une voix ", est une absurdité dans un pays où la dimension ethnique du conflit est à ce point forte, et, en même temps, regretter la conclusion d’accords dont le but était quand même de faire tomber ces tensions ethniques pour permettre à un processus de démocratisation politique de s’enclencher.

M. Bernard Cazeneuve a cité le jugement émis par M. Bernard Debré sur l’opération Turquoise, à la page 194 de son livre : " Si l’opération Turquoise avait été étendue à tout le pays, elle aurait pu ramener le calme. Accompagnée d’une identification des coupables du génocide et de leur punition, elle aurait permis de restaurer un état de droit légitime. C’était la volonté de François Mitterrand, mais on ne peut aller contre le cours de l’histoire. Au lieu de cela, l’opération n’a été en fin de compte que poudre aux yeux et pis-aller. Pourquoi une petite partie du territoire ? Pourquoi rester si peu de temps ? Pourquoi laisser courir les assassins ? "

M. Bernard Cazeneuve a demandé s’il fallait interpréter ce jugement comme donnant raison au président François Mitterrand qui voulait une opération sur la totalité du territoire, contre M. Edouard Balladur. Le but aurait pu être alors de punir, sanctionner, arrêter un certain nombre d’auteurs du génocide.

 

M. Bernard Debré a estimé que le drame du Rwanda vient en partie de ce qu’il n’existe dans ce pays que deux ethnies, si l’on met à part les Twas qui ne représentent que 1 % de la population. En Côte d’Ivoire, par exemple, cohabitent soixante ethnies et c’est le cas dans beaucoup de pays africains, ce qui permet de créer une notion de nation.

Au Rwanda et au Burundi, malheureusement, le fait ethnique a primé sur le fait national. Les génocides ont commencé dès 1959 parce que c’est à cette époque que le fait ethnique s’est imposé et radicalisé.

Grégoire Kayibanda, le premier Président de la République, a contribué à ethniciser la vie politique au Rwanda. Quand Juvénal Habyarimana a pris le pouvoir, il a, au départ, renversé cette tendance. Pendant un certain temps, on lui en a rendu grâce. Mais, très rapidement, du fait de difficultés politiques et économiques, il a fallu trouver un bouc émissaire et il a repris une politique d’ethnicisation.

M. Bernard Debré a indiqué avoir constaté, avant 1994, que les barrières ethniques avaient commencé à être transcendées au Rwanda du fait de la propagation du SIDA, qui touchait 30 % de la population et qui suscitait un fort courant d’humanisme.

Mais, en janvier 1994, il ne fallait pas être grand clerc pour imaginer qu’un nouveau génocide se préparait. Les préfets, les bourgmestres, fourbissaient leurs armes. C’est la raison pour laquelle lorsque l’attentat a été programmé, Paul Kagame a décidé de faire manœuvrer rapidement, dès le 6 avril au matin, l’armée du FPR vers Kigali, pour éviter, autant que possible, trop de morts tutsies. On savait qu’en cas de déstabilisation, provoquée par la mort du président Habyarimana, par exemple, il y aurait un cataclysme anti-tutsi.

M. Bernard Debré a déclaré en vouloir à l’ONU parce qu’elle était présente au moment où les assassins agissaient et qu’elle n’a rien fait pour les empêcher de commettre leurs crimes sous prétexte qu’elle intervenait au titre du chapitre VI et non du chapitre VII de la Charte.

Au Burundi, quelque temps auparavant, un major tutsi, Pierre Buyoya, avait décidé de démocratiser son pays et d’organiser des élections présidentielles. Bien qu’il fût tutsi, c’est-à-dire appartenant à une minorité ethnique, il croyait gagner ces élections, car c’était, a souligné M. Bernard Debré, un très bon président. Mais il a été battu par le vote ethnique.

Les drames se sont succédés à partir de l’assassinat de Melchior Ndadaye par l’armée qui était à 98 % composée de Tutsis et Buyoya a fini par reprendre le pouvoir par la force.

Il faut bien comprendre que les Tutsis ne voulaient pas d’élections car elles signifiaient pour eux le retour des massacres, alors que le Président Habyarimana y était favorable, car il était certain de les remporter. Les accords d’Arusha constituaient une solution stupide car ils ne réglaient le problème que temporairement, pour deux, trois ou quatre ans, pendant lesquels on aurait pratiqué la politique de l’autruche. Il était certain qu’une fois que les Hutus auraient remporté les élections, on allait assister à un nouveau génocide contre les Tutsis.

Sur le papier, les accords d’Arusha étaient satisfaisants, mais dans la réalité ils n’avaient pas d’avenir. Mais M. Bernard Debré a reconnu qu’il n’avait pas de solution miracle à proposer en échange.

M. Bernard Debré a rappelé la logique de M. François Mitterrand qui considérait qu’il fallait profiter du mandat de l’ONU pour sécuriser la totalité du Rwanda, si l’on voulait que l’intervention française soit vraiment utile. Il a déclaré qu’il était d’accord avec cette logique, à cela près qu’elle recelait une grande ambiguïté : elle impliquait de revenir à la logique du plus grand nombre et de réinstaller les Hutus au pouvoir.

M. Bernard Debré a insisté sur le fait que M. François Mitterrand considérait qu’il fallait châtier les coupables, non seulement parce qu’il y avait eu un génocide, mais aussi parce que sa confiance avait été trahie. Il estimait que le maintien des Hutus au pouvoir était dans la logique démocratique mais qu’il fallait les aider à démocratiser ce pouvoir. Il avait dès lors le sentiment d’avoir été trahi par Habyarimana qui avait souvent demandé de l’aide contre les extrémistes tutsis et hutus. Certains pensent que les Interahamwe sont responsables du génocide, d’autres disent qu’Agathe Habyarimana en était la cheville ouvrière. M. Bernard Debré a considéré que le principal responsable était le Président Habyarimana qui avait fait preuve d’une duplicité extrême en demandant une protection extérieure afin de pouvoir organiser des élections qu’il comptait remporter, tout en préparant le génocide en cas de " coup dur ".

M. Bernard Debré a estimé que l’opération Turquoise avait été ambiguë, même si elle avait permis de sauver des milliers de hutus et de tutsis. Pour un humaniste, un chirurgien, toute victoire sur la mort est une grande victoire. Sauver dix, vingt, trente ou quarante mille personnes, c’est merveilleux. Mais cette opération a servi également à évacuer toute la famille Habyarimana qui n’en méritait peut-être pas tant.

 

M. Pierre Brana a rappelé que, dans son livre, M. Bernard Debré commentait ainsi la création par la femme du Président, en décembre 1990, du journal " Kangura " (" Réveillez-le ! "): " Kangura devient peu à peu une référence : il suffit qu’un responsable politique soit pris à partie dans ses lignes pour se voir démis de ses fonctions, écarté ou emprisonné ". C’est " Kangura ", notamment, qui a publié les dix commandements du Hutu, " manifeste ", particulièrement raciste. Il s’est demandé si une telle attitude du pouvoir n’était pas la preuve que le président Habyarimana s’était aligné sur la ligne politique de cette publication mensuelle à base raciste.

Rappelant que M. Bernard Debré estimait qu’avec la création de " Radio mille collines " au milieu 1993, le racisme était devenu idéologie d’Etat et qu’à cette époque la politique de la France aurait dû logiquement évoluer, non en changeant de camp, mais tout au moins en associant aux impératifs de démocratisation une exigence de respect élémentaire des droits de l’Homme, M. Pierre Brana lui a demandé s’il pensait que la France avait manqué l’occasion de modifier son attitude, alors qu’elle aurait dû le faire et quelles orientations de politique il aurait fallu suivre.

 

M. Bernard Debré a confirmé que " Kangura " était d’un racisme extraordinaire, mais que ce racisme des hutus vis-à-vis des tutsis n’était pas, à proprement parler, une nouveauté : il faudrait aussi évoquer, par exemple, les années 1964 ou 1973.

 

M. Pierre Brana a estimé que les dix commandements hutus constituaient une expression extrême du racisme.

 

M. Bernard Debré a répondu qu’il en était de même pour le manifeste des hutus en 1962 et le manifeste des tutsis en 1959. A partir de 1990, avec l’avancée des troupes ougando-FPR vers Ruhengeri, il y a eu un véritable affrontement entre les deux ethnies. La vindicte des hutus à l’encontre des tutsis surnommés " les cafards " était extrême. Ces derniers étaient dénoncés et tués. Le génocide a véritablement commencé en 1990.

M. Bernard Debré a fait observer qu’au cours des années 1990 à 1993 il aurait été préférable, même si certains assurent que ce fut fait, d’assortir notre coopération militaire, économique, culturelle d’un certain nombre de conditions. En effet, la France n’était pas obligée de coopérer et pouvait soumettre son aide à des exigences. M. Bernard Debré a reconnu que lui-même, comme ministre de la Coopération, ne l’avait pas toujours fait mais estimé, à la lumière des événements, qu’il aurait sans doute été bon d’avoir davantage d’exigences, au Rwanda comme ailleurs.

 

Le Président Paul Quilès a souligné que des documents prouvent que des pressions ont été exercées dans le sens indiqué par M. Bernard Debré, même s’il est possible de juger a posteriori qu’elles furent insuffisantes.

 

M. Bernard Debré a jugé que la France n’avait certainement pas été assez ferme. Il était très facile de dire : " j’aimerais que... ", tout en continuant, malgré tout, à fournir de l’aide.

 

M. Jacques Myard s’est interrogé sur l’existence d’une solution alternative aux accords d’Arusha, ainsi que sur la possibilité, compte tenu de la situation interne du Rwanda et des circonstances internationales, d’aller plus loin.

 

M. Bernard Debré a précisé qu’il n’était pas lui-même favorable à l’extension de Turquoise, mais qu’il y avait eu débat à ce sujet, que c’était dans la logique du président Mitterrand, mais pas dans celle d’Edouard Balladur. L’ambiguïté a consisté à monter une opération française sur une partie du territoire pour sauver des vies. On peut regretter qu’elles n’aient pas été plus nombreuses à être sauvées.

M. Bernard Debré a jugé que les accords d’Arusha étaient un peu un marché de dupes. D’un côté, il ouvraient une perspective magnifique parce qu’ils constituaient une promesse de cesser les massacres. La guerre civile et le génocide qui se préparaient étaient arrêtés et on pouvait enfin vivre normalement sous la protection de l’ONU. Mais, de fait, les massacres étaient inscrits dans les suites de ces accords, car personne en réalité n’acceptait la condition nécessaire au succès de leur mise en oeuvre qui devait être le recours aux élections selon le principe " un homme, une voix ".

M. Bernard Debré n’a pas proposé de solution alternative. Peut-être que l’ONU aurait dû rester un peu plus longtemps, agir un peu plus fermement, dès lors qu’il y avait un accord des parties pour qu’elle puisse rester.

 

Audition du Général Philippe MERCIER

Chef du Cabinet militaire du Ministre de la Défense
(24 mai 1994-31 août 1995)

(séance du 3 juin 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

Accueillant le Général Philippe Mercier, le Président Paul Quilès a tout d’abord indiqué qu’il avait été chef du cabinet militaire du Ministre de la Défense de mai 1994 à août 1995, et qu’il était donc en poste au moment de la préparation et du lancement de l’opération Turquoise. Il a estimé que son intervention constituait un témoignage très utile et complémentaire d’autres témoignages, notamment en ce qui concerne les réflexions préalables sur la nature, la définition et le dimensionnement de cette opération. Il a également considéré que la mission entendrait avec intérêt son analyse de la situation au moment du retrait et de la relève des forces de l’opération Turquoise.

 

Le Général Philippe Mercier a confirmé qu’il avait effectivement été, dans la période évoquée, chef du cabinet militaire du Ministre de la Défense, M. François Léotard. Il a rappelé que le chef du cabinet militaire du Ministre participe à la gestion politico-militaire des crises, informe le Ministre de l’évolution de la situation ainsi que des options militaires préparées par l’état-major des armées et participe aux cellules de crise qui se tiennent au Quai d’Orsay. Il a fait observer qu’à l’époque, le chef de cabinet militaire participait au conseil restreint qui avait lieu sous la présidence du Premier Ministre.

Le Premier Ministre avait fixé de façon très stricte le cadre de l’opération Turquoise. Il voulait qu’elle ait lieu dans le cadre d’un mandat international, ce qui a été obtenu avec la résolution 929 du Conseil de Sécurité des Nations-Unies du 22 juin ; il tenait à la participation d’autres pays, ce qui a été obtenu puisque sept contingents africains y ont participé ; il souhaitait que l’opération soit purement humanitaire ; il demandait que cette intervention soit limitée à deux mois, à l’issue desquels la MINUAR, présente sur le terrain, devait prendre la relève ; enfin il avait vivement insisté pour que l’engagement des forces françaises au Rwanda soit progressif, limité, et, pour chacune des étapes, contrôlé par les autorités politiques françaises.

Reprenant les termes de la résolution 929, le Général Philippe Mercier a précisé que la mission visait à mettre fin aux massacres partout où cela était possible, éventuellement par la force et qu’elle avait été placée sous le régime du chapitre VII de la Charte de l’ONU. Il a rappelé qu’au moment du déclenchement de l’opération Turquoise et à la demande du Gouvernement, il avait reçu deux représentants du FPR auxquels il avait expliqué les buts que poursuivait la France et les modalités selon lesquelles cette opération se déroulerait. Ces deux représentants n’ont pas été convaincus, bien que l’entretien ait duré plus de deux heures et qu’il ait répondu à toutes les questions posées.

S’agissant de l’opération, il en a souligné le caractère exemplaire à bien des égards, en raison non seulement de l’exploit technique consistant à projeter 3 000 hommes et 700 véhicules en plein coeur de l’Afrique en si peu de temps, mais de la façon dont le commandement de Turquoise a eu le mérite de définir le cadre réel de l’action et d’adopter une idée de manoeuvre conforme à ce que souhaitaient les autorités politiques. Il a relevé que l’opération se situait dans un cadre particulièrement inhabituel, sans connaissance de la portion du territoire rwandais sur laquelle elle s’engageait, qu’elle ne devait pas s’impliquer dans les combats, mais visait à protéger les populations, éventuellement par la force.

Le commandant de Turquoise a procédé, comme le souhaitait le Premier Ministre, de façon progressive, en effectuant des reconnaissances, puis il a choisi de créer " la zone humanitaire sûre sous protection Turquoise ". Les délimitations de cette zone avaient l’avantage d’être adaptées aux possibilités des forces et d’être vierges de tout affrontement militaire étant donné qu’aucune unité du FPR ne s’y trouvait. Mais, après avoir défini cette zone humanitaire sûre, le commandant de Turquoise a dû faire respecter son intégrité au plan militaire, en interdisant les tentatives d’incursions du FPR, au demeurant limitées, qui ont été soit contrôlées, soit contrées par les forces françaises.

Au-delà du plan militaire, l’opération visait à protéger les populations, à favoriser la reconstitution des services publics rwandais dans certaines zones, à extraire les personnels menacés, à distribuer l’aide alimentaire et à assurer la protection des camps.

Le Général Philippe Mercier a remarqué qu’à partir du 20 juillet, date d’un cessez-le-feu de facto du FPR, l’opération était devenue à dominante humanitaire, en liaison étroite avec les organisations non gouvernementales. Il a rappelé que les règles d’engagement et de comportement dans ce genre d’opération revêtaient une importance considérable et nécessitaient, sur l’ensemble du théâtre, une cohérence de comportement de tout le personnel, dans le respect de l’esprit de la mission. Malgré un cadre flou à tous les niveaux, chacun devait connaître les limites et les marges d’initiative qui étaient consenties. A cet égard, des dispositions très claires et très précises avaient été données sur l’attitude à adopter vis-à-vis des forces armées rwandaises, des forces du FPR et des milices.

 

Le Président Paul Quilès a fait observer que certains membres d’organisations humanitaires, comme le Docteur Bradol, entendu la veille, avaient considéré que l’opération Turquoise n’aurait pas dû être une opération humanitaire car le drame était d’une telle ampleur que le Rwanda avait besoin d’autre chose. Selon eux, une opération de neutralisation des auteurs du génocide et des assassins aurait été nécessaire. Il a alors demandé au Général Philippe Mercier ce qu’il pensait de cette thèse et de la situation qui prévalait au Rwanda au second trimestre 1994.

Estimant qu’en dehors des objectifs de recherche de la vérité, la mission avait certainement aussi une vertu pédagogique, M. René Galy-Dejean a jugé que les fantasmes apparus à propos du rôle de la France résultaient, dans de nombreux cas, de l’ignorance des faits ou d’une méconnaissance des problèmes, et que, par conséquent, il conviendrait de montrer que certaines idées méritaient d’être corrigées.

Il a rappelé que le Docteur Bradol, représentant de MSF, reprochait à Turquoise d’être restée " neutre " et considérait cette neutralité comme une erreur majeure.

Il a souhaité prolonger la question du Président en demandant au Général Philippe Mercier si l’opération Turquoise aurait dû, comme MSF paraissait le penser, empêcher totalement le génocide, c’est-à-dire désarmer les belligérants puisque le génocide était dû à la présence de factions armées, et occuper la totalité du Rwanda, village par village, quartier par quartier pour procéder à ce que le Président a appelé la " neutralisation " et qu’il a qualifié de " désarmement ". Il lui a également demandé, à condition que les règles internationales d’intervention dans un pays souverain le permettent, ce qu’aurait représenté l’interdiction du génocide en termes de moyens militaires dans les conditions d’occupation totale du Rwanda et de désarmement des belligérants qu’il venait d’évoquer ?

 

Le Général Philippe Mercier a tout d’abord estimé que la réponse, qu’il ne souhaitait pas esquiver, dépassait le cadre des responsabilités du chef d’état-major de l’Armée de terre, et même des armées dans leur totalité, puisqu’elle posait le problème du droit d’ingérence.

Il a considéré que, si la communauté internationale avait souhaité conduire une opération qui n’était pas seulement humanitaire, comme dans le cas de Turquoise, ni de maintien ou de rétablissement de la paix, mais d’imposition de la paix, il aurait d’abord fallu qu’elle s’en donne les moyens. Une telle opération dans un pays de petite taille au relief très tourmenté, où la densité de population est égale à celle de la Belgique, où il y a des maisons partout et où l’habitat est très dispersé, et dans la mesure où les combats et les massacres avaient lieu sur tout le territoire, aurait nécessité -en première analyse- au moins de 40 à 50 000 hommes. Il a ajouté qu’il était déjà un peu tard pour mettre fin aux massacres au moment où la décision a été prise et qu’il aurait fallu la prendre plus tôt, sans doute au mois d’avril.

Il a estimé que les ONG faisaient un mauvais procès en prétendant que l’opération Turquoise avait été neutre. Certes, elle l’a été dans son comportement, comme cela a été souhaité et décidé vis-à-vis du FPR, dans les cas où il ne cherchait pas à entrer dans la zone humanitaire sûre. Elle a été neutre vis-à-vis des forces armées rwandaises constituées, car c’était encore l’armée d’un pays souverain. Le contingent Turquoise n’avait pas les moyens de s’opposer aux mouvements des forces armées rwandaises. Mais tout ce qui était incontrôlé, quel que soit le parti d’appartenance, et tous les miliciens ont été désarmés. Les barrages ont été désorganisés.

Il a rappelé que si, dans les premiers jours de l’opération, le grand camp tutsi de Nyarushishi près de Cyangugu avait été sécurisé, c’est bien parce que la présence française y avait rapidement fait régner l’ordre. Les exemples de ce type ne manquent pas. Les instructions étaient très strictes quant à l’attitude à avoir envers tous les éléments incontrôlés, car il faut se souvenir de la position de la communauté internationale qui était extrêmement réservée à l’époque à l’égard de cette intervention humanitaire.

Il a fait observer que, lors de l’entretien avec les deux représentants du FPR, les questions posées exprimaient la crainte d’une opération " cheval de Troie ", ou d’une reconquête de Kigali, et que, malgré le rappel du mandat de la communauté internationale, ces représentants étaient persuadés qu’on allait faire la guerre chez eux, surtout en considération de l’arrivée d’équipements lourds. Il leur a expliqué que le mandat des Nations Unies prévoyait un " éventuel recours à la force ", dans la mesure où les FAR et les miliciens incontrôlés étaient armés, et où le FPR voulait entrer, également armé, dans la zone humanitaire sûre. Il a expliqué que la France avait une certaine expérience des interventions humanitaires avec le Cambodge, la Somalie et la Bosnie. Il a également rappelé que, dans les opérations humanitaires les plus désintéressées, qui constituent l’aspect nouveau de la gestion contemporaine des crises, les belligérants armés peuvent prendre à partie ceux qui agissent sur le terrain et qu’il est extrêmement difficile de faire face à ce type de situation. Le fait d’être armé ne traduisait pas une intention de reconquête du Rwanda.

 

M. René Galy-Dejean a souligné l’importance de la réponse fournie par le Général Philippe Mercier. Il a estimé que le Docteur Jean-Hervé Bradol devait savoir que pour obtenir ce qu’il souhaitait, et qu’il a reproché à la France de ne pas avoir recherché, il eût fallu envoyer au Rwanda de 40 à 50 000 hommes alors qu’il a été difficile de mobiliser 15 000 hommes pendant la guerre du Golfe.

 

Le Président Paul Quilès a rappelé, sans se faire l’avocat de personne, que le Docteur Bradol avait souligné que la France n’était peut-être pas le pays le mieux placé pour entreprendre l’opération Turquoise, que la communauté internationale aurait dû le faire et qu’il imputait à cette dernière la responsabilité de l’inaction face au génocide. Il a par ailleurs précisé que, lors d’un entretien téléphonique qu’il avait eu la veille avec M. Boutros Ghali, celui-ci lui avait indiqué qu’il ne pourrait pas venir devant la mission pour des raisons juridiques, liées au fonctionnement de l’ONU, mais qu’il était par contre prêt à lui donner par écrit des informations, dont certaines déjà fournies portent sur l’attitude des Etats-Unis et le blocage imposé à l’organisation mondiale. Une directive présidentielle américaine, appliquée pour la première fois lors de la crise rwandaise, expliquerait la non-participation américaine.

Il a fait observer que le refus d’engager une opération lourde relevait de la responsabilité de la communauté internationale, plus exactement de l’ONU et notamment des Etats-Unis qui ont bloqué les initiatives en ce sens, pour des raisons d’ordre psychologique et financier.

 

Le Général Philippe Mercier a rappelé que les Etats-Unis, à l’époque, sortaient de la crise somalienne et a estimé qu’ils mettront longtemps à vouloir s’intéresser de nouveau à des opérations de rétablissement ou d’imposition de la paix, ainsi que l’a bien montré leur engagement très tardif sur le théâtre de Bosnie-Herzégovine.

 

M. Jacques Myard a souligné que les critiques relatives à l’opération Turquoise ont été formulées de façon générale : " La communauté internationale n’a pas agi suffisamment, n’est pas intervenue, n’a pas neutralisé, etc. ". Rappelant que le Général Philippe Mercier avait indiqué que les forces françaises avaient sécurisé un camp tutsi, et même plusieurs, il a émis la suggestion que le rapport de la mission rappelle la chronologie diplomatique et celle de l’intervention des forces

 

M. Jean-Louis Bernard a souhaité avoir des précisions sur les membres du FPR que le Général Philippe Mercier avait rencontrés, leur niveau de responsabilités, les conclusions des entretiens et l’évolution de leurs convictions.

 

Le Général Philippe Mercier a indiqué qu’il ne se souvenait pas de leurs noms. Il s’agissait de représentants d’un bon niveau, âgés de 30-35 ans, comme dans l’équipe de Paul Kagame. Il avait trouvé des interlocuteurs extrêmement attentifs qui avaient posé des questions nombreuses et précises, allant toujours dans le sens précédemment indiqué : " N’avez-vous pas l’intention de reconquérir le Rwanda ? Ne venez-vous pas soutenir les forces armées rwandaises en débandade ? ". Il a souligné qu’à son avis, il ne les avait pas convaincus et a rappelé qu’il avait eu le sentiment qu’ils étaient repartis sceptiques.

 

M. Bernard Cazeneuve a souhaité savoir si les émissaires du FPR avaient demandé quelles mesures la France entendait prendre pour empêcher les massacres de Tutsis. S’interrogeant sur la position du FPR au moment de l’opération Turquoise, il a remarqué qu’il n’avait pas demandé d’action plus énergique pour éviter les massacres de Tutsis et qu’il semblait essentiellement préoccupé des incidences politiques que pourrait avoir notre intervention, plus que de son incidence humanitaire.

 

Le Général Philippe Mercier a indiqué que ce qui venait d’être dit lui semblait bien résumer la teneur de la conversation qu’il avait eue. Les préoccupations des représentants du FPR étaient avant tout politiques et il n’y a pas eu, de leur part, de demande de secours dans tel ou tel camp regroupant des Tutsis.

 

M. Bernard Cazeneuve a demandé des précisions sur la date de cet entretien.

 

Le Général Philippe Mercier a répondu qu’il lui faudrait vérifier. Il a rappelé que les massacres avaient commencé le 7 avril, que l’entretien s’était déroulé début juillet, au moment où se mettait en place l’opération Turquoise.

 

M. Bernard Cazeneuve a fait observer que les interlocuteurs du général Philippe Mercier s’étaient comportés en stratèges politiques et militaires, et a souhaité savoir si les considérations humanitaires qui auraient pu inspirer leur démarche, compte tenu de l’ampleur des massacres, avaient été ou non évoquées ?

 

Le Général Philippe Mercier a répondu que les massacres avaient été évoqués, mais qu’il n’y avait pas eu de demande ou de souci exprimé en matière de protection ponctuelle de tel ou tel camp.

 

M. Bernard Cazeneuve a considéré que les propos suivants auraient pu être tenus, même par des stratèges et des politiques : " Ne vous mêlez pas de la guerre ; laissez-nous franchir un certain nombre d’obstacles militaires pour arriver jusqu’à Kigali, mais partout où vous êtes, faites en sorte que les massacres ne se produisent pas, que les pertes humaines soient les moins nombreuses possibles ".

Le Général Philippe Mercier a souligné que ces considérations n’avaient pas été évoquées de leur part parce qu’il avait indiqué aux représentants du FPR que l’objectif de la France était bien de mettre fin aux massacres.

 

Le Président Paul Quilès a souhaité savoir de quelles sources d’informations le Général Philippe Mercier disposait en tant que chef de cabinet militaire du Ministre de la Défense et ce qu’il savait notamment de la situation des camps de réfugiés.

 

Le Général Philippe Mercier a indiqué que le cabinet du Ministre disposait des sources de la direction du renseignement militaire et des fiches quotidiennes, quelquefois biquotidiennes, établies par les forces sur le terrain, puis synthétisées par l’état-major des armées (EMA). Des informations complémentaires qui venaient des autres services de renseignements étaient traitées au niveau de la cellule de crise qui regroupe au Quai d’Orsay tous les ministères intéressés par la situation dans le pays considéré. Le cabinet avait en outre connaissance des options militaires que transmettait l’EMA. L’une des préoccupations principales de la direction du renseignement militaire et de l’état-major des armées était de connaître l’emplacement des camps les plus menacés puisqu’il s’agissait d’une mission humanitaire qui devait mettre fin à des massacres. Cela n’a d’ailleurs pas été très facile. Au cours de la première phase de reconnaissance, une carte plus précise des camps a permis de répartir les efforts des forces déployées dans les trois groupements au sein de la zone humanitaire sûre.

 

M. Bernard Cazeneuve a demandé des éléments d’information complémentaires sur les circonstances des massacres de Bisesero.

 

Le Général Philippe Mercier a répondu qu’il n’avait pas d’informations à ce sujet.

 

Le Président Paul Quilès a demandé, à propos de l’attentat contre l’avion présidentiel, si dans les semaines qui avaient suivi, le Général Philippe Mercier avait eu communication de documents ou d’informations particulières qui permettaient de privilégier telle ou telle thèse ?

 

Le Général Philippe Mercier a précisé qu’il n’avait pas eu communication de documents permettant de privilégier telle ou telle thèse. A titre personnel, il a estimé que la thèse d’un attentat commis par les forces armées rwandaises lui paraissait insensée.

 

M. Bernard Cazeneuve lui a alors demandé pourquoi cette thèse lui paraissait insensée et, par conséquent, pourquoi l’autre thèse, celle de la responsabilité du FPR, lui paraissait sensée ?

 

Le Général Philippe Mercier a considéré qu’il semblait insensé pour les forces armées rwandaises de déclencher un attentat contre leur Président. Toute thèse consistant à impliquer plus ou moins directement des éléments français dans cet attentat est tout aussi impensable, compte tenu des efforts considérables et constants déployés par la France pour améliorer le fonctionnement de la démocratie au Rwanda, notamment en soutenant l’Etat rwandais tout en exerçant des pressions sur le Président Habyarimana.

 

M. Bernard Cazeneuve a considéré que la fraction la plus extrémiste des FAR aurait pu commettre cet attentat pour des raisons qui tenaient justement au rôle particulier joué par la France dans le cadre de la négociation des accords d’Arusha. Ces accords conduisaient en effet à une démocratisation du régime et privaient ainsi le clan le plus extrémiste, proche du Président Habyarimana, d’un certain nombre de privilèges dont il avait disposé jusqu’alors. Il n’y a donc pas de lien à établir a priori entre la thèse de la responsabilité des FAR et celle d’une participation française à l’attentat. Les extrémistes hutus auraient pu commettre l’attentat contre le Président Habyarimana, justement parce que ce dernier avait été considéré par la partie française comme l’un des éléments les plus favorables à la démocratisation et que la réunion de Dar Es-Salam, qui avait eu lieu la veille, l’avait conduit à rompre avec les extrémistes.

 

Le Général Philippe Mercier a estimé cette thèse cohérente. Il a indiqué que lorsqu’il parlait des forces armées rwandaises, il désignait des personnes fidèles au Président Habyarimana et que les extrémistes ont toujours recours à des moyens extrêmes pour arriver à leurs fins.

 

M. Bernard Cazeneuve a demandé à nouveau au Général Philippe Mercier ce qui, selon lui, militait en faveur de la thèse d’un attentat commis par le FPR.

 

Le Général Philippe Mercier n’a pas souhaité se laisser entraîner dans un débat dont il ne connaissait ni les tenants ni les aboutissants et a rappelé qu’il était convoqué en tant que chef du cabinet militaire de M. François Léotard pour l’opération Turquoise.

 

M. Bernard Cazeneuve a fait néanmoins observer au Général Philippe Mercier qu’il avait émis une hypothèse sur un sujet à l’égard duquel la mission se montrait d’une très grande curiosité chaque fois qu’un interlocuteur l’évoquait et que, même si cet interlocuteur n’était pas directement compétent pour répondre au regard de ce qu’avaient été ses fonctions, la mission désirait en savoir davantage.

 

Le Général Philippe Mercier a indiqué qu’il avait émis une hypothèse concernant une époque pendant laquelle il n’était pas au cabinet de M. François Léotard.

 

M. Charles Cova a observé qu’il s’agissait avant tout d’une interprétation a contrario de M. Cazeneuve et que le Général Philippe Mercier n’avait jamais dit qu’il privilégiait la thèse d’un attentat commis par le FPR.

 

Le Président Paul Quilès a souligné que personne n’avait encore apporté d’éléments permettant de privilégier une thèse, factuellement et objectivement.

Il s’est dit étonné que, sur un attentat commis avec des armements dont l’utilisation paraissait surprenante dans la région et qui avait provoqué la disparition d’un équipage français et de deux chefs d’Etat, puis déclenché des massacres qui se sont transformés en génocide, quatre ans plus tard, on ne sache toujours rien. Chacun présente sa thèse ou son hypothèse, ce qui explique pourquoi le rapporteur poursuit quelque peu ses investigations sur ce sujet.

Evoquant les contacts entre FPR et forces françaises, et les affrontements qui les auraient opposés, M. Michel Voisin a estimé troublant que le FPR ait manoeuvré de nuit, ce qui n’est pas l’habitude des troupes africaines, et s’est demandé si des personnels blancs ne l’auraient pas encadré.

 

Le Général Philippe Mercier a indiqué qu’il n’avait jamais eu d’information à ce sujet. Il savait que les troupes du FPR était très bien entraînées, même à l’infiltration et à l’attaque de nuit. Mais il a précisé qu’il n’avait jamais eu aucune preuve ou suspicion d’une quelconque implication de troupes extérieures encadrant le FPR. Le FPR formait une petite armée expérimentée, courageuse et bien équipée, qui a prouvé ces qualités par la suite. Une partie du FPR a franchi la frontière du Rwanda pour progresser largement vers l’ouest. Les forces armées rwandaises ont subi des pertes effroyables dans leurs combats contre le FPR.

 

M. Jacques Myard a demandé combien d’hommes avaient été perdus par les FAR.

 

Le Général Philippe Mercier a souligné qu’il faudrait faire la somme des pertes subies lors des offensives de 1990, et surtout de juin 1992 et de février-mars 1993, qui ont été contenues par les FAR avec beaucoup de difficultés.

 


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