Mission
dinformation sur le Rwanda

SOMMAIRE DES
COMPTES RENDUS DAUDITIONS
DU 6 MAI 1998 AU 3 JUIN 1998
Pages
Mercredi 6 mai 1998 |
Général Jean VARRET, Chef de la Mission militaire de coopération
(octobre 1990- avril 1993) |
217
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Colonel René GALINIÉ (Gendarmerie), Attaché de défense et Chef de
la Mission dassistance militaire au Rwanda (août 1988-juillet 1991), commandant
lopération Noroît (octobre 1990-juillet 1991, hormis novembre 1990) |
225
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Amiral Jacques LANXADE, Chef détat-major particulier du
Président de la République (avril 1989-avril 1991), Chef détat-major des armées
(avril 1991-septembre 1995) |
229
|
Mardi 12 mai 1998 |
M. Faustin TWAGIRAMUNGU, Premier Ministre désigné par les
accords dArusha, Premier Ministre du Rwanda (juillet 1994-août 1995) |
243
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Mercredi 13 mai 1998 |
M. Robert GALLEY, Ministre de la Coopération (1976-1978 et
1980-1981), Député de lAube |
273
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M. Jean-Michel MARLAUD, Ambassadeur au Rwanda (mai 1993-avril
1994) |
287 |
Mardi 19 mai 1998 |
M. Bruno DELAYE, Conseiller à la présidence de la République
(juillet 1992-
janvier 1995) |
315
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Général Christian QUESNOT, Chef détat-major particulier du
Président de la République (avril 1991-septembre 1995) |
337
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Mercredi 20 mai 1998 |
M. Michel LÉVÊQUE, Directeur des Affaires africaines et
malgaches au ministère des Affaires étrangères (février 1989-mars 1991) |
351
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M. Paul DIJOUD, Directeur des Affaires africaines et malgaches au
ministère des Affaires étrangères (mars 1991-août 1992) |
365
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Mardi 2 juin 1998 |
M. Jean-Hervé BRADOL, médecin responsable de programme à
Médecins Sans Frontières |
389
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M. Bernard DEBRÉ, Ministre de la Coopération (novembre 1994-mai
1995) |
409 |
Mercredi 3 juin 1998 |
Général Philippe MERCIER, Chef du Cabinet militaire du Ministre de
la Défense (24 mai 1994-31 août 1995) |
429
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Audition du Général Jean VARRET
Chef de la Mission militaire de coopération
(octobre 1990-avril 1993)
(séance du 6 mai 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Général Jean Varret a dabord précisé quil avait
été volontaire pour prendre la tête de la Mission militaire de coopération en 1990. Il
a ajouté quissu des troupes métropolitaines, il avait constitué une exception, ce
poste étant traditionnellement confié à un général des troupes de marine. Il a
précisé que, lors de sa nomination, il connaissait lAfrique puisquaprès
avoir été capitaine de troupes parachutistes au Gabon, il avait été, en tant que
colonel, chef des éléments français en Afrique centrale au moment difficile des
relations conflictuelles avec la Libye, et chargé du " démontage "
de lopération Manta au Tchad, puis des opérations daide à larmée
tchadienne et quà ce poste il avait été amené lors dun déplacement du
Président de la République à sentretenir avec lui de la politique militaire
française en Afrique. Il a indiqué quil avait ensuite exercé les fonctions de
chef du cabinet militaire du Chef dEtat-major des Armées, le Général Saulnier
puis le Général Maurice Schmitt, puis celles de chef de la Mission militaire de
coopération où il avait servi sous quatre ministres, M. Jacques Pelletier,
Mme Edwige Avice, M. Marcel Debarge et, pendant quelques mois, M. Michel
Roussin. Il a ajouté que le chef de la Mission militaire de coopération était aussi,
jusquà larrivée de M. Michel Roussin, le conseiller militaire du
Ministre de la Coopération et, à ce titre, membre du Cabinet.
Décrivant alors la Mission militaire de coopération, il a exposé que
ses crédits, inscrits au chapitre 41-42 du budget du ministère de la Coopération,
sélevaient à lépoque à 900 millions de francs répartis en trois
actions, laide directe, correspondant à lachat par la France
déquipements et darmements pour être donnés aux armées avec lesquelles
nous avions des accords de coopération, la prise en charge et la formation de stagiaires
africains en France et enfin la solde des personnels expatriés, soit environ
800 assistants militaires techniques (AMT) envoyés pour des périodes de deux ans
avec leur famille, auxquels sajoutaient les personnels des détachements
dassistance militaire et dinstruction (DAMI), envoyés pour une mission de
quatre mois sans leur famille. Il a ajouté que les personnels permanents de la
coopération militaire étaient détachés du ministère de la Défense, payés par le
ministère de la Coopération et placés sous le contrôle exclusif de celui-ci. Il a
précisé que le Chef de la mission daide militaire locale constituait toutefois un
cas particulier puisquil dépendait, en tant que tel, de la Mission militaire de
coopération et, en tant quattaché de défense, du Ministre de la Défense. Il a
indiqué que cette situation nétait pas sans poser des difficultés aux officiers
titulaires de ce poste.
Sagissant du Chef de la Mission militaire de coopération, il a
exposé quen cas de crise, celui-ci devait concilier les directives de son Ministre
et des services du ministère des Affaires étrangères, celles du ministère de la
Défense, et enfin celles de la cellule Afrique de lElysée. Il a exposé que la
multiplicité dinterlocuteurs représentait une difficulté.
Le Général Jean Varret a indiqué quil avait pris ses fonctions
en octobre 1990 au moment du déclenchement de la première offensive du FPR. Il a
précisé quétant allé au Rwanda visiter les troupes qui y étaient affectées, il
avait rencontré le chef de Mission dassistance militaire et attaché de défense,
le Lieutenant-Colonel René Galinié, lun des quatre gendarmes à détenir un tel
poste dans les pays dits " du champ ". Ce dernier lui était apparu
avoir une bonne connaissance du pays, notamment grâce à lapplication des méthodes
traditionnelles de la Gendarmerie en matière dentretien de réseaux, susceptibles
de le renseigner, notamment pami les religieux. Il a ajouté que cet officier avait tout
de suite attiré son attention sur la très grande différence entre la situation du
Rwanda et celle des pays dAfrique occidentale. Il a précisé quil avait été
frappé par les différences des méthodes de raisonnement des chefs militaires rwandais
par rapport à celles des officiers dAfrique occidentale formés dans les écoles
militaires françaises.
Le Général Jean Varret a ensuite expliqué que, pendant la période
où il a exercé ses fonctions, le nombre de personnels AMT et membres du DAMI au Rwanda
était passé de 30 à 100 en 1992 et larmée rwandaise, exclusivement composée de
Hutus, de 15 000 hommes à 40 000 hommes, dont
8 000 gendarmes. Il a ajouté quune demande du Président Habyarimana qui
lui était apparue hors de propos, avait été faite en 1990 pour obtenir un appui-feu
Jaguar. Il lui avait répondu que ce nétait pas là le but de laction de la
France, cette demande avait néanmoins été transmise à Paris.
Décrivant alors les procédures suivies en France, le Général Jean
Varret a expliqué quà linstar des 26 pays du champ de la coopération,
des réunions de crise, réunissant les représentants des Affaires étrangères, de la
Coopération, de la Défense et de la Présidence de la République, étaient organisées
en tant que de besoin et que lensemble des problèmes y était exposé librement par
chacun, de sorte que lon aboutissait à une décision collégiale qui était ensuite
formalisée pour être appliquée. Il a ajouté que lui-même était amené à se battre
sur les questions de financement. En effet, les charges entraînées par laction
militaire au Rwanda étaient invariablement mises à la charge du ministère de la
Coopération. Il lui semblait que cette pratique pénalisait dautres pays dont les
chefs dEtat regrettaient amèrement des dotations jugées insuffisantes.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir pourquoi un gendarme
avait été envoyé au Rwanda au poste dattaché militaire de défense et si le
Général Jean Varret ne pensait pas que laccent mis sur la Gendarmerie, arme
quon associe à la notion de maintien de lordre plus quà celle
dassistance militaire, pouvait avoir créé une difficulté pour répondre aux
critiques relatives aux violations des droits de lHomme au Rwanda. Soulignant
ensuite que dans les organigrammes successifs, le DAMI était, selon les cas, rattaché à
lattaché de défense ou, pendant un assez bref délai, au chef de lopération
Noroît, lorsque les deux fonctions dattaché de défense et de commandant de
lopération Noroît étaient confiées à des responsables distincts, il a demandé
si les missions du DAMI différaient de laide militaire technique et s'il ny
avait pas eu un mélange des genres.
Le Général Jean Varret a apporté les précisions
suivantes :
M. Charles Hernu avait décidé que quatre postes
dattaché militaire de défense seraient confiés à des gendarmes ; en
revanche, il nétait pas en situation de préciser les motifs du choix de ces postes
(Rwanda, Burundi, Mali et Haïti) ;
le Lieutenant-Colonel René Galinié avait été capitaine
des troupes de marine avant dêtre gendarme ; il ny avait donc pas la
volonté de marquer, par la création de ces postes, une rupture par rapport à la
pratique ancienne ni de mettre laccent exclusivement sur le développement de la
gendarmerie ;
au Rwanda, la Gendarmerie était une force comme une autre.
La coopération française a essayé de lui donner des caractéristiques de force de
maintien de lordre. Cette entreprise a échoué, contrairement à dautres pays
où la France a beaucoup travaillé au développement de la Gendarmerie de façon à ce
que la diffusion de léthique de cette arme favorise le développement dun
maintien de lordre respectueux des Droits de lHomme. De 1990 à 1993 le nombre
des coopérants militaires gendarmes a triplé ;
la différence entre DAMI et AMT est dabord
dordre budgétaire ; en effet, les séjours dassistants militaires
techniques coûtent très cher ; aussi, lorsquon veut accroître les effectifs
de coopérants militaires, on a recours aux DAMI, moins coûteux. Au Rwanda les AMT,
essentiellement chargés de lentretien des matériels, étaient basés à Kigali et
travaillaient dans les écoles militaires ou géraient des ateliers de réparation,
dhélicoptères par exemple. En revanche, les DAMI ont assuré la formation de
bataillons complets de façon décentralisée en dehors de la capitale. En pratique, les
personnels DAMI vivaient dans des camps dinstruction militaire avec leurs
élèves ; ils étaient rattachés à la mission dassistance militaire,
elle-même relevant de la Mission militaire de coopération. Tel nétait pas le cas
des compagnies Noroît indépendantes du Chef de la Mission militaire de coopération.
Relevant quen février-mars 1993 le DAMI était passé sous les
ordres du Colonel Delors, chef de lopération Noroît, le Président Paul
Quilès a demandé quelles avaient été les conséquences de cette modification de la
chaîne de commandement sur les relations du DAMI avec la Mission militaire de
coopération.
Le Général Jean Varret a répondu que ses autorités
lavaient informé quil navait plus dordres à donner au DAMI.
Le Président Paul Quilès a souligné que cette période, qui fait
suite à loffensive du FPR de février 1993, fut somme toute assez brève et
quon est revenu rapidement à une situation plus classique dès lors que le Colonel
Cussac a eu autorité sur le DAMI et les AMT. Le Président Paul Quilès a demandé au
Général sil était encore présent à ce moment.
Le Général Jean Varret a expliqué quaprès quil eut
donné des instructions au DAMI, on lui avait indiqué que ses instructions
nétaient pas les bonnes et que le commandement des DAMI lui avait été retiré.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir qui se cachait sous
ce " on ".
Le Général Jean Varret a répondu que ce
" on " signifiait son Ministre, par le truchement de personnes dont il
ne se souvient plus.
M. Bernard Cazeneuve a demandé quelles instructions,
considérées comme mauvaises, avait été données par le Général Varret, quelles
furent les nouvelles instructions qui les ont remplacées, et qui les avait transmises.
Le Général Jean Varret a fait état de bruits qui circulaient,
mais quil na pu vérifier, selon lesquels le rôle du DAMI PANDA dépassait sa
mission dinstruction. Il a déclaré avoir rappelé au DAMI, lors dune
réunion à Kigali, sa détermination à sanctionner tout manquement à la stricte
définition de la mission.
M. Michel Voisin a demandé si les armes réclamées en 1990
par le Colonel Serubuga avaient été livrées.
Le Général Jean Varret a répondu par la négative, en tout cas
en ce qui concerne les livraisons effectuées par la France, par lintermédiaire de
la Mission militaire de coopération.
M. Bernard Cazeneuve a rappelé que laccord
dassistance militaire de 1975 avait été amendé en 1992 afin de remplacer la
référence à la " gendarmerie rwandaise " par celle de
" forces armées rwandaises ". Il a demandé au Général sil
connaissait les raisons de cette modification et qui lavait sollicitée.
M. Bernard Cazeneuve sest ensuite inquiété de savoir si
lenvoi dun DAMI à Kigali avait été effectué dans le cadre de laccord
dassistance militaire de 1975 ou dans celui de lopération Noroît, et
sil y avait eu dans celle-ci une dimension de coopération militaire, qui aurait
ainsi justifié le rattachement du DAMI au commandement des opérations (COMOPS) en
février 1993.
Il a enfin demandé, en citant le rapport de fin de mission de
lambassadeur Georges Martres, quels étaient le contenu et les modalités des
missions de coopération et de formation à destination de la garde présidentielle, des
jeunes officiers et des jeunes recrues, entraînées dans les centres dentraînement
de Mukamira et de Gabiro.
Le Général Jean Varret a souligné que lambassadeur
souhaitait une redéfinition de la coopération militaire, notamment à légard de
la gendarmerie rwandaise, qui se comportait en véritable armée, et la transformation de
la garde présidentielle en garde républicaine, mais il a jugé que lobjectif
souhaité par lambassadeur, den faire une gendarmerie à la française,
navait pas été atteint.
Il a rappelé quà la suite de divers attentats, la gendarmerie
rwandaise avait demandé, avec lappui de lambassadeur, une formation
dofficier de police judiciaire (OPJ), afin de pouvoir mener efficacement des
enquêtes intérieures. Il a précisé quil navait envoyé que deux gendarmes
car il sétait vite rendu compte que ces enquêtes consistaient à pourchasser les
Tutsis, ceux que le Colonel Rwagafilita appelait " la cinquième
colonne ". Cette action de formation a donc échoué.
M. Bernard Cazeneuve sest demandé sil fallait
comprendre que le souhait du Gouvernement rwandais de former des officiers de police
judiciaire était en fait motivé par le désir de ficher les Tutsis.
Le Général Jean Varret a confirmé que cétait
effectivement son sentiment et quil avait tout fait pour freiner cette coopération
avec la gendarmerie rwandaise, qui est demeurée superficielle.
M. Bernard Cazeneuve a demandé ce que la France avait fait
concrètement dans ce domaine.
Le Général Jean Varret a précisé quon avait envoyé deux
OPJ pour donner des cours qui navaient servi à rien mais quon avait refusé
de fournir certains équipements réclamés découte et de radio. Il a souligné
que, contrairement à lambassadeur, il navait pas cru à la possibilité de
transformer la gendarmerie rwandaise en une gendarmerie à la française, échaudé
quil avait été par lattitude du Colonel Rwagafilita.
M. Bernard Cazeneuve a à nouveau demandé si lon avait
donné suite à la demande de coopération au bénéfice de la gendarmerie.
Le Général Jean Varret a précisé que celle-ci sétait
limitée aux cours dispensés par les deux OPJ.
Il est revenu ensuite sur la mission dinstruction du DAMI, qui se
déroulait en dehors de la ville dans deux camps. Les instructeurs vivaient dans ces camps
avec les jeunes officiers et les jeunes recrues. Ils contribuaient à la formation
opérationnelle de bataillons complets, soit au niveau le plus élémentaire, soit en leur
donnant un complément dinstruction sils avaient déjà une formation de base.
Cette instruction était très efficace et les AMT nauraient pu lassurer. La
liste des personnels formés nétait pas fournie.
M. Bernard Cazeneuve a demandé sil existait des
instructions écrites pour les missions du DAMI.
Le Général Jean Varret a répondu par laffirmative, en
précisant que ces instructions étaient signées du Chef détat-major des armées.
M. Jacques Myard sest étonné des propos du Général
Jean Varret qui tendent à opposer gendarmes à militaires. Il a insisté sur le fait que,
même en France, la gendarmerie est une armée à part entière et quelle avait
mené des combats. Dans de nombreux pays dAfrique, les gendarmes forment une armée
opérationnelle stricto sensu, comme des forces dinfanterie. Le Rwanda nest
donc pas une exception. Ce serait plutôt la France qui en constituerait une en donnant à
la gendarmerie, donc à des militaires, des missions de maintien de lordre et de
police judiciaire.
M. Jacques Myard, après avoir fait remarquer quil était
fréquent que larrivée dun nouveau Gouvernement entraîne des modifications
dorganigramme dans la fonction publique, a souhaité savoir si, après le départ du
Général Jean Varret, les missions confiées au DAMI avaient changé.
Le Général Jean Varret a rappelé que le DAMI avait reçu des
directives de létat-major des armées et quil navait donc aucune raison
de les modifier. Il est revenu sur les circonstances de son départ, en rappelant
quil existait des points de vue différents sur la manière de gérer la
coopération militaire au Rwanda, qui sexprimaient dans les réunions de crise avant
que les décisions finales ne soient prises.
M. Pierre Brana a demandé la date exacte du déplacement du
Général Jean Varret à Kigali pour mettre les choses au point avec le DAMI et quelle
était lorigine des bruits qui lui revenaient sur les comportements du DAMI.
Le Général Jean Varret a précisé que son déplacement avait eu
lieu en mai 1992 et que les rumeurs existaient en France. Il a fait remarquer quil
se trouvera toujours des personnes pour se vanter dactions quils auraient
aimé réaliser mais quils nont en réalité pas faites.
M. Jacques Myard a demandé si les instructions données par
le Gouvernement précisaient bien clairement que nous nintervenions que dans un
cadre dinstruction et de formation sans engagement direct de nos forces.
Le Général Jean Varret a répondu que les directives
nétaient pas sujettes à interprétation, quelles étaient parfaitement
claires, ne comportaient aucune consigne dengagement direct et se limitaient à
linstruction et à la formation.
M. Michel Voisin a indiqué que, selon certains, les Rwandais
ont stoppé loffensive du FPR, en 1990, avec laide des troupes françaises,
belges et zaïroises et a souhaité une confirmation de ces propos.
Le Général Jean Varret a confirmé que des instructeurs-pilotes
se trouvaient à bord dhélicoptères Gazelle envoyés sur place aux côtés des
Rwandais mais quils navaient pas été engagés. Ils nétaient présents
que pour faire de linstruction de pilotage et de tir. Il a affirmé que les troupes
françaises navaient pas arrêté loffensive du FPR en octobre 1990.
Le Président Paul Quilès a demandé si les instructeurs se
trouvaient aux commandes de lhélicoptère pour tirer.
Le Général Jean Varret a précisé que, si les missions
dinstruction se sont prolongées sur le terrain en octobre 1990, nos assistants
techniques nont néanmoins pas effectué dopérations de tir puisque les
militaires rwandais étaient aux commandes.
Audition du Colonel René GALINIÉ
Attaché de défense et Chef de la Mission dassistance militaire
au Rwanda (août 1988-juillet 1991), commandant lopération Noroît (octobre
1990-juillet 1991, hormis novembre 1990)
(séance du 6 mai 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a ensuite accueilli le Colonel René
Galinié.
Le Colonel René Galinié a rappelé quil avait été en
poste du mois daoût 1988 au mois de juillet 1991 à la fois en tant que chef de la
mission dassistance militaire (MAM), attaché de défense et commandant de
lopération Noroît.
Cest au titre de chef de la MAM quil a ordonné à ses
hommes (22 personnes), lors de loffensive du FPR, le 1er octobre
1990, de sortir des camps dinstruction où ils se trouvaient en tant que conseillers
militaires, de rejoindre immédiatement les collines centrales aux alentours de Kigali et
de revêtir la tenue civile, conformément aux dispositions contenues dans nos accords de
coopération. Il sest félicité de cette décision qui a permis, lors de
lattaque de Kigali dans la nuit du 4 au 5 octobre 1990, de protéger plus
facilement les ressortissants français qui avaient été regroupés. Il a précisé que
les militaires rwandais avaient remis aux forces françaises les documents de la 9ème
brigade ougandaise, saisis le 30 octobre 1990.
Il a reconnu quau cours de cette période les militaires rwandais
avaient sollicité beaucoup plus que de coutume les conseils de nos armées et que,
personnellement, il sentretenait deux à trois fois par semaine avec le Général
Habyarimana.
Il a indiqué quune fois le calme revenu au nord-est du pays, fin
octobre 1990, les Rwandais se sont installés à la frontière et les militaires français
ne sont pas retournés auprès des unités rwandaises, dans les camps quils
occupaient avant loffensive et où ils travaillaient et étaient logés. Ainsi, les
militaires qui conseillaient le bataillon parachutiste et les gendarmes de Ruhengeri
vivaient-ils pratiquement dans les mêmes camps que leurs camarades rwandais.
La deuxième opération dévacuation de nos ressortissants
sest effectuée les 23 et 24 janvier 1991, lors dune nouvelle invasion du
FPR à Ruhengeri. Il se trouvait quà cette date, deux de nos militaires étaient
retournés sur place pour mettre de lordre dans le dispositif français
dinstruction. Environ 300 personnes ont été évacuées lors de cette
opération. Il a précisé que Paris avait alors suggéré la création dun DAMI et
quil avait répondu favorablement à cette proposition en limitant à quatre mois la
durée de participation au DAMI afin que laide à linstruction des unités de
larmée rwandaise ne revête pas une forme définitive.
Il a indiqué quil avait ensuite personnellement demandé la
création dun DAMI-Gendarmerie. Trois hommes ont ainsi été affectés auprès de la
Garde présidentielle pour la faire évoluer vers une Garde républicaine, de même
quune petite unité de police judiciaire a eu pour mission, dans la perspective
dune démocratisation du régime, de mettre en place des procédures judiciaires,
notamment destinées a être appliquées dans les prisons.
Au cours des entretiens fréquents quil a eus, avec laccord
de lambassadeur Georges Martres, avec le Président Habyarimana en sa qualité de
chef de larmée rwandaise, le Colonel Galinié a précisé que ces rencontres
avaient essentiellement pour objet létude des demandes du Président, qui
souhaitait un renforcement en munitions et moyens matériels, lanalyse de la menace
constituée par le FPR et la restructuration de larmée rwandaise qui lors de
loffensive de 1990 était constituée de 6 000 hommes dont
4 000 opérationnels. Il a rappelé que le Président Habyarimana était
secondé par deux chefs dEtat-major, lun pour la gendarmerie, lautre
pour larmée de terre, le Colonel Serubuga.
Il a souligné que, de façon constante, la France avait incité le
Président Habyarimana à la modération car notre crainte était de voir basculer son
régime dans la radicalisation, compte tenu de la menace des massacres de Tutsis qui
planait en permanence, comme lindiquent les messages envoyés à lépoque.
Il a précisé quil avait déjà fait état en janvier 1990, dans
son rapport dattaché de défense, de ce risque délimination physique et de
massacres, quil mesurait dautant mieux que, dès son arrivée dans le pays, le
23 août 1988, il avait été amené par hélicoptère à la frontière et avait
été personnellement très troublé par la constatation de visu des massacres
perpétrés au Burundi. Cet épisode lui avait permis de bien comprendre une réalité
quotidienne marquée par la violence.
Evoquant laide apportée par la MAM, il a déclaré que sa
présence avait en particulier permis de réactiver lécole française grâce,
notamment, au soutien des épouses de nos militaires qui avaient assuré des tâches
denseignement, lorsquelles disposaient dun diplôme suffisant.
Sagissant de lopération Noroît, il a indiqué quil
en avait été responsable, sauf en novembre 1990, lorsque le Colonel Jean-Claude Thomann
en a assuré le commandement et mené une opération indispensable de recensement et de
localisation de chaque expatrié. Cette action a été très appréciée par nombre
dambassades qui ne connaissaient pas le nombre de leurs ressortissants. Il a
confirmé la mise en place dun dispositif dassistance et de sécurité dans
Kigali au profit des expatriés de lécole française et de lambassade. Il
était exclu dintervenir dans un autre but que celui dassurer la sécurité
des expatriés.
Au début du mois doctobre 1990, le dispositif dévacuation
était en place uniquement à Kigali et dans ses environs immédiats. Pour
lévacuation de Ruhengeri et Gisenyi, les 23 et 24 janvier 1991, une compagnie
Noroît sest déplacée à Ruhengeri.
M. Jacques Myard a souhaité connaître la teneur précise des
instructions reçues par le Colonel René Galinié pour lopération Noroît.
M. François Lamy a voulu savoir avec quelles autorités
publiques françaises -ministère de la Coopération, ministère de la Défense, Elysée-
le Colonel René Galinié était en contact direct.
M. Pierre Brana, évoquant le coup de main du FPR sur
Ruhengeri, a interrogé le Colonel René Galinié sur la répercussion de cette offensive
dans lopinion publique rwandaise. En outre, après avoir reçu confirmation du
Colonel René Galinié que deux soldats français se trouvaient à Ruhengeri lors de
lattaque du FPR, il a souhaité savoir quel compte rendu ils avaient fait de cette
opération sur le plan militaire.
Le Colonel René Galinié a apporté les éléments de réponse
suivants.
Sagissant de la nature des ordres qui lui avaient été donnés,
il a indiqué avoir reçu de létat-major des armées un message fixant le nombre et
la date darrivée de parachutistes français, dans le cadre dune opération
baptisée Noroît, dont les objectifs étaient de protéger lambassade de France et
les ressortissants français, ainsi que dorganiser leur évacuation.
Quant à lautorité publique de tutelle, il sagit, dès
louverture des opérations, du chef opérationnel, le destinataire des messages
étant également la mission dassistance militaire, du fait de la triple nature des
fonctions exercées par le Colonel René Galinié, à la fois Chef de la mission
dassistance militaire, Attaché de défense et Commandant de lopération
Noroît.
Enfin, concernant le coup de main sur Ruhengeri, le Colonel René
Galinié a indiqué que, grâce à lun de ses hommes retourné temporairement sur
place, le calme étant revenu dans cette région, il avait été informé de la présence,
dans Ruhengeri, de militaires vêtus duniformes de larmée ougandaise et
parlant anglais. A Kigali, les Rwandais lui ont confirmé quil sagissait
dune attaque massive venue dOuganda par les montagnes. En réponse aux
interrogations du Colonel René Galinié sur leurs intentions, les Rwandais ont indiqué
quils souhaitaient reprendre les parties nord et ouest de Ruhengeri, alors occupées
par les Ougandais. Cependant, face à labsence dune réelle initiative
rwandaise, le Colonel René Galinié a donné son accord pour lenvoi dun DAMI,
quil souhaitait personnellement.
Le Colonel René Galinié a alors expliqué aux membres de la mission
quen dépit dune vieille tradition politique, le Rwanda navait pas de
tradition militaire : larmée rwandaise a été créée dans les années 1960,
la défense ayant été assurée, lors de la période coloniale, par les forces
congolaises placées sous lautorité de la Belgique. Doù une conception du
maintien de lordre, dans lequel les procédés délimination sont admis. Lors
de laccession à lindépendance, le partage du pouvoir auquel il est procédé
confie aux populations du nord-ouest, les Baliga, réputées farouches, le pouvoir
militaire, les Hutus du sud recevant le pouvoir politique et les Tutsis le pouvoir
religieux et économique. Cest pourquoi, lorsque les gens du nord-ouest, les
" militaires " dans lesprit des Rwandais, subissent un revers,
la répercussion de cet événement est dramatique dans lensemble de la population.
Doù limmense inquiétude du Président Habyarimana, qui conduisit à un
renforcement quantitatif de larmée et, grâce à lenvoi dun DAMI, à
son renforcement qualitatif.
Evoquant lattaque du FPR, M. Michel Voisin a
interrogé le Colonel René Galinié sur les rumeurs selon lesquelles, outre des
Ougandais, des Libyens auraient été présents au sein des troupes du FPR.
Ne disposant pas déléments susceptibles détayer cette
hypothèse, le Colonel René Galinié a cependant indiqué à la mission
dinformation quun attaché de défense libyen avait été en place au Rwanda
jusquen 1986 ou 1987, pour revenir en octobre 1991 à lambassade de Libye,
sous un autre nom avec le titre de conseiller.
Audition de lAmiral Jacques LANXADE
Chef détat-major particulier du Président de la République
(avril 1989-avril 1991), Chef détat-major des armées
(avril 1991-septembre 1995)
(séance du 6 mai 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
LAmiral Jacques Lanxade a tout dabord rappelé que,
nommé Chef dEtat-major des armées en avril 1991, il avait été chargé des trois
opérations conduites par les forces françaises au Rwanda, Noroît, Amaryllis et
Turquoise, et quauparavant, en tant que Chef de létat-major particulier du
Président de la République, il était présent à lElysée lorsque fut prise la
décision de déployer le détachement Noroît. Il a souligné que ces trois opérations,
conduites sous son contrôle opérationnel, avaient été exécutées en application
stricte des directives des autorités politiques, avant den rappeler lobjet et
le déroulement.
Lorsque le Président de la République, M. François Mitterrand,
décida début octobre 1990 de déployer deux compagnies dinfanterie à Kigali, une
tentative de déstabilisation du Rwanda qui, de surcroît, menaçait la sécurité de nos
ressortissants, était menée à partir de lOuganda par un mouvement
dopposition, le FPR. Le Président de la République a estimé quil convenait
de donner un signal clair de la volonté française de maintenir la stabilité du Rwanda
car il craignait une déstabilisation générale de lensemble de la région, qui
risquait de toucher ensuite le Burundi. Il considérait que lagression du FPR était
une action déterminée contre une zone francophone à laquelle il convenait de
sopposer, sans pour autant sengager directement dans le conflit ou dans les
combats. Lexiguïté du pays commandait une réaction rapide qui sest traduite
par le déploiement de deux compagnies et la constitution du détachement Noroît. En
complément, il était décidé daider le gouvernement rwandais à améliorer la
capacité de son armée, à sopposer à laction du FPR, cette tâche revenant
pour une grande part au ministère de la Coopération.
LAmiral Jacques Lanxade a indiqué que le Président avait
insisté pour que le régime rwandais sengage dans un processus de démocratisation
et pour que notre présence militaire ait comme contrepartie cette évolution politique
dans le sens de louverture afin de permettre la réconciliation nationale. Cette
politique densemble sera maintenue dans les mois suivants. La situation militaire
saggravant sur le terrain, une intense activité diplomatique, soutenue par la
France, sest développée à partir du printemps 1992. Centrée sur les
négociations dArusha, elle a abouti à un cessez-le-feu, sous légide des
Nations Unies, puis au déploiement de la MINUAR à lautomne 1993. Dès lors, a pu
seffectuer le retrait du détachement Noroît signifiant lachèvement de cette
opération.
Durant les trois années de lopération Noroît, les forces
françaises étaient déployées pour manifester lopposition de la France à la
déstabilisation du Rwanda. Elles ont été maintenues à Kigali sans jamais intervenir
dans les combats, jusquà la conclusion des accords dArusha qui laissaient
espérer une solution pacifique à la crise et transféraient la gestion des opérations
aux Nations Unies.
Lattentat du 6 avril 1994 fut le signal de la reprise des
combats entre le FPR et les Forces armées rwandaises à Kigali et autour de la capitale.
La décision fut immédiatement prise par les autorités françaises de lancer une
opération dévacuation de nos ressortissants. Il faut rappeler à cet égard que
deux gendarmes français et lépouse de lun dentre eux avaient été
assassinés par le FPR le 8 avril. Lopération Amaryllis, menée du 9 au
14 avril 1994, débuta par la prise de contrôle de laéroport de Kigali avec
laide des éléments du détachement dassistance militaire qui étaient encore
présents au Rwanda. Conduite avec des moyens limités, environ 500 hommes, elle se
déroula dans des conditions très difficiles, au milieu des combats. Elle permit
cependant lévacuation sans pertes de près de 1 200 personnes dont
450 Français. Une opération belge, qui avait débuté 36 heures après, se
poursuivit jusquau 16 avril, ainsi quune opération italienne plus
limitée.
LAmiral Jacques Lanxade a ensuite souligné que le Président de
la République et le Gouvernement avaient décidé de lancer lopération Turquoise
devant le développement des massacres, en mai et juin 1994, après avoir pris conscience
quun véritable génocide se déroulait dans la zone encore contrôlée par les
restes de larmée rwandaise. Cette opération strictement humanitaire, mettant en
oeuvre environ 3 000 hommes, fut organisée à partir du Zaïre entre le
23 juin et le 21 août 1994, après quune résolution du Conseil de
Sécurité eut autorisé la France à intervenir au titre du chapitre VII de la
Charte des Nations Unies. Comme Amaryllis, Turquoise fut conduite dans des conditions
très difficiles face aux critiques quasi générales de la presse française et
internationale et sans le soutien des pays qui disposaient de moyens utiles, ce qui a
limité la participation à quelques pays africains francophones, qui ont constitué un
remarquable bataillon interafricain.
Il a précisé quen raison du développement de la situation
militaire, il avait demandé le 7 juillet aux autorités politiques
lautorisation détablir une zone de sécurité dite " zone
humanitaire sûre ", dans le but de permettre à nos forces de poursuivre les
actions de protection des populations et dempêcher un nouvel exode de réfugiés
vers le Zaïre. Il sagissait dinterdire laccès à cette zone aux
combattants afin den préserver le calme. Lopération Turquoise a
effectivement permis darrêter les massacres et de sauver des dizaines de milliers
de vies humaines. Elle permit en outre de stopper le flux des réfugiés, dont la
situation était dramatique, dans la région de Goma. Son efficacité modifia
lattitude internationale et notamment celle des Etats-Unis qui décidèrent
dintervenir à des fins humanitaires à partir de Goma. Le 21 août 1994, comme
le prévoyait la résolution n° 929 du Conseil de sécurité, le dernier soldat
français quittait la région et la France confiait à nouveau la sécurité de la zone
aux Nations Unies.
LAmiral Jacques Lanxade a souligné que, durant ces quatre
années, les forces françaises avaient agi en se conformant strictement aux décisions
des autorités politiques et quagissant en collaboration étroite avec les
autorités diplomatiques, elles avaient démontré leur disponibilité, leur compétence
et leur courage, et respecté la dignité de la personne humaine en apportant, chaque fois
que possible, du réconfort et des vivres aux populations, ainsi que des soins, avec
laide du service de santé des armées. Les hommes qui sont intervenus au Rwanda
sont les mêmes que ceux engagés au Cambodge, en Somalie ou encore en ex-Yougoslavie pour
le maintien de la paix et, qui ont subi des pertes sérieuses. Tous ont été horrifiés
par le génocide dont ils gardent un souvenir terrible, associé aux milliers de cadavres
jonchant les rues de Goma, quil leur a fallu enterrer. Mais, en remplissant leur
mission, ils ont eu conscience de tout tenter, dans le cadre de la politique extérieure
française, pour éviter que lirréparable ne se produise, puis de contribuer à
atténuer, autant quil leur était possible, les conséquences de la tragédie.
LAmiral Jacques Lanxade a déclaré que les forces françaises
avaient été dignes de la confiance des autorités politiques et quelles
méritaient la considération des Français. Il a ajouté quà titre personnel, il
avait été, en tant que chef dEtat-major des Armées, le conseiller militaire des
Gouvernements successifs et quil avait participé à des prises de décision
difficiles dont il se sent solidaire.
Enfin, il a affirmé que la France nétait pas responsable de la
déstabilisation du Rwanda mais quelle avait cherché au contraire à prévenir le
drame. La communauté internationale qui prit la responsabilité de la situation à partir
des accords dArusha fut ensuite dans lincapacité, faute sans doute de
lengagement de ceux qui auraient pu y contribuer, dempêcher la tragédie. La
France ayant été la seule à intervenir pour tenter darrêter le génocide, il a
conclu en faisant valoir que, sil y avait eu un échec, ce nétait pas le sien
et que les soupçons que certains cherchaient à faire peser sur la France étaient
dune extrême injustice.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir quel rôle avait tenu
lAmiral Jacques Lanxade dans la détermination du volet militaire de la politique
française au Rwanda au cours des différentes fonctions quil avait exercées. Il
sest ensuite interrogé sur la part respective de lambassadeur et de
lattaché de défense dans la mise en oeuvre de cette politique, lattaché de
défense relevant de lambassadeur mais ayant pu également assumer dautres
fonctions. Il a également demandé à lAmiral Jacques Lanxade quelle analyse il
faisait de lattaque du FPR à Kigali en octobre 1990 et ce quil pensait des
propos selon lesquels il sagissait dune attaque simulée destinée à
rassembler les Rwandais autour du Président Habyarimana. Enfin, il a souhaité que
lAmiral Jacques Lanxade puisse apporter des précisions sur la participation de
militaires français au contrôle des papiers didentité au nord de Kigali et sur la
présence de militaires français en uniforme rwandais auprès de létat-major des
FAR. Il lui a enfin demandé si des militaires français avaient participé aux combats
auprès des FAR, notamment en février 1993.
LAmiral Jacques Lanxade a répondu que les fonctions de chef
détat-major particulier du Président de la République et de chef
détat-major des armées étaient très différentes. Le Président de la
République étant Chef des Armées, le rôle du chef détat-major particulier du
Président de la République est un rôle dinformation du Président sur la
situation militaire, notamment dans les zones de crise, de préparation des dossiers à
son attention et dapport déléments dappréciation ; sy
ajoute, lorsque le Président de la République ne le fait pas lui-même, la transmission
de ses instructions au Chef détat-major des armées ou auprès des différents
Ministres. Il sagit donc dun poste de conseiller du Président de la
République. LAmiral Jacques Lanxade a ajouté que cette fonction avait une
déontologie : le chef détat-major particulier du Président de la République
ne doit pas se mêler directement de la conduite des opérations. Il a précisé
quil sétait toujours interdit de le faire et que, lorsquil était chef
détat-major des armées, il navait pas eu limpression que son
successeur avait agi autrement. Il a en revanche indiqué que les fonctions de chef
détat-major des armées étaient de nature très différente. Le Chef
dEtat-major des Armées est dabord le responsable des opérations
extérieures. A cet effet, il reçoit ses directives des autorités politiques et
dabord du Président de la République, Chef des Armées aux termes de la
Constitution. Pour conduire les opérations, il dispose du Centre Opérationnel
Interarmées (COIA) à partir duquel il suit la situation dans le monde. Il transmet ses
instructions auprès des commandants dopération, quil a désignés.
LAmiral Jacques Lanxade a donc jugé quil y avait une chaîne opérationnelle
très claire qui partait principalement du Président de la République et passait par le
chef détat-major des armées pour aboutir aux commandants dopérations sur le
terrain. Il a ajouté quil ny avait aucun doute à avoir sur les auteurs des
instructions que reçoivent les chefs dopération sur le terrain : cest
le chef détat-major des armées qui en est lauteur, il est celui par qui
lon doit passer si lon veut que des ordres leur soient donnés sur le terrain
et il ne saurait accepter que dautres que lui leur donnent des directives.
LAmiral Jacques Lanxade a ajouté que lui-même ne sétait jamais trouvé en
difficulté de ce point de vue, les commandants dopérations sachant très bien que
cest du chef détat-major des armées quils relevaient et que les ordres
quils recevaient ne pouvaient venir que du COIA.
M. François Lamy a alors demandé à lAmiral Jacques
Lanxade sil avait eu, ès qualités, des contacts directs avec les autorités
politiques et militaires rwandaises.
LAmiral Jacques Lanxade a répondu quen tant que chef
détat-major des armées il nen avait normalement pas mais que, lorsquil
sétait rendu au Rwanda, à la fin 1991 et en 1993, il avait non seulement inspecté
le dispositif français mais aussi rencontré le Président Habyarimana, et que, lors de
sa deuxième visite, les partis dopposition ayant demandé à le rencontrer, il
avait reçu de Paris, par lintermédiaire de lambassadeur, instruction de les
recevoir, ce quil avait fait.
Par ailleurs, quand il était chef détat-major particulier du
Président de la République il navait pas non plus à avoir de relation avec les
autorités politiques rwandaises. Il navait donc reçu que fort rarement un appel
téléphonique du Président Habyarimana, tel jour où celui-ci navait pu contacter
personne dautre à lElysée.
Rappelant que beaucoup avait été dit sur le rôle des diverses
structures qui concourent à lElysée à lélaboration et à la mise en oeuvre
de la politique africaine, et notamment sur le rôle de létat-major particulier du
Président de la République, et évoquant une liaison directe qui aurait pu être
établie entre cet état-major et les forces françaises au Rwanda à laide
dun dispositif de transmissions situé au 14 rue de lElysée, M. Bernard
Cazeneuve a demandé ce quil en était et si lexistence de ce dispositif
aurait pu concourir à désorganiser la chaîne de commandement des forces françaises sur
place.
LAmiral Jacques Lanxade a répondu que, bien que les moyens
techniques aient existé, lElysée disposant même dun terminal du réseau
Syracuse, à aucun moment le chef détat-major particulier du Président de la
République ne sétait adressé directement aux forces sur place, cela était
contraire à la déontologie de la fonction. Il a ajouté que lui-même ne laurait
pas accepté.
A la question relative à lorganisation des opérations, à la
fois à Paris et sur zone, lAmiral Jacques Lanxade a répondu quà partir de
la guerre du Golfe, avaient été réorganisées non seulement la chaîne de commandement
des opérations militaires, qui avait été transformée en une chaîne interarmées aux
fonctions bien précises sous la conduite du chef détat-major des armées, mais
aussi, parallèlement, la prise de décision politico-militaire, avec linstauration
des conseils ministériels restreints. Il a ajouté que ces conseils restreints
réunissaient, en général chaque semaine après le conseil des Ministres, le Président
de la République, le Premier Ministre, le Ministre des Affaires étrangères, le Ministre
de la Défense, le Ministre de la Coopération lorsquil sagissait de
lAfrique, et le chef détat-major des armées, ainsi que quelques conseillers
du Président de la République dont le chef détat-major particulier. Cest au
cours de ce conseil restreint quétaient arrêtées les décisions. Pour le
Président de la République, la coordination, semaine après semaine, se faisait là, y
compris pendant la période de cohabitation.
LAmiral Jacques Lanxade a précisé que ces conseils restreints,
au sein desquels sengageaient des débats tout à fait libres, aboutissaient
toujours, pour le chef détat-major des armées, à la formulation
dinstructions par le Président de la République, Chef des Armées, et ce, en
présence du Gouvernement, ce qui le mettait dans une situation particulièrement
confortable. Il a ajouté que les principaux alliés de la France lui enviaient cette
organisation, dans la mesure où elle permet dassurer une complète cohérence de la
politique extérieure française dans les situations de crise.
Quant à lorganisation sur le terrain, lAmiral Jacques
Lanxade a indiqué que, dans la mesure où cest lambassadeur qui est le
représentant de la France, cest sous son couvert que sy mènent les actions
de coopération, tant civiles que militaires. En revanche, dès que se manifeste une
tension susceptible de conduire au déclenchement dopérations militaires, ce qui
est arrivé deux fois pendant lopération Noroît, il y a séparation de la chaîne
diplomatique et de la chaîne militaire, tandis que la coordination se renforce à Paris,
à la fois par la multiplication des conseils restreints et par la mise en place
dune cellule de crise au ministère des Affaires étrangères, présidée
normalement par le Ministre, mais le plus souvent par son Directeur de cabinet.
Il a ajouté que cette organisation avait prévalu notamment lors de
loffensive de 1993 et de lopération Amaryllis.
Evoquant alors la situation de lattaché de défense, qui reçoit
ses instructions du ministère de la Défense, mais est aussi très souvent en même temps
chef de la Mission dassistance militaire, fonction pour laquelle il reçoit ses
ordres du Ministre de la Coopération, lAmiral Jacques Lanxade a attiré
lattention sur le fait quà Paris, la coopération entre létat-major
des armées et le ministère de la Coopération se faisait de façon quasi quotidienne, et
que si, malgré cela, lattaché de défense se trouve en difficulté, il peut
toujours se retourner vers le chef détat-major des armées pour lui demander des
instructions.
LAmiral Jacques Lanxade a conclu que si, sur le terrain, la
situation pouvait être ardue, la chaîne de commandement, elle, était claire.
LAmiral Jacques Lanxade a alors indiqué que, si lon
pouvait avoir un doute sur la nature et lorigine des incidents de la nuit du 4 au
5 octobre 1990, la décision de lancer lopération Noroît, cest-à-dire
de déployer une compagnie à Kigali avait été prise avant ceux-ci, et sur la foi des
informations dont la France disposait au début du mois doctobre par
lintermédiaire de ses représentants, indépendamment des pressions exercées par
le Président Habyarimana en vue dune intervention française.
Il a précisé que la réalité dune action denvergure
menée depuis lOuganda par le FPR ne faisait pas de doute et que lexiguïté
du territoire rwandais obligeait à prendre des précautions. Il a ajouté que les
événements de la nuit du 4 au 5 navaient amené quà la décision de
renforcer le dispositif dune compagnie supplémentaire, la première compagnie
arrivée ayant essuyé des coups de feu.
M. Jacques Myard a demandé quels avaient été létat
desprit et linformation du Président de la République et du Gouvernement
français lors du lancement de lopération Noroît, puis des opérations Amaryllis
et Turquoise.
LAmiral Jacques Lanxade a répondu que le Président de la
République avait, en octobre 1990, une connaissance assez exacte de la situation
politique au Rwanda, et était conscient que le Président Habyarimana était lui-même
pris entre laction du FPR, qui menaçait non seulement lintégrité du
territoire mais la stabilité même du pays, et les extrémistes hutus. Cest
pourquoi le Président considérait quoutre la nécessaire protection de nos
ressortissants, il fallait stabiliser le pays, cest-à-dire conforter la situation
au Rwanda pour éviter ce qui sest finalement passé, et que, pour cela, il fallait
déployer des forces, doù lopération Noroît.
LAmiral Jacques Lanxade a jugé que cette appréciation de la
situation au Rwanda était très juste. Il a ajouté que cette doctrine avait eu cours
jusquaux accords dArusha, après lesquels la France sétait retirée et
avait passé la main aux Nations Unies.
En revanche, il a expliqué que lopération Amaryllis procédait
dune autre logique. Les combats ayant repris après lattentat -il y avait un
bataillon du FPR cantonné à Kigali- il est apparu très vite quil fallait évacuer
les ressortissants français, ce qui fut techniquement réussi.
Enfin, lopération Turquoise est due au fait que, dans les
semaines qui suivent lopération Amaryllis, on a pris conscience quun
véritable génocide était en train de se dérouler. La question dune intervention
pour arrêter les massacres sest posée alors au Président de la République et au
Gouvernement : elle nétait pas simple à résoudre car la France était
accusée davoir soutenu le Président Habyarimana et le FPR la considérait comme
très opposée à sa propre action. Cependant, aucun pays ne voulant intervenir, la
décision a finalement été prise de le faire.
Des discussions internes ont néanmoins eu lieu au sein des conseils
restreints pour savoir quelle forme donner à lintervention. Personnellement, il a
estimé quen intervenant à Kigali même, la France risquait dêtre
considérée comme se plaçant en situation dinterposition au profit des
responsables du génocide. Par ailleurs, dun point de vue technique,
lopération aurait risqué dêtre très difficile et coûteuse sur le plan
militaire, la France nayant plus le contrôle de laéroport ; cest
pourquoi il était opposé à une intervention à Kigali. Dès lors que la décision
était de mener une opération clairement humanitaire, la seule solution était de la
développer à partir du Zaïre. Cest donc ce qui a été fait.
M. Michel Voisin, après avoir rappelé que les effectifs des
FAR sélevaient à 5 000 hommes en 1990, a demandé une estimation de ceux
du FPR.
LAmiral Jacques Lanxade a précisé que les effectifs des FAR
étaient, en 1990, probablement plus proches de 10 000 que de 5 000 mais que
ceux-ci étaient très mal entraînés. Les forces du FPR nétaient que de quelques
milliers dhommes mais il fallait tenir compte de celles présentes de lautre
côté de la frontière. En conséquence, lorsque la tension est devenue forte, et afin de
faire face à un éventuel effondrement des FAR, le dispositif Noroît a été augmenté
jusquà atteindre un régiment.
M. Jean-Claude Lefort sest interrogé sur la
signification des propos de lAmiral Jacques Lanxade, selon lesquels la présence
française au Rwanda avait pour but de manifester un signe clair face à une volonté de
déstabilisation. Il a également souhaité savoir ce que lAmiral voulait dire en
déclarant que, sil y avait eu un échec, ce nétait pas léchec de la
France.
LAmiral Jacques Lanxade a rappelé quen 1990, la France
était consciente du risque que courait le Rwanda, sous la double pression du FPR, prêt
à conquérir le pouvoir par la force, et des extrémistes hutus, prêts à sy
opposer. Le Président Habyarimana apparaissait comme le seul responsable à pouvoir
éviter la tragédie. Lopération Noroît, qui a aussi permis dévacuer
850 personnes, avait pour rôle de stabiliser le pays et dinciter le Président
Habyarimana à oeuvrer pour la réconciliation nationale. La France a préservé la
stabilité du Rwanda jusquaux accords dArusha et a passé ensuite la main aux
Nations Unies. Cest au moment où on pouvait espérer que la situation allait
saméliorer que le Président a été assassiné.
LAmiral Jacques Lanxade a regretté léchec qui a suivi les
accords dArusha mais cet échec est dabord celui de la communauté
internationale, pas celui de la France qui a fait tout ce quelle pouvait.
M. Jacques Myard a demandé si, compte tenu du savoir-faire
des Français, lenchaînement des événements aurait pu être différent, à
supposer que lopération Noroît ait continué au lieu dêtre relayée par la
MINUAR.
LAmiral Jacques Lanxade sest refusé à réécrire
lHistoire et a précisé que la politique de la France était, à cette époque, de
seffacer devant les Nations Unies. Il a souligné que le problème des moyens
daction et du rôle de la communauté internationale était dactualité après
les échecs de la Somalie et du Rwanda et que lenjeu était déviter de
revenir au choc des intérêts des puissances, tel quon pouvait lobserver
avant 1989.
M. Pierre Brana a demandé sur quel fondement juridique les
forces françaises étaient intervenues en octobre 1990 pour stabiliser la situation,
alors quil nexistait pas daccord de défense liant la France au Rwanda.
Il a souhaité connaître les moyens militaires fournis par la France au Rwanda, une fois
lopération Noroît démantelée, fin 1993. Enfin, il a rappelé que deux thèses
principales prédominaient pour expliquer lattentat du 6 avril.
Le Président Paul Quilès est intervenu pour affirmer quil y
avait au moins quatre thèses en présence.
M. Pierre Brana a précisé quil ne voulait retenir que
les deux principales : celle qui met en cause les extrémistes hutus, défendue
semble-t-il par la DGSE, et celle qui accuse le FPR, soutenue semble-t-il par les
renseignements militaires. Il a demandé sil était exact quil y avait des
appréciations différentes selon nos services et quel était à ce sujet le sentiment
personnel de lAmiral Lanxade.
LAmiral Jacques Lanxade a expliqué que lopération
Noroît sétait déployée sur décision du Président de la République française,
M. François Mitterrand, à la demande du Président du Rwanda, M. Habyarimana.
Cette opération peut donc sinscrire dans le cadre de larticle 51 de la
Charte des Nations Unies qui autorise la légitime défense. Il a fait remarquer que ce
nétait pas un cas isolé : la France est intervenue à plusieurs reprises au
Tchad, alors même quil nexistait pas daccord de défense avec ce pays.
En ce qui concerne laide militaire accordée au Rwanda après les
accords dArusha, lAmiral Jacques Lanxade a renvoyé cette question au Ministre
de la Coopération. Il a toutefois rappelé que seuls quelques coopérants de
lassistance militaire technique avaient été maintenus et que leur aide sest
révélée particulièrement utile dans le cadre de lopération Amaryllis
puisquelle a permis à nos avions de se poser sans risques majeurs sur
laéroport.
LAmiral Jacques Lanxade sest refusé à choisir entre les
deux thèses concernant lattentat contre lavion présidentiel et a émis des
doutes sur ladhésion de tel ou tel service à telle ou telle hypothèse. Il a
estimé quaujourdhui personne nétait en mesure de dire ce qui
sest passé exactement.
M. François Lamy a demandé quelles instructions concernant
lévacuation des non-Européens avaient été données à nos forces dans le cadre
de lopération Amaryllis. Il a souligné à ce propos que de nombreux membres de la
famille de M. Habyarimana et dirigeants hutus avaient pu être évacués.
Il a également souhaité savoir quelles avaient été les missions
confiées aux forces spéciales lors de lopération Turquoise et sil y avait
eu des affrontements armés entre militaires français et FPR.
LAmiral Jacques Lanxade a expliqué comment
sorganisaient les opérations dévacuation. Une fois la décision
dévacuer prise par lautorité politique, notamment sur la proposition de
notre ambassadeur, une cellule de crise est réunie au Quai dOrsay, dont les
missions principales sont de proposer des directives dévacuation au Président de
la République et au Gouvernement et dassurer la coordination entre la chaîne
diplomatique et la chaîne militaire. Cest ce qui sest passé pour
lopération Amaryllis. Les ressortissants français ont été évacués, ainsi que
des Européens, des Américains, des Canadiens, des Russes et des Africains. En ce qui
concerne les Rwandais, lambassadeur avait recueilli un certain nombre de personnes
dont il estimait que la vie était menacée et il a demandé des instructions à Paris.
Ces personnes ont finalement été évacuées soit vers Bujumbura, soit vers Bangui, par
les autorités militaires, conformément aux directives.
LAmiral Jacques Lanxade a précisé que le commandement des
opérations spéciales est intervenu au début de lopération Turquoise
jusquà linstallation, à Goma, de son poste de commandement par le Général
Lafourcade. Il sagissait de conduire à distance, par des moyens de transmission
sophistiqués, des opérations spécifiques, réalisées par des unités de faible
effectif -300 en loccurrence- habituées à agir dans des conditions difficiles. Ces
unités ont été déployées les premières au Rwanda et leur commandement a été
transmis au Général Lafourcade dans les quarante-huit heures qui ont suivi, une fois que
son quartier général a été installé à Goma. La mission de ces unités était celle
de Turquoise : arrêter les massacres et protéger les personnes menacées.
LAmiral Jacques Lanxade a rappelé quune fois reçue, un
mercredi en conseil restreint, linstruction de préparer lopération
Turquoise, il a fallu construire un plan dopérations et affréter des moyens
logistiques pour transporter les 3 000 hommes prévus. Une demande daide
adressée aux Etats-Unis est restée sans réponse. Aussi a-t-il fallu se retourner vers
des sociétés daffrètement russes et ukrainiennes. La confirmation de la décision
a été donnée le dimanche. Lintervention a commencé le mercredi suivant, après
le vote de la résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies et, dès le jeudi,
300 hommes étaient sur place et commençaient à arrêter les massacres. Sur le plan
technique, lopération Turquoise a donc été menée avec une grande efficacité.
LAmiral Jacques Lanxade a rappelé la préoccupation exprimée
par le Premier Ministre, M. Edouard Balladur, soucieux de sassurer que nos
forces avaient la capacité dassurer lintégrité de la zone humanitaire
sûre. Il a déclaré navoir aucune connaissance de pertes subies par le FPR et a
signalé que le seul incident vraiment sérieux avec ce dernier sétait produit
lorsquil avait tiré au mortier sur un camp de réfugiés à la frontière, en face
de Goma. La France avait répliqué en faisant voler ses avions de combat, basés à
Kisangani, et en menaçant de détruire les batteries de mortiers du FPR. Il a précisé
que le FPR avait dès lors compris quil valait mieux en rester là.
LAmiral Jacques Lanxade a par ailleurs indiqué que des
représentants des autorités françaises avaient rencontré des représentants du FPR à
Kigali afin de leur expliquer clairement que lopération Turquoise répondait à des
objectifs strictement humanitaires qui conduisaient à interdire la zone humanitaire sûre
aux combattants.
M. Bernard Cazeneuve a tout dabord souligné que la
France était présente au Rwanda à la fois au titre des accords de 1975 et en
application dune décision du Président de la République, répondant à une
demande des autorités rwandaises consécutive à une invasion de leur pays. Il sest
ensuite interrogé sur le cumul des fonctions qui veut que lattaché de défense
soit aussi en même temps, dans certains cas, le commandant des opérations militaires sur
place et sest demandé si cette confusion était souhaitable, notamment en cas de
crise. Il a demandé si, de 1990 à 1994, lassistance militaire technique et les
détachements dassistance militaire et dinstruction avaient toujours relevé
de la Mission militaire de coopération ou sil y avait eu des exceptions dont il a
souhaité connaître les raisons.
Il a enfin abordé la question de lévacuation, dans le cadre
dAmaryllis, des ressortissants rwandais travaillant à la mission de coopération ou
auprès de nos représentants diplomatiques et a conclu en demandant si, en dehors de nos
forces classiques présentes au titre des différentes opérations, des missions
militaires spéciales avaient été effectuées au Rwanda et quelle en était la nature.
LAmiral Jacques Lanxade a précisé que les structures de
coopération mises en place au Rwanda ne différaient en rien des dispositifs que
lon retrouve dans les autres pays où nous sommes présents. Il a estimé que la
réunion sous un même commandement de la mission dassistance militaire et du
détachement Noroît traduisait clairement lunité de la politique française
représentée par lambassadeur mais quen situation de crise, proche de la
conduite des opérations de combat, comme en février 1993, il était procédé à la
séparation des chaînes de responsabilités, la gestion de la chaîne militaire relevant
dès lors clairement du chef dEtat-major des armées et du centre opérationnel des
armées. Il sest félicité de la souplesse de notre système qui permet de passer
ainsi dune organisation à une autre.
Sagissant de lassistance militaire technique (AMT) et du
détachement dassistance militaire et dinstruction (DAMI), ceux-ci sont
placés sous lautorité du ministère de la Coopération qui en assure le
financement et reçoivent leurs instructions du chef de la mission militaire de
coopération mais le chef dEtat-major des armées suit avec beaucoup
dattention lactivité de ces deux structures car elles contribuent à la
mission densemble et constituent une source de renseignements sur la situation
militaire. Il a fait enfin remarquer que la présence dun petit détachement sur
place est toujours utile si nous avons besoin dintervenir, mais a souligné que les
DAMI ne participaient pas aux opérations proprement dites.
Lopération Amaryllis a obéi aux ordres de rapatriement donnés
par Paris et il conviendrait dinterroger lambassadeur sur les critères qui
lont conduit à rassembler un certain nombre de personnes menacées, que le
Gouvernement français avait choisi de protéger. Il a précisé quil
nappartenait pas aux militaires de faire le tri entre les personnes à évacuer.
Aucune mission militaire spéciale, qui aurait été effectuée par des
militaires relevant du commandement des opérations spéciales (COS) ou de
létat-major sur place na eu lieu au Rwanda.
A la question du Président Paul Quilès sinterrogeant sur
déventuels contrôles didentité autour de Kigali pendant lopération
Noroît, lAmiral Jacques Lanxade a rappelé quil sagissait là
dune mission de protection de nos ressortissants. Compte tenu de lexiguïté
du pays, des postes avancés avaient été placés au Nord de Kigali pour sassurer
quil ny avait pas darrivée de forces du FPR, mais il ny avait pas
eu de contrôles didentité stricto sensu. Répondant à une question sur la
tenue des coopérants militaires (AMT et DAMI), il a précisé que ceux-ci opéraient sous
uniforme rwandais, ce qui contribuait à leur protection.
Il a également souligné que nos forces navaient pas participé
aux combats aux côtés des FAR, même si la petitesse du territoire faisait, quen
accomplissant leur mission dassistance technique et de conseil, les coopérants
militaires français pouvaient se retrouver à proximité des zones dengagement.
M. Yves Dauge sest demandé si, au fond, avec
lopération Noroît, nous ne nous sommes pas trouvés pris dans un engrenage, dans
une situation que nous ne souhaitions pas et si notre présence, justifiée par la
nécessité de sécuriser la région, ne nous a pas conduits à nous engager trop
nettement et à donner le sentiment que la France apportait à lun des camps son
soutien actif. Il a estimé quentre lengagement militaire et la participation
à des actions dinstruction sur le terrain la marge était parfois bien étroite et
sest demandé sil ny avait pas là une situation de confusion qui
sétait sans doute retournée contre nous.
M. François Loncle est intervenu à propos du rôle des
Etats-Unis qui auraient contribué à la formation du FPR en Ouganda.
LAmiral Jacques Lanxade a considéré que la France
navait pas été prise dans un engrenage mais quelle avait voulu pousser les
parties à négocier en vue dune solution politique. Toutefois le FPR ayant
poursuivi son action armée, il nous a fallu en tenir compte et nous adapter en modifiant
notre dispositif au fur et à mesure de lévolution de la situation sur le terrain.
Ce qui apparaissait de plus en plus nettement, ce nétait pas le sentiment, qui
na dailleurs jamais été exprimé dans les instances de décision comme le
conseil restreint, que nous étions pris dans un engrenage mais plutôt la nécessité
dune solution diplomatique, au fur et à mesure quavançaient les
négociations dArusha et que saggravaient les tensions sur le terrain.
Il a indiqué que limplication des Etats-Unis navait pas
constitué un élément essentiel au plan diplomatique, dans la mesure où son action
nétait pas allée au-delà de la formation de certains cadres du FPR. En revanche,
le problème sérieux était celui de limplication du voisin du Nord.
Répondant à M. François Lamy qui sinterrogeait sur
le rôle du Général Huchon à ses côtés, quand il occupait les fonctions de Chef de
létat-major particulier du Président de la République, lAmiral Jacques
Lanxade a répondu quil était son adjoint, plus particulièrement chargé du
dossier des affaires africaines, et quil agissait sur la base des instructions
quil recevait.
Le Président Paul Quilès a précisé que la mission
dinformation recevrait le Général Huchon, comme tous les autres responsables
militaires et civils. Il a enfin évoqué les propos quaurait, selon la presse,
tenus le Général Dallaire selon lesquels, dune part, la France serait intervenue
pour quil quitte le commandement de la MINUAR, et, dautre part, il aurait
donné lordre de tirer sur les avions français si, après lattentat contre
lavion du Président Habyarimana, les parachutistes français avaient
" sauté sur Kigali ". Le Président Paul Quilès a souhaité
connaître le sentiment de lAmiral Jacques Lanxade sur de telles affirmations.
LAmiral Jacques Lanxade a déclaré navoir aucun
souvenir dune intervention de la France pour écarter le Général Dallaire ;
celui-ci remplissait la fonction qui était la sienne à Kigali. Cest au moment de
lopération Turquoise que les relations avec le Général Dallaire ont pu être
tendues, la France voulant quil fasse bien comprendre au FPR que lobjectif de
cette opération était humanitaire et quil nétait pas question pour les
autorités françaises dagir au profit de lun des deux camps.
LAmiral Jacques Lanxade a récusé lhypothèse selon
laquelle le Général Dallaire aurait voulu tirer sur les avions français, dabord
parce quil na jamais été question den envoyer à Kigali pour y larguer
des unités parachutistes, ensuite parce quil naurait pas eu les moyens de les
abattre. Il a estimé impensable que le Général Dallaire, quil connaît
personnellement, ait pu tenir de tels propos. Il convient néanmoins de garder à
lesprit que le Général Dallaire est un homme durement marqué par ce quil a
vécu au Rwanda.
Audition de M. Faustin TWAGIRAMUNGU
Premier Ministre désigné par les accords dArusha, Premier
Ministre du Rwanda (juillet 1994-août 1995)
(séance du 12 mai 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Accueillant M. Faustin Twagiramungu et le remerciant de sa venue
devant la mission dinformation, le Président Paul Quilès a rappelé que,
dès mars 1991, il avait participé à la fondation du Mouvement démocratique
républicain (MDR) dans le cadre de louverture politique acceptée par le Président
Habyarimana à la fin de lannée 1990, quen septembre 1992, il avait accédé
à la présidence de ce parti et y avait pris des positions favorables à la négociation
avec le FPR et que, le 23 juillet 1993, il avait été désigné par le Conseil des
Ministres comme candidat au poste de Premier Ministre dans le gouvernement de transition
à base élargie (GTBE) prévu par les accords dArusha. Il a ajouté que
M. Faustin Twagiramungu, après avoir vu sa vie menacée pendant le génocide, avait
été nommé Premier Ministre le 17 juillet 1994, après la victoire du FPR et
quil avait démissionné de ses fonctions le 25 août 1995.
M. Faustin Twagiramungu a en préalable expliqué que, loin de
se prétendre expert de lhistoire et de la politique de son pays, qualité
quil laissait aux chercheurs de différentes institutions, aux spécialistes du
Rwanda et à divers membres dassociations humanitaires et de défense des droits de
lhomme occidentales, venus, pour certains dentre eux, exposer à la mission
comment ils suivaient, de loin, la situation de son pays, il relaterait, non pas ce
quil avait lu ou entendu, mais ce quil avait vu et vécu.
Il a tout dabord rappelé quaprès la conférence de La
Baule de juin 1990, le Président Habyarimana avait déclaré le 5 juillet 1990, que
son parti, le Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND) allait
subir une révision de ses principes politiques, une sorte daggiornamento, et
que le pays allait connaître un processus de démocratisation grâce à la réactivation
du système multipartite en suspens depuis 1965.
Soucieux de le prendre au mot, trente-trois Rwandais, dont lui-même,
avaient alors adressé au Président, le 1er septembre 1990, une lettre
confirmant queffectivement, le peuple rwandais manifestait un grand intérêt pour
le rétablissement dun système multipartite au Rwanda. Les Rwandais avaient ensuite
entrepris délaborer les programmes et les statuts de leurs différentes formations
politiques, en attendant que la nouvelle constitution soit promulguée et la loi sur les
partis politiques publiée au Journal officiel. En juillet 1991, les premiers
partis politiques étaient agréés, en août 1991 ils commençaient leurs meetings
publics et en janvier 1992, ils réclamaient leur participation à un gouvernement de
transition qui devait préparer des élections démocratiques.
M. Faustin Twagiramungu a ajouté que, face à la répugnance du
Président de la République à répondre rapidement à cette interpellation, les partis
politiques dopposition avaient décidé dorganiser une manifestation dans la
ville de Kigali, laquelle avait mobilisé près de 50 000 personnes. Le
Président, ayant pris la mesure de la très grande force de lopposition naissante,
a alors accepté dengager des négociations avec les responsables de ces partis sur
un programme gouvernemental minimum dans la perspective dun partage des pouvoirs.
Ces négociations ont abouti à la constitution dun gouvernement dirigé par un
membre du MDR, M. Dismas Nsengiyaremye.
M. Faustin Twagiramungu a alors évoqué les conséquences de la
guerre sur le processus de démocratisation. Il a rappelé que, le 1er octobre
1990, lOuganda avait imposé au Rwanda une guerre qui allait durer pendant quatre
ans. Il a fait observer que cette guerre avait été bien préparée sur le plan
médiatique. Il a expliqué quelle était dirigée par un vice-Ministre de la
Défense du Gouvernement ougandais et chef détat-major de larmée ougandaise,
la National Resistance Army, le Général Major Fred Rwigyema, et que, après sa
mort sur le champ de bataille, deux jours après le début des combats, celui-ci avait
été remplacé par le Major Paul Kagame, alors Chef des services de renseignement
militaire de larmée ougandaise, aujourdhui lhomme fort du Rwanda.
Il a ajouté que le FPR se présentait alors comme une organisation
démocratique représentant 2,5 millions de Rwandais exilés, ce qui nétait
pas vrai, et quil accusait le régime du Président Habyarimana dêtre
dictatorial et davoir refusé à ces exilés le retour pacifique dans leur pays.
Il a insisté sur le fait que lacceptation par le Président
Habyarimana du retour des réfugiés rwandais, dans une déclaration prononcée en Ouganda
en 1989, au cours de la visite officielle quil avait faite dans ce pays,
laccord intervenu entre le Haut Commissariat pour les Réfugiés (HCR),
lOuganda et le Rwanda pour étudier les modalités pratiques de ce retour et enfin
louverture du Rwanda à un système multipartite destiné à mettre fin à sa propre
dictature constituaient un changement positif et rapide de son attitude sur la question
des réfugiés et celle de sa politique intérieure, et mettaient le FPR dans une
situation inconfortable, en le privant darguments sur ces deux points, alors
quils constituaient lossature de sa campagne politique.
Il a précisé que, depuis 1989, plusieurs réunions de la commission
tripartite sur la question des réfugiés sétaient tenues au Rwanda et en Ouganda,
en vue dexaminer la faisabilité du retour des réfugiés rwandais ; il a
également fait remarquer que lattaque avait eu lieu le 1er octobre,
alors quune dernière réunion de finalisation du dossier des réfugiés devait
avoir lieu à Kigali, dans le courant de ce même mois doctobre et quen
septembre 1990, les partis politiques avaient déjà commencé à se structurer.
M. Faustin Twagiramungu en a conclu quen définitive, les
raisons avancées par le FPR pour lancer son attaque contre le Rwanda, à savoir
linstauration de la démocratie et le retour des réfugiés, en dissimulaient les
vraies causes. Selon lui, cette guerre soutenue par lOuganda en guise de récompense
des services rendus au Président Museveni par les rwandophones pour lui permettre de
lemporter sur le régime Obote en janvier 1986, sétait fixé comme objectif
le démantèlement de lEtat rwandais et la conquête dun pouvoir sans partage
par tous les moyens. Il a ajouté que la situation actuelle du pays était plus
quéloquente à ce sujet.
M. Faustin Twagiramungu a ensuite énuméré sept événements
importants qui avaient marqué cette guerre :
les assassinats de paysans par le FPR dans la préfecture
de Byumba dans le nord du pays. Ils provoquèrent la panique et furent la cause de
lexode dun nombre croissant de déplacés qui sélevait à près de
300 000 en juin 1992. M. Faustin Twagiramungu a précisé quil avait
visité les camps de déplacés à lépoque et quil avait pu constater
lui-même la misère de ces gens contraints à lexil dans leur propre pays ;
la libération de la prison de Ruhengeri dans le nord-ouest
du Rwanda. Cette opération avait fortement affaibli la crédibilité du gouvernement
rwandais et fait prendre conscience au peuple rwandais de la gravité de la guerre ;
lassassinat de paysans du Bugesera, au sud de Kigali,
par les agents du MRND ;
le massacre des paysans bagogwe par les agents du MRND dans
les préfectures de Ruhengeri et Gisenyi, ainsi que les massacres de Kibilira dans cette
même préfecture ;
les massacres de paysans hutus par le FPR, dans la
sous-préfecture de Kirambo, préfecture de Ruhengeri, dans le nord du pays ;
la reprise des hostilités à grande échelle par le FPR,
en février 1993 ; sous prétexte darrêter les massacres, le FPR avait fait
progresser ses troupes jusquà vingt kilomètres de Kigali et sétait
emparé dune bonne partie de la préfecture de Byumba ;
la fuite des habitants des préfectures de Ruhengeri et de
Byumba devant le FPR et leur installation à six kilomètres de Kigali, ce qui
représentait environ un million de personnes sans abri, éparpillées dans une région
affectée par la guerre.
M. Faustin Twagiramungu a ajouté que, malgré la guerre, le
processus de démocratisation avait continué dans le pays. Il a fait observer que le
gouvernement de transition avait dû cependant concentrer, à partir de juin 1992, tous
ses efforts sur les négociations de paix, plutôt que sur lorganisation de la
conférence nationale alors que celle-ci avait, de façon remarquable, mobilisé un très
grand nombre de personnes parmi la population. Il a indiqué que la guerre avait
également provoqué le clivage des partis politiques entre une tendance dite modérée,
qui soutenait le retour pacifique des Rwandais tutsis dans le cadre de la signature
dun accord de paix et une autre dite Hutu Power, proche du MRND, dont les
membres ne voyaient comme solution quune victoire militaire des FAR sur les forces
du FPR, quel quen soit le prix. Il a précisé que ceux qui voulaient la paix
négociée, comme lui-même, étaient globalement traités par les autres de
" complices " du FPR.
Abordant alors le rôle de la France dans le processus de
démocratisation au Rwanda, M. Faustin Twagiramungu a expliqué que celui-ci avait
été important. Il a précisé quil sétait manifesté de deux façons,
dabord par le rappel de la nécessité du respect des exigences de lEtat de
droit, des droits de lhomme et des principes démocratiques pour permettre un
développement harmonieux, selon la doctrine développée à La Baule par le Président
François Mitterrand, ce rappel valant pour tous les pays africains bénéficiant de
laide de lEtat français, mais aussi par une action beaucoup plus
concrète : en effet, la France intervenait pour donner des conseils aux partis
politiques naissants, expliquer ce quétait la démocratie et, en même temps,
exerçait des pressions sur le Président Habyarimana en vue de laisser ces partis
continuer leur activité malgré la guerre qui pesait lourdement sur le pays.
Il a cité lexemple dune visite à Kigali de M. Paul
Dijoud, alors Directeur des Affaires africaines au Quai dOrsay, au cours de laquelle
celui-ci, ayant réuni les responsables des partis dopposition, leur avait dit
daller de lavant mais tout en recherchant une meilleure collaboration avec le
Président de la République rwandaise.
Il a également expliqué que les responsables des partis politiques de
lopposition, dont lui-même, alors président du MDR, étaient même parfois venus
à Paris pour rencontrer les autorités chargées du dossier du Rwanda, et quà
Kigali, ces mêmes responsables de partis rencontraient souvent lambassadeur de
France, M. Georges Martres puis M. Jean-Michel Marlaud, pour discuter des
questions relatives à la démocratisation du pays ainsi que des questions liées à la
guerre et aux négociations dArusha.
Il a estimé que ce sont ces rencontres, jointes à la pression de la
France sur le Président de la République du Rwanda et sur son parti, le MRND, qui
avaient permis damorcer les véritables négociations de paix avec le FPR. Il a
insisté sur le fait que les contacts préliminaires entre le Gouvernement rwandais et le
FPR, qui avaient permis de fixer le calendrier des négociations et de définir les points
essentiels à débattre lors des rencontres suivantes, avaient eu lieu à Paris du 6 au
8 juin 1992, sous les auspices de la France.
Sagissant de la guerre, il a estimé quil était normal, eu
égard à lisolement et à la pauvreté de son pays, que le Président Habyarimana
ait eu besoin dune assistance et quil sagissait alors, non pas
dorganiser le génocide mais bien de défendre un pays attaqué.
M. Faustin Twagiramungu a alors traité de la coopération
franco-rwandaise.
Il a rappelé que, peu après son indépendance, le Rwanda avait fait
le choix dadhérer aux organisations régionales réunissant tous les pays
francophones dAfrique, et quil avait ainsi été agréé en 1962 comme membre
de lUAM, lUnion africaine et malgache, devenue plus tard lOrganisation
commune africaine et malgache, lOCAM, ainsi que des organisations spécialisées de
cette institution, telle que lUAMTP ou lUMCA qui avait son siège à Kigali et
qui formait les ingénieurs en statistique.
Il a ajouté que larrivée au pouvoir du Président Habyarimana
en 1973 avait permis le renforcement de la coopération bilatérale entre le Rwanda et la
France, qui avait conduit notamment à la conclusion dun accord de coopération
militaire en 1975, le Rwanda diversifiant ainsi, comme cétait son droit, ses
partenaires.
Il a estimé que les rapports entre le Président François Mitterrand
et le Président Habyarimana nétaient pas privilégiés, mais quils
résultaient, à son avis, dune coopération qui sétait tissée au fil du
temps. Il a précisé que ces rapports nétaient pas sans intérêt pour un petit
pays comme le Rwanda, lequel, bien quil nait pas été colonisé par la
France, aspirait à entretenir, comme il est naturel, de bonnes relations avec une grande
puissance. Il a ajouté que le Rwanda dalors étant un pays francophone, la
population rwandaise était prédisposée, si lon tient compte de la dimension
culturelle, à communiquer plus facilement avec le peuple français.
Il a précisé que la coopération franco-rwandaise avait permis, entre
autres, la création dune gendarmerie nationale, ainsi que la formation des
officiers gendarmes, et que lécole de la gendarmerie nationale, lEGNA,
située à Ruhengeri et très bien connue de la population, était le fruit de cette
coopération.
Il a ajouté que la coopération franco-rwandaise loin de se limiter
aux questions de sécurité, sétendait à dautres domaines, notamment
économique et surtout socioculturel et que la France, par lintermédiaire de la
Caisse de coopération économique, avait assisté le Rwanda dans divers projets de
développement. Il a cité la construction dune école primaire, appelée Ecole
française, dun lycée, du centre culturel franco-rwandais de Kigali, la formation
dagronomes au groupe scolaire de Butare, lenvoi de professeurs à
luniversité nationale du Rwanda et dans divers collèges, lattribution de
bourses aux étudiants rwandais pour leur permettre de venir en France, la prise en charge
de lhôpital de Ruhengeri, la promotion du tourisme, avec la construction des
hôtels Méridien de Kigali et de Gisenyi, la construction du centre daccueil des
chefs dEtat de la conférence franco-africaine, le jumelage entre la préfecture de
Butare et le département du Loiret et lélargissement de la coopération militaire,
qui avait été limitée dans un premier temps à la formation de la gendarmerie.
M. Faustin Twagiramungu a alors jugé que lintervention de
la France, en même temps que celle de la Belgique et du Zaïre en octobre 1990,
sinscrivait non seulement dans le cadre précis des accords de coopération
militaire, mais aussi dans celui des bonnes relations établies entre les deux pays.
Il a rappelé que, si lopposition avait dénoncé les crimes du
Président Habyarimana, en particulier lassassinat mystérieux de son prédécesseur
et de certains de ses ministres, si elle lavait mis en cause pour sa façon
contestable de gouverner et notamment pour le népotisme qui prévalait dans son
entourage, si elle avait dénoncé la constitution dune armée régionale en lieu et
place dune armée nationale, le manque dun projet de société répondant aux
aspirations des citoyens à vivre ensemble et lavait régulièrement traité de
dictateur, et même de dictateur fatigué, jamais le Président Habyarimana navait
été accusé dêtre lennemi des Tutsis. On disait même au contraire que le
coup dEtat quil avait fait les avait favorisés, et quen tout état de
cause, il leur avait ouvert le secteur privé où ils étaient devenus prospères.
Cest pourquoi M. Faustin Twagiramungu a incité les
analystes de la crise rwandaise à éviter lamalgame entre la question des Tutsis de
lintérieur sous le régime du Président Habyarimana et celle des réfugiés tutsis
établis dans les pays limitrophes depuis trente ans. Il a précisé que les différences
entre eux étaient grandes notamment sur le plan culturel. Il a ajouté que la guerre dite
de libération navait jamais été souhaitée, ni par les Tutsis de
lintérieur dune manière générale, ni par les Hutus de lopposition,
ni même par un certain nombre de réfugiés pour lesquels la question de leur retour
pacifique était en passe dêtre réglée.
Sagissant du détachement Noroît et des conditions de son
départ, M. Faustin Twagiramungu a exposé quaprès lattaque du FPR dans
la région de Ruhengeri et de Byumba, en février 1993, il avait été convenu
denvoyer une délégation commune réunissant les partis politiques
dopposition et le parti du Président Habyarimana, le MRND, à Bujumbura. Cette
délégation devait négocier avec le FPR le retrait de ses troupes de la région de
Byumba et des abords de Kigali. Le MRND ayant refusé à la dernière minute de se joindre
à la délégation, seuls les représentants des partis politiques de lopposition se
rendirent à Bujumbura. Ils y retrouvèrent la délégation du FPR. Celle-ci savéra
déterminée à naccepter le retrait de ses forces que si les forces françaises
acceptaient de faire de même en quittant le Rwanda. Autrement dit, pour que les
négociations de paix puissent continuer, pour que les forces du FPR se retirent de la
zone quils occupaient et que celle-ci soit démilitarisée, le détachement Noroît
devait partir. Comme les partis politiques dopposition privilégiaient la solution
négociée et que les accords de paix dArusha prévoyaient le déploiement
dune force militaire internationale, un compromis associant le retrait du FPR des
zones occupées en février 1993 et le départ des troupes françaises leur était apparu
comme acceptable. Cest pourquoi les partis dopposition recommandèrent au
gouvernement dexaminer le retrait des troupes françaises. M. Faustin
Twagiramungu a alors précisé que ces troupes avaient quitté le Rwanda lors de
larrivée des forces de la mission des Nations Unies au Rwanda au mois de novembre
1993.
Evoquant alors la signature de laccord de paix dArusha et
les difficultés de sa mise en application, M. Faustin Twagiramungu a expliqué que
cette signature, négociée pendant quatorze mois sous légide de lOUA, de
lONU et de grandes puissances dont la France, lAllemagne, les Etats-Unis et la
Belgique, avait donné espoir au peuple rwandais qui croyait ainsi se mettre à
labri dune débâcle. Il a ajouté que tous, y compris le Président
Habyarimana, étaient alors convaincus que la paix était possible au Rwanda, mais que
lassassinat, le 21 octobre 1993, par des militaires extrémistes de
larmée burundaise à dominance tutsie, du Président burundais, Melchior Ndadaye,
Hutu, et premier Président démocratiquement élu dans son pays, avait terriblement
ébranlé la confiance des Rwandais dans les chances dune coexistence pacifique
fondée sur le partage du pouvoir entre les composantes de la société rwandaise, telle
que la prévoyait laccord de paix.
Il a ajouté que le retard de plus de deux mois dans la constitution et
lenvoi de la force internationale au Rwanda, la MINUAR, dont larrivée était
initialement prévue dans les trente-sept jours suivant la signature de laccord,
avait été un autre facteur dhésitation dans sa mise en application. En effet, le
gouvernement de transition à base élargie (GTBE) prévu par laccord dArusha
nayant pas pu être mis en place à la date prévue, à cause du retard du
déploiement des forces de la MINUAR, le parti CDR, Coalition pour la défense de la
République, profita de ce délai pour réclamer sa participation aux institutions alors
quil avait auparavant refusé de signer le code déthique politique qui
constituait une condition préalable à cette participation.
Il a précisé que cette manoeuvre, qui modifiait les termes de
laccord de paix, avait donné au FPR loccasion de radicaliser ses positions.
Le FPR refusa denvoyer ses députés à la cérémonie de prestation de serment pour
la mise en place du parlement de transition à base élargie, prévue par laccord de
paix, et se mit ouvertement à préparer la guerre, au vu et au su de tout le monde.
M. Faustin Twagiramungu a cité plusieurs signaux qui montraient
quon allait vers la guerre : les gens creusaient sans relâche des tranchées
en pleine capitale, le FPR transportait clandestinement ses militaires de la zone de
Mulindi, sous son contrôle, vers le casernement qui lui avait été accordé par les
accords dArusha dans la ville de Kigali de façon à accroître son effectif en
prévision des combats.
Il a ajouté que le Président Habyarimana avait tenté en vain de
sentretenir en tête à tête avec le général Kagame pour essayer daplanir
les divergences quant à la mise en place des institutions, avant linstallation du
bataillon du FPR dans la capitale. Le Président Museveni avait en effet accepté
dorganiser à Entebbe au mois doctobre 1993 une rencontre entre les parties.
En sa qualité de Premier Ministre désigné par les accords de paix, M. Faustin
Twagiramungu faisait partie de la délégation du Gouvernement rwandais. Cependant, après
les civilités dusage, il ne put y avoir de tête-à-tête entre les deux
protagonistes, le Général Kagame ayant refusé de sentretenir avec le Président
Habyarimana.
M. Faustin Twagiramungu a indiqué que, déçu par ce manque
douverture de la part dun adversaire politique mais futur partenaire, le
Président Habyarimana sétait résolu lui-même à radicaliser ses positions mais
que cette radicalisation navait profité quau Général Kagame qui en avait
fait une exploitation politique, et surtout médiatique, pour diaboliser davantage son
adversaire.
Il a rappelé que laccord dArusha navait laissé
aucun pouvoir au Président Habyarimana, sauf celui de cosigner avec un Premier Ministre
de lopposition certaines lois et documents officiels et quaprès vingt ans de
pouvoir sans partage, il pouvait être difficile pour un dictateur de se rendre compte que
laccord quil avait signé lui-même mettait presque fin à ses fonctions.
Il a ajouté que les rumeurs de destitution future du Président
Habyarimana propagées à Kigali par le FPR avaient contribué encore davantage à
renforcer sa résistance à lapplication de laccord de paix et à lui faire
rechercher des appuis dans dautres partis politiques en vue de constituer une
minorité de blocage au Parlement. Il a ajouté que, le 5 janvier 1994, cest
parce que le Président Habyarimana croyait avoir atteint son objectif de disposer de
cette minorité de blocage, quil avait accepté de prêter serment conformément à
laccord de paix dArusha, sans se soucier en revanche des procédures légales
régissant la désignation des membres du parlement de transition à base élargie.
Il a alors énuméré les principales raisons qui ont entravé la mise
en application de laccord de paix dArusha : la formation et
lentraînement des milices ; la politisation de larmée ; la radio
des Mille collines ; la division du MRND en des factions non déclarées ; le
bras de fer entre le Premier Ministre de lopposition et le Président de la
République ; le départ des militaires français ; la présence du bataillon du
FPR à Kigali ; la faiblesse de la MINUAR ; la faiblesse de la gendarmerie
rwandaise et son manque de neutralité ; la division des partis en deux factions,
modérée et Hutu power ; la monopolisation des négociations de laccord
de paix par certains ministres de lopposition et le FPR ; la marginalisation du
Président de la République ; les menaces non réprimées des extrémistes du parti
CDR soutenus par certains extrémistes du MRND ; la distribution darmes par le
FPR et le MRND aux membres de certaines formations ; la propagande du FPR sur Radio
Muhabura ; lincompétence du représentant spécial du Secrétaire général
des Nations Unies, le Camerounais Jacques-Roger Booh-Booh et de ses collaborateurs civils,
inexpérimentés dans la résolution des conflits ; le conflit dautorité entre
le Général Romeo Dallaire, commandant la MINUAR et le représentant spécial du
Secrétaire général ; la préparation de la guerre par le FPR, et notamment le
déploiement de ses agents à travers le pays dans le but dy créer la confusion et
dinciter les populations à la violence ; lassassinat du Président du
parti CDR, Martin Bucyana, en février 1994, et auparavant celui du Ministre Gatabazi,
Secrétaire exécutif du parti social démocrate PSD, et les massacres qui sen sont
suivis à Kigali. Il a précisé que les extrémistes des deux bords espéraient que ces
incidents graves allaient favoriser la reprise des hostilités et mettre ainsi un terme à
laccord de paix.
Il a estimé quau regard de lensemble de ces événements
dramatiques, le rôle de la France nétait peut-être pas primordial.
Abordant alors la période du génocide, M. Faustin Twagiramungu a
exposé quun peu plus de deux mois après le début des tueries, cest-à-dire
très tardivement, la France, seule contre tous, était parvenue, difficilement, à faire
adopter une résolution au Conseil de sécurité des Nations Unies pour une intervention
au Rwanda, afin dempêcher le massacre des populations innocentes dans le sud du
pays, où il était encore possible dintervenir, intervention qui prit ensuite le
nom dopération Turquoise.
Il a jugé que la France avait fait son possible dans cette zone,
quelle avait soigné les blessés et les malades, allant même dans certains cas
jusquà enterrer les morts laissés sur les routes et dans les brousses par les
Interahamwe, et surtout quelle avait permis de sauver des vies humaines.
Il a précisé que le Président ougandais lui avait lui-même
confirmé, le 3 juillet 1994, lors dune audience quil lui avait accordée
dans sa résidence privée, dans le sud-ouest de lOuganda, que la zone humanitaire
sûre avait été créée après quil eut été consulté par la France. Le souhait
du Président français, selon M. Museveni, était non seulement de créer une ligne
de démarcation entre cette zone et la zone occupée par le FPR mais aussi darrêter
les massacres et la guerre et dinviter les belligérants à négocier un
cessez-le-feu. Le Président ougandais aurait, selon ses termes, communiqué cette option
au Général Kagame qui laurait refusée, préférant continuer la guerre
jusquà la victoire finale.
M. Faustin Twagiramungu a jugé évident que, si les forces
américaines, françaises et belges, stationnées au Rwanda et dans la région, en attente
de lévacuation de leurs ressortissants respectifs au début du génocide, avaient
été autorisées à temps, par une résolution des Nations Unies, à se transformer en
force dimposition de la paix, le génocide et les massacres nauraient
certainement pas eu lieu.
Il a ajouté que les Nations Unies avaient commis une erreur très
grave en acceptant le retrait de la plupart des forces de la MINUAR pendant le génocide
au lieu de renforcer ses effectifs et en nayant pas, face à la gravité de la
situation, changé son mandat. Il a estimé que si la France, accusée à cette époque
davoir soutenu le Président Habyarimana, ne pouvait pas intervenir seule malgré sa
bonne volonté, en revanche, il était difficile de comprendre les raisons pour lesquelles
les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ou dautres pays, navaient pas pris
conscience que le génocide en cours devait être arrêté par tous les moyens, au lieu de
sen tenir au syndrome somalien ou à la mort des dix Casques bleus belges.
Il a considéré que cette attitude était dautant plus
insupportable que près dun million de personnes ont trouvé la mort dans
lindifférence totale de la communauté internationale.
En revanche, il a estimé que lopération Turquoise, bien
quelle soit intervenue tardivement, et malgré les suspicions qui
lentouraient, avait été appréciée et jugée très favorablement par les Rwandais
et que ceux-ci en avaient grandement besoin.
Il a cité un témoignage tiré des messages adressés par des
déplacés, au nombre desquels se trouvaient des fonctionnaires du gouvernement actuel de
Kigali : " Les déplacés de la zone humanitaire sûre à Kibuye sont
reconnaissants envers les militaires français de lopération Turquoise et de la
manière dont ils ont assuré la sécurité et lencadrement, et leur assistance. Les
déplacés de la zone humanitaire sûre à Kibuye remercient le gouvernement français
pour avoir mis sur pied une telle opération au moment où la communauté internationale
semblait être indifférente à la tragédie qui se déroulait au Rwanda. Par cette
opération et par dautres actions qui lont accompagnée -aide médicale, aide
alimentaire et matérielle- la France a démontré que son amitié envers lAfrique
en général, et envers le Rwanda en particulier, allait au-delà de toutes
considérations. "
Concernant lassassinat du Président Habyarimana, qui a servi de
détonateur au génocide, M. Faustin Twagiramungu a rappelé les deux hypothèses
avancées par lopinion nationale et internationale selon laquelle lattentat
est, soit loeuvre de militaires extrémistes des FAR farouchement opposés à la
mise en place du gouvernement de transition à base élargie, issu des accords de paix
dArusha, soit loeuvre du FPR, avec la complicité possible du Président
ougandais ou encore dune main occidentale.
Il sest étonné que, quatre ans après, rien ne permette
dinfirmer ou de confirmer lune ou lautre de ces hypothèses, et cela
parce quaucune enquête officielle na été menée ni par le Gouvernement
rwandais, ni par la communauté internationale, alors que le Président dun pays
étranger a également péri dans cet attentat du 6 avril 1994. Remarquant que la
France aussi aurait dû sefforcer de faire procéder à cette enquête, ne fût-ce
que pour éclaircir les circonstances de la mort de ses ressortissants qui composaient
léquipage de lavion présidentiel, il a cependant estimé que ses relations
avec le régime actuel ne sy prêtaient pas.
Il a jugé nécessaire que des questions essentielles soient
éclaircies pour sortir de la confusion actuelle, et que lon sache notamment
pourquoi le régime de Kigali soppose à toute enquête sur cet attentat alors que
cest lélément qui a déclenché le génocide et les massacres davril
à juillet 1994. Il a fait valoir que, sil savérait quil est étranger
à cette affaire, les soupçons qui pèsent sur lui seraient dissipés.
Il a déclaré que lui-même, lorsqu' il était encore Premier
Ministre, avait soulevé en Conseil des Ministres la question dune enquête
nationale ou internationale sur lattentat mais que le Président et le Ministre de
la Défense lui avaient répondu que ce nétait pas une priorité pour le pays, et
que pour les autres Rwandais assassinés, aucune enquête navait été menée.
Il a également fait remarquer quau début de lannée 1995,
lorsque le Gouvernement du Burundi a officiellement demandé au Gouvernement rwandais de
mener une enquête pour élucider les circonstances de la mort du Président Cyprien
Ntaryamira, la vice-présidence et la présidence de la République rwandaise ont réagi
dune façon pour le moins suspecte : le Ministre de la Justice dalors,
M. Nkubito, à qui le dossier avait été confié, a adressé une lettre au
représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies, sollicitant son
concours, mais le Directeur de cabinet du Président, accompagné de hauts cadres de la
vice-présidence, a été dépêché très rapidement auprès du Ministre de la Justice
avec lordre de rattraper loriginal de la lettre avant quelle ne
parvienne aux bureaux du représentant spécial et de le détruire ainsi que les copies
éventuellement distribuées, ce qui revenait à retirer ainsi la demande denquête.
M. Faustin Twagiramungu a précisé quil existait des témoins de ce quil
avançait, et que ceux-ci étaient même dans lassistance.
Sagissant du rôle des armées étrangères dans la guerre du
Rwanda, il a ajouté quon avait limpression, lorsquon débat de cette
question, quune seule partie navait pas le droit à lassistance
extérieure, cest-à-dire, curieusement, lagressé, le gouvernement légitime
du Rwanda et ce pays lui-même, comme si lautre partie au conflit avait mené la
guerre pendant quatre ans avec des pierres et des bâtons. Sétonnant de ce parti
pris, il sest demandé pourquoi, alors quaujourdhui lon
sempresse pour désigner les fournisseurs darmes du gouvernement rwandais de
lépoque 1990-1994 -la France, lAfrique du Sud et lEgypte- personne ne
veut, en revanche, évoquer le rôle de larmée ougandaise -la National
Resistance Army (NRA)- dans cette guerre, ou même sinterroger sur les
fournisseurs darmes du Front patriotique rwandais, comme si celui-ci navait eu
besoin ni de moyens, ni dassistance pour prendre le pouvoir à Kigali.
Il a mentionné larrestation, relatée en septembre 1992 par la
presse américaine, dun Américain et dun Ougandais, à laéroport
dOrlando en Floride, au moment où ils sapprêtaient à embarquer pour
lOuganda, de façon illicite, une cargaison darmes dans laquelle se trouvaient
des missiles antichars et des lance-missiles, dune valeur de 18 millions de
dollars. Il a précisé que le capitaine ougandais arrêté sappelait Innocent
Bisangua et quil était ladjoint du secrétaire particulier du Président
Museveni et le beau-frère de Peter Banyingana, Major de la NRA et membre du FPR, tué lui
aussi au Rwanda, pendant la guerre, en octobre 1990.
Il sest demandé pourquoi, si ces armes nétaient pas
destinées à un tiers, lOuganda, qui nétait pas sous embargo, navait
pas passé sa commande par les voies autorisées et sest étonné que ce type de
questions ne soit jamais posé alors que le Rwanda, au contraire, était sans cesse mis en
accusation.
Il sest interrogé également sur la présence, à la veille du
6 avril 1994, dun détachement de Marines américains à Bujumbura, avec, selon
les termes du Colonel belge Marchal devant la Commission parlementaire denquête du
Sénat belge, des hélicoptères de combat, et surtout sur les raisons de
lempressement de ce détachement à proposer ses services à la MINUAR, avant même
lassassinat des Présidents rwandais et burundais. Il sest demandé si cette
présence naurait pas eu un lien direct avec la présence à Kigali,
laprès-midi du 6 avril 1994, de lattaché militaire américain auprès
du Rwanda et du Burundi, résidant au Cameroun, qui a organisé lévacuation des
ressortissants et du personnel de lambassade américaine au Rwanda, le 8 avril
1994.
M. Faustin Twagiramungu a ensuite achevé son exposé faisant
état des crimes quil attribue au FPR.
Il a souligné que, le 6 novembre 1994, alors quil était
lui-même encore Chef du Gouvernement, son parti, le MDR, dont il était Président, avait
dénoncé les crimes du FPR et son incompétence dans un document de trente-deux pages. Il
a précisé que ce document, qui était public, dénonçait franchement un second
génocide, perpétré par le FPR, ainsi que les méthodes quil utilisait pour
exterminer ses opposants, tous qualifiés dInterahamwe, ce terme désignant, pour
ses éléments extrémistes, les Hutus dune façon générale.
Ajoutant que personne ne naissait extrémiste, il a exposé que, de
1990 à 1994, la communauté internationale avait préféré ignorer les crimes du FPR
commis dans le nord du pays, alors que presque un million de personnes avaient fui cette
région pour échapper aux massacres systématiques de 1991 et 1993.
Il a jugé que, davril à juillet 1994, il y avait eu une sorte
de compétition dans lextermination des populations, entre les soldats du FPR et les
Interahamwe, dans les régions sous leur contrôle. Il a également insisté sur le fait
que, de juillet 1994 à mai 1998, les crimes nont jamais cessé et se sont même
étendus aux camps de réfugiés de lex-Zaïre, le FPR, qui considérait les
réfugiés globalement comme des criminels, les ayant poursuivis et en ayant massacré
sans doute plus de 200 000 tout au long de leur exode. Il sest scandalisé du
silence qui a régné sur ces faits et de linterprétation selon laquelle tous ces
réfugiés étaient des criminels et des Interahamwe. Il a déclaré que le fait que les
Rwandais hutus restaient impuissants devant ces crimes ne les leur faisait pas oublier
pour autant.
Il a rappelé quen octobre 1995, alors quil déclarait,
chiffres à lappui, que plus de 250 000 personnes avaient été tuées par
le FPR, il navait rencontré que blâmes et incrédulité. Il a indiqué que le
Président Bizimungu et le vice-Président Kagame avaient minimisé sa déclaration en
essayant dironiser, répondant que cétait sans doute lui-même qui était
responsable de tous ces morts. Il sest déclaré très déçu que la presse ait
préféré ignorer ce chiffre très élevé, dans la mesure où il ny en avait
aucune image.
Il a insisté sur le fait que le FPR avait tué, avant 1994 et après,
et quil continuait de tuer des populations innocentes dans la région du nord-ouest
et dans celle de Gitarama, dans le centre du pays, sous prétexte de combattre
dhypothétiques infiltrés. Il a ajouté quil sagissait là dune
guerre cachée, menée loin des journalistes, et quon venait maintenant den
chasser les représentants du Haut Commissariat des Nations Unies pour les droits de
lhomme, afin que le travail puisse continuer silencieusement.
En conclusion, M. Faustin Twagiramungu a demandé quune
enquête internationale soit menée sur tous ces crimes et sur la vraie nature de la
guerre qui sévit actuellement au Rwanda. Il a expliqué aussi quil fallait
quun recensement des victimes soit fait au Rwanda dans lintérêt des droits
de lhomme et pour que le monde sache ce qui sest passé. Il a estimé
quon devait savoir combien de Hutus et de Tutsis sont morts, pourquoi et comment. Il
a trouvé invraisemblable que, tandis que des dirigeants dorganisations
humanitaires, des " spécialistes du Rwanda ", nhésitent pas à
avancer des chiffres, et que ceux-ci varient, selon les ouvrages, de 500 000 à
800 000, 850 000, 1 000 000, voire, pour certaines personnalités
belges, 1 500 000 Tutsis tués, les Rwandais soient dans lincapacité
de produire des évaluations du nombre des victimes et doivent se taire, comme sils
navaient aucune connaissance de leur propre pays. Il a jugé que, moyens limités et
pauvreté mis à part, les Rwandais devaient absolument établir qui était mort et qui
avait été tué par qui.
Il a considéré que lavenir du Rwanda serait toujours compromis
tant que le FPR restera impuni pour ses crimes et quil fallait en finir avec cette
dichotomie entre les diables qui doivent être poursuivis et gardés dans leur enfer et
les anges qui doivent faire les lois.
Exposant alors que, par delà la mission dinformation, il
sadressait au monde entier, M. Faustin Twagiramungu a demandé solennellement
que soient effectués :
le recensement de la population rwandaise, compte tenu de
la publication de chiffres controversés par différentes sources ;
une enquête sur lassassinat des Présidents rwandais
et burundais ainsi que des citoyens rwandais, burundais et français présents à bord de
lavion présidentiel. Il a estimé incompréhensible quaucune enquête ne soit
faite non seulement sur la mort du Président Habyarimana et du Président Ntaryamira,
mais aussi sur celle des trois membres français de léquipage, dont le commandant
de bord, quil connaissait personnellement ;
une enquête sur les circonstances de lassassinat, le
8 avril, à Kigali de deux gendarmes français. Il a précisé quil y avait
dans lassistance des témoins qui avaient vu les meurtriers passer.
Enfin, indiquant quen janvier 1994, M. Bernard Debré avait
été reçu en audience par le Président Habyarimana qui lui avait dit, selon un témoin
qui assistait à cette audience, sa crainte dune mort future et quil allait
être assassiné, il a souhaité que cette affirmation puisse être vérifiée, dans la
mesure où elle signifiait que la mort du Président Habyarimana était une mort
programmée et que les circonstances pouvaient en être éclaircies.
En conclusion de son exposé, M. Faustin Twagiramungu a conclu
que, ni lui, ni ses amis politiques nétaient allés en politique pour tuer mais
pour donner lespoir aux jeunes et aux générations qui viendront, avec
lambition peut-être que leur pays puisse aussi un jour rejoindre le niveau
démocratique et économique des pays développés. Il a ajouté quen tout état de
cause, ils navaient jamais souhaité la mort des leurs, ni des paysans, quils
soient Tutsis ou Hutus, ni des Présidents, du Rwanda ou du Burundi.
Après avoir remercié M. Faustin Twagiramungu pour son
témoignage et léclairage quil apportait à la mission, le Président Paul
Quilès lui a posé trois questions.
Rappelant quen 1993 les partis dopposition, dont le MDR,
avaient signé un mémorandum dénonçant la situation critique dans laquelle se trouvait
le Rwanda, la paralysie et le dysfonctionnement des institutions, et rejetant le
manichéisme ethnique qui a fait le malheur du pays, il a demandé ce quétait
devenu ce mémorandum, quelle diffusion il avait eu et si M. Faustin Twagiramungu
savait ce que le Président Habyarimana en pensait et les suites quil lui avait
données.
Evoquant ensuite une visite de M. Faustin Twagiramungu aux
Etats-Unis en juin 1994, il lui a demandé sil avait trouvé dans ce pays un soutien
politique ou financier pour la mise en oeuvre des accords dArusha.
Enfin, il lui a demandé quel bilan il faisait, avec le recul, de son
passage au gouvernement du Rwanda comme Premier Ministre entre juillet 1994 et août 1995.
M. Faustin Twagiramungu a répondu que le mémorandum de 1993
avait dabord servi de base aux Rwandais pour discuter de la situation de leur pays.
Sagissant de son application en revanche, le Président Habyarimana avait expliqué
quavant de le mettre en vigueur, il fallait déjà mettre en oeuvre les accords
dArusha qui venaient dêtre signés. Ceux-ci ne layant pas été, les
questions sont restées en suspens.
M. Faustin Twagiramungu a ensuite précisé que, lorsquil
était allé en juin 1994 aux Etats-Unis, alors quil était désigné comme Premier
Ministre depuis le 4 août 1993, il était invité, non par le Gouvernement
américain mais par des ONG et certaines personnalités qui souhaitaient le rencontrer.
Aussi, bien quil ait profité de ce voyage pour nouer des contacts, il navait
reçu au cours de celui-ci aucun appui officiel, ni politique ni financier.
Enfin, il a qualifié damer et de négatif le bilan de son
expérience en tant que Premier Ministre. Il a précisé quil avait quitté
Bruxelles pour Kigali et accepté de participer au Gouvernement dans lespoir de
contribuer à ramener la paix au Rwanda, dassister de façon concrète tous ceux qui
souffraient, mais quil avait constaté, dès son arrivée, que cela ne serait pas
possible et avait alors décidé de se conduire en responsable jusquau moment où il
ne pourrait plus rester en fonction.
Il a expliqué quil sétait trouvé face à une situation
très différente de celle prévue par laccord de paix dArusha. Il a
énuméré les difficultés quil avait eu à affronter. Les députés militaires au
Parlement nétaient pas prévus par les accords dArusha. Or, en pratique, ce
sont ces députés militaires qui ont agi. Les fonctions de vice-Président
nétaient pas prévues non plus dans laccord de paix. Or il y avait un
vice-Président, faisant dailleurs pratiquement fonction à la fois de Président de
la République et de Premier Ministre. De plus, la situation était telle que le
Président avait pu, sans consulter le Premier Ministre, déclarer à la radio que tous
les pouvoirs de ce dernier lui étaient transférés.
Pendant les quatorze mois où il a été Premier Ministre, le
Gouvernement a tenu des réunions de Cabinet -de Conseil des Ministres- deux fois par
semaine, le mardi et le vendredi ; cependant, le Premier Ministre lui-même nen
a présidé quune seule et les décisions qui ont alors été prises ont été
immédiatement rapportées lorsque le vice-Président est arrivé.
Par ailleurs, M. Faustin Twagiramungu a exposé que les membres
MDR du Gouvernement avaient insisté, pratiquement à chaque Conseil des Ministres, pour
que la sécurité des populations soit assurée et que cette question était devenue une
pomme de discorde. Il a ajouté que le Premier Ministre nétait pas mis au courant
des déplacements des militaires et ne recevait aucun rapport sur ce sujet.
Il a rappelé quil sétait élevé, dans un document du
6 novembre 1994, contre les tueries et les massacres continuels, que lon
essayait de cacher. Il a précisé que des journalistes français, les journalistes de Libération
surtout, avaient fait état de ces massacres.
M. Jacques Myard a alors demandé à M. Faustin
Twagiramungu sil avait une idée des raisons pour lesquelles sétait
développé ce quil a appelé " la pensée unique sur le
Rwanda " aux termes de laquelle le FPR a le beau rôle et les autres le
mauvais et sil pouvait revenir sur les tenants et aboutissants de la mort du
Président Habyarimana.
M. Faustin Twagiramungu a répondu quil voyait deux
raisons au développement dune pensée unidirectionnelle, une pensée unique sur le
Rwanda. Dune part, il ny a pas de Rwandais outillé pour éclairer
lhistoire, dautre part, le FPR, au contraire des Rwandais de
lintérieur, excelle dans le domaine de la communication et des relations publiques.
Il a estimé que, pour que les choses changent, il faudrait à la fois
que les Rwandais puissent écrire leur histoire convenablement, et que le FPR ne soit pas
seul à maîtriser les médias. Sagissant du premier point, il a expliqué
quà la suite des écrits de labbé Alexis Kagame, toute lhistoire du
Rwanda continuait à être interprétée en fonction de la dichotomie Hutu-Tutsi, comme si
rien navait changé. Pour ce qui concerne la seconde question, il a précisé que le
FPR avait très bien su créer des réseaux de communication, de services et
dinfluence grâce auxquels linformation sur le Rwanda avait tendance à
toujours suivre les mêmes lignes.
Il a ensuite rappelé quil existait deux thèses sur les
responsables de la mort du Président Habyarimana. La première est celle des extrémistes
hutus de larmée. Une partie de lentourage du Président Habyarimana voulait
sans doute quil ne signe pas les accords de paix dArusha. Or, bien quil
ait entendu des témoignages selon lesquels, avant son départ pour Dar Es-Salam, le
6 avril, le Président avait indiqué quil était disposé à appliquer
désormais les accords dArusha, M. Faustin Twagiramungu a douté de
lintérêt quaurait pu présenter, pour des Rwandais, lassassinat du
Président Habyarimana. Il a considéré que la situation créée après sa mort la
montré puisquil ny avait pas de dauphin, que de ce fait cest la
confusion qui a régné et que, finalement, au lieu de gouverner, les nouveaux dirigeants
ont pris les machettes.
Il a estimé quavec le recul, seul le FPR avait intérêt à tuer
le Président Habyarimana.
Après avoir salué le caractère objectif de lexposé des faits
quavait présentés M. Faustin Twagiramungu, M. René Galy-Dejean
sest déclaré frappé du jugement très positif quil portait sur le rôle et
laction de la France au Rwanda, alors même quil se décrivait comme un
opposant au Président Habyarimana et que, souvent, la mission entendait reprocher à la
France davoir trop apporté son soutien au régime de ce dernier.
Cest pourquoi il lui a dabord demandé si le jugement
positif quil exprimait aujourdhui à légard du rôle de la France
résultait dune analyse formulée avec le recul du temps ou sil pensait déjà
de même lorsquil était, au Rwanda, un opposant au Président Habyarimana.
Après avoir observé que la connotation raciale quon pouvait
donner au génocide au début des travaux de la mission avait progressivement laissé la
place à lanalyse dune guerre civile entre, certes, des ethnies, mais surtout
des groupes qui se disputaient le pouvoir, il a souligné que M. Faustin Twagiramungu
proposait à la mission un nouvel éclairage des événements. En précisant que
loffensive du FPR nétait souhaitée, ni par les Hutus de lopposition,
ni par les Tutsis de lintérieur, en ajoutant quelle nétait même pas
souhaitée par tous les Tutsis expatriés, dont une grande partie se satisfaisait des
accords dArusha et des déclarations faites sur le retour des exilés, il faisait
naître lhypothèse que loffensive du FPR aurait pu être, ni plus ni moins,
une offensive extérieure contre le Rwanda, diligentée, organisée et aidée par des
Etats étrangers qui pouvaient avoir intérêt à affaiblir ce pays ou à le subordonner
à telle ou telle mainmise. Il a alors demandé à M. Faustin Twagiramungu sil
confirmait cette analyse.
M. Faustin Twagiramungu a répondu que les opposants rwandais
étaient eux-mêmes surpris de la dureté avec laquelle la France était mise en cause au
Rwanda. Il a souligné quen 1993 le Président Habyarimana pensait que le
détachement Noroît ferait partie de la force internationale chargée dassurer la
paix pendant la période de mise en place des institutions à base élargie, et que cette
perspective avait compté dans sa décision daccepter cette force. Si
M. Faustin Twagiramungu sétait alors opposé au maintien du détachement
Noroît, cest parce que le FPR avait brusquement exprimé son refus de ce maintien.
Les Rwandais démocrates voulant que les accords de paix puissent être conclus, la
conséquence en était quil fallait que le détachement Noroît parte.
Sagissant de la période de lopération Turquoise,
M. Faustin Twagiramungu a expliqué que, rescapé lui-même des militaires hutus
assassins, il lui était impossible de dire quil aurait souhaité leur victoire.
Pour autant, il ne pouvait admettre quon dise quil souhaitait la victoire des
autres militaires, ceux du FPR, dans la mesure où ils massacraient également. Il aurait
souhaité que les deux tendances puissent sentendre. Malheureusement, lune
voulait continuer à tuer, lautre voulait le pouvoir.
Il a exposé aussi que ce quon disait de laction de la
France, avant et pendant le génocide, ne correspondait pas à ce que les Rwandais avaient
vécu. Il a ajouté que si, pour certains, le génocide nétait pas sans lien avec
des intérêts politiques, ces intérêts nétaient pas dun seul côté. Il a
déclaré quil ne croyait pas du tout et quil navait jamais cru, quand
il était au Rwanda, à la propagande selon laquelle M. François Mitterrand était
lami du Président Habyarimana. On voyait mal dailleurs sur quels éléments
aurait été fondée cette amitié personnelle.
Il a expliqué quil fallait faire la part des choses. Il a
exposé que le Rwanda avait bénéficié de lassistance de la France, tant
économique que militaire, et fait valoir que cette assistance navait jamais été
cachée puisque, sur le plan militaire, un accord avait même été signé. Il a justifié
lassistance fournie par la France en expliquant quil était hors de question
quun pays attaqué dénonce sa coopération militaire avec une grande puissance,
uniquement pour montrer au monde ses bonnes intentions.
Il a ajouté que le recul ne faisait que confirmer son analyse de
lépoque et que son seul but, en sexprimant ainsi, était de dire la vérité.
Il sest déclaré franchement stupéfait dentendre dire que
la France avait, par exemple, fait tuer des gens. En tant quAfricain rwandais, il a
jugé invraisemblable quun pays comme la France, avec toute son histoire, puisse se
laisser aller à assister un président et des militaires dans laccomplissement
dassassinats à la chaîne. Il a invité ceux qui disent avoir des preuves à les
produire.
Prenant un exemple précis, il a expliqué quen effet des
militaires français étaient présents sur le pont franchissant la rivière Nyabarongo
pour vérifier les identités. Il a cependant fait valoir que ce pont était un point
stratégique très important entre Kigali, les régions du Rwanda, le Zaïre et le
Burundi, et quon nallait pas le détruire uniquement pour que les militaires
français qui assistaient larmée rwandaise ne soient pas soupçonnés de participer
à des rafles à caractère raciste ou ethnique. Il a conclu quon navait pas
le droit dinterdire à un pays de recourir à des alliés qui acceptaient de tenter
de le sauver.
A propos du génocide, M. Faustin Twagiramungu a fermement exclu
la connotation raciale. Il a ironisé sur les Tutsis de deux mètres, dorigine
égyptienne, éthiopienne, voire sémite du Moyen-Orient, expliquant quil nen
voyait pas au Rwanda, proposant, sil en existait, quils se manifestent, et
noté au contraire que bien des Bantous sont très grands, mesurant jusquà deux
mètres, et quavec ce type de clichés, auquel il nadhérait pas, on
arriverait à faire passer le Président du Sénégal pour un Tutsi. Il a estimé
quen tout état de cause, la taille ou la forme du nez et des épaules
navaient jamais constitué une raison pour sexterminer.
Il a ajouté quautant ce nétait pas les Rwandais qui
avaient demandé aux Belges de les enregistrer comme Hutus ou Tutsis, autant ils avaient
une analyse précise de ce quils entendaient par Hutu et Tutsi et que ce
nétait pas les Occidentaux qui étaient venus le leur apprendre.
En revanche, il a approuvé lanalyse selon laquelle il
sagissait dune guerre civile. Rappelant quen aucun cas, les personnes
appartenant aux partis opposés à la politique du Président Habyarimana nétaient
toutes des Tutsis, il sest élevé contre loubli systématique des morts hutus
sous le prétexte quils nétaient pas tutsis. Il a expliqué que,
lorsquil était revenu à Kigali, on lui avait ordonné de ne plus jamais mentionner
les trente-deux personnes de sa famille proche, neveux, nièces et autres, tuées pendant
le génocide car cétaient des Hutus. Il a insisté sur le fait quil
nétait pas le seul Hutu à avoir perdu des membres de sa famille, que les
Interahamwe avaient tué beaucoup de Hutus, et sest scandalisé quon veuille
faire croire au monde le contraire.
Il a expliqué quen fait, les belligérants ne voulaient pas
arrêter la guerre, tout simplement parce que le pouvoir était à ce prix. Il a ajouté
que si lon avait voulu vraiment arrêter la guerre, si lon avait invité les
Américains, les Français, les Belges à calmer le jeu, les choses se seraient passées
autrement. A lappui de ses dires, il a réclamé quon lui montre une seule
déclaration du FPR, écrite ou radiodiffusée, demandant au monde de laide pour que
lon cesse de tuer les Tutsis. Assurant quon ne pouvait pas le faire car il
nen existait pas, il a révélé quen revanche, il disposait dun
témoignage écrit indiquant le contraire.
Il a expliqué que, le 11 avril, alors quil était caché
dans les locaux de la MINUAR, il avait réussi à faire parvenir une note au quartier
général du FPR installé dans le bâtiment du Conseil national du développement, à un
kilomètre de lendroit où il était, demandant quon sentende pour
mettre fin à ce qui était en train de se passer. Il a indiqué quil avait reçu,
le 13, la réponse suivante, noir sur blanc, manuscrite : " Non, nous
avançons très bien. Nous allons continuer. " Il a conclu que ce message,
par lequel le FPR révélait quil préférait continuer à se battre plutôt que de
discuter de larrêt du génocide, montrait bien que cétait dune guerre
civile quil sagissait et que la question ethnique nétait quun
prétexte pour prendre le pouvoir.
Il a ajouté que le soutien de lOuganda au FPR était la
contrepartie du soutien quavait apporté le FPR à Yoweri Museveni pour prendre le
pouvoir en Ouganda et que, pour les Rwandais, voir le FPR prendre le pouvoir pouvait être
comparé à une situation où, en Europe, on aurait vu des Européens, chassés enfants de
leur pays avec leurs parents et exilés aux Etats-Unis, puis devenus Ministres de la
Défense ou chefs détat-major de larmée américaine, revenir en cette
qualité reconquérir leur pays les armes à la main.
Il sest étonné aussi quon recherche la provenance des
armes qui avaient permis au Rwanda de se défendre, sans se demander doù venaient
celles qui servaient à lattaquer. A propos des buts de guerre des vainqueurs, il
sest étonné que, pour déloger des réfugiés dun camp situé au Zaïre à
six kilomètres de Goma, on ait eu besoin de les pourchasser jusquà
lAtlantique.
M. Pierre Brana a rappelé quen février 1993, à
Bujumbura, des discussions entre des représentants des partis dopposition, dont le
MDR, et le FPR avaient abouti à la publication dun communiqué appelant au
cessez-le-feu, au retrait des forces étrangères, cest-à-dire françaises, à la
reprise des négociations dArusha, au retour des personnes déplacées et à
lengagement dactions judiciaires contre les auteurs des massacres. Peu après,
le 2 mars, le Président Habyarimana avait réuni à Kigali une conférence
nationale, où se trouvait également représenté le MDR, qui avait été suivie
dun communiqué contredisant totalement celui de Bujumbura, condamnant le FPR,
remerciant les forces armées, trouvant bienvenue la présence militaire française et
condamnant lOuganda pour son soutien au FPR. Il a ajouté quil croyait savoir
que la direction du MDR avait pris position pour ceux qui avaient participé à la
réunion de Bujumbura avec le FPR et condamné les représentants du MDR qui se trouvaient
avec le Président Habyarimana. Il a alors demandé à M. Faustin Twagiramungu
sil pouvait donner des explications à la mission sur ce point.
Il lui a également demandé quelle avait été la réaction des
membres du MDR à la nomination, le 9 avril 1993, de M. Jean Kambanda,
également membre du MDR comme Premier Ministre du Gouvernement dit
" intérimaire ".
Il lui a enfin demandé son sentiment sur lopération Turquoise.
M. Faustin Twagiramungu a répondu que la première question
mettait bien en évidence une contradiction. Il a expliqué que les dirigeants du MDR
étaient allés à Bujumbura, juste après loffensive du FPR, étant donné
quà la suite de conversations avec les ambassadeurs des Etats-Unis, de France, de
Belgique, et le nonce apostolique, il apparaissait que le FPR pouvait infléchir ses
positions. M. Faustin Twagiramungu a précisé quil sagissait de discuter
avec le FPR et denvisager une solution permettant de poursuivre les négociations
dArusha. Il a confirmé quà la suite de cette discussion, un communiqué
avait été publié à Bujumbura. Précisant que les membres du MDR qui ont signé plus
tard le communiqué du 2 mars, avaient également signé le communiqué de Bujumbura,
il a ajouté que cette contradiction marquait tout simplement le début des divisions du
MDR entre ceux qui soutenaient le processus dArusha et qui estimaient quil
fallait absolument que le pouvoir puisse être partagé au Rwanda, tendance dont lui-même
faisait partie, et la tendance Hutu Power, qui souhaitait sassocier aux
militaires pour combattre le FPR et refuser le partage du pouvoir.
Sagissant de la nomination de M. Kambanda, M. Faustin
Twagiramungu a répondu quétant données les positions de ce dernier sur le
communiqué de Bujumbura, il sétait opposé à sa nomination, laquelle est en fait
restée lettre morte. Il a ajouté quil ne voulait pas que lopposition au MRND
aille jusquau refus de reconnaître le Président, et que lui-même, au contraire
dautres membres du bureau politique, lappelait par son titre, qui se traduit
par " Excellence " en français, parce quil estimait que le
Président de la République représente lensemble des institutions. Il a expliqué
aussi quil ne pouvait pas tolérer non plus que les gens qui sopposaient à la
négociation des accords de paix dArusha puissent se présenter comme candidats à
un poste de ministre et précisé que M. Kambanda nétait accepté ni par le
MRND, ni par le parti social-démocrate, le PSD, ni par le parti libéral, et quil
nétait soutenu que par une fraction du MDR.
Sagissant de lopération Turquoise, il a dabord
rappelé que, lors de son déclenchement, il était réfugié à Bruxelles, et que les
seules informations dont il disposait étaient celles publiées dans la presse. Dans la
mesure où il y lisait que la France envoyait une force pour contrecarrer lavance du
FPR ou quelle voulait renforcer la position des militaires partisans du Président
Habyarimana pour quils puissent continuer le génocide, il était très embarrassé
pour soutenir cette opération. Il a ajouté quavec le recul, il apparaît que ce
nétait pas pour soutenir M. Habyarimana -qui était mort- ou pour que les
militaires puissent continuer à massacrer que lopération a été menée. Supposant
que ceux qui critiquent lopération Turquoise nen ont certainement pas encore
discuté avec les Rwandais, et ce dautant plus logiquement que les paysans rwandais
ne parlent pas français, il a souligné que, dans la préfecture de Cyangugu, située
dans la zone Turquoise, dont il est originaire, et où les Interahamwe ont détruit
pendant cette période tous les biens publics, y compris les hôpitaux et le bâtiment de
la préfecture, les réfugiés dans les camps, notamment des Tutsis, lui ont dit que, si
lopération navait pas eu lieu, ils auraient tous été exterminés et
quils se félicitaient quelle ait été menée. Il a ajouté que, malgré son
opposition initiale, il affirmait, maintenant quil était informé, quon ne
pouvait pas dire que la force Turquoise soit allée soutenir les assassins.
Evoquant la période allant de la fin de lannée 1993 au début
de lannée 1994, qui a vu la conclusion des accords dArusha, le retrait des
troupes françaises et la marche vers le génocide et rappelant que ce qui caractérise un
génocide ce nest pas seulement lampleur des massacres, mais aussi leur
éventuelle préméditation, M. François Lamy a interrogé M. Faustin
Twagiramungu sur le climat qui régnait alors au Rwanda. Il lui a demandé si lon
sentait une montée des fanatismes pouvant déboucher sur un génocide et sil avait
eu connaissance, à cette époque, déléments plus précis tels que des listes, un
comité secret, bref des preuves dune planification réelle des massacres qui
avaient débuté après lattentat contre le Président Habyarimana.
Rappelant que, dans la presse et dans certains livres, des accusations
avaient été portées, non pas contre la politique française dont M. Faustin
Twagiramungu avait souligné le caractère bénéfique, mais contre certains Français
présents au Rwanda, fonctionnaires ou militaires, il lui a demandé si, en tant que
responsable de lopposition à cette époque, la politique de la France lui était
apparue comme unique ou sil avait eu limpression que certains fonctionnaires
français, civils ou militaires, pouvaient être engagés du côté du Hutu Power.
Il sest enfin interrogé sur la nature des rapports que
M. Faustin Twagiramungu entretenait avec les responsables politiques français. Il
lui a demandé plus précisément si, outre lambassadeur de France, il avait des
contacts avec léquipe chargée de conseiller le Président François Mitterrand sur
la politique africaine ou avec dautres interlocuteurs.
M. Faustin Twagiramungu a répondu quil lui était très
difficile dentreprendre une analyse sur la planification ou la préparation du
génocide, qui demanderait de maîtriser trop déléments. Sagissant de la
préméditation des massacres, il a indiqué quil était visible que, dun jour
à lautre, les choses pouvaient mal tourner, que par exemple les assassinats qui se
multipliaient dans le pays nétaient pas des signes encourageants et que cest
pour cette raison que le MDR poussait à lapplication des accords de paix
dArusha, pour calmer le jeu et mettre en place un gouvernement qui puisse offrir des
garanties aux uns et aux autres, y compris aux membres du MRND puisque ce parti devait
continuer à occuper des postes tels que les ministères de lintérieur et de la
défense.
Il a précisé quen revanche, si lon pouvait estimer que la
violence allait un jour se déchaîner, il était difficile de savoir comment. Il a
ajouté que les partisans de la CDR que lon voyait chanter publiquement :
" nous allons exterminer ", navaient jamais dit quils
allaient exterminer seulement les Tutsis, mais quils visaient aussi
lopposition qui, si elle comportait des Tutsis, était dabord constituée par
des Hutus. Il a affirmé avec force que lextermination ne visait pas que les Tutsis
à ce moment-là, et quil navait jamais cru quil y avait une
préparation dextermination des Tutsis uniquement. Il a rappelé que si, du
13 avril jusquen juillet, les Tutsis avaient bien été exterminés, le 8, le
9, le 10 et le 11, cétait des personnes de lopposition, des Hutus, qui
étaient systématiquement tués. Sagissant de ceux-ci, il a rejeté le qualificatif
de Hutus " modérés " comme sil sagissait de Hutus sans
convictions, plus susceptibles de compromission avec les Tutsis que les autres, et
expliqué quil sagissait tout simplement de démocrates.
Il a ajouté que le fait quon vérifie qui est Tutsi et qui ne
lest pas, ou qui cache qui, ne constituait pas une preuve suffisante dun
génocide ethnique. Précisant quil avait vu des listes sur lesquelles figuraient
des membres du FPR habitant les Etats-Unis, il sest interrogé sur leur raison
dêtre et leurs auteurs, les Hutus extrémistes, sils pouvaient avoir une
force suffisante pour manier la machette, nayant certainement pas la capacité
daller tuer des gens résidant aux Etats-Unis ou en Ouganda.
Sagissant de lattitude des représentants de la France, il
a déclaré que, lorsquil participait à la vie en politique au Rwanda, il
navait jamais constaté à un seul moment que les fonctionnaires français, à
lambassade ou ailleurs, penchaient plus du côté du MRND que du MDR et que, lors de
ses multiples rencontres avec le Colonel Bernard Cussac, les problèmes évoqués étaient
ceux de la sécurité ou de la mise en place du gouvernement de transition à base
élargie. Il a ajouté que la seule chose que lui demandaient les Français était de
négocier. Il a souligné quil ne pouvait croire que des responsables français
importants aient pu dire quil fallait aider les Hutus clandestinement, et rappelé
que le cadre des relations franco-rwandaises était bien précis, celui de la coopération
avec un pays souverain. Il a dailleurs jugé que, si ce pays était dirigé par le
Président Habyarimana, bien des décisions quil prenait auraient pu lêtre
également par des membres de lopposition sils avaient été à sa place.
Sinterrogeant sur la période du 17 juillet 1994 au
25 août 1995 pendant laquelle M. Faustin Twagiramungu avait été Premier
Ministre dun gouvernement dunion nationale, alors que le FPR venait de prendre
le pouvoir, M. Jean-Bernard Raimond lui a demandé quels éléments lui
avaient inspiré confiance pour prendre ce poste et sur quelles forces politiques il avait
alors pensé sappuyer pour mettre en oeuvre ses idées.
Remarquant que, le 31 juillet, un détachement de larmée
américaine était arrivé à Kigali, alors que les Etats-Unis avaient cessé le 15 de
reconnaître lancien gouvernement rwandais, il lui a demandé si, eu égard au
caractère assez catastrophique de la situation du pays au moment où son gouvernement
sinstallait, il avait pu penser que, dune manière ou dune autre, la
présence des Américains aurait pu laider.
M. Faustin Twagiramungu a répondu que, bien quil ait su
par la lecture de la presse, et notamment des coupures de journaux quon lui faisait
parvenir dOuganda, que le FPR ne souhaitait pas son retour, il avait fini par se
décider à assumer les fonctions de Premier Ministre. Il a précisé quil avait agi
sous la pression de certaines personnes de la communauté internationale qui lui disaient
quil fallait reconstruire son pays, et qui lui rappelaient quil avait été
désigné par les accords de paix dArusha, dont le FPR soutenait quil allait
les mettre en application. Mais il a indiqué quil avait aussi pris sa décision
parce quil avait été contacté dans ce but par celui qui allait devenir le
Ministre de lIntérieur de son Gouvernement, M. Seth Sendashonga.
Il a ajouté que, malgré son scepticisme, il était allé voir le
Président Museveni, avec qui il avait eu une conversation dont il avait déjà parlé, le
Président Mwinyi de Tanzanie ainsi que le Premier Ministre et le Ministre des Affaires
étrangères de ce pays, leur demandant ce quils pensaient de lavenir du
Rwanda, pays détruit où avait eu lieu un génocide. Il a indiqué que tous
lavaient rassuré, disant quil fallait que les Rwandais essayent de travailler
ensemble. Rentré à Kigali, il sétait rendu compte cependant que la victoire
militaire avait vidé laccord de paix dArusha, dont il pensait se prévaloir,
de toute portée. Ses partenaires lui ont reproché publiquement de ne pas avoir combattu,
certains lui faisant même comprendre que, de ce fait, son avis navait aucune
importance, alors que, parmi ces combattants, certains ne connaissaient pas le pays, même
sils avaient la nationalité rwandaise.
M. Faustin Twagiramungu a alors expliqué que son projet était de
rechercher la paix et de partager le pouvoir, en y associant même des personnalités du
MRND, parce que tous les membres de ce parti ne sont pas mauvais, pour essayer de
reconstruire le pays, inviter les exilés à revenir et donner lespoir aux gens.
Mais comme il navait pas dautre force pour laider que sa propre
conscience et sa volonté, cela na pas été possible. Il a confié quil y
croyait très sincèrement, même si on lui a dit quil était un peu naïf de croire
que des gens qui avaient pris le pouvoir par les armes allaient le partager avec lui.
Sagissant de la venue de dirigeants américains à Kigali, il a
expliqué quil avait rencontré le Secrétaire dEtat à la Défense
dalors, mais quon lui avait alors fait savoir que discuter avec le Secrétaire
dEtat à la Défense américain ne relevait pas des compétences du Premier Ministre
mais de celles du vice-Président, Ministre de la défense, et que laffaire avait
tourné court.
Il a souligné que cétait la première fois quil voyait
les Etats-Unis marquer un intérêt particulier pour le Rwanda. Il a ajouté que
lopération avait été extrêmement rapide, et avait sans doute pour objet de
signifier un appui, sans intervention, au Gouvernement rwandais qui en avait été tout à
fait satisfait.
M. Jean-Claude Lefort a alors demandé à M. Faustin
Twagiramungu son appréciation, dune part sur les conditions du départ des
responsables et des personnels du régime précédent durant les opérations Amaryllis et
Turquoise, dautre part, sur les déclarations faites par lun de ses
prédécesseurs au poste de Premier Ministre du Rwanda, M. Jean Kambanda, devant le
tribunal pénal international quant à ses responsabilités et à celle du précédent
régime dans le génocide.
M. Faustin Twagiramungu a répondu que, pendant
lopération Amaryllis, il était caché dans les locaux de la MINUAR et quil
ne suivait les opérations que par le bruit des avions quil entendait et par des
conversations avec le Général Dallaire avec qui il se trouvait et qui le
réconfortait ; aussi, ce nest pas avant le mois de juillet quil a
vraiment pu savoir comment sétait passée lévacuation.
Il a indiqué quil ignorait sil y avait eu un ordre du Quai
dOrsay ou de lÉlysée concernant le choix des personnes à évacuer, mais
quil savait simplement que certaines personnes sétaient réfugiées à
lambassade de Belgique et dautres à lambassade de France. Quant à
savoir si lon avait évacué des Hutus, des gens du MRND ou dautres partis, ou
encore des Tutsis, il a avoué son ignorance, ajoutant toutefois quil savait que
lordre était dévacuer les nationaux.
Il a souligné que lui-même nétait pas certain que les
Américains aient évacué tous ceux qui étaient dans leur ambassade et indiqué que les
Belges ne lavaient pas fait du tout. Il a précisé quil ne pensait pas que
les refus dévacuation aient touché les Tutsis uniquement, puisque lorsque son
épouse, lépouse du Premier Ministre désigné, était allée frapper à la porte
dune ambassade, qui nétait pas lambassade de France, avec ses enfants
le 8 avril, à vingt-deux heures, on lui avait dit quon ne pouvait pas
lassister, alors quil y avait dautres personnes à lintérieur.
Lui-même, après quune ambassade lui eut répondu au téléphone quelle ne
pouvait pas lassister, avait été évacué par la MINUAR, grâce à
lintervention dun ambassadeur occidental.
Il a précisé que, pendant cette opération, la préoccupation des
Occidentaux, quils soient français, belges, américains ou autres, était
lévacuation de leurs nationaux. Par ailleurs, compte tenu du sentiment de panique
des gens qui voyaient les leurs tués, surtout à partir du 7 au matin, il était
devenu impossible dévacuer de Kigali tous ceux qui voulaient lêtre, sauf à
mettre en oeuvre des moyens extraordinaires. Il sest alors demandé comment on
aurait pu décider du choix des personnes à évacuer.
A propos de laccusation selon laquelle lopération
Turquoise aurait permis lévacuation de responsables du génocide, M. Faustin
Twagiramungu a souligné que, si certains cherchaient à quitter le Rwanda parce
quils avaient commis des crimes, dautres fuyaient tout simplement parce
quils avaient peur du FPR, alors même quils navaient pas commis de
crimes. Il a affirmé quil ne pourrait cesser un seul instant de défendre ces
derniers, qui ont été tués au Zaïre par la suite. Il sest par ailleurs demandé
par quel moyen on aurait pu arrêter aux frontières des millions de personnes et les
contrôler.
Sagissant de M. Kambanda, M. Faustin Twagiramungu a
jugé que le fait quil ait plaidé coupable était un acte de courage. Il a
déclaré quil ne croyait pas quil lait fait par jeu politique et pour
échapper à ses responsabilités. Il a considéré quil fallait assumer ses actes
et que ce qui était à déplorer au Rwanda, cest le manque de responsabilité. Il a
rappelé à ce propos quaprès la mort du Président, les généraux navaient
même pas osé prendre le pouvoir quils avaient laissé à un colonel retraité,
directeur de cabinet du Ministre de la Défense. Il a expliqué que cest pour cela
quaujourdhui, ce directeur de cabinet pouvait dire quil navait pas
de pouvoirs. Il a jugé quil était impossible daccuser toute une population,
quil fallait que la responsabilité soit partagée entre les personnes qui
prétendaient diriger le pays pendant cette période, que si M. Kambanda avec son
gouvernement éphémère acceptait davoir incité les gens à sexterminer, il
fallait quil assume cette conduite et accepte de désigner ceux qui ont collaboré
avec lui.
Rappelant que 150 000 personnes étaient aujourdhui en
prison au Rwanda et estimant que les vingt-deux dentre elles qui avaient été
exécutées le 24 avril nétaient pas des planificateurs du génocide, il a
demandé que les responsables, qui ne sont pas seulement à Arusha mais qui se cachent un
peu partout, reconnaissent leurs actes. Il sest élevé avec force contre
lidée de considérer toutes les personnes qui ont participé au gouvernement du
Rwanda, depuis celui dirigé M. Dismas Nsengiyaremye jusquà celui dirigé par
Mme Agathe Uwilingiyimana, comme étant toutes impliquées dans le génocide,
rappelant que certains de ces gouvernements avaient été dirigés par lopposition
et avaient néanmoins comporté des ministres du MRND.
Revenant sur lévacuation des personnes menacées, tout en
admettant quil était impossible aux ambassades dévacuer les Rwandais aux
dépens des nationaux, il a insisté sur le caractère très pénible des opérations
elles-mêmes. Il a évoqué un souvenir personnel : dans un village, non loin de
Kigali, alors que les gens criaient pour être évacués, les Occidentaux sont venus, ont
cherché et ont emmené une dame belge, laissant là les Rwandais qui, quelques heures
après, ont été découpés en petits morceaux ; la MINUAR a procédé de même à
Kicukiro, à trois kilomètres de Kigali. Il a confié quil sagissait là de
moments très difficiles.
Sagissant de ses contacts avec les dirigeants français,
M. Faustin Twagiramungu a exposé quil était en relation avec lambassade
qui, pour autant quil le sache, avait rendu compte à Paris des conversations
quil avait pu y tenir et quil estimait être des entretiens à caractère
politique visant des objectifs pacifiques. Il a précisé quà Paris, il avait
rencontré à certaines occasions Mme Boisvineau à la Direction des Affaires
africaines du ministère des Affaires étrangères, et aussi, en pleine crise, vers le
mois de juin 1993, le Ministre de la Coopération, M. Michel Roussin, ainsi que
M. Bruno Delaye.
Il a indiqué quaucun de ses interlocuteurs ne lui avait dit que
la France était prête à soutenir un régime ou des militaires exterminateurs mais
quau contraire lattitude était toujours la même, celle de la recherche
dune solution de compromis.
M. Bernard Cazeneuve a demandé à M. Faustin
Twagiramungu de préciser les relations, officielles ou non, quil avait pu avoir
avec des dirigeants politiques français, notamment des membres du gouvernement, sil
avait essayé de reconstruire des relations bilatérales avec la France et sil avait
eu loccasion dévoquer avec les responsables politiques de lépoque la
politique daide au développement de la France en faveur du Rwanda.
Rappelant quil avait insisté dans son exposé sur
labsurdité de la structuration ethnique de la société rwandaise, il lui a
demandé combien il y avait de ministres Hutus et Tutsis pendant la période où il avait
été Premier Ministre.
Enfin, il lui a demandé à quel moment, après avril 1994, la mention
de lethnie sur les cartes didentité avait été supprimée.
M. Faustin Twagiramungu a répondu que, lorsquil était
Premier Ministre, il avait fait une déclaration à New York disant que le gouvernement
rwandais devait cesser ses critiques à légard de la France, et que cette
déclaration avait été reprise par la presse.
Il a ajouté quil avait reçu lambassadeur,
M. Courbin, en audience à plusieurs reprises pour insister sur la nécessité de
bonnes relations entre la France et le Rwanda et quil lui avait même proposé que
le vice-Président, " lhomme fort ", vienne à Paris. Il a
précisé que le Président, M. Pasteur Bizimungu, était venu à Paris.
Il a ajouté que, curieusement, ni le Président ni le vice-Président
nélevaient dobjections aux propos quil tenait alors selon lesquels le
Rwanda devait entretenir de bonnes relations avec la France.
Il a précisé quaucune autorité française nétait venue
au Rwanda quand il était Premier Ministre, mais quil savait que, sil avait
demandé une audience à Paris, il laurait obtenue.
Sagissant de la composition du Gouvernement, il a précisé que
ce nétait pas le nombre de ministres mais le pouvoir qui comptait. Il a ajouté que
si les Hutus étaient majoritaires dans le gouvernement rwandais actuel, on pouvait se
demander sil était bien utile dêtre Ministre quand on ne peut pas décider.
Il a exposé que, lorsquil était Premier Ministre, alors quil avait mis un
peu de retard pour signer un ordre de mission pour une dame qui, en fait, ne travaillait
pas pour le Gouvernement, un officier était entré dans son bureau et lavait
menacé de lui administrer quelques coups pour cela ; il a ajouté que,
lorsquil sen était plaint en plus haut lieu, cela navait suscité que
rires et plaisanteries.
Sagissant des Hutus membres du gouvernement, il a précisé
quil les connaissait bien, que six dentre eux avaient voulu démissionner en
même temps que lui mais sétaient, on ne sait pourquoi, ravisés à la dernière
minute. Il a ajouté quil y avait treize ministres hutus pour douze tutsis mais
quil préférerait que tous les ministres soient tutsis et que lon donne à
tous les Rwandais la paix, la sécurité et la citoyenneté.
A propos des cartes didentité, il a fait remarquer que ce ne
sont pas les Rwandais qui les ont voulues. Il a ajouté que, si elles avaient servi
pendant la crise pour identifier des Tutsis lors de contrôles et les exécuter, des
membres de sa famille nauraient pas été tués comme Tutsis sans que leur identité
ait été vérifiée, alors quils ne létaient pas. Il a insisté sur le fait
que, même si on ne pouvait pas nier quil y ait des Hutus et des Tutsis, cette
distinction nétait certainement pas le clivage essentiel et que gouverner le Rwanda
sur ces bases ne pouvait mener quà léchec.
Il a enfin ajouté que la suppression, maintenant ancienne, de la
mention de lethnie sur les cartes didentité du Burundi navait pas
empêché les massacres ethniques de sy poursuivre.
Audition de M. Robert GALLEY
Ministre de la Coopération (1976-1978 et 1980-1981), Député de
lAube
(séance du 13 mai 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Robert Galley,
Ministre de la coopération de 1976 à 1981. Il a estimé quen dépit du caractère
lointain de cette période, M. Robert Galley pourrait certainement apporter à la
mission un éclairage utile sur les débuts de la coopération entre la France et le
Rwanda, en particulier dans le domaine militaire. Il a jugé quil pourrait aussi
aider la mission à mieux comprendre les raisons pour lesquelles le Rwanda a été
intégré dans le champ de la coopération française et, à cet égard, assimilé aux
pays qui ont, dans le passé, relevé de ladministration coloniale française,
question qui sest posée à plusieurs reprises lors des précédentes auditions.
M. Robert Galley a dabord fait part aux membres de la
mission de sa surprise dêtre convoqué devant eux, les souvenirs quil pouvait
avoir du Rwanda étant extrêmement lointains.
Il a indiqué quen tant que Ministre de la coopération de 1976
à 1981, il avait effectué diverses missions au Rwanda mais quil aurait
loccasion de parler également du Burundi, les problèmes rencontrés par ces deux
pays lui paraissant indissolublement liés. Il a, par ailleurs, déclaré quil avait
établi avec le Président Habyarimana des relations très sincères et très étroites,
qui lui avaient permis de connaître certaines réalités de lintérieur et
quil avait également noué diverses amitiés, en particulier avec une religieuse
qui dirigeait une école à Gitarama.
Il a toutefois observé que son dernier passage à Kigali datait du
sommet franco-africain que le Président Mitterrand y avait organisé en octobre 1982 et
que cest alors en tant que Président du groupe damitié France-Rwanda de
lAssemblée nationale quil avait accepté dy être présent.
M. Robert Galley a dabord évoqué la personnalité du
Président Habyarimana et les circonstances de son arrivée au pouvoir.
Après avoir rappelé que certains estimaient quil
sagissait dun putsch militaire, il a déclaré avoir eu, par divers
témoignages, une relation très précise de ce qui sétait passé. Kayibanda,
Président du Rwanda depuis 1962, était devenu petit à petit lotage dun
certain nombre dextrémistes hutus. Juvénal Habyarimana, Colonel de la garde
présidentielle, se situait, quant à lui, en dehors de la problématique ethnique, car il
pensait quil ny avait pas davenir pour la Rwanda dans les luttes entre
Hutus, Tutsis et Twas. Il se montrait, de ce fait, très réservé à légard des
missions que lui donnait le Président Kayibanda. Poussé alors par les extrémistes, ce
dernier le convoqua en juillet 1973 au Palais. Le Colonel Habyarimana se trouvant en
présence de deux militaires qui braquaient un revolver sur sa tempe, les écarta
violemment, sauta par la fenêtre, appela la garde présidentielle et encercla le Palais.
Ce coup dEtat se déroula sans aucune mort dhomme.
Reprenant une expression restée précise dans sa mémoire,
M. Robert Galley a rappelé quà la suite de cette affaire, un certain nombre
de Hutus avaient considéré que le moment était arrivé de " faire la
chasse aux Tutsis ". A ce moment-là, le Colonel Habyarimana envoya tous les
extrémistes hutus en prison et fit savoir quil ne tolérerait pas
lextrémisme, ni dun côté ni de lautre. Cest ainsi que le Rwanda
connut quinze ans de paix quasiment sans nuages.
Contrairement à ce quen ont rapporté certains journaux, le
régime du Président Habyarimana, fondé sur une structure démocratique communale,
était extrêmement tolérant et permettait une très grande liberté dexpression.
Il sagissait dune démocratie à la base et non au sommet. Lénorme
problème résidait cependant dans la croissance de la population, laquelle était, sans
porter de jugement de valeur, très encouragée par la présence -partout et dans tout- de
lEglise. Cette dernière était farouchement opposée à toute mesure de restriction
des naissances, ce qui favorisait un accroissement galopant de la population rwandaise.
M. Robert Galley a jugé nécessaire de compléter son analyse par
le rappel des événements survenus au Burundi. A linverse de ce qui sétait
passé au Rwanda en 1962, la minorité aristocratique tutsie dorigine royale, avait,
au Burundi, conservé le pouvoir. M. Robert Galley a dailleurs indiqué
quil avait très bien connu le Président Bagaza et quil fallait bien savoir
-et dire très clairement- que cette aristocratie tutsie dominait sans partage un peuple
de travailleurs. Illustrant son propos, il a alors évoqué une scène dont il avait été
témoin au Burundi. La coopération française ayant donné largent nécessaire à
la construction dun grand collège dans le sud du pays, à Bururi, M. Robert
Galley avait été conduit à en organiser linauguration, laquelle marquait, en
fait, la remise de ce collège par la France aux autorités religieuses, lEglise
catholique étant chargée, au Burundi, de léducation. A la suite des discours, une
fête avait eu lieu, donnée par des officiels exclusivement tutsis, les élèves, dans
leur totalité, garçons et filles, étaient des Tutsis très grands et longilignes dont
on remarquait lextraordinaire beauté. Il en fit lobservation à
lévêque, lequel répondit : " Bien entendu, ils sont tous
tutsis ; pourquoi voulez-vous quil en soit autrement ? ". A la
réponse de M. Robert Galley qui lui faisait remarquer que le Burundi comptait tout
de même 80 % de Hutus, l évêque rétorqua -cétait en
1978- : " Mais les Hutus nont rien à faire dans nos collèges ;
ils sont là pour travailler ! ". Comme le Ministre lui avait demandé où
ils étaient, lévêque avait, dun geste large, montré les sommets de toutes
les collines situées à trois ou quatre kilomètres de Bururi, où lon apercevait
de petits groupes humains sans pouvoir les distinguer. Il sagissait des Hutus,
lesquels nétaient admis ni à la fête ni à lécole. Cétait une
aristocratie et des esclaves. Tel avait également été le régime antérieur au Rwanda
pendant des siècles. Soulignant quil nétait pas un partisan dune
quelconque forme de racisme, il a toutefois rappelé que la domination de
laristocratie tutsie sur le Rwanda avait laissé de très fortes empreintes.
Le colonisateur allemand, lorsquil était arrivé, et ce, dans la
lignée de ce quauraient pu faire les junkers prussiens, avait considéré
quil était extrêmement commode de conforter ladministration et la
hiérarchie tutsie sur les Hutus. Les Belges, à la prise de leur mandat, avaient
également estimé que cette situation était extrêmement confortable. Ainsi,
jusquau début des années soixante, laristocratie tutsie avait totalement
dominé le pays, à limage de ce que pouvait être la féodalité en
lan 1000 en Europe.
Le référendum de 1962 témoigna cependant de lécrasante
supériorité numérique des Hutus qui sentirent alors leur force. Les Tutsis partirent en
Ouganda, en Tanzanie et au Burundi, qui navaient pas subi la même évolution. Se
créa, par conséquent, un mouvement démigrés, à limage de celui que les
Français avaient bien connu pendant la Révolution. Ce mouvement fut le ferment de la
création du FPR, mais aussi loccasion pour cette minorité de gens très
intelligents et de grande capacité détablir une diaspora aux Etats-Unis, en
Belgique et au Canada, laquelle a été par la suite, dans une large mesure, à
lorigine du versement des sommes considérables qui ont financé léquipement
du FPR.
Tels étaient donc ces deux pays qui ont vécu côte à côte, le
Burundi conservant de fait le pouvoir aristocratique et le Rwanda luttant contre le retour
de cette situation.
M. Robert Galley a tenu à revenir sur un point quil a jugé
insuffisamment mis en évidence.
En 1988, puis en 1993, des émeutes considérables eurent lieu au
Burundi, auxquelles larmée réagit avec une extraordinaire violence. M. Robert
Galley a indiqué quil avait pu, par les documents quil sétait
procurés, se rendre compte de lextraordinaire ampleur des massacres de Hutus qui
sétaient alors déroulés au Burundi, renvoyant ainsi en masse vers le Rwanda des
réfugiés qui avaient franchi la frontière pour se sentir protégés et étaient de ce
fait venus alimenter un détestable extrémisme hutu. Le massacre de 1993 fit, au Burundi,
150 000 morts et entraîna la fuite à létranger de
700 000 réfugiés hutus qui vinrent rejoindre les 240 000 Hutus qui
avaient quitté le pays lors des affrontements précédents.
M. Robert Galley a souligné que ce qui sétait passé au
Rwanda en 1994 avait déjà été précédé dévénements, certes de nature tout à
fait différente, mais qui révélaient la dureté extrême de la répression menée par
larmée tutsie du Burundi, laquelle avait écrasé la révolte des provinces du nord
et provoqué la fuite de nombreux Hutus en territoire rwandais. Il a jugé que ces
événements expliquaient, dans une certaine mesure, les raisons pour lesquelles, lorsque
le FPR rencontra ses premiers succès, non pas en 1990, mais au cours des années
suivantes, sur la frontière nord et dans lest du pays, une immense terreur
sétait emparée de lensemble des Rwandais dont les cousins et les amis
avaient été chassés du Burundi. Il a estimé que dans la presse, les journaux et
ouvrages français, ces conséquences des événements du Burundi sur létat
desprit des Rwandais et sur la montée de lextrémisme hutu avaient été
largement sous-estimées. Les événements de 1994, dont M. Robert Galley a souligné
le caractère effrayant et suicidaire, étaient nés, pour une large part, des massacres
qui sétaient produits au Burundi et qui avaient renvoyé au Rwanda la masse de
réfugiés quil venait de mentionner.
Remerciant M. Robert Galley de son exposé qui, sil ramenait
les membres de la mission à une époque antérieure à celle qui faisait lobjet de
ses investigations, nen plaçait pas moins les événements de 1994 dans un contexte
historique intéressant, le Président Paul Quilès a souhaité savoir dans quel
esprit laccord dassistance militaire de 1975 avait été élaboré. Il a
souhaité avoir des précisions supplémentaires, relatives notamment à laide à la
constitution dune gendarmerie nationale.
M. Robert Galley a rappelé que les premiers gestes officiels
marquants à légard du Rwanda avaient été faits par le Général de Gaulle qui,
à la suite de lindépendance, avait été sollicité par le Président Kayibanda.
Au nom de la défense de la francophonie et compte tenu de lextrême intérêt
quil portait au Congo ex-belge et à tout ce qui était francophone, le Général de
Gaulle avait jeté les bases de la coopération avec le Rwanda. Cette coopération se
déroulait certes avec des coopérants, mais aussi avec des volontaires. M. Robert
Galley a indiqué à cet égard avoir retrouvé, dans lhistoire des volontaires du
progrès dont il était, jusquen décembre dernier, le Président, le reflet de la
progression des interventions des ONG qui étaient venues apporter leurs contributions au
développement du Rwanda.
Des accords de défense ont été passés avec le Rwanda en raison de
la présence en Ouganda dune menace extrêmement sérieuse. Dans ce dernier pays, en
effet, après la sinistre période dAmin Dada et celle, non moins sinistre, du
Président Obote qui avait trahi tout le monde, était apparu un nouveau leader, Museveni.
Ce dernier, sappuyant sur la minorité tutsie, avait constitué son armée et ses
milices en faisant appel aux réfugiés tutsis. Les Tutsis avaient pris le pouvoir en
Ouganda, que ce soit dans la sécurité militaire ou à la tête de larmée. Ainsi,
une sorte de coexistence, voire de fusion, sétait créée entre larmée de
lOuganda, qui soutenait le Président Museveni, et le FPR qui ne cessait de se
développer. Au début des années quatre-vingts, larmée du FPR devait être
constituée de quelques milliers dhommes, lesquels représentaient une menace par le
fait quils étaient remarquablement armés. Certains de leurs officiers avaient
même été formés à West Point. Les Français sentaient que le régime rwandais pouvait
être menacé.
Cest dans ce contexte que le Président Habyarimana signa des
accords de défense avec la France, symétriques de ceux conclus avec le Zaïre.
M. Robert Galley a indiqué quexistait dans son esprit, une espèce de
symétrie dans lattitude quavait adoptée la France lors de lattaque du
Shaba par des Katangais basés en Angola, lorsquelle avait mené lopération
de Kolwezi -dont les Français avaient été relativement fiers- et à légard de la
menace que le FPR exerçait aux frontières nord du Rwanda. Même sil
nexistait pas de menaces du côté du Burundi et aucune, bien entendu, du côté du
Zaïre, la création et la progression de cette force ougandaise dominée par les exilés
tutsis impliquaient que la France aidât ses amis. Cest dans ce cadre que fut
élaboré laccord de défense qui conduisit larmée française à apporter son
aide au Rwanda.
A ce sujet, il convient de distinguer deux phases. La première, qui
sétend jusquen 1990, a été notamment marquée par les premières attaques
du FPR. Les raids dévastateurs et meurtriers de ce dernier dans le nord du pays furent
stoppés par les parachutistes français, certes peu nombreux -ils nétaient que
125-, mais représentant une force suffisante. A ce moment-là, larmée du FPR
était constituée de 2 000 à 3 000 personnes et équipée convenablement,
à linstar dune armée moderne.
La réaction du Président Mitterrand, que M. Robert Galley avait
approuvée sans réserve, avait été de faire jouer les accords de défense et de
préserver, bien évidemment, lintégrité du Rwanda face à ce qui apparaissait
comme une attaque extérieure. Il sagissait aussi daccroître les effectifs et
les moyens de larmée rwandaise pour lui permettre de faire face à cette attaque,
au moment où le FPR, basé en Ouganda, recrutait, en Tanzanie, au Burundi et même au
Rwanda, des jeunes Tutsis de seize à dix-huit ans pour les entraîner, son objectif
étant de constituer ce quil appelait une armée de libération.
La montée en puissance de larmée rwandaise que le Président
Mitterrand et les gouvernements successifs ont accompagnée nétait, en réalité,
que la riposte à la menace du Front patriotique rwandais, qui devenait de plus en plus
pressante. Dans le même temps, le Président Habyarimana faisait des efforts louables
pour essayer de se rapprocher du Front patriotique rwandais et déviter la guerre.
Lhistoire a cependant montré quà partir du moment où Kagame, qui était le
fils de Tutsis exilés, a pris le pouvoir, il a mené de front, avec une habileté
consommée, les combats et les négociations. Au cours des négociations, il se donnait le
rôle de vouloir participer à un gouvernement dunion nationale et de
réconciliation, alors quen même temps il acquérait un armement très important et
menait des raids, relativement limités jusquà la grande invasion de 1993. Dans
cette affaire, le FPR sest comporté comme un Machiavel utilisant à fond les relais
quil possédait aux Etats-Unis, au Canada et en Europe pour se présenter comme
voulant rétablir les droits de lHomme et la démocratie au Rwanda. En réalité,
pour caricaturer, son ambition était de rétablir lordre antérieur,
cest-à-dire la domination dune minorité tutsie sur un peuple destiné à
demeurer un peuple de travailleurs.
M. Robert Galley a insisté sur le fait que la France
sétait honorée, sous la conduite de ses présidents successifs, en soutenant la
politique du Gouvernement rwandais et en faisant tout ce qui était en son pouvoir pour,
dune part, éviter la guerre et, dautre part, donner au Rwanda les moyens de
faire face à cette agression extérieure.
M. Bernard Cazeneuve, revenant sur les propos tenus par
M. Robert Galley concernant laccord quil avait qualifié " daccord
de défense ", a fait observer quà la connaissance des membres de
la mission, laccord signé effectivement en 1975 entre la France et le Rwanda
était, non pas un accord de défense, mais dassistance militaire, avec une
dimension de coopération. Le texte originel, pas plus que les avenants le modifiant, ne
prévoyaient que la France interviendrait aux côtés du Rwanda en cas dinvasion
étrangère ou dattaque extérieure dirigée contre le Rwanda, mais seulement que la
France apporterait, comme cest le cas dans dautres pays dAfrique, son
soutien à la formation des militaires rwandais, quils soient dans la gendarmerie ou
au sein des forces armées rwandaises, en y favorisant en particulier lapprentissage
de ce que sont les moeurs démocratiques dans un pays respectant les droits de
lHomme.
M. Robert Galley, se rangeant très volontiers à lavis
du Rapporteur et reconnaissant sa connaissance du sujet, a admis quil
sagissait là dune erreur de sa part, étant entendu que lopération
menée sur Ruhengeri, lors de la première incursion armée en force du FPR, paraissait
tout de même, à ses yeux, relever plus dun accord de défense ou, du moins,
dun accord de soutien mutuel que de la simple coopération.
M. Bernard Cazeneuve a souligné limportance de ce point
pour la compréhension des faits. La question que les membres de la mission
dinformation se sont posée à plusieurs reprises et quils ont posée à un
certain nombre de ceux qui sont venus devant eux au cours des dernières semaines, était
de savoir si certaines interventions de la France, quil sagisse de
lopération " Noroît " ou de lenvoi du détachement
dassistance militaire et dinstruction, résultaient de la mise en oeuvre de
laccord dassistance et de coopération militaires ou dune autre logique.
Il a jugé que, par conséquent, le témoignage apporté par M. Robert Galley était
intéressant, dans la mesure où il prouvait que cet accord de coopération avait été
signé dans un esprit très large.
M. Bernard Cazeneuve a ensuite interrogé M. Robert Galley
sur ses relations personnelles damitié avec le Président Habyarimana, quil
avait connu à partir de la fin des années soixante-dix. Il a voulu savoir sil
avait senti, à mesure que le temps passait, quil était de plus en plus aux prises
avec lAkazu, ce petit groupe dont on écrit quil était entre les mains de
certains membres de sa famille et gagné à la cause extrémiste hutue contre laquelle, à
lorigine, le Président Habyarimana sétait pourtant battu.
En réponse à la première question du rapporteur, M. Robert
Galley a déclaré que les militaires français en coopération encadraient
larmée rwandaise et lassistaient dans ses manoeuvres, jusquau jour où
des vies françaises se sont trouvées menacées par le FPR, des Français, notamment des
coopérants et des prêtres, étant installés dans le nord du pays. La préservation de
vies humaines fut une extension, presque " naturelle ", de
laccord de coopération. Cest ainsi quont dû être présentés les
événements de 1990, les seuls que M. Robert Galley a dit avoir connus.
Sagissant de sa relation avec le Président Habyarimana,
M. Robert Galley a déclaré lavoir vu pour la dernière fois en 1982 mais
avoir entretenu des amitiés, en particulier avec le Ministre des Affaires étrangères et
un certain nombre de personnalités du gouvernement. Il a reconnu avoir constamment senti
que le Rwanda vivait dans une tension interethnique latente, ce qui nécessitait une
extrême attention pour réprimer, doù quelles viennent, les manifestations
de cette tension prête à se raviver au moindre signe.
Le Président Habyarimana lui avait effectivement signifié, à
diverses reprises, que les adversaires du maintien de la paix, à lintérieur du
pays, étaient les extrémistes hutus quon trouvait un peu partout, même dans
larmée. M. Robert Galley a déclaré avoir conservé un souvenir très précis
du Président Habyarimana lui parlant de cette situation : il savait quil
devait être, lui-même, extrêmement vigilant pour éviter les dérapages, ce qui se
passait au Burundi étant constamment présent dans lesprit du gouvernement et des
populations, à un point que la France mesure difficilement. Tout ce qui se passait dans
un pays se répercutait sur lautre, et vice versa.
Evoquant les propos de M. Robert Galley relatifs à la
" tension interethnique latente " et le tableau rapide
quil avait brossé de lhistoire du Rwanda et, dans une moindre mesure, du
Burundi depuis la décolonisation, le Président Paul Quilès a demandé à
M. Robert Galley à quel moment, selon lui, sétait accrue cette tension
ethnique.
Dans une réponse quil a qualifiée de brutale, M. Robert
Galley a estimé que la majorité hutue du Burundi nayant jamais eu
loccasion ni la possibilité de sexprimer, il était difficile de parler de
tensions interethniques. Il y avait les maîtres et les esclaves.
Au Rwanda, furent déjà enregistrés, dans les années 1956-1958, des
réflexes dopposition entre Hutus et Tutsis, mais ce fut lindépendance de
1962 qui provoqua lexplosion des tensions interethniques.
M. François Lamy a dabord interrogé M. Robert
Galley sur le régime du Président Habyarimana. Il a souligné que la description donnée
par M. Robert Galley dun régime très " tolérant "
et dune démocratie à la base, ne correspondait pas tout à fait à limage
qui en avait été présentée aux membres de la mission. Il a observé quà
lépoque où M. Robert Galley était en fonction, il sagissait dun
régime de parti unique et a rappelé quun des universitaires entendus avait parlé,
non pas de démocratie communale, mais plutôt dun système de
" quadrillage " de la population. Il a donc demandé à M. Robert
Galley de revenir sur ce point et de préciser quelle était lambiance dans ce pays.
Faisant état des propos tenus devant la mission par le Premier ministre rwandais, en
exercice de juillet 1994 à août 1995, selon lesquels nombre de problèmes du Rwanda
étaient précisément liés à la lutte pour le pouvoir, il a souhaité connaître
lanalyse de M. Robert Galley sur le régime Habyarimana et les oppositions
quil suscitait, lexpression de " nazisme tropical " ayant
été employée pour le qualifier.
Relevant que M. Robert Galley avait été Président de
lAssociation des volontaires pour le progrès jusquà très récemment et
rappelant que certains coopérants appartenant à cette association étaient présents au
Rwanda dans les années qui avaient précédé le génocide, M. François Lamy a
souhaité savoir si ces volontaires avaient fait des rapports et, dans laffirmative,
sil était possible de les communiquer aux membres de la mission.
En réponse à cette dernière question, M. Robert Galley a
indiqué que lactuel délégué général des Volontaires du progrès
était au Rwanda lors de la prise de pouvoir par le Président Habyarimana et quil
pourrait donner à la mission un éclairage sur la situation que connaissait alors le
pays.
A ce propos, il a toutefois souligné que lAssociation des
volontaires du progrès avait un souci absolu de la sécurité de ses coopérants et que
son rôle nétait pas de les envoyer dans un endroit où ils pouvaient courir un
risque quelconque. Pour illustrer son propos, il a cité un exemple. M. André
Santini, député et Président du syndicat des eaux de lIle-de-France, avait
entrepris la remarquable tâche de donner, en dix ou quinze années, de leau potable
à toutes les populations du nord du Rwanda, tâche à laquelle contribuaient les
volontaires du progrès qui encadraient les travaux. Lors des premières incursions du FPR
dans le nord du pays, les dirigeants de lAssociation étant convaincus que ces
événements ne pouvaient quentraîner des massacres dun côté et de
lautre, les volontaires ont été rapatriés. Par conséquent, ni en 1993, au moment
des grands massacres du Burundi, ni en 1994, les volontaires nont pu avoir eu une
vision de terrain de ce qui sétait passé. De ce point de vue, leur rapport risque
de ne pas être dun très grand secours.
M. Robert Galley a en revanche estimé que pourraient être
trouvées, parmi les religieux français qui ont quitté le Rwanda, des personnes qui ont
vécu les événements. Soeur Odette, la supérieure du collège de Gitarama, qui a passé
sa vie au Rwanda, lui avait fait, elle-même, un rapport témoignant de son épouvante
devant ce quelle avait vu. Elle lui avait fait part du sentiment de panique des
Hutus à lidée que les Tutsis reviennent et avait fait état de quasi-émeutes
raciales à lintérieur même dun collège où, quelques mois auparavant, tous
semblaient vivre dans une parfaite compréhension mutuelle alors quétaient même
conclus des mariages mixtes. Lexplosion de haine raciale paraissait, à cette
époque de calme apparent, parfaitement inconcevable. Cest aussi la raison pour
laquelle en réponse au Président Paul Quilès, il avait parlé de " tensions
latentes " entre les ethnies, en précisant quil suffisait dune
étincelle pour les ranimer.
Quant à la question posée sur le régime du Président Habyarimana,
M. Robert Galley, tout en reconnaissant que les parallèles étaient toujours
mauvais, la néanmoins comparé à celui de Côte-dIvoire. Rappelant que ce
pays, pour lequel la France avait une grande estime, avait vécu, avec le Président
Houphouët-Boigny, sous un régime de parti unique, il a souligné que la France sen
était bien accommodée et estimé que la Côte-dIvoire sen était bien
trouvée. Il a en outre fait valoir que, dans le Gouvernement de Juvénal Habyarimana, il
y avait des Tutsis, qui appartenaient au parti du Président, le MRND.
Au Rwanda, la démocratie ne se situait pas au niveau de la
représentation nationale, composée uniquement de candidats du parti unique :
cétait là une caricature de démocratie. En revanche, dans les villages, la
démocratie existait vraiment et les équipes municipales étaient constituées, après
débats, par élections et cooptations. A lintérieur même des provinces, les
élections étaient représentatives des forces communales. Bien quils fussent très
éphémères et précaires, les moyens de communication par radio facilitaient la
constitution dautorités locales capables dassurer le fonctionnement du pays.
M. Robert Galley sest déclaré frappé, en tant que
Ministre de la coopération, du nombre formidable de projets de développement et de
modernisation du pays. En comparaison avec les projets de pays voisins, comme le Zaïre,
caricature de ce quil fallait faire, voire de pays tels que le Mali ou la
Mauritanie, il était stupéfiant de voir le Rwanda, confronté à ses problèmes de
surpopulation, se lancer, en sappuyant sur ses structures communales et
préfectorales, dans des projets brillants de cultures de thé ou de café.
Pour nombre de Français, le Rwanda était un peu un modèle de ce que
lon pouvait rêver pour lAfrique comme phase de transition entre la période
coloniale et la démocratie.
M. Jacques Myard a estimé quen suivant la logique
historique développée par M. Robert Galley qui avait rappelé lhistoire
actuelle et ancienne, voire la protohistoire du Rwanda, on était en droit de penser
quaujourdhui, la situation était de nouveau explosive. Avec le pouvoir
dune minorité sur une majorité, le Rwanda poursuit le cycle de laffrontement
maîtres-esclaves qui risque dalimenter à nouveau la violence. M. Jacques
Myard a donc demandé à M. Robert Galley quel était son sentiment sur la situation
du Rwanda aujourdhui, qui lui semblait la suite logique, mais inversée, de tout ce
qui sest passé auparavant.
Par ailleurs, il a souhaité savoir comment M. Robert Galley
expliquait que le Gouvernement hutu, même avec laide de la France, si importante ou
minime soit-elle, selon que lon se place dun côté ou dun autre,
nait pas su faire face aux attaques de blitzkrieg du FPR.
A la première question, M. Robert Galley a répondu par
analogie. Le nombre de Tutsis au Burundi doit être de lordre de 15 % à
20 %. Ils détiennent ladministration, la police, la gendarmerie,
larmée, cest-à-dire tous les postes de pouvoir et ce, depuis des siècles
-et ils ont su préserver cette position au moment de lindépendance.
Quand le FPR est arrivé dans le nord, il avait
" regroupé ", soi-disant pour les protéger, les populations des
villages et les avait triées. Il a éliminé tous les dirigeants et a fait fusiller trois
évêques, parce quils représentaient lélite, hutue qui plus est. A
lheure actuelle, il nexiste pas grand risque de drame au Rwanda puisque
sest installée la paix des mitrailleuses.
Sachant que, durant les émeutes, larmée du Burundi a tué, dans
les trois provinces du nord, 150 000 personnes en moins de cinq trimestres, le
danger, pour la population hutue, est très clair. De la même manière, les Tutsis du
Rwanda nont nullement cherché à aider les populations hutues ; ils les ont
jetées dans les forêts du Zaïre, sans se soucier de savoir si elles allaient mourir, ce
qui a dailleurs été le cas pour la plupart dentre elles. Il existe donc une
logique de domination des Hutus par un peuple tutsi intelligent et guerrier.
Concernant la question de savoir pourquoi larmée hutue, aidée
par la France, navait pas su faire face aux attaques du FPR, M. Robert Galley a
rappelé quexistaient au Rwanda trois peuples : les Twas, très apparentés aux
pygmées et originaires de la forêt, qui vivent dans le nord-est du pays, dans la zone
des volcans en particulier, les Hutus, populations bantoues qui viennent de la forêt
zaïroise et qui ont probablement commencé à coloniser les terres du Rwanda aux XVème,
XVIème et XVIIème siècles et les Tutsis, dorigine étrangère. Ce sont les
cousins des Dinkas du Soudan, des grands gaillards, gardiens de boeufs, du
Bahr-El-Ghazaï, ou des Masaïs dont on sait au Kenya quels guerriers redoutables ils
sont. Les Tutsis nont donc rigoureusement rien à voir avec les peuples de la
forêt. Ces populations, malgré les mariages mixtes, sont complètement différentes. La
réussite des élites tutsies en Europe, notamment en France, en Belgique, au Canada et
aux Etats-Unis, est là pour montrer quil sagit dun peuple, intelligent
et fier, de très bons guerriers, qui na rien à voir avec ces hordes de pauvres
bantous, incapables de résister à la poussée dune armée moderne, composée
dune petite quantité dhommes, mais très bien organisée et obéissant à une
discipline comparable à celle qui caractérise les armées européennes.
Même si larmée rwandaise comportait des éléments convenables,
comme cétait également le cas de larmée zaïroise, toutefois, globalement,
la qualité des soldats bantous était sans commune mesure avec celle des combattants
tutsis venant de lextérieur.
Reconnaissant avoir quelque peu caricaturé et forcé le trait pour
bien faire comprendre sa pensée, M. Robert Galley a estimé que le sujet exigerait
des développements plus nuancés.
M. Michel Voisin, faisant allusion à lanecdote
évoquée par M. Robert Galley concernant le lycée quil avait inauguré au
Burundi, a voulu savoir si ce qui avait été écrit concernant la séparation des Tutsis
et des Hutus dans les écoles rwandaises était vrai.
M. Robert Galley a répondu par la négative, pour avoir
lui-même visité plusieurs écoles religieuses, en particulier longuement celle de
Gitarama où il était retourné à deux reprises, compte tenu des liens damitié
qui le liaient à Soeur Odette. Légalité était absolue. Les soeurs et les
professeurs préféraient probablement les Tutsis parce que, dune manière globale,
ils étaient intelligents. Ainsi, lorsque les extrémistes hutus eurent envahi un
séminaire situé dans le Nord, du côté de Ruhengeri, ils avaient aligné les personnes
présentes contre le mur, en demandant à chacune leur noM. En fonction du nom, les
miliciens savaient qui était Hutu et qui était Tutsi et ont fusillé les Tutsis.
Au sein même des séminaires qui étaient à la base du système
déducation et dans les collèges, il ny avait aucune différence. Des Tutsis
fort intelligents qui étaient parfaitement intégrés faisaient partie du Gouvernement de
Juvénal Habyarimana. M. Robert Galley a souligné que Juvénal Habyarimana faisait
tout pour éviter le racisme. Cest la raison pour laquelle il a été abattu.
Le Président Paul Quilès a relevé les propos de M. Robert
Galley évoquant de façon allusive et avec pudeur, le rôle et la responsabilité de
lEglise catholique par rapport au problème de la surpopulation. Il sest
demandé si, à lexamen de lhistoire du Rwanda et de son évolution
démographique, il napparaissait pas irresponsable de favoriser la surpopulation.
Sauf à être totalement aveugle, on sait en effet quune croissance démographique
non maîtrisée débouche inéluctablement, soit sur des épidémies, soit sur des guerres
civiles ou extérieures, soit sur les trois à la fois. On peut se demander par
conséquent, comment il se faisait que des responsables politiques, mais surtout
religieux, favorisent la surpopulation. Même sil est toujours facile
dinterpréter lhistoire a posteriori, comme beaucoup le font, on peut se
demander sil ny a pas là une forme dirresponsabilité grave.
M. Robert Galley a rappelé que les premiers missionnaires
sont arrivés au Rwanda lors de la colonisation allemande. Mgr Hirth y a amené
lordre des Pères blancs, fondé par un Français, le Cardinal Lavigerie.
Tout montre que lEglise catholique sest appuyée, dans un
premier temps, sur laristocratie tutsie au nom dun principe qui était le
suivant : dès lors quelle christianisait lélite, inévitablement
lensemble des populations deviendraient chrétiennes. Cest dailleurs ce
qui sest passé. Par la suite, dans les années 1920-1925, lEglise a fait
machine arrière, mais son poids était considérable. LEglise catholique a
souhaité faire du Rwanda un Etat chrétien. Le dimanche matin au Rwanda, il était
fascinant de voir toutes les petites colonnes de populations qui descendaient, de manière
très régulière, des collines pour venir écouter la messe sur limmense place du
village. Il est dommage que lEglise catholique, dont le poids était si grand,
nait pas réussi à contrôler les extrémismes, en particulier lextrémisme
hutu. Elle a, dans les faits, été entraînée dans la tourmente.
M. Bernard Cazeneuve est revenu à son tour sur les paroles de
lévêque burundais, citées par M. Robert Galley, selon lesquelles les Tutsis
étaient seuls dignes de recevoir un enseignement, alors que les Hutus étaient en train
de travailler sur les collines.
Il a jugé que cet épisode entrait en contradiction avec ce que
lon peut lire dans un certain nombre de textes émanant de religieux qui ont joué
un rôle très important au Rwanda, comme Mgr Perraudin, qui, en 1959, jette les bases
dune sorte de révolution post-coloniale hutue, en affirmant quun
rééquilibrage du pouvoir au profit des Hutus est indispensable. Il a estimé que les
propos rapportés par M. Robert Galley paraissaient également en contradiction avec
le lien très étroit qui unissait un certain nombre de responsables de lEglise
catholique et le Gouvernement de Juvénal Habyarimana, et qui sest dailleurs
traduit par des complicités éditoriales. A plusieurs reprises, en effet, le Président
Habyarimana a signé les éditoriaux de la revue Dialogue, ce qui a conduit
plusieurs ecclésiastiques à fonder la revue Kinyamateka pour marquer leur
distance à légard du régime.
M. Robert Galley a indiqué, tout en reconnaissant le
caractère quelque peu tranché de ses propos, motivé par son souci pédagogique, que les
églises du Rwanda et du Burundi navaient rien à voir lune avec lautre.
LEglise catholique rwandaise était à peu près conforme à ce que les Européens,
pouvaient souhaiter, étant entendu malgré tout que son rôle était considérable
puisquelle assurait lenseignement. Mais lenseignement ne véhiculait
aucune discrimination raciale.
En revanche, lEglise catholique du Burundi voulait maintenir les
structures aristocratiques au profit des Tutsis.
Ce nest donc pas en termes de contradictions, mais de comparaison
quil faut analyser la réalité des deux pays voisins : lun avait
préservé le régime de laristocratie dominante et de la minorité oppressive,
alors que, dans lautre, certaines personnes essayaient de vivre en bonne
intelligence. Cest la raison pour laquelle, selon Kagame, il fallait les éliminer.
Audition de M. Jean-Michel MARLAUD
Ambassadeur au Rwanda (mai 1993-avril 1994)
(séance du 13 mai 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Jean-Michel Marlaud,
Ambassadeur de France au Rwanda de mai 1993 à avril 1994, rappelant quil avait
exercé cette fonction pendant la période dramatique au cours de laquelle les tensions se
sont exacerbées pour aboutir aux massacres et au génocide davril et de mai 1994.
Il a souligné le caractère capital de son témoignage.
Après voir indiqué quil avait présenté ses lettres de
créances au Président Habyarimana le 7 mai 1991, M. Jean-Michel Marlaud
a précisé que le cadre de sa mission au Rwanda avait été fixé, conformément à
lusage, dans un relevé dinstructions établi, après concertation
interministérielle, au cours dune réunion présidée par le Secrétaire général
du Quai dOrsay. Il en a cité les extraits suivants :
" La France a pour préoccupation principale la nécessité
déviter les massacres et de favoriser la stabilité de la région.
" Lambassadeur cherchera à favoriser le règlement
politique de la crise et la mise en oeuvre des accords conclus dans le cadre des
négociations dArusha, en gardant à lesprit limportance qui
sattache à un retour très rapide des personnes déplacées sur les terres dont
elles ont été chassées, ainsi quà la tenue, à échéances rapprochées,
délections, seule procédure permettant dassurer la légitimité
démocratique.
" Pendant la période de transition, lambassadeur
encouragera les autorités rwandaises, présidence et gouvernement, à se rapprocher et à
se concerter pour agir, dans toute la mesure du possible, de concert. Lambassadeur
sera, en outre, attentif aux questions interethniques et à la situation des droits de
lhomme et rappellera, en tant que de besoin, les préoccupations de la France sur ce
point. Il réfléchira, enfin, à la position que devra adopter notre pays, ainsi
quà ses intérêts à moyen et long terme à lissue de la crise rwandaise, en
sachant que nous nous garderons de privilégier lune ou lautre des ethnies.
" Lobjectif est de favoriser à terme la paix et la
réconciliation nationale et dencourager la démocratisation en cours.
" Lambassadeur devra rendre très précisément compte
de tout élément qui pourrait avoir une incidence sur la position de la France quant à
la présence des forces françaises au Rwanda. A cet égard, il fera part au Département
de ses propositions en liaison avec les autorités rwandaises et en fonction de
lévolution de la situation au Rwanda. A cette fin, il gardera à lesprit le
rôle stabilisateur et dissuasif de la présence militaire française dans ce pays, ainsi
que sa vocation première en ce qui concerne la sécurité des ressortissants français.
" Partenaire privilégié du Rwanda, la France a toujours
comme objectif la préservation de la stabilité du Rwanda et de la région. Laction
de lambassadeur devra continuer à être orientée par cette
préoccupation. "
Il a indiqué que cest dans ce cadre quil avait développé
son action, centrée autour de deux préoccupations.
La première était dobtenir, dans un premier temps, la signature
des accords dArusha le 4 août et, dans un second temps, leur mise en
application. Pour cela, il a multiplié les démarches auprès de lensemble des
parties et de leurs composantes : le Président Habyarimana, le Gouvernement et, une
fois désigné, le futur Premier Ministre Faustin Twagiramungu, ainsi que le FPR. Ces
démarches ont toujours été accomplies en étroite coordination, soit avec les
partenaires de lUnion européenne, soit avec les autres pays observateurs du
processus dArusha.
La seconde concernait la situation des droits de lhomme. Elle a
notamment conduit lambassadeur à entreprendre les actions suivantes :
attirer lattention des autorités rwandaises sur les
violations des droits de lhomme lorsque certaines étaient constatées. De nombreux
télégrammes à ce sujet ont été envoyés de Kigali. A titre dexemples,
M. Jean-Michel Marlaud a mentionné le télégramme relatant sa première visite au
Ministre de la Défense rwandais, le 24 mai 1993, au cours de laquelle il avait
attiré lattention sur les exactions commises par les Forces armées rwandaises,
ainsi que le compte rendu dun entretien, quelques jours après, entre
lattaché de défense, le Colonel Bernard Cussac, et le chef dEtat-major de
larmée rwandaise, qui portait sur la même question. Lorsquune personnalité
rwandaise venait en France, son attention était notamment attirée sur les risques que
comportaient les incitations à la haine ethnique diffusées par la Radio des Mille
Collines ;
appuyer les ONG. Malgré une situation assez complexe due
à un paysage mouvant, lambassade a essayé de travailler avec les différentes ONG,
en particulier avec M. Nkubito, à lépoque Président du comité de liaison
des associations des droits de lhomme, et, par la suite, Ministre de la Justice dans
le Gouvernement constitué après avril 1994. Un séminaire à linitiative de
luniversité catholique de Lyon sur le respect des droits de lhomme au Rwanda
était dailleurs prévu ;
coopérer à long terme pour la construction dun Etat
de droit. Il sagissait dapporter un appui à la gendarmerie rwandaise et de
développer la coopération en matière de justice. A la suite de la décision du chef de
la Mission de la Coopération de mettre un terme à la mission de Mme Bouvier qui
travaillait avec le ministère rwandais de la Justice, M. Jean-Michel Marlaud a
précisé quà plusieurs reprises, il avait attiré lattention du ministère
de la Coopération sur la nécessité de poursuivre la coopération dans le domaine
judiciaire.
Les relations entre lambassade et Paris seffectuaient
toujours sous la forme de télégrammes diplomatiques. Cest ainsi que parvenaient
les instructions du Quai dOrsay et quen sens inverse lui étaient envoyés les
comptes rendus. De la même manière, les demandes dinstruction étaient-elles
adressées aux autorités de tutelle concernées : ministère des Affaires
étrangères, de la Défense, de la Coopération, ou Etat-major des Armées.
Au sein de lambassade, afin déviter que les diplomates et
lattaché de défense émettent des opinions divergentes, les messages partant de
Kigali en direction de Paris reflétaient, après discussion avec lattaché de
Défense, le Colonel Bernard Cussac, une position commune. Ce mode de fonctionnement a
été maintenu jusquau bout.
Selon M. Jean-Michel Marlaud, sa mission au Rwanda peut être
découpée en plusieurs périodes distinctes :
les mois de mai à août 1993, date de la signature des
accords dArusha, ont été essentiellement consacrés à lachèvement de leur
négociation. Un certain nombre de sujets avaient déjà fait lobjet daccords
entre les différentes parties, mais le problème essentiel des pourcentages respectifs
devant revenir au Front patriotique rwandais et aux Forces armées rwandaises dans la
future armée nationale et dans la gendarmerie restait en suspens. Cest finalement
en juillet 1993, alors que le Premier Ministre rwandais, M. Dismas Nsengiyaremye,
venait dêtre écarté au profit de Mme Agathe Uwilingiyimana, que les derniers
points à résoudre ont été discutés et quune solution attribuant notamment au
FPR 40 % des effectifs dans larmée et la gendarmerie a pu être trouvée. Dès
le 9 août, la France annonçait un premier retrait de ses coopérants militaires,
dont le nombre avoisinait une centaine. Cinquante ont été retirés dès le mois de
septembre et vingt-cinq entre les mois de septembre et de décembre. Des contacts ont
été pris, tant avec les partis dopposition quavec le Front patriotique
rwandais, concernant lavenir de notre coopération militaire, que tous souhaitaient
apparemment poursuivre, ce qui apparaît dans différents télégrammes ;
entre les mois daoût et de décembre 1993, la France
a veillé à la mise en oeuvre des accords dArusha en appliquant, dune part,
leurs dispositions pour ce qui la concernait et en poursuivant, dautre part, ses
efforts aux Nations Unies pour que soit créée la force internationale neutre quils
prévoyaient. Cette force, appelée MINUAR (mission des Nations Unies pour
lassistance au Rwanda), a été créée le 5 octobre 1993. Elle comprenait
2 500 hommes opérant sous le régime du chapitre VI de la Charte, ce qui, selon
le Président Habyarimana constituait un élément de faiblesse. Celui-ci aurait souhaité
que les Français fassent partie de la MINUAR ; en revanche, il était assez méfiant
à légard des Belges. Larrivée des Casques bleus a permis le retrait du
détachement Noroît dès le 13 décembre 1993.
Globalement, la politique menée par la France et les pressions
quelle a exercées sur lensemble des participants au cours de cette période,
ont abouti à un succès : la conclusion dun accord politique prévoyant le
partage du pouvoir pendant une phase de transition de vingt-deux mois qui devait
déboucher sur des élections libres et démocratiques. Ce point avait fait lobjet
de nombreux débats, le FPR souhaitant une transition beaucoup plus longue.
Cest pourtant entre août et décembre 1993 que va survenir
lun des événements qui vont faire échec à la mise en application des accords
dArusha, à savoir lassassinat, au mois doctobre 1993, du Président du
Burundi, M. Melchior Ndadaye.
Lélection du Président Ndadaye, à lissue des premières
élections libres organisées au Burundi, avait été considérée comme un test par les
Rwandais. Nombre de personnes, dans lentourage du Président Habyarimana, étaient
persuadées que larmée burundaise naccepterait jamais la victoire de
M. Melchior Ndadaye. Cette élection montrait que le processus démocratique pouvait
effectivement fonctionner. A contrario, lassassinat du Président Ndadaye
valait évidemment contre-exemple, comme en témoigne le contenu de quelques télégrammes
de lépoque.
Le 21 octobre, quelques heures après la mort de M. Melchior
Ndadaye, en tout cas après le coup dEtat, le Président Habyarimana recevant les
ambassadeurs occidentaux leur disait que la situation au Burundi revêtait un caractère
exemplaire et que la communauté internationale ne pouvait pas se contenter de
déclarations.
Dans lanalyse faite par lambassade, le 22 octobre,
donc le lendemain du coup dEtat au Burundi, il était précisé : " Les
événements du Burundi portent un coup très dur au processus dArusha. Ils
viendront renforcer le camp de tous ceux qui se disent convaincus que, décidément, une
paix durable est impossible dans la sous-région. Le Burundi est, pour lui -le Président
Habyarimana- un cas décole. Nous en avons salué le processus de démocratisation
exemplaire et lavons présenté comme un modèle. Comment allons-nous réagir devant
la situation actuelle et éviter que ce pays devienne un contre-exemple ? Ces
événements exacerbent les peurs, élément psychologique essentiel ici et qui peut
conduire à tous les excès, chacun voulant prendre les devants et éliminer, le premier,
ladversaire ".
M. Jean-Michel Marlaud a déclaré que lassassinat de
M. Melchior Ndadaye avait incontestablement constitué un élément négatif pour la
mise en oeuvre des accords dArusha, en jetant le doute sur les chances de succès du
processus démocratique et en exacerbant encore plus le facteur ethnique. Pour nombre de
Rwandais, il était évident que cet assassinat devait sanalyser comme le refus de
larmée burundaise entièrement dominée par les Tutsis de voir un Président hutu,
même légitimement et démocratiquement élu, diriger le pays.
Il a estimé que cest sans doute à ce moment-là que le
Président Habyarimana avait en partie perdu confiance dans la communauté internationale.
Il faisait peut-être le calcul selon lequel, à lissue de la période de
transition, le FPR perdrait les élections. Cette conviction pouvait être étayée par le
fait que, dans la zone tampon constituée après loffensive du FPR en février 1993,
un accord organisant des élections avait pu être trouvé. Tous les cadres du parti du
Président Habyarimana, le MRND, avaient été élus, bien que le FPR neût pas
ménagé ses efforts pour gagner ces élections. Après lassassinat du Président
Ndadaye, le Président Habyarimana était convaincu que même un processus démocratique
ne saurait lui apporter toutes les garanties.
Le changement de tactique des partis dopposition a également
contribué à enrayer la mise en oeuvre du processus dArusha. Pendant la période de
négociation, ceux-ci avaient eu tendance à sallier au Front patriotique rwandais
afin darracher le plus de concessions possibles au Président Habyarimana. De fait,
les accords dArusha résultaient dun équilibre à trois : le Président
Habyarimana, les partis dopposition, le Front patriotique rwandais -deux de ces
protagonistes devaient sallier pour parvenir à imposer quelque chose au troisième.
Après la signature des accords, les partis dopposition,
constatant que le Président Habyarimana était à peu près privé de pouvoir, ont
estimé quil fallait, au contraire, éviter de faire le jeu du Front patriotique
rwandais et certains dirigeants de ces partis se sont alors rapprochés du Président
Habyarimana. Cette évolution a évidemment été confortée et accélérée par les
événements du Burundi qui montraient clairement quon ne pouvait pas faire
abstraction du fait ethnique.
Deux camps se sont donc constitués : Habyarimana et ses alliés
dun côté, le Front patriotique rwandais et ses alliés de lautre. Dès lors,
la mise en oeuvre des accords dArusha devenait extrêmement difficile car il
nexistait guère de possibilité de compromis dans cette nouvelle configuration.
Toute la discussion se centrait autour du point de savoir si le Président Habyarimana
obtiendrait le tiers de blocage au sein de lAssemblée nationale de transition.
Sil ne lobtenait pas, il pouvait être mis en accusation, soit pour le motif
de non-respect des droits de lhomme, soit pour celui denrichissement illicite.
Le Président Habyarimana courait dautant plus le risque dêtre écarté du
pouvoir avant même la fin de la période de transition que la présidence de
lAssemblée nationale revenait à lun des partis dopposition les plus
déterminés : le parti libéral.
A compter de cette période, le phénomène de bipolarisation, qui au
mois de juillet avait déjà divisé le MDR, principal parti dopposition, est apparu
dans les autres formations politiques. A cette époque, le Premier Ministre MDR,
M. Dismas Nsengiyaremye, avait été écarté au profit de Mme Agathe
Uwilingiyimana qui appartenait à la tendance opposée, conduite par M. Faustin
Twagiramungu. M. Justin Mugenzi, Président du parti libéral, constitué
essentiellement de personnalités relativement proches du Front patriotique, et adversaire
personnel du Président Habyarimana, sen est brusquement rapproché, provoquant une
scission au sein de ce parti.
Le seul parti à avoir maintenu son unité et à se présenter comme
troisième force était le PSD, dirigé par M. Félicien Gatabazi. Toutefois, après
son assassinat, lavenir du PSD posait aussi problème. Par ailleurs, onze petits
partis avaient droit, chacun, à un siège à lAssemblée.
Lenjeu était alors devenu celui de lallégeance des
représentants de ces différents partis, soit à Habyarimana, soit au FPR, ce qui a
engendré de nouveaux conflits.
Lautre problème était lentrée ou non à
lAssemblée nationale de transition de la CDR, parti extrémiste qui prônait la
haine ethnique. Après avoir refusé de signer le code de bonne conduite, la CDR
sétait ravisée pour bénéficier dun siège à lAssemblée nationale
de transition.
Il était donc clair que la France devait continuer ses efforts pour
que le processus dArusha parvienne à son terme. Dores et déjà, en
application des accords dArusha, la MINUAR était arrivée au Rwanda le
28 décembre et 600 hommes dun bataillon du FPR sinstallaient à
Kigali dans les bâtiments du Parlement. Par ailleurs, le 5 janvier, le Président
Habyarimana prêtait serment, en qualité de Président de la période de
transition : la première institution de cette période se mettait donc en place.
En revanche, la formation du Gouvernement restait bloquée, faute
daccord sur la répartition des portefeuilles ministériels et sur celle des sièges
au sein de lAssemblée nationale.
Dans un télégramme diplomatique en date du 7 janvier, il était
indiqué : " les chances de succès de la période de transition restent
fragiles " et il était suggéré que la France poursuive son effort pour la
mise en oeuvre des accords dArusha dans trois domaines : la reprise économique
et financière, la restructuration de larmée et le renforcement de lEtat de
droit.
Sagissant du fax que le Général Romeo Dallaire aurait adressé
aux Nations Unies pour signaler les risques de génocide, M. Jean-Michel Marlaud a
signalé que le 12 janvier 1994 le chargé daffaires de son ambassade avait
envoyé un télégramme à Paris, intitulé : " Menace de guerre
civile ", dans lequel il rendait compte dun entretien avec les
ambassadeurs des Etats-Unis et de Belgique ainsi quavec M. Jacques-Roger
Booh-Booh, représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies. Au cours de
cet entretien, M. Jacques-Roger Booh-Booh avait informé les trois ambassades du
risque de déclenchement à brefs délais dune guerre civile par les Interahamwe, la
milice du parti MRND. M. Jacques-Roger Booh-Booh avait reçu instruction des Nations
Unies dentreprendre une démarche auprès du Président Habyarimana pour lui
signaler que les activités des milices menaçaient le processus de paix et que
lexistence de caches darmes, si elle était confirmée, était contraire aux
accords dArusha. Il avait demandé aux trois ambassades concernées deffectuer
la même démarche.
En rendant compte de ces événements au Département, le chargé
daffaires, M. Bunel, demandait des instructions et commentait : " Ces
informations sont graves et plausibles, même si lon ne peut pas écarter le risque
dune manipulation destinée à mettre en difficulté la MINUAR ou le Président
Habyarimana ". Le même jour, il recevait instruction du ministère des
Affaires étrangères de se joindre à la démarche des ambassadeurs des Etats-Unis et de
Belgique. Le 15 janvier, ceux-ci étaient reçus par le Président Habyarimana, comme
M. Jacques-Roger Booh-Booh lavait été lui-même le 14 janvier. Il
ny a donc pas dambiguïté sur le fait que cette information ait été
transmise et quune démarche ait été faite.
M. Jean-Michel Marlaud a estimé que le Colonel Bernard Cussac
avait eu connaissance de ce télégramme qui avait été aussi envoyé au ministère de la
Défense et à lEtat-major des Armées. Il a jugé que la confusion du Colonel
Cussac provenait vraisemblablement du fait que ce télégramme avait été rédigé par le
chargé daffaires et quil nen a plus été question par la suite. Ces
informations ne constituaient quun élément de plus dans la longue succession des
alertes dont lambassade était saisie concernant, un jour, la reprise de
loffensive par le FPR et, le lendemain, le début dun massacre.
La France poursuivait évidemment ses pressions sur les différentes
parties, notamment à la fin du mois de janvier, lors de deux visites importantes, celles
de Mme Michaux-Chevry, Secrétaire dEtat à lAction humanitaire, et de
M. Bernard Debré. Ce dernier avait saisi loccasion dune mission
parlementaire, dont lobjectif était de faire une analyse sur les problèmes du sida
en Afrique, pour rencontrer lensemble des partenaires et tenter de les convaincre de
régler leurs différends.
Sinterrogeant sur le caractère prévisible des événements
davril-juin et sur les dangers que présentait la situation du Rwanda peu de temps
avant cette crise, M. Jean-Michel Marlaud a cité, à titre dexemple, le texte
de deux télégrammes. Dans le premier, en date du 3 mars, il écrivait, à propos de
la MINUAR : " La crainte majeure est de se retrouver dans un processus
à la somalienne. Un tel scénario, qui nest pas totalement imaginaire, remettrait
vite en cause la présence belge ". Dans le second, en date du 15 mars,
le Colonel Bernard Cussac, après un entretien avec le Colonel Marchal qui, au sein de la
MINUAR, était chargé de la sécurité du secteur de Kigali, écrivait qu" il
ny aurait pas dinterposition de la MINUAR en cas de reprise des combats et que
celle-ci était soumise à de fortes pressions en raison des risques de reprise des
massacres ethniques ".
Toutefois, il a estimé quil serait excessif de dire que les
services de lambassade étaient conscients de la gravité des événements à venir
et du risque de génocide.
Evoquant lattentat contre lavion du Président Habyarimana
le 6 avril, M. Jean-Michel Marlaud a précisé quil en avait été
informé vers vingt heures trente par un appel téléphonique de M. Enoch Ruhigira,
Directeur de cabinet du Président Habyarimana. Celui-ci se trouvait à laéroport
pour accueillir le Président et avait vu deux explosions au moment où lavion
sapprêtait à se poser, mais il navait pu en dire davantage, lavion
ayant disparu. M. Jean-Michel Marlaud a indiqué quil avait immédiatement
informé de cet appel le ministère des Affaires étrangères à Paris et quen
labsence du Colonel Bernard Cussac, il avait, sur place, averti les militaires
français et leur avait demandé de se rendre sur les lieux. Le réseau de sécurité de
la communauté française a été mis immédiatement en alerte.
M. Jean-Michel Marlaud a rappelé que se trouvaient dans
lavion le Président rwandais Juvénal Habyarimana, le Président burundais Cyprien
Ntaryamira, mais aussi le Général Nsabimana, Chef dEtat-major de larmée,
proche du Président Habyarimana, le Colonel Sagatwa, Président de la garde
présidentielle, beau-frère du Président Habyarimana, et enfin les trois membres
français de léquipage.
M. Jean-Michel Marlaud a précisé que, très peu de temps après,
il avait reçu un autre appel téléphonique dun membre de la famille du Président
Habyarimana, qui croyait à une attaque contre la résidence. Il sest rendu à
lambassade doù il a confirmé, par télégramme, à vingt-deux heures,
lattentat contre le Président Habyarimana. Il a indiqué quen raison des
barrages qui avaient été érigés rapidement en différents endroits de Kigali, il avait
éprouvé quelques difficultés pour se rendre de la résidence à lambassade,
pourtant située à proximité.
Le lendemain matin, 7 avril, vers sept heures, il recevait un
appel de la fille du Président Habyarimana demandant expressément la protection de la
France. Il lui a alors rappelé lexistence de la MINUAR dont elle ne voulait pas
entendre parler en raison de la présence en son sein de militaires belges et de sa
crainte que la Belgique ait joué un rôle dans lattentat. La rumeur selon laquelle
les Belges pouvaient être impliqués dans lattentat commençait alors à courir.
Au même moment, ou peut-être un peu plus tôt, M. Jean-Michel
Marlaud a dit avoir reçu deux appels téléphoniques du Premier Ministre désigné par
les accords dArusha, M. Faustin Twagiramungu. Celui-ci signalait, dans un
premier temps, que des hommes de la garde présidentielle raflaient, enlevaient ou
assassinaient des ministres désignés pour constituer le futur Gouvernement ; puis
quelques instants plus tard, annonçait que sa vie était menacée et que, recherché par
la garde présidentielle qui voulait lassassiner, il ne pouvait plus rester chez un
Américain, demeurant à proximité de son domicile, auprès de qui il avait
temporairement trouvé refuge.
Aussitôt, lambassadeur a alerté M. Jacques-Roger
Booh-Booh, représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies, qui a
demandé à la MINUAR daller chercher M. Faustin Twagiramungu.
M. Jean-Michel Marlaud a indiqué que la situation sétait
dégradée assez vite au cours de cette journée du 7 avril et que, vers dix heures,
Paris était informé par télégramme dune escalade dans la violence : la
garde présidentielle exécutait un certain nombre de personnalités ; la MINUAR
apparaissait totalement impuissante, ne parvenant pas, en particulier, à franchir les
barrages érigés dans la ville par les Forces armées rwandaises ; enfin,
Mme Agathe Uwilingiyimana, le Premier Ministre, avait été assassinée.
M. Jean-Michel Marlaud a ensuite précisé que, vers seize heures,
il avait, avec le Colonel Jean-Jacques Maurin, effectué une démarche auprès du Colonel
Théoneste Bagosora, le directeur de cabinet du Ministre de la Défense, ce dernier étant
en déplacement au Cameroun. Il lui avait dit quil fallait reprendre le contrôle de
la situation et que les Forces armées rwandaises devaient coopérer avec la MINUAR, mais
cet avertissement sétait avéré inutile et la situation avait continué de
saggraver.
Vers dix-sept heures, trois cents hommes du bataillon du FPR sont
sortis de lenceinte du Parlement et des combats à larme lourde ont commencé
entre le FPR et les FAR. Parallèlement, les premiers réfugiés sont arrivés à
lambassade et la situation a continué à se dégrader. Plusieurs Français ont
assisté à lassassinat de Rwandais qui sétaient réfugiés chez eux et la
maison de M. Philippe Poulain, Directeur de la Caisse française de développement, a
reçu un obus.
M. Jean-Michel Marlaud a indiqué quil avait consulté par
téléphone son collègue belge, sur instruction de Paris, et que tous deux avaient
estimé quil convenait de commencer les préparatifs dune éventuelle
évacuation des ressortissants, mais quà ce stade, une telle décision était
prématurée et pouvait donner le sentiment que les protagonistes étaient abandonnés à
leur sort.
Il a précisé que la matinée du 8 avril avait été marquée par
un nouvel appel de la famille Habyarimana qui demandait à être évacuée, la coupure de
la liaison téléphonique avec lhôtel Méridien où sétaient réfugiés un
certain nombre de Français, laggravation des combats et larrivée à
lambassade de France de plusieurs ministres. Ces derniers ont alors tenu une
réunion au cours de laquelle ils ont fixé trois orientations : remplacer les
ministres ou les responsables morts ou disparus, tenter de reprendre en main la garde
présidentielle en vue darrêter les massacres et, enfin, réaffirmer leur
attachement aux accords dArusha. Ils se sont néanmoins refusé à nommer
M. Faustin Twagiramunugu Premier Ministre en remplacement de Mme Agathe
Uwilingiyimana.
Un conseil militaire de crise avait, par ailleurs, été institué dans
lintervalle. Lambassade commentait alors : " Les dirigeants
rwandais sont inconscients de la situation sur le terrain et raisonnent comme sils
avaient beaucoup de temps ".
M. Jean-Michel Marlaud a précisé quil avait annoncé au
Département le même jour, vers dix-neuf heures, lassassinat de
lAdjudant-chef Didot et de son épouse en ces termes : " Cinq
Rwandais qui viennent darriver à lhôtel Méridien ont indiqué quils
étaient réfugiés chez M. et Mme Didot. Lorsque les soldats du FPR sont
entrés, ils les ont fait sortir -ils sont Tutsis- et ont abattu les Didot ". Il
a indiqué que cette version était toutefois controversée. La conclusion du télégramme
annonçant lassassinat des époux Didot était la suivante : " la
sécurité de nos ressortissants est menacée et justifie lévacuation ",
lassassinat de M. Mayer était encore ignoré à ce moment-là.
Vers vingt heures, lambassade a été informée de la nomination
dun Président de la République et dun Gouvernement intérimaires. La
composition de ce gouvernement était apparemment conforme aux accords dArusha
puisquelle prévoyait une répartition des portefeuilles entre partis politiques.
Toutefois, on pouvait sinterroger sur sa représentativité réelle. Chacun des
partis étant divisé, les personnes désignées représentaient plutôt un glissement en
faveur de la tendance la plus extrémiste.
M. Jean-Michel Marlaud a souligné quil avait, vers
vingt-deux heures, fait mention pour la première fois, en réponse à un télégramme du
ministère, de lorphelinat Sainte-Agathe dans lequel se trouvaient un certain nombre
denfants en instance dadoption par des familles françaises. Certaines de ces
familles avaient envoyé des fax à lambassade, linformant que
lorphelinat et ses occupants étaient menacés. Tous les enfants ont été évacués
sans quil ait jamais été question de faire un tri entre ceux qui étaient en
instance dadoption et les autres. Il a précisé par ailleurs que cette opération
était sans aucun lien avec Mme Agathe Habyarimana, malgré lappellation
quavait reçue lorphelinat.
Vers vingt-trois heures, lambassade a été informée du décès
par balle, dans des circonstances inconnues, dun autre français, le père Calonne,
installé dans le sud du pays.
Dans la nuit, M. Jean-Michel Marlaud a ensuite discuté avec Paris
dune éventuelle intervention de la Belgique pour évacuer ses ressortissants, le
Gouvernement intérimaire et les Forces armées rwandaises, extrêmement méfiants à
légard des Belges, ne voulant pas entendre parler de cette opération. Il a
indiqué que des interventions de diplomates français auprès des FAR et du Gouvernement
intérimaire avaient été nécessaires pour que lautorisation soit accordée aux
autorités belges.
Entre temps, le nombre des personnalités rwandaises réfugiées à
lambassade sétait encore accru au point que, le 9 avril au matin,
M. Jean-Michel Marlaud indiquait à Paris : " Bien que
M. Jacques-Roger Booh-Booh ait été informé par mes soins des arrivées successives
de personnalités rwandaises à lambassade, celle-ci nest pas protégée par
des gardes de la MINUAR, contrairement à ce quindique le Secrétariat des Nations
Unies dans des propos tenus à notre représentation permanente ".
M. Jean-Michel Marlaud a insisté sur le fait quil lui
paraissait logique à ce moment-là que la MINUAR prenne en charge les personnalités
rwandaises qui pouvaient se sentir menacées, lambassade nayant pas
particulièrement vocation à protéger les uns ou les autres. Il a souligné que
cest parce que la MINUAR ne leur avait pas accordé de protection que les
personnalités rwandaises avaient été abritées à lambassade.
Le Front patriotique rwandais sétait déclaré prêt à accepter
lévacuation des ressortissants étrangers, à condition que la France ne sorte pas
de ce cadre strict, menaçant, à défaut, dentrer directement en conflit avec les
forces françaises.
M. Jean-Michel Marlaud a précisé que le 9 avril, vers
vingt-trois heures, à la suite dune décision prise à Paris, étaient partis, par
le premier avion, quarante-trois Français, douze proches du Président Habyarimana, dont
neuf femmes, et une très grande majorité denfants figurant sur une liste qui lui
avait été transmise et sur laquelle se trouvaient leurs dates de naissance.
Le 10 avril, M. Pascal Ndengejeho, ancien Ministre de
lopposition, et M. Alphonse-Marie Nkubito, Président du Comité de liaison des
associations des droits de lhomme, tous deux réfugiés à lambassade, ont
demandé lasile politique et ont été évacués ultérieurement.
Vers quatorze heures, en réponse aux demandes dinstruction sur
la conduite à tenir vis-à-vis des Rwandais réfugiés à lambassade, il est
indiqué que, " dans lhypothèse dune fermeture de
lambassade et si les circonstances le permettent, il paraîtrait souhaitable de les
acheminer séparément des ressortissants français vers laéroport pour un départ
dans la mesure du possible ".
Le Département sest alors enquis de la nécessité de fermer
lambassade. Il lui a été indiqué : " A lexception des
Etats-Unis, personne na annoncé une fermeture. Une annonce de notre part serait
perçue comme un abandon ". Lambassade des Etats-Unis était déserte
depuis déjà deux ou trois jours.
Vers seize heures trente, les Français réfugiés à lhôtel
Méridien ont été évacués, non pas par les forces françaises dAmaryllis, mais
par la MINUAR à la demande de lambassade. Lhôtel étant situé dans une zone
occupée par le FPR, il paraissait préférable déviter tout risque de contact avec
les militaires français.
M. Jean-Michel Marlaud a indiqué que le plan dévacuation
et le plan de sécurité des ressortissants français reposaient sur
l" îlotage ", la communauté française étant répartie en
secteurs et en îlots. A la tête de chacun de ces secteurs et îlots, un responsable
avait été désigné, ce qui nexclut pas quait pu se produire, dans tel ou
tel îlot, un incident avec le chef dîlot sans que la cause puisse en être
imputée à une politique délibérée du ministère, du Gouvernement ou de
lambassade.
Une fois lévacuation des ressortissants français terminée,
laggravation de la situation et le départ de la plupart des autres ambassadeurs ont
conduit à demander la fermeture de lambassade le 11 avril, à quinze heures.
M. Jean-Michel Marlaud a souhaité apporter des précisions sur
trois points ayant fait lobjet de controverses.
Il a déclaré quil était monstrueux de laisser entendre
quun tri aurait été opéré dans le personnel de lambassade ou quune
évacuation aurait été refusée sciemment. A vingt heures trente, heure à laquelle
lavion du Président Habyarimana a été abattu, les employés rwandais de
lambassade étaient à leur domicile où, dans leur très grande majorité, ils
navaient pas le téléphone. Il était très difficile de trouver un téléphone
pour appeler lambassade. Par ailleurs, les quartiers ou les rues nayant pas de
nom et les maisons pas de numéro, il était tout aussi difficile de se rendre au domicile
des membres du personnel local. Seules deux personnes ont pu se faire connaître :
M. Pierre Nsanzimana, employé tutsi du consulat, qui a réussi à téléphoner, a
été évacué avec sa famille, il a témoigné par écrit des conditions dans lesquelles
son évacuation sest déroulée ; un employé dAir France a également pu
alerter sa compagnie à Paris, laquelle a contacté le ministère des Affaires
étrangères qui a informé lambassade. Son évacuation a nécessité lenvoi
à deux reprises des militaires, la première tentative sétant révélée vaine,
étant donné quil avait dû se cacher avec sa famille.
Evoquant les personnalités rwandaises réfugiées à lambassade,
M. Jean-Michel Marlaud a estimé quil était inconcevable de les expulser de
lambassade, la MINUAR ne les ayant pas prises en charge malgré la demande qui lui
en avait été faite.
Tous ceux qui sont venus ont été accueillis. Il est vrai que la
grande majorité dentre eux, mais non la totalité, étaient des partisans du
Président Habyarimana. Parmi les opposants figurait M. Alphonse-Marie Nkubito qui a
été accueilli à la demande de lambassadeur de Belgique parce quil était
recherché activement par la garde présidentielle et que sa sécurité ne pouvait être
assurée. Il a été par la suite évacué par la France.
La liste des personnes réfugiées à lambassade a été envoyée
au ministère à intervalles réguliers. Elle ne coïncide pas avec celle des personnes
évacuées, un certain nombre de ministres du Gouvernement rwandais, réfugiés pendant un
moment à lambassade, ayant préféré rester, alors que leurs familles quittaient
le pays.
Parmi les personnes évacuées, figurait M. Ferdinand Nahimana, un
des fondateurs de la Radio des Mille Collines qui, toutefois, avait été désigné pour
devenir Ministre de lEducation supérieure, de la culture et de la recherche dans le
futur Gouvernement de transition. A ce titre, il avait été accepté par le FPR. Si,
rétrospectivement, il est possible de déterminer ses responsabilités, à
lépoque, cétait un homme politique " admis ".
En tout état de cause, le choix était simple : soit évacuer
tous ceux qui le souhaitaient, soit opérer un tri. La décision a été prise, que
lon peut discuter, dévacuer tous ceux qui étaient réfugiés à
lambassade et qui souhaitaient partir.
Après avoir cité des extraits des instructions concernant les
archives des postes diplomatiques et consulaires, prescrivant de " détruire
tout document dont les doubles se trouvent au Département ",
M. Jean-Michel Marlaud a indiqué que les archives telles que les pièces
détat civil de lannée avaient été rapatriées et le reste détruit. Il a
souligné que ce choix, au-delà du simple respect des instructions, répondait à une
préoccupation de sécurité à légard de nos interlocuteurs. Lambassade
recevait tout le monde, y compris des personnes qui étaient, en apparence, les alliés
des uns ou des autres, mais qui, en privé, pouvaient émettre certaines critiques. La vie
de ces personnes aurait été en danger si tel ou tel des protagonistes avait trouvé des
documents relatant ou analysant leurs propos. Il sagissait donc de les protéger.
M. Jean-Michel Marlaud a ensuite indiqué quaprès les
fermetures de lambassade, il avait continué de suivre la situation au Rwanda
jusquau mois daoût 1994.
A ce titre, il a participé à une réunion à Arusha les 3 et
4 mai, au cours de laquelle les pays observateurs des négociations qui avaient
conduit à laccord de paix ont essayé dobtenir, sans succès, un
cessez-le-feu et larrêt des massacres. Le Gouvernement lui a ensuite confié une
mission dans les capitales des différents pays voisins du Rwanda pour exercer une
influence de modération sur le FPR et sur les Forces armées rwandaises. Il sest
donc rendu en Tanzanie pour y rencontrer le Premier Ministre ainsi quau Burundi, au
Zaïre et en Ouganda pour y rencontrer les trois Présidents de la République. Il a alors
donné lecture du passage du compte rendu rédigé à son retour, le 13 mai 1994, où
il écrivait : " Notre pays doit rester animé par les principes qui ont
guidé son action dès lorigine du conflit : refus de la logique de guerre et appui
à une solution politique négociée, soutien aux efforts des pays de la région, au
premier rang desquels la Tanzanie, en faveur dun règlement politique, mobilisation
de la communauté internationale en faveur du Rwanda. Les massacres commis depuis le
6 avril devraient nous conduire à ajouter : recherche et châtiment des responsables
de ces massacres ".
Dans la partie factuelle de son compte rendu, il précisait : " Plusieurs
de mes interlocuteurs ont mentionné les massacres en zone gouvernementale, qualifiés par
certains de génocide ".
Sa mission concluait notamment à la nécessité de recevoir
M. Faustin Twagiramungu pour maintenir le contact avec les interlocuteurs les plus
divers. M. Faustin Twagiramungu a dailleurs été reçu à Paris peu de temps
après.
Le 15 juin, un sommet de lOUA à Tunis a tenté sans succès
dobtenir un cessez-le-feu et larrêt des massacres. Lopération
Turquoise a ensuite été autorisée par la résolution du Conseil de sécurité du
22 juin. Il est alors retourné au Rwanda, à Mulindi, où il a été reçu par
M. Alexis Kanyarengwe, Président du Front patriotique rwandais, afin de lui
expliquer quels étaient les objectifs de cette opération.
A cet égard, il a précisé que, lorsque lopération Turquoise a
été décidée, un débat sétait engagé pour déterminer sa configuration.
Dun point de vue logistique, le plus simple était dintervenir à la fois par
le sud et par le nord du Rwanda. Il était en effet très facile de rejoindre le nord du
Rwanda à partir de laéroport de Goma. Mais, pour éviter de donner le sentiment
que lopération Turquoise venait au secours du Gouvernement intérimaire rwandais
réfugié dans le nord à Gisenyi et malgré les difficultés supplémentaires qui en
résultaient, il a été décidé quelle se développerait uniquement dans la zone
sud à partir de la région de Bukavu.
M. Jean-Michel Marlaud a précisé quil avait cessé de
soccuper du dossier rwandais avec la fin de lopération Turquoise, le
21 août 1994.
Le Président Paul Quilès a indiqué que certains des documents
évoqués avaient été portés à la connaissance de la mission mais quil
souhaitait obtenir communication de pièces supplémentaires pour conforter les éléments
nouveaux découlant de laudition. Rappelant que la politique de la France au Rwanda
ou dans tout autre pays, en particulier africain, relevait de plusieurs acteurs dont le
ministère des Affaires étrangères, le ministère de la Coopération et la présidence
de la République, il a souhaité savoir quelles étaient les relations de
M. Jean-Michel Marlaud avec ces différents intervenants, certains interlocuteurs
ayant indiqué, au cours de précédentes auditions, que les processus de décision
étaient complexes. Par ailleurs, il a souhaité obtenir des précisions sur
lexistence dune éventuelle commande à une entreprise française de cartes
didentité ne mentionnant plus lappartenance ethnique et dont la livraison
aurait dû intervenir au cours de la semaine de lattentat.
M. Jean-Michel Marlaud a précisé que les relations entre
lambassade de France au Rwanda et ladministration centrale nétaient pas
spécifiques et quavant de partir à Kigali, il sétait entretenu avec les
différents acteurs intéressés par le Rwanda : lElysée, le Quai
dOrsay, les ministères de la Défense et de la Coopération, la Direction des
relations économiques extérieures, et des entreprises. Les réunions dinstructions
des ambassadeurs se passent généralement en deux étapes. Une première réunion est
organisée par la direction géographique. Y sont invités les différents ministères
concernés. Une seconde a lieu avec le Secrétaire général du Quai dOrsay afin de
fixer les instructions données à lambassadeur, qui tiennent compte des avis et des
orientations des différents ministères.
La correspondance entre lambassade et Paris se faisait par
télégrammes diplomatiques adressés, non seulement au Quai dOrsay, mais aussi au
ministère de la Défense et à lEtat-major des armées. LElysée en avait
copie, comme il en est de règle, selon limportance des sujets traités. En sens
inverse, les instructions étaient reçues du Quai dOrsay, lequel procédait
certainement à une concertation interministérielle, pour sassurer quelles
résultaient bien dun consensus au sein de ladministration.
M. Jean-Michel Marlaud a souligné quil navait jamais perçu de problème
particulier dans les relations quil entretenait avec le Quai dOrsay.
Pour ce qui concerne les nouvelles cartes didentité, il a
indiqué quil sagissait dune des dispositions des accords dArusha
pour laquelle il convenait de trouver un bailleur de fonds qui aurait pu être la France.
Toutefois, il a souligné que, sil était difficile pour un étranger de discerner
à première vue lappartenance ethnique des Rwandais, en revanche, les habitants des
collines qui se connaissaient tous, savaient qui était Hutu et qui était Tutsi, ou
marié à une Tutsie ou encore apparenté à des Tutsis, et ce, avec ou sans carte
didentité.
M. Bernard Cazeneuve a rappelé que la question des cartes
didentité avait notamment été évoquée à loccasion de la visite de
MM. Jacques Pelletier et Jean-Christophe Mitterrand en 1990. Il a souhaité savoir si
M. Jean-Michel Marlaud avait eu à connaître de ce sujet et si le financement de
cette opération avait été envisagé avec le ministère de la Coopération.
M. Jean-Michel Marlaud a indiqué que la mise en oeuvre des
accords dArusha était subordonnée avant tout à la mise en place des institutions.
Or le Président Habyarimana na prêté serment que le 5 janvier et, à la
veille de son assassinat, M. Faustin Twagiramungu venait dannoncer la
composition du Gouvernement alors que certains blocages politiques, concernant en
particulier la composition de lAssemblée nationale, nétaient pas encore
levés. Il paraissait alors prématuré dentrer dans le détail de la mise en oeuvre
des accords, en abordant par exemple la question de la fabrication de nouvelles cartes
didentité, dautant plus que les acteurs internationaux sefforçaient de
faire pression sur les parties, notamment en liant la reprise de laide des
institutions multilatérales et des bailleurs de fonds à la mise en place des
institutions de transition.
M. Pierre Brana a fait observer que, loin des villages
dorigine, la carte didentité devait permettre de distinguer
lappartenance ethnique de son titulaire, ce qui a, sans doute, favorisé un certain
nombre de massacres.
M. Jean-Michel Marlaud a précisé quil ne considérait
pas que la mention ethnique sur la carte didentité soit sans importance. Il a
confirmé quau lendemain de lassassinat du Président Habyarimana et au moment
du génocide, la mention ethnique figurait encore sur les cartes didentité.
M. François Lamy a évoqué les témoignages contradictoires
concernant le rôle du Président Habyarimana et sest demandé si ce dernier, se
sentant acculé et ne disposant pas de la minorité de blocage dun tiers,
navait pas mené un double jeu favorisant et retardant tout à la fois le processus
dArusha.
Soulignant la rapidité avec laquelle des barrages avaient été
installés, il sest interrogé sur la nature de lattentat : avait-il
servi de prétexte au déclenchement des massacres ou pouvait-on y voir une simple
concordance avec les déclarations faites sur la Radio des Mille Collines, annonçant des
événements graves pour la période du début du mois davril ? Il a souhaité
savoir également si les rafles de la garde présidentielle étaient méthodiques et
organisées et si elles faisaient partie dun plan densemble et, plus
généralement, si le génocide avait été orchestré selon une logique bien définie ou
si les barrages avaient été érigés pour apaiser la peur dune partie de la
population.
Il a enfin demandé des précisions sur le rôle et les fonctions des
vingt-cinq coopérants militaires français restés au Rwanda après le départ du
détachement Noroît, qui étaient, daprès M. Michel Roussin, affectés à
létat-major des FAR, et sest interrogé sur les perspectives de
développement de nouvelles relations militaires entre le Rwanda et la France après la
conclusion des accords dArusha.
M. Jean-Michel Marlaud a estimé quil était très
difficile dapprécier la stratégie politique du Président Habyarimana mais
quil ne lavait jamais surpris en flagrant délit de double langage. Il tenait
toujours celui de la paix, de la réconciliation et du respect des accords dArusha,
que ce soit en privé ou en public. Toutefois, le processus dArusha commençait à
senrayer et des risques de conflagration en cas de non-aboutissement de ce processus
apparaissaient. Le Front patriotique jouait, dune part, le jeu des accords
dArusha et faisait entendre, dautre part, quil pourrait reprendre
loffensive si les blocages se prolongeaient trop longtemps. Il était par ailleurs
évident que les FAR, de leur côté, se tenaient prêtes à une reprise du conflit.
Le très court délai séparant lattentat contre lavion et
lédification des premiers barrages paraît dautant plus troublant que
lannonce de lattentat et du décès du Président na été faite par
Radio Rwanda que le lendemain matin. Toutefois Kigali étant une petite ville, la
proximité de laéroport et de la résidence du Président pourrait expliquer que,
compte tenu du grand nombre de témoins, la rumeur se soit très vite propagée.
Sur la question de la planification du génocide, il a rappelé que
dès le 7 avril au matin, les assassinats, essentiellement de personnalités
politiques, ont été manifestement ciblés. Mme Agathe Uwilingiyimana, Premier
Ministre, a été activement recherchée pour être tuée ainsi quun certain nombre
de ministres qui ont été assassinés chez eux. M. Faustin Twagiramungu était,
quant à lui, menacé parce quil était le symbole des accords dArusha.
Parallèlement, dautres meurtres ont été commis. Une famille de Français a vu la
garde présidentielle tuer les personnes qui sétaient réfugiées chez elle. Les
meurtres frappaient à la fois les membres des partis dopposition et les Tutsis. Il
sagissait dassassinats à la fois politiques et ethniques.
Compte tenu des nombreuses préoccupations auxquelles lambassade
devait faire face, il ne lui a été possible dapprécier ni la nature, ni le volume
des massacres qui se sont produits à Kigali dès le début des événements. Les quelques
jours ayant suivi lattentat ont été occupés à essayer de faire pression sur les
uns et les autres pour tenter de mettre fin aux massacres et aux affrontements entre le
FPR et les FAR. Lorsque la solution politique a échoué, il a fallu se préoccuper de
lévacuation des ressortissants français et étrangers et, à ce sujet, il
conviendrait de demander des informations complémentaires à ceux qui ont parcouru la
ville à la recherche de ces ressortissants.
La coopération militaire avait pour mission de favoriser la
constitution dune armée commune avec, dun côté, les Forces armées
rwandaises et, de lautre, le Front patriotique rwandais. Or, sur ce point, sil
était possible de se faire une idée à peu près précise du nombre de militaires et de
léchelle des grades des FAR, il nen était pas de même du FPR qui
navait jamais rien publié sur sa structure militaire et son fonctionnement. Chaque
semaine, le nombre de combattants du FPR, initialement fixé à 13 000, augmentait
progressivement. Ce phénomène était vraisemblablement lié au fait quune
incitation pécuniaire était versée aux démobilisés. Le problème du financement de la
démobilisation, qui nétait pas prévu dans les accords dArusha, se posait
avec acuité. De toute évidence, les parties attendaient une prise en charge par la
communauté internationale qui navait pas été consultée lorsque les indemnités
de départ avaient été fixées.
Parallèlement, il convenait de résoudre le problème des critères de
désignation des militaires qui devaient quitter les FAR, dans un pays très pauvre où
les possibilités demplois sont extrêmement rares.
Lenjeu était de taille et la période de transition très
dangereuse. Il fallait désarmer de nombreux militaires et placer les personnels de la
future armée dans des centres communs pour les entraîner et leur apprendre
quaprès des années passées à se combattre, ils allaient désormais travailler
ensemble et devoir surmonter leurs rivalités. Cette tâche était très difficile si
lon se rappelle que, lorsque des patrouilles communes dans la zone tampon avaient
été envisagées par le FPR, les FAR avaient refusé, compte tenu des risques aigus
dincidents.
A lépoque, sachant que les institutions navaient pas été
mises en place, le FPR avait clairement exprimé son souhait de poursuivre la coopération
militaire avec la France, bien que celle-ci nait pas fait connaître sa position.
M. Pierre Brana a demandé si toutes les personnes réfugiées
à lambassade avaient été évacuées et si linformation faisant état de la
fuite des accompagnateurs des enfants dun orphelinat à leur arrivée en France
était exacte ou sil sagissait dune pure invention journalistique. Il
sest interrogé sur limpact des émissions haineuses et racistes de la Radio
des Mille Collines, y compris parmi le personnel de lambassade et a voulu savoir si
le terme de génocide avait été employé, les 11 et 12 mai, par un représentant du
Haut Commissaire aux réfugiés de lONU en mission à Kigali à cette date.
M. Michel Voisin sest interrogé sur létendue de
la protection accordée par les ambassades, y compris lambassade de France, aux
nationaux rwandais qui sadressaient à elles.
M. Jean-Michel Marlaud a indiqué que parmi toutes les
personnes réfugiées à lambassade, certaines avaient refusé dêtre
évacuées comme M. Casimir Bizimungu, Ministre de la Santé, qui, avec dautres
membres du Gouvernement, avait décidé de rester, leurs familles ayant pu quitter le
pays.
Sagissant des enfants de lorphelinat Sainte-Agathe,
lambassade en a entendu parler pour la première fois par des lettres de Français
qui avaient engagé une procédure dadoption et qui, alertés du risque de
massacres, demandaient une intervention en faveur de tel ou tel enfant. Les mêmes appels
avaient été reçus au Quai dOrsay et, au début de lopération
dévacuation, des contacts ont été pris avec le Chef détat-major de la
Gendarmerie pour protéger cet orphelinat où les responsables de lopération
Amaryllis se sont rendus et ont pris en charge lensemble des personnes qui sy
trouvaient. M. Jean-Michel Marlaud a estimé, de mémoire, quapproximativement
entre huit et dix enfants étaient en instance dadoption sur un total dune
centaine qui sont partis, a priori avec des accompagnateurs. Il a déclaré que,
contrairement à ce qui avait pu être écrit, la France nétait pas intervenue dans
cet orphelinat parce quil bénéficiait de la protection de Mme Agathe
Habyarimana et que sy trouvaient des enfants des membres des FAR mais parce que
certains enfants étaient en instance dadoption. Il a souligné que dautres
orphelinats ont également été évacués, notamment celui dun prêtre français,
le père Jo.
Dans un pays où les journaux nexistaient pas, la radio
constituait le moyen de communication par excellence et la radio des Mille Collines avait
un impact réel sur la population dont une bonne partie est analphabète. Il nest
toutefois pas possible daffirmer que ses émissions alimentaient les conversations
dans les foyers rwandais. En revanche, il en était largement question dans les ambassades
et à la MINUAR. Au cours de discussions avec le Général Romeo Dallaire, la
représentation française a suggéré que la MINUAR ait un interprète ou un traducteur
pour comprendre le contenu des émissions de la RTLM, faites en kinyarwandais. Les
émissions diffusées en langue française étaient limitées mais ne reflétaient pas les
positions réelles de cette radio. Au cours de différentes démarches, la représentation
française a attiré lattention du Président Habyarimana sur le caractère
dangereux de la propagande de la Radio des Mille Collines, mais ce dernier répondait
systématiquement quil ne sagissait que de paroles. Il eût été souhaitable,
à lépoque, de pouvoir se rendre chez le Président pour mentionner le contenu
précis dune émission particulière.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir auprès de quel
membre de la MINUAR la demande avait été formulée.
M. Jean-Michel Marlaud a précisé que sa demande navait
pas été formelle mais quil lavait faite oralement à loccasion de
réunions tenues périodiquement avec le Général Romeo Dallaire qui, vraisemblablement
faute de moyens, avait répondu que les discours diffusés par la Radio des Mille Collines
étaient suffisamment connus.
Le Président Paul Quilès a indiqué quil serait demandé au
Général Romeo Dallaire de donner les raisons de cette réponse et de préciser si, dans
les nombreux télégrammes quil envoyait quasiment tous les jours à lONU, ce
message avait été transmis à New-York.
M. Jean-Michel Marlaud a souligné quil ne tenait pas
ces propos pour critiquer laction du Général Romeo Dallaire, dautant plus
que lambassade navait pas non plus de traducteurs chargés découter la
Radio des Mille Collines et de relever le contenu des émissions. Tout le monde partait du
présupposé selon lequel la Radio des Mille Collines faisait une propagande qui attisait
les haines ethniques, dans la mesure où cette radio était hostile aux accords de paix
dArusha.
M. Bernard Cazeneuve sest interrogé sur la présence
dans le Gouvernement prévu par les accords dArusha de M. Ferdinand Nahimana
qui était à lorigine de cette radio et qui y exerçait des responsabilités.
M. Jean-Michel Marlaud a suggéré que cette question soit
posée tant à M. Faustin Twagiramungu quau FPR. Selon lui, la nomination de
M. Ferdinand Nahimana résultait implicitement de la clause selon laquelle chaque
parti désignerait parmi ses membres ceux qui participeraient au Gouvernement. Le fait est
que M. Faustin Twigaramungu lavait inscrit sur la liste du Gouvernement
quil avait présenté deux ou trois jours avant lattentat, après avoir
consulté le FPR. Si la France avait fait part de ses réticences quant à la nomination
de M. Ferdinand Nahimana, désigné par le MRND, elle aurait risqué dajouter
un nouveau conflit à ceux existant déjà.
M. Jean-Michel Marlaud na pas pu préciser si le terme de
" génocide " avait été employé par le Haut Commissariat aux
réfugiés quelques jours avant M. Alain Juppé.
Sagissant du refus de protection des Rwandais par dautres
ambassades, il a indiqué quil nétait pas en mesure de répondre mais a
rappelé que lambassade des Etats-Unis avait fermé rapidement après le début des
événements. En revanche, il a réaffirmé que lambassade de France na jamais
refusé lasile à ceux qui souhaitaient sy réfugier, et notamment à
M. Alphonse-Marie Nkubito, à lépoque Président du Comité de liaison des
associations des droits de lhomme et, par la suite, Ministre de la Justice du
Gouvernement installé après la victoire du Front patriotique.
Evoquant les propos tenus lors dauditions précédentes, le
Président Paul Quilès a fait part de ses interrogations sur ce qui avait pu motiver
les commentaires virulents à légard de la France et de son ambassade.
M. Jean-Michel Marlaud a souligné que, dans un premier temps,
aussitôt après lopération dévacuation, ce genre de critiques nétait
nullement apparu et quil disposait, bien au contraire, de nombreuses lettres
lestimant particulièrement réussie. Les critiques ne sont apparues que plus
tardivement sans quil soit possible de déterminer leur provenance et leurs auteurs.
Il a reconnu que certains incidents avaient pu se produire sans que
lon puisse en conclure pour autant quil y ait eu une volonté délibérée
dabandonner qui que ce soit.
Par ailleurs, le fait de dire que les employés tutsis de
lambassade auraient été abandonnés sous-entend quil aurait été procédé
à un tri, sur présentation de la carte didentité. Il est vrai que
malheureusement, un seul employé de lambassade a pu être évacué avec sa famille.
Il sagissait du reste dun Tutsi mais sans doute est-il difficile pour certains
dimaginer la façon dont les choses se passent quand, à 20 heures 30,
dans un quartier de Kigali, sécrase un avion. On ne pense pas effectivement à
décrocher son téléphone pour appeler lambassade.
M. Bernard Cazeneuve a souhaité savoir si
létablissement préalable de fichiers informatisés recensant les ressortissants
français avait, comme lont laissé entendre les militaires de lopération
Amaryllis, facilité leur évacuation. Evoquant les propos tenus par M. Michel
Cuingnet, Chef de la Mission de Coopération, selon lesquels il avait vu des employés
tutsis de la Mission de Coopération se faire massacrer, il a demandé pourquoi rien
navait été fait pour les protéger.
M. Jean-Michel Marlaud a souligné quil existait au
Rwanda, comme partout, un plan de sécurité de la communauté française, mais que les
employés rwandais de lambassade, dont le lieu de résidence était inconnu, ne
figuraient pas sur ce plan, ce qui montrait quil nest jamais très simple de
monter une opération dévacuation de ce type. Le principe consistait à répartir
la population française en îlots dont chacun était placé sous la responsabilité
dun chef dîlot, qui nétait pas nécessairement un membre de
lambassade. Il lui était adjoint deux ou trois personnes selon limportance de
lîlot et il était équipé de moyens radio lui permettant de garder le contact
avec lambassade dans lhypothèse où le téléphone ne fonctionnerait pas. Les
réunions organisées de façon hebdomadaire ou tous les quinze jours avec les chefs
dîlot et leurs adjoints avaient pour objectif, dune part, de transmettre des
consignes dordre général et, dautre part et surtout, de mettre à jour les
listes des ressortissants, de vérifier leur présence au Rwanda et de déterminer leur
lieu dhabitation. Ce système a, semble-t-il, globalement bien fonctionné
puisquaucune critique na porté sur lévacuation des ressortissants
français, voire des étrangers qui avaient pu se signaler.
Sagissant du massacre des employés de la résidence de
M. Michel Cuingnet, il conviendrait de lui poser la question. En tout état de cause,
lambassade ne disposait pas de moyens dintervention dans les jours qui ont
suivi lassassinat du Président Habyarimana, la seule force disponible sur place
était la MINUAR.
M. Pierre Brana a demandé si le fait que les personnels
locaux des ambassades ne figurent pas sur les plans de sécurité était une pratique
régulière.
M. Jean-Michel Marlaud a souligné la complexité
particulière de la situation à Kigali, les ruelles ne portant pas de nom et les maisons
pas de numéro.
M. René Galy-Dejean a mis en évidence la contradiction entre
les allégations selon lesquelles les autorités françaises étaient ignorantes des
risques de massacres au Rwanda et les termes de la mission confiée à lambassadeur
qui visait notamment à éviter ces massacres.
Se référant aux propos tenus par le Ministre des Affaires
étrangères, M. Jean-Michel Marlaud a rappelé que cétait bien parce
que la France était consciente dun risque de massacres quelle a essayé de
tout faire pour les empêcher, notamment en faisant pression sur les uns et sur les
autres. Plusieurs correspondances de lambassade évoquaient les risques de reprise
des massacres dans le cas où les accords dArusha échoueraient ou ne pourraient pas
être mis en oeuvre.
Après avoir regretté que laudition de M. Jean-Michel
Marlaud nait pas été publique, M. Jacques Myard a souhaité connaître
son sentiment sur lattitude ambiguë du FPR qui aurait délibérément pratiqué un
double langage, conscient quil était du risque dêtre écarté du pouvoir si
le processus de démocratisation prévu par les accords dArusha se réalisait. Il
sest demandé si la France, quant à elle, au nom des bons sentiments, de ses
idéaux et de ses principes, navait pas fait preuve dune très grande
naïveté en fondant ses espoirs de paix sur lapplication de ces accords,
potentiellement conflictuels, compte tenu des tensions mises sous le boisseau pendant des
décennies. Il sest dautre part interrogé sur les délais dans lesquels les
troupes françaises de lopération Amaryllis étaient arrivées sur les lieux, la
tactique mise en oeuvre à Kigali et les lieux dintervention des éléments
français dans ce paysage de collines, peu facile à reconnaître et difficile
daccès. Il sest demandé quelle avait été la place du racisme dans la
motivation des massacreurs et dans lassassinat de nombre de personnalités et si le
ministère des Affaires étrangères publierait lensemble des télégrammes
échangés, à linstar de ce qui a été fait lors de certaines crises, puis il a
interrogé M. Jean-Michel Marlaud sur les auteurs possibles de lattentat.
Il a enfin souligné quen droit international, les interventions
destinées à assurer la protection des personnes ne pouvaient être fondées, en vertu
dune jurisprudence constante des institutions internationales, que sur le principe
de la nationalité et que lévacuation en dehors du principe de nationalité, qui
relève de lintervention humanitaire, pouvait être considérée comme une immixtion
dans les affaires intérieures.
M. Jean-Michel Marlaud a estimé que, pour le Front
patriotique rwandais, sengager dans la négociation dArusha, tout en laissant
entendre quen cas de blocage il pourrait reprendre loffensive, ne relevait pas
dun double jeu mais quil sagissait dune tactique de négociation
consistant à faire sentir sa force pour obtenir des concessions, ce qui ne paraît pas
profondément scandaleux. Il est toutefois difficile de savoir exactement quel pouvait
être lobjectif ultime du FPR et sil voulait participer au pouvoir ou
lexercer en totalité et quelle analyse il faisait des résultats des élections
libres et contrôlées organisées dans la zone tampon. M. Jean-Michel Marlaud a
précisé que lun des points essentiels de la négociation des accords dArusha
avait porté sur la durée de la période de transition. Le Front patriotique souhaitait
obtenir la période de transition la plus longue possible car il caressait probablement
lespoir que le Président Habyarimana serait éliminé pendant cette période, au
terme dun procès fondé soit sur lenrichissement illicite et la corruption,
soit sur les violations des droits de lhomme. Cette procédure
d" impeachement ", qui aurait abouti au renversement de Juvénal
Habyarimana, aurait permis au Président de lAssemblée nationale de transition,
membre du parti libéral, dassurer lintérim.
M. Jean-Michel Marlaud a rappelé que les accords dArusha
avaient été négociés en présence dobservateurs étrangers, notamment français,
et quune fois signés, la France se devait de les soutenir, même sils
étaient fort complexes et difficiles à appliquer. Il a souligné quil
nétait pas possible de recommander la reprise dune négociation qui avait eu
lieu et dont les accords dArusha constituaient le résultat.
Sagissant du déroulement de lopération Amaryllis, il a
estimé que les responsables militaires étaient beaucoup plus compétents pour en parler.
Bien quil ne lui appartienne pas den décider, il a
souhaité que la correspondance diplomatique concernant la crise rwandaise soit
communiquée à la mission dinformation.
A propos de lattentat, différentes hypothèses ont été émises
sans quon puisse se prononcer nettement en faveur de lune dentre elles.
Il a toutefois estimé que, si la période de transition sétait déroulée
normalement et avait débouché sur des élections libres, et sous contrôle
international, celles-ci auraient manifestement abouti à une marginalisation du FPR, ce
qui conduirait à penser que ce dernier pourrait être responsable de lattentat.
Mais lhypothèse selon laquelle les extrémistes hutus nacceptant pas de voir
le Président Habyarimana conclure un accord négocié avec le FPR seraient à
lorigine de lattentat nest pas à exclure pour autant. Ceux-ci ont pu
effectivement considérer quil était dangereux de faire entrer le FPR dans les
institutions, ce qui les priverait de leurs postes, notamment au sein de larmée. Si
on suit la piste suggérée par la question " à qui profite le
crime ? ", lhypothèse FPR paraît plus consistante, mais elle
nexclut pas que certains aient fait un autre calcul.
M. François Lamy sest interrogé sur les conditions
dans lesquelles sétait produit lassassinat de lAdjudant-chef Didot,
certaines rumeurs lui attribuant des fonctions à la fois officielles et officieuses. Sa
maison étant, selon le Colonel Bernard Cussac, équipée dantennes destinées à la
communication du poste diplomatique, il sest étonné de la présence de ce
matériel à son domicile et non à lambassade.
M. Jean-Michel Marlaud a précisé que lAdjudant-chef
Didot nétait pas responsable des communications de lambassade. Celle-ci
bénéficiait de son propre réseau avec un chiffreur qui se trouvait à lambassade
même. Il lui a néanmoins été rapporté quétant chargé des transmissions,
lAdjudant-chef avait des antennes sur le toit de sa maison.
M. Yves Dauge a souhaité obtenir des précisions sur les
raisons qui ont pu conduire la MINUAR à refuser les évacuations demandées par
lambassade, alors quelle en aurait pratiqué par ailleurs. Il a demandé à
M. Jean-Michel Marlaud, dans la mesure où il pouvait porter un jugement sur
laction de la MINUAR lors des premières journées de troubles, où étaient les
membres de cette force et ce quils faisaient. Par ailleurs, il a souhaité savoir
comment sétait effectué le passage de relais entre les militaires français du
détachement Noroît et ceux de la MINUAR, soulignant que les troupes françaises, même
limitées en nombre, exerçaient de fait une présence dont limpact était fort et
que leur départ avait pu créer une situation préjudiciable de vacance du contrôle
international. Il sest enfin interrogé sur déventuels conflits
dautorité entre le Général Romeo Dallaire et le représentant du Secrétaire
général des Nations Unies.
M. Jean-Michel Marlaud a rappelé que la MINUAR sétait
chargée de la protection et de lévacuation de M. Faustin Twagiramungu, dans
des conditions du reste difficiles, mais quil navait pas eu connaissance
dautres évacuations auxquelles elle aurait procédé, ce qui nexclut pas
quelle ait pu en réaliser. Par ailleurs, il est certain que le détachement
Noroît, avec ses 300 hommes, pouvait, par sa seule présence, rétablir
lordre, tandis que la MINUAR, avec 2 500 hommes, ny est pas
parvenue. Toutefois, dans le contexte politique caractérisant la période de décembre
1993 jusquà lattentat, puis au cours des massacres qui se sont déclenchés,
il nest pas certain que même les 300 hommes de Noroît auraient suffi à
rétablir lordre, compte tenu du caractère extrême de la situation.
Il sest refusé à critiquer la MINUAR parce que les conditions
dans lesquelles elle essayait de remplir sa mission -elle opérait sous le régime du
chapitre VI de la Charte des Nations Unies- ne lui permettaient dutiliser les
armes quen cas de légitime défense, ce qui la condamnait à limpuissance.
Nimporte quel assassin pouvait contourner un soldat de la MINUAR pour tuer
quelquun derrière son dos sans quil ait la possibilité dintervenir.
Dans ces conditions, le traumatisme du Général Romeo Dallaire est totalement
compréhensible, son mandat ne lautorisant pas à entreprendre quoi que ce soit. A
cela sest ajouté, après lassassinat des Casques bleus belges, la décision
prise par le Conseil de sécurité, malgré lopposition française, de réduire
considérablement les effectifs de la MINUAR au lieu de la renforcer et détendre
son mandat, ce qui nest de la faute, ni du Général Romeo Dallaire, ni des
militaires de la MINUAR.
Le Président Paul Quilès a indiqué que ce débat pourra
avoir lieu ultérieurement, rappelant que le représentant de lONU au Burundi, qui a
souhaité être entendu, avait pris, quant à lui, des dispositions immédiates pour
éviter un certain nombre dexactions après lattentat qui a également coûté
la vie au président burundais.
M. Jean-Claude Lefort sest interrogé sur les règles
assurant lenvoi de télégrammes convergents aux ministères de la Défense et des
Affaires étrangères après discussion avec lattaché de défense, le Colonel
Bernard Cussac. Il a relevé que les avertissements du Général Romeo Dallaire étaient
bien parvenus à Paris, contrairement à ce qui a pu être dit. Il a souhaité savoir si
la lenteur qui a présidé à la prise de conscience de la gravité de la crise aurait pu
être à lorigine des interprétations diverses concernant le rôle de la France au
Rwanda. Evoquant les propos de M. Jean-Michel Marlaud concernant lévacuation
le 9 avril de vingt-deux personnes dont un responsable de la Radio des Mille
Collines, il sest interrogé sur la présence dautres personnalités
politiques parmi les personnes évacuées. Enfin, il sest enquis de savoir si les
Etats-Unis avaient fait preuve de réticences ou conduit des manoeuvres
dobstruction, face aux efforts diplomatiques de la France au sein de lONU.
M. Jean-Michel Marlaud a précisé quil entrait dans le
fonctionnement normal dune ambassade que lambassadeur et lattaché de
défense aient des relations de confiance et envoient à Paris des analyses convergentes.
Sil a cru bon de le préciser dans son exposé introductif, cest parce que
nombre de spéculations ont été faites sur la divergence des politiques suivies par les
différentes autorités impliquées dans la gestion des affaires rwandaises. Pour éviter
ces divergences, il lui est apparu essentiel de prendre la précaution de se mettre
daccord avec le Colonel Bernard Cussac. En raison des moyens dont ce dernier
disposait, il pouvait arriver que ses informations ne correspondent pas avec celles de
lambassadeur ou que leurs analyses de la situation divergent. Dans ce cas, une
discussion sengageait pour envoyer à Paris un document faisant état de plusieurs
hypothèses ou interprétations. Il était préférable de procéder ainsi plutôt que de
prendre le risque denvoyer un télégramme diplomatique donnant au Quai dOrsay
des informations divergeant de celles fournies au ministère de la Défense à
loccasion dautres contacts.
M. Jacques Myard a souligné quen tout état de cause
cest à lambassadeur quil incombe de rendre compte au Gouvernement
français de la situation politique.
M. Jean-Michel Marlaud en a convenu mais a estimé
quau-delà des textes, il peut toujours arriver que tel ou tel attaché spécialisé
décroche son téléphone pour émettre une opinion différente auprès de son
administration dorigine.
Il a insisté sur le fait que cétait précisément parce
quil semblait important que le reflet donné à Paris de la situation du Rwanda soit
le fruit dune réflexion commune, quun accord était intervenu, dès le
début, sur les règles de travail quil venait de décrire. Dans un monde idéal,
celles-ci devraient être spontanément appliquées et il ne devrait pas être nécessaire
de les expliciter, mais compte tenu de la situation, il semblait préférable de les
rappeler. Pendant les onze mois quil a passés au Rwanda, il ne lui a pas semblé
avoir eu, à aucun moment, de divergences sérieuses avec le Colonel Bernard Cussac, qui
connaissait bien le pays et qui était un homme de toute confiance, très soucieux de la
prise en compte des droits de lhomme.
Sagissant dinformations que le Général Romeo Dallaire
aurait fait parvenir à Paris par un autre canal, il a déclaré navoir reçu aucune
indication à ce sujet. M. Jacques-Roger Booh-Booh a convoqué les trois ambassadeurs
pour leur exprimer ses inquiétudes et celles du Général Romeo Dallaire. Lanalyse
de cet entretien avait été transmise par le chargé daffaires dans la journée et
avait suscité une réponse de Paris dans les deux heures. Il est possible que
M. Jacques-Roger Booh-Booh et le Général Romeo Dallaire se soient mal entendus,
mais dans les contacts quils avaient avec lambassade, rien ne transparaissait
et il ne semble pas que cela ait pu nuire à lefficacité de leurs relations avec la
représentation française.
A limpossibilité dintervention armée qui résultait des
contraintes du chapitre VI, sajoutait, pour la MINUAR, le traumatisme de
lassassinat des Casques bleus belges. A ce moment, soit le Conseil de sécurité
prenait une nouvelle résolution réduisant les effectifs de la MINUAR, soit on courait le
risque, en ne modifiant pas la résolution qui lavait créée, de voir une partie de
ses troupes partir purement et simplement.
Les relations de la France avec les Etats-Unis et les autres acteurs
étrangers à Kigali, notamment lambassadeur de Belgique, étaient excellentes. Il
sagissait en particulier de veiller à empêcher les interprétations dont les
Rwandais étaient friands, selon lesquelles lambassade de France était
pro-Habyarimana et celle de Belgique pro-FPR, et à maintenir un front commun. Il ne
semble pas quil y ait eu des démarches dont lun ou lautre nait
pas été informé. Les Etats-Unis nont pas davantage donné le sentiment de
divergences particulières, pas plus dailleurs que les acteurs africains quil
ne faut pas oublier, notamment les Tanzaniens qui ont joué un rôle important dans toute
la négociation des accords dArusha. Il convient dajouter le rôle positif du
Nonce apostolique, notamment en matière de droits de lhomme.
En revanche, lorsque la question de la MINUAR a été évoquée au
Conseil de sécurité des Nations Unies, les différents Etats membres navaient pas
la même position, pour des raisons moins liées au Rwanda quà des préoccupations
plus générales. A cet égard, il serait intéressant de poser la question à
M. Mérimée qui était, à lépoque, le représentant permanent de la France.
Audition de M. Bruno DELAYE
Conseiller à la présidence de la République (juillet 1992-janvier
1995)
(séance du 19 mai 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Bruno Delaye, ancien
conseiller à la Présidence de la République, de juillet 1992 à janvier 1995,
actuellement ambassadeur au Mexique. Il a rappelé que, dès sa prise de fonctions, il
avait eu à connaître de la difficile situation du Rwanda, marquée par lalternance
de la montée des tensions et du progrès des négociations, et par une série
daffrontements militaires, jusquà la conclusion des accords dArusha en
août 1993, quil avait dû ensuite faire face aux difficultés de mise en uvre
de ces accords, dans un contexte de défiance et dhostilité croissante des
belligérants mais aussi de désintérêt de la communauté internationale. Par la suite,
sont intervenus une série de massacres et le génocide davril 1994, face auxquels
lONU est apparue incapable dagir. Enfin, après lopération Turquoise,
il a fallu essayer de renouer les fils du dialogue avec le FPR et porter secours, autant
que possible, aux centaines de milliers de personnes déplacées et réfugiées hors des
frontières rwandaises.
M. Bruno Delaye a indiqué quil exposerait les grands
principes de la politique française vis-à-vis du Rwanda, telle quil lavait
vécue lorsquil était conseiller à la Présidence de la République mais a
souhaité auparavant la situer dans le contexte général de la politique africaine de la
France.
Il a tout dabord précisé quil avait vécu cette période
passionnante et de remise en cause critique comme celle dune transition entre un
ordre ancien et lémergence dune Afrique nouvelle, que, personnellement, il
appelait de ses vux. La poussée démocratique, consécutive au discours de La Baule
-il y avait alors, en moyenne, une consultation électorale par mois en Afrique
francophone- était positive, mais saccompagnait de tensions extrêmement fortes
pour les sociétés africaines. En France, la ligne de partage séparait les nostalgiques
dune " Afrique de Papa ", désormais révolue, et ceux qui,
faisant fi des pesanteurs du tribalisme des sociétés africaines, estimaient que la
démocratisation nallait pas assez vite. Tout cela compliquait singulièrement la
perception de la politique française, critiquée aux motifs contradictoires que la
démocratisation nallait pas assez vite -comme si les calendriers électoraux de ces
pays étaient fixés en Conseil des ministres à Paris- ou, au contraire, que son
imposition à marche forcée dans une société encore fortement marquée par le
tribalisme ou lethnisme était prématurée.
Cependant, le Président de la République, comme les Premiers
Ministres Pierre Bérégovoy puis Edouard Balladur ont maintenu le cap, et le bilan qui
fut dressé par les Chefs dEtat africains, réunis au sommet de Biarritz en novembre
1994, est impressionnant : les 31 pays dAfrique subsaharienne, dont
22 francophones, représentés à la Baule, avaient tous instauré le
multipartisme ; 17 avaient adopté de nouvelles constitutions et une
cinquantaine de consultations générales avaient été organisées, quil
sagisse de référendums constitutionnels ou délections législatives ou
présidentielles.
Que lon se réfère au discours prononcé par M. Pierre
Bérégovoy au sommet de Libreville, à ceux du Président de la République au sommet de
Biarritz et à lUNESCO, ou à ceux de M. Edouard Balladur à Dakar et à
Abidjan, les grands axes de la politique africaine de la France à cette époque visaient
à approfondir et consolider le processus de démocratisation, mettre en oeuvre une aide
au développement efficace et organiser la sécurité et la paix en Afrique.
M. Bruno Delaye a indiqué quil avait vécu sur le terrain,
comme ambassadeur au Togo, de 1990 à 1992, les difficultés de la démocratisation mais
quà cette occasion, il avait perçu limportance pour la France de ne pas
épouser les querelles locales ni de défendre un clan ou un homme, mais des principes et
une politique. Il a rappelé que le vent démocratique de cette époque avait libéré en
Afrique des énergies positives, rénovantes, dont ce continent avait grand besoin, mais
quen sappliquant à des Etats-Nations faibles, le mouvement de
démocratisation avait fait apparaître des tensions régionalistes ou ethniques
extrêmement dangereuses, ce qui explique les inflexions de la politique française au
cours des années 1992-1994. Ce nétait pas à la France de fixer le rythme et les
règles de la démocratisation, mais elle entendait lier son aide et sa coopération aux
efforts de démocratisation entrepris sur le terrain et, dans certains cas, elle devait
aller jusquà suspendre sa coopération, comme ce fut le cas au Togo et au Zaïre.
Il a rappelé que la démocratisation ne consistait pas seulement à
organiser des élections transparentes sous le contrôle dobservateurs ni à
permettre à une majorité de prendre le pouvoir et de gouverner contre une minorité. Il
fallait mettre en place ou aider à mettre en place toute une série de mécanismes
complémentaires, assurant notamment une meilleure répartition des pouvoirs et des
richesses au profit des autorités locales pour en éviter la concentration au sommet de
lEtat -doù limportance des réformes de municipalisation ou de
régionalisation, que la coopération française appuiera dans ces années-là- ou
contribuant au renforcement de lEtat de droit, ce qui supposait en particulier
lindépendance de la justice, la lutte contre la corruption, la liberté de la
presse dEtat et de la presse privée ou encore la
" désethnisation " des armées.
Il était aussi fondamental de concilier la règle de la majorité avec
la garantie des droits de la minorité car, dans de nombreux cas, la minorité politique
recoupait une réalité ethnique.
Le second chantier ouvert par la politique africaine de la France
consistait à mettre en oeuvre un système daide au développement qui soit vraiment
efficace et, sur ce plan, la France ne sest jamais sentie aussi seule que dans ces
années-là. En 1992, elle donnait à lAfrique 3,4 fois plus que la Banque
mondiale, 2,2 fois plus que les Etats-Unis. Les bailleurs de fonds avaient déserté
lAfrique au nom dun discours libéral excessif prônant le recours aux seules
forces du marché ou dune critique, parfois justifiée, des pratiques de
détournement des aides, ces deux arguments servant dalibis commodes à
labandon de ce continent, dans la bonne conscience universelle. Mais si être
lavocat international de lAfrique était, aux yeux du Président de la
République, une tâche prioritaire, il fallait aussi rénover profondément notre
système daide et de coopération. Cette rénovation a été engagée en 1993-1994
avec la réforme de la zone franc qui permit la reprise des programmes daide du FMI
et de la Banque mondiale. Elle est actuellement poursuivie par le Gouvernement de
M. Lionel Jospin avec la réforme du ministère de la Coopération.
Le troisième objectif poursuivi par la France était
lorganisation de la paix et de la sécurité en Afrique. En 1994, il y avait
12 foyers de guerres endémiques, et, de ce fait, pas moins de
32 000 casques bleus, observateurs et forces de maintien de la paix sur le
continent. Comment prévenir les conflits, réduire les tensions, garantir à chacun le
droit à la stabilité et à la sécurité ? Dans le cas des pays " du
champ ", lenvoi, par la France, de troupes sur place ou le maintien de
bases militaires françaises a pu être utile et fut décisif dans de nombreux cas, mais
ne pouvait plus être une solution, à mesure que lAfrique changeait et en raison du
caractère de plus en plus interne ou ethnique des conflits et tensions sur le terrain.
Aussi, a-t-il fallu développer la diplomatie préventive, le plus souvent dans un cadre
confidentiel et déployer les plus grands efforts pour régler les problèmes entre
lAngola, le Zaïre et le Congo, entre le Sénégal et la Mauritanie, la question des
Touaregs au Niger et au Mali, les différends entre le Nigeria et le Cameroun, les
difficultés des Afars et des Issas à Djibouti. Il devenait indispensable de réorienter
notre coopération militaire, en accordant un soutien prioritaire aux forces de police et
de gendarmerie, plutôt quaux para-commandos et aux gardes prétoriennes, et
dencourager lOUA et les Etats africains à mettre sur pied une force
interafricaine de paix afin que lAfrique participe elle-même à sa propre
sécurité. Lidée fut lancée officiellement au sommet dAddis Abeba de 1992
et la France la reprise à son compte à Biarritz en 1994.
M. Bruno Delaye a estimé que lon ne pouvait ni comprendre
ni juger la politique que les autorités françaises avaient menée au Rwanda si on la
séparait de la politique générale de la France en Afrique, dont il venait de rappeler
les grandes lignes.
Evoquant brièvement le contexte régional des Grands Lacs, il a fait
observer, au vu de la géographie et des données démographiques de cette région et de
lenchaînement des événements de 1994 à nos jours, que la stabilité politique au
Rwanda et au Burundi commandait celle de tout le bassin du Congo. Le changement de pouvoir
à Kigali a eu des conséquences jusquà Kinshasa et même Brazzaville, ce qui peut
aider à comprendre a posteriori lintérêt que présentaient, pour la
politique française dans la région, le " petit Rwanda " et le
" petit Burundi ", au début des années 1990, quand la France pensait
encore pouvoir aider à préparer pacifiquement laprès Mobutu au Zaïre et
consolider la démocratie au Congo.
M. Bruno Delaye a précisé que, lorsquil avait pris ses
fonctions à lété 1992, la ligne fixée par le Président de la République
concernant le Rwanda était la suivante : premièrement, encourager et consolider la
démocratisation interne du régime rwandais ; deuxièmement, encourager et appuyer
la négociation avec le FPR ; troisièmement, dissuader les protagonistes du recours
à loption militaire.
Cette politique avait déjà donné des résultats. Depuis avril 1992,
le Président Habyarimana devait composer avec un Gouvernement et un Premier Ministre
dopposition et la vie démocratique au Rwanda, où vibrionnaient dix-huit partis
politiques, était un fait qui sétait imposé, malgré les violences, les atteintes
aux droits de lhomme et les pogroms.
Les négociations entre le Gouvernement rwandais et le FPR étaient sur
les rails depuis les rencontres secrètes organisées à Paris en juin 1992 et avaient
déjà conduit à la conclusion daccords partiels. Sur le plan militaire, le FPR et
larmée rwandaise avaient signé un cessez-le-feu en juillet 1992, accompagné,
selon les termes dArusha I, par la mise en place dun groupe
dobservateurs militaires neutres (GOMN) de 50 hommes, chargé den
surveiller lapplication dans la zone frontalière ougando-rwandaise.
M. Bruno Delaye a précisé quaux trois objectifs quil
venait de mentionner, sajoutait le souhait, partagé par le Président de la
République, de retirer le dispositif Noroît le plus vite possible dans la mesure où une
présence militaire longue sur un terrain étranger, fût-elle de 300 hommes
seulement, était considérée comme une source deffets pervers. Il convenait donc,
corollairement, de passer le relais aux Nations Unies, sans mettre en péril les fragiles
acquis de stabilisation obtenus.
Si la définition de notre politique était claire, sa mise en
uvre se heurtait cependant à dimmenses difficultés.
La première résidait dans le rôle central du Président Habyarimana.
Bien que Hutu, appartenant donc à lethnie majoritaire, celui-ci ne voulait pas, au
début, de la démocratie et de louverture politique, les Hutus du nord auxquels il
appartenait ne désirant pas partager le pouvoir avec ceux du centre et du sud, pas plus
quils ne désiraient véritablement le retour des réfugiés tutsis dOuganda,
ne serait-ce que pour des raisons agraires et de concurrence économique. Au cours de
cette période, il fallait continuer dexercer une pression constante sur le
Président Habyarimana pour quil démocratise son régime, impose le respect des
droits de lhomme et négocie avec le FPR. Dans le même temps, il fallait éviter
quil ne tire prétexte de la situation de guerre sur sa frontière Nord pour bloquer
les processus en cours. Il sagissait dun exercice extrêmement délicat
consistant à mettre en confiance le Président Habyarimana pour éviter quil ne
senferme dans une logique de refus absolu sous la pression des plus extrémistes de
son camp, sans pour autant que cette mise en confiance puisse être interprétée comme un
blanc-seing ou un soutien. Lhomme était difficile, insaisissable, menant sans doute
plusieurs jeux à la fois, mais incontournable pour enrayer la montée de
lextrémisme hutu. De fait, après sa disparition, la digue sest rompue
aussitôt et tout appel à la raison ou toute pression sur le camp hutu devint inutile.
M. Bruno Delaye a indiqué que cette analyse avait été confirmée lors dun
entretien, deux semaines après lattentat, avec le " Ministre des Affaires
étrangères " du Gouvernement dit " intérimaire ",
M. Jérôme Bicamumpaka.
Il fallait aussi trouver le moyen de convaincre le FPR, imprégné de
la culture de la " National Resistance Army " (NRA) dOuganda,
héritée des idéologies maoïstes des années 1970, daccepter sincèrement la
logique de la négociation, tout comme il fallait le convaincre daccepter la mise en
place dun processus démocratique électoral, alors quau Burundi les Tutsis
avaient été écartés du pouvoir par les urnes et le mettre en garde contre sa tentation
permanente de recourir à la force militaire en lui expliquant quelle ne manquerait
pas de provoquer des déplacements massifs de population et louverture de
règlements de comptes ethniques. Aux dires mêmes du Président Museveni, ceux quil
appelait affectueusement les " young boys " ne rêvaient que de
rééditer la saga ougandaise de la NRA commencée à ses côtés en 1986 par Fred
Rwigyema, avec une " centaine de fusils escroqués à Kadhafi ".
M. Bruno Delaye a souligné que la position des Chefs dEtat
des pays voisins navait en rien contribué à la réalisation de cet objectif de
renoncement à la violence, hormis lattitude positive du Président tanzanien. Le
Président du Zaïre aurait pu exercer une influence sur les extrémistes hutus et celui
de lOuganda sur le FPR. Soit ils nont pas pu, soit ils nont pas voulu.
La nouvelle Constitution rwandaise née dArusha ne pouvait être un modèle pour le
Président Mobutu. Quant au Président Museveni, on pouvait parfois se demander, dans sa
relation avec le FPR, lequel était lobligé de lautre.
M. Bruno Delaye a estimé quil convenait également de tenir
compte de la situation au Burundi pour comprendre celle du Rwanda et la montée de
lextrémisme hutu à partir de 1993. Le 21 octobre 1993, le Président Ndadaye,
élu démocratiquement quatre mois auparavant, est assassiné par un putsch
dofficiers tutsis. Incapables dassumer politiquement leur geste, ces officiers
prennent la fuite, se réfugient en Ouganda et se rapprochent du FPR. Ces événements se
passent dans lindifférence quasi totale de lopinion internationale.
M. Bruno Delaye a indiqué quil avait, ce jour-là, avec un
certain nombre de personnes à Paris, envisagé le pire pour la sous-région, et pensé
que le compte à rebours dune nouvelle catastrophe africaine venait de commencer.
Pour le Burundi, la catastrophe, certaine, sétait réalisée
immédiatement : le Gouvernement légal sétait réfugié à lambassade
de France, protégée par des gendarmes et des massacres sétaient déclenchés à
linstigation de larmée tutsie et des extrémistes hutus du Palipehutu. La
population, en majorité hutue, en avait été la victime. Certains -mais bien après- ont
parlé dun " génocide ciblé " qui aurait fait
100 000 morts en quelques semaines daprès la Croix-Rouge et provoqué,
daprès le HCR, larrivée au Rwanda en novembre-décembre 1993 de
375 000 réfugiés sur un total de 659 000. Leurs récits de massacres
auront un effet terrible et tout à fait déterminant sur la montée de lextrémisme
hutu rwandais. A Bujumbura, les efforts de lambassadeur français et du médiateur
des Nations Unies, le Mauritanien Ahmedou Ould Abdallah, permettront déviter le
chaos total et lembrasement général. Toutefois les flammèches sont déjà
passées au Rwanda.
M. Bruno Delaye a souligné que le silence international et
médiatique fut alors assourdissant. Les regards étaient tournés vers Sarajevo, mais
surtout CNN navait pas encore planté ses caméras dans la Région des Grands Lacs.
M. Bruno Delaye a ensuite fait état de la dégradation de
léconomie rwandaise et de la déliquescence de lEtat, qui sétaient
aggravées à partir de 1993. Le Rwanda appliquait un Plan dajustement structurel de
type déflationniste élaboré avec le FMI et 25 % de son PIB venait de laide
internationale. Mais, en raison de laugmentation du déficit budgétaire entraînée
par la flambée des dépenses militaires, ce soutien avait cessé. Larmée rwandaise
avait augmenté en nombre, dans la même proportion que celle du FPR, mais ni en qualité
ni en discipline malgré les efforts de nos coopérants militaires. Sur le plan politique,
la démocratisation du régime avait abouti à la paralysie de laction
gouvernementale, au développement des jeux politiciens des partis, à la création
dun climat permanent dagitation et de propagande, et à la désorganisation de
ladministration de lEtat. Il en résultait un développement des circuits
parallèles de décision et de commandement dans larmée comme dans
ladministration territoriale.
Le Président Habyarimana se trouvait affaibli, prenant des engagements
à la suite de démarches françaises, notamment en matière de droits de lhomme, et
ne les honorant pas, soit par duplicité, soit par impuissance, ou les deux à la fois.
M. Bruno Delaye a souhaité insister sur les aspects jugés
prioritaires par la diplomatie française de lété 1992 jusquà avril 1994.
Les autorités françaises se doutaient, savaient que le pire se fomentait dans les
cercles extrémistes car lambassade transmettait des informations sur des rumeurs de
préparatifs de règlements de compte sanglants. En revanche, elles nont pas eu
connaissance de " plan de génocide ", et personne ne pouvait prévoir
que la crise sachèverait par un drame dune telle ampleur. M. Bruno
Delaye a souligné que cest précisément parce quils craignaient le pire que
les responsables français ont appuyé fortement la logique dArusha contre celle de
la guerre. A partir dArusha I, une véritable course contre la montre
sest engagée entre la logique de paix et celle des armes, entre la survie du
dialogue et le basculement dans le chaos.
Il a fallu avancer sur plusieurs fronts à la fois, en essayant autant
que possible de sauver lEtat de droit et de faire respecter les droits de
lhomme. Durant cette période, de façon quasi hebdomadaire, lambassadeur de
France à Kigali a été amené à intervenir sur ce sujet, seul ou avec ses collègues
occidentaux, dans ses conversations avec le Président Habyarimana, ses collaborateurs et
le Premier Ministre.
Du 7 au 21 janvier 1993, une mission de la Fédération
internationale des Droits de lHomme sest rendue au Rwanda pour enquêter sur
la situation des droits de lhomme depuis 1990. Elle a pu établir quaprès
lattaque déclenchée par le FPR en octobre 1990, des massacres avaient eu lieu dans
plusieurs régions (commune de Kibilira, Nord-Ouest du Rwanda et Bugesera), et quen
particulier 348 Tutsis auraient été tués à Kibilira. Ce rapport mettait en cause
les autorités locales et des éléments des FAR. Il évoquait lapparition
d" escadrons de la mort " ou dun " réseau
zéro " qui, daprès le témoignage dun ancien journaliste (Janvier
Afrika), dépendait du Président Habyarimana qui en aurait présidé lui-même les
réunions. Contrairement à ce qui a pu être écrit ici ou là, M. Bruno Delaye a
indiqué que ce rapport, rendu public le 9 mars, avait été pris très au sérieux
par les autorités françaises, et au plus haut niveau de lEtat.
Le Président de la République, qui avait été informé quelque temps
auparavant de son contenu, avait demandé, le 10 mars en Conseil restreint à
lElysée, que soit entreprise, par la voie diplomatique la plus officielle, une
démarche de protestation et de demande dexplication auprès du Gouvernement
rwandais. Ce qui fut fait aussitôt par le Quai dOrsay.
Avant la publication de ce rapport, sur la base des informations
reçues à lElysée comme sur place, un conseiller de lambassadeur
sétait rendu le 4 février, en compagnie dautres diplomates occidentaux,
dans la région du Nord où des massacres avaient été signalés. Leurs conclusions en
imputaient la responsabilité à la CDR mais relevaient également
" lattitude satisfaisante " de la gendarmerie. Le
5 février, lambassadeur de France avait effectué une démarche avec ses
collègues occidentaux auprès du Président et du Premier ministre rwandais. Le
Président avait annoncé alors larrestation des coupables (150), leur traduction en
justice et des sanctions contre les autorités locales défaillantes et le
8 février, le Gouvernement rwandais faisait part de " la suspension du
préfet de Gisenyi, dun sous-préfet et de six bourgmestres ". Or, ce
même jour, le FPR déclenchant son offensive générale, la situation basculait dans une
autre logique et imposait de nouvelles urgences.
Il convenait également de dissuader le FPR de recourir à
loption militaire. Ce souci français permanent ne procédait pas dune
" phobie du FPR " ou dun " complexe de
Fachoda " mais dun principe et dune constatation simples. Comme
la rappelé M. Hubert Védrine, la France ne pouvait approuver la prise du
pouvoir dans les capitales africaines francophones par des groupes armés venus et
soutenus de lextérieur, sous peine dencouragement général à
lanarchie, à lexemple du Liberia, du Sierra Leone, et peut-être
aujourdhui du Congo Kinshasa.
Le constat fait en 1990, 1992 et 1993, lors des offensives successives
du FPR, démontrait que ce mouvement était loin dêtre accueilli en
" libérateur " par les populations et que ses avancées provoquaient
la fuite de centaines de milliers de personnes (on dénombrait un million de déplacés en
mars 1993 aux portes de Kigali).
Apprenant que, le 8 février 1993, le FPR avait violé le
cessez-le-feu et était parvenu à 40 km de Kigali, le Président François
Mitterrand avait estimé quil fallait réagir, tout en excluant lintervention
directe et la cobelligérance -il sera toujours extrêmement ferme sur ce point-. Cette
réaction était nécessaire selon lui, non seulement pour contraindre le FPR à renoncer
à la lutte armée, mais aussi parce que lon pouvait craindre que son offensive ne
déclenche de la part des FAR une logique de représailles ethniques se substituant à une
stratégie de défense militaire classique.
Le Président François Mitterrand a donc décidé de renforcer les
effectifs de Noroît avec lenvoi de 300 hommes supplémentaires. Il
sagissait de rassurer la communauté expatriée, dont une partie sera évacuée de
Ruhengeri où elle avait été prise dans les combats -21 Français et
69 étrangers- et, par la même occasion, de manifester au FPR et au Président
Museveni le refus, par la France, de toute solution militaire. Une action diplomatique
énergique avait parallèlement été déployée pour obtenir un cessez-le-feu et relancer
le processus dArusha. M. Bruno Delaye a indiqué quil avait été
envoyé, avec le Directeur dAfrique, en mission à Kigali et à Kampala les 12 et
13 février et que M. Marcel Debarge, Ministre de la Coopération, sétait
rendu dans les mêmes capitales les 27 février et 1er mars. Ces
démarches avaient abouti le 9 mars à un accord de cessez-le-feu prévoyant le repli
du FPR sur les lignes du 7 février, la création dune zone tampon, sous
observation internationale, entre les FAR et le FPR, le retrait concomitant des deux
compagnies Noroît envoyées en renfort, la relance des négociations dArusha et
lengagement du Président et du Premier Ministre rwandais de prendre, entre autres,
les mesures nécessaires pour punir les coupables dexactions ethniques et défendre
létat de droit. Cet engagement, exprimé dans un communiqué du 13 février,
fut solennellement repris à Dar Es-Salam le 7 mars dans un second communiqué
conjoint du Gouvernement rwandais et du FPR.
M. Bruno Delaye a déclaré que, paradoxalement, alors que le
Rwanda venait de passer au bord du gouffre avec le lancement par le FPR dune
offensive généralisée en violation du cessez-le-feu, la France avait enfin la
possibilité dinternationaliser sérieusement la solution du conflit, de se
désengager, et de passer le relais au plus vite aux Nations Unies. Cest cette
stratégie que le Président Mitterrand avait confirmée au conseil restreint du 3 mars.
Lénergique offensive de la diplomatie française sest
traduite par deux décisions du Conseil de Sécurité de lONU : ladoption
en juillet 1993 de la résolution 846 créant la MONUOR, chargée de contrôler la
frontière entre le Rwanda et lOuganda, qui ne sera opérationnelle quen
octobre 1993, et ladoption le 5 octobre 1993 de la résolution 872 créant
la MINUAR, qui, daprès les accords dArusha, devait prendre le relais de
Noroît. M. Bruno Delaye a rappelé quil avait fallu plusieurs mois
dintenses négociations pour atteindre ces résultats, que le Président français
était intervenu personnellement auprès du Président Clinton pour lever les fortes
réticences américaines et que le Ministre des Affaires étrangères, M. Alain
Juppé, avait fait de même auprès de ses collègues des pays membres du Conseil de
sécurité.
Par ailleurs, le problème des réfugiés était devenu explosif,
lattaque du FPR ayant conduit près dun million de déplacés aux portes de
Kigali. Lassassinat, au Burundi, du Président Ndadaye avait provoqué lafflux
de 375 000 réfugiés au Rwanda. Dans la région du Kivu, à lest du
Zaïre, la concentration de réfugiés avait engendré des débuts de règlements de
compte interethniques. La Tanzanie était également affectée. Tous ces mouvements de
population représentaient, à une échelle moindre, une répétition générale des
immenses exodes de 1994 qui allaient toucher deux ou trois millions de personnes, dans
lindifférence générale de la communauté internationale, à lexception de
la France, seul pays à avoir débloqué des aides humanitaires durgence, à hauteur
de 10 millions de francs. Le Président Mitterrand était intervenu personnellement
à ce sujet, dès janvier 1993, auprès de ses homologues occidentaux, Présidents des
Etats-Unis, de la Suisse, Premiers ministres belge, canadien, allemand, car la question
des réfugiés constituait un problème fondamental, trop souvent passé sous silence par
les observateurs. Il était particulièrement délicat dorganiser lEtat de
droit, dassurer le respect des droits de lhomme et le fonctionnement de
lEtat et de léconomie dans un pays déjà surpeuplé où des centaines de
milliers de personnes erraient, de colline en colline.
Par ailleurs, en dépit de nombreuses embûches et de blocages, la
France continuait de soutenir le processus dArusha en exerçant une pression
constante sur les deux parties. Signés le 4 août 1993, les accords représentaient,
pour le Président Habyarimana, des concessions énormes. Il perdait la majeure partie de
ses pouvoirs au profit dun gouvernement que son parti ne contrôlait pas. Le FPR se
taillait la part du lion avec, dans larmée, 40 % des soldats et 50 % des
officiers. Ce dernier exprimera dailleurs au Président Mitterrand ses " remerciements "
et sa " gratitude " pour le rôle de la France à Arusha. Une
perspective démocratique souvrait enfin pour le Rwanda, puisquà lissue
dune transition de 22 mois, des élections devaient être organisées.
Pour autant, la mise en oeuvre de ces accords allait se heurter à
dimmenses difficultés quil fallait rapidement surmonter.
Les Casques bleus de la MINUAR nétant arrivés quen
décembre 1993, la France procédait, le 15 décembre, au retrait du dispositif
Noroît et ramenait le nombre de ses coopérants militaires au niveau davant 1990.
La présence dun fort contingent belge au sein de la MINUAR et les capacités du
Général canadien Romeo Dallaire à la tête de ses 2 500 hommes offraient a
priori toutes les raisons dêtre confiant.
Les observateurs de la MONUOR, faute de moyens dobservation qui
ne lui seront jamais envoyés, notamment dhélicoptères et de jumelles infrarouges,
se révéleront totalement inopérants.
La mise en place des institutions de transition prévues par les
accords dArusha constituait une autre difficulté. Lextrémisme hutu montait
dangereusement depuis mars 1993, la CDR faisant ouvertement campagne contre les accords.
Le Président Habyarimana, qui avait abandonné, le 31 mars, la présidence de son
parti, le MRND, avait envisagé, un moment, de prendre une retraite anticipée.
Lethnisation de la vie politique avait créé des scissions au sein des partis
dopposition où les tendances " Hutu Power " simposaient,
entraînant des changements dalliance au détriment du FPR. Celui-ci montrait de
plus en plus de réticences à légard des accords dArusha. Les alliances
quil avait passées avec lopposition hutue devenaient moins solides, ce qui
changeait, à son détriment, léquilibre des accords, et, comme lavaient
montré les élections libres de juillet/septembre 1993 dans la zone tampon, il
savait que la voie électorale lui offrait peu de perspectives. Lors de cette
consultation, tous les partis avaient pu faire campagne, y compris le FPR, et le MRND
avait conquis tous les sièges. La tentation militaire sest alors renforcée dans
les rangs du FPR. Non seulement, il na pas démobilisé mais il a recruté les
éléments que larmée ougandaise démobilisait dans le cadre du programme
dassainissement économique de la Banque mondiale.
Une autre source dinquiétude résidait, à partir de
lassassinat, en 1993, de lopposant Emmanuel Crapyisi, dans la généralisation
de la violence politique, sous la forme dassassinats ciblés et dattentats
aveugles dont le Gouvernement, le FPR, les partis politiques et les sous-factions,
saccusaient mutuellement dans une grande cacophonie. Malgré ces difficultés, tous
les partis politiques, même la CDR, à la condition davoir un siège à
lassemblée provisoire, sétaient ralliés, en avril 1994, aux accords
dArusha. Tous les membres du gouvernement de transition à base élargie avaient
été désignés, y compris les cinq membres du FPR. Un bataillon du FPR de
600 hommes, avait pris place à Kigali devant le bâtiment de lAssemblée. Une
délégation conjointe gouvernement-FPR sétait rendue à Washington pour y plaider
auprès des institutions de Bretton Woods le dossier de la relance économique du pays et
le financement de la démobilisation des forces des deux camps, les effectifs de la
nouvelle armée commune devant être réduits à 15 000 hommes. Le Président
avait prêté serment dans le cadre de la nouvelle constitution et la MINUAR sétait
déployée. Enfin le Secrétaire général des Nations Unies avait désigné un
représentant spécial, M. Booh Booh, chargé daplanir les dernières
difficultés politiques.
Dans son rapport du 30 mars, le Secrétaire général des Nations
Unies, tout en reconnaissant lexistence de tensions sur le terrain, ne présente pas
de perspectives pessimistes. A cette date, on estimait que la partie pouvait être
gagnée. Début avril, le dernier point de blocage qui restait à lever était
lattribution à la CDR dun siège à lAssemblée provisoire, qui
comptait soixante-dix membres. Le Président Habyarimana en faisait une condition sine
qua non, au motif que la participation des extrémistes de la CDR les obligerait à
signer les accords dArusha et à adhérer au " code déthique ",
qui prohibait la propagande raciste. Les pays occidentaux et le représentant du
Secrétaire général des Nations Unies appuyaient la position du Président Habyarimana.
Le FPR ne voulait rien entendre et ses représentants parlaient
ouvertement dengager une procédure de destitution à lencontre du Président
Habyarimana dès linstallation de la nouvelle assemblée. Alors que le Conseil de
Sécurité venait de renouveler le mandat de la MINUAR le 5 avril, une réunion à
huis clos des Chefs dEtat de la région était organisée le 6 avril, à Dar
Es-Salam, pour régler la question de la participation de la CDR. M. Bruno Delaye a
indiqué quà la sortie de cette réunion, le Président Habyarimana avait confié
à M. Jean-Christophe Belliard, observateur officiel de la France : " cette
fois-ci, ça va marcher ", mais à 20 heures 30, la course
contre la montre était perdue.
M. Bruno Delaye a alors souhaité faire part de quelques
sentiments personnels. Il a rappelé que la France avait tout essayé, sauf
lintervention militaire directe, et quelle avait placé la communauté
internationale devant ses responsabilités. Il sest demandé qui avait autant fait
que la France pour enrayer un engrenage funeste que nimporte quel observateur
pouvait prévoir. Il a déclaré que la France navait pas soutenu un homme ni un
clan, mais des principes et une politique, que lon pouvait contester, mais à
condition de pouvoir lui opposer une alternative crédible et réaliste. Certains
penseront alors quil aurait mieux valu ne jamais sintéresser à ce pays, où
ce qui est arrivé en 1994 se serait sans doute produit quelques années plus tôt,
vraisemblablement dans lindifférence générale, comme dans bien dautres
zones dAfrique et la France, absente, ne se verrait reprocher aujourdhui, pour
seul péché, à partager avec tous, que celui de " non assistance à peuple en
danger ", péché véniel, tant son absolution semble courante.
Il a indiqué que le cauchemar avait commencé dès le 6 avril et
quon était passé rapidement des attentats ciblés aux pogroms et au génocide,
face auquel la communauté internationale na pas su prendre ses responsabilités.
Pour ce qui est de la France, il a souligné que le Président de la République et le
Gouvernement avaient entrepris dagir dans les premiers jours et les premières
semaines, en procédant, avec lopération Amaryllis, à lévacuation
parfaitement réussie des ressortissants français. Il a précisé quinterrogé au
cours du Conseil restreint du 13 avril, le Président de la République avait donné
son accord pour lévacuation et laccueil en France de la veuve du Président
Habyarimana, de ses neuf enfants dont le plus âgé avait 19 ans et de sa soeur, et
que onze visas leur avaient été accordés par lambassade de France à Bangui.
La France sest ensuite opposée au démantèlement et au départ
pur et simple de la MINUAR, souhaité par les Belges et les Américains, et a obtenu le
maintien dun effectif ridiculement réduit à 270 hommes, mais qui avait au
moins le mérite de préserver lavenir et de pouvoir être ultérieurement
augmenté. Il faudra attendre le 17 mai et un demi million de morts pour obtenir que
les effectifs de la MINUAR remontent à 5 500 hommes, lesquels dailleurs,
narriveront pas avant fin août. La France décidait de bloquer toute livraison
darmes dès le 8 avril, comme lont indiqué MM. Edouard Balladur,
Alain Juppé et Michel Roussin, alors que lembargo nétait voté aux Nations
Unies que le 17 mai. Nous avons également considéré, à tort ou à raison,
quil fallait rechercher un cessez-le-feu, tout dabord sous légide des
Etats de la Région, démarche qui a donné lieu à la mission Marlaud, puis sous
lautorité de lOUA, lors du Sommet de Tunis où une délégation française
sest rendue le 12 juin.
Tous ces efforts amèneront effectivement des officiels français à
être en contact avec le gouvernement intérimaire rwandais, comme avec le FPR, sans
quil soit jamais question de donner une légitimité à ce " gouvernement
intérimaire ". Ces rencontres se poursuivront à Goma, pour les besoins de
lopération Turquoise, jusquau 7 juillet mais toutes les injonctions qui
seront alors adressées au " gouvernement intérimaire " pour faire
cesser les massacres et interrompre les émissions de la Radio des Mille Collines ne
rencontreront que langue de bois et hypocrisie.
De son côté, le FPR justifiait systématiquement son opposition à un
cessez-le-feu ou à une nouvelle force dinterposition internationale en faisant
valoir que seules ses troupes victorieuses pouvaient arrêter les massacres et en châtier
les auteurs.
M. Bruno Delaye a déclaré que, devant lampleur des
massacres, que le gouvernement français qualifiera de génocide à partir du 15 mai,
devant limpuissance et, au fond, lindifférence des grandes nations, devant la
lenteur de la mise en place de la MINUAR II qui demandait plusieurs mois, le Président de
la République et le Gouvernement avaient décidé en Conseil restreint le 15 juin de
monter lopération Turquoise, à but exclusivement humanitaire, dune durée
limitée à deux mois, menée sous mandat du Conseil de Sécurité, et associant si
possible dautres pays participants qui seront finalement le Sénégal, la Guinée
Bissau, le Tchad, la Mauritanie, lEgypte, le Niger et le Congo.
Considérant que, sur le reste de lopération Turquoise, qui
avait suscité à lépoque un intérêt considérable de la part des médias, tout
avait été dit, il a ajouté quune antenne diplomatique avait été établie à
Goma et que des contacts avaient été maintenus avec le FPR, dabord par
lintermédiaire du Général Romeo Dallaire, puis directement, après quil eut
pris Kigali, le 4 juillet. M. Jacques Bihozagara, représentant du FPR pour
lEurope a été reçu à Paris le 22 juin. Le Secrétaire général du
ministère des Affaires étrangères et le Général Raymond Germanos se sont rendus à
Kigali les 20 et 22 juillet puis le 6 août, la France annonçait au FPR son
intention douvrir une antenne diplomatique à Kigali ; elle le sera le
19 août.
M. Bruno Delaye a indiqué que, reçu le 1er juillet
à Paris par le Président Mitterrand, le Président Museveni avait donné
lassurance quil ny aurait pas de heurts entre les forces du FPR et
larmée française. A partir du ler juillet, la diplomatie
française a encouragé les Nations Unies à mettre en place des commissions
denquête sur le génocide en vue de poursuites pénales internationales. Elles ne
seront rendues possibles que le 8 novembre 1994, par ladoption de la
résolution 955 du Conseil de Sécurité créant le Tribunal pénal international
dArusha, dont la France était co-auteur.
M. Bruno Delaye a conclu en réaffirmant que, jusquen avril
1994, aucun pays navait fait autant que la France pour éviter le pire, par trop
prévisible, sauf dans son ampleur génocidaire. Après le 6 avril et la débâcle
des Nations Unies, face à lhorreur du génocide et au drame des réfugiés, la
France sera la seule, avec ses amis africains, à retourner sur place pour sauver des
centaines de milliers de vies. Elle ne sera rejointe par dautres pays occidentaux
que bien plus tard.
Après avoir regretté que laudition de M. Bruno Delaye
nait pas été publique, le Président Paul Quilès a souhaité connaître
les raisons du retard du déploiement de la MINUAR. Par ailleurs, alors quil
paraissait évident que certaines dispositions devaient être prises, tant sur le plan
financier que sur le plan militaire, pour permettre la mise en oeuvre des accords
dArusha que daucuns jugeaient déséquilibrés et destinés à échouer, les
moyens ont manqué, sagissant notamment du financement de la démobilisation
dun certain nombre de militaires et de la création dune armée commune au
sein de laquelle allaient se cotoyer des frères ennemis. Il sest également
interrogé sur les conditions dans lesquelles les accords dArusha avaient été
rédigés et acceptés et sur lattitude des Nations Unies à légard du
processus de paix quils prévoyaient. Rappelant quau cours dauditions
précédentes, certaines personnes avaient évoqué la possibilité dun double jeu
de la part du Président Habyarimana, il a demandé à M. Bruno Delaye son sentiment
sur son attitude et sur linfluence quauraient pu exercer des extrémistes
exerçant des fonctions à ses côtés et comptant parfois parmi ses proches.
M. Bruno Delaye a précisé que dun point de vue
diplomatique, les accords viables sont ceux qui rencontrent laccord des parties et
que tel était le cas des accords dArusha. La fusion des deux armées -FAR et FPR-
reprenait un schéma appliqué à lépoque, notamment dans le cas de lAngola
et du Mozambique. Il sagissait de programmes développés par les Nations Unies pour
fusionner des forces belligérantes et en faire une seule armée nationale dans des pays
qui avaient connu des guerres civiles. Certes, les négociations avaient été difficiles
sur la question des proportions : le gouvernement rwandais ne souhaitant pas plus de
20 à 25 % de membres du FPR dans les rangs de larmée et le FPR exigeant
légalité. La France a tenu un langage de modération au FPR, faisant valoir que la
présence de ses éléments dans larmée commune offrirait la garantie quelle
ne se livrerait pas à des exactions. Non seulement le FPR a maintenu ses exigences, mais
il souhaitait également obtenir le commandement, malgré le risque de réactions en
retour très fortes de la part des militaires rwandais qui comptaient dans leurs rangs un
nombre important dextrémistes. Toutefois, ce raisonnement na pas été
entendu. Finalement, un accord sest dégagé : le chef détat-major de
larmée proviendrait des FAR et son adjoint du FPR, une solution inverse étant
prévue pour la gendarmerie.
Il y avait tout lieu de se demander comment pourrait fonctionner un
gouvernement où les portefeuilles avaient été attribués selon la clef prévue par les
accords dArusha, mais, dès lors que chaque portefeuille avait un titulaire
désigné par consensus, il ne pouvait sagir, pour la France, que dun bon
accord. Des solutions plus compliquées, plus sophistiquées avaient été appliquées
avec succès en Afrique.
Le point le plus difficile résidait dans lengagement de la
communauté internationale. Bien peu étaient ceux qui sintéressaient réellement
à ce qui se passait à Arusha. En qualité dobservateurs, seuls la France et les
Etats-Unis jouaient véritablement un rôle, les Etats-Unis, par vocation de grande
puissance, sans toutefois sengager dans les aspects opérationnels. Les observateurs
de la MONUOR, chargés de surveiller la zone démilitarisée, sollicitaient des Jeeps pour
pouvoir circuler, des jumelles pour pouvoir voir la nuit et des hélicoptères pour
observer. Quelques Jeeps ont été données par les Allemands -environ six- ;
quelques autres, qui ne fonctionnaient pas, ont été livrées par les Américains et la
France a pris en charge les voyages de tous les observateurs provenant des pays africains.
Aucune autre aide na été offerte. Cette force censée observer, donner une
garantie aux belligérants, na été que virtuelle. Sa mission nintéressait
pas la communauté internationale. Toutefois, les moyens demandés auraient peut-être
permis déviter bien des dérapages par la suite.
M. Bruno Delaye a estimé que le problème de la MINUAR était
beaucoup plus compliqué, car il était dordre politique. Les Etats-Unis avaient
été traumatisés par lexpérience somalienne, ce qui peut expliquer leur
opposition à chaque fois quil était question, au Conseil de Sécurité,
denvoyer des Casques bleus en Afrique, à lexception de lAngola, zone
qui les intéressait. Devant la procrastination de la diplomatie américaine, il a fallu
que le Président de la République écrive personnellement au Président américain, au
début du mois de septembre, après, semble-t-il, lavoir joint téléphoniquement à
ce sujet, pour lever la réticence des Etats-Unis et obtenir au mois doctobre le
vote de la résolution créant la MINUAR I.
M. Jacques Myard a souligné que les déclarations de
M. Bruno Delaye corroboraient les témoignages précédents tant en ce qui concernait
la marche du processus démocratique, que la volonté de la France de faciliter un accord.
Après avoir rappelé que la démocratisation ne se décidait pas, il sest
interrogé sur le fait de savoir si la mise en place du processus démocratique,
laffaiblissement du Président Habyarimana, usé par le pouvoir quil exerçait
depuis quinze ans et laboutissement des négociations dArusha, navaient
pas comme origine essentielle lidéalisme occidental et plus encore français. Il
sest demandé si le FPR ne recherchait pas le retour au pouvoir plutôt que la
parité. Il sest ensuite interrogé sur la manipulation médiatique, quasiment
géostratégique, qui mettait la France en position daccusée, alors quelle
avait pesé de tout son poids, quel que soit son gouvernement, pour rétablir le calme et
pour quun pouvoir démocratique sinstalle à Kigali. Il sest demandé
sil ny avait pas là une guerre psychologique, une véritable campagne
dintoxication. Enfin, il a souhaité savoir à quelle date avait été publié le
rapport faisant état du réseau extrémiste auquel le Président de la République avait
fait allusion.
M. Bruno Delaye a précisé que le rapport de la Fédération
internationale des droits de lHomme avait été publié le 9 mars 1993, la
veille du conseil restreint à lElysée, au cours duquel le Président avait
dit : " Je veux que des démarches soient faites ".
M. René Galy-Dejean a estimé que lune des questions de
fond qui se posait à la mission était de déterminer comment et pourquoi, compte tenu de
la politique menée par la France, celle-ci pouvait être victime de la campagne de
dénigrement actuelle qui semble faire table rase de ses actions positives.
Le Président Paul Quilès a fait part de sa conviction que les
thèses approximatives, voire mensongères qui se sont développées sur le rôle de la
France dans la crise rwandaise nauraient vraisemblablement pas été formulées si
laction de la France et les raisons de sa politique avaient été mieux connues. Une
information claire naurait toutefois pas pu mettre fin aux commentaires
désobligeants suscités par des analyses de la politique africaine de la France qui se
nourrissent les unes des autres et dont lorigine est antérieure à la crise
rwandaise.
M. Bruno Delaye a souhaité ne pas se prononcer sur les
informations paraissant dans les médias pour ne pas avoir à évoquer lhonnêteté
intellectuelle de tel ou tel commentateur. Il a toutefois indiqué que, lorsquil
était en fonction, il était particulièrement difficile dintéresser les médias
à lAfrique. A ce sujet, il a évoqué le sommet de Biarritz auquel assistaient
près de 600 journalistes qui navaient pratiquement pour seuls centres
dintérêts que le Président Mobutu et sa toque en léopard, et M. Michel
Roussin qui venait dannoncer sa démission du Gouvernement. Le Président du Mali,
M. Konare na rencontré aucun journaliste à la conférence de presse
quil avait organisée lors de ce sommet. Il a par ailleurs estimé que certains
mythes avaient la vie dure : " lAfrique, cest sale,
lAfrique, cest plein de barbouzes, lAfrique est pleine de réseaux,
lAfrique est pleine de magouilles ". Il a reconnu que lui-même,
Ambassadeur au Togo, lorsquil avait été convoqué par le Président de la
République pour être chargé des affaires africaines à lElysée, avait eu une
première réaction négative et avait pris ses fonctions avec une certaine appréhension.
Il a pu alors constater que la politique africaine de la France était très éloignée
des commentaires calomnieux dont elle faisait lobjet. Il na jamais rencontré
dans son bureau dinterlocuteurs venus échanger de pleines valises de francs CFA
contre des lingots dor. Au contraire, il a déclaré avoir constaté que la
politique africaine de la France sinscrivait dans le cadre du fonctionnement normal
des relations internationales. Il ny avait pas un Président qui, dans le secret de
son bureau, disait : " Jenvoie des troupes ici, jen retire
là-bas " ; il y avait des conseils restreints, tenus dans lune des
salles voisines de celle du Conseil des ministres, avec un procès-verbal établi par le
secrétaire général du gouvernement et la participation des ministres de la République
concernés et du chef détat-major des armées, de façon totalement transparente.
Il est évident que certaines légendes ont la vie dure et que le fonctionnement régulier
dune administration na pas le même attrait sur les médias que des
pseudo-confidences susceptibles dimpliquer des officiels français. Au nombre des
détracteurs de son action et de la politique française, il a cité un conseiller de
M. Paul Kagame qui a organisé à Paris, le 24 avril 1998, une conférence de
presse du Ministre de lInformation de M. Laurent-Désiré Kabila, ce qui
constitue une référence certaine en matière de droits de lhomme.
M. François Lamy a souhaité savoir sil était exact
quun général darmée impliqué dans lopération Noroît avait
déclaré quil considérait tout abandon du régime Habyarimana comme un acte de
haute trahison. Il a demandé si on pouvait avoir limpression à lépoque
quune partie de létat-major présidentiel ou une partie des militaires
français avaient des sympathies pour la tendance extrémiste hutue et sest
interrogé sur lambiguïté dune action qui associait la négociation
diplomatique et limplication de conseillers militaires français dans des processus
dinstruction ou de décision.
M. Bruno Delaye a considéré que, dès lors que lon
sefforce de suivre une politique du juste milieu, celle-ci est forcément en but à
la critique, des opposants qui disent : " Vous avez partie liée avec le
régime en place " et du régime en place qui proteste : " Vous
voyez des opposants toute la journée ". En ce qui concerne lattitude
des militaires français, il a précisé que, dans lexercice de ses différentes
fonctions, il avait toujours pu constater quils servaient leur pays dune
manière exemplaire, qui se caractérise notamment par une réelle éthique et un
véritable sens du devoir.
Il a souligné que, pour des raisons opérationnelles, la communication
des militaires repose sur un vocabulaire binaire qui nest pas celui des diplomates
et quil nest pas rare que la description des positions sur le terrain en
termes militaires fasse état dunités amies ou ennemies, présentes de part et
dautre de la ligne de contact des belligérants. Parce quils ne pratiquent pas
les finesses littéraires de lexpression diplomatique, il arrive fréquemment que
les propos des militaires soient interprétés par les journalistes comme un engagement en
faveur de lun ou lautre camp, qualifié dami ou dennemi. Ces
difficultés dinterprétation sont dautant plus grandes que les militaires
sont amenés à rendre compte de façon synthétique de situations complexes et
fluctuantes de façon à garantir la sécurité de leurs hommes.
M. Bernard Cazeneuve sest interrogé sur lapparent
machiavélisme du FPR et de ses dirigeants, sagissant de la négociation et de la
mise en oeuvre des accords dArusha, ce qui conduit à imaginer que M. Paul
Kagame pouvait jouer un triple ou quadruple jeu dès 1990, dans la mesure où il
semblerait que sa seule motivation consistait moins à participer au pouvoir quà
lexercer sans partage. Il a souhaité savoir quelle analyse M. Bruno Delaye
faisait de lattentat dont a été victime le Président Habyarimana et la
ensuite interrogé sur les raisons qui avaient conduit le FPR à accepter la présence de
M. Ferdinand Nahimana, responsable éminent de la Radio des Mille Collines, dans le
Gouvernement de transition à base élargie. Enfin, il a demandé sil était exact
que des responsables de la CDR avaient été reçus à lElysée.
M. Bruno Delaye a indiqué quil ne lui était pas
possible de porter un jugement de valeur sur la sincérité du FPR et de ses dirigeants.
Il a rappelé quil avait été très frappé par la culture des responsables du FPR,
qui était identique à celle de la National Revolutionary Army dOuganda. Pour la
plupart, ils constituaient les fondateurs, les idéologues, les cadres de ce mouvement, et
avaient participé, avec Museveni, à la prise du pouvoir par les armes, dans un Ouganda
en complète décomposition après les expériences dIdi Amin Dada et de Milton
Obote. Il y avait chez eux un côté aventurier, illustré par la narration quils
faisaient de la façon dont ils avaient berné Kadhafi en lui faisant croire quils
appartenaient à un mouvement musulman rebelle africain afin dobtenir les
kalachnikovs, avec lesquelles il ont pu prendre Kampala, sauvant ainsi lOuganda
dune guerre civile. Il semble que le FPR ait voulu appliquer le même raisonnement
au Rwanda en y apparaissant comme une armée de libération, comme le montre le dialogue,
relaté par M. Gérard Prunier, entre un jeune combattant du FPR et un vieux paysan
tutsi, le premier déclarant : " Nous venons te libérer "
et le second répondant : " A quoi cela me sert-il si je dois
mourir ? ".
M. Bruno Delaye a indiqué que dans les discussions, il était
extrêmement difficile damener les membres du FPR à la modération dans la mesure
où lon sentait chez eux une volonté de règlement de comptes, de faire rendre
gorge à lennemi, avec toutefois de nombreuses contradictions, puisquils ont
accepté la présence, dans le gouvernement de transition, dun leader extrémiste.
La liste des membres de ce gouvernement, rendue publique, avait fait lobjet
dun accord, y compris sur la présence de M. Nahimana. Tout le monde
connaissait les ministres désignés par chacun des partis. Les ministres du FPR étaient
même venus sinstaller à Kigali puis en étaient repartis parce que les choses
navançaient pas.
M. Bernard Cazeneuve sest étonné du décalage entre la
logique de modération et de démocratisation que la France accompagnait et les éléments
dincohérence, voire dabsurdité, contenus dans le dispositif des accords
dArusha, tel que la présence dun extrémiste hutu dans le gouvernement de
transition.
M. Bruno Delaye a souligné que lart de la diplomatie
est de rendre possible ce qui, au départ, apparaît impossible, de rapprocher des points
de vue qui paraissent totalement inconciliables. La France a entrepris des médiations
bien plus difficiles, qui ont abouti, par exemple à un accord entre le Cameroun et le
Nigeria, à un moment où la guerre était sur le point de se déclarer entre ces deux
pays. Il convenait de tout mettre en oeuvre pour éviter que Tutsis et Hutus
sentre-tuent. La France a donc décidé de tout essayer pour léviter. Pour
cela il fallait, malgré des situations stupéfiantes, maintenir le fil du dialogue qui
est une vertu sacrée en Afrique.
Il a considéré quil était inexact daffirmer que les
responsables de la CDR se succédaient à lElysée. En sa qualité de responsable de
la cellule africaine de la présidence de la République, il avait écrit, le 1er septembre
1992, au directeur des Affaires politiques du ministère des Affaires étrangères
rwandais, pour accuser réception dune pétition, adressée à lElysée, et
avait utilisé, dans une réponse de routine, la formule traditionnelle : " Le
Président a pris connaissance avec intérêt
Il vous remercie de lintérêt
que vous portez à la politique, etc. ". Il sagissait dune
réponse purement protocolaire à un fonctionnaire ayant transmis une motion de soutien à
la politique française, dont les activités dirigeantes au sein de la CDR ne lui étaient
alors pas connues.
M. Yves Dauge a souhaité revenir sur les conditions dans
lesquelles les troupes françaises avaient quitté le Rwanda et sest notamment
demandé si les Rwandais avaient souhaité ce départ ou sil était le fait de la
France. Il sest interrogé sur la possibilité de prévoir un calendrier de relève
qui aurait pu permettre un maintien des troupes françaises jusquà larrivée
effective des Nations Unies.
M. Bruno Delaye a précisé que les troupes françaises
sétaient retirées après larrivée de la force des Nations Unies, selon un
calendrier qui avait été négocié. Il paraît évident que le FPR ne souhaitait pas le
maintien de la présence française, ce qui nétait pas la position exprimée par le
Président Habyarimana, lors de sa visite au Président de la République en octobre 1993.
Lorsquil a eu connaissance du départ prochain des troupes françaises, les Casques
bleus devant prendre la relève, il a demandé le renforcement de la coopération
militaire, et le Président François Mitterrand lui a répondu clairement : " Non,
on en revient à la situation de 1990. Vous avez signé des accords à Arusha ; la
France y sera fidèle, dans lesprit comme dans la lettre ".
Le relais a été passé aux Nations Unies dans des conditions que
lon peut estimer satisfaisantes, 300 Français étaient remplacés par
2 500 casques bleus qui comprenaient 400 Belges, un général canadien et
des effectifs du Bangladesh et du Ghana.
M. Kofi Yamgnane a souhaité connaître le sentiment de
M. Bruno Delaye sur lattentat dont a été victime le Président Habyarimana.
M. Bruno Delaye a indiqué quil ne possédait pas
déléments lui permettant démettre un avis sur cette question et que, dans
ces conditions, il ne souhaitait pas se prononcer en faveur dune hypothèse
précise, ne voulant pas porter une accusation aux conséquences particulièrement graves.
Il a toutefois rappelé que, dans les heures qui ont suivi, la rumeur donnait le FPR comme
auteur de lattentat.
M. Bernard Cazeneuve sest étonné que la France
nait pas ordonné une enquête compte tenu du fait quune partie de
léquipage était français et que la société qui rémunérait cet équipage
était liée au ministère de la Coopération.
M. Bruno Delaye a estimé que, bien que cette question mérite
dêtre posée, il convenait toutefois de rappeler le déroulement des
événements : un officier français sest rendu sur les lieux du drame, le
ministère de la Coopération a demandé le rapatriement des dépouilles de
léquipage, puis les combats se sont intensifiés et il paraissait plus urgent
dévacuer nos ressortissants.Toutefois, le ministère des Affaires étrangères a
demandé une enquête internationale aux Nations Unies, mais rien nest advenu. Par
la suite, le gouvernement burundais, dont le président avait été assassiné, a demandé
au gouvernement rwandais louverture dune enquête. Le gouvernement rwandais
dirigé par le FPR na pas voulu répondre à la demande du Gouvernement burundais.
Audition du Général Christian QUESNOT
Chef dEtat-major particulier du Président de la République
(avril 1991-septembre 1995)
(séance du 19 mai 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli le Général Christian
Quesnot, chef de létat-major particulier de la présidence de la République
davril 1991 à septembre 1995. Il a souligné que son témoignage revêtait, pour
les travaux de la mission, une importance toute particulière, le Général Christian
Quesnot ayant eu directement à connaître des trois opérations qui faisaient
lobjet des investigations quelle avait entreprises : lopération
Noroît, lopération Amaryllis et lopération Turquoise.
Après avoir remercié le Président Paul Quilès davoir accédé
à sa demande dêtre entendu en séance publique, le Général Christian Quesnot
a souhaité aborder deux points : le rôle de létat-major particulier du
Président de la République et les mécanismes de lélaboration et de la prise de
décision dans les crises africaines entre 1991 et 1995, mis en uvre, entre autres,
pour le Rwanda.
Le Général Christian Quesnot a tout dabord indiqué
quoutre une fonction spécifique dans le domaine des forces nucléaires, le chef de
létat-major particulier (EMP) avait essentiellement un rôle de liaison et de
relais entre le Président de la République, chef des Armées, le ministre de la Défense
et son cabinet, le chef détat-major des Armées et le secrétaire général de la
Défense nationale.
Il est assisté dun état-major de trois officiers, un par
armée, qui, outre le suivi des domaines intéressant leur armée respective, ont des
attributions particulières confiées par le chef de létat-major particulier. Par
exemple, de mai 1991 à mai 1993, le Général Jean-Pierre Huchon, outre
lArmée de terre, suivait les dossiers africains, le budget des Armées, la
préparation des projets de loi de programmation militaire et la préparation des conseils
de Défense.
Le seul responsable devant le Président de la République, chef des
Armées, est le chef de létat-major particulier. Le Général Christian Quesnot a
déclaré quà ce titre il assumait tout naturellement et totalement ce
quavait fait ou navait pas fait le Général Jean-Pierre Huchon sous son
autorité directe de mai 1991 à mai 1993, dans le suivi des dossiers rwandais,
puis ce quavait fait ou navait pas fait le Colonel Bentegeat, son successeur
à ses côtés jusquen septembre 1995.
Il a indiqué que létat-major particulier, du fait de ses
attributions et de ses effectifs, navait ni lautorité ni les moyens de gérer
en direct une crise quelconque, et a déclaré quil navait jamais eu une telle
intention et que, leût-il eu, cela naurait pas duré très longtemps. Il a
rappelé que M. Pierre Joxe, Ministre de la Défense de mai 1991 à mai 1993,
nétait pas le genre dhomme dEtat à se laisser dépouiller de ses
attributions, pas plus que lAmiral Lanxade, chef détat-major des Armées, de
1991 à septembre 1995, qui avait légitimement et parfaitement contrôlé son état-major
et les forces engagées sur les théâtres extérieurs. A partir de mai 1993, le
Gouvernement était sous la direction de M. Edouard Balladur.
Le Général Christian Quesnot a ensuite présenté les mécanismes de
lélaboration des décisions dans les crises africaines, appliqués notamment au
Rwanda.
Le lundi après-midi se tenait une réunion, généralement en cellule
de crise, au Quai dOrsay, coprésidée par le directeur du cabinet du ministre et le
secrétaire général du ministère des Affaires étrangères. Y participaient : pour
la Présidence de la République, le chef de létat-major particulier ou son adjoint
et le chef de la cellule africaine ; pour Matignon, le conseiller diplomatique et le
chef du cabinet militaire ; pour la Défense, le directeur de cabinet du ministre ou
son représentant, le chef du cabinet militaire ou son adjoint, le chef détat-major
des Armées ou son sous-chef des opérations ; pour la Coopération, le directeur de
cabinet et le chef de la mission militaire de coopération.
Après un point de situation couvrant tous les aspects internationaux,
diplomatiques, militaires et humanitaires, et un tour de table où chacun donnait des
explications complémentaires et exprimait sa position, une série de propositions
couvrant les divers aspects de la situation étaient arrêtées pour être soumises aux
ministres concernés.
Le mardi, dans laprès-midi, se tenait à Matignon un comité
restreint présidé par le Premier ministre, auquel participaient : pour la
Présidence de la République, le secrétaire général, le chef de lEMP et le chef
de la cellule africaine ; pour Matignon, le directeur de cabinet, le conseiller
diplomatique, le chef de cabinet militaire ainsi que le secrétaire général de la
Défense nationale ; pour les Affaires étrangères, le ministre et le secrétaire
général ; pour la Coopération, le ministre. Après un tour de table, le Premier
Ministre arrêtait la position du Gouvernement et les points quil souhaitait voir
aborder lors du conseil restreint du lendemain.
Ce conseil se tenait à lElysée le mercredi, en fin de matinée,
après le conseil des ministres, il était présidé par le Président de la République.
Assistaient les participants du comité restreint de la veille, plus le secrétaire
général du Gouvernement. A lissue de ce conseil, le Président, après
sêtre informé auprès des ministres et leur avoir posé un certain nombre de
questions ainsi quau chef détat-major des Armées, et après avoir recueilli in
fine lavis et laccord du Premier ministre, arrêtait les mesures à mettre
en uvre par les différents ministres et le chef détat-major des Armées.
Le Général Christian Quesnot a précisé que la crise du Rwanda
navait pas fait lobjet dun traitement différent des autres crises
africaines et que, si elle avait été gérée discrètement, elle navait pas pour
autant été gérée secrètement. Les principes de politique africaine retenus par le
Président de la République ont été appliqués à la crise rwandaise, dans la
continuité de la politique menée par tous les présidents de la Vème République,
visant à assurer le développement et la sécurité à lintérieur des pays
dAfrique. Il a estimé quil ny avait pas de possibilité de
développement, et il ny en a toujours pas, sans sécurité.
Dans ce domaine de la sécurité, il a été fait appel aux forces
armées dans un cadre strictement défini. Il sagissait dune stratégie
indirecte qui excluait lengagement direct des troupes, mais qui apportait une
assistance à larmée dun Gouvernement légal et légitime, avec la formation
des cadres officiers et sous-officiers, et loctroi dune aide en équipement.
Cette assistance aux forces armées rwandaises navait pour but que de gagner du
temps afin de permettre lélaboration dune solution politique qui, dans le cas
du Rwanda, était le partage du pouvoir entre le Front patriotique révolutionnaire (FPR)
et le Gouvernement de M. Habyarimana.
Lévolution du volume de troupes sur le terrain était variable
en fonction de lappréciation faite par le ministère de la Défense et le
ministère des Affaires étrangères des risques que courait la communauté française sur
place, dune part, et des signaux politiques qui pouvaient être lancés en direction
du FPR, dautre part.
Le Président Paul Quilès a dabord interrogé le Général
Christian Quesnot sur les accords dArusha. Il a rappelé que le volet militaire de
ces accords était un des aspects les plus délicats des négociations, puisquil
sagissait dintégrer des forces du FPR dans les Forces armées rwandaises
(FAR) et de les fusionner sous commandement unique à un niveau assez élevé par rapport
à ce qui semblait pouvoir être accepté par le Gouvernement rwandais. Il y avait aussi
le problème de la démobilisation dune partie importante des effectifs, et de leur
indemnisation. Il a voulu savoir si, dans ces conditions, la France avait apporté
suffisamment dattention à cet aspect des accords, qui apparaît aujourdhui
comme une de leurs faiblesses majeures.
La deuxième question du Président Paul Quilès a porté sur
lactivité dassistance militaire technique dont il a estimé quelle
pouvait présenter parfois des ambiguïtés lorsquelle sexerce auprès
dunités en opération : des règles avaient-elles été fixées pour dissiper
les ambiguïtés ou au moins les risques dambiguïté concernant la distinction
entre assistance technique et participation à des combats ?
Le Président Paul Quilès a également souhaité connaître le
sentiment du Général Christian Quesnot sur la qualité de la coordination entre
lactivité de renseignement dorigine militaire et celle des diplomates sur le
terrain, demandant si les décideurs politiques avaient été informés de manière
satisfaisante sur la réalité de la situation rwandaise entre 1991 et 1994.
Il a enfin abordé le problème crucial de lattentat contre
lavion des deux présidents, le 6 avril 1994, rappelant que la mission
dinformation avait engagé plusieurs recherches sur le sujet. Il a demandé au
Général Christian Quesnot pourquoi il ny avait pas eu denquête sur cet
attentat qui avait coûté la vie à plusieurs ressortissants français, indépendamment
de toutes les conséquences tragiques quil avait pu avoir par ailleurs.
Sagissant du volet militaire des accords dArusha, le
Général Christian Quesnot a estimé que ces accords faisaient une part assez
exorbitante au FPR, en lui attribuant 50 % des postes dofficiers et 40 %
de la troupe, pour une armée qui devait être ramenée à environ
15 000 hommes. Quand on connaît létat desprit et la mentalité des
militaires, à la fois des FAR et du FPR, on pouvait penser que ce serait extrêmement
difficile à mettre en uvre, sinon impossible. De très fortes pressions avaient
été exercées sur le Président Habyarimana pour quil signe les accords
dArusha. Il nest pas impossible quil ny ait pas eu le même niveau
de pression sur le FPR de la part de ceux qui pouvaient lamener à avoir une
attitude plus raisonnable. Le Général Christian Quesnot a indiqué que, dès
lattaque du FPR de février 1993, il avait personnellement douté de
lintention de ce dernier darriver véritablement à un accord de partage du
pouvoir et avait le sentiment -les faits lont démontré après- que ses
représentants avaient déjà en tête la possibilité dune victoire militaire sur
le terrain. Le Général Christian Quesnot a estimé quil aurait fallu réellement
exercer une très forte pression sur le FPR pour lamener à jouer le jeu. Il a
ajouté que, pour lensemble des FAR, le compromis était aussi difficilement
acceptable, surtout compte tenu de ce qui venait de se passer en octobre, à savoir
lassassinat au Burundi du Président hutu Ndadaye par une partie de larmée,
entièrement aux mains des Tutsis. Lambiance napparaissait donc pas
pacifiée : il y avait un véritable climat de méfiance de part et dautre. Le
Général Christian Quesnot a déclaré avoir été fasciné par le spectacle de la haine
et de la peur de lautre au Rwanda et a réinsisté sur la nécessité quil y
aurait eu dexercer de fermes pressions et de maintenir une forte cohésion
internationale, qui, malheureusement, a fait défaut, pour amener les parties à un
compromis politique dans la ligne des accords dArusha.
Concernant lassistance militaire technique, il a rappelé que le
Président de la République avait donné comme directive de recourir à la stratégie
indirecte, cest-à-dire daider un gouvernement légal, qui représentait
80 % de la population. A lépoque, M. Habyarimana avait la considération
de ses pairs et des Africains et nétait pas contesté. Il nétait pas
question dengagement direct contre le FPR ou larmée ougandaise. Les
modalités pratiques de laide étaient définies par létat-major des Armées,
soumises au Chef dEtat-major des Armées et au Ministre de la Défense avant
dêtre exécutées.
Lassistance militaire technique comportait différents volets.
Dabord, une formation technique pour lemploi des équipements fournis par la
France et dautres pays, en particulier, une formation technique à lemploi de
blindés légers, de matériels dartillerie, etc., ainsi quune formation
tactique au niveau des commandants dunités élémentaires, cest-à-dire des
capitaines, pour lemploi combiné de linfanterie et des appuis, soit de
mortiers, soit dartillerie.
Il a rappelé quen 1987-1988, larmée rwandaise comprenait
environ 5 000 hommes et que, du fait de lattaque du FPR soutenu par
lOuganda, elle était montée, en 1991-1992, à 24 000 hommes. Il y avait
donc un vrai problème de formation de jeunes cadres et de sous-officiers, une armée ne
valant dabord que par la qualité sur le terrain de son corps de sous-officiers.
Outre la formation technique, la France assurait aussi la formation tactique des
commandants dunités élémentaires. La formation des échelons plus élevés ne
posait pas véritablement de problème, larmée rwandaise disposant de quelques
officiers de bonne qualité pour les commandements de bataillon.
Le Général Christian Quesnot a souligné le caractère crucial de ce
problème de formation. Cette guerre était une vraie guerre, totale et très cruelle. Le
FPR comme les FAR ne faisant que très peu de prisonniers, il y avait beaucoup de pertes
humaines. Lors de la première attaque du FPR, en 1990, les effectifs ougando-FPR étaient
évalués à environ 2 à 3 000 hommes et plus de 600 morts avaient été
laissés sur le terrain. Les FAR avaient, pour leur part, perdu environ
5 000 tués et 10 000 blessés, jusquen 1992. Le problème du
renouvellement et de la formation des effectifs était plus difficile du côté des FAR
que du côté du FPR. Le Général Christian Quesnot a regretté la cacophonie qui
sétait fait entendre sur le plan international lorsquil sest agi de
contribuer au règlement du conflit rwandais. Le FMI et différents Etats avaient versé
des sommes importantes -de lordre de 15 millions de dollars- pour démobiliser
50 000 hommes aguerris de larmée ougandaise, par tranches de 10 000.
Habituellement, dans un tel cas, les gens prennent largent de la démobilisation et
deviennent plus ou moins bandits de grands chemins pendant un certain temps, or rien de
tout cela ne sétait passé en Ouganda. En revanche, les troupes de Paul Kagame, qui
initialement étaient de 2 000 à 3 000 hommes, ont été évaluées, lors
de lattaque de juin 1992, à 10 000 hommes, avec des lance-roquettes
multiples, des bitubes de 37 mm et des mortiers de 120 mM. Il y avait donc
plus quune corrélation entre ces deux évolutions. M. Paul Kagame avait en
outre lavantage de ne pas avoir à former de jeunes recrues, puisquil
disposait de troupes aguerries.
Sagissant du renseignement, les informations dont disposait
létat-major particulier provenaient à 90 % de la direction du renseignement
militaire (DRM), la DGSE ne lui fournissant pas de données strictement militaires, sauf
demande ponctuelle, relatives à des analyses de personnalité. Le Général Christian
Quesnot a essayé de sensibiliser les deux présidents quil avait servis
successivement, M. François Mitterrand et M. Jacques Chirac, au problème du
renseignement. Il a estimé que le système français nétait manifestement pas
satisfaisant et, en tout cas, moins satisfaisant que dautres systèmes étrangers,
comme celui des Britanniques. Il a jugé quil sagissait dun problème
politique et quil serait nécessaire de faire quelque chose dans ce domaine. Dans le
cas du Rwanda, il a estimé quune véritable approche synthétique et globale
nétait pas assurée, du moins par écrit.
Sagissant de lattentat contre les deux présidents, il a
indiqué avoir examiné deux hypothèses, une troisième ayant été développée, dans Le
Soir, par Mme Colette Braeckman, qui sétait appuyée sur des services de
renseignements étrangers pour affirmer que les Français avaient abattu lavion du
Président Habyarimana. Le Général Christian Quesnot a déclaré quil ne croyait
pas un instant à cette hypothèse et quil la rejetait complètement, la France ne
pouvant à la fois être accusée de soutenir le Président Habyarimana et de lavoir
tué. Il a rappelé quen outre, il y avait dans lavion un deuxième
président, celui du Burundi, et que les trois membres déquipage étaient
français.
Il a estimé quil restait dès lors deux hypothèses plausibles,
la première étant laction dextrémistes hutus opposés à la politique du
Président Habyarimana et aux accords dArusha. Le Général Christian Quesnot a
indiqué quil avait très attentivement examiné cette hypothèse, mais quelle
navait pas sa préférence. En effet, en raisonnant de manière totalement
objective, on devait tenir compte du fait quétaient présents, à bord de
lappareil, outre les deux présidents, le chef détat-major des FAR et un des
dirigeants de la garde présidentielle, donc de la mouvance la plus extrémiste. Si les
extrémistes avaient voulu se débarrasser du Président Habyarimana, ils auraient
parfaitement pu le faire à terre, à un autre moment, sans tuer lun des leurs.
Le Général Christian Quesnot a ensuite examiné lautre
possibilité selon laquelle lattentat aurait été commandité par le FPR. Il a
rappelé que lavion se posant de nuit, avec une certaine vitesse, il navait pu
être abattu que par un missile sol-air, en loccurrence un SAM 16, dune
portée dà peu près cinq kilomètres. Il a évoqué une note quil avait
adressée au Président de la République en mai 1991, lorsque des déchets de tirs de
missiles Sam 16 avaient été trouvés pour la première fois sur le sol rwandais. Le
Général Christian Quesnot a expliqué avoir fait cette note au Président, non en raison
de lincidence de cette découverte sur lappréciation de la situation
militaire au Rwanda, mais parce quil lavait jugée très inquiétante en
termes de prolifération, la France sétant interdit de vendre ou dexporter en
Afrique ce genre de missiles, qui avait pour équivalent plus perfectionné le Mistral de
Matra. Le Général Christian Quesnot avait donc, à lépoque, appelé
lattention du Président de la République sur le danger que représentait la
prolifération en Afrique de missiles capables dabattre des avions civils ou
militaires. Le Général Christian Quesnot a estimé quen démentant être dotées
de ce genre de missiles, les autorités ougandaises avaient eu la mémoire courte
puisquil avait été prouvé quen 1991, le FPR en disposait.
De plus, à lépoque de lattentat, un bataillon FPR
denviron 600 hommes était cantonné entre la ville et laéroport en
application des accords dArusha. Pour leur sécurité, les hommes du FPR avaient
exigé et obtenu que certains avions rwandais -deux avions militaires et le Falcon
présidentiel- ne se posent que sur un seul axe dapproche, que chacun connaissait
pertinemment. En outre, tout le monde connaissait, le FPR en particulier, lheure de
décollage de lavion des deux présidents à partir dArusha ou de Dar
es-SalaM. Le Général Christian Quesnot a déclaré quil avait été
également surpris du fait, qualors que rien nétait encore annoncé,
lattentat ayant eu lieu vers 20 heures 30, des éléments du bataillon FPR
de Kigali étaient déjà en position de combat entre 20 heures 20 et
20 heures 40.
Le Général Christian Quesnot a indiqué quil exprimait là un
sentiment personnel et ne faisait le procès de personne. Il a estimé quil
sagissait de répondre à une seule question : à qui profite le crime ?
Il a jugé quassassiner le Président Habyarimana présentait plus davantages
pour le FPR que pour les autres protagonistes, tout en rappelant que, faute
denquête, il ne sagissait pas dune certitude. Il a par ailleurs
rappelé quavait été évoquée lexistence dune boîte noire,
récupérée et présentée comme telle par lex-capitaine de gendarmerie Barril à
la télévision. Les experts aéronautiques nont pas reconnu la pièce montrée. La
société Dassault a indiqué que lavion du Président Habyarimana nétait pas
équipé de boîte noire.
Abordant plus particulièrement le problème de labsence
denquête, il a indiqué que le niveau de lassistance militaire technique
française était à lépoque réduit à celui davant 1990, soit une vingtaine
de personnes. La France ne disposait donc pas des moyens de faire une enquête. Les
autorités françaises estimaient en outre que cétait le rôle de lONU et, en
particulier, des représentants de la MINUAR qui étaient sur place et du Général Romeo
Dallaire. Il a souligné que, du moins pour létat-major particulier, la question
rwandaise nétait plus un sujet dintérêt quotidien, à partir de décembre
1993, moment où Noroît avait été retiré, mais quelle létait redevenue
lorsque le Président Habyarimana avait été assassiné, les politiques comme les
militaires ayant tout de suite compris quon allait vers des massacres sans commune
mesure avec ce qui sétait passé auparavant.
M. François Lamy, évoquant la question de lassistance
militaire technique, a voulu savoir si, préalablement à leur départ, nos coopérants
militaires recevaient une formation, par écrit ou par oral, notamment une formation sur
la situation politique du pays. Il a estimé à ce propos quune analyse de la
situation en termes de confrontation entre, dun côté, le FPR qui représentait 10
à 20 % de la population et, de lautre côté, le Président Habyarimana qui en
représentait 80 % pouvait refléter une interprétation ethnique des événements.
Il a également demandé au Général Christian Quesnot comment il expliquait
leffondrement des forces armées rwandaises et leur faible fiabilité, alors
quelles étaient encadrées par larmée française depuis au moins trois ou
quatre ans.
Concernant lattentat, M. François Lamy a interrogé le
Général Christian Quesnot sur la nature des sources dinformation qui lui avaient
permis davancer que le FPR sétait mis en position de combat au moment même
de lattentat. Sagissant de lopération Turquoise, il a voulu savoir qui,
au sein des pouvoirs publics, souhaitait une intervention directe à Kigali, lAmiral
Jacques Lanxade ayant précisé aux membres de la mission quil sy était
opposé.
M. François Lamy a enfin évoqué une accusation formulée dans
plusieurs articles de journaux ou livres, selon laquelle des téléphones sécurisés
auraient été remis par le Général Jean-Pierre Huchon, à lépoque chef de la
Mission militaire de coopération, en mai 1994 -donc après lattentat et le début
du génocide- à des responsables de létat-major des forces armées rwandaises, ce
qui aurait permis détablir des relations directes avec ce dernier. Si ces
téléphones avaient effectivement été remis, létat-major particulier du
Président en avait-il été informé par une note ?
Le Général Christian Quesnot a répété quil navait
pas exercé de responsabilité directe dans la formation et la définition du rôle et des
missions des unités, tâches qui relèvent du Chef dEtat-major des Armées. Il a
toutefois estimé, pour avoir lui-même participé, auparavant, en tant quexécutant
sur le terrain, à un certain nombre dinterventions quil était évident que
le commandement donnait une information aussi large que possible sur la situation
politique et ethnique du pays, ainsi que sur ses traditions. Il sest dit absolument
certain que les hommes qui partaient comme assistants militaires techniques recevaient
cette information, tout en indiquant que, pour de plus amples détails, il vaudrait mieux
poser la question à des membres de létat-major des armées ou à lAmiral
Jacques Lanxade.
Concernant le niveau des FAR, le Général Christian Quesnot a
considéré quil nétait pas très bon. Il a indiqué que leffort de
formation de cette armée, qui était montée jusquà environ
35 000 hommes soldés, avait concerné 5 000 à 6 000 hommes.
Quant à la motivation des FAR, elle était inégale. Les FAR étaient certes
mono-ethniques, mais il y avait cependant des nuances entre les Hutus du nord, les Hutus
du centre et les Hutus du sud. Ceux qui avaient le véritable pouvoir à lépoque
étaient les Hutus du nord, qui étaient de la mouvance du Président Habyarimana.
Toutefois, avant le coup dEtat du Président Habyarimana, le pouvoir avait été
détenu par les Hutus du centre et du sud. Les bataillons constitués de Hutus du nord
étaient par conséquent très motivés, mais ils ne représentaient pas la totalité des
FAR. Le Général Christian Quesnot a en outre indiqué que cétait toujours ces
bataillons très motivés qui étaient déplacés en cas dalerte, doù des
pertes élevées dans leur rang. Les limites du renouvellement des cadres de qualité
avaient donc, petit à petit, conduit à un déséquilibre et à un rapport de forces de
plus en plus favorable au FPR, du fait que ce dernier avait, en Ouganda, un vivier de
recrutement de soldats à la fois disciplinés et expérimentés dans le combat de
guérilla. Il y avait donc eu petit à petit une inversion du rapport de forces, ce qui
avait logiquement conduit M. Paul Kagame à choisir loption militaire.
Le Général Christian Quesnot a rappelé que le FPR était un
mouvement original par rapport à dautres mouvements africains, puisquil avait
dabord été un mouvement militaire avant dêtre un mouvement politique. Les
initiateurs de ce mouvement, MM. Fred Rwigyema et Paul Kagame, faisaient partie des
vingt-six compagnons de départ du président Museveni, quand il avait déposé Obote.
Dailleurs, MM. Fred Rwigyema et Paul Kagame faisaient partie de la hiérarchie
militaire ougandaise : M. Fred Rwigyema était le chef détat-major de
larmée ougandaise et M. Paul Kagame était le directeur des services de
renseignement et de sécurité de lOuganda. M. Paul Kagame avait reçu une
formation très complète dabord en Tanzanie, puis à Cuba pour le combat de
guérilla, et enfin, ce qui est assez exceptionnel, aux Etats-Unis à trois reprises, les
Américains voyant en lui une étoile montante. Le premier séjour quil avait fait
aux Etats-Unis avait eu lieu en 1989, à Fort Leavenworth, qui est à la fois une école
détat-major et une école de guerre. En 1990, il avait effectué un nouveau stage
à Fort Bragg, en Caroline du Nord, où se trouve le commandement des forces spéciales.
Les Etats-Unis sétaient donc beaucoup intéressés à M. Paul Kagame, ce qui
ne veut pas dire quils ont été les inspirateurs de son offensive au Rwanda.
Le Général Christian Quesnot a fait observer quil ne paraissait
guère étonnant quà un moment, abstraction faite de sa volonté de sauver la
minorité tutsie dont il était originaire, M. Paul Kagame eût choisi une option
purement militaire pour prendre le pouvoir au Rwanda.
Concernant ses informations sur lattentat et les mouvements du
bataillon FPR, le Général Christian Quesnot a déclaré les avoir reçues par la voie
normale, cest-à-dire par lEtat-major des Armées.
Le Général Christian Quesnot est ensuite revenu sur le rôle de
lopération Turquoise. Il a répété ce quil avait dit à lépoque, à
savoir quil avait le sentiment que, si la communauté internationale avait fait
preuve de moins de lâcheté - pour employer un mot fort- , elle aurait été en mesure darrêter les massacres que
tout le monde sentait venir à Kigali. Sur place, il y avait la MINUAR de M. Romeo
Dallaire, forte de 2 500 hommes, de valeur inégale, il est vrai. Sans doute, le
Général Romeo Dallaire navait-il pas de mandat, mais le Général Christian
Quesnot a estimé que, dans certains cas, lhonneur dun militaire était de
savoir désobéir et que, dans ce cas particulier, le Général Romeo Dallaire aurait
peut-être réussi en désobéissant. Il a déclaré quavec 2 000 ou
2 500 hommes - lordre de grandeur est variable- décidés, on pouvait arrêter les massacres, quil y avait eu
des conversations avec les Belges et avec les Italiens à lépoque, mais
quaprès un espoir du côté italien, aucune intervention dinterposition
na pu être décidée. Il a jugé quil sagissait là dune
décision politique et que la France ne pouvait pas à nouveau sinterposer seule.
Que naurait-on pas dit ? Il a enfin fait observer quil y avait à
lépoque 300 marines américains à Bujumbura.
Le Général Christian Quesnot a indiqué que, par intime conviction,
il aurait souhaité que la communauté internationale intervienne au début des massacres
parce que, techniquement, ils auraient pu être arrêtés à ce moment-là, étant donné
quau départ, les exactions étaient loeuvre des milices et de la garde
présidentielle qui se comportaient de façon ignoble. Si la communauté internationale,
pas la France seule, avait fait preuve de moins de cécité, techniquement, les massacres
déclenchés à Kigali pouvaient être arrêtés.
En ce qui concerne lopération Turquoise, il a rappelé
quil navait pas été aisé de lengager. Au Président de la République
qui hésitait, le Général Christian Quesnot avait dit quon ne pouvait pas laisser
commettre de tels massacres. Les ONG ont également joué un rôle important pour emporter
la conviction du Président de la République. Le Général Christian Quesnot a indiqué
que le ministère des Affaires étrangères et la présidence de la République étaient
sur la même ligne, contrairement au ministère de la Défense et à M. Edouard
Balladur, qui étaient au début un peu plus réticents. Par la suite cependant, il y
avait eu un accord total du Premier Ministre et lopération Turquoise a été
lancée.
Il a déclaré que la France et les armées françaises sétaient
honorées en réalisant lopération Turquoise, seules contre tous, parce que le
silence de la communauté internationale avait été assourdissant. Ce furent les
Français qui parlèrent les premiers de génocide, le 15 mai, les Américains ne
voulant pas entendre ce qualificatif, comme ils le reconnurent plus tard. Le Général
Christian Quesnot a fait observer que, si ces derniers avaient anticipé les conséquences
de leur attitude, ils seraient intervenus.
Quant au but de lopération Turquoise, le Général Christian
Quesnot a estimé quil était dénué de toute ambiguïté et quil était
strictement humanitaire. Il a souligné avec émotion que, pas plus les journalistes que
les ONG ou les intellectuels, navaient le monopole de la compassion. Il y eut des
discussions sur les modalités de lopération, qui impliquait lenvoi de
2 500 hommes dans une zone de combat où lon ignorait quelle serait
lattitude du FPR, malgré les contacts qui avaient pu être établis auparavant.
LAmiral Jacques Lanxade avait donc proposé un dispositif. Mais, si la France était
arrivée avec des missiles et des lance-roquettes, ce nétait pas pour tirer sur les
gens, mais pour dissuader les combattants afin de pouvoir aller sauver les populations. Le
Général Christian Quesnot a indiqué quaprès la décision dinstaller le
centre opérationnel de lopération Turquoise au Zaïre, il y avait eu débat sur la
méthode dintervention des soldats français : les armées faisaient-elles des
coups de sonde, en allant chercher des gens et en les ramenant, ou bien
délimitaient-elles, en accord avec le FPR et après discussions, une zone humanitaire
sûre où les personnes menacées pourraient se regrouper ? Après divers avis
techniques, il avait été choisi de déterminer une zone humanitaire sûre. La solution
dune intervention à Kigali avait été envisagée parce quelle aurait permis
de disposer dun aéroport au coeur du Rwanda, mais elle avait été rapidement
rejetée, compte tenu de lincertitude sur lattitude du FPR. Le Général
Christian Quesnot a fermement affirmé que, ni à la présidence ni dans les forces
armées, il ny avait eu dintention, par le biais de lopération
Turquoise, de procéder à une reconquête du Rwanda et de " voler "
la victoire militaire au FPR. Turquoise na été quune opération humanitaire,
à la demande très insistante de certaines ONG.
Sur la question des contacts directs entre létat-major des
forces armées rwandaises et le Général Jean-Pierre Huchon pendant le génocide, le
Général Christian Quesnot a rappelé que le Général Jean-Pierre Huchon dépendait
alors du ministre de la Coopération et quil serait de ce fait plus à même de
fournir une réponse. Il a cependant ajouté quà cette époque, tout le monde
parlait avec tout le monde, certains, y compris les politiques, ayant encore le sentiment
que lon pourrait peut-être arriver à un cessez-le-feu et quil nétait
pas impossible de ramener les différents protagonistes autour de la table de négociation
à Arusha, en distinguant peut-être les forces armées régulières de la garde
présidentielle, et en soutenant en particulier les Hutus modérés qui auraient pu
établir un gouvernement provisoire.
Le Général Christian Quesnot a toutefois indiqué quil doutait
fortement, pour sa part, des chances de réussite dune telle solution et a rappelé
une note quil avait faite au Président de la République, à cette époque, où il
écrivait : " le processus est désormais irréversible ;
M. Paul Kagame veut avoir la victoire militaire totale ". Il a estimé
que cétait bien ce qui était arrivé, par la suite, et que lon retombait ici
sur le vrai problème de fond, la cause fondamentale de cet éclatement de la zone des
Grands Lacs : la surpopulation et le partage des terres. Lévolution
démographique était telle que le partage des terres était difficile : les lopins
étaient de plus en plus petits et la population, chassée par le FPR, dun côté,
était manipulée par les FAR et le Président Habyarimana, dun autre côté.
Le Président Habyarimana avait dailleurs lancé une campagne de
limitation des naissances, en 1975. Le Général Christian Quesnot a ajouté que, sans
mettre en cause la responsabilité de lEglise catholique, il fallait reconnaître
que son influence et le taux de croissance démographique nétaient pas sans lien.
Appuyant les propos du Général Christian Quesnot sur le laxisme de la
communauté internationale, M. Michel Voisin a cité lexemple du
Burundi, indiquant quil avait lui-même été, avec un de ses collègues,
observateur des élections qui sétaient tenues dans ce pays à la Pentecôte 1993,
que lorsque M. Ndadaye avait été déclaré élu, il y avait eu immédiatement un
couvre-feu, et que les populations locales avaient alors affirmé : " il
se fera assassiner ! " Elles avaient même désigné aux observateurs
américains, belges, suisses, japonais et français lunité militaire qui allait
commettre cet assassinat, qui sétait effectivement produit en octobre 1993. Les
populations locales ajoutaient : " nous craignons pour notre vie parce
que les massacres vont se déclencher à nouveau ". M. Michel Voisin
sest interrogé sur le rôle de la communauté internationale, qui, bien que
connaissant ces éléments, navait pas pris de dispositions pour essayer
denrayer la violence.
Concernant lopération Amaryllis, M. Michel Voisin a
évoqué les déclarations dune personne entendue par la mission, qui avait
pratiquement reproché aux forces françaises, envoyées pour lévacuation de nos
ressortissants, de ne pas avoir joué le rôle de forces dinterposition, et demandé
au Général Christian Quesnot son sentiment sur ce point.
Le Général Christian Quesnot a approuvé lanalyse de
M. Michel Voisin sur le Burundi : tous ceux qui devaient connaître la situation
la connaissaient, mais il ny avait pas de véritable volonté dintervenir de
la part de la communauté internationale. Il a rappelé que pour beaucoup de gens, il ne
sagissait que de " Noirs qui se tuaient entre eux ", dans
un endroit dont CNN était absente, et estimé également quil ny avait pas de
volonté parce quau niveau international, il ny avait pas non plus de réelle
analyse globale de la zone.
M. Michel Voisin a exprimé sa surprise, rappelant que la
communauté internationale sétait félicitée de la tenue des élections au Burundi
qui sétaient dailleurs déroulées dans un cadre tout à fait démocratique.
A lépoque, ces événements navaient eu absolument aucun écho dans les
médias. On savait ce qui allait arriver, mais personne nen avait parlé.
Le Général Christian Quesnot a approuvé ces propos et ajouté
que, dans larmée burundaise tutsie, il y avait les mêmes nuances que dans
larmée rwandaise. Au sein de larmée burundaise, des Tutsis de certaines
collines constituaient ainsi un corps de sous-officiers très actifs. Les militaires qui
avaient assassiné Ndadaye avaient dailleurs été désavoués par dautres
Tutsis et sétaient réfugiés en Ouganda.
Concernant Amaryllis, il a rappelé que le volume des forces mises en
oeuvre -environ 500 hommes et 8 Transals- correspondait à lopération
type dévacuation de ressortissants : contrôler laéroport, aller
chercher les gens et les ramener le plus vite possible, rester le moins longtemps possible
sur le terrain afin déviter au maximum les pertes. Il a tenu à souligner que la
coopération franco-belge avait été parfaitement exemplaire au cours de cette
opération. Pour avoir été lieutenant et commandant sur le terrain, le Général
Christian Quesnot a déclaré comprendre la frustration de certains militaires. Il a
reconnu queffectivement, on aurait pu faire quelque chose, mais que la France
naurait pas pu agir seule ; or, les Belges voulaient partir le surlendemain. Il
a estimé quavec le volume des forces françaises et belges, en récupérant le
meilleur des forces de la MINUAR et en ajoutant les Américains de Bujumbura, on aurait pu
arrêter les massacres, mais quil ny avait pas eu la volonté internationale
de le faire. Les Américains venaient de quitter la Somalie où sétaient fait tuer
un certain nombre de soldats et la théorie de " zéro mort " primait.
Le Président Paul Quilès a demandé au Général Christian
Quesnot de confirmer son propos, à savoir que la force Amaryllis était une force
militaire spécialement dimensionnée, avec des missions de stricte évacuation des
ressortissants français et que, dans une opération militaire dinterposition, il
nest pas concevable que des forces telles que celles prévues pour Amaryllis
puissent intervenir.
Le Général Christian Quesnot a confirmé ce propos, indiquant que
les forces engagées dans lopération Amaryllis nétaient pas dun volume
suffisant. Elles étaient dimensionnées pour évacuer près de 1 250 personnes
en deux ou trois jours.
M. Michel Voisin, revenant sur sa question, a évoqué des
propos tenus devant la mission selon lesquels les 500 hommes engagés dans
lopération Amaryllis auraient permis darrêter les massacres.
Le Général Christian Quesnot a souligné quil
sexprimait en se fondant sur une expérience de 37 ans darmée, dont
beaucoup outre-mer, à Beyrouth, au Tchad, etc. Il a affirmé que, dans une ville comme
Kigali et compte tenu de la peur et de la haine de lautre qui y régnait, il ne
suffisait pas de 500 hommes pour arrêter les massacres, dautant quon ne
savait pas comment réagirait le FPR, qui était à une quinzaine de kilomètres avec un
certain nombre de bataillons. Compte tenu de la qualité opérationnelle de ses troupes,
la France aurait pu intervenir techniquement seule avec 2 500 ou
3 000 hommes. Mais, psychologiquement et politiquement, elle ne pouvait pas le
faire.
M. Michel LÉVÊQUE
Directeur des Affaires africaines et malgaches
au ministère des Affaires étrangères (février 1989-mars 1991)
(séance du 20 mai 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a rappelé que M. Michel Lévêque,
actuellement Ministre dEtat à Monaco, avait exercé les fonctions de directeur des
affaires africaines et malgaches (DAM) de mars 1989 à mars 1991, période au cours de
laquelle a éclaté la crise politique rwandaise, le 1er octobre 1990 avec
lattaque du pays par les forces du FPR et quil avait eu à connaître des
difficultés du processus démocratique engagé au Rwanda à la suite du discours de La
Baule.
M. Michel Lévêque a indiqué quavant dêtre
directeur du service des affaires africaines et malgaches, il avait été sous-directeur
et directeur adjoint de ce même service de 1982 à 1985, puis ambassadeur de France en
Libye de 1985 à 1989.
Il a précisé que, pour la période au cours de laquelle il avait
été directeur des affaires africaines et malgaches, il pourrait apporter des précisions
sur trois sujets : tout dabord lanalyse faite par le ministère des
Affaires étrangères de la situation politique du Rwanda en 1989 et de son évolution
après lattaque du FPR, le 1er octobre 1990 ; en deuxième
lieu, les initiatives diplomatiques prises au cours de cette période, avant et après
lattaque du FPR, afin de promouvoir le processus de démocratisation au Rwanda, une
solution au problème du rapatriement des réfugiés, et le maintien de la paix et de la
stabilité régionale ; enfin, les modes de consultation et de concertation des
instances administratives françaises concernées par la situation en Afrique et la crise
au Rwanda.
Avant daborder lanalyse de la situation politique au
Rwanda, il a rappelé que la situation générale du continent africain était marquée en
1989-1990 par de très nombreux conflits armés dans la corne de lAfrique (Ethiopie,
Somalie, Erythrée), en Afrique australe (Mozambique, Angola, Namibie) en Afrique centrale
(Tchad et Sud-Soudan) et par des crises intérieures dont on craignait quelles ne
débouchent sur des troubles encore plus graves (Zaïre, Centrafrique, Burkina-Faso,
Bénin, Togo, Mali, Niger, Comores, Afrique du Sud).
M. Michel Lévêque a indiqué que la situation était si grave
quil avait demandé à ses collaborateurs, avant le sommet de La Baule, de
réfléchir aux scénarios de crises susceptibles daffecter les pays africains. Il a
donné lecture dun extrait de ce rapport : " LAfrique
paraissait depuis des années vouée à limmobilisme politique, au déclin
économique et à la marginalisation internationale. Elle connaît une période de crise
annonciatrice de profonds changements. Ces crises affectent la plupart des pays, elles
sont accompagnées de manifestations de violence. Si les surgissements des turbulences
peuvent varier dans le temps, ils nen semblent pas moins inéluctables sauf si, par
anticipation, les régimes encore épargnés mettent rapidement en place les réformes
nécessaires. LAfrique se trouve actuellement dans une phase de fin de partie, seule
la voie démocratique paraît pouvoir aujourdhui donner une issue durable aux
situations de crise que connaît lAfrique. (...) Le réalisme politique
consisterait, pour la France, à aider au passage de ce cap difficile ceux qui manifestent
la volonté dadopter les réformes conformes à nos idéaux : mise en place de
structures de dialogue, organisation délections libres, changements
constitutionnels démocratiques. (...) Quant à notre armée, sa mission ne peut en
aucune façon consister à cautionner les régimes en place. Elle a pour vocation
daider à préserver la souveraineté, lintégrité territoriale des pays amis
contre les agressions extérieures ", particulièrement au Tchad que la
France avait aidé suite à lagression libyenne.
Sagissant plus particulièrement du Rwanda, il a donné lecture
dun autre extrait : " Sous des apparences débonnaires, le régime
du Général Habyarimana na jamais été une démocratie. Les événements en Europe
de lest et la contestation des pouvoirs en Afrique de louest ont fait prendre
conscience aux autorités de Kigali de la nécessité de mener à bien des réformes. Cet
exercice, commencé avec prudence, a été accéléré à la suite de linvasion du
Rwanda le 1er octobre 1990. Habyarimana a un pouvoir sans partage. Le
pouvoir rwandais a une image favorable, probablement parce que le Rwanda na pas
connu les excès pratiqués dans les pays voisins, Burundi et Ouganda. Pourtant, le
régime du Président Habyarimana, parvenu au pouvoir en 1973 à la suite dun coup
détat militaire, offre un tableau peu attrayant. Le Président Habyarimana dirige
le pays sans partage. Il sappuie sur son clan de Gisenyi et sur linfluence de
la famille de sa femme. Il a progressivement écarté, par la force, ses opposants et a
continué la politique dexclusion des Tutsis, en particulier, en refusant à ceux
qui avaient quitté le pays en 1959, à la suite du renversement de la monarchie tutsie
par les républicains hutus, le droit de revenir au Rwanda. Sappuyant sur le MRND
(mouvement révolutionnaire national pour le développement), quil a créé en 1975,
le Président Habyarimana a doté le Rwanda dun système présidentiel. Mais le
Président est également chef de parti et lunique candidat des élections qui se
déroulent tous les cinq ans. En fait, tous les pouvoirs procèdent du Chef de lEtat
qui distribue postes et gratifications en fonction de son intérêt. "
Un deuxième paragraphe préconisait des réformes : " Le
caractère peu ouvert et moralisateur du pouvoir rwandais a suscité un mécontentement
certain dans les villes, dans ce pays qui reste essentiellement rural. Les étudiants,
puis les fonctionnaires, touchés par la crise économique, ont manifesté. Le Président
a réagi en sanctionnant ceux qui avaient violé le conformisme ambiant puis il a engagé
une réflexion de fond en confiant à une commission le soin de proposer des réformes.
Parallèlement, il a commencé les négociations avec son voisin ougandais sur le
problème des réfugiés, envisageant de leur reconnaître des droits, mais excluant, pour
des raisons démographiques, de les accueillir au Rwanda. Linvasion du 1er octobre
1990 a donné une impulsion nouvelle au projet de réformes du régime rwandais. Au risque
de se voir déposséder de son pouvoir, le Président Habyarimana sest engagé à
faire les concessions qui simposaient pour parvenir à un dialogue avec son
opposition intérieure et extérieure, reconnaissant lexistence du problème des
réfugiés et leur droit à circuler au Rwanda, envisageant la possibilité de créer des
mouvements politiques, tant à lintérieur quà lextérieur, et
annonçant un calendrier de réformes. "
Un autre passage relatif aux droits de lhomme précisait à
lépoque : " Les droits de lhomme ne sont pas bafoués de
façon systématique au Rwanda. Le poids dune certaine morale véhiculée par une
église omniprésente y contribue certainement. Cependant, le pays connaît des affaires,
des arrestations arbitraires, des disparitions. Par ailleurs, le problème des relations
entre Hutus et Tutsis a été résolu de façon discriminatoire à légard des
Tutsis qui nont pas accès aux emplois publics. Pour ceux qui sétaient
réfugiés en Ouganda, à la suite du renversement de la monarchie, ils se sont vu refuser
le droit au retour. Linvasion du pays par ces mêmes réfugiés le 1er octobre
a contribué à une prise de conscience du problème. Le parti unique, avec labsence
de véritable débat, le pouvoir confisqué par le Président qui distribue postes et
avantages aux membres de son entourage, lillégalité de contester et de former des
partis politiques, linexistence de la liberté syndicale, etc. "
Evoquant la politique de la France à cette époque, M. Michel
Lévêque a mentionné les démarches qui avaient été entreprises avant le
déclenchement de loffensive du 1er octobre 1990 auprès du
Président Habyarimana pour quil procède à une ouverture politique
institutionnelle. En particulier, au moment de la conférence de La Baule, les entretiens
du Président de la République avec le Président Habyarimana ont porté sur la
nécessité de réformes intérieures. Ces démarches ont amené le Président
Habyarimana, peu après la réunion de La Baule, dans son discours du 5 juillet, à
annoncer la fin de la confusion entre présidence de parti et présidence de la
République et le début dun processus démocratique. Les efforts de la diplomatie
française ont également porté sur le problème des réfugiés qui perdurait depuis
trente ans. A la suite de ces pressions, le Président Habyarimana a accepté de
réactiver la commission rwandaise et le comité rwando-ougandais sur les réfugiés.
Paradoxalement, cette décision a peut-être incité le FPR, qui préparait depuis un
certain temps son coup de force, à devancer le règlement pacifique du problème des
réfugiés et à passer immédiatement à lattaque.
Par ailleurs, des contacts avaient été pris, avant comme
immédiatement après le premier coup de force du 1er octobre, avec les
autorités des pays voisins, notamment avec le Président Museveni, pour attirer leur
attention sur les dangers que les tensions que connaissait le Rwanda représentaient pour
la stabilité régionale. Ces tentatives de désamorçage du conflit armé se sont
révélées vaines avec loffensive de lAPR du 1er octobre
1990. Face à cette situation, la France a pris alors dautres initiatives pour
assurer la protection et le rapatriement de ses ressortissants, obtenir larrêt de
lagression extérieure et encourager la recherche dune solution politique
interne garantissant le respect des droits de lhomme au Rwanda et permettant le
règlement du conflit militaire qui venait déclater.
M. Michel Lévêque a souligné que la France était en étroit
contact avec trois pays : la Belgique, les Etats-Unis et lAllemagne et que
lui-même entretenait des relations suivies avec le ministère des Affaires étrangères
belge et avec le sous-secrétaire dEtat américain pour lAfrique,
M. Hermann Cohen à lépoque, qui venait régulièrement à Paris. Il ny
avait pas de grande différence dapproche concernant la démocratisation au Rwanda,
le règlement du problème des réfugiés et le souci de dissuader le Président Museveni
de " mettre de lhuile sur le feu ", nos partenaires partageant
la même analyse et les mêmes préoccupations que les nôtres.
Il a cité, au nombre des initiatives diplomatiques de la France, une
mission accomplie du 5 au 9 novembre 1990, donc très peu de temps après
lattaque du FPR, par une délégation, qui comprenait M. Jacques Pelletier,
Ministre de la Coopération, M. Jean-Christophe Mitterrand et lui-même en tant que
directeur dAfrique. Cette délégation avait rencontré à Bruxelles M. Marc
Eyskens, Ministre belge des affaires étrangères, puis elle sétait rendue à
Kigali, à Dar Es-Salam, à Gbadolite au Zaïre, à Kampala, à Nairobi, à Bujumbura et
de nouveau à Kigali pour revoir le Président Habyarimana et lui faire part de ses
réflexions et de ses préoccupations.
M. Michel Lévêque a précisé que lors de lescale de
Bujumbura, au Burundi, il sétait entretenu avec des représentants du FPR pour se
rendre compte de leurs intentions et prôner le dialogue et la négociation. Ces
représentants ont surtout insisté sur le retour des réfugiés et le partage du pouvoir.
A lépoque, ils nont dailleurs émis aucune critique à lencontre
de la présence au Rwanda déléments militaires français, dautant que cette
présence était justifiée par la protection des Français et la nécessité de prévoir
leur rapatriement éventuel.
Après le 1er octobre 1990, le Rwanda avait envisagé
de déposer une plainte au Conseil de Sécurité de lONU pour agression extérieure.
Mais, compte tenu des aléas de cette procédure et du fait que lOuganda
naurait pas manqué de sélever contre cette action, le Rwanda a préféré
faire appel à lOUA, présidée à lépoque par le Président Museveni. Le
Rwanda escomptait que sa double qualité de Président de lOUA et de lOuganda
lempêcherait daccorder une aide trop importante au FPR et le conduirait à
faciliter les négociations avec ce dernier. Cette démarche qui consistait à faire
prendre en charge le plus largement possible le règlement des problèmes africains par
les africains eux-mêmes était une politique qui rejoignait les préoccupations de la
France.
M. Michel Lévêque a ensuite traité des procédures de
consultation et de concertation, étroites et régulières, entre les différentes
instances administratives françaises concernées par lAfrique. Il a souligné que
ces procédures devenaient quasi permanentes en temps de crise et quune réunion
hebdomadaire réunissait à lElysée, outre la cellule de la présidence de la
République pour les questions africaines, le directeur des affaires africaines et
malgaches, le directeur du cabinet du Ministre de la Coopération, le Chef
dEtat-major particulier du Président de la République ou son adjoint, un membre du
cabinet du Ministre de la Défense, le directeur de la DGSE ou son adjoint, un membre du
cabinet du Ministre des Finances et un représentant de la direction du Trésor.
Au terme de ces réunions qui permettaient dévoquer et de
débattre des questions dordre diplomatique, politique, économique et militaire
liées à la situation des pays africains et à la politique française dans ces pays, le
ou les Ministres concernés ou le Gouvernement dans son ensemble décidaient des mesures
à prendre. En cas de crise, des cellules spéciales étaient mises en place au Quai
dOrsay avec les mêmes participants. Des réunions spéciales du même genre
pouvaient avoir lieu, par ailleurs, à lElysée ou au ministère de la Défense.
Mais, dans tous les cas, il sagissait de confronter des informations et des points
de vue afin de permettre la prise de décision politique dans les meilleures conditions.
Sinterrogeant sur le caractère prévisible du génocide
davril 1994, il a souligné lexistence de nombreux éléments préoccupants,
notamment le manque de démocratie au Rwanda, labsence de règlement du problème
des réfugiés, la volonté du FPR de reprendre le pouvoir par les armes, la connivence de
lOuganda avec le FPR, qui comprenait essentiellement des Tutsis ayant servi dans les
forces ougandaises et permis au Président Museveni de prendre le pouvoir.
Il a déclaré que laccumulation de ces différents facteurs
avait mené à des massacres interethniques et que la France avait fait tout ce
quelle avait pu à lépoque pour tenter dempêcher le dénouement
tragique du génocide. M. Michel Lévêque a conclu son exposé en rappelant que
lhistoire nest pas arrêtée, ni au Rwanda ni dans les autres pays
dAfrique, et que la politique africaine de la France consiste à aider ces pays à
aller vers la démocratie et le respect des droits de lhomme, de manière à éviter
la répétition dun tel drame.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir quel rôle avait
précisément joué lélément ethnique au regard de lopposition entre Hutus
du nord et du sud, et entre Tutsis de lintérieur et Tutsis exilés.
M. Michel Lévêque a considéré quaucun déterminisme
séculaire ne conduisait les Hutus du sud et du nord et les Tutsis à se massacrer
réciproquement. Même si les problèmes ethniques existent partout en Afrique, il faut en
effet des ingrédients politiques pour quils sexacerbent et conduisent aux
massacres, comme il a été constaté en Yougoslavie ou dans dautres pays. En
1989-1990, au Rwanda, les tensions ethniques se manifestaient au nord et au sud. La
question des 500 000 réfugiés tutsis qui avaient dû fuir leur pays à partir
des années soixante pour se réfugier dans les pays voisins, en Ouganda, au Burundi, au
Kenya ou en Tanzanie navait pas été résolue. Les Tutsis restés au Rwanda ne
bénéficiaient pas de tous les droits dont ils auraient dû disposer pour participer à
la vie politique et administrative et pour entrer dans larmée. Il y avait un
accaparement du pouvoir par le clan des Hutus du nord et une situation non démocratique
tout à fait discriminatoire.
Si des réformes démocratiques avaient été entreprises, le conflit
ethnique aurait pu être évité. Le régime du Président Habyarimana aurait trouvé un
soutien populaire plus important dans la communauté hutue elle-même. Il ne faut pas
oublier quil y a eu des Hutus, du sud en particulier, mais aussi du nord, tel que
Pasteur Bizimungu qui se sont ralliés au FPR à lépoque. Les conflits ethniques ne
sont pas préécrits pour aboutir à une situation fatale. Cest le manque de
démocratie, labsence de règlement du problème des réfugiés qui ont amené à la
conclusion tragique du génocide.
M. Jacques Myard a demandé combien il y avait de pays
démocratiques en Afrique et si le cas du Rwanda était à cet égard spécifique.
M. Michel Lévêque a répondu que lAfrique était
littéralement en état de crise générale et quhormis le Sénégal, qui
connaissait néanmoins un conflit en Casamance, il ny existait guère de régimes
démocratiques.
M. Jacques Myard a rappelé que, lors des auditions
précédentes, des professeurs avaient remis en cause la différence ethnique entre Tutsis
et Hutus. Il sest demandé si la direction des affaires africaines et malgaches
était consciente que les différences ethniques reposaient avant tout sur lhistoire
et les acquis culturels.
M. Michel Lévêque a rappelé que les Hutus appartiennent au
groupe bantou, que les Tutsis sont un groupe nilotique, mais quau cours des siècles
des mélanges se sont produits entre ces populations. La direction des affaires africaines
et malgaches na jamais pensé quil pourrait y avoir au Rwanda une solution
fondée, comme au Burundi, sur un partage et des répartitions ethniques. Les problèmes
ethniques mènent obligatoirement à des situations de conflits et de crise si le
tribalisme ou la discrimination ethnique servent de mode de gouvernement.
La problématique de lépoque était damener le Président
Habyarimana à comprendre quil fallait régler la question des réfugiés, avant
même le 1er octobre 1990, sachant que 500 000 réfugiés actifs
constituaient un danger potentiel. Par ailleurs, la discrimination était
" légale " à lintérieur même du Rwanda et la France a
beaucoup insisté auprès du Président Habyarimana pour quil supprime toute mention
ethnique sur les cartes didentité. Les gens se savaient néanmoins Tutsis ou Hutus,
probablement pour des raisons sociales. La direction des affaires africaines et malgaches
se rendait bien compte que, si le Président Museveni cessait daccorder une aide
militaire aux réfugiés, le problème pourrait se régler par des voies politiques et
quil convenait, à cet effet, dobtenir du Président Habyarimana des réformes
intérieures mettant fin à la discrimination raciale.
M. Jacques Myard, rappelant que M. Michel Lévêque avait
indiqué que si des réformes démocratiques avaient été effectuées, le génocide
aurait peut-être été évité, sest demandé si le processus de La Baule,
quil acceptait bien volontiers, ne conduisait pas toutefois à de graves échecs à
partir du moment où les conditions dune véritable démocratisation nétaient
pas réunies et où nexistaient pas de contre-pouvoirs.
M. Michel Lévêque a affirmé que, sil ny avait
pas eu La Baule et les efforts français, le conflit se serait produit de toute façon.
Seules la démocratisation interne, la formation dun Gouvernement de coalition, une
négociation avec les émigrés pour régler la question de leur retour pouvaient éviter
le conflit, cétait là la seule voie possible.
M. Bernard Cazeneuve sest interrogé sur la suppression
de la mention ethnique sur les cartes didentité. Il a demandé à M. Michel
Lévêque de confirmer linformation, avancée par différentes personnes entendues
par la mission, selon laquelle cette suppression avait été demandée avec insistance
pour la première fois au Président Habyarimana à loccasion de la visite
effectuée par M. Jacques Pelletier en novembre 1990 à Kigali. Il a souhaité savoir
quel avait été le dispositif mis en place par les administrations et par les
responsables politiques français pour que cette suppression entre effectivement dans les
faits.
M. Michel Lévêque a confirmé que, lors de la visite de
M. Jacques Pelletier, la délégation avait insisté pour que soit décidée cette
suppression symbolique de manière à manifester labolition, au Rwanda, des
différences de traitement en fonction des origines ethniques. Il na cependant pas
pu préciser si la suppression de la mention ethnique sur les cartes didentité
avait été demandée au Président Habyarimana avant le 1er octobre 1990,
mais quoiquil en soit, la direction des affaires africaines estimait que sur le plan
des principes démocratiques, il fallait absolument supprimer toutes ces mentions. Le
Président Habyarimana avait donné son accord et avait annoncé publiquement cette mesure
pour laquelle la coopération avait prévu des crédits car il y avait un problème de
financement. M. Michel Lévêque a toutefois déclaré ignorer si un suivi de cette
question avait été assuré.
M. Bernard Cazeneuve a demandé à quelle époque le FPR avait
élaboré son programme politique et si la direction des affaires africaines et malgaches
avait procédé à une analyse approfondie de celui-ci. Dans ce cas quelle en était la
dimension ethnique et politique et quelle était la part de la revendication
démocratique ?
M. Michel Lévêque a rappelé que le FPR et lAPR
sétaient développés en Ouganda, dans le courant de lannée 1990 surtout, de
manière relativement secrète. Bien que la direction des affaires africaines et malgaches
ait eu conscience de la gravité de la situation et de la montée en puissance du FPR,
personne, avant lattaque du 1er octobre 1990, nétait en état
de dire exactement de quelles forces disposait lAPR et quelle était
limplantation politique du FPR parmi les réfugiés. Tous les opposants
sexprimaient ouvertement en Ouganda comme en Belgique. Il y avait parmi eux non
seulement des Tutsis mais des Hutus du sud et du nord. Les premiers contacts datent de la
visite de M. Jacques Pelletier dans la région des Grands Lacs, en novembre 1990, et
des entretiens quil avait eus à cette occasion au Burundi avec des membres du FPR
qui comprenait à la fois des Hutus du nord, du sud et des Tutsis.
Leur programme comportait des revendications présentées sous un jour
démocratique, cest-à-dire la participation de tous les Rwandais aux élections, la
fin du parti unique, la fin de toute discrimination, le retour des réfugiés. Il fallait
que les 500 000 réfugiés -eux-mêmes avançaient des chiffres beaucoup plus
importants- puissent revenir sinstaller au Rwanda et quils puissent y
circuler. Le FPR, dans ces contacts, déclarait intelligemment quil poursuivait ces
deux objectifs majeurs de démocratie interne et de retour des réfugiés.
Sagissant du pouvoir, le FPR en a revendiqué dès le départ le
partage. Il demandait dans toutes les négociations avec le Président Habyarimana
quil y ait un Gouvernement provisoire dans lequel il serait introduit. Il ne
demandait donc pas un simple retour à la démocratie, avec des élections, mais entendait
contrôler ce retour à la démocratie et ces élections en ayant la garantie dêtre
associé au pouvoir.
A une question complémentaire de M. Jacques Myard sur la
nature de cette démarche qui consiste, comme les islamistes, à " avancer
masqué ", M. Michel Lévêque a estimé que les opposants en
Algérie avaient la même approche du partage du pouvoir.
M. Pierre Brana a souligné que la question du contrôle du
retour à la démocratie avait été soulevée dans toutes les conférences nationales en
Afrique et quil était normal que les minorités écartées du pouvoir demandent à
participer à lorganisation des élections dans la période de transition. Il a
demandé à quelle époque avait été rédigé le rapport sur létat des
différents pays africains mentionné par M. Michel Lévêque et à quel moment la
France avait commencé à exercer des pressions sur le Président Habyarimana.
M. Michel Lévêque a indiqué que ce rapport avait été
rédigé en novembre 1990, juste après lattaque du FPR. Il a précisé que, lorsque
le Président Habyarimana était venu à Paris en avril 1989, il lui avait été demandé
de résoudre le problème des réfugiés et de réactiver la commission rwando-ougandaise
sur les réfugiés, car la partie la plus active des réfugiés se trouvait en Ouganda et
pouvait être utilisée comme force armée contre le Rwanda. La France a également
insisté pour que soit entreprise une démocratisation interne. Mais le Président
Habyarimana avait contre lui les Tutsis et les Hutus du sud et son pouvoir reposait
principalement sur le clan des Hutus du nord. A lépoque, laccord conclu entre
les Présidents Habyarimana et Museveni pour permettre à la commission ougando-rwandaise
sur les réfugiés dorganiser le rapatriement des réfugiés laissait espérer le
retour de ces derniers. Cétait un pari sur le règlement de la question des
réfugiés comme facteur de transformation du régime.
Répondant à M. Pierre Brana sur le régime des quotas qui
limitait laccès des Tutsis à la fonction publique et sur leur exclusion des forces
armées, M. Michel Lévêque a rappelé quil y avait peut-être un
ministre et deux députés tutsis. Il a précisé que la politique des quotas,
cest-à-dire une politique discriminatoire sappliquait dans les collèges et
lycées. La direction des affaires africaines et malgaches considérait ce problème dans
son ensemble, cest-à-dire en y incluant larmée, ladministration, les
facultés et les écoles. Lexclusion des Tutsis de larmée, constituée de
Hutus, était tenue pour une discrimination importante et la suppression des quotas était
considérée comme un des éléments de base des réformes démocratiques internes.
A une autre question de M. Pierre Brana sur la réaction de
la direction des affaires africaines et malgaches aux télégrammes de lambassadeur
de France à Kigali annonçant " la possibilité de massacres à grande
échelle ", M. Michel Lévêque a rappelé que la direction
craignait que larmée APR massacre des civils, dans sa reconquête du Rwanda, et que
parallèlement les milices hutues, en réponse aux attaques du FPR, se livrent à des
massacres de Tutsis. Cette crainte de massacres ethniques était donc bien présente dans
lanalyse politique, non pas par ethnicisme, mais parce que la direction des affaires
africaines et malgaches se rendait compte du risque denchaînement des événements.
M. Pierre Brana a demandé des précisions sur les
différentes rencontres de responsables français avec le Président Museveni et sur sa
position à légard du FPR présent sur son territoire.
M. Michel Lévêque a précisé quau cours de la visite
de M. Jacques Pelletier le 4 ou le 5 novembre 1990, le Président Museveni avait
beaucoup insisté sur le problème des réfugiés mais quil avait minimisé son
rôle, pourtant évident, dans le soutien militaire du FPR. Il agissait ainsi pour faire
croire que, loin de " mettre de lhuile sur le feu ", il essayait
au contraire de calmer le jeu. En tant que Président de lOUA et membre de la
Communauté des grands lacs, il ne refusait pas les contacts avec le régime du Président
Habyarimana.
M. Jean-Claude Sandrier a souhaité savoir si M. Michel
Lévêque confirmait ce quavait déclaré une personne précédemment entendue par
la mission, à savoir que le FPR était considéré comme dangereux pour les intérêts
français, ce qui amenait en fait, quon le veuille ou non, à soutenir le régime en
place.
M. Michel Lévêque a souligné que la France avait des
contacts avec tous les opposants, de quelque pays que ce soit, en Angola, au Mozambique,
en Afrique du sud et en Namibie. Le Quai dOrsay nest pas exclusivement au
contact avec les régimes et les gouvernements en place et participe souvent au règlement
des conflits avec les opposants. Ainsi à la suite démeutes à Port Gentil au Gabon
en 1990, la France est intervenue pour protéger ses ressortissants puis a prêché
lentente entre le Président Bongo et les opposants. De même, au Tchad, la France a
entretenu des relations avec les différents protagonistes, quil sagisse de
M. Goukouni Oueddei, de M. Hissène Habré ou M. Idriss Déby. Si le
discours de La Baule contribuait à lévolution vers la démocratie et létat
de droit, la politique de la France était que chaque pays se détermine par ses propres
voies internes.
Au Rwanda le problème était essentiellement déviter la guerre,
donc déviter des massacres ethniques sous-jacents à la guerre et aux interventions
extérieures. Il ny avait pas da priori contre le FPR en tant que parti
dopposition. Il y avait un a priori contre une attaque armée. La France a eu
de multiples rencontres avec le FPR pour favoriser le dialogue.
M. Jacques Desallangre a demandé si la France avait insisté
pour que le Président Habyarimana ne dépose pas de plainte au Conseil de sécurité mais
saisisse lOUA.
M. Michel Lévêque a rappelé que le Président Habyarimana
navait pas saisi mais consulté lONU et que la France ne lui avait pas dit
daller ou non devant lorganisation internationale. Lui-même avait penché
pour une solution régionale dans le cadre de lOUA, car, à lépoque, le
Président Museveni jouait un rôle clef dans le conflit. Pour porter plainte devant le
Conseil de Sécurité, le Président Habyarimana devait invoquer une agression
extérieure. Or il a estimé quil valait mieux ne pas engager une telle procédure
contre lOuganda alors quil pouvait trouver un règlement avec ce pays. A
lépoque, il y avait une tendance qui consistait, même pour la France, à
considérer que les pays africains devaient prendre en charge le plus possible le
règlement de leurs conflits et que, pour régler un conflit qui était de nature
régionale, il valait mieux consulter lensemble des pays des Grands Lacs (Tanzanie,
Ouganda, Burundi, Kenya, etc.).
Il ny avait pas encore détat de guerre. On comprenait
parfaitement que, dans le fond, si les Africains parvenaient à régler le problème
eux-mêmes, cétait sans doute la meilleure solution. Comme le Président Museveni
était Président de lOUA, on supposait quil devait simpliquer fortement
dans le règlement du conflit.
Evoquant les propos selon lesquels lidée dun génocide ne
dominait pas la réflexion française, préoccupée incontestablement par la crainte
dune déstabilisation du Rwanda et soulignant que le rapport de la direction des
affaires africaines et malgaches dressait un portrait très peu amène du régime du
Président rwandais alors quil présentait le FPR dans des termes sympathiques, M. Jean-Claude
Lefort a demandé des précisions sur lanalyse faite par la France des
intentions réelles du FPR et de ses alliés. Il a également voulu savoir si
laction de la France au Rwanda était fidèle à la recommandation selon laquelle
les armées françaises ne devaient pas cautionner les régimes en place.
M. Michel Lévêque a tout dabord répondu que
lhonnêteté intellectuelle commandait que lon voie exactement la situation de
la démocratie et des droits de lhomme au Rwanda. Tout observateur objectif ne
pouvait que décrire le même tableau dun régime discriminatoire de parti unique
qui ne sappuyait pas vraiment sur un consensus. Lopposition nayant pas
les mêmes responsabilités que le régime en place, le FPR, à lépoque,
présentait un programme " formellement " démocratique comprenant le
retour des réfugiés, la non-discrimination, etc.
Reconnaissant que son propos pouvait apparaître provocateur, M. Jean-Claude
Lefort sest interrogé sur lidée, émise par M. Michel Lévêque,
que loffensive du FPR avait abouti à ce que le régime commence à se
démocratiser.
M. Michel Lévêque a déclaré quil navait pas
dit cela mais que la pression des événements avait accéléré un processus de réforme,
un peu tardif à ce moment-là et qui ne suffisait pas à enrayer le mouvement de
déstabilisation. Lattaque armée du FPR a sans doute réduit les possibilités qui
pouvaient soffrir au Président Habyarimana de démocratiser son régime et
darriver à un résultat par la démocratisation. Il ny avait pas de dilemme
entre massacre ethnique ou déstabilisation. Sil y avait déstabilisation, à savoir
si lattaque armée se développait, il y avait effectivement des risques de
massacres. Les deux phénomènes sont liés. La politique française ne consistait pas du
tout à conforter un régime, quel quil soit, par la présence de contingents
militaires. Laide militaire au Tchad ne visait pas à soutenir Goukouni Oueddei ou
Hissène Habré. Elle avait avant tout pour objectif la protection des Français et leur
évacuation, outre le soutien contre une agression extérieure. Lenvoi de
contingents militaires français nest pas décidé dans la perspective politique de
soutenir les régimes en place.
M. François Lamy a demandé à M. Michel Lévêque si,
au vu de son expérience, il navait pas limpression que la pratique
consistant, pour la diplomatie française, à reconnaître les Etats, donc les
frontières, et à refuser de reconnaître les régimes, ne constituait pas un frein,
voire une source dambiguïté pour la politique que souhaite mener la France, tout
particulièrement en Afrique. Se demandant si les services de renseignement français
avaient pu jouer un rôle quelconque dans le renversement de tel ou tel régime, il
sest ensuite interrogé sur léventuelle discordance entre laction de
ces services et notre diplomatie.
Illustrant le rôle quont pu jouer des interventions françaises
pour faire cesser des massacres ethniques, M. Michel Lévêque a rappelé que,
lors de la crise survenue entre la Mauritanie et le Sénégal, de tels massacres
sétaient produits à Dakar, au Sénégal, contre des Mauritaniens et sur la rive
mauritanienne du fleuve Sénégal contre des Sénégalais. Le risque de développement des
massacres ethniques, puis de lafflux dune masse de réfugiés de part et
dautre, et dinterventions militaires du Sénégal contre la Mauritanie ou
inversement a conduit la France à des interventions très pressantes auprès du
Président Diouf du Sénégal et auprès du Président Ould Taya de Mauritanie.
Laction de la France a alors été décisive. Si la France nétait pas
intervenue pour le règlement de ce conflit entre le Sénégal et la Mauritanie, les
choses auraient pu dégénérer en massacres plus graves encore et en confrontation armée
entre ces deux pays. Quant au rôle de larmée française, celui-ci est centré sur
la protection et lévacuation de nos ressortissants, et sur la coopération avec les
forces africaines dans les domaines de la formation et de lentraînement.
M. Michel Lévêque a conclu en déclarant que pour tout
Gouvernement digne de ce nom, il y a une unité dans la politique. Au cours des réunions
de consultation et de concertation, chaque participant a ses sources dinformation.
Pour la direction des affaires africaines et malgaches, ce sont les sources diplomatiques,
les rencontres avec les opposants ou avec les représentants des régimes en place. La
DGSE avait ses sources. Sil y avait mise en comparaison et discussion des analyses,
la politique menée était celle du Gouvernement.
Audition de M. Paul DIJOUD
Directeur des Affaires africaines et malgaches
au ministère des Affaires étrangères (mars 1991-août 1992)
(séance du 20 mai 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Paul Dijoud,
Directeur des Affaires africaines et malgaches au ministère des Affaires étrangères, de
mars 1991 à août 1992, période qui a été marquée, au Rwanda, par une nouvelle
offensive du FPR et qui sest conclue par la nomination dun premier ministre
dopposition et le lancement du processus des négociations dArusha. Il a
souligné que son audition serait de nature à éclairer la mission sur la complexité et
les ambiguïtés de la situation politique du Rwanda au moment où le Président
Habyarimana semblait accepter le principe dun partage du pouvoir avec
lopposition intérieure dans la perspective dune transition démocratique.
M. Paul Dijoud a tout dabord précisé quil
navait pas été candidat au poste de directeur des Affaires africaines, mais
quil sétait impliqué avec passion dans la politique africaine et, dès le
départ, dans le terrible problème rwandais. M. Roland Dumas, Ministre dEtat
chargé des Affaires étrangères, qui lavait reçu dès son arrivée, avait fait du
Rwanda lune de ses préoccupations premières. Il souhaitait que la politique
africaine soit préparée et mise en uvre à partir du quai dOrsay. Cette
vision, qui aspirait à recentrer laction de la France en Afrique, a trouvé son
aboutissement, il y a quelques mois, avec la réorganisation des services de la
Coopération.
Parmi les différentes administrations qui contribuaient à notre
politique africaine et dont il fallait harmoniser les actions, la direction des Affaires
africaines a tenu un rôle important aux côtés du ministère de la Coopération, du
ministère de la Défense et de plusieurs autres services de lEtat qui avaient un
domaine propre de responsabilités, que le ministère des Affaires étrangères
sefforçait déjà de coordonner. Cependant, il a relevé que cétait avant
tout entre la présidence de la République et le ministère des Affaires étrangères que
se définissaient les orientations, à partir des informations et des évaluations
fournies par les uns et les autres.
Linformation circulait sans réserve sur ces orientations. Elle
partait, formalisée, de la direction des Affaires africaines vers le cabinet du Ministre
qui approuvait les propositions des services après les avoir, le cas échéant,
modifiées et les transmettait à la présidence de la République. Le Président
Mitterrand était très préoccupé par lAfrique quil connaissait bien, où il
avait de nombreux contacts. Il se tenait constamment informé par lintermédiaire de
la cellule africaine dont il annotait les propositions quelle-même, dans la plupart
des cas, sollicitait de la direction des Affaires africaines. Dès lors, ces propositions
devenaient une référence, un point dappui pour les décisions et les démarches
ultérieures.
Létat-major particulier du Président de la République tenait
une place importante dans la politique africaine, dès le moment où des militaires
étaient engagés, comme cétait le cas au Rwanda. Lexpérience, la
compétence, la grande loyauté du Général Christian Quesnot et du Général Jean-Pierre
Huchon leur ont bien sûr donné, pendant toute cette période, un grand poids. Après
leur avoir rendu un hommage appuyé, il a souligné quil avait toujours entretenu
avec eux des relations extrêmement amicales et confiantes, et que, pendant toute cette
période, létat-major particulier de la Présidence de la République avait su
mener à bien la tâche difficile de faire coïncider la démarche politique et la
démarche militaire. La Direction des Affaires africaines et lEtat-major particulier
avaient, quels que soient les interlocuteurs, partagé les mêmes orientations, les mêmes
convictions, même si des nuances avaient pu apparaître.
M. Paul Dijoud a précisé que son exposé liminaire ferait certes
appel à sa mémoire, mais reprendrait partiellement les textes, les notes, les
télégrammes et les comptes rendus divers, établis au cours de la période concernée,
considérant quil était plus intéressant de sy reporter plutôt que
dinterpréter ses propres souvenirs avec toutes les déformations que le recul du
temps risque dapporter.
Il a, dans un premier temps, fait porter sa réflexion sur le
caractère prévisible ou non de la tragédie rwandaise.
Il a rappelé que le dossier rwandais avait été lun des
premiers quil avait eu à traiter. Tous les observateurs paraissaient redouter que
se produise quelque chose de grave au Rwanda, mais personne nen avait prévu la
forme. On craignait avant tout une longue guerre civile, étant donné la nature des
forces en présence, et celle des problèmes à régler. Les choses se sont passées
différemment, en raison de lenchaînement des circonstances, mais il est certain
que lon redoutait le pire.
Il a indiqué que lhistoire rwandaise et la formation des forces
en présence justifiaient beaucoup dinquiétudes. Ce pays était passé dune
domination monarchique, exercée par les Tutsis réunis autour de leur prince, sur les
autres ethnies, en particulier les Hutus, petit peuple, très majoritaire, de paysans. Les
Belges ont, en effet, pendant une bonne partie de la colonisation, trouvé profit à
abandonner aux Tutsis une large possibilité de conduire le pays à leur gré. La
décolonisation a été bâclée et les Belges sont partis le plus vite possible. A cette
période où lélection était la loi du genre en Afrique, les Rwandais ont voté
selon leur ethnie, et les Hutus, rassemblés dans diverses formations, ont obtenu
70 % des voix.
Il sen est suivi un défoulement populaire, une dégradation des
équilibres. La peur sest longtemps maintenue dans le pays. Les Hutus ont cherché
à exercer leurs pouvoirs à tous les niveaux, et tout naturellement les Tutsis lont
mal accepté. Le pouvoir hutu mis en place avec réticence par les Belges qui, à ce
moment-là, ont dû changer de camp, a créé dans le pays une panique qui a marqué le
début des enchaînements ultérieurs. En 1959, a eu lieu un premier génocide, suivi en
1960 par un deuxième et lon a pu estimer que ces premiers massacres avaient fait
des dizaines de milliers de morts, dans des conditions souvent atroces. Les mêmes causes
produisant les mêmes effets, il y avait fort à craindre que la situation dérive vers de
nouvelles violences de ce type.
M. Paul Dijoud a dit avoir été frappé, dès son premier voyage
au Rwanda, par lambiance qui régnait dans Kigali et dans les campagnes. Les gens
étaient terrorisés les uns par les autres. Toutefois les Hutus modérés du Sud et du
Centre qui constituaient la grande majorité de la population auraient souhaité que leur
pays évolue plus vite, différemment, et navaient pas de haine profonde pour les
Tutsis. Ils nont pas participé au génocide. Néanmoins, ils avaient peur
dune invasion du FPR, dun retour en force de lethnie des seigneurs, avec
tout ce que cette menace pouvait comporter. Par ailleurs, de nombreux Tutsis étaient en
butte à la volonté de vengeance de Hutus désireux dobtenir une place
correspondant à leur poids démographique et de les faire partir. Le clergé catholique,
notamment lévêque de Kigali, craignait le pire dans un contexte de peur
réciproque qui menait à la haine. Il était clair que des événements tragiques
surviendraient si rien nétait fait pour les empêcher.
Cest pour cette raison que la France sétait impliquée,
bien quelle nait pas eu dintérêts au Rwanda et quelle ne soit
pas liée à ce pays de longue date. Le Rwanda était comme un accident dans le domaine
des responsabilités de la France. Elle navait aucune vision hégémonique et il ne
sagissait pas de défendre les frontières de la francophonie. Il eût été absurde
de prendre de tels risques pour un enjeu de ce type, aussi passionnant soit-il.
M. Paul Dijoud a présenté les cinq objectifs sur lesquels
reposait la politique de la France au Rwanda.
Le premier était daboutir à un cessez-le-feu car nous
considérions que rien ne pouvait se faire sans la fin des combats. La France est sans
cesse intervenue auprès des deux parties et plusieurs cessez-le-feu ont été signés,
mais ils ont toujours été temporaires et jamais réellement appliqués.
En second lieu, les efforts français ont consisté à contraindre le
Président Habyarimana à mettre en uvre de véritables réformes politiques et à
lappuyer quand il prenait des mesures en ce sens, sans toutefois vouloir transformer
le Rwanda en une démocratie avancée. M. Paul Dijoud a considéré à cet égard que
le discours de La Baule ne devait pas être interprété comme un appel à la démocratie
immédiate, mais comme une orientation, une priorité dans les démarches de la France et
a souligné son influence sur la vie politiques des pays africains. Tout a été fait pour
convaincre le Président Habyarimana que, malgré les difficultés, il fallait, par
étapes successives, mener à bien de véritables réformes pour que son pays puisse vivre
dans un certain consensus.
Le troisième objectif consistait à permettre le retour des Tutsis
exilés, la France estimant que le problème des réfugiés était dune importance
fondamentale. Entre 600 et 800 000 Tutsis avaient fui au moment des grands massacres
et sétaient installés dans les pays voisins, où ils vivaient dans des conditions
inégales. Les uns sétaient insérés dans les pays daccueil ; les
autres vivaient comme des parias et navaient quune seule aspiration, celle de
se réinstaller au Rwanda. Ils étaient amers, frustrés, prêts à toutes les aventures.
Il fallait leur donner une place dans leur pays.
Le quatrième objectif, plus complexe, difficile à expliquer à
lopinion publique française qui, déjà à cette époque, ne comprenait pas
toujours les engagements de la France en Afrique quand ils prenaient un caractère
militaire, était déviter une victoire militaire du FPR sur larmée
rwandaise, et par là même déviter une guerre civile. En effet, la conquête
militaire du pouvoir par le FPR, qui aurait dû alors affronter une population
majoritairement hostile, aurait créé une situation intenable, provoquant des
répressions, des représailles et donc la guerre civile. Il convenait de faire en sorte
que le FPR nécrase pas larmée rwandaise. Celle-ci avait dailleurs
connu des succès lors de lattaque sur Ruhengeri, ce qui avait permis la
stabilisation du front face à une opération surprise, bien menée, mais sans grande
portée. La France ne pouvant sengager militairement, elle a décidé
daccorder aux forces armées rwandaises une aide à la formation et un appui sous la
forme dune fourniture déquipements militaires.
Enfin, la France sest efforcée de mobiliser ses partenaires pour
éviter un embrasement de toute la région. La Belgique, ancienne puissance colonisatrice,
la Grande-Bretagne qui était impliquée en Ouganda, les Etats-Unis, très attentifs à
lévolution de la situation, manifestaient leur volonté dapporter une
contribution au règlement de la crise rwandaise.
A cette époque, les Américains reconnaissaient sans difficulté le
rôle de la France, quils appuyaient. M. Hermann Cohen, Secrétaire dEtat
adjoint aux Affaires africaines du Gouvernement américain, suivait la ligne de conduite
des Etats-Unis, consistant à laisser la France agir dans cette zone quelle
connaissait mieux que les autres et où elle savait ce qui pouvait être fait, tout en se
déclarant prêt à intervenir à la demande de la France ou en labsence de
solutions. A lappui de cette description de lattitude américaine,
M. Paul Dijoud a évoqué un télégramme de lambassadeur de France à
Washington, du mois de juillet 1991, selon lequel les Etats-Unis considéraient
quil appartenait à la France et à la Belgique de jouer le rôle essentiel pour la
recherche dun accord au Rwanda et soulignaient quil nentrait pas dans
les intentions américaines de se substituer à ces deux pays. M. Paul Dijoud a
relevé que cette attitude démontrait la confiance accordée, dans un premier temps, à
la France par les Etats-Unis.
Il a ensuite abordé la dimension régionale de la crise en indiquant
quà lépoque, un long débat avait porté sur limplication de
lOuganda. Celle-ci était bien connu des Etats-Unis comme le montre un télégramme
de lambassadeur de France à Washington relatant une réunion organisée par le
département dEtat : " La Defense Intelligence Agency (DIA) du
Pentagone exposait à lattention des ambassades de France, de Grande-Bretagne et de
Belgique, la situation au Rwanda. Lambassadeur déduit que le Pentagone considère
que le FPR opère au Rwanda au départ de plusieurs bases situées en Ouganda, bases
mobiles mais dont la localisation est connue. La DIA est également persuadée que le FPR
utilise des pistes datterrissage se trouvant en territoire tanzanien. Elle relève
lexcellente capacité tactique du FPR et limportance de son équipement
militaire. Elle considère que larmée ougandaise aurait la capacité dexercer
un contrôle sérieux sur la frontière avec le Rwanda, à supposer quelle le
souhaite. Enfin les services de renseignement de larmée pensent quune
nouvelle offensive du FPR se prépare dans le nord-ouest, bien quà long terme,
aucune solution militaire ne soit susceptible de faire la différence entre larmée
rwandaise et le FPR. "
Après une longue description de la stratégie et des objectifs du FPR
passant dune tactique de guerre conventionnelle à une tactique de guérilla, le
télégramme indique : " Le FPR bénéficiait de plusieurs bases en
Ouganda pour mener des opérations de reconnaissance avant le déclenchement de ses
offensives et se replier en territoire ougandais après avoir atteint ses objectifs et
éviter des engagements meurtriers. Sa tactique dopération -dit la DIA- est
remarquable pour une armée de guérilla. Depuis le 23 janvier, le FPR menait et
préparait de nouvelles offensives dans la zone nord et nord-ouest. Larrivée de
trois bataillons dans la zone du parc des Volcans prouvait quune nouvelle offensive
était en préparation. "
Selon la DIA : " Les objectifs du FPR étaient, à
long terme, la restauration de la domination tutsie, et les objectifs affichés comme la
démocratisation à terme du Rwanda et louverture dun dialogue avec le
gouvernement nétaient mis en avant quà lintention des opinions
occidentales. La stratégie du FPR pouvait être analysée comme suit : à court
terme, étrangler léconomie rwandaise, mener une guerre dusure contre
larmée et conquérir le terrain; à moyen terme, acculer le gouvernement rwandais
à la négociation et sinsérer dans les structures gouvernementales ; à long
terme, contrôler le gouvernement.
" Bien évidemment, le département dEtat, après cet
exposé, a fait des réserves et des commentaires. On voit apparaître une certaine
dichotomie entre deux tendances de la politique américaine : ceux qui font confiance
à la France et qui nous ont aidés jusquau bout, M. Cohen en particulier, le
ministre compétent, et ceux, au Pentagone ou à la CIA, qui avaient une vision plus dure
mais aussi plus pragmatique. Au départ, ces derniers ont été hostiles au FPR parce
quils ont vu une forte déstabilisation de la région alors queux-mêmes
soutenaient encore le Maréchal Mobutu au Zaïre, principal point dappui de leur
présence économique dans la région. Ensuite, constatant que le FPR allait gagner, ils
se sont retournés vers le FPR et lont vraisemblablement aidé. "
M. Paul Dijoud a rappelé que la situation régionale était
particulièrement délicate. Le Burundi constituait un élément majeur des craintes
françaises. Le Zaïre, vulnérable, actif dans cette affaire, craignait dêtre
déstabilisé, doù les interventions du Maréchal Mobutu. Les Américains portaient
peu à peu attention à cette région en termes géopolitiques. Tous ces éléments
conduiront le Président de la République à organiser une mise à plat de la politique
française et à relancer laction diplomatique de la France dans la région.
M. Paul Dijoud a indiqué quil a ainsi été amené à organiser et à
présider une conférence des ambassadeurs des pays de la Région des grands lacs, du 12
au 18 juillet 1991, accompagné du Général Jean-Pierre Huchon, membre de
létat-major particulier de la Présidence de la République, ce qui témoignait de
lintérêt que le Président apportait à cette démarche.
Au cours de ce voyage, M. Paul Dijoud a indiqué quil avait
rencontré le Président Habyarimana à deux reprises, et a donné lecture du télégramme
de lambassadeur rendant compte de ces entretiens : " M. Paul
Dijoud, accompagné du Général Jean-Pierre Huchon, a visité le Rwanda du
18 au 20 juillet. Cette visite a été marquée par létape
suivante :
" Une première audience a été accordée par le Chef de
lEtat pendant près de deux heures, dans la matinée du 18. Elle a donné tout
dabord à celui-ci loccasion de refaire lhistorique détaillé de
lagression subie par son pays depuis le 1er octobre 1990, des origines
politiques et ethniques de ce conflit, du rôle joué par lOuganda, des différentes
tentatives de médiation faites à léchelle régionale et, enfin, des appuis reçus
par le Rwanda des pays amis, surtout de la France, qui ont eu un poids déterminant dans
le redressement de la situation militaire.
" Le Président est convaincu que Museveni ne renonce
toujours pas à appuyer une rébellion formée essentiellement par ses anciens compagnons
et frères de race. Il continue à leur fournir des armes, récemment des mortiers de
120 millimètres. Les Rwandais se demandent sil ne va pas leur procurer des
véhicules. De son côté, le groupe dobservateurs militaires créé par lOUA
apparaît tout à fait inefficace, et sa neutralité est douteuse en raison de sa
composition ethnique. Ses membres ougandais sont suspects de collusion avec lennemi.
Il en est de même des Burundais, même si le Président Habyarimana fait personnellement
confiance au Président Buyoya.
" Le Chef de lEtat et M. Dijoud sont convenus
quil fallait donner une suite rapide au projet de mini-sommet entre Etats de la
zone. M. Bizimungu, Ministre des Affaires étrangères, était chargé dune
nouvelle tentative pour rencontrer le Président Mobutu et obtenir son adhésion à ce
projet et son accord sur la date du 27 juillet, déjà acceptée par le Président
Habyarimana.
" Par delà cette action diplomatique à mener par le canal
de lOUA et avec lappui des pays amis, M. Dijoud a insisté pour que se
concrétisent les garanties promises pour favoriser le retour des réfugiés, en
particulier lengagement pris par le Président, de permettre à tous de recevoir un
passeport rwandais. Il a exprimé la conviction que le Front patriotique rwandais serait
privé dargument lorsque tous les émigrés qui le souhaitaient pourraient jouir de
la nationalité rwandaise sans aucune restriction et intervenir librement dans la vie
politique du pays.
" M. Dijoud a ensuite insisté sur le danger que
constituait la perspective dune conférence nationale qui se déclarerait
inévitablement souveraine et permettrait à toutes sortes dagitateurs de gagner le
devant de la scène, conduisant ainsi au désordre et laissant ensuite le pays dans une
situation économique et financière grave.
" Il fallait, pour éviter cela, que le Chef de lEtat
prenne linitiative, tant quil en est encore temps, de consulter les partis, et
de leur soumettre une loi électorale, de préférence fondée sur le scrutin
proportionnel, dont lexpérience a démontré quil permettait dassurer
léquilibre le plus satisfaisant dans les pays comme le Rwanda où les facteurs
ethniques et régionalistes avaient une grande importance. "
M. Paul Dijoud a souligné le caractère insistant des démarches
entreprises pour convaincre le Chef de lEtat de la nécessité de conduire des
réformes. Le Président Habyarimana semblait sensible à ce discours, rassuré quant à
lintention française de maintenir son appui, aussi bien à lintérieur
quà lextérieur, convaincu que la France entendait linciter à ne pas
abandonner à ses opposants la conduite dune évolution politique qui
savérait irréversible. Puis M. Paul Dijoud a cité à nouveau le télégramme
rendant compte de sa visite au Rwanda :
" Le 19 juillet a été réservé à la conférence des
ambassadeurs de France de la zone. Cette conférence a permis à M. Dijoud
dexposer comment le département comptait relancer notre politique en Afrique,
substituer une stratégie dinitiatives et dactions à une diplomatie trop
longtemps limitée jusquici à réagir devant les événements et placer cette
politique dans des cadres régionaux, la crise rwandaise fournissant lexemple
dun problème qui ne pouvait être résolu sans concertation dans lensemble de
la zone.
" La rencontre des ambassadeurs de Kampala, de Bujumbura, de
Nairobi, de Kinshasa et de Kigali sest poursuivie ensuite pour procéder à une
évaluation de la situation au Rwanda. La présence militaire française au Rwanda reste
nécessaire à la stabilité du pays et aussi à lensemble de la zone, et il est
souhaitable que les gouvernements voisins soient convaincus que la paix est notre seul
objectif. La solution du problème des réfugiés ne peut être que régionale. Nous ne
pouvons quappuyer les efforts de lOUA.
" La présence militaire française au Rwanda doit avoir pour
corollaire la poursuite harmonieuse du processus de libéralisation. Celui-ci doit se
réaliser dans le dialogue avec les partis et dans le renforcement de létat de
droit, en évitant un glissement catastrophique vers la conférence nationale.
" Lidéal serait que le Chef dEtat propose à ses
opposants daccepter une trêve qui pourrait être marquée par la formation
dun gouvernement dunion nationale, chargé dassurer la conduite de la
guerre et le rétablissement de la paix, en même temps que la préparation des
élections.
" La réconciliation doit être notre objectif majeur. Elle
passe inévitablement par une négociation avec le FPR. Si cette négociation, par delà
les efforts de lOUA, doit recevoir lappui des puissances occidentales, la
conduite nous en revient et les initiatives américaines, en ce domaine, doivent être
découragées. Par ailleurs, si Paris devenait un jour le lieu dune rencontre, le
secret de ses conclusions devrait être rigoureusement préservé. "
M. Paul Dijoud a précisé quaprès avoir rencontré
plusieurs membres du Gouvernement rwandais, il sétait entretenu avec les principaux
partis politiques rwandais. Ceux-ci ont affirmé que la paix était possible avec le FPR,
mais ils voulaient être partie à la négociation. Tous les partis affirmaient compter
des Tutsis dans leurs rangs. On était loin dun monde hutu bloqué et entièrement
hostile à une situation en évolution.
Il a alors repris la lecture du télégramme : " Dans la
soirée du 19 juillet, le Président Habyarimana a reçu une nouvelle fois
M. Dijoud, lambassadeur ainsi que le Général Huchon et les ambassadeurs de la
zone que M. Dijoud avait tenu à lui présenter. Cette rencontre a eu lieu
exceptionnellement, pendant près de deux heures, dans la petite résidence que le Chef de
lEtat possède dans le centre de la ville et quil occupait au début de sa
carrière alors quil nétait encore que Chef de la Garde nationale rwandaise.
" Dans une ambiance particulièrement chaleureuse,
Mme Habyarimana et ses filles ont offert des boissons. M. Dijoud a pu montrer au
Président, par la présence de nos représentants dans les pays voisins limportance
que nous accordions à une solution régionale des problèmes rwandais.
" En lui renouvelant lassurance de notre appui, il a
une seconde fois insisté sur le thème incontournable de la réconciliation intérieure
et extérieure, et sur la nécessité de ne pas perdre linitiative de cette
réconciliation. "
M. Paul Dijoud a ensuite indiqué que, compte tenu du processus
douverture et dévolution en cours, il avait fait part au Président
Habyarimana de ses conversations avec lopposition. Au cours des deux tête à tête
où il a rencontré le Président, il a dit avoir eu la sensation dêtre face à un
homme dur, qui faisait la guerre, dont le pays était attaqué aux frontières et qui
portait à bout de bras un pays pauvre, mais na pas eu le sentiment que le Général
Habyarimana préparait dans lombre des actions violentes. Le Président rwandais a,
peu à peu, pris conscience quil ny avait pas dautre solution possible
que celle préconisée par la France et il la tentée.
Après que larmée rwandaise eut, au début du conflit avec le
FPR, réussi à établir un certain équilibre à la frontière, la France a tenté, et
pour partie réussi, de faire progresser un certain nombre de solutions aux problèmes
profonds du pays : le problème des réfugiés avait été traité à la conférence
de Dar Es-Salam, en mobilisant les appuis financiers pour essayer de faire revenir,
encadrer et protéger ces populations exilées ; des efforts avaient été accomplis
pour faciliter les démarches de réconciliation, notamment la protection des Tutsis de
lintérieur qui faisaient souvent lobjet de graves exactions ; un
consensus politique plus large sur les progrès de la démocratie avait été recherché.
Ces efforts avaient abouti à la mise en place dun gouvernement
très élargi dunion nationale. Le premier ministre dopposition gouvernait
avec le Président pour faire une politique douverture et de progrès. M. Paul
Dijoud a rappelé que, pendant toute cette période, tout sera tenté pour réintégrer le
FPR en essayant de lui faire comprendre quen dehors de la défaite électorale et de
la guerre perpétuelle, dautres voies étaient possibles. Il a alors donné lecture
du compte rendu de lentretien quil avait eu en décembre 1991, à la demande
du Président Mitterrand, avec le Président Habyarimana : " Contexte de
lentretien : plusieurs développements importants sont intervenus récemment.
Lorganisation le 28 avril 1991 dun congrès extraordinaire du mouvement
révolutionnaire national pour le développement, au cours duquel celui-ci a abandonné
son statut de parti unique. La révision de la Constitution qui a abouti le 10 juin
à la promulgation dun texte fortement inspiré par celui de la Vème République.
La publication, le 1er juillet, dune loi sur la formation des partis politiques
marque lavènement du multipartisme au Rwanda. Lannonce par le Chef de
lEtat, le 30 septembre 1991, de deux projets damnistie :
lun concernant les réfugiés, lautre les opposants de lintérieur. La
proposition, faite le même jour, de convocation dune conférence des partis et de
mise en place dun cadre de gestion concerté. La nomination, le
12 octobre 1991, dun premier ministre qui a été chargé de composer une
équipe ouverte aux diverses sensibilités politiques rwandaises en vue datteindre
quatre objectifs essentiels : faire aboutir les négociations avec le FPR, mettre au
point un processus électoral qui assure la représentation de toutes les tendances,
amorcer le retour des réfugiés, favoriser la poursuite du programme dajustement
structurel. "
M. Paul Dijoud a estimé quil était erroné de penser que
le processus dévolution du Rwanda était bloqué et que la situation évoluait
négativement. Pour démontrer combien lattitude de la France nétait pas
complaisante, il a cité les instructions quil avait alors envoyées à
lambassadeur :
" Vous voudrez bien solliciter un entretien avec le
Président Habyarimana pour lui faire part de linquiétude de la France devant
lévolution de la situation dans son pays. Les derniers développements dont vous
avez rendu compte, ainsi que lutilisation de radio Kigali par le comité hutu de
Bujumbura ne correspondent pas aux vues échangées lors de lentretien que le
Président a eu avec M. Dijoud en marge du sommet de Chaillot.
" Le sentiment de la France demeure inchangé : seule
une politique douverture peut conduire au règlement des problèmes que connaît le
Rwanda. Dautre part, nous agissons auprès de lOuganda. La mission
dobservateurs français a été mise en place à la frontière entre le Rwanda et
lOuganda. -le but était de démontrer que les tirs sur le Rwanda avaient pour
origine lOuganda et que ce pays servait de point de départ aux offensives.-
Nous incitons le FPR à la retenue.
" Notre action ne peut porter que si le Rwanda maintient la
ligne quil sest engagé à suivre : celle de louverture et de la
réconciliation nationale. Il faut, à cet égard, que soient prises vite les mesures
visant à résoudre le problème des réfugiés, aide et amnistie, et que soit instauré
un vrai dialogue avec lopposition. "
M. Paul Dijoud a souligné que la France sétait efforcée,
sans complaisance, de faire évoluer, à chaque occasion, la situation, y compris avec le
relais de pays amis, comme en témoigne un télégramme de lambassade de France au
Zaïre, relatant une conversation du directeur de la sécurité militaire zaïroise avec
les autorités rwandaises : " Sur instruction du Maréchal, il leur
confirme la nécessité impérieuse pour le Président Habyarimana daccepter le
retour des rebelles au Rwanda, de même que leur participation à la gestion des affaires
du pays. Le président zaïrois a ouvert le pays au multipartisme. Le président rwandais
doit faire de même ou seffacer. Le Zaïre sen mêle. "
M. Paul Dijoud a précisé quil partageait sans réserve la
conviction du Président de la République et du Général Quesnot, selon laquelle il
convenait daider larmée rwandaise. Tous trois étaient persuadés que les
drames viendraient de la déstabilisation militaire et que la guerre empêchait les
réformes. La montée en puissance de laide accompagnera le renforcement des troupes
du FPR. Parallèlement, dès lors que les Etats-Unis acquièrent lidée que le
Rwanda finira par être dirigé par le FPR, ils changent dattitude quant aux appuis
à apporter à ce dernier et à lOuganda. Peu à peu, leffritement de
larmée rwandaise, lincapacité de ses chefs et limpossibilité de
conduire une contre-attaque en Ouganda font apparaître quil ny a pas de
solution militaire. A lappui de cette constatation, M. Paul Dijoud a cité une
note du 11 mars 1992 adressée au Ministre dEtat, Ministre des Affaires
étrangères, dans laquelle il précisait : " Lévolution du
Rwanda est bloquée par une contradiction évidente : seule louverture
politique intérieure permettra de trouver une solution durable à la guerre avec le FPR,
mais cette ouverture politique est difficilement possible dans un pays que la guerre
déstabilise et radicalise de plus en plus.
" En vue de donner un nouvel élan à nos efforts pour aider
ce pays à sortir de la crise, la France doit renforcer son action dans quatre directions.
Le FPR a intensifié la guerre à labri de la protection que lui accordent le
Président Museveni et larmée ougandaise. Ses bases arrières sont sanctuarisées
en Ouganda, et le découragement de larmée rwandaise, confinée dans une attitude
défensive de plus en plus frustrante, affaiblit la capacité de résistance militaire du
pays. Lintransigeance du Front saccroît et, dans larmée rwandaise
comme dans certaines parties de lopinion publique, la logique de guerre reprend le
dessus. Les tensions, et maintenant les violences, à légard des populations
tutsies proches des rebelles se multiplient. -Lenchaînement de la tragédie
commence dès cette époque.- Un renforcement de lappui de la France à
larmée rwandaise permettrait dinverser ces facteurs. Cest notre
conviction. Il serait utile, en particulier, de donner à larmée rwandaise la
capacité dopérer de nuit " -en raison des actions de guérilla-
" De la même façon, le retour dun conseiller militaire français de haut
niveau placé auprès de létat-major rwandais aurait des conséquences immédiates,
car cette armée nest pas commandée, et les hommes se font tuer sur le terrain sans
être, à larrière, orientés. Enfin lacquisition de certains matériels
efficaces dans ce genre de combat devrait être envisagée rapidement.
" En contrepartie de cet engagement supplémentaire de la
France, discret mais significatif, il serait souhaitable dappuyer avec
détermination, auprès de toutes les formations politiques rwandaises, les efforts du
Président Habyarimana pour élargir son gouvernement et trouver un premier ministre en
accord avec lopposition. La mise en place dun gouvernement dunion
nationale serait un tournant important. "
Les propositions françaises se veulent constructives puisquil
est envisagé de faire entrer lOuganda dans les " pays du
champ " pour lencourager à travailler avec la France à la recherche de
la paix : " Le problème des réfugiés ne peut pas être traité en
quelques mois. Une véritable prise en charge de ces populations implique de rassembler
des moyens financiers importants. Il est temps que la France, appuyée par ses partenaires
européens et par les Etats-Unis, exerce une forte pression sur lOuganda et en
particulier sur le Président Museveni pour quil joue un rôle plus positif dans la
recherche de la paix. " Ce qui conduit la diplomatie française à saisir la
Communauté européenne et le Haut-Commissariat aux réfugiés.
M. Paul Dijoud a réaffirmé que la France se devait daider
larmée rwandaise et quelle navait pas le choix, mais il a estimé
quil convenait détablir, par ailleurs, des relations positives avec le FPR
dans la perspective des négociations qui allaient sengager ultérieurement à
Arusha. Il a précisé que, contrairement à ce qui avait été affirmé, ces relations
avaient été constantes, particulièrement en Belgique. Dans un premier temps, elles
passaient par le représentant du FPR en Europe, M. Bihozagara, actuellement ministre
de la Jeunesse, des Sports et de la Formation professionnelle. Si elles mettaient en
évidence lintransigeance des positions du FPR, elles avaient toutefois le mérite
dexister.
Par la suite, de nombreuses délégations du FPR ont été reçues au
Quai dOrsay, et ce fut autant doccasions de confirmer les positions de la
France avant la visite, sollicitée de longue date, du Major Kagame, chef de la
rébellion, qui fut ainsi relatée par télégramme : " Le vice-Président du
Front patriotique rwandais a effectué du 17 au 23 septembre (1991), une visite en
France au cours de laquelle il a pu rencontrer MM. Jean-Christophe Mitterrand et
Paul Dijoud. Ces rencontres doivent, à ce stade, demeurer confidentielles.
Lobjet de cette visite était dassocier le FPR à un processus de règlement
négocié de la crise que nous piloterions, en liaison avec le médiateur zaïrois et la
présidence de lOUA ; lui faire partager notre vision réconciliatrice et
lamener à faire une évaluation correcte des inconvénients de la lutte
armée ; dissiper tout éventuel malentendu concernant la mission des soldats
français actuellement stationnés au Rwanda ; démontrer que nous sommes les amis de
tous les Rwandais sans exclusivité. " M. Paul Dijoud a estimé que
lobjectif de cette rencontre démontrait, sil en était besoin, que la France
ne menait pas une guerre acharnée au FPR, avant de poursuivre :
" Le Major Kagame na pas caché sa satisfaction
dêtre reçu au département. Il avait le sentiment que la politique de la France au
Rwanda avait été, jusquà présent, caractérisée par un certain déséquilibre
et se félicitait de loccasion qui lui était donnée de nous apporter un éclairage
différent sur la crise rwandaise. Il a certes déploré certains aspects de notre
coopération avec Kigali qui, selon lui, avait pu contribuer à faire croire au Président
Habyarimana quune solution militaire était possible, mais il sest déclaré
ouvert à toute initiative que nous pourrions prendre pour faciliter la mise en uvre
dun processus de règlement négocié.
" Le FPR, comme le gouvernement rwandais, accueille donc
favorablement nos initiatives. Une rencontre confidentielle à Paris, sous notre égide,
du haut responsable du FPR et du gouvernement rwandais est désormais souhaitable, étant
entendu que nous ne voulons pas nous substituer au Président de lOUA, mais à
linverse, lassister dans ses efforts. " Il est précisé à
lambassadeur : " Vous voudrez bien faire savoir au Ministre des
Affaires étrangères que le département se propose dorganiser une telle rencontre
dans les semaines qui viennent et de lui demander à quelle date il pourrait être
disponible pour se rendre à Paris. Le département, en liaison avec notre ambassade à
Kampala, fera, de son côté, une démarche semblable auprès des responsables du FPR. La
France sengage fortement dans sa mission de médiation. "
M. Paul Dijoud a précisé que la visite du Major Kagame
sétait achevée par un épisode malheureux. Les accompagnateurs du Major Kagame,
qui circulaient avec des valises de billets, sétaient fait repérer par la police
et ont été arrêtés, sans que le Quai dOrsay en ait été averti, puis libérés
le soir après lintervention du Ministre des Affaires étrangères.
Les premières rencontres entre une délégation du gouvernement
rwandais et une délégation du FPR ont eu lieu les 22, 23 et 24 octobre 1991.
Ces réunions souvraient dans un climat difficile, les deux parties se détestant et
manuvrant. Le Rwanda voulait démontrer quil nétait pas possible de
parler avec le FPR, et le FPR bloquait les discussions dès le départ avec des
revendications inacceptables par lautre partie. Après trois jours de débats
houleux et brutaux au cours desquels les représentants français ont, par leur rôle
darbitre, essayé de rapprocher les points de vue et de proposer des solutions, les
rencontres se sont terminées sans grands résultats.
Néanmoins, les médiateurs français, forçant le destin, avaient
réussi à faire signer une sorte de procès verbal succinct des travaux effectués, qui
constituait déjà une ouverture, au moins sur les principes, les deux délégations
reconnaissant laspiration du peuple rwandais à lunité, au refus de la
ségrégation et à la démocratie, le droit à la citoyenneté rwandaise et le droit au
retour pour tous les réfugiés, légalité des chances pour tous les Rwandais -on
renonce à tout ce qui marquait lethnie-, laccès libre aux moyens
dinformation et la nécessité du respect des droits de lhomme et de la paix.
Les deux délégations ont constaté quun processus politique pour faire progresser
la démocratie était en cours au Rwanda. Daccord sur le constat, elles sont
convenues quil serait souhaitable que le FPR y participe, mais ont reconnu que la
poursuite des combats empêchait cette participation, ce qui était le cur du
problème.
Pour les deux délégations, la démocratisation impliquait la
formation dun gouvernement de transition à base élargie. Elles réaffirmaient que
les accords déjà signés, notamment de NSele et de Gbadolite, restaient valables
et quelles souhaitaient créer les conditions de leur mise en uvre effective.
La France na pas relâché ses efforts pour maintenir les
contacts et les parties se sont réunies à nouveau à Paris du 6 au 8 juin 1992,
sous la coprésidence de M. Herman Cohen et du directeur des Affaires africaines et
malgaches. Après de longs échanges houleux, M. Cohen montre son irritation et lance
au FPR : " Allez-vous cesser. Si vous ne faites pas un effort, les
Etats-Unis cesseront de vous soutenir. Cest vrai, on vous aide, mais il faut y
mettre du vôtre, sinon ce sera terminé ".
M. Paul Dijoud a souligné que ces propos démontraient
léquivoque de la position américaine, qui aidait la France mais qui se croyait
obligée de ne pas abandonner lOuganda, tenu par le FPR, beaucoup plus quil ne
le tenait. Pour M. Paul Dijoud, il était clair que le Président Museveni
navait jamais été libre de saccorder avec la France comme il laurait
souhaité car le pouvoir du FPR sur Kampala était considérable. Cétait une partie
de larmée ougandaise qui pénétrait régulièrement en Ouganda. Il ne faut pas se
leurrer à ce sujet.
M. Paul Dijoud a estimé que le compte rendu de ces rencontres
avec le FPR devrait être transmis à la mission. Il sagit en effet dun
document qui précise le rôle du médiateur, annonce des négociations ultérieures dans
les pays voisins et mentionne la médiation du Maréchal Mobutu qui a toujours joué un
rôle relativement positif, conscient que le Zaïre et son pouvoir risquaient dêtre
déstabilisés. Le signataire de ce document nétait autre que Pasteur Bizimungu,
membre du comité exécutif, commissaire à linformation et à la documentation,
aujourdhui Président de la République.
M. Paul Dijoud a ensuite fait état dune note du
27 juillet 1992 faisant le point de la situation : " La France
mène au Rwanda une politique visant à la démocratisation du régime et à la
réconciliation nationale. Elle veille à ce que le Rwanda ne soit pas déstabilisé par
laction des rebelles du FPR qui bénéficient de laide de lOuganda. Des
développements positifs ont été obtenus dans les derniers mois. Le Président
Habyarimana a fait fortement progresser louverture politique. La nomination, en
avril, au poste de premier ministre dun membre de lopposition, la formation
dun gouvernement de coalition qui regroupe les principales organisations politiques
nationales ont représenté des pas importants dans ce sens. Les chefs détat-major
des armées et de la gendarmerie, personnalités contestées, ont été remplacés. Le
nouveau Premier Ministre, M. Dismas Nsengiyaremye, sest fixé pour première
tâche de restaurer la paix et de régler le problème des réfugiés. Parallèlement, le
gouvernement a montré sa volonté de rétablir un climat de confiance dans les relations
entre le Burundi et le Rwanda et une nette détente est intervenue.
" Des incertitudes et des motifs dinquiétude demeurent
cependant. Louverture politique, qui a marqué lévolution intérieure au
Rwanda, na pas reçu lécho souhaité du côté du FPR qui se sait très
minoritaire dans lopinion publique. Sur le terrain, le Front a accentué son action
militaire à partir de lOuganda et a pris le contrôle dune portion de
territoire rwandais. Les négociations qui se sont engagées entre le gouvernement
rwandais et le FPR ont conduit à la conclusion, le 12 juillet dernier à Arusha,
dune trêve qui aurait dû être effective le 19 juillet, mais qui na pas
été respectée. " M. Paul Dijoud a indiqué quil lavait
lui-même constaté en allant sur le terrain le 22 juillet, et quil avait
assisté à lassaut des troupes du FPR. Puis il a cité à nouveau la note : " Elle
doit être suivie dun cessez-le-feu, à compter du 31 juillet, en application
dun accord conclu après des négociations difficiles et sous la pression des
observateurs occidentaux (France, Etats-Unis, Belgique) et africains (Ouganda et
Tanzanie). Cet accord prévoit, dans son principe, le partage du pouvoir dans le cadre
dun gouvernement de transition et lintégration des rebelles du FPR dans
larmée rwandaise. Ces dispositions dont la mise en uvre pourrait mettre en
cause le pouvoir du Président Habyarimana et compliquer les relations entre le président
et le gouvernement de coalition, pourraient être discutées à partir du
10 août. "
M. Paul Dijoud a indiqué quil avait été remplacé dans
ses fonctions en août 1992 par M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière, mais a
toutefois souhaité conclure son propos en donnant son sentiment sur les raisons qui ont
pu faire échouer les efforts dinstauration de la paix.
Sur le plan diplomatique, dans la région, tout le monde était
convaincu quil fallait trouver une solution. A lintérieur du Rwanda, les
haines ne sétaient pas apaisées, mais il était possible de penser quavec le
temps, ce peuple trouverait le long chemin de la réconciliation. La démocratie ne
pouvait pas se résumer à une majorité hutue inévitable et à une minorité tutsie
écartée des responsabilités. Il fallait trouver une formule, au delà de la démocratie
classique, de consensus et de participation du FPR.
Il a considéré quil nétait pas possible de dire, comme
la fait le Président américain : " Pardon, pardon, nous ne nous
sommes occupés de rien ". Les Etats-Unis ont été impliqués, ils ont, à
certains moments, piloté eux-mêmes la réconciliation, mais ils nont pas réussi
plus que la France. Il serait également faux de penser que la France est restée inerte
face à la crise rwandaise, tant elle sest occupée du Rwanda. Léchec est
donc partagé.
Léchec de la paix paraît en définitive imputable au FPR,
mouvement essentiellement constitué de Tutsis, peuple intelligent, ambitieux, population
nilotique installée dans lAfrique profonde.
Le FPR était conduit par le Major Kagame, personnage relativement
visionnaire, dune haute intelligence, dune grande capacité à mener une
démarche jusquà son terme, dune grande ambition et profondément assuré de
son succès, grâce en particulier aux réseaux dont il disposait dans le monde
anglo-saxon, surtout aux Etats-Unis. Il était donc sûr de son fait, tout en ayant la
conviction que la géographie des Grands Lacs nétait pas viable, que les
frontières de la colonisation avaient créé des Etats artificiels et quil
convenait de les remodeler. Le Zaïre imposant une sorte dimmobilisme, il fallait
provoquer des changements dans ses institutions et son régime politique, dont il estimait
quil ne pourrait pas tenir à la longue. Il avait aussi le sentiment que la terre
était trop rare au Rwanda et quil fallait trouver de lespace. Il y avait,
chez le Major Kagame, un mélange de réalisme et de vision qui na pas été
sous-estimé et quil était difficile de contrer. Personne, dans la région,
nétait à même de sopposer à lui. En fait, au cur de tout, il y avait
la guerre. Le fond du problème est que le Major Kagame na jamais poursuivi
dautre objectif que la victoire totale. Il a de temps à autre négocié. Il a
signé des accords mais, en toute objectivité, il na jamais poursuivi dautre
but que celui de gagner, par la paix ou par la guerre. Il en avait les moyens
puisquil disposait dune armée supérieure à toutes les autres. Les
événements, ensuite, au Zaïre ont montré quil pouvait projeter efficacement
cette armée, ou une partie de celle-ci, sous des formes différentes, à
lextérieur. Son armée avait des réserves considérables. Les jeunes réfugiés
sans emploi et sans ressources étaient prêts à sy engager. Fortement équipée
par lOuganda et par dautres, très bien encadrée, elle est dune rare
efficacité, notamment parce quy combattent des vétérans qui ont participé à la
guerre civile ougandaise aux côtés de Museveni.
Dès lors que lun des partenaires est décidé à gagner à tout
prix par la guerre et que lautre en prend conscience, toutes les démarches sont
demblée viciées, sil nest pas possible de faire appliquer par la force
les décisions prises par la négociation. Là se pose le grand problème des capacités
dintervention de la France en Afrique et M. Paul Dijoud sest demandé si
notre pays aurait été en mesure de faire entendre plus fort sa voix, de sengager
au-delà de ce quil avait déjà fait, sil existait une volonté politique de
le faire et sil aurait été bon de le faire.
A partir du moment où la France ne voulait pas prendre le risque
dêtre confrontée militairement au FPR, il était clair que tout allait dépendre
de la capacité de larmée rwandaise à défendre ses frontières. Les événements
ont montré quelle nen était pas capable. Les négociations dArusha ont
été entamées alors que larmée rwandaise était en position de faiblesse, ce qui
privait les accords dun facteur déquilibre. De ce fait, ils nont été
quune étape dans un processus de déstabilisation du pays, qui a repris ensuite et
sest accéléré à partir du moment où les soldats français se sont retirés et
où les troupes des Nations Unies, incapables dagir, sont arrivées.
M. Jacques Myard sest interrogé sur les multiples
facettes de la politique étrangère américaine dans la région et sur la nature de
laide américaine à lOuganda en général et au FPR en particulier. Il a
décelé, dans les propos de M. Paul Dijoud, un basculement dans lattitude des
Etats-Unis et a désiré savoir à quel moment celui-ci était intervenu.
M. Paul Dijoud a précisé que certains Américains du
département dEtat maintenaient le contact avec la France, tout en sefforçant
de prendre des initiatives. Il apparaît vraisemblable que dautres avaient une
analyse différente, estimant que la France ne parviendrait pas à rétablir la paix. Ces
derniers ont alors conduit une diplomatie parallèle et ont commencé à organiser des
rencontres qui ont gêné laction de la France, doù quelques protestations
françaises. Bien que ne disposant pas dinformations précises sur ce point, il a
estimé que de nombreuses organisations américaines, y compris sans doute des
organisations privées, avaient, par intérêt, joué un rôle parallèle à celui du
département dEtat. M. Paul Dijoud a dit avoir eu à lépoque, la
conviction que lOuganda recevait des aides importantes des grands pays, y compris
une coopération française restreinte. La Grande-Bretagne aidait lOuganda, de même
que la Communauté européenne et les Etats-Unis, mais cette aide civile ne prenait pas,
selon lui, la forme dune fourniture de matériels militaires. En revanche,
lOuganda avait des stocks militaires importants où puisait le FPR pour armer ses
troupes, auxquels sajoutait une réserve dhommes. Ayant quitté ses fonctions
en août 1992, il na pu indiquer quand était intervenu le basculement de
lattitude américaine, ni jusquoù il avait entraîné les Américains. Il a
toutefois précisé que, jamais officiellement, ceux-ci ne sétaient engagés aux
côtés du FPR, mais il na pu se prononcer sur déventuelles livraisons de
matériel militaire.
Faisant état dinformations selon lesquelles les livraisons
darmes à lOuganda étaient sous-estimées et sous-facturées, et que les
volumes supplémentaires ainsi dissimulés alimentaient les arsenaux du FPR, le
Président Paul Quilès a demandé des précisions à ce sujet.
M. Jacques Myard a souhaité savoir si la France disposait
dinformateurs dans la région et si leurs analyses sur le FPR et le Major Kagame
corroboraient celles du Pentagone.
M. Paul Dijoud a précisé que les documents qui seront
communiqués à la mission comportent des analyses sur le FPR et sur le Major Kagame.
Sil a cité le Pentagone, cest parce quil a estimé que, les services
français étant frappés de suspicion, il était préférable de se référer aux
informations de source américaine. Le FPR a toujours défendu lidée quil
était une force intérieure et quil intervenait dans un contexte de guerre civile.
Afin de prouver quil sagissait bien dune guerre à la frontière
ougando-rwandaise, la France a, au cours du quatrième trimestre 1991, envoyé sur place
une mission spéciale qui est restée plusieurs mois avec des moyens de repérage. Cette
mission a nettement démontré, au début des attaques, que les tirs des pièces
dartillerie partaient de lOuganda et traversaient la frontière.
M. Michel Voisin sest interrogé sur la provenance des
armes qui équipaient le FPR et sur la présence éventuelle dans les rangs du FPR de
militaires ougandais ou dautres nationalités.
M. Paul Dijoud a souligné que, parmi les prisonniers faits
par les FAR dans les rangs du FPR, figuraient des cadres de larmée ougandaise, ce
qui nétait pas surprenant, dans la mesure où lethnie tutsie avait été
lun des fers de lance de larmée de libération ougandaise dans la lutte
contre Obote et Idi Amin Dada. Il sest déclaré convaincu, mais sans pouvoir en
apporter la preuve, que le FPR avait reçu des appuis autres que ceux quil recevait
de lOuganda.
M. Pierre Brana a demandé quelles pouvaient être les raisons
expliquant lintérêt américain pour le FPR.
M. Paul Dijoud a rappelé que le Major Kagame est anglophone
et quil faisait partie de ces Tutsis qui navaient jamais vécu dans le
contexte de la francophonie et de la coopération culturelle française. Il était donc
plus naturellement tourné vers les Anglo-Saxons. Il a estimé que ces affinités
sexpliquaient surtout parce quil y trouvait un intérêt politique. Le
personnage est avant tout pragmatique et déterminé. Il se sert de ses amitiés, de ses
appuis pour atteindre un but. Cest ce qui fait sa force. Peut-être aurait-il été
aux côtés de la France sil avait trouvé un appui français à sa démarche.
Evoquant les propos de M. Bruno Delaye relatant de quelle manière
le FPR avait trompé Kadhafi pour obtenir des armes en faisant croire quil était un
mouvement islamiste, le Président Paul Quilès a estimé que, bien
quanecdotiques, ces propos dénotaient un certain type dattitude.
M. François Lamy a souligné que la présentation de
M. Paul Dijoud avait bien mis en évidence lenchaînement des événements et
la grille danalyse des diplomates français à lépoque. Il a toutefois
souhaité connaître son sentiment sur la complexité et les contradictions apparentes des
objectifs poursuivis par la France. Il sest demandé si léchec du mouvement
de démocratisation demandé et soutenu par la France nétait pas dû pour partie à
une attitude trop interventionniste, si la sensibilisation de lONU à la crise
rwandaise navait pas été trop tardive et si lorganisation mondiale
naurait pas dû intervenir dès lamorce du processus de négociation des
accords dArusha.
M. Bernard Cazeneuve sest interrogé sur la cohérence
de la politique française au Rwanda, consistant à pousser le Président Habyarimana à
démocratiser un régime dont il était connu quil pouvait porter atteinte aux
droits de lhomme, tout en lassurant dun soutien militaire et
diplomatique quasi inconditionnel, comme en témoigne le contenu dun télégramme
diplomatique quil a cité : " La représentation de toutes les
tendances peut se faire dans la stabilité - y compris la participation de la minorité
tutsie- parce que la France veillera au respect de cette stabilité. Nous sommes au Rwanda
pour cela. Nous nen partirons pas avant que la paix soit assurée et nous y
renforcerons notre présence si cela savère nécessaire, etc. " Dès
lors que la France agissait sans raison historique, naurait-elle pas eu intérêt à
pousser les Américains à exercer une pression identique sur le FPR, plutôt que de tout
mettre en oeuvre pour les écarter comme lindique un autre télégramme
diplomatique, dont il a également lu un passage ? : " La
réconciliation doit être notre objectif majeur. Elle passe inévitablement par une
négociation avec le FPR. Si cette négociation, par delà les efforts de lOUA, doit
recevoir lappui des puissances occidentales, la conduite doit nous en revenir et les
initiatives américaines, dans ce domaine, doivent être découragées. Par ailleurs, si
Paris devenait un jour le lieu dune rencontre, le secret de ses conclusions devrait
être rigoureusement préservé. "
M. Paul Dijoud a insisté sur la complexité de la politique
quil sagissait de mettre en oeuvre au Rwanda et a rappelé que, dans le même
temps, la France menait une médiation très difficile à Djibouti. Il a souligné
quaucun des processus dévolution nétait simple en Afrique et que, si
les politiques sont compliquées, cest que les problèmes sont très complexes et
quil faut agir sur tous les plans. Il a estimé que la conduite dune politique
exclusivement militaire naurait rien résolu, dautant plus que laide
militaire française se limitait à envoyer du matériel et à dispenser de la formation
et un peu dencadrement. Il a indiqué que laction de la France navait
jamais dépassé ce stade modeste, pour éviter ainsi de donner à sa démarche un sens
militaire mais que peut-être il aurait fallu aller plus loin.
Le politique française était nécessairement compliquée
puisquelle sinscrivait dans une démarche qui se voulait globale et entendait
traiter non seulement les causes immédiates de la crise mais aussi ses causes plus
lointaines, en posant les bases dun processus à plus long terme, en prônant un
cessez-le-feu dans limmédiat, mais aussi le retour des émigrés et des réformes
foncières inévitables.
Cette complexité de laction diplomatique se retrouve dans le
traitement dautres crises, par exemple en Angola ou à Djibouti. Elle est peut-être
plus grande dans les pays africains où la France na pas exercé de tutelle
coloniale. Sans défendre tous les aspects ni le principe de la colonisation française,
M. Paul Dijoud a souligné quil fallait lui reconnaître certains héritages
positifs que nont peut-être pas laissés les colonisations britanniques ou
portugaises. Dans les pays où la France avait conclu des accords de coopération depuis
longtemps, elle est intervenue parce quon le lui avait demandé et quelle
était la seule à pouvoir le faire. La question qui demeure est de savoir si la France
devait ou non faire ce quelle a fait.
M. Paul Dijoud a indiqué que, lorsque lon se trouve dans
une situation aussi complexe, il est nécessaire de simpliquer davantage, tout en
sefforçant de faire en sorte que les pays aidés se prennent progressivement en
charge. Dès lors quun pays sest engagé dans un accord de coopération
militaire, la question se pose de savoir sil peut laisser perdurer une guerre civile
dans le pays avec lequel il a conclu cet accord alors quil estime pouvoir
laider. M. Paul Dijoud a rappelé que la présence de coopérants militaires
français avait permis de rétablir léquilibre au Rwanda, dans la mesure où elle
fixait en quelque sorte une limite à la pression militaire du FPR, et surtout remontait
le moral des cadres rwandais qui faisaient confiance à la France, puisquelle était
la seule à avoir compris quils nétaient pas les monstres que le FPR
décrivait dans sa propagande internationale.
Il a également précisé que la France navait jamais estimé,
pendant toute cette période, que le FPR était un ennemi irréconciliable ou quil
ne respecterait pas ses accords et engagements. Il était considéré comme le bras armé
dun mouvement qui visait à la réintégration dun certain nombre de
réfugiés et se battait pour le droit dun peuple à vivre dans son pays, ce qui
explique les nombreux contacts pris avec lui. Ce nest que peu à peu et bien plus
tard que le FPR a montré un autre visage.
Il était également particulièrement difficile daccompagner les
longues négociations entre les protagonistes de la crise rwandaise, en raison des
distances, des préalables et des préjugés de toute nature. Cest la raison pour
laquelle la France avait demandé aux Américains, de façon claire, mais sans résultat,
de la laisser agir sans conduire parallèlement dautres initiatives. Les actions
américaines nont pas plus abouti que les initiatives françaises, elles ont au
contraire compliqué la tâche. Il ne sagissait pas de refuser lappui de
M. Cohen, mais de faire en sorte que les actions américaines ne gênent pas celles
de la France. Dès le départ, les Américains avaient précisé le sens de leur
démarche : " Cest votre zone. Si vous la gérez bien et si vous
la tenez, aucun problème, on vous laisse faire, on vous fait confiance. Si vous ny
arrivez pas, on sera obligé de sen mêler. Si on sen mêle, cest nous
qui dirigeons. "
M. Paul Dijoud a estimé que le changement dattitude des
Américains après son départ, était lié à la crainte dune déstabilisation de
la région. La France a été seule au Rwanda parce que personne ne sy intéressait
alors. Tel na plus été le cas lorsque tout le monde sest aperçu que le
Rwanda, cétait aussi lOuganda avec ses dangers, le Burundi qui connaissait un
problème daffrontement ethnique similaire, le Zaïre en crise profonde.
Lhistoire récente et lactualité de ce dernier pays ne sont pas des exemples
glorieux de lévolution des crises de la région des grands lacs.
Les efforts de paix ont échoué au Rwanda. La France sest battue
pour essayer, sur tous les plans, dimposer la paix, de la promouvoir et de favoriser
les transformations qui devaient y conduire. Elle y est parvenue, largement, puis le
processus a dérapé. Peut-être la France naurait-elle pas dû retirer si vite son
contingent militaire, mais elle sétait engagée à le faire et il était donc
difficile de revenir en arrière. Arusha avait fait naître les espoirs français, mais
Arusha était fragile.
M. Pierre Brana a souhaité savoir si la pression exercée par
la France sur le Président Habyarimana navait pas manqué de vigueur et quelles
auraient été les conséquences dune action diplomatique plus forte.
M. Paul Dijoud a indiqué que le Président de la République,
ses collaborateurs immédiats, le ministère des Affaires étrangères ont toujours eu la
conviction que le Président Habyarimana était un moindre mal et, dans une certaine
mesure, le début dun bien. Il ne semble pas que cet homme ait été aussi corrompu
quon la dit. Il ne lançait pas des appels au génocide. Sil est mort,
cest précisément parce quil était lhomme qui pouvait, peut-être,
arriver à consolider la paix. Sa mort a pu profiter à certains de son entourage, en
particulier les clans du nord du pays qui ne voulaient pas de la réconciliation et qui
voulaient détruire le FPR. Ceux-là avaient intérêt à la disparition dun
Président modéré qui suivait la France et qui, en retour, bénéficiait de sa
protection et de son aide. On peut aussi imaginer que ce soit le FPR qui ait voulu faire
disparaître le Président Habyarimana, dans sa recherche dune victoire militaire et
dune remise en question des équilibres politiques dans la région des Grands Lacs.
M. Pierre Brana sest interrogé sur les raisons qui
avaient conduit M. Paul Dijoud, au cours de la conférence des ambassadeurs du
12 au 18 juillet 1992, à considérer quune conférence nationale
constituait un danger au Rwanda, alors que de telles conférences se tenaient dans de
nombreux autres pays africains.
M. Paul Dijoud a précisé que cette conviction était
partagée, les conférences nationales ayant rarement réussi en Afrique et leurs
résultats étant très mitigés. Il sagissait dun phénomène de mode. Elles
donnaient lieu au grand déballage historique de toutes les erreurs commises par celui qui
avait gouverné précédemment et généralement personne nétait en mesure de
remplacer le Chef dEtat mis en cause. La France avait très vite compris que le
Maréchal Mobutu nétait pas le meilleur dirigeant possible pour le Zaïre, mais,
malgré les efforts faits pour trouver une personnalité capable de le remplacer, la
classe politique zaïroise a vite montré ses limites. En ce qui concerne le Rwanda,
laccession au pouvoir, aux côtés du Président Habyarimana, dun premier
ministre dopposition pouvait permettre de consolider la situation politique du pays.
Chaque fois quun homme politique denvergure émergeait, la France sest
efforcée de coopérer avec lui, ce qui a été le cas du Burundi avec M. Buyoya, qui
a fini par être débordé par ses militaires.
M. Paul Dijoud a souligné que lAfrique remettait en cause
des systèmes de gouvernement autoritaire à la soviétique, avec un parti unique et un
régime militarisé. Les transitions nécessitaient beaucoup de souplesse et si, dans les
déclarations publiques, dans les prises de position internationales, la France soulignait
la nécessité de la démocratie et sinquiétait de la violation des droits de
lhomme, sur le terrain, son souci était aussi déviter que les pays se
déchirent et que les populations sentre-tuent. Au Rwanda, elle na pas pu
lempêcher, pas plus que les Américains ni personne dautre. Des drames
sétaient déjà produits au Rwanda avant que la France soit présente et ce qui
peut, peut-être, porter atteinte à son lhonneur, cest quelle
nétait plus présente lorsque la tragédie rwandaise est survenue, mais dès lors
que les accords dArusha prévoyaient le départ des contingents français, il était
difficilement imaginable quelle maintienne envers et contre tout une présence
militaire. Pour les Nations Unies, il sagit dune carence plus grave encore.
M. Michel Voisin a fait part de sa surprise dentendre
M. Paul Dijoud indiquer que la France sefforçait de trouver des remplaçants
pour les Chefs dEtat africains qui conduisaient une politique contraire à celle que
la France souhaitait.
M. Paul Dijoud a invoqué lidéal et le message que la
France véhicule dans le monde. Ceux-ci ne nous permettent pas daffirmer notre
volonté de coopérer au développement de lAfrique tout en prétendant, par
ailleurs, défendre les droits de lhomme et lutter contre loppression dans les
pays africains sans nous soucier des personnalités qui pourraient gérer notre
coopération, consolider le respect des droits de lhomme et mettre en uvre, en
alliance avec nous, les réformes nécessaires. La France ne combat pas les dirigeants
africains, elle ne se reconnaît pas le droit de les changer. Cela sétait produit
une seule fois dans lhistoire avec lempereur Bokassa. La France a toujours
été très respectueuse des chefs dEtat en place, cela lui a même été reproché.
Il importait dessayer de les faire évoluer et, quand cétait possible, de
faire en sorte que des hommes dun style différent prennent la relève. Et cela
na pas été inutile là où cela a été possible.
Audition de M. Jean-Hervé BRADOL
Médecin responsable de programme à Médecins Sans Frontières
(séance du 2 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a précisé que M. Jean-Hervé
Bradol était lun des rares Français à avoir été présents au Rwanda au moment
du génocide et quil pourra, à partir de son expérience et de celle de Médecins
Sans Frontières, informer la mission notamment sur le rôle des ONG au Rwanda et les
modalités de leur coopération avec lONU et les représentations diplomatiques
occidentales.
M. Jean-Hervé Bradol sest présenté comme le
responsable, pour la section française de Médecins Sans Frontières, des opérations
pour la région des Grands Lacs. Il a précisé quil sétait rendu à huit
reprises au Rwanda entre juin 1993 et juin 1995, soit pour évaluer, soit pour conduire
directement les opérations de secours de Médecins Sans Frontières auprès des
populations déplacées et des réfugiés.
Il a exposé quil avait eu loccasion, lors de son premier
séjour au Rwanda en 1993, de visiter les camps de populations déplacées du nord, dans
les préfectures de Ruhengeri, Kigali et Byumba, ainsi que dans la " zone
tampon ", qui séparait les troupes des FAR de celles du FPR et qui avait
été démilitarisée à la suite de loffensive de février 1993. Il a ajouté
quil avait eu également loccasion de se rendre brièvement dans la zone
contrôlée par le FPR.
La situation des populations déplacées était très mauvaise. Elles
avaient fui en masse la partie nord du pays pour échapper aux violences subies au cours
des offensives militaires et se réfugier plus au sud, à lintérieur du Rwanda. La
zone contrôlée par le FPR avait été désertée et pouvait être considérée comme
vide, compte tenu de la très forte densité de population habituelle dans ce pays. Les
personnes déplacées se plaignaient de violences de la part du FPR, mais il nétait
pas possible de vérifier ces assertions et de faire la part des choses entre ce qui
relevait de la propagande -intense au Rwanda- et les faits.
Létat sanitaire dans les camps de déplacés était
catastrophique. Le taux de mortalité y était extrêmement élevé : en mai-juin, il
sélevait à plus de 4 morts par jour pour 10.000 personnes.
La malnutrition apparaissait comme le problème principal. Elle était
dautant plus choquante que les camps étaient accessibles à laide
internationale. Cette aide était bel et bien assurée, mais la Croix-Rouge rwandaise, qui
avait en charge sa distribution, détournait une bonne partie de la nourriture destinée
aux déplacés avec lappui sans doute de responsables aux plus hauts niveaux de
lEtat. Une telle attitude nétait un secret pour personne et était évoquée
publiquement à lépoque dans les réunions inter-agences à Kigali.
Dans le camp de Nyashonga par exemple, à 15 km du centre-ville de
Kigali, un enfant de moins de cinq ans sur quatre était atteint de malnutrition aiguë,
alors quil existait des entrepôts pleins de nourriture à Kigali.
M. Jean-Hervé Bradol a déclaré avoir été particulièrement
choqué par la part que prenaient les militaires français à certaines fonctions de
police dans le pays, notamment au contrôle routier à la sortie nord de Kigali.
M. Bradol les a vus, lors de ses déplacements sur cette route principale
daccès au nord du pays, soit procéder eux-mêmes aux contrôles, soit observer
depuis leurs guérites leurs collègues rwandais y procéder.
M. Jean-Hervé Bradol a déclaré être retourné au Rwanda en
novembre 1993, à loccasion dun nouveau déplacement de population, pour
mettre en place une opération de secours à destination des réfugiés burundais qui, à
la suite de lassassinat du Président Melchior Ndadaye, sont arrivés dans le sud du
Rwanda. Ces réfugiés étaient au nombre de 350.000, répartis dans les préfectures de
Kibungo, Kigali, Butare et Gikongoro.
M. Jean-Hervé Bradol a souligné la difficulté de cette
opération, pour des raisons similaires à celle de février 1993. A nouveau, la
Croix-Rouge rwandaise était chargée de la distribution de nourriture, à nouveau les
réfugiés étaient affamés dans les camps, à nouveau le niveau de mortalité était
très élevé.
Dans le camp de Burenge, situé au Bugesera au sud de la préfecture de
Kigali, la malnutrition touchait 40 % des enfants de moins de cinq ans en
janvier 1994. Certes, on pouvait relever quelques insuffisances du programme
alimentaire mondial, mais des quantités importantes de nourriture demeuraient disponibles
dans le pays, à une heure et demie de ce camp. Or, cette nourriture nétait pas
distribuée mais systématiquement détournée par les responsables de la Croix-Rouge
rwandaise. M. Jean-Hervé Bradol a estimé que ces détournements ne pouvaient avoir
lieu sans lappui des plus hautes autorités de lEtat.
Une difficulté supplémentaire pour la conduite des opérations de
secours, tenait au fait quil y avait peu de personnel de santé qualifié,
infirmiers et médecins, parmi les Burundais. Il a donc fallu recruter des Rwandais, en
très grande majorité des Tutsis qui se trouvaient sans emploi à Kigali alors même
quils étaient qualifiés mais qui étaient victimes de discrimination à
lembauche. Mais des problèmes de sécurité se sont vite posés lorsquil a
fallu les loger. En effet, contrairement aux habitudes, ce personnel na pu loger
chez lhabitant car il faisait lobjet de menaces de mort. M. Jean-Hervé
Bradol a déclaré avoir été témoin de menaces proférées à leur encontre, alors
quils travaillaient à secourir des Burundais hutus réfugiés au Rwanda. Ce
personnel était persécuté par les milices locales de la région du Bugesera.
M. Jean Hervé Bradol a relaté quil sétait entretenu de cette
situation avec le médecin responsable de la santé pour lensemble de la préfecture
de Kigali, qui montrait, de manière assez inexplicable, une certaine hostilité à
légard de Médecins Sans Frontières. Questionné, ce médecin a expliqué, de
manière assez brutale, que son principal reproche à légard de Médecins Sans
Frontières concernait lembauche de personnels rwandais tutsis, considérés comme
des ennemis à combattre. Il ne pouvait accepter et comprendre que Médecins Sans
Frontières emploie ces personnes.
Ce problème compliquait considérablement les opérations de secours,
à tel point que Médecins Sans Frontières a décidé de construire un camp
dhébergement pour le personnel rwandais, à proximité du lieu dhébergement
du personnel international, afin déviter les violences. La situation était donc
déjà très tendue.
M. Jean-Hervé Bradol a fait état de sa stupéfaction, lors de
son retour de cette mission par avion, de voir les militaires français, en uniforme,
faire la police à lintérieur de laéroport de Kigali. Ils étaient
littéralement postés dans lenceinte de laéroport et en assuraient la garde.
M. Jean-Hervé Bradol a souligné quil naurait jusqualors jamais
imaginé que limplication de larmée française était telle quon lui
assignait des tâches de police au Rwanda.
M. Jean-Hervé Bradol a déclaré être retourné au Rwanda en
janvier 1994 pour prendre la direction des opérations de secours aux réfugiés
burundais. La situation sétait alors nettement dégradée. Il a pu constater que
les miliciens Interahamwe, essayaient de bloquer la mise en oeuvre des accords
dArusha en occupant les rues de Kigali, en élevant des barrières et en agressant
les Rwandais tutsis, dont ceux travaillant pour Médecins Sans Frontières. Lorsque ces
agressions se déroulaient devant la MINUAR ou la gendarmerie rwandaise, celles-ci ne
levaient pas le petit doigt pour protéger les agressés. M. Jean-Hervé Bradol a
cité le cas dune secrétaire rwandaise de la section hollandaise de Médecins Sans
Frontières qui a été molestée devant la MINUAR, sans que les casques bleus
réagissent. Cest lintervention dun Français qui travaillait pour
Médecins Sans Frontières Hollande qui lui a permis davoir la vie sauve.
M. Jean-Hervé Bradol a déclaré, quune fois revenu à
Paris en février-mars 1994, il avait continué à être informé par le chef de la
mission de Médecins Sans Frontières au Rwanda, Eric Bertin, que la situation continuait
de se dégrader et que des massacres se préparaient. Ces rumeurs provenaient de la
MINUAR, des ambassades et étaient confirmées par le personnel rwandais qui faisait état
de distributions darmes, de mobilisation des milices dans le but de commettre des
massacres. Ces informations ont paru suffisamment crédibles pour que les différentes
agences travaillant au Rwanda décident de préparer un plan dintervention médicale
en cas de massacres. Une répartition des centres de santé de Kigali a été organisée
sous légide du CICR, de la Croix-Rouge Belge, dAction Contre La Faim et des
différentes sections de Médecins Sans Frontières, qui se sont préparées à une
intervention en cas dafflux de blessés civils. Médecins Sans Frontières France
était chargé du Centre Hospitalier de Kigali (CHK), le plus gros hôpital de la ville.
Du matériel avait été prépositionné et il avait été prévu lorganisation
dun centre de triage à lentrée du CHK. Deux grandes tentes de 27 m²
ont été installées, ainsi quun réservoir de 15 m3 deau
potable et des caisses de médicaments pour les premiers soins aux blessés. Le but était
déviter que le CHK soit débordé face à lafflux de blessés.
Malheureusement, ce matériel a servi dès le 7 avril.
Léquipe de Médecins Sans Frontières sur place à cette époque était composée
de 50 expatriés, ce qui est un effectif assez important. Une partie de cette équipe
sest rendue le 9 avril au CHK pour soigner les blessés. Quand elle est revenue
le lendemain, elle a constaté quune partie des blessés soignés la veille avait
été massacrée.
M. Jean-Hervé Bradol a précisé quà lépoque il
ny avait aucune difficulté à joindre le Rwanda par les lignes téléphoniques
normales. Refusant de continuer à travailler dans un hôpital qui servait
dabattoir, léquipe de Médecins Sans Frontières a demandé à se retirer et
a quitté le Rwanda le 11 avril. Les personnels rwandais tutsis travaillant dans les
camps du Bugesera ont été évacués en même temps, mais ils ont été arrêtés à la
frontière burundaise et obligés de rester au Rwanda. Lensemble des sections
belges, hollandaises et françaises de Médecins Sans Frontières ont perdu, dans leur
personnel local, plus de cent personnes, massacrées en raison soit de leur appartenance
communautaire, soit de leurs opinions politiques, soit encore de leur action en faveur des
blessés.
Médecins Sans Frontières Paris a décidé, suite à son retrait du
Rwanda, denvoyer une équipe restreinte de six personnes pour appuyer une opération
chirurgicale du CICR dans Kigali. M. Jean-Hervé Bradol a indiqué quil était
retourné à ce titre à Kigali dans laprès-midi du 13 avril avec un convoi du
CICR en provenance de Bujumbura.
Le 14 avril, léquipe effectuait une visite du CHK et
apprenait, après un bref entretien avec les blessés, quune partie dentre eux
étaient régulièrement exécutés, la nuit notamment. Le CHK servait, une fois de plus,
de centre dexécution autant que dhôpital. La morgue de lhôpital en
attestait dailleurs avec plusieurs centaines de corps de personnes qui ne pouvaient
pas être décédées dans des conditions naturelles. Léquipe de médecins
décidait alors de ne pas travailler dans cet hôpital transformé en centre
dextermination. Sous la coordination du CICR, un hôpital de campagne était
installé au Centre des Soeurs Salésiennes de Dom Bosco, jouxtant la délégation du
CICR. Son activité était chirurgicale. Chaque matin, le ramassage des blessés était
effectué en ville. M. Jean-Hervé Bradol y participait en tant que médecin pour
trier les blessés qui avaient vraiment besoin dune intervention chirurgicale
majeure. Le transport constituait en effet un risque en lui-même : les blessés
étaient parfois sortis des ambulances et exécutés sur le bas-côté de la route par les
miliciens et les militaires installés aux barrières. Cest ce qui sest passé
notamment le 14 avril quand les militaires et les miliciens ont massacré six
blessés après les avoir extraits dune ambulance du CICR.
Chaque matin, aux Saintes Familles et dans le groupe de maisons
alentour, dont linstitut Saint-Paul, les blessés étaient triés et évacués, du
moins ceux qui pouvaient lêtre, vers lhôpital. Il était impossible à cette
époque dévacuer un homme adulte. Les miliciens laissaient la possibilité
dévacuer des femmes et des enfants, mais pas toujours. La probabilité était
grande en revanche quun homme adulte évacué soit tué par les miliciens lors de
son transport.
M. Jean-Hervé Bradol a rapporté quil y avait eu de
nombreux incidents. Des miliciens ont tenté notamment de lancer une grenade à
lintérieur dune ambulance, dautres datteindre les blessés avec
une rafale darme automatique.
M. Jean-Hervé Bradol a détaillé sa première visite au quartier
de Gikondo à Kigali, le 15 avril, où il avait été appelé par téléphone en
raison de la présence de blessés sur le marché, ainsi que dans une institution
religieuse. Le quartier était quadrillé par des miliciens en faction qui tenaient des
barrières et procédaient à des fouilles systématiques de maisons, ouvrant tous les
placards, vérifiant les faux-plafonds. M. Jean-Hervé Bradol et son équipe
nont pu accéder au marché, mais ont pu assister de loin à lexécution des
blessés qui avaient survécu. M. Jean-Hervé Bradol a précisé que, lorsque lui et
ses camarades se sont résolus à quitter le quartier, les miliciens ont vérifié, en se
jetant à plat ventre, que personne nétait accroché sous les châssis de leurs
voitures pour essayer de senfuir.
M. Jean-Hervé Bradol sest déclaré convaincu, au vu de ces
agissements, quil ne sagissait pas de massacres ou dune quelconque
fureur populaire faisant suite au décès dun président, mais bien davantage
dun processus organisé et systématique. Ce nétait pas une foule en colère
qui procédait à ces tueries, mais des milices agissant avec ordre et méthode, avec
lesquelles il était même possible de discuter chaque matin pour essayer dévacuer
les blessés.
M. Jean-Hervé Bradol sest félicité que, grâce au travail
remarquable accompli par le chef de délégation du CICR, Philippe Gaillard,
lhôpital où il travaillait ait été préservé des incursions des miliciens. Les
tentatives nont pas manqué, mais elles furent toutes contenues et personne na
finalement été exécuté dans cet hôpital.
La MINUAR ne semblait pas avoir de consignes pour sopposer aux
assassins et elle ne le tentait pas. Toutefois, les soldats de la MINUAR apportaient leur
aide à lévacuation des blessés. Ce fut notamment le cas le 19 avril pour une
évacuation de blessés qui nécessitait de traverser la ligne de front entre les FAR et
le FPR.
Il ny avait ni anarchie, ni chaos. Il était possible de
négocier un passage de la ligne de front avec larmée et les milices,
dobtenir un cessez-le-feu temporaire pour évacuer les blessés et les ramener à
lhôpital. M. Jean-Hervé Bradol a regretté que la MINUAR nait rien fait
pour empêcher les assassins de tuer, mais a rendu hommage à lattitude de certains
soldats qui ont pris des risques personnels pour participer avec Médecins Sans
Frontières à lévacuation des blessés.
La majorité de larmée rwandaise participait aux massacres.
M. Jean-Hervé Bradol a cité le témoignage dun colonel rwandais qui les
aidait à négocier pour évacuer les blessés, selon lequel, chaque jour, en début
daprès-midi, un camion était chargé de faire la tournée des barrières pour
livrer des armes. Ce colonel était parmi les rares officiers de larmée rwandaise
à être en désaccord avec la politique menée.
M. Jean-Hervé Bradol a précisé quil était rentré en
France fin avril, mais que les équipes de Médecins Sans Frontières, réduites de
moitié pour des raisons de sécurité, étaient restées sur place tout le temps de la
guerre, jusquà la prise du pouvoir par le FPR, le 4 juillet 1994.
M. Jean-Hervé Bradol a rapporté, quune fois rentré à
Paris, lui-même et M. Philippe Biberson, président de Médecins Sans
Frontières, avaient été convoqués le 19 mai à la cellule africaine de
lElysée par MM. Delaye et Pin, qui semblaient très énervés par les
déclarations dans la presse de Médecins Sans Frontières condamnant limplication
de la France au Rwanda et la passivité des responsables français, auxquels Médecins
Sans Frontières reprochait pour le moins de ne pas condamner publiquement
lextermination en cours à Kigali. Ce nest en effet que le 15 mai que
M. Alain Juppé avait fait une déclaration pour caractériser clairement le
génocide. A lépoque, Médecins Sans Frontières était excédé par la passivité
de la France.
Au cours de lentretien, MM. Delaye et Pin ont exposé la
thèse selon laquelle la France avait beaucoup oeuvré pour la paix et la conclusion des
accords dArusha, discussion dans laquelle MM. Bradol et Biberson ont refusé
dentrer, au motif quils nétaient pas là pour discuter de politique
étrangère, mais pour réclamer une intervention publique française appelant les alliés
de la France au Rwanda à arrêter les massacres de civils.
M. Jean-Hervé Bradol a déclaré avoir été très surpris par la
légèreté des réponses de M. Delaye qui a précisé quil avait du mal à
joindre au téléphone les responsables rwandais et quil avait de toute façon peu
de moyens de pression sur eux. Lentretien sest donc terminé de façon peu
amène.
M. Jean-Hervé Bradol a ensuite précisé quil avait, avec
MM. Philippe Biberson et Bernard Pécoul, directeur des opérations de Médecins Sans
Frontières, rencontré le Président François Mitterrand le 14 juin, en présence
de M. Pin. Le discours avait changé. M. Jean-Hervé Bradol a rapporté
quà une question de M. Philippe Biberson sur son sentiment à légard du
gouvernement intérimaire, M. François Mitterrand avait répondu quil le
considérait comme une bande dassassins. Puis, au sujet de Mme Agathe
Habyarimana, le Président a déclaré : " Elle a le diable au corps, si
elle le pouvait, elle continuerait à lancer des appels aux massacres à partir des radios
françaises. Elle est très difficile à contrôler ". Enfin,
M. Jean-Hervé Bradol a déclaré que M. François Mitterrand leur avait fait
part de sa décision de monter une opération -lopération Turquoise- pour essayer
de porter secours aux victimes.
M. Jean-Hervé Bradol a indiqué quil sétait ensuite
rendu aux Etats-Unis et quil sétait heurté au même discours, si ce
nest pire, puisquil était interdit dutiliser le terme de
" génocide " à lintérieur de ladministration
américaine. Celle-ci bloquait la livraison des véhicules blindés légers disponibles en
Afrique orientale à la suite de lopération somalienne, et dont la MINUAR avait
besoin pour procéder aux évacuations de blessés. M. Jean-Hervé Bradol a jugé
quà lépoque les responsables américains quil a pu rencontrer, dont un
membre du National Security Council, nétaient vraiment pas prêts à se mobiliser
pour porter un quelconque secours aux victimes.
Médecins Sans Frontières avait demandé publiquement
lorganisation dune opération militaire internationale dont la mission aurait
été de sopposer aux tueurs et naurait pas été simplement humanitaire. Les
Rwandais ne mouraient pas par manque de secours en médicaments ou en nourriture, mais
étaient massacrés et exterminés, pour une partie dentre eux. Ce nest pas
avec des médecins ou des caisses de biscuits que lon soppose à une
extermination, mais par une intervention contre les auteurs de lextermination. Ce
que Médecins Sans Frontières demandait navait par conséquent rien à voir avec
lopération Turquoise.
M. Jean-Hervé Bradol a jugé ridicules les critiques selon
lesquelles les forces françaises auraient aidé les assassins à fuir au Zaïre ou en
Tanzanie : ces derniers navaient nul besoin de laide française pour
quitter le Rwanda.
M. Jean-Hervé Bradol sest refusé également à adresser
des reproches aux militaires, soumis à des contraintes opérationnelles qui rappellent
celles que connaissent les ONG et qui empêchent souvent de faire ce que lon
souhaiterait. On ne peut par exemple les accuser de ne pas avoir protégé tous les
Tutsis.
La véritable critique que M. Jean-Hervé Bradol a adressée à
lopération Turquoise est la suivante : alors quil y avait génocide, que
les Rwandais avaient besoin dêtre protégés, la France intervenait pour une
opération humanitaire. Or, cette opération humanitaire, Médecins Sans Frontières la
faisait déjà. Tout ce dont Médecins Sans Frontières avait besoin, cétait de
protection. Turquoise sest définie comme une opération humanitaire " neutre ".
Que peut signifier la neutralité face à des miliciens et à une armée qui procèdent à
une extermination ?
M. Jean-Hervé Bradol a insisté sur ce qui était pour lui la
faute majeure de lopération Turquoise : sêtre comportée comme une
force neutre en période de génocide. Et pourtant, dès le 15 mai, le génocide
rwandais était qualifié comme tel par M. Juppé, qualification confirmée le
18 mai devant lAssemblée Nationale. Le rapporteur spécial de la commission
des Nations Unies pour les Droits de lHomme, M. Degni-Ségui avait également
prononcé cette qualification dès le 25 mai. Il y avait donc un début de
reconnaissance internationale du génocide.
M. Jean-Hervé Bradol a jugé indécents les propos des militaires
français et des responsables politiques selon lesquels la France aurait été la seule à
avoir fait quelque chose au cours de cette période. Ce qua décidé de faire la
France alors, contrairement à ses engagements au titre de la convention de 1948 sur la
prévention et la répression du crime de génocide, a été une intervention militaire
neutre. Les résultats publiés par les militaires font état de 630 interventions
chirurgicales, 9 300 consultations, et plusieurs milliers de Rwandais tutsis
protégés. Cest un bilan déjà appréciable étant donné le peu de Tutsis qui
restaient au Rwanda. Un très grand nombre dentre eux avaient été exterminés, et
réussir à en protéger quelques milliers était déjà une bonne chose. Néanmoins, avec
les moyens dune armée, on pouvait et devait faire autre chose. Protéger plusieurs
milliers de Rwandais, pas uniquement tutsis, mais plus généralement tous ceux qui
étaient menacés par les assassins, les ONG lavaient fait également.
Lopération CICR/Médecins Sans Frontières a permis la protection de dizaines de
milliers de personnes à Kigali, Kibuye, Gitarama et dans de petits camps comme celui de
Nyarushishi dans la préfecture de Cyangugu. Avec leurs moyens, sans rapport avec les
possibilités des militaires, le CICR et Médecins Sans Frontières ont procédé à
1 200 interventions chirurgicales à lhôpital de Kigali et à plusieurs
dizaines de milliers de consultations médicales dans lensemble de la zone, pays
limitrophes compris (Zaïre, Burundi, Tanzanie).
M. Jean-Hervé Bradol a reproché à lopération Turquoise
de ne pas avoir pris en compte la dimension du génocide, contrairement aux engagements
internationaux de la France. Les assassins, leur administration, leur armée, ont été
installés dans des camps au Zaïre à partir desquels ils ont continué à mener des
attaques contre le Rwanda. Cette situation a conduit au conflit et à la catastrophe de
1996-1997 au Kivu. Plusieurs dizaines de milliers de réfugiés sont morts dans ces camps
où larmée rwandaise et les milices ont été entretenues par laide
humanitaire. Cest suite à ces événements dramatiques que Médecins Sans
Frontières a décidé de cesser ses interventions dans les camps de réfugiés.
Une fois la période de surmortalité passée, Médecins Sans
Frontières a constaté que les auteurs du génocide contrôlaient les camps et
quils sen servaient comme base arrière pour attaquer le Rwanda. Médecins
Sans Frontières a alors décidé de suspendre ses opérations et dinterrompre
lensemble de ses programmes en Tanzanie et au Zaïre en décembre 1994.
M. Jean-Hervé Bradol a précisé quil avait continué à se
rendre au Rwanda pour dautres opérations de secours en 1995-1996 et quil
était prêt à répondre à des questions sur cette période.
Il a souligné que la mission dinformation réalisait un travail
important. La violence contre les populations continue au Rwanda et elle est toujours
soutenue de létranger. Elle ne pourrait pas se poursuivre sil ny avait
pas un tel soutien. Certes, il ny a pas eu de nouveau génocide depuis 1994, mais
des exterminations collectives de population sont commises de part et dautre. La
population rwandaise est toujours dans une situation effroyable.
M. Jean-Hervé Bradol a jugé important de mettre à jour les
relations des Etats, dont la France, avec les différents groupes qui agissent dans la
région. Il a estimé que lEtat français nétait pas seul impliqué dans la
région et quil était nécessaire de dénoncer les soutiens que les groupes, qui
font de la violence politique un outil systématique, peuvent trouver à
lextérieur.
M. Jean-Hervé Bradol a estimé que MM. Balladur, Védrine,
Juppé, Léotard, Roussin, se trompaient de registre lorsquils exprimaient leur
fierté à légard de laction exemplaire de la France au Rwanda. Certes, la
France nest pas seule responsable ; bien dautres ont failli, mais la
France était lun des principaux acteurs dans cette région. Il sest déclaré
surpris et déçu dentendre certains saffirmer fiers de lopération
Turquoise, qui a mené une action humanitaire, alors quil aurait fallu
sopposer aux tueurs. Cette opposition aux auteurs de génocide est censée
constituer une notion politique claire depuis 1948 puisquelle a fait lobjet
dune convention internationale ratifiée par la France.
Il sest déclaré également avoir été très éloigné
dun sentiment de fierté lorsquil a entendu M. Bernard Debré affirmer,
sur RTL, le 6 avril 1998, que la France aurait continué de livrer des armes aux
forces armées rwandaises en 1994, à lépoque où Médecins Sans Frontières était
sur le terrain, à essayer de ramasser et de sauver des blessés, à se battre
continuellement pour avoir le droit de les évacuer.
Le Président Paul Quilès a rappelé que les opérations
militaires devaient être décidées par lONU, dans le cadre dun mandat
international ; quen loccurrence, lONU a non seulement refusé
dintervenir mais a même retiré ses maigres troupes. Seule la France est finalement
intervenue, mais dans le cadre dune opération humanitaire, pas militaire.
Il a demandé à M. Jean-Hervé Bradol sil considérait que
la France aurait dû, au-delà de la communauté internationale, intervenir directement et
seule.
M. Jean-Hervé Bradol a répondu quil se refusait à
singulariser la France par rapport à lONU ou à toute autre puissance
internationale. La France nétait pas forcément la mieux placée pour procéder à
ce type dintervention militaire. Aux Etats-Unis, la question ne suscitait guère
dintérêt.
Ce qui était nécessaire à lépoque cétait, non pas une
opération humanitaire, mais sopposer aux tueurs, à ceux qui commettaient le
génocide. Cela na pas été possible, mais dans ce cas, M. Jean-Hervé Bradol
a jugé contradictoire de reconnaître cet échec tout en affirmant sa fierté devant ce
qui a été fait.
M. Jacques Myard a déclaré comprendre lémotion de
M. Jean-Hervé Bradol qui a vécu des événements dramatiques au quotidien, avec le
sentiment de ne pas pouvoir faire mieux, alors quil pensait, de bonne foi, que
dautres actions étaient possibles.
Il a souligné que les dirigeants politiques étaient fiers
davoir tenté de mobiliser la communauté internationale et davoir obtenu un
premier mandat des Nations Unies. La mise en oeuvre de la convention de 1948 passe
obligatoirement, dans létat actuel de la société et du droit international
positif, par une décision du Conseil de sécurité. Or, celle-ci a été bloquée, comme
la indiqué le président, dans la mesure où lunanimité des membres
permanents simpose.
En conséquence, M. Jacques Myard a affirmé que, dans la
scandaleuse indifférence générale, la France a bien été la seule, par son action
diplomatique à tenter de mobiliser la communauté internationale. Il a déclaré
comprendre le choc que M. Jean-Hervé Bradol a pu ressentir au quotidien, mais a
considéré son jugement comme passablement injuste. Il fallait sans doute aller plus
loin, mais la communauté internationale ne suivait pas et une série déléments
ont empêché de mettre en oeuvre les mécanismes inscrits dans la convention de 1948.
M. François Lamy a rappelé quil y avait aussi une
guerre au Rwanda et que le FPR cherchait à prendre le pouvoir. Il a souligné que le FPR
ne parlait ni de génocide ni dintervention de la communauté internationale. Dès
lors, il sest interrogé sur la possibilité de monter une intervention qui aurait
obtenu son accord.
M. Pierre Brana a fait part de sa compréhension à
légard des arguments de M. Jean-Hervé Bradol. Il a estimé que le fait
quil ny ait pas eu le feu vert du Conseil de sécurité a empêché lONU
de faire ce qui aurait été souhaitable et quil fallait en conséquence en être
attristé.
M. Jean-Bernard Raimond a demandé si la distinction entre
Hutus et Tutsis était le seul critère qui permettait de distinguer les victimes des
assassins.
M. René Galy-Dejean est revenu sur le reproche de
M. Jean-Hervé Bradol à légard de lopération Turquoise :
quelle nait été quune opération " neutre ". Il
sest demandé sil aurait pu en être autrement alors quil existait deux
camps face à face, tous deux surarmés, prêts à sexterminer. Comment une
intervention militaire aurait-elle pu être organisée dans un tel contexte ?
Traque-t-on en même temps les uns et les autres ? Les poursuit-on ? Comment les
neutralise-t-on ? Tire-t-on sur eux ? Mène-t-on une action de guerre à la fois
contre lun et lautre ?
Comment interdire à ces gens de sentre-tuer, comment parvenir à
les " neutraliser ", ce qui ne signifie pas " rester
neutres ", autrement quen semparant du pays, en le quadrillant, en
loccupant et en traquant les uns et les autres ? M. René Galy-Dejean a
demandé si cest ce type dintervention que souhaitait M. Jean-Hervé
Bradol.
M. Jean-Hervé Bradol a répondu que les victimes étaient en
majorité des Rwandais tutsis ou alors des Rwandais ayant des liens réels ou supposés
avec lopposition politique. Il a relaté avoir rencontré un médecin hutu à
lInstitut Saint-Paul, près des Saintes Familles, qui lui a expliqué que chaque
soir les Interahamwe venaient dans cette institution pour essayer denlever des gens
et les tuer.
M. Jean-Hervé Bradol a déclaré avoir lui-même vu, aux Saintes
Familles, des Rwandais tutsis qui se cachaient dans certains bâtiments avant que les
Interahamwe ne réussissent à y pénétrer. Ils étaient blessés, mais ils ne se
souciaient pas tant de se faire nettoyer leurs plaies, que de tenter déchapper, la
nuit, aux miliciens venus prélever leur quota de gens à tuer. Ces personnes avaient
besoin de protection plus que de soins.
M. Jean-Hervé Bradol a dit combien il était dur dentendre
ces blessés affirmant quil ne servait sans doute à rien de les soigner dans la
mesure où les miliciens viendraient les embarquer pour les tuer parce quils
étaient Tutsis. Juste devant la porte de lhôpital, qui était considéré comme
une zone protégée, les miliciens massacraient. Depuis les terrasses de la délégation
du CICR, il était possible de voir les miliciens tuer les gens dans les collines. Dans la
rue, des personnes hutues blessées et portant des pansements étaient massacrées par les
miliciens si elles ne pouvaient montrer leur carte didentité. Un blessé ne pouvant
présenter un papier didentité prouvant quil était hutu, était accusé
dêtre Inkotanyi, combattant du FPR, et était exécuté sans autre forme de
procès.
Les miliciens ciblaient les Rwandais tutsis et dopposition, mais
parfois de simples passants étaient victimes de leur violence parce quils
nétaient pas en mesure de justifier de leur appartenance à une communauté.
Les Belges étaient également recherchés à Kigali et
M. Jean-Hervé Bradol a déclaré quil avait dû montrer à plusieurs reprises
son passeport français pour prouver quil nétait pas belge. La rumeur courait
parmi les miliciens et les soldats que lavion du Président Habyarimana avait été
abattu avec la complicité de larmée belge. Les expatriés du CICR préféraient
montrer leur passeport suisse plutôt que leur carte du CICR pour ne pas être pris pour
des Belges.
Il y a quand même eu des survivants au CHK. Les miliciens demandaient
de largent aux blessés pour les laisser survivre. Les blessés nétaient pas
tués tant quils pouvaient payer ou parce que dautres Rwandais les
protégeaient.
M. Jean-Hervé Bradol a raconté quun jour à Nyamirambo, un
groupe sur une barrière lui avait confié un jeune garçon tutsi de huit ans. Ils
nétaient pas des miliciens mais ils avaient créé un groupe de défense pour
empêcher les miliciens de pénétrer dans leur quartier et de massacrer leurs voisins.
Ils ont tenu aussi longtemps quils ont pu résister aux agressions des miliciens.
En plus de lhôpital du CICR, quelques institutions religieuses,
quelques écoles et des personnes privées ont réussi à protéger des Rwandais, même si
ce fut en petit nombre au regard de limportance du massacre qui a été commis dans
Kigali.
M. Jean-Hervé Bradol a précisé que, pour travailler, il était
obligé dentrer en contact avec les miliciens quil rencontrait tous les soirs
sur les barrières. Aux mêmes barrières où lon massacrait, la libre entreprise
reprenait ses droits. M. Jean-Hervé Bradol a précisé quil achetait bière et
cigarettes aux miliciens pour pouvoir lier des contacts, les connaître un peu mieux afin
davoir une chance de faire passer des blessés. La part de relations personnelles
nétait pas à négliger, même dans de telles situations. Il est même arrivé
quun milicien demande à travailler avec Médecins Sans Frontières parce quil
naimait pas ce quil faisait.
Ce qui se passait au Rwanda nétait pas une guerre classique où
deux parties, que lon pouvait placer sur un même pied dégalité, étaient en
conflit.
Un camp, le FPR, avec qui Médecins Sans Frontières était en contact
via la délégation du CICR, menait effectivement une guerre classique. Il prévenait des
tirs de mortier auxquels il procédait dans Kigali. Il avertissait Médecins Sans
Frontières avant de tirer sur le quartier où était lhôpital : " On
va demander à nos artilleurs dépargner lhôpital mais on ne peut rien vous
garantir ; il peut y avoir de petits dérapages ". Deux obus sont
dailleurs tombés, lun dans la délégation du CICR et lautre à
lintérieur de lhôpital, tuant cinq personnes au total. Mais il ny a
jamais eu de bombardement systématique de lhôpital. En période de guerre, cela
fait partie des risques connus et acceptés.
En face, lautre partie en présence dans le conflit ne menait pas
une guerre mais procédait à lextermination de toute une partie de la population
civile rwandaise.
Ce qui aurait été souhaitable ce nétait pas une intervention
visant à séparer les belligérants, mais une intervention contre le belligérant
commettant le génocide.
De 1990 à 1994, quand il a fallu arrêter le FPR, larmée
française a su le faire. Quand il aurait fallu arrêter les FAR et les milices en train
dexterminer une partie de la population rwandaise, subitement, elle a paru
désemparée. Est-il incongru de se demander pourquoi larmée française na
pas fait, vis-à-vis des FAR et des Interahamwe, ce que quelle avait pu faire, de
1990 à 1994, face au FPR, à savoir stopper un camp face à lautre ?
Se déniant la qualité dexpert militaire, M. Jean-Hervé
Bradol a exprimé son scepticisme quant à limpossibilité pour larmée
française de mettre fin au génocide. Lhistoire récente du Rwanda prouve le
contraire.
Il était très difficile de connaître la façon dont le FPR aurait
perçu une véritable intervention militaire française. Forcément il était
méfiant ; on pouvait le constater dans ses déclarations publiques à
lépoque. Néanmoins, il aurait été possible dexpliquer au FPR en quoi
aurait consisté une intervention véritablement destinée à mettre fin au génocide. La
France nétait cependant pas la mieux placée pour la réaliser. Médecins Sans
Frontières réclamait une intervention militaire de la communauté internationale et les
critiques adressées à lintervention française valent aussi pour la passivité des
Américains et des autres Etats de la région. Il ne sagit pas daccabler la
France dans cette affaire. Les autres ne se sont pas comportés très brillamment,
notamment les forces des Nations Unies.
Dès la mi-mai, il est acquis que lon est en présence dun
génocide. Il aurait été possible dintervenir contre les Forces armées rwandaises
et les miliciens en train de commettre ce génocide, notamment dans les zones où le FPR
nétait pas encore arrivé, par exemple, dans les préfectures de Gitarama, de
Cyangugu, de Kibuye. La difficulté dopérer sur une ligne de front entre les deux
camps en présence ne sy opposait pas.
Tout en reconnaissant que ces considérations dépassaient ses
compétences, M. Jean-Hervé Bradol a estimé que, si les Nations Unies
sétaient engagées dans cette voie et avaient expliqué les objectifs dune
telle intervention au FPR, ce dernier naurait sans doute pas trouvé grand chose à
redire.
Le Président Paul Quilès a demandé ce que faisait le
bataillon FPR stationné à Kigali pendant toute cette période.
M. Jean-Hervé Bradol a précisé que le FPR tirait très peu
à lartillerie, principalement pour défendre ses positions. Les tirs
dartillerie partaient de la zone tenue par les FAR, où se trouvait Médecins Sans
Frontières, en direction des zones contrôlées par le FPR, qui répondait très peu au
mortier. Fin avril, le FPR a prévenu Médecins Sans Frontières quil tirerait
davantage sur sa zone. Cest alors que Médecins Sans Frontières a décidé de
réduire le volume de ses opérations et de ses équipes.
Le FPR a, vers le 17 avril, tiré deux ou trois obus de mortier
sur la radio des Mille Collines pour la faire taire et Médecins Sans Frontières a dû
soigner les journalistes blessés. Les médecins nétaient pas très contents de le
faire mais ils lont fait quand même, conformément au principe dimpartialité
que se doit de respecter toute organisation humanitaire médicale.
M. Bernard Cazeneuve a rappelé la thèse selon laquelle le
génocide aurait été planifié par le régime du Président Habyarimana, et notamment
les membres de lakazu. Cette thèse suppose un maillage très dense du territoire
par le biais des bourgmestres et des miliciens, permettant un massacre rapide des
populations tutsies.
M. Bernard Cazeneuve a estimé que, si lon suit cette
thèse, la réussite dune intervention, ayant pour objet de protéger les Tutsis,
aurait exigé que les forces françaises soient présentes dans tous les quartiers et sur
tous les points du territoire. Il a demandé à M. Jean-Hervé Bradol si une telle
intervention lui semblait réaliste.
M. Bernard Cazeneuve a souligné par ailleurs que le FPR, qui
avait toutes les raisons de sindigner des massacres, na jamais demandé
officiellement lintervention de la communauté internationale pour stopper le
génocide.
Il a demandé à M. Jean-Hervé Bradol sil avait évoqué
avec M. François Mitterrand la forme quaurait pu, et dû, prendre une
intervention française et internationale au Rwanda.
M. Jean-Hervé Bradol a précisé que la perspective
dune extermination est devenue claire à partir de février-mars, à tel point que
Médecins Sans Frontières sest préparé à une opération médicale pour y
répondre.
Le maillage du territoire rwandais, tel que M. Bernard Cazeneuve
la évoqué, est le maillage administratif normal tel quil existe encore
aujourdhui et na pas de rapport avec la préparation du génocide. Cest
une caractéristique de ladministration rwandaise avec son système pyramidal
dorganisation.
M. Bernard Cazeneuve a souligné que les thèses qui supposent
une préparation du génocide expliquent clairement que les bourgmestres avaient été
mobilisés pour massacrer et quils avaient massacré après avoir été mobilisés.
Dès lors que lon accepte la thèse de la préparation du
génocide, M. Bernard Cazeneuve a estimé que lon doit bien admettre quil
aurait fallu que les forces militaires soient présentes partout, en tous points du
territoire et contrôler tout le maillage administratif du Rwanda.
M. Jean-Hervé Bradol a estimé que les thèses évoquées
pour décrire le génocide au Rwanda ne sappuient pas sur des bases vérifiées. Il
ny a pas eu jusquà présent de travail solide dhistorien sur la
description du génocide : comment on a tué, comment et à quelle date le génocide
a été décidé.
Il a affirmé quil avait vu des autorités territoriales
participer aux massacres, dont le préfet de Kigali, mais il a refusé den conclure
que tous les bourgmestres, tous les conseillers de secteur ont participé au génocide.
Les massacres nont pas commencé partout en même temps, avec la
même intensité. Dans la préfecture de Butare où travaillait une équipe de Médecins
Sans Frontières Belgique, les massacres nont commencé que fin avril. Le génocide
ne sest pas déroulé partout de la même façon.
M. Jean-Hervé Bradol a réaffirmé quà partir de
février-mars 1994, il paraissait évident que des événements très graves étaient
imminents -mais personne ne pensait à un génocide- et quil fallait sy
préparer.
Il a déclaré quil nétait pas qualifié pour
sexprimer au nom du FPR, qui, dans la période de laprès-guerre, a commis
également plusieurs massacres sous les yeux des équipes de Médecins Sans Frontières.
Il ny a cependant aucune symétrie entre les événements
davril-juin-juillet 1994 et les massacres commis par la suite par le FPR.
M. Jean-Hervé Bradol a rappelé quil avait dit au
Président de la République, M. François Mitterrand, que Médecins Sans Frontières
souhaitait non pas une intervention humanitaire, qui lui paraissait inutile, mais une
intervention militaire française ou internationale pour sopposer aux tueurs.
M. Jean-Hervé Bradol a reconnu que, certes, a posteriori,
il était facile de faire des commentaires et de dire ce quil aurait fallu faire.
Peut-être la situation était-elle difficile à lintérieur du Rwanda, mais on a
également laissé lappareil administratif et militaire qui avait conduit le
génocide sinstaller dans les camps de réfugiés, agir à sa guise et détourner
laide humanitaire.
Suite à lévaluation par lOCDE de lopération de
secours dans les camps, on sait que 4 000 personnes y ont été massacrées, ce
qui montre que le génocide sy poursuivait.
En Tanzanie, dans le camp de Benako, en août 1994, on faisait encore
la chasse aux Tutsis et aux opposants politiques. 80 personnes ont notamment été
assassinées de nuit pour achever la " purification ethnique " qui
avait été commencée en avril. Personne ne sest opposé aux tueurs qui ont
massivement détourné laide alimentaire pendant les six premiers mois pour
reconstituer leurs capacités dagression vis-à-vis du Rwanda.
Ni la France, ni les autres pays, ni les forces des Nations Unies
nont voulu satteler à la solution de ce problème.
Il existe une contradiction entre cette passivité, cette
" tolérance " adoptées vis-à-vis des auteurs du génocide et le
sentiment de fierté exprimé devant la mission il y a quelques semaines.
M. Jacques Dessalangre a demandé si larmée du FPR, que
lon décrit habituellement comme forte et entraînée, aurait eu les moyens
dintervenir en faveur de ses frères Tutsis à Kigali.
M. Jean-Hervé Bradol a rappelé que fin juin - début
juillet, il y a eu, à sa connaissance, une opération aux Saintes Familles où les
militaires FPR ont délivré une partie du petit groupe qui avait survécu.
Il a estimé quil ne pouvait pas juger si les militaires du FPR
auraient pu faire plus. En avril, ils étaient plutôt sur la défensive pour tenir leurs
positions et ne tiraient pratiquement pas sur le camp adverse.
M. Yves Dauge a demandé des précisions sur les contacts de
M. Jean-Hervé Bradol aux Etats-Unis.
M. Jean-Hervé Bradol a répondu quil avait demandé des
entretiens avec ladministration américaine, des membres du Congrès, dautres
ONG, et le National Security Council.
Le but était de rendre les responsables américains conscients de la
gravité des événements. Mais il était également de permettre à la MINUAR de disposer
de véhicules blindés légers pour transporter les blessés dun point à un autre.
Ces véhicules se trouvaient en dotation dans la région depuis lopération
américaine en Somalie mais les Etats-Unis refusaient de les mettre à la disposition de
la MINUAR en se fondant sur dobscures raisons de contrats : ils ne savaient pas
si ces véhicules devaient être vendus ou cédés en leasing.
M. Michel Voisin a demandé si Médecins Sans Frontières
avait eu des contacts avec les forces françaises de lopération Turquoise et
sils avaient été amenés à travailler ensemble.
Il a rappelé quil sétait rendu sur place à
lépoque et a tenu à rendre hommage aux jeunes de vingt ans qui accomplissaient des
tâches de fossoyeurs à longueur de journée.
M. Jean-Hervé Bradol sest associé à cet hommage. Les
militaires français ont joué un grand rôle dans le fonctionnement de laéroport
de Goma et y ont exercé les fonctions daiguilleurs du ciel. Il sest demandé
toutefois si on avait réellement besoin de militaires pour ces tâches et si on ne
pouvait pas envoyer une équipe civile.
Les Français ont protégé des milliers de Tutsis dans le sud-ouest du
Rwanda, ont procédé à 630 interventions chirurgicales et à
9 300 consultations médicales, ont enterré près de 20 000 corps au
Caterpillar. Tout cela nétait pas inutile mais le rôle dune armée
nest pas de procéder à des opérations chirurgicales, qui peuvent être assurées
par des ONG civiles, mais de se battre contre ceux qui commettent un génocide.
Lensemble des forces militaires sur place se sont toutes
comportées de manière " neutre ", comme si le conflit était
classique et nétait pas loccasion dun génocide. Or, face à un
génocide, M. Jean-Hervé Bradol a estimé quil nétait pas possible de
se comporter de manière " neutre ".
M. Pierre Brana a demandé si les militaires français
assuraient les contrôles en demandant leurs papiers aux gens qui passaient.
Il a souhaité savoir si, dans les camps de réfugiés où des
massacres de tutsis ont continué, les miliciens étaient armés.
Enfin, il a voulu connaître la réaction de M. François
Mitterrand à légard de lidée dune intervention destinée à
sopposer aux tueurs.
M. Jean-Hervé Bradol a répondu que M. François
Mitterrand avait assuré à la délégation de Médecins Sans Frontières, dont il faisait
partie, que tout serait fait pour quun maximum de personnes soit sauvé.
Les militaires et miliciens rwandais venaient dès 1993 dans les camps
chercher des recrues pour les entraîner. Dans la préfecture de Kibungo, Médecins Sans
Frontières a eu directement connaissance de ces faits dans un camp où toute une partie
de son personnel était constituée de miliciens sentraînant et menaçant les
commerçants rwandais tutsis de la ville voisine. Médecins Sans Frontières les a
licenciés et recruté dautres personnes.
Lors des déplacements de réfugiés au cours de lété 1994, de
nouveaux camps ont été installés au Zaïre. Les miliciens et les militaires évitaient
de montrer leurs armes à lintérieur de ces camps, mais participaient à des
entraînements à quelques kilomètres de là. Cette situation était confirmée par les
incursions militaires au Rwanda. Larmée zaïroise a procédé à quelques
désarmements symboliques en entassant quelques piles de fusils à certains postes
frontières mais a laissé de fait lappareil militaire intact à lintérieur
des camps.
A propos des contrôles didentité des militaires français,
M. Jean-Hervé Bradol a déclaré avoir assisté à deux cas de figure : ou bien
les militaires français ne sortaient pas de leur guérite et observaient leurs collègues
rwandais ; ou bien, notamment en juin-juillet 1993, ils examinaient les papiers
eux-mêmes.
Audition de M. Bernard DEBRÉ
Ministre de la Coopération (novembre 1994-mai 1995)
(séance du 2 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a rappelé que M. Bernard Debré
avait été Ministre de la Coopération de novembre 1994 à mai 1995 et que, dans
louvrage quil venait de publier sur le Rwanda, il exprimait un jugement pour
le moins critique, qui tranche avec les opinions habituellement émises, quil
sagisse du régime du Président Habyarimana, du FPR, ou du processus qui a conduit
aux accords dArusha.
M. Bernard Debré a souligné quil avait été nommé
Ministre de la Coopération après lopération Turquoise, en novembre 1994 mais que
sa passion pour lAfrique était plus ancienne et quil était allé souvent
dans la région des Grands Lacs, tantôt comme médecin, tantôt comme parlementaire.
M. Bernard Debré a signalé quil se trouvait en janvier 1994 au Rwanda où il
avait rencontré le Président Juvénal Habyarimana et ses conseillers, ainsi que les
représentants du FPR installés à Kigali. Il a indiqué quil était allé à Goma,
dans les camps de réfugiés, et que, pendant lopération Turquoise, il
sétait rendu à Cyangugu et Kibuye où il avait rencontré des collègues
chirurgiens sénégalais, dont lun avait été son élève.
M. Bernard Debré a précisé quaprès sa nomination comme
Ministre de la Coopération, il avait rencontré à Paris une délégation du gouvernement
du Rwanda, conduite par le Ministre de la Santé du FPR, ainsi que, par la suite, le
Président Pasteur Bizimungu et ses conseillers.
Il a souligné quen tant que Ministre de la Coopération, il
avait inlassablement tenté dapaiser les haines entre les Tutsis et les Hutus
burundais, signant avec le Président Sylvestre Ntibantunganya et le Premier Ministre
Nduwayo un traité de paix entre les deux clans. Outre les représentants de lONU,
assistaient à cette cérémonie M. Ahmedou Ould-Abdallah et la quasi totalité des
ambassadeurs accrédités à Bujumbura.
Il a rapporté quil avait eu de très nombreuses conversations à
propos des questions africaines avec le Président François Mitterrand à lhôpital
Cochin, en juillet 1994, lorsquil avait été hospitalisé dans son service, mais
aussi à lElysée, lorsquil était Ministre de la Coopération. Il a relevé
également quil sétait entretenu avec de nombreux chefs dEtat
africains, aussi bien pendant les événements tragiques du Rwanda quaprès.
M. Bernard Debré a insisté sur le fait que le génocide de 1994
ne pouvait pas être analysé de façon isolée et quil devait être réintroduit
dans lhistoire du Rwanda et des Grands Lacs. En effet, cette période davril
1994 à fin août 1994, qui va du début du génocide à la fin de lopération
Turquoise, nest malheureusement quun moment sanglant de lhistoire de la
région. Lisoler de son contexte constitue un piège que beaucoup ont contribué à
forger.
Les Hutus et les Tutsis existent depuis des siècles. Le nier serait
une faute et une injure faite à lhistoire. Les Tutsis ont toujours été
minoritaires, avec 15 % de la population, et les Hutus majoritaires. Le Mwami tutsi
(le roi), a régné sur cette région pendant des siècles, organisant son royaume,
regroupant les autres chefferies tutsies, élaborant des règles sociales extrêmement
sophistiquées entre les Tutsis eux-mêmes et entre les Tutsis et les Hutus. Sil a
pu exister des chefferies hutues, elles ont été peu nombreuses et toujours faibles.
Elles ont disparu au XIXème siècle. Lorsque les Allemands, puis les
Belges, se sont installés dans cette région, ils ont commencé à reconnaître le roi et
les structures sociales de la région. Ce nest que dans les années 1950 que les
Belges ont inversé leur alliance en devenant les alliés des Hutus majoritaires.
M. Bernard Debré a analysé les raisons de cette volte-face.
La première raison tient à la définition occidentale de la
démocratie, qui repose sur le principe du gouvernement par une majorité issue dun
vote organisé selon la règle un homme, une voix. La majorité étant hutue,
cétait à eux de diriger le pays. M. Bernard Debré a émis lidée que
cet idéal universel de la démocratie nest applicable que si les notions
dethnie ou de clan ont disparu au profit de lidée de nation. Sans cela, la
démocratie ne se résume quà la dictature de lethnie majoritaire. Cest
cette situation qui, selon lui, sest produite au Rwanda, dès larrivée au
pouvoir des Hutus, en 1959, alors même que le pays était encore sous mandat belge.
La seconde raison tient, selon M. Bernard Debré, à
lattitude des Tutsis. En voyant arriver lindépendance, ils ont voulu prendre
les devants, précisément pour éviter lapplication de cette notion démocratique
quils refusaient, car elle les condamnait. Ils ont alors demandé aux Belges de
partir. Les Belges ont refusé, dautant que les Hutus ne demandaient pas
lindépendance immédiate : ils auraient voulu obtenir une période
dadaptation à lindépendance, sous légide des Belges. En réalité,
les Hutus craignaient de se retrouver seuls face à leurs anciens maîtres tutsis.
M. Bernard Debré a ensuite mis laccent sur quelques grandes
dates de lhistoire du Rwanda.
1959 : les Hutus installés au pouvoir par les Belges ont
commencé un génocide anti-tutsi. A cette époque, le Rwanda nétait pas
indépendant. Au lieu de rétablir lordre et de punir les assassins, les Belges ont
accéléré lindépendance et sont partis le plus vite possible.
1962 : lindépendance est proclamée. Le génocide
sest poursuivi tout au long de la première république rwandaise.
1964 : dans lindifférence mondiale, radio Vatican a
dénoncé " le plus grand génocide depuis la dernière guerre ". Les
Tutsis ont continué à senfuir dans les pays voisins, formant une diaspora qui,
comme en Ouganda, sinstalle, sanglicise et participe à la vie politique et
militaire du pays daccueil.
1959, 1962, 1964, 1973, 1990, 1994
M. Bernard Debré a
déclaré navoir cité que les dates sanglantes qui marquent le plus fortement
lhistoire dramatique quont vécue les Tutsis rwandais. Leur assassinat fut
souvent programmé et planifié, même avant 1990. A chaque fois, les réfugiés sont
venus gonfler les rangs de la diaspora, à chaque fois les Tutsis ont compris quils
ne pourraient revenir chez eux et sy maintenir que par la force des armes.
M. Bernard Debré a considéré que le début de la reconquête du
Rwanda par les Tutsis commençait vraiment en octobre 1990. Elle fut le fait des Tutsis et
des Ougandais, même si cette distinction est parfois difficile à effectuer. Les chefs de
guerre tutsis avaient tous exercé des pouvoirs politiques et militaires dans le
gouvernement ou larmée ougandaise. Fred Rwigyema a été ministre des Armées du
gouvernement ougandais. Cest lui qui a commandé larmée tutsie, lAPR,
bras armé du FPR. Paul Kagame, qui lui a succédé à sa mort, était chef des services
secrets de lOuganda. Larmée du FPR était composée en partie par des
éléments de larmée régulière ougandaise.
Les Tutsis ont repris le pouvoir au Rwanda, dans le sang, leur propre
sang, car les Hutus ont commis un nouveau génocide, mais aussi dans le sang des Hutus,
car une fois installés au pouvoir, ce sont les Hutus qui ont été et sont encore
massacrés. Depuis le mois davril 1994, plus de 600.000 Tutsis les
évaluations varient et personne ne peut malheureusement connaître le nombre de morts- et
plus de 300.000 Hutus ont été tués. Les massacres continuent encore au Kivu
voisin.
M. Bernard Debré a souhaité rapporter les termes dune
discussion quil avait eue, à la fin du mois de janvier 1994, avec le président
Habyarimana et des éléments du FPR qui étaient installés à Kigali à la suite des
accords dArusha. Le président rwandais a tenu le raisonnement suivant :
" Il faut maider à calmer les Hutus et les Tutsis extrémistes pour que
je puisse attendre les élections générales qui auront lieu dans deux ans. Je les
gagnerai sans difficulté puisque les Hutus représentent 80 % des
votants ". Le discours des représentants du FPR était, quant à lui,
inverse : " Nous ne pouvons pas attendre les élections, nous allons les
perdre ; nous prendrons le pouvoir avant, dans le sang sil le faut ".
M. Bernard Debré a souligné quil existait des Hutus et des
Tutsis modérés, même si. une règle incontournable veut que, durant les périodes de
tension durables, seuls les extrémistes arrivent à se maintenir au pouvoir. Il serait
injuste daccuser du crime de génocide tous les Hutus, car les Hutus modérés ont
été également la cible des extrémistes durant les massacres. M. Bernard Debré a
jugé regrettable que cette facilité sémantique soit souvent utilisée pour excuser ou
expliquer lattitude des forces tutsies qui " nettoient "
actuellement le Kivu.
Il a affirmé quil serait absurde de refuser de voir
lantagonisme tutsi-hutu et de nier quil demeure lélément fondamental
des guerres actuelles.
Il sest ensuite interrogé sur la politique de la France
vis-à-vis du Rwanda, sur le rôle de François Mitterrand, et sur létendue de
laide accordée par la France aux Hutus.
M. Bernard Debré a affirmé que le président François
Mitterrand avait une véritable politique africaine. Il connaissait ce continent, ses
dirigeants. Il voulait que la France y ait une influence politique, militaire, économique
et culturelle. Cette vision était sous-tendue par deux attitudes, parfois
ambiguës : tout dabord, un très grand pragmatisme, dû à la connaissance des
hommes et du terrain, mais parfois aussi, un dogmatisme qui a pu, selon M. Bernard
Debré, se révéler dangereux. Cest ainsi que le président a voulu imposer partout
notre idéal occidental, universel peut-être, de la démocratie issue du vote selon la
procédure " Un homme, une voix ". Selon sa conception, idéalisée,
au Rwanda, les Hutus devaient nécessairement être au pouvoir parce quils étaient
la majorité.
Le danger au Rwanda, a estimé M. Bernard Debré, cest que
la démocratie ne cohabite pas bien avec le vote ethnique et cest un euphémisme. La
démocratie fondée sur des élections selon la règle " un homme, une
voix " ne peut être viable que si la notion de nation transcende la notion
dethnie, ce qui nest pas toujours le cas dans certains pays africains. Pour
imposer la démocratie selon le principe " Un homme, une voix "
certains nient le fait ethnique et sans ethnie on ne voit plus le problème rwandais.
Selon M. Bernard Debré, M. François Mitterrand a soutenu le
président hutu Habyarimana, principalement parce que celui-ci représentait la majorité
du peuple. Il a ajouté toutefois trois autres explications.
Il a rappelé tout dabord que le président François Mitterrand
considérait que seul un Etat structuré, avec un exécutif fort, pouvait éviter un bain
de sang. Cet Etat était incarné, aux yeux de François Mitterrand, par Juvénal
Habyarimana. Ce dernier disait souvent : " Aidez-moi à me protéger des
extrémistes, tant hutus que tutsis ". Vérité ou dissimulation, nul ne le
sait, mais cétait son discours.
M. Bernard Debré a ensuite relevé que le président François
Mitterrand considérait que les troupes tutsies du FPR étaient en majorité composées
dOugandais et quil sagissait en conséquence dune invasion
extérieure, un jugement que M. Debré a estimé ne pas être totalement faux.
Enfin, M. Bernard Debré a fait valoir que M. François
Mitterrand considérait que les Américains, qui aidaient de façon évidente aussi bien
les Ougandais que le FPR, avaient une volonté hégémonique sur la région et peut-être
sur lAfrique. M. Debré a jugé que le Président navait pas tort une
fois de plus car le rôle des Américains est devenu de plus en plus évident par la
suite. Ce sont eux qui ont formé les cadres de larmée ougandaise et de
larmée FPR. M. Debré a estimé également vraisemblable quils leur ont
fourni des armes.
Cest sur la base de ces arguments, a affirmé M. Debré, que
le Président de la République a décidé daider le président Habyarimana et les
Hutus : aide militaire, formation sur place des cadres de larmée, fourniture
de munitions, mais aussi aide économique et aide politique. Le Président Habyarimana
était considéré comme lami de la France, même si à la fin des années 1980, il
était plus un dictateur quun démocrate.
M. Bernard Debré a rappelé quen 1990, les armées tutsies
ou ougandaises lancent leur grande offensive et que le début de la guerre ne fut pas
favorable aux FAR qui ont fait appel à laide française. De 1990 à 1993, la
présence militaire française est devenue importante. La France forme et arme les FAR
dans le cadre de la coopération militaire entre les deux pays.
M. Bernard Debré a souligné que les Américains faisaient la
même chose en Ouganda, mais que la présence physique de larmée était, dans ce
pays, plus réduite et plus discrète.
Une fois les accords dArusha signés, la France a allégé sa
présence au Rwanda. En 1994, il ne restait que quelques dizaines dhommes de
larmée française à Kigali. Voulant savoir si la France avait continué à livrer
des armes aux FAR après lattentat contre lavion présidentiel du 6 avril
1994, M. Bernard Debré a indiqué quil avait posé la question à
M. François Mitterrand dont la réponse fut très sibylline :
" Vous croyez ", a-t-il dit, " que le monde
sest réveille le 7 avril, au matin, en se disant : Aujourdhui, le
génocide commence ? Cette notion de génocide ne sest imposée que
plusieurs semaines après le 6 avril 1994 ". M. Bernard Debré a
déclaré avoir pris cette réponse, dune grande ambiguïté, comme la possible
affirmation que des aides en munitions avaient été poursuivies après le 6 avril
1994 et quil était dautant plus disposé à le croire, quà
lépoque, la communauté internationale accusait la France davoir continué à
livrer des armes aux FAR. M. Bernard Debré a toutefois précisé que M. Edouard
Balladur lui avait affirmé quil avait ordonné, dès 1993, larrêt des
fournitures darmes au Rwanda et que des militaires lui avaient confirmé cet arrêt.
Pour connaître la vérité, M. Debré sest efforcé de reconstituer le
cheminement éventuel de certaines livraisons darmes françaises tout en constatant
que lopacité restait grande sur ce sujet et a donné lexemple suivant.
A la fin avril 1994, un officier supérieur hutu des FAR, sous un
pseudonyme, aurait acheté des armes à un intermédiaire sud-africain qui serait passé
par les Seychelles, puis par la Suisse ou la Belgique. Largent aurait été déposé
dans une banque française. Les armes étaient officiellement destinées au Zaïre. Il
sagissait de munitions qui, in fine, ont été fournies aux FAR.
Lopacité de ces transactions est grande. Peut-on considérer
quil sagit de la France officielle ou de trafiquants français ou
européens ? La presse française a accusé la France officielle, sans se poser de
questions.
La deuxième question qua soulevée M. Bernard Debré
concerne les missiles SAM-16, qui ont abattu lavion du président Habyarimana. Il a
déclaré être convaincu que ce sont les troupes FPR de Paul Kagame qui ont tiré sur le
Falcon 50 et lont abattu. Il a décrit les faits suivants, dont il a affirmé
quon pouvait les vérifier, en lisant soit les télégrammes du Quai dOrsay,
soit les notes des Services français, soit même les journaux de lépoque.
A la demande du président ougandais, Yoweri Museveni, le président
tanzanien, Ali Hassan Mwinyi a convoqué une conférence sur la situation politique des
Grands Lacs. Tous les chefs dEtat de la région y étaient conviés, en particulier,
MM. Mobutu Sese Seko du Zaïre, Cyprien Ntaryamira du Burundi, Juvénal Habyarimana
du Rwanda. Mobutu sest décommandé à la dernière minute, comme dautres
chefs dEtat, Daniel Arap Moi du Kenya, Frederik Chiluba de Zambie. Mais le FPR
était représenté et Museveni était là.
Ntaryamira et Habyarimana sont venus chacun avec leur avion personnel:
deux Falcon 50, sécurisés par les Français. Le 6 avril, dans la journée, la
conférence ne débouchant sur rien, les deux présidents rwandais et burundais
sapprêtaient à rentrer dans leur pays respectif. Le président Museveni a alors
convaincu le président burundais Ntaryamira de prendre lavion rwandais avec le
Président Habyarimana pour rejoindre Kigali.
Pourquoi le président Ntaryamira du Burundi laisse-t-il son avion et
monte-t-il dans celui de Habyarimana pour se rendre à Kigali ? Lexplication
est la suivante : Museveni leur demande de se tenir prêts à Kigali pour venir le
lendemain, 7 avril, à Kampala, où il organisera une réunion à trois, Museveni
assurant alors quil allait faire un pas vers la paix. Les présidents rwandais et
burundais acceptent. Museveni - dune façon tout à fait anormale selon tous les
participants à la conférence de Dar-es-Salam- retient encore le président du Burundi et
cest à la tombée de la nuit que lavion quitte enfin Dar-es-SalaM. Il
doit atterrir à Kigali mais, depuis quelques jours, le circuit quil doit emprunter
pour se présenter dans laxe de la piste a été inversé, à la demande du FPR. Les
missiles sont tirés ; lavion sécrase ; les deux présidents
meurent.
Juste après, à Dar-es-Salam, en public, le représentant du FPR,
Théogène Rudasingwa, déclare : " Il sagit dune bénédiction
déguisée ". Yoweri Museveni dit : " Il était temps den
finir " devant le public de journalistes. Larmée du FPR, qui est déjà
en train de faire mouvement depuis le matin du 6 avril vers Kigali, annonce
triomphalement, comme cela a déjà été évoqué devant la Mission :
" Les trois tyrans sont morts ". Vraisemblablement, Paul Kagame
ou Yoweri Museveni avait oublié de prévenir que Mobutu sétait décommandé, car
il aurait dû être présent dans lavion abattu.
Les communications de larmée FPR étant écoutées, il est
prouvé que lordre de marche de larmée tutsie a été donné dès le
6 avril au matin. Larmée du FPR fait donc mouvement vers Kigali avant même
lattentat. Une course de vitesse est engagée, car il était clair que les
premières victimes seraient les Tutsis restés au Rwanda. Enfin, larmée française
avait prévenu, depuis plusieurs mois, que le FPR possédait et utilisait des missiles
SAM-16. Cela a été précisé également devant la Mission.
M. Bernard Debré a jugé que ces faits sont suffisamment
puissants pour forger sa certitude selon laquelle cest bien le FPR qui a tiré les
missiles sur le Falcon 50 rwandais, entraînant la mort des présidents rwandais et
burundais. Cet attentat a été planifié et organisé, selon lui, avec la complicité du
président ougandais, Yoweri Museveni, et aurait dû également tuer le président Mobutu.
Dès lors, il est possible de sinterroger sur qui a fourni les
missiles.
Les missiles tirés sont des SAM-16 russes, version modifiée des
SAM-7. Ils ont été récupérés sur le théâtre dopérations durant la guerre du
Golfe. M. Bernard Debré sest déclaré certain quil ne sagit pas
de missiles récupérés par la France, car à lépoque où il était ministre, il a
demandé si on pouvait connaître leur origine. Il lui fut répondu que, bien que les
numéros des châssis et des empennages soient incomplets, une origine américaine était
plus que vraisemblable. Un article récent dans " Le Point " a
confirmé cette hypothèse.
M. Bernard Debré sest demandé pourquoi certains accusent
la France de cet attentat. Un universitaire belge, partisan de cette thèse, a précisé
que les numéros reproduits lui ont été confiés par la CIA. Un informateur, militaire
français, qui a demandé à garder lanonymat, a confirmé cette information qui
demeure, aux yeux de M. Debré, sujette à caution. Il nest pas un instant
crédible que la France ait pu armer le FPR pour commettre un attentat contre deux
présidents quelle soutenait et alors même que lavion était piloté par deux
anciens militaires français. En revanche, une manipulation de la CIA est loin
dêtre exclue. M. Bernard Debré a rappelé que cest larmée
américaine qui a formé les cadres de larmée ougandaise et du FPR. Quand Fred
Rwigyema a été tué au combat en 1990, lors de loffensive ougando-FPR, son
remplaçant, Paul Kagame, était en formation aux USA. Il a été rappelé durgence.
Des bases militaires américaines existent actuellement en Ouganda. Lune
delles a comme nom Camp Genesis. Les militaires américains forment les cadres de
larmée ougandaise pour lutter contre les extrémistes soudanais. En particulier,
ils forment le 3ème bataillon de larmée ougandaise. Il est maintenant reconnu que
des militaires américains ont aidé larmée de Kabila à conquérir le Kivu, puis
la totalité du Zaïre.
M. Bernard Debré a rappelé que lopération
militaro-humanitaire, décidée par lONU au Kivu, a été torpillée par les
Etats-Unis qui nen voulaient à aucun prix. Daprès les révélations de la
presse américaine, le sang de dizaines de milliers de Hutus massacrés dans les forêts
zaïroises pourrait bien finir par éclabousser certains gradés du Pentagone.
Les missiles SAM-16 utilisés par le FPR depuis quelques mois avant
lattentat, sont donc sans doute dorigine américaine. En effet, larmée
ougandaise na pas participé à la guerre du Golfe. Elle na pu se procurer ces
missiles sur le théâtre des opérations.
Par ailleurs, cette armée disposait déjà de missiles SAM-16
quelle avait précédemment utilisés contre les FAR. Ce sont des engins quon
ne trouve pas dans nimporte quelle boutique darmement. Si tout prouve que
cest bien le FPR qui a tiré ces missiles, il est de même vraisemblable quils
ont été fournis par les Etats-Unis.
M. Bernard Debré a rappelé que, lorsquil a négocié la
paix entre les Hutus et les Tutsis au Burundi, tous les ambassadeurs étaient présents,
à lexception de celui des Etats-Unis, volontairement absent. M. Debré a
déclaré quil lavait traité, à lépoque, de " va-t-en
guerre ", ce qui navait pas été du goût du Département dEtat.
La question suivante, posée par M. Bernard Debré, concerne le
rôle de lONU. Pour M. Debré, il ne fait pas de doute que lONU savait
que des massacres se préparaient : elle na pour autant rien fait. Au moment
où le génocide a commencé, lONU est partie, laissant les meurtres se perpétrer.
M. Bernard Debré a déclaré avoir pu lui-même constater à Kigali, en janvier
1994, que les troupes de lONU étaient dans un état déplorable. Quelques
automitrailleuses blanches entouraient le camp du FPR à lAssemblée nationale, mais
les soldats étaient somnolents ou arrogants. Comme le relevaient tous les observateurs,
dans les boîtes de nuit, les restaurants, des bagarres éclataient avec ces hommes non
commandés. Le général Romeo Dallaire, commandant les troupes de lONU au Rwanda, a
adressé à Kofi Annan un télégramme lui décrivant la situation. Il ne fallait pas
être devin pour sentir le drame arriver.
M. Bernard Debré a estimé quil aurait été possible
dêtre vigilant, voire de renforcer la Minuar et, en tout état de cause,
dalerter lopinion publique, mais rien na été fait. Quand le drame a
éclaté, les troupes de lONU ont disparu. Comble de labsurdité, les dix
soldats belges, chargés de protéger le Premier ministre rwandais, Agathe Uwilingiyimana,
se sont laissés désarmer et tuer sans aucune résistance.
M. Bernard Debré a affirmé que, par sa couardise, lONU a
été complice du génocide. Dailleurs, Kofi Annan a été mal reçu par les
autorités quand il sest rendu au Rwanda. Que lon ne vienne pas dire que la
MINUAR relevait du chapitre VI et non du chapitre VII de la charte : les centaines de
milliers de morts nen étaient vraisemblablement pas prévenus.
M. Bernard Debré a ajouté quelques mots sur lopération
Turquoise dont il a dénoncé la grande ambiguïté des objectifs. Il a rappelé que le
président Mitterrand voulait que cette opération concerne la totalité du Rwanda, en vue
darrêter les massacres et de restaurer la démocratie, telle quil la
concevait, " après, bien entendu, avoir châtié les coupables ".
Cest en tout cas ce que M. François Mitterrand lui a confirmé en juillet
1994, pendant le déroulement de lopération. Mais M. Édouard Balladur
sest opposé à ce dessein. Ils ont alors transigé, cohabitation oblige, sur une
mission militaro-humanitaire ne portant que sur une partie du territoire rwandais.
M. Debré a affirmé tenir cette information de M. Balladur lui-même.
Lopération Turquoise a néanmoins permis de sauver des dizaines de milliers de
vies, tant tutsies que hutues. Dailleurs, alors quelle avait été critiquée
à son début, elle a été regrettée dès quelle a pris fin.
M. Bernard Debré a indiqué quavant dêtre nommé
ministre de la Coopération, il était allé sur le terrain, à Kibuye, à Cyangugu et
ailleurs et quil avait pu juger le travail effectué par larmée française et
dautres armées, sénégalaise par exemple, qui lui était apparu remarquable.
M. Bernard Debré a décrit la situation actuelle des Hutus au
Rwanda comme plus qualéatoire. Il a lu à la Mission une lettre quil a reçue
le 28 mai 1998 dun de ses amis résidant au Rwanda. Elle annonçait que
Geoffroy Gatera, emprisonné, allait certainement être condamné à mort. Geoffroy Gatera
est professeur de chirurgie à Butare. Il a le malheur dêtre hutu. Il na pas
participé aux crimes, mais il fait partie dune certaine élite hutue qui est
actuellement pourchassée.
M. Bernard Debré a estimé que jamais plus les Tutsis
naccepteront une démocratie à loccidentale, tant ils sont certains de perdre
les élections au profit des Hutus. Au Burundi, le major Pierre Buyoya, tutsi,
démocratiquement battu aux élections présidentielles par Melchior Ndadaye, a repris le
pouvoir après un coup dEtat. Le Burundi est donc dirigé par un Tutsi minoritaire.
Les dirigeants hutus sont considérés comme des "rebelles", alors quils
avaient été démocratiquement élus. Lancien président Melchior Ndadaye, Hutu, a
été tué dans un attentat organisé par larmée burundaise, constituée à
98 % de Tutsis. Cet attentat a été vraisemblablement organisé par le major
Bikomagu, actuellement emprisonné.
Cyprien Ntaryamira, Hutu, président du Burundi est mort dans
lattentat du Falcon, Son successeur, Sylvestre Ntibantunganya, Hutu, a été
écarté du pouvoir par le major Pierre Buyoya, Tutsi. Au Zaïre, la zone du Kivu dont les
habitants sont des Banyamulenge, autre nom pour les Tutsis du Zaïre, est actuellement
ratissée par larmée rwandaise. Il nest pas exclu quelle soit un jour
annexée par celle-ci à une fédération tutsie.
Pour terminer, M. Bernard Debré a jugé remarquable le
comportement de larmée française. Elle na fait quobéir aux ordres des
politiques, en particulier ceux de François Mitterrand, chef des Armées. En aucun
cas, larmée française na conduit sa propre guerre et na outrepassé
les instructions politiques quelle recevait. M. Bernard Debré a tenu à
signaler ce fait, soulignant quil était important que les politiques assument leurs
responsabilités.
Le Président Paul Quilès a rappelé que M. Bernard Debré
critiquait dans louvrage quil venait de publier le discours de la Baule, en
dénonçant une vision occidentale de lAfrique, qui ne tenait pas compte de son
absence de tradition démocratique. Il a estimé que la conception de M. Bernard
Debré reflétait une vision fataliste, selon laquelle la démocratisation est impossible,
au moins dans la région des Grands Lacs où le principe " un homme, une
voix " ne serait pas applicable.
Le Président Paul Quilès a émis des doutes sur les deux
solutions proposées par M. Debré, à savoir la partition, qui a été déjà
appliquée en ex-Yougoslavie sans résultat brillant, et la tutelle de lONU, qui
rappellerait les temps de la colonisation.
M. Bernard Debré sest déclaré avoir été très
frappé, en étudiant lhistoire du Rwanda, par la volonté absolue dy
transposer la conception occidentale de la démocratie, quil partage au demeurant,
et qui est fondée sur le principe démocratique " un homme, une
voix ".
Il a souligné toutefois que cette conception, appliquée au Rwanda
dès 1959, a été à lorigine de toute une série de génocides qui ont fait au
total plus de deux millions de morts.
M. Bernard Debré a évoqué léventualité
dune partition du Rwanda. Il a rappelé quen ex-Yougoslavie, avec la même
haine et les mêmes atrocités, il a été convenu de procéder à un partage entre les
différentes ethnies et a jugé cette solution peu glorieuse, tant pour les Yougoslaves,
que pour les Occidentaux ou lONU. Cette solution, évoquée par Arap Moi, le
président du Kenya et certains hommes politiques, ne peut être considérée comme bonne,
car ce serait reconnaître limpossibilité de vivre ensemble. Une autre solution
aurait été de profiter de la présence de lONU au Rwanda pour essayer de conduire
ce pays vers une démocratisation.
M. Bernard Debré a souligné que lon se posait
beaucoup de questions sur la démocratisation des petits pays pauvres et faibles et que
lon sen posait moins sur les plus grands qui nont pas de démocratie du
tout. La question nest pas posée pour la Chine, le Vietnam et le Cambodge, mais
principalement pour les pays africains qui sont petits et pauvres et auxquels on aime
donner des leçons.
M. Bernard Debré sest déclaré horrifié par les
deux millions de morts au Rwanda, mais il a estimé quils sexpliquent en
partie par le fait que les Occidentaux ont voulu imposer leur idéal sans précautions.
Or, le chemin vers la démocrate prend un peu plus de temps que celui de trois ou quatre
paroles lancées dans un discours.
M. François Lamy a relevé que M. Bernard Debré avait
mélangé dans son récent livre et son intervention les faits, ses analyses et ses
convictions.
Il a regretté, par ailleurs, que la France nait pas participé
au règlement du problème des réfugiés et estimé que, si elle lavait fait, entre
1975 et 1990, cela aurait éliminé une des causes fondamentales de la crise.
Il a demandé à M. Bernard Debré quelles étaient ses sources
concernant les faits relatifs à lattentat du 6 avril 1994, alors
quil ny a pas eu denquête officielle.
Enfin, il a demandé à M. Bernard Debré si les missiles avaient
bien été tirés de la colline de Masaka qui était contrôlée par la garde
présidentielle.
M. Bernard Debré a rappelé que le problème des réfugiés
était dune extrême complexité. Il existait des réfugiés rwandais tutsis en
Ouganda depuis 1959, des réfugiés hutus burundais au Rwanda, des réfugiés rwandais
tutsis au Kivu. Il aurait fallu organiser une grande négociation avec lensemble des
pays concernés : le Zaïre, lOuganda, le Rwanda, le Burundi, ainsi que la
Tanzanie où étaient présents également de nombreux réfugiés.
Il a toutefois souligné quil navait pas trouvé une grande
volonté politique de la part des chefs dEtat africains pour régler cette question,
car ils avaient à gérer le quotidien. En réalité, il ny avait pas de vision
davenir. Au yeux de M. Bernard Debré, le seul qui semblait en avoir une,
critiquable ou pas, était François Mitterrand qui connaissait parfaitement ces régions
et avait une vraie politique africaine. M. Bernard Debré a déclaré avoir, à
certains moments, partagé les opinions de M. François Mitterrand ; à
dautres, les avoir combattues.
Il a estimé quil était très difficile de mener une politique
à légard de la question des réfugiés parce quil aurait fallu une réelle
volonté daboutir de part et dautre.
Sagissant des missiles, M. Bernard Debré a relaté
quil avait, en tant que ministre, demandé à connaître un certain nombre
dinformations et quon lui a montré des dépêches du Quai dOrsay,
relatives notamment à la conférence de Dar-es-Salam.
Des écoutes téléphoniques du ministère ont prouvé que lordre
de marche du FPR avait été lancé dès le matin du 6 avril. Il lui a même été
précisé que ces écoutes avaient été décryptées dès le 6 avril, mais
quelles navaient été portées à la connaissance des autorités compétentes
que le 7 ou le 8 avril. M. Bernard Debré a déclaré que la certitude
quil avait nétait que la sienne propre.
Les missiles nont pas pu être tirés par la garde
présidentielle, ni par les FAR auxquels larmée française na jamais donné
de SAM-16. Le général Quesnot a apporté la preuve devant la Mission que des missiles
SAM-16 avaient été utilisés dès 1992-93 par le FPR. Les FAR ne disposaient pas de ces
missiles.
A lépoque, personne ne se posait de questions sur la
responsabilité de lattentat. La responsabilité du FPR ne faisait pas de doute, il
suffit de relire les titres des journaux de cette période.
M. Bernard Cazeneuve a demandé à M. Bernard Debré
comment il expliquait que des études plus sérieuses naient pas été menées.
M. Bernard Debré a rappelé quil paraissait alors
évident pour tout le monde que le FPR avait tiré ces missiles SAM et quils
étaient vraisemblablement dorigine américaine et non pas française.
Il a estimé que cétait à lONU, qui se trouvait alors sur
place, de mener une enquête et non à larmée française.
M. François Lamy a rappelé que lavion était tombé
dans la propre résidence du président Habyarimana, contrôlée par les forces de
larmée rwandaise et par la garde présidentielle et que lon pouvait dès lors
logiquement sinterroger sur lidentité de ceux qui ont fourni les numéros des
missiles. Il a rappelé quà partir du 14 avril 1994, il ny avait plus un
seul militaire français au Rwanda.
M. Bernard Debré a déclaré que ses services lui avaient
même affirmé quil manquait un chiffre au numéro dimmatriculation des
missiles, que ceux-ci nétaient pas dorigine française, mais
vraisemblablement américaine.
M. Jean-Claude Lefort a rappelé que lattentat avait
coûté la vie à trois Français et il a demandé à M. Bernard Debré sil
avait sollicité une commission denquête.
Il a précisé quil avait été affirmé que cétait non
pas laxe de la piste datterrissage qui avait été modifié à la demande du
FPR, comme la affirmé M. Debré, mais simplement lapproche.
M. Bernard Debré a déclaré quil sétait sans
doute fait mal comprendre. Sur toute piste, il y a deux axes dapproche et le FPR
avait demandé quun seul axe soit utilisé pour que les avions ne passent pas
au-dessus de lAssemblée nationale où ses troupes étaient casernées. On a donc
modifié laxe dapproche habituel, simplement parce que le FPR lavait
demandé.
Cette modification peut sexpliquer soit par une crainte réelle
dêtre bombardé, soit parce quils préparaient déjà lattentat.
M. Bernard Debré a précisé quil navait pas
demandé de commission denquête pour une raison relativement simple : le
problème de lindemnisation des femmes des pilotes tués devait être réglé dans
des délais rapides et la mise sur pied dune commission denquête aurait
retardé cette procédure sans rien apporter au fond puisque la responsabilité du FPR
semblait une évidence à lépoque.
M. Bernard Debré na pas exclu que cette absence de
demande ait constitué une erreur. Mais il a rappelé quil était préoccupé à
lépoque par le règlement du conflit entre Hutus et Tutsis du Burundi, auquel il
consacrait beaucoup de temps. Il y avait alors une haine épaisse et épouvantable entre
eux et il a consenti beaucoup defforts pour faire signer un traité de paix qui
na cependant pas donné les résultats escomptés.
M. Pierre Brana a demandé comment les services français
avaient pu reconstituer les numéros de série des SAM-16, alors même que lon
ignore si des débris de SAM-16 ont pu être récupérés.
M. Bernard Debré a déclaré que les informations dont il
avait fait état à ce sujet lui avaient été communiquées par ses services, mais
quil ignorait leurs sources.
M. Bernard Cazeneuve a rappelé que M. François Léotard
avait déclaré devant la Mission quil ne disposait daucune information
précise sur les missiles utilisés lors de lattentat et sest demandé comment
M. Bernard Debré, qui nétait pas ministre au moment des faits, pouvait
disposer de plus de renseignements que le ministre de la Défense de lépoque.
Une explication serait que le ministère de la Coopération et
lassistance militaire technique jouaient un rôle particulièrement important dans
la gestion de la crise rwandaise et disposaient dinformations que le ministère de
la Défense navait pas. Une telle hypothèse, selon M. Cazeneuve, serait de
nature à susciter des interrogations sur le fonctionnement global de notre
administration.
M. Bernard Cazeneuve a, par ailleurs, noté que les
certitudes de lépoque sétaient depuis lors pour le moins effritées. Il a
demandé à M. Debré les raisons de cette remise en cause et pourquoi lui-même
semble y échapper ?
M. Bernard Debré a mis en avant le travail de recherche
personnelle quil a accompli pour écrire son livre et les questions quil a pu
poser à cette occasion.
M. François Loncle a souligné que M. Bernard Debré
était la première personne entendue par la mission à avoir des convictions aussi
établies sur laffaire de lattentat. Ces convictions tranchent par rapport aux
réponses évasives ou au refus de répondre de tous les autres, cest-à-dire des
ministres, des conseillers, des militaires. Il a demandé à M. Bernard Debré
comment il expliquait cet embarras et sil fallait, par exemple, limputer au
fait que les Etats-Unis avaient dans cette affaire joué un rôle plus ou moins
équivoque.
M. Bernard Cazeneuve a fait valoir que lautisme
nétait pourtant pas la caractéristique principale de tous les responsables
politiques qui nécrivent pas de livres.
M. Bernard Debré a rappelé quil avait un langage un
peu direct, de chirurgien, et que cela lui avait été longtemps reproché.
Il sest déclaré épouvanté par le génocide. Il a évoqué la
mémoire dun de ses infirmiers-anesthésistes tutsis, qui lassistait
lorsquil opérait à Abidjan et qui a été tué par les Hutus lorsquil est
rentré chez lui. LONU a été mise en accusation. Mais lONU ne représente
que la somme des erreurs et des incapacités des Occidentaux et non une entité en
elle-même. Il est honteux de se dire, que, là-bas, on a laissé faire cela, mais nul ne
songe à expliciter ce " on ", si ce nest pour renvoyer la
responsabilité sur les autres.
M. Bernard Debré a estimé que lhistoire du
génocide est également lhistoire des incapacités, de larrogance, des
prétentions, de la volonté des Occidentaux de ne rien faire ou de donner des leçons.
Quand il fallait être là, lONU est parti. Son rôle a été lamentable. Quant à
la France, elle a soutenu jusquau bout un homme avant de sapercevoir que ce
nétait pas ce quil fallait faire. Cest tout cela que M. Bernard
Debré a dit avoir voulu dénoncer dans son livre.
M. Bernard Cazeneuve a cité un passage du livre de
M. Bernard Debré : " Dautres ont refusé de voir la
réalité ethnique du Rwanda. Aujourdhui, encore, beaucoup dOccidentaux, en
particulier ceux qui ne connaissent pas lAfrique ou ceux qui portent leur idéologie
comme illères, prétendent que le fait ethnique na jamais existé au Rwanda,
les prétendues différences ayant été créées de toute pièce par les
envahisseurs blancs, par commodité ou par perversité. "
Il lui a ensuite demandé sil pensait, dans son analyse de
lhistoire du Rwanda et des déchirements des années 1990 à 1994, quil
existait une prédominance de la dimension ethnique sur le conflit politique.
M. Bernard Cazeneuve a par ailleurs rappelé que
M. Bernard Debré portait un jugement très sévère sur les accords dArusha
dont il estime dans son livre " quil étaient, comme on sen
rendra compte malheureusement trop tard, dune stupidité à toute
épreuve ".
Il sest demandé comment il était possible de défendre à la
fois une thèse selon laquelle le discours de la Baule, réaffirmant le principe
" un homme, une voix ", est une absurdité dans un pays où la
dimension ethnique du conflit est à ce point forte, et, en même temps, regretter la
conclusion daccords dont le but était quand même de faire tomber ces tensions
ethniques pour permettre à un processus de démocratisation politique de
senclencher.
M. Bernard Cazeneuve a cité le jugement émis par
M. Bernard Debré sur lopération Turquoise, à la page 194 de son
livre : " Si lopération Turquoise avait été étendue à tout le
pays, elle aurait pu ramener le calme. Accompagnée dune identification des
coupables du génocide et de leur punition, elle aurait permis de restaurer un état de
droit légitime. Cétait la volonté de François Mitterrand, mais on ne peut
aller contre le cours de lhistoire. Au lieu de cela, lopération na
été en fin de compte que poudre aux yeux et pis-aller. Pourquoi une petite partie du
territoire ? Pourquoi rester si peu de temps ? Pourquoi laisser courir les
assassins ? "
M. Bernard Cazeneuve a demandé sil fallait
interpréter ce jugement comme donnant raison au président François Mitterrand qui
voulait une opération sur la totalité du territoire, contre M. Edouard Balladur. Le
but aurait pu être alors de punir, sanctionner, arrêter un certain nombre dauteurs
du génocide.
M. Bernard Debré a estimé que le drame du Rwanda vient en
partie de ce quil nexiste dans ce pays que deux ethnies, si lon met à
part les Twas qui ne représentent que 1 % de la population. En Côte dIvoire,
par exemple, cohabitent soixante ethnies et cest le cas dans beaucoup de pays
africains, ce qui permet de créer une notion de nation.
Au Rwanda et au Burundi, malheureusement, le fait ethnique a primé sur
le fait national. Les génocides ont commencé dès 1959 parce que cest à cette
époque que le fait ethnique sest imposé et radicalisé.
Grégoire Kayibanda, le premier Président de la République, a
contribué à ethniciser la vie politique au Rwanda. Quand Juvénal Habyarimana a pris le
pouvoir, il a, au départ, renversé cette tendance. Pendant un certain temps, on lui en a
rendu grâce. Mais, très rapidement, du fait de difficultés politiques et économiques,
il a fallu trouver un bouc émissaire et il a repris une politique dethnicisation.
M. Bernard Debré a indiqué avoir constaté, avant 1994,
que les barrières ethniques avaient commencé à être transcendées au Rwanda du fait de
la propagation du SIDA, qui touchait 30 % de la population et qui suscitait un fort
courant dhumanisme.
Mais, en janvier 1994, il ne fallait pas être grand clerc pour
imaginer quun nouveau génocide se préparait. Les préfets, les bourgmestres,
fourbissaient leurs armes. Cest la raison pour laquelle lorsque lattentat a
été programmé, Paul Kagame a décidé de faire manuvrer rapidement, dès le
6 avril au matin, larmée du FPR vers Kigali, pour éviter, autant que
possible, trop de morts tutsies. On savait quen cas de déstabilisation, provoquée
par la mort du président Habyarimana, par exemple, il y aurait un cataclysme anti-tutsi.
M. Bernard Debré a déclaré en vouloir à lONU
parce quelle était présente au moment où les assassins agissaient et quelle
na rien fait pour les empêcher de commettre leurs crimes sous prétexte
quelle intervenait au titre du chapitre VI et non du chapitre VII de la Charte.
Au Burundi, quelque temps auparavant, un major tutsi, Pierre Buyoya,
avait décidé de démocratiser son pays et dorganiser des élections
présidentielles. Bien quil fût tutsi, cest-à-dire appartenant à une
minorité ethnique, il croyait gagner ces élections, car cétait, a souligné
M. Bernard Debré, un très bon président. Mais il a été battu par le vote
ethnique.
Les drames se sont succédés à partir de lassassinat de
Melchior Ndadaye par larmée qui était à 98 % composée de Tutsis et Buyoya a
fini par reprendre le pouvoir par la force.
Il faut bien comprendre que les Tutsis ne voulaient pas
délections car elles signifiaient pour eux le retour des massacres, alors que le
Président Habyarimana y était favorable, car il était certain de les remporter. Les
accords dArusha constituaient une solution stupide car ils ne réglaient le
problème que temporairement, pour deux, trois ou quatre ans, pendant lesquels on aurait
pratiqué la politique de lautruche. Il était certain quune fois que les
Hutus auraient remporté les élections, on allait assister à un nouveau génocide contre
les Tutsis.
Sur le papier, les accords dArusha étaient satisfaisants, mais
dans la réalité ils navaient pas davenir. Mais M. Bernard Debré a
reconnu quil navait pas de solution miracle à proposer en échange.
M. Bernard Debré a rappelé la logique de
M. François Mitterrand qui considérait quil fallait profiter du mandat de
lONU pour sécuriser la totalité du Rwanda, si lon voulait que
lintervention française soit vraiment utile. Il a déclaré quil était
daccord avec cette logique, à cela près quelle recelait une grande
ambiguïté : elle impliquait de revenir à la logique du plus grand nombre et de
réinstaller les Hutus au pouvoir.
M. Bernard Debré a insisté sur le fait que
M. François Mitterrand considérait quil fallait châtier les coupables, non
seulement parce quil y avait eu un génocide, mais aussi parce que sa confiance
avait été trahie. Il estimait que le maintien des Hutus au pouvoir était dans la
logique démocratique mais quil fallait les aider à démocratiser ce pouvoir. Il
avait dès lors le sentiment davoir été trahi par Habyarimana qui avait souvent
demandé de laide contre les extrémistes tutsis et hutus. Certains pensent que les
Interahamwe sont responsables du génocide, dautres disent quAgathe
Habyarimana en était la cheville ouvrière. M. Bernard Debré a considéré que le
principal responsable était le Président Habyarimana qui avait fait preuve dune
duplicité extrême en demandant une protection extérieure afin de pouvoir organiser des
élections quil comptait remporter, tout en préparant le génocide en cas de
" coup dur ".
M. Bernard Debré a estimé que lopération Turquoise
avait été ambiguë, même si elle avait permis de sauver des milliers de hutus et de
tutsis. Pour un humaniste, un chirurgien, toute victoire sur la mort est une grande
victoire. Sauver dix, vingt, trente ou quarante mille personnes, cest merveilleux.
Mais cette opération a servi également à évacuer toute la famille Habyarimana qui
nen méritait peut-être pas tant.
M. Pierre Brana a rappelé que, dans son livre,
M. Bernard Debré commentait ainsi la création par la femme du Président, en
décembre 1990, du journal " Kangura "
(" Réveillez-le ! "): " Kangura devient peu à peu
une référence : il suffit quun responsable politique soit pris à partie dans
ses lignes pour se voir démis de ses fonctions, écarté ou emprisonné ".
Cest " Kangura ", notamment, qui a publié les dix commandements
du Hutu, " manifeste ", particulièrement raciste. Il sest
demandé si une telle attitude du pouvoir nétait pas la preuve que le président
Habyarimana sétait aligné sur la ligne politique de cette publication mensuelle à
base raciste.
Rappelant que M. Bernard Debré estimait quavec la création
de " Radio mille collines " au milieu 1993, le racisme était devenu
idéologie dEtat et quà cette époque la politique de la France aurait dû
logiquement évoluer, non en changeant de camp, mais tout au moins en associant aux
impératifs de démocratisation une exigence de respect élémentaire des droits de
lHomme, M. Pierre Brana lui a demandé sil pensait que la France
avait manqué loccasion de modifier son attitude, alors quelle aurait dû le
faire et quelles orientations de politique il aurait fallu suivre.
M. Bernard Debré a confirmé que
" Kangura " était dun racisme extraordinaire, mais que ce
racisme des hutus vis-à-vis des tutsis nétait pas, à proprement parler, une
nouveauté : il faudrait aussi évoquer, par exemple, les années 1964 ou 1973.
M. Pierre Brana a estimé que les dix commandements hutus
constituaient une expression extrême du racisme.
M. Bernard Debré a répondu quil en était de même
pour le manifeste des hutus en 1962 et le manifeste des tutsis en 1959. A partir de 1990,
avec lavancée des troupes ougando-FPR vers Ruhengeri, il y a eu un véritable
affrontement entre les deux ethnies. La vindicte des hutus à lencontre des tutsis
surnommés " les cafards " était extrême. Ces derniers étaient
dénoncés et tués. Le génocide a véritablement commencé en 1990.
M. Bernard Debré a fait observer quau cours des
années 1990 à 1993 il aurait été préférable, même si certains assurent que ce fut
fait, dassortir notre coopération militaire, économique, culturelle dun
certain nombre de conditions. En effet, la France nétait pas obligée de coopérer
et pouvait soumettre son aide à des exigences. M. Bernard Debré a reconnu que
lui-même, comme ministre de la Coopération, ne lavait pas toujours fait mais
estimé, à la lumière des événements, quil aurait sans doute été bon
davoir davantage dexigences, au Rwanda comme ailleurs.
Le Président Paul Quilès a souligné que des documents prouvent
que des pressions ont été exercées dans le sens indiqué par M. Bernard Debré,
même sil est possible de juger a posteriori quelles furent
insuffisantes.
M. Bernard Debré a jugé que la France navait
certainement pas été assez ferme. Il était très facile de dire :
" jaimerais que... ", tout en continuant, malgré tout, à
fournir de laide.
M. Jacques Myard sest interrogé sur lexistence
dune solution alternative aux accords dArusha, ainsi que sur la possibilité,
compte tenu de la situation interne du Rwanda et des circonstances internationales,
daller plus loin.
M. Bernard Debré a précisé quil nétait pas
lui-même favorable à lextension de Turquoise, mais quil y avait eu débat à
ce sujet, que cétait dans la logique du président Mitterrand, mais pas dans
celle dEdouard Balladur. Lambiguïté a consisté à monter une opération
française sur une partie du territoire pour sauver des vies. On peut regretter
quelles naient pas été plus nombreuses à être sauvées.
M. Bernard Debré a jugé que les accords dArusha
étaient un peu un marché de dupes. Dun côté, il ouvraient une perspective
magnifique parce quils constituaient une promesse de cesser les massacres. La guerre
civile et le génocide qui se préparaient étaient arrêtés et on pouvait enfin vivre
normalement sous la protection de lONU. Mais, de fait, les massacres étaient
inscrits dans les suites de ces accords, car personne en réalité nacceptait la
condition nécessaire au succès de leur mise en oeuvre qui devait être le recours aux
élections selon le principe " un homme, une voix ".
M. Bernard Debré na pas proposé de solution
alternative. Peut-être que lONU aurait dû rester un peu plus longtemps, agir un
peu plus fermement, dès lors quil y avait un accord des parties pour quelle
puisse rester.
Audition du Général Philippe MERCIER
Chef du Cabinet militaire du Ministre de la Défense
(24 mai 1994-31 août 1995)
(séance du 3 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Accueillant le Général Philippe Mercier, le Président Paul
Quilès a tout dabord indiqué quil avait été chef du cabinet militaire
du Ministre de la Défense de mai 1994 à août 1995, et quil était donc en poste
au moment de la préparation et du lancement de lopération Turquoise. Il a estimé
que son intervention constituait un témoignage très utile et complémentaire
dautres témoignages, notamment en ce qui concerne les réflexions préalables sur
la nature, la définition et le dimensionnement de cette opération. Il a également
considéré que la mission entendrait avec intérêt son analyse de la situation au moment
du retrait et de la relève des forces de lopération Turquoise.
Le Général Philippe Mercier a confirmé quil avait
effectivement été, dans la période évoquée, chef du cabinet militaire du Ministre de
la Défense, M. François Léotard. Il a rappelé que le chef du cabinet militaire du
Ministre participe à la gestion politico-militaire des crises, informe le Ministre de
lévolution de la situation ainsi que des options militaires préparées par
létat-major des armées et participe aux cellules de crise qui se tiennent au Quai
dOrsay. Il a fait observer quà lépoque, le chef de cabinet militaire
participait au conseil restreint qui avait lieu sous la présidence du Premier Ministre.
Le Premier Ministre avait fixé de façon très stricte le cadre de
lopération Turquoise. Il voulait quelle ait lieu dans le cadre dun
mandat international, ce qui a été obtenu avec la résolution 929 du Conseil de
Sécurité des Nations-Unies du 22 juin ; il tenait à la participation
dautres pays, ce qui a été obtenu puisque sept contingents africains y ont
participé ; il souhaitait que lopération soit purement humanitaire ; il
demandait que cette intervention soit limitée à deux mois, à lissue desquels la
MINUAR, présente sur le terrain, devait prendre la relève ; enfin il avait vivement
insisté pour que lengagement des forces françaises au Rwanda soit progressif,
limité, et, pour chacune des étapes, contrôlé par les autorités politiques
françaises.
Reprenant les termes de la résolution 929, le Général Philippe
Mercier a précisé que la mission visait à mettre fin aux massacres partout où cela
était possible, éventuellement par la force et quelle avait été placée sous le
régime du chapitre VII de la Charte de lONU. Il a rappelé quau moment du
déclenchement de lopération Turquoise et à la demande du Gouvernement, il avait
reçu deux représentants du FPR auxquels il avait expliqué les buts que poursuivait la
France et les modalités selon lesquelles cette opération se déroulerait. Ces deux
représentants nont pas été convaincus, bien que lentretien ait duré plus
de deux heures et quil ait répondu à toutes les questions posées.
Sagissant de lopération, il en a souligné le caractère
exemplaire à bien des égards, en raison non seulement de lexploit technique
consistant à projeter 3 000 hommes et 700 véhicules en plein coeur de
lAfrique en si peu de temps, mais de la façon dont le commandement de Turquoise a
eu le mérite de définir le cadre réel de laction et dadopter une idée de
manoeuvre conforme à ce que souhaitaient les autorités politiques. Il a relevé que
lopération se situait dans un cadre particulièrement inhabituel, sans connaissance
de la portion du territoire rwandais sur laquelle elle sengageait, quelle ne
devait pas simpliquer dans les combats, mais visait à protéger les populations,
éventuellement par la force.
Le commandant de Turquoise a procédé, comme le souhaitait le Premier
Ministre, de façon progressive, en effectuant des reconnaissances, puis il a choisi de
créer " la zone humanitaire sûre sous protection Turquoise ". Les
délimitations de cette zone avaient lavantage dêtre adaptées aux
possibilités des forces et dêtre vierges de tout affrontement militaire étant
donné quaucune unité du FPR ne sy trouvait. Mais, après avoir défini cette
zone humanitaire sûre, le commandant de Turquoise a dû faire respecter son intégrité
au plan militaire, en interdisant les tentatives dincursions du FPR, au demeurant
limitées, qui ont été soit contrôlées, soit contrées par les forces françaises.
Au-delà du plan militaire, lopération visait à protéger les
populations, à favoriser la reconstitution des services publics rwandais dans certaines
zones, à extraire les personnels menacés, à distribuer laide alimentaire et à
assurer la protection des camps.
Le Général Philippe Mercier a remarqué quà partir du
20 juillet, date dun cessez-le-feu de facto du FPR, lopération
était devenue à dominante humanitaire, en liaison étroite avec les organisations non
gouvernementales. Il a rappelé que les règles dengagement et de comportement dans
ce genre dopération revêtaient une importance considérable et nécessitaient, sur
lensemble du théâtre, une cohérence de comportement de tout le personnel, dans le
respect de lesprit de la mission. Malgré un cadre flou à tous les niveaux, chacun
devait connaître les limites et les marges dinitiative qui étaient consenties. A
cet égard, des dispositions très claires et très précises avaient été données sur
lattitude à adopter vis-à-vis des forces armées rwandaises, des forces du FPR et
des milices.
Le Président Paul Quilès a fait observer que certains membres
dorganisations humanitaires, comme le Docteur Bradol, entendu la veille, avaient
considéré que lopération Turquoise naurait pas dû être une opération
humanitaire car le drame était dune telle ampleur que le Rwanda avait besoin
dautre chose. Selon eux, une opération de neutralisation des auteurs du génocide
et des assassins aurait été nécessaire. Il a alors demandé au Général Philippe
Mercier ce quil pensait de cette thèse et de la situation qui prévalait au Rwanda
au second trimestre 1994.
Estimant quen dehors des objectifs de recherche de la vérité,
la mission avait certainement aussi une vertu pédagogique, M. René Galy-Dejean
a jugé que les fantasmes apparus à propos du rôle de la France résultaient, dans de
nombreux cas, de lignorance des faits ou dune méconnaissance des problèmes,
et que, par conséquent, il conviendrait de montrer que certaines idées méritaient
dêtre corrigées.
Il a rappelé que le Docteur Bradol, représentant de MSF, reprochait
à Turquoise dêtre restée " neutre " et considérait cette
neutralité comme une erreur majeure.
Il a souhaité prolonger la question du Président en demandant au
Général Philippe Mercier si lopération Turquoise aurait dû, comme MSF paraissait
le penser, empêcher totalement le génocide, cest-à-dire désarmer les
belligérants puisque le génocide était dû à la présence de factions armées, et
occuper la totalité du Rwanda, village par village, quartier par quartier pour procéder
à ce que le Président a appelé la " neutralisation " et quil
a qualifié de " désarmement ". Il lui a également demandé, à
condition que les règles internationales dintervention dans un pays souverain le
permettent, ce quaurait représenté linterdiction du génocide en termes de
moyens militaires dans les conditions doccupation totale du Rwanda et de
désarmement des belligérants quil venait dévoquer ?
Le Général Philippe Mercier a tout dabord estimé que la
réponse, quil ne souhaitait pas esquiver, dépassait le cadre des responsabilités
du chef détat-major de lArmée de terre, et même des armées dans leur
totalité, puisquelle posait le problème du droit dingérence.
Il a considéré que, si la communauté internationale avait souhaité
conduire une opération qui nétait pas seulement humanitaire, comme dans le cas de
Turquoise, ni de maintien ou de rétablissement de la paix, mais dimposition de la
paix, il aurait dabord fallu quelle sen donne les moyens. Une telle
opération dans un pays de petite taille au relief très tourmenté, où la densité de
population est égale à celle de la Belgique, où il y a des maisons partout et où
lhabitat est très dispersé, et dans la mesure où les combats et les massacres
avaient lieu sur tout le territoire, aurait nécessité -en première analyse- au moins de
40 à 50 000 hommes. Il a ajouté quil était déjà un peu tard pour
mettre fin aux massacres au moment où la décision a été prise et quil aurait
fallu la prendre plus tôt, sans doute au mois davril.
Il a estimé que les ONG faisaient un mauvais procès en prétendant
que lopération Turquoise avait été neutre. Certes, elle la été dans son
comportement, comme cela a été souhaité et décidé vis-à-vis du FPR, dans les cas où
il ne cherchait pas à entrer dans la zone humanitaire sûre. Elle a été neutre
vis-à-vis des forces armées rwandaises constituées, car cétait encore
larmée dun pays souverain. Le contingent Turquoise navait pas les
moyens de sopposer aux mouvements des forces armées rwandaises. Mais tout ce qui
était incontrôlé, quel que soit le parti dappartenance, et tous les miliciens ont
été désarmés. Les barrages ont été désorganisés.
Il a rappelé que si, dans les premiers jours de lopération, le
grand camp tutsi de Nyarushishi près de Cyangugu avait été sécurisé, cest bien
parce que la présence française y avait rapidement fait régner lordre. Les
exemples de ce type ne manquent pas. Les instructions étaient très strictes quant à
lattitude à avoir envers tous les éléments incontrôlés, car il faut se souvenir
de la position de la communauté internationale qui était extrêmement réservée à
lépoque à légard de cette intervention humanitaire.
Il a fait observer que, lors de lentretien avec les deux
représentants du FPR, les questions posées exprimaient la crainte dune opération
" cheval de Troie ", ou dune reconquête de Kigali, et que,
malgré le rappel du mandat de la communauté internationale, ces représentants étaient
persuadés quon allait faire la guerre chez eux, surtout en considération de
larrivée déquipements lourds. Il leur a expliqué que le mandat des Nations
Unies prévoyait un " éventuel recours à la force ", dans la mesure
où les FAR et les miliciens incontrôlés étaient armés, et où le FPR voulait entrer,
également armé, dans la zone humanitaire sûre. Il a expliqué que la France avait une
certaine expérience des interventions humanitaires avec le Cambodge, la Somalie et la
Bosnie. Il a également rappelé que, dans les opérations humanitaires les plus
désintéressées, qui constituent laspect nouveau de la gestion contemporaine des
crises, les belligérants armés peuvent prendre à partie ceux qui agissent sur le
terrain et quil est extrêmement difficile de faire face à ce type de situation. Le
fait dêtre armé ne traduisait pas une intention de reconquête du Rwanda.
M. René Galy-Dejean a souligné limportance de la
réponse fournie par le Général Philippe Mercier. Il a estimé que le Docteur
Jean-Hervé Bradol devait savoir que pour obtenir ce quil souhaitait, et quil
a reproché à la France de ne pas avoir recherché, il eût fallu envoyer au Rwanda de 40
à 50 000 hommes alors quil a été difficile de mobiliser
15 000 hommes pendant la guerre du Golfe.
Le Président Paul Quilès a rappelé, sans se faire lavocat
de personne, que le Docteur Bradol avait souligné que la France nétait peut-être
pas le pays le mieux placé pour entreprendre lopération Turquoise, que la
communauté internationale aurait dû le faire et quil imputait à cette dernière
la responsabilité de linaction face au génocide. Il a par ailleurs précisé que,
lors dun entretien téléphonique quil avait eu la veille avec M. Boutros
Ghali, celui-ci lui avait indiqué quil ne pourrait pas venir devant la mission pour
des raisons juridiques, liées au fonctionnement de lONU, mais quil était par
contre prêt à lui donner par écrit des informations, dont certaines déjà fournies
portent sur lattitude des Etats-Unis et le blocage imposé à lorganisation
mondiale. Une directive présidentielle américaine, appliquée pour la première fois
lors de la crise rwandaise, expliquerait la non-participation américaine.
Il a fait observer que le refus dengager une opération lourde
relevait de la responsabilité de la communauté internationale, plus exactement de
lONU et notamment des Etats-Unis qui ont bloqué les initiatives en ce sens, pour
des raisons dordre psychologique et financier.
Le Général Philippe Mercier a rappelé que les Etats-Unis, à
lépoque, sortaient de la crise somalienne et a estimé quils mettront
longtemps à vouloir sintéresser de nouveau à des opérations de rétablissement
ou dimposition de la paix, ainsi que la bien montré leur engagement très
tardif sur le théâtre de Bosnie-Herzégovine.
M. Jacques Myard a souligné que les critiques relatives à
lopération Turquoise ont été formulées de façon générale : " La
communauté internationale na pas agi suffisamment, nest pas intervenue,
na pas neutralisé, etc. ". Rappelant que le Général Philippe
Mercier avait indiqué que les forces françaises avaient sécurisé un camp tutsi, et
même plusieurs, il a émis la suggestion que le rapport de la mission rappelle la
chronologie diplomatique et celle de lintervention des forces
M. Jean-Louis Bernard a souhaité avoir des précisions sur
les membres du FPR que le Général Philippe Mercier avait rencontrés, leur
niveau de responsabilités, les conclusions des entretiens et lévolution de leurs
convictions.
Le Général Philippe Mercier a indiqué quil ne se souvenait
pas de leurs noms. Il sagissait de représentants dun bon niveau, âgés de
30-35 ans, comme dans léquipe de Paul Kagame. Il avait trouvé des interlocuteurs
extrêmement attentifs qui avaient posé des questions nombreuses et précises, allant
toujours dans le sens précédemment indiqué : " Navez-vous pas
lintention de reconquérir le Rwanda ? Ne venez-vous pas soutenir les forces
armées rwandaises en débandade ? ". Il a souligné quà son
avis, il ne les avait pas convaincus et a rappelé quil avait eu le sentiment
quils étaient repartis sceptiques.
M. Bernard Cazeneuve a souhaité savoir si les
émissaires du FPR avaient demandé quelles mesures la France entendait prendre pour
empêcher les massacres de Tutsis. Sinterrogeant sur la position du FPR au moment de
lopération Turquoise, il a remarqué quil navait pas demandé
daction plus énergique pour éviter les massacres de Tutsis et quil semblait
essentiellement préoccupé des incidences politiques que pourrait avoir notre
intervention, plus que de son incidence humanitaire.
Le Général Philippe Mercier a indiqué que ce qui venait
dêtre dit lui semblait bien résumer la teneur de la conversation quil avait
eue. Les préoccupations des représentants du FPR étaient avant tout politiques et il
ny a pas eu, de leur part, de demande de secours dans tel ou tel camp regroupant des
Tutsis.
M. Bernard Cazeneuve a demandé des précisions sur la date de
cet entretien.
Le Général Philippe Mercier a répondu quil lui faudrait
vérifier. Il a rappelé que les massacres avaient commencé le 7 avril, que
lentretien sétait déroulé début juillet, au moment où se mettait en place
lopération Turquoise.
M. Bernard Cazeneuve a fait observer que les interlocuteurs du
général Philippe Mercier sétaient comportés en stratèges politiques et
militaires, et a souhaité savoir si les considérations humanitaires qui auraient pu
inspirer leur démarche, compte tenu de lampleur des massacres, avaient été ou non
évoquées ?
Le Général Philippe Mercier a répondu que les massacres avaient
été évoqués, mais quil ny avait pas eu de demande ou de souci exprimé en
matière de protection ponctuelle de tel ou tel camp.
M. Bernard Cazeneuve a considéré que les propos suivants
auraient pu être tenus, même par des stratèges et des politiques : " Ne
vous mêlez pas de la guerre ; laissez-nous franchir un certain nombre
dobstacles militaires pour arriver jusquà Kigali, mais partout où vous
êtes, faites en sorte que les massacres ne se produisent pas, que les pertes humaines
soient les moins nombreuses possibles ".
Le Général Philippe Mercier a souligné que ces considérations
navaient pas été évoquées de leur part parce quil avait indiqué aux
représentants du FPR que lobjectif de la France était bien de mettre fin aux
massacres.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir de quelles sources
dinformations le Général Philippe Mercier disposait en tant que chef de
cabinet militaire du Ministre de la Défense et ce quil savait notamment de la
situation des camps de réfugiés.
Le Général Philippe Mercier a indiqué que le cabinet du Ministre
disposait des sources de la direction du renseignement militaire et des fiches
quotidiennes, quelquefois biquotidiennes, établies par les forces sur le terrain, puis
synthétisées par létat-major des armées (EMA). Des informations complémentaires
qui venaient des autres services de renseignements étaient traitées au niveau de la
cellule de crise qui regroupe au Quai dOrsay tous les ministères intéressés par
la situation dans le pays considéré. Le cabinet avait en outre connaissance des options
militaires que transmettait lEMA. Lune des préoccupations principales de la
direction du renseignement militaire et de létat-major des armées était de
connaître lemplacement des camps les plus menacés puisquil sagissait
dune mission humanitaire qui devait mettre fin à des massacres. Cela na
dailleurs pas été très facile. Au cours de la première phase de reconnaissance,
une carte plus précise des camps a permis de répartir les efforts des forces déployées
dans les trois groupements au sein de la zone humanitaire sûre.
M. Bernard Cazeneuve a demandé des éléments
dinformation complémentaires sur les circonstances des massacres de Bisesero.
Le Général Philippe Mercier a répondu quil navait
pas dinformations à ce sujet.
Le Président Paul Quilès a demandé, à propos de lattentat
contre lavion présidentiel, si dans les semaines qui avaient suivi, le Général
Philippe Mercier avait eu communication de documents ou dinformations particulières
qui permettaient de privilégier telle ou telle thèse ?
Le Général Philippe Mercier a précisé quil navait
pas eu communication de documents permettant de privilégier telle ou telle thèse. A
titre personnel, il a estimé que la thèse dun attentat commis par les forces
armées rwandaises lui paraissait insensée.
M. Bernard Cazeneuve lui a alors demandé pourquoi
cette thèse lui paraissait insensée et, par conséquent, pourquoi lautre thèse,
celle de la responsabilité du FPR, lui paraissait sensée ?
Le Général Philippe Mercier a considéré quil semblait
insensé pour les forces armées rwandaises de déclencher un attentat contre leur
Président. Toute thèse consistant à impliquer plus ou moins directement des éléments
français dans cet attentat est tout aussi impensable, compte tenu des efforts
considérables et constants déployés par la France pour améliorer le fonctionnement de
la démocratie au Rwanda, notamment en soutenant lEtat rwandais tout en exerçant
des pressions sur le Président Habyarimana.
M. Bernard Cazeneuve a considéré que la fraction la plus
extrémiste des FAR aurait pu commettre cet attentat pour des raisons qui tenaient
justement au rôle particulier joué par la France dans le cadre de la négociation des
accords dArusha. Ces accords conduisaient en effet à une démocratisation du
régime et privaient ainsi le clan le plus extrémiste, proche du Président Habyarimana,
dun certain nombre de privilèges dont il avait disposé jusqualors. Il
ny a donc pas de lien à établir a priori entre la thèse de la
responsabilité des FAR et celle dune participation française à lattentat.
Les extrémistes hutus auraient pu commettre lattentat contre le Président
Habyarimana, justement parce que ce dernier avait été considéré par la partie
française comme lun des éléments les plus favorables à la démocratisation et
que la réunion de Dar Es-Salam, qui avait eu lieu la veille, lavait conduit à
rompre avec les extrémistes.
Le Général Philippe Mercier a estimé cette thèse cohérente. Il
a indiqué que lorsquil parlait des forces armées rwandaises, il désignait des
personnes fidèles au Président Habyarimana et que les extrémistes ont toujours recours
à des moyens extrêmes pour arriver à leurs fins.
M. Bernard Cazeneuve a demandé à nouveau au Général
Philippe Mercier ce qui, selon lui, militait en faveur de la thèse dun attentat
commis par le FPR.
Le Général Philippe Mercier na pas souhaité se laisser
entraîner dans un débat dont il ne connaissait ni les tenants ni les aboutissants et a
rappelé quil était convoqué en tant que chef du cabinet militaire de
M. François Léotard pour lopération Turquoise.
M. Bernard Cazeneuve a fait néanmoins observer au Général
Philippe Mercier quil avait émis une hypothèse sur un sujet à légard
duquel la mission se montrait dune très grande curiosité chaque fois quun
interlocuteur lévoquait et que, même si cet interlocuteur nétait pas
directement compétent pour répondre au regard de ce quavaient été ses fonctions,
la mission désirait en savoir davantage.
Le Général Philippe Mercier a indiqué quil avait émis une
hypothèse concernant une époque pendant laquelle il nétait pas au cabinet de
M. François Léotard.
M. Charles Cova a observé quil sagissait avant
tout dune interprétation a contrario de M. Cazeneuve et que le
Général Philippe Mercier navait jamais dit quil privilégiait la thèse
dun attentat commis par le FPR.
Le Président Paul Quilès a souligné que personne navait
encore apporté déléments permettant de privilégier une thèse, factuellement et
objectivement.
Il sest dit étonné que, sur un attentat commis avec des
armements dont lutilisation paraissait surprenante dans la région et qui avait
provoqué la disparition dun équipage français et de deux chefs dEtat, puis
déclenché des massacres qui se sont transformés en génocide, quatre ans plus tard, on
ne sache toujours rien. Chacun présente sa thèse ou son hypothèse, ce qui explique
pourquoi le rapporteur poursuit quelque peu ses investigations sur ce sujet.
Evoquant les contacts entre FPR et forces françaises, et les
affrontements qui les auraient opposés, M. Michel Voisin a estimé troublant
que le FPR ait manoeuvré de nuit, ce qui nest pas lhabitude des troupes
africaines, et sest demandé si des personnels blancs ne lauraient pas
encadré.
Le Général Philippe Mercier a indiqué quil navait
jamais eu dinformation à ce sujet. Il savait que les troupes du FPR était très
bien entraînées, même à linfiltration et à lattaque de nuit. Mais il a
précisé quil navait jamais eu aucune preuve ou suspicion dune
quelconque implication de troupes extérieures encadrant le FPR. Le FPR formait une petite
armée expérimentée, courageuse et bien équipée, qui a prouvé ces qualités par la
suite. Une partie du FPR a franchi la frontière du Rwanda pour progresser largement vers
louest. Les forces armées rwandaises ont subi des pertes effroyables dans leurs
combats contre le FPR.
M. Jacques Myard a demandé combien dhommes avaient
été perdus par les FAR.
Le Général Philippe Mercier a souligné quil faudrait faire
la somme des pertes subies lors des offensives de 1990, et surtout de juin 1992 et de
février-mars 1993, qui ont été contenues par les FAR avec beaucoup de
difficultés.
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