Mission d’information sur le Rwanda

SOMMAIRE  DES COMPTES RENDUS D’AUDITIONS
DU 9 JUIN 1998 AU 25 JUIN 1998

Pages

 

Mardi 9 juin 1998

— M. Pierre JOXE, Ministre de la Défense (janvier 1991-mars 1993), Premier Président de la Cour des comptes

5

— M. Marcel DEBARGE, Ministre délégué à la Coopération et au Développement
(avril 1992-mars 1993), Sénateur de Seine-Saint-Denis

5

Mercredi 10 juin 1998

— M. James GASANA, Ministre rwandais de la Défense (avril 1992-juillet 1993)

33

Mardi 16 juin 1998

— M. Michel ROY, Directeur de l’action internationale au Secours catholique

55

— M. Régis DU VIGNAUX, Chef de service adjoint au " service urgences " du Secours catholique

55

— Mme Alison DES FORGES, consultante pour Human Rights Watch, professeur d’histoire d’Afrique

69

— M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT, Ministre de la Défense (mai 1988-janvier 1991), Ministre de l’Intérieur

85

— M. Jacques PELLETIER, Ministre de la Coopération et du Développement
(mai 1988-juin 1991), Sénateur de l’Aisne

85

Mercredi 17 juin 1998

— Général Jean-Claude LAFOURCADE, COMFORCES-Turquoise (22 juin-21 août 1994)

103

— Colonel Patrice SARTRE, Chef du groupement Nord-Turquoise (22 juin-21 août 1994)

103

— Lieutenant-Colonel Jean-Rémy DUVAL, Chef du groupe 2 COS-Turquoise (22 juin-30 juillet 1994)

119

Mardi 23 juin 1998

— M. Jean-Pierre LAFON, Directeur des Nations Unies et des Relations internationales au ministère des Affaires étrangères (mai 1989-avril 1994)

121

— M. Jean-Bernard MÉRIMÉE, Représentant permanent de la France à l’ONU
(mars 1991-août 1995)

137

Mercredi 24 juin 1998

— M. Jean-Marc ROCHEREAU de la SABLIÈRE, Directeur des Affaires africaines et malgaches au ministère des Affaires étrangères (août 1992-juillet 1996)

151

Jeudi 25 juin 1998

— Général Jean HEINRICH, Directeur du Renseignement militaire (1992-1995)

171

 

Audition de MM. Pierre JOXE, Ministre de la Défense (janvier 1991-mars 1993), Premier Président de la Cour des comptes, et Marcel DEBARGE, Ministre délégué à la Coopération et au Développement (avril 1992-mars 1993), Sénateur de Seine-Saint-Denis

(séance du 9 juin 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Pierre Joxe, Ministre de la Défense de janvier 1991 à mars 1993 et M. Marcel Debarge, Ministre de la Coopération d’avril 1992 à mars 1993.

Il a rappelé que dans l’affaire rwandaise, de 1991 à 1993, la France avait participé aux négociations qui avaient pour but de faire prévaloir une solution politique pacifique, alors que sur le terrain la situation était fragile et tendue, au point qu’il avait fallu, en juin 1992, envoyer une compagnie en renfort pour protéger les ressortissants français. Il a ajouté que cette période avait été marquée par l’alternance des négociations, des cessez-le-feu et des combats, et que deux grandes offensives lancées par le FPR, en juin 1992 et en février 1993, avaient été difficilement contenues par les forces gouvernementales.

 

M. Pierre Joxe a souhaité, en guise de propos liminaire, évoquer plusieurs points relatifs aux opérations extérieures. Il a estimé en effet que l’initiative prise par la Commission de la Défense pour savoir comment les forces françaises avaient pu se trouver mêlées à des circonstances qui ont tourné à une tragédie aussi épouvantable, devait faire réfléchir au statut de ces opérations extérieures pour qu’à l’avenir ce ne soit pas a posteriori, voire longtemps après, mais au fur et à mesure de leur déroulement que le Parlement et, à travers le Parlement, l’opinion soient exactement informés des conditions dans lesquelles, comme cela est arrivé souvent et arrivera certainement dans les années qui viennent, les forces françaises sont engagées, seules ou avec d’autres, dans des opérations extérieures qui ne sont pas la guerre, et dont le statut juridique est parfois incertain, qu’il y ait ou non mandat d’une organisation internationale.

Il a expliqué que, ayant été Ministre de la défense pendant deux années, il avait eu à connaître et à participer à l’organisation de différents types d’opérations extérieures : la guerre du Golfe, où la France s’insérait, avec des unités assez importantes, dans un dispositif international à prédominance américaine, la Somalie, où les unités françaises, assez peu nombreuses, étaient insérées dans un dispositif également à dominante américaine, sur la base d’une résolution internationale moins précise, le Cambodge, où la France a été mêlée à quinze ou vingt autres pays avec des effectifs assez limités, la Yougoslavie, où elle a été l’un des premiers pays à envoyer des troupes pour des missions de maintien de la paix. Il a ajouté qu’il ne fallait pas oublier les anciennes colonies françaises d’Afrique, où la France avait mis en place depuis des lustres un dispositif particulier, puisqu’y existaient en général des accords de coopération, y compris de coopération militaire, avec parfois des clauses secrètes, et où, par conséquent, le cadre général juridique des interventions extérieures était à la fois incertain pour les responsables politiques sur place ou en France, peu connu par les parlementaires et ambigu pour tout le monde.

Il a estimé que cette situation d’imprécision devait cesser, dans la mesure où la France se trouvait de plus en plus mêlée à des opérations extérieures avec des forces armées de moins en moins nombreuses, et s’est déclaré certain que les travaux de la mission allaient contribuer à faire apparaître la nécessité d’une meilleure précision juridique en la matière.

Il a précisé que dans le cas particulier du Rwanda et, de façon générale, celui les pays de l’Afrique au sud du Sahara, une organisation particulière, en cours de restructuration, celle du ministère de la Coopération avait eu, sous différents noms, un rôle aussi géographiquement spécialisé que techniquement multiple : coopération agricole, mais aussi coopération technique dans la police, coopération pour l’éducation, coopération pour la construction de ponts, coopération militaire et de gendarmerie. Sur ce point, il a rappelé que, dans le cas du Rwanda, la coopération militaire, qui était au départ limitée à une coopération avec la gendarmerie, avait été étendue lors d’une négociation très rapide, menée à chaud, à l’ensemble des forces armées et que, là aussi, le statut juridique de l’aide militaire à ce pays était peu clair.

Evoquant le sentiment d’horreur qui prévalait lorsqu’on pensait au Rwanda aujourd’hui, il s’est demandé pourquoi, à l’époque, on avait fait si peu attention aux opérations qu’on menait dans ce pays. Il a rappelé que lorsqu’il était Ministre de la Défense, il était venu à plusieurs reprises devant la Commission de la Défense et que si des questions lui avaient été posées sur les suites de la guerre du Golfe, sur le début ou le développement de l’affaire de Bosnie-Herzégovine, sur la Somalie, rien ne lui avait été demandé à propos du Rwanda.

Il a expliqué cette absence de questions par le fait qu’à l’époque, la tradition d’intervention, plus ou moins massive, de la France dans ses anciennes colonies, ou dans des pays qui étaient d’anciens territoires coloniaux de pays proches, pour stabiliser leur situation, était passée dans les habitudes. Il a précisé que si l’on pouvait discuter et critiquer ce type d’opérations et regretter peut-être qu’à un moment, le rôle de la France ait été de conserver des situations acquises, dont on pouvait, le cas échéant, penser qu’elles ne méritaient pas de le rester, le but de ces interventions était bien un but de stabilisation.

M. Pierre Joxe a ensuite exposé que le tournant avait été le discours prononcé par François Mitterrand à La Baule à l’occasion d’un sommet franco-africain. Expliquant que ce discours était le résultat de discussions antérieures intenses, publiques ou non, il a indiqué que celles-ci avaient abouti à ce que le Président Mitterrand proclame, et que son gouvernement mette en oeuvre, un certain nombre d’orientations clairement renouvelées, aux termes desquelles la France allait désormais encourager et soutenir l’évolution démocratique, et donc plus particulièrement les régimes et les gouvernements qui se réclamaient de ces principes et les mettaient en oeuvre.

Précisant que cette orientation lui convenait très bien, il a ajouté qu’il avait pu constater, durant cette période, que de telles politiques d’instauration de la démocratie interne et du multipartisme se développaient effectivement dans plusieurs pays d’Afrique, dont le Togo, le Sénégal, le Bénin, mais que parmi eux ne figurait certainement pas le Rwanda.

Il a conclu sur ce point que l’intervention de la France au Rwanda à cette époque se situait donc à l’intérieur d’un processus historique ; il a ajouté qu’au fond, elle était marquée d’une certaine ambiguïté dans la mesure où si les forces françaises étaient là pour protéger les ressortissants français, elles n’avaient sûrement pas cette seule perspective puisque partout, la présence d’une force militaire organisée, même modeste, même composée seulement de quelques dizaines ou centaines d’hommes, a un impact militaire et un impact politique, et qu’en conséquence, la seule présence de ces forces exerçait une pesée politique. Il a précisé que sa conviction était que cette pesée politique s’effectuait, là comme ailleurs, à l’égard d’un chef d’Etat et en faveur d’une évolution démocratique, et que si, dans ce cas précis, celui-ci n’en avait peut-être ni l’intention ni les moyens, ce mouvement se développait, là aussi, dans un contexte général éclairé et guidé par la nouvelle orientation de la politique française. Il a précisé que, si l’on ajoutait les variations d’effectifs pour faire face, en 1992, puis au début de 1993, à des pressions qui venaient du Nord avec l’implication plus ou moins établie d’éléments basés en Ouganda, même si ceux-ci sont toujours restés assez faibles, on pouvait parler d’un appui à ce chef d’Etat.

Rappelant alors qu’il avait vu sur place dans de nombreux pays, pas au Rwanda où il n’est jamais allé, mais en Somalie, au Cambodge, en Yougoslavie et dans différents endroits, des militaires français engagés dans des opérations qui ne sont pas des opérations de guerre mais quelque chose d’intermédiaire qui tient à la fois des opérations de police, de protection, d’interposition ainsi que d’assistance ou d’évacuation, M. Pierre Joxe a alors entrepris une analyse concernant les militaires français engagés dans ces opérations.

Il a expliqué que, lorsque la France envoyait des éléments militaires dans ce genre d’opérations, qu’ils soient une centaine, comme c’est souvent le cas, ou plusieurs milliers, comme en Yougoslavie, ce n’était pas pour faire la guerre, conquérir ou reconquérir un territoire, mais qu’il s’agissait d’une sorte de mission de police internationale, c’est-à-dire de séparer les combattants, d’empêcher une progression ou de protéger et d’assister les populations civiles, soit en les protégeant éventuellement les unes des autres, ou de la panique, soit encore en leur fournissant des moyens de transport, des abris, des vivres, des médecins, des médicaments.

Récusant le terme de droit d’ingérence, et rappelant qu’il en avait combattu le principe, publiquement ou en privé, et que ce concept n’avait aucun fondement juridique ni philosophique, il a considéré que le type de missions qu’il venait d’évoquer était mal défini juridiquement mais était en train de progresser dans le droit public international, en se rattachant à l’idée d’assistance, de sauvetage. Il a fait observer que les militaires qui participent à ce type de mission ont le sentiment qu’ils le font par devoir et sur ordre ; par devoir, puisqu’ils ont choisi le métier des armes ou, pour encore un temps, qu’ils sont appelés du service national, et sur ordre puisqu’ils ont reçu une mission du pouvoir politique. Il a également fait remarquer qu’à la différence des forces armées qui participaient à des guerres coloniales comme conquérants, comme au Niger il y a plus d’un siècle, ou en luttant contre des révoltes coloniales, les forces armées françaises aujourd’hui, et depuis des années, participaient à des missions qui n’avaient plus de militaire que l’infrastructure, et, en même temps, dont les personnels se trouvaient souvent dans des situations tellement épouvantables que certains d’entre eux en restent blessés, non pas physiquement, mais psychiquement par les horreurs auxquelles ils ont assisté, et les massacres dont ils ont été témoins et auxquels ils ont été empêchés, par les données de fait, d’intervenir.

Estimant que, dans la mesure où ce type d’interventions risquait de se multiplier en raison des progrès du droit international et de l’amélioration du cadre juridique dans lequel elles s’inscrivent, la France sera de plus en plus confrontée à ce genre de situations du fait que le volume de ses forces, la qualité de ses personnels, l’ensemble de son organisation militaire en font l’un des rares pays du monde qui ait la capacité d’intervenir et qui puisse envoyer très rapidement plusieurs centaines d’hommes capables de faire face à des situations de crise, il a indiqué qu’il faudrait en conséquence prendre de plus en plus garde au fait qu’il y a là une vie nouvelle pour les forces armées françaises.

Rappelant en effet que, depuis des générations, la tradition militaire française était une tradition de défense du territoire national, il a estimé que devait se créer une tradition d’action internationale, d’opérations extérieures, d’opérations humanitaires, d’opérations de police internationale et qu’il faudrait pour ces opérations un statut juridique beaucoup plus précis. Il a fait remarquer qu’à ce jour, le droit de la guerre n’était pas pertinent pour les régir, aucune des grandes lois républicaines, sur l’état de crise, l’état de siège, qui répartissent et organisent les rapports entre les différentes branches du pouvoir politique, y compris le Parlement, et les différents échelons des autorités militaires, ne s’appliquant à ces situations.

Il a ajouté que, dans cette perspective, ce qui était sous-jacent au travail de la mission d’information, c’était le statut juridique des missions de coopération militaire.

Il a estimé que, dès lors qu’un Etat doit avoir une armée, une gendarmerie, la difficulté n’était pas que soient affectés des coopérants militaires pour l’aider à constituer une armée ou une gendarmerie, à en former les cadres, mais celle de savoir, en cas de troubles intérieurs, quel devait être le statut de ces coopérants et la définition de ce qu’ils devaient continuer à faire ou ne plus faire. Il a précisé que la question se posait de la même façon lorsque ce pays menait une action armée en réponse à une agression. Fallait-il considérer qu’il y avait agression s’il s’agissait de rebelles, menant une action interne ; et comment établir la nature de l’agression ; comment savoir si elle vient non pas de rebelles mais d’éléments armés étrangers agissant depuis l’autre côté de la frontière ? Il a enfin estimé que, même en cas d’agression extérieure, il fallait que l’accord de coopération permette de déterminer les actes qui restent permis aux coopérants.

Il s’est alors demandé, en cas d’affrontements, où commençait pour les forces françaises la participation au combat. Il a fait observer que si le combat se menait d’abord sur le terrain, le combat d’artillerie se menait à distance et qu’en tout état de cause le combat se préparait dans les états-majors. A cet égard, il s’est demandé s’il fallait considérer que c’était seulement le fait du fantassin, qui est au contact, du grenadier voltigeur du combat d’infanterie, qui participe au combat, ou aussi de son officier, et de l’artilleur, qui est beaucoup plus loin, voire de celui qui l’aide à régler le tir. Il s’est également interrogé sur ce qu’il fallait dire sur ce point de l’officier qui travaille dans un état-major à établir les plans de défense ou d’action des forces, et encore de celui qui est ailleurs, éventuellement en France, qui est un concepteur ou donne son avis.

Il a expliqué que c’est un cadre juridique répondant à ces questions qui devait permettre de donner des lignes d’action aux coopérants militaires, mais a fait observer que la France n’en disposait pas. Il a ajouté que cela valait aussi pour les règles d’ouverture du feu. Il a cité l’exemple de la Yougoslavie, où les soldats français qui se trouvaient dans les Krajina entre les deux camps ne disposaient pas de règles d’ouverture du feu claires, et mis en évidence que c’était leur talent personnel, leur conviction, leur sens moral, et des principes moraux simples qui les avait amenés à poser comme règle qu’on ne tire qu’en cas de légitime défense, et que, même dans ce cas, on n’utilise que la force minimum pour faire face à la situation.

Il a estimé que c’est cette problématique qui était en jeu et que les travaux de la mission aboutiraient à un progrès du droit : l’emploi par la France de ses forces armées pour préserver ou faire progresser le droit, y compris le droit politique dans certains pays, supposant tôt ou tard l’inscription de cet emploi dans un cadre juridique précis qui faisait aujourd’hui défaut.

 

M. Marcel Debarge a exposé qu’ayant exercé les fonctions de Ministre délégué à la Coopération et au Développement d’avril 1992 à mars 1993, il avait eu à connaître des événements graves qui se déroulaient dans la région des Grands Lacs et particulièrement au Rwanda au cours de cette période. Il a précisé qu’après avoir rappelé le contexte général de la présence de la France au Rwanda au moment où il avait pris ses fonctions, il évoquerait plus précisément les circonstances et les conditions dans lesquelles se sont déroulées des deux missions qu’il avait effectuées dans la région en mai 1992 tout d’abord, puis fin février-début mars 1993.

Il a alors indiqué qu’après le discours de La Baule prononcé en juin 1990 par le Président François Mitterrand, le Président Habyarimana, dès le mois de juillet, avait engagé dans le même mouvement une réflexion sur la démocratisation du régime et des négociations avec l’Ouganda sur la question des réfugiés. Il a fait observer que l’invasion par les troupes du FPR, à partir de l’Ouganda, le 1er octobre, ayant bousculé ce mouvement, il était difficilement concevable, au moment où des pressions étaient exercées sur le régime de M. Habyarimana pour qu’il s’ouvre vers le multipartisme, de permettre qu’une agression militaire extérieure remette en cause le processus de démocratisation. Il a ajouté qu’en tout état de cause, les autres partenaires africains de la France ne l’auraient pas compris, et ce d’autant moins que l’armée rwandaise à cette époque ne disposait que de 5 000 hommes.

Il a précisé que, face à cette situation, les objectifs de la politique française au Rwanda avaient alors été clairement fixés par le Président de la République dans une lettre adressée au Président Habyarimana le 30 janvier 1991, où il précisait que le conflit ne pouvait trouver de solution durable que par un règlement négocié et une concertation générale dans un esprit de dialogue et d’ouverture.

Il a ajouté qu’en conséquence, d’octobre 1990 jusqu’à l’arrivée de la mission d’intervention des Nations Unies au Rwanda, la MINUAR, en décembre 1993, la présence française, dans ses deux composantes, diplomatique et militaire, loin de constituer un soutien unilatéral au Gouvernement rwandais, avait eu pour objet d’exercer des pressions sur chacune des parties : dissuader le FPR de rechercher une solution militaire appuyée de l’extérieur, pousser le Président Habyarimana à accepter un partage négocié du pouvoir avec l’opposition intérieure et le FPR. Il a estimé que l’action déterminée de la France avait ainsi permis d’organiser la tentative de processus de réconciliation nationale avec, dans un premier temps, des résultats significatifs. Il a énuméré ceux-ci : accord de cessez-le-feu de mars 1991, nouvelle constitution de juin 1991, rencontres à Paris entre émissaires du FPR et du gouvernement rwandais d’octobre 1991 et de janvier 1992, mise en place du gouvernement de coalition dirigé par le Premier Ministre Dismas Nsengiyaremye, chef de l’opposition, en avril 1992, accords de paix d’Arusha qui organisaient définitivement le partage du pouvoir en août 1993, création de la MINUAR par la résolution 872 du Conseil de Sécurité du 5 octobre 1993, et enfin retrait des militaires français en décembre 1993 après le déploiement de celle-ci.

Il a précisé qu’il avait rappelé ces éléments pour bien montrer qu’il n’y avait jamais eu de dessein caché derrière l’intervention française. Il a ajouté que, bien au contraire, cette politique avait toujours fait l’objet d’explications claires et qu’on pouvait se référer à la presse de l’époque, qui avait connaissance tant de l’existence du détachement Noroît que de celle du détachement d’assistance militaire et d’instruction, le DAMI.

Il a cependant fait observer que les résultats obtenus étaient fragiles dans la mesure où, comme le génocide de 1994 l’a prouvé, les extrémismes de tous bords n’avaient pas désarmé tandis que la communauté internationale, pour sa part, manifestait peu d’intérêt pour la région, même après l’assassinat du Président Ndadaye, le Président démocratiquement élu du Burundi, en octobre 1993. Il a ajouté que le Président de la République avait conscience de cette fragilité puisque, afin que les dernières objections émises à New York à la constitution de la MINUAR soient levées, il écrivait au Président Clinton le 27 septembre 1993 : " Si la communauté internationale ne réagit pas rapidement, les efforts de paix que les Etats-Unis et la France ont, avec les pays de la région, fermement appuyés, risquent d’être compromis ".

Pour illustrer ces difficultés, M. Marcel Debarge a souhaité évoquer plus précisément les deux missions qu’il avait effectuées dans la région.

Il a d’abord relaté celle qu’il avait effectuée en mai 1992. Il a indiqué qu’il avait été reçu à Kigali par le Président Habyarimana ainsi que par le Premier Ministre, désigné depuis le 16 avril, et le Ministre des Affaires étrangères, ces deux derniers appartenant au mouvement démocratique républicain (MDR), parti de l’opposition intérieure. Le contexte était délicat car les mouvements politiques d’opposition, désormais inclus dans le gouvernement de transition, qui avaient espéré que la formation de celui-ci provoquerait une accalmie dans les combats, constataient le contraire dans le Nord, dans la zone frontalière, où le FPR accentuait sa pression ; de plus, la visite que venait d’effectuer M. Hermann Cohen, sous-Secrétaire d’Etat américain à Kampala, avivait une inquiétude générale et renforçait la conviction du Président Habyarimana que le Président ougandais Museveni était le seul capable d’exercer une influence réelle sur le FPR.

M. Marcel Debarge a alors précisé que le message transmis auprès du Président Habyarimana avait été ferme et celui délivré à l’égard de l’opposition interne rassurant, et qu’il avait pris conscience que les deux parties tenaient le même discours sur l’action de la France, toutes deux considérant que son implication, y compris militaire avec la présence du détachement Noroît, stabilisait la situation et permettait la poursuite du dialogue.

Il a ajouté que la visite d’un ministre de la République renforçait aussi l’activité déployée par nos diplomates qui poussaient à l’ouverture des négociations directes entre le gouvernement et le FPR, prévues le 24 mai à Kampala, mais que, sur ce point, il retirait en revanche des discussions qu’il avait eues une impression de méfiance de ses interlocuteurs, expliquée par la peur que les uns éprouvaient à l’égard des autres et surtout par l’inquiétude sur les intentions réelles du FPR.

En matière de coopération civile, il a précisé qu’au cours de cette mission, c’est l’accompagnement du processus de démocratisation qui avait été retenu comme la priorité : avaient été évoqués l’appui à l’organisation des élections et au fonctionnement du futur parlement, l’assistance au système judiciaire, la question de l’ajustement structurel et les négociations avec les institutions de Bretton Woods.

Il a ajouté que le gouvernement rwandais lui avait fait part de son intention d’établir une nouvelle carte d’identité nationale ne faisant plus apparaître de mention ethnique et de solliciter éventuellement pour cela la coopération française et qu’il avait répondu que c’était effectivement une mesure positive et que son département portait sur ce projet un préjugé favorable. Il a indiqué qu’à sa connaissance, ce projet n’avait pas été suivi d’effet.

S’agissant de la coopération militaire, il a exposé que son déplacement intervenait juste après une mission du Général Jean Varret, chef de la Mission militaire de Coopération qui en avait examiné les détails, et qu’il se souvenait d’avoir marqué son accord à l’étude d’un plan de démobilisation, à l’exemple de celui que la France avait engagé au Tchad et à la poursuite des actions de coopération en matière de lutte contre le terrorisme.

Il a indiqué qu’afin de respecter un équilibre régional, sa mission s’était poursuivie en Ouganda où il avait rencontré le Président Museveni. Interrogé sur le point de savoir s’il pouvait faire pression sur le FPR afin d’accompagner les efforts de paix, le Président Museveni, tout en répondant qu’il prodiguerait des conseils, avait également, et assez longuement, évoqué sa préoccupation à l’égard du Soudan. M. Marcel Debarge a expliqué qu’il en avait retiré l’impression qu’au-delà des amabilités protocolaires se dégageait une volonté de ne pas paraître directement impliqué dans le processus de négociation.

Abordant ensuite la deuxième mission qu’il avait effectuée au Rwanda, M. Marcel Debarge a d’abord exposé que, bien que le 10 janvier 1993, les négociations d’Arusha aient abouti à un premier accord de partage du pouvoir entre le Gouvernement rwandais et le FPR, celui-ci avait lancé une offensive générale le 8 février à partir de l’Ouganda. Il a indiqué qu’après que la France eut condamné cette rupture unilatérale du cessez-le-feu, le Directeur des affaires africaines et malgaches et M. Bruno Delaye, Conseiller du Président de la République, s’étaient rendu sur place et avaient constaté que le FPR était en mesure de prendre Kigali par les armes, et en même temps que le clivage entre le Président Habyarimana et ses partisans s’accentuait, celui-ci voulant négocier avec le FPR. Deux compagnies supplémentaires furent alors envoyées à Kigali, portant l’effectif du détachement Noroît à 800 hommes tandis qu’à l’issue d’un conseil restreint la décision fut prise que le Ministre de la Coopération se rende à Kigali et à Kampala. M. Marcel Debarge a alors indiqué que, une fois sur place, le 27 février, il s’était rendu compte que les troupes du FPR étaient à une vingtaine de kilomètres de Kigali et qu’elles avaient poussé devant elles près d’un million de réfugiés qui ne les avaient certes pas accueillies en libérateurs ; le spectacle des collines dévastées, plantées de milliers de tentes fournies par le HCR dans l’indifférence de la communauté internationale, était désolant et accablant.

Il a dit avoir réitéré au Président Habyarimana le message indiquant que la présence militaire française s’inscrivait dans le cadre des accords de 1975 et de 1992, c’est-à-dire qu’elle consistait à apporter une aide indirecte et à protéger les ressortissants étrangers, tout autre objectif étant formellement exclu. Il a ajouté que le Premier Ministre et les ministres d’opposition, tout en comprenant la position de la France, souhaitaient pour leur part le maintien des troupes françaises afin d’éviter la chute de Kigali qui, insistaient-ils, se traduirait par un massacre préalable des cadres de l’opposition et des Tutsis par les extrémistes hutus, et qu’ils lui avaient précisé, à cet égard, que la présence de militaires français aux postes de contrôle à l’entrée de Kigali sécurisait les populations. Il a conclu que tout cela montrait bien que, contrairement à ce qui a été prétendu ici et là, les autorités françaises étaient bien conscientes de la situation et que l’activité diplomatique et militaire déployée visait bien à éviter les massacres.

Il a indiqué qu’il se souvenait également avoir prôné l’unité nationale et fait valoir que la constitution d’une troisième force serait illusoire face à la détermination et à l’organisation du FPR ; le Président Habyarimana pour sa part était poussé dans ses retranchements et ne semblait plus à même de contrôler les extrémistes du MRND, pourtant son propre parti, ou de la CDR.

Il a précisé que le message transmis à Kampala, auprès du Président Museveni, était non moins explicite : à cause des conséquences prévisibles pour les populations, il n’était pas question de victoire des uns sur les autres ; en conséquence, le FPR devait renoncer à l’option militaire sans quoi la responsabilité de l’Ouganda serait lourdement engagée. Il a ajouté que le Président Museveni avait répondu que la France avait l’obligation désormais de pousser M. Habyarimana à mettre en oeuvre les accords d’Arusha et qu’il s’engageait, pour sa part, à convaincre le FPR de revenir aux positions militaires antérieures à l’attaque du 8 février.

Il a exposé que, de retour à Paris, il avait rendu compte de l’impossibilité pour la France de poursuivre sa politique d’appui militaire indirect dans un contexte où la tension sur le terrain impliquait désormais une véritable force d’interposition pour soutenir le processus d’Arusha. Il a ajouté que le Président de la République, partageant cette analyse, avait donné des instructions, après consultation du Gouvernement, pour que les Nations Unies soient plus impliquées et que, suite à cette décision, la France avait obtenu le 12 mars par la résolution 812 du Conseil de sécurité l’étude du déploiement d’une force de maintien de la paix. Il a rappelé que, pour sa part, le FPR, s’appuyant sur les conclusions du rapport de la Fédération internationale des Droits de l’homme, le 8 mars 1993, s’était opposé mais sans succès à la saisine de l’ONU. Il a indiqué que dès la fin mars, la France avait retiré les deux compagnies supplémentaires du détachement Noroît et entrepris de renforcer en même temps les mesures humanitaires.

Concluant que l’intervention française, avec la présence dissuasive de Noroît, avait pu permettre provisoirement de stabiliser la situation sur le terrain et la reprise des négociations d’Arusha jusqu’aux accords du 4 août et au déploiement de la MINUAR fin décembre, M. Marcel Debarge a fait observer que les événements qui s’étaient produits ensuite avaient montré que la France avait eu à cette époque raison d’insister même si elle était restée longtemps la seule à prendre véritablement la question en considération.

Il a ajouté que par son témoignage, il avait voulu montrer que les efforts français déployés au cours de cette période grave de l’histoire des Grands Lacs ont été animés de la volonté réelle, pugnace et persévérante d’obtenir une réconciliation durable entre les parties et qu’il n’y a pas eu de politique cachée mais, au contraire, la mise en oeuvre de principes clairs consistant à favoriser la démocratisation d’un régime, seule solution pour éviter les massacres puis le génocide, face à une attaque extérieure menée avec détermination. Il a affirmé qu’il ne voyait pas quelle autre solution aurait été possible. Estimant que, dès 1990, laisser un Etat partenaire succomber dans l’indifférence générale eût été contraire au droit international et faisant valoir qu’au même moment les énergies des grandes puissances se mobilisaient lors de la guerre du Golfe au profit du Koweït envahi, il s’est demandé s’il n’y avait pas deux poids, deux mesures. Il a ajouté qu’on ne pouvait pas isoler les événements du Rwanda de ceux qui se sont produits au Burundi, en Ouganda ou au Kivu et que, si personne ne se souciait réellement des événements qui se déroulaient actuellement dans la région, ceux-ci démontraient malheureusement que les rancoeurs et les haines ne s’y étaient pas apaisées.

Il a affirmé qu’il fallait également s’interroger aujourd’hui sur les tenants et les aboutissants de l’autre partie au conflit, le FPR, afin de faire la lumière sur les appuis dont il a bénéficié, y compris dans l’opinion publique française, et jugé qu’une véritable approche critique était désormais nécessaire pour éclairer entièrement ce génocide que la mise en oeuvre sans arrière-pensées du processus d’Arusha aurait vraisemblablement évité. Il s’est félicité, en tant que parlementaire, de la constitution de la mission d’information, celle-ci lui paraissant la formule d’investigation critique et objective la mieux appropriée.

Après avoir approuvé le point de vue de M. Pierre Joxe sur le contrôle des opérations extérieures par le Parlement et indiqué que la Commission de la Défense avait entamé un travail de réflexion approfondi sur ce sujet, le Président Paul Quilès s’est interrogé sur la justification des modifications que les deux offensives du FPR, en juin 1992 et février 1993, avaient entraînées dans l’organisation de la présence militaire de la France au Rwanda, le commandement des opérations étant devenu dans ces deux occasions une structure autonome dépendant du Chef d’Etat-major des Armées et ne relevant plus, de ce fait, de l’autorité de l’attaché de défense. Il s’est aussi interrogé sur la définition des attributions de ce que l’on appelle le COMOPS -commandant des opérations- selon que celui-ci est placé ou non sous l’autorité de l’attaché de défense, chef de la Mission d’assistance militaire.

Il a ensuite demandé à M. Pierre Joxe si, concernant le Rwanda, il se souvenait d’informations qui auraient été transmises par la DRM, créée à la suite de la guerre du Golfe.

 

M. Pierre Joxe a répondu que le commandement des opérations était toujours placé sous le contrôle du Chef d’Etat-major des Armées et que, de ce fait, dans les pays du champ du ministère de la Coopération, si les attachés de défense étaient à ce titre des collaborateurs de l’ambassadeur et relevaient ainsi, à travers lui, du ministère de la Coopération pour leurs fonctions de chefs de Mission d’assistance militaire locale, ils relevaient du Chef d’Etat-major des Armées dès lors qu’ils avaient un rôle opérationnel.

Précisant qu’il y avait là une situation évidemment particulière et qu’on n’imaginait pas que l’attaché militaire français dans un pays européen relève du Chef d’Etat-major des Armées, il a indiqué que, dans les pays avec lesquels des accords de coopération militaire prévoyaient une présence d’éléments militaires, qu’il s’agisse de faire de la formation, de l’instruction, de l’entraînement ou de l’intervention, on avait véritablement affaire à un système de droit particulier puisque l’attaché militaire était aux ordres de l’ambassadeur, mais était aussi aux ordres de la Mission militaire de Coopération et était également, en cas d’opérations, aux ordres du Chef d’Etat-major des Armées. Il a ajouté que tel était le cas du Rwanda.

En ce qui concerne le renseignement, il a répondu que la direction du renseignement militaire avait bien été créée à son initiative après qu’on eut constaté, pendant la guerre du Golfe, les graves lacunes de la France dans ce domaine, qui la rendaient presque aveugle par rapport à ses alliés américains. Toutefois la constitution de la DRM n’avait commencé à porter des fruits qu’après quelque temps dans la mesure où elle avait résulté de la fusion de différents services déjà existants dans les différents états-majors et du développement du secteur spatial, et n’avait donc pas pu jouer de rôle significatif au Rwanda où c’était par ailleurs traditionnellement plutôt la DGSE qui était implantée.

Il a ajouté que si, comme l’avait dit M. Marcel Debarge, beaucoup d’informations sur les risques, sur les tensions, les rancoeurs, les haines ou les oppositions, y compris dans des documents écrits, avaient couru, il n’avait malheureusement pas circulé suffisamment d’informations précises pour que l’on mesure tout ce qui pouvait se passer, et qui s’est développé ultérieurement.

Estimant que si la mission d’information s’attachait à éclaircir l’enchaînement des faits qui avaient conduit au génocide, cela ne devait pas l’empêcher, à l’occasion, de jeter un coup de projecteur sur ce qui pourrait permettre de rendre impossible, à l’avenir, un drame de cette nature. En considération des propos de M. Pierre Joxe sur le statut juridique des interventions des forces armées sur les théâtres extérieurs, M. René Galy-Dejean a demandé à celui-ci quelle avait été la qualification juridique du fait générateur de l’envoi des forces françaises, au Rwanda en juin 1992, lorsqu’a eu lieu l’offensive du FPR dans le nord et quelles instructions précises on leur avait alors données.

Il a aussi rappelé qu’une des personnes auditionnées avait estimé que la France portait une très lourde responsabilité dans le drame rwandais, dans la mesure où, selon elle, les responsables politiques français, bien qu’informés du fait qu’il allait y avoir, sinon un génocide, du moins de très grands massacres, n’avaient pas pris à temps la décision d’envoyer sur place des forces suffisamment importantes pour empêcher, physiquement, le déroulement du génocide. Il a ajouté cependant que, dès le lendemain de cette audition, le Général Mercier, actuellement Chef d’Etat-major de l’Armée de terre, interrogé, avait répondu que, pour maîtriser physiquement tous ceux qui étaient armés à ce moment-là et empêcher le génocide, il eût fallu 30 000 à 40 000 hommes au minimuM. M. René Galy-Dejean a donc demandé à M. Pierre Joxe s’il pensait que l’envoi par la France d’une pareille force eût été possible, eu égard au fait qu’on avait eu du mal à mobiliser 15 000 militaires français pour les envoyer dans le Golfe.

Enfin, il s’est interrogé sur le contexte dans lequel la France aurait pu inscrire l’envoi d’une force aussi importante, dont il a estimé qu’elle aurait eu toutes les caractéristiques d’une force d’occupation, et sur la justification qu’on aurait pu donner à cette intervention en droit international.

 

M. Pierre Joxe a répondu qu’en effet, pour disposer d’une force d’interposition dissuasive, pour dissuader sans combattre, il fallait des effectifs très nombreux, et que la question était bien connue des services de la police : pour encadrer une petite manifestation, quelques policiers suffisaient ; pour faire face à une pression forte, il en fallait beaucoup plus ; et quand il y avait risque d’émeutes et d’agressions, il fallait que les policiers soient en surnombre. Il a ajouté que le Général Philippe Mercier pensait sans doute à ce type d’action en évoquant un effectif de 30 000 hommes, et non à l’utilisation par l’armée française de ses moyens véritablement militaires pour stopper l’offensive du nord vers Kigali, dans la mesure où pour une telle action un bataillon et quelques avions, c’est-à-dire une " petite guerre ", auraient, à son avis, probablement suffi.

En matière d’interposition, il a attiré également l’attention sur l’intérêt que la force soit multinationale et dotée d’un mandat juridique par une organisation internationale.

Il a expliqué qu’en effet, lorsqu’un seul pays intervenait, il pouvait toujours être suspecté d’avoir des intérêts particuliers, coloniaux, stratégiques ou autres ; lorsque les pays intervenants étaient deux, on risquait encore de dire qu’ils s’entendaient. Il a ajouté qu’en revanche, lorsque dix, quinze ou vingt pays envoient des contingents, comme en Bosnie-Herzégovine aujourd’hui, ou comme au Cambodge, et qu’il y a un mandat international, chacun des pays qui envoie des forces -et ses soldats eux-mêmes- sont en quelque sorte protégés par le fait qu’ils ne peuvent être considérés ni comme des agresseurs, ni comme des néo-colonialistes, ni comme des revanchards, mais seulement comme des " policiers " du droit international, sachant qu’en matière d’interposition, il n’est pas mené d’opérations de contre-offensive, de contre-attaques, qui sont en tout état de cause très rares dans les opérations extérieures.

Abordant la qualification juridique de l’intervention de la France au Rwanda, il a précisé que celle-ci consistait en un soutien indirect aux forces armées du Rwanda par la formation, l’entraînement, la fourniture d’armes et de munitions. Il a précisé que l’extension du champ initial de l’accord de coopération à l’ensemble des forces militaires et non plus seulement à la gendarmerie datait précisément de cette époque.

S’agissant des instructions données aux forces, il a déclaré qu’elles étaient parfaitement claires : pas de participation aux combats. Il a ajouté que sa conviction rejoignait celle de l’Amiral Lanxade, à savoir qu’il n’y avait pas eu de militaires français qui aient participé aux combats.

Il a rappelé cependant que, sans participer aux combats, on peut avoir l’air d’être impliqué dans un conflit ; d’où la nécessité d’une définition de l’intervention en droit international et son souhait, à l’époque, d’un élargissement de la mission sur la base d’une décision des Nations Unies, élargissement qui s’est finalement produit.

Réaffirmant clairement que les forces françaises avaient également pour mission la protection des ressortissants et la préparation de leur évacuation éventuelle, il a cependant remarqué que l’exécution de ce type de mission n’allait pas sans au moins une difficulté : il a noté que si un pays voulait pouvoir évacuer ses ressortissants, il fallait bien évidemment qu’il veille à protéger l’aérodrome, faute de quoi, tout le reste de la mission, à commencer par l’évacuation des forces elles-mêmes, devenait impossible. Il a ajouté que cela était toujours fait dans ce type d’opération.

Or, a-t-il continué, protéger un aérodrome pour pouvoir s’en servir signifiait qu’il fallait bien évidemment ne laisser personne s’en emparer. Il a insisté alors sur le fait qu’une telle mission -dont les forces françaises avaient l’expérience, puisqu’elles ont eu la garde de l’aérodrome de Sarajevo pendant de très longs mois- était très difficile puisqu’elle ne pouvait se faire sans l’expression d’une détermination absolue et qu’elle donnait lieu à des provocations. Dans le mesure où la moindre intrusion risquait de provoquer des ouvertures du feu, la protection d’un aéroport pouvait donc être interprétée, plus que comme une garde statique, comme un acte de souveraineté.

Il a conclu qu’on était là dans une situation juridique qui, de la mesure purement défensive de protection des ressortissants, " tournait " très vite à l’emprise sur un morceau de territoire national étranger, éventuellement dans des conditions conflictuelles, comme on avait pu le voir à Sarajevo en particulier.

 

M. Pierre Brana a demandé si le Gouvernement français considérait l’offensive du FPR sur Kigali comme celle de réfugiés rwandais contre le pouvoir hutu au Rwanda, donc comme une affaire intérieure à ce pays, ou au contraire comme une offensive ougandaise contre le Rwanda.

Ensuite, il a rappelé que le 2 février 1991, le Président de la République avait écrit au Président Habyarimana pour l’inciter à négocier avec le FPR, à respecter les droits de l’Homme, à participer à une conférence sur les réfugiés, tout en accentuant le processus d’ouverture politique intérieure, indiquant que " C’est à ce prix seulement que l’aide militaire française sera poursuivie ". Il a souhaité savoir si, en février 1993, dans la mesure où l’on avait envoyé trois cents hommes en renfort, on estimait que les conditions fixées par le Président de la République en février 1991 étaient remplies, ou si des éléments nouveaux étaient intervenus, justifiant que l’on vienne au secours du Président Habyarimana.

Enfin, citant un propos de M. Marcel Debarge aux termes duquel celui-ci aurait demandé, le 28 février, aux partis d’opposition à Kigali de " faire front commun avec le Président Habyarimana contre le FPR ", il lui a demandé si cette citation lui semblait exacte, et si dans ce cas, ce n’était pas aller un peu loin dans les affaires internes du Rwanda.

Sur le premier point, M. Pierre Joxe a répondu que tout ce que l’on savait, c’était que l’offensive du FPR créait un risque de déstabilisation générale, alors même que la préservation de la paix était bien évidemment une condition sans laquelle le progrès de la démocratie n’était pas possible.

Il a indiqué, en réponse à la deuxième question, qu’entre février 1991 et février 1993, on commençait à s’approcher du moment, qu’il appelait de ses voeux, où un mandat international, donné par une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies, fournirait un cadre nouveau à une action de préservation de la paix au Rwanda ; il a précisé en effet que si, entre février 1991 et février 1993, il y avait eu aggravation de la situation sur le plan de l’ordre public international, il y avait eu aussi une évolution vers l’inscription des interventions armées dans un ordre juridique international. Il a ajouté que c’est ce à quoi on avait finalement abouti, mais trop tard.

Evoquant l’une des ses auditions par la Commission de la Défense, il a observé aussi que si, dans son intervention, M. Marcel Debarge avait dit que l’opinion internationale était peu attentive, l’opinion nationale ne l’était pas plus et que la mobilisation était intervenue trop tard. Il a fait remarquer que le même problème s’était posé dans d’autres régions d’Afrique : quand les structures internationales parvenaient enfin à formuler des objectifs, un mandat, une mission, à obtenir les moyens tant militaires que financiers, souvent, il était trop tard.

Enfin, sur le point de savoir si la France, alors qu’elle était seule engagée, avait eu tort ou raison d’essayer de préserver la sécurité des personnes, et non pas seulement celle de ses nationaux, il a estimé, à l’instar de M. Marcel Debarge, qu’elle avait eu malgré tout raison.

 

M. Marcel Debarge a répondu que, même si l’on pouvait regretter l’attitude du Président Habyarimana vis-à-vis du FPR, le fait est que le Président du Rwanda, c’était M. Habyarimana.

Il a ajouté qu’il avait peut-être pu conseiller la cohésion au gouvernement rwandais, qui avait été élargi à des partis d’opposition, pour négocier avec le FPR, mais qu’en tout état de cause, ses déclarations devaient être vérifiées.

Il a insisté sur le fait qu’en tout état de cause, les accords d’Arusha étaient de bons accords, même s’ils n’ont malheureusement pas été concrétisés, et que le but final était tout de même d’arriver progressivement à faire vivre ensemble les composantes du peuple rwandais. Il a ajouté que l’ambassadeur de Tanzanie en Ouganda, qui était le coordinateur des négociations entre les différentes parties, disait lui-même que c’était un bon accord. Il a fait observer que le problème, c’est que l’accord n’a pas été appliqué.

Sur cette non-application et relevant qu’on avait dit que les gouvernants français n’avaient pas suffisamment prévu ce qui pourrait survenir, il a expliqué que c’est en conséquence des discussions qu’ils avaient eues avec les dirigeants rwandais et ougandais qu’ils avaient pensé, peut-être naïvement, qu’il y avait une possibilité de solution et que, s’ils n’étaient pas arrivés à cette conclusion, ils n’auraient pas consacré autant d’efforts pour la conclusion de ces accords.

Il a en revanche affirmé que le terme de " rancoeurs ", employé pour définir les relations entre les deux ethnies, lui semblait faible. Il a ajouté que, même si cela n’expliquait pas tout et n’était pas la seule raison du génocide, il avait eu clairement l’impression d’une haine excessivement profonde et grave entre les deux communautés.

Tout en exprimant son espoir qu’il n’y aurait plus de génocide en Afrique, il a aussi avoué sa perplexité sur cette question. Admettant que les conditions des génocides tiennent quelquefois à la personnalité de ceux qui animent tel ou tel mouvement, il a jugé qu’ils avaient également des origines dans les situations politiques et s’est inquiété des conséquences d’une certaine vision de l’Afrique qui a amené à proroger certaines limites ou certaines frontières, à entraver une véritable coopération régionale et qui a abouti à ce que certains Etats africains soient déséquilibrés.

Evoquant les événements du Togo et rappelant qu’il les avait vécus sur place, il a assuré la mission d’information que les séparations entre les ethnies pouvaient être bien plus importantes que celles entre les Etats et a estimé qu’il conviendrait de réfléchir à cette situation.

Il a insisté sur le fait que dans le futur, il faudrait en venir d’une coopération d’assistanat à une coopération plus soucieuse de solidarité, d’efficacité, d’union, de régionalisation, et plus préoccupée des problèmes réels, comme par exemple l’instruction ou le développement des universités.

Il a estimé qu’une approche trop ancienne et trop rigide pouvait engendrer un malaise chez certains peuples et qu’il n’y avait pas qu’au Rwanda qu’on avait pu en arriver ainsi à de grands massacres ou à un génocide. Il a souhaité que les travaux de la mission permettent aussi d’en venir à la préfiguration de solutions dans ce domaine.

Précisant que cela n’expliquait pas tout, qu’il ne condamnait personne, qu’il n’accusait personne, qu’il ne soupçonnait personne, il a exposé qu’il faisait seulement état de ses impressions telles qu’elles lui venaient à l’esprit. Il a ajouté que, s’agissant du Rwanda, le Président de la République française disait, en substance, qu’il ne voulait pas que l’armée française en arrive, même d’une manière indirecte, à participer à une sorte de guerre civile, et que cette analyse et ce refus avaient été partagés non seulement par son gouvernement d’alors mais aussi par d’autres par la suite.

Il a conclu qu’en passant du poste de Secrétaire d’Etat au Logement à celui de Ministre délégué à la Coopération, il avait rencontré de grandes difficultés, tant les problèmes sont complexes et supposent du temps avant qu’on ne commence à les appréhender, alors qu’en fait le temps manquait toujours pour arriver à en prendre toute la mesure de manière fine et pertinente.

 

M. Jean-Bernard Raimond, approuvant M. Pierre Joxe d’avoir mis l’accent sur certains problèmes juridiques, a fait remarquer que les interventions dans le Golfe, en Somalie et en Bosnie-Herzégovine avaient toutes trois fait l’objet de mandats du Conseil de Sécurité et s’étaient donc bien inscrites dans un cadre juridique défini. Il a souligné en revanche que, pour chacune de ces opérations, la chaîne de commandement avait été différente.

Il a indiqué que lors de la guerre du Golfe, celle-ci était en réalité américaine, le Secrétaire général des Nations Unies, M. Perez de Cuellar, ayant d’ailleurs clairement indiqué qu’il n’intervenait absolument pas dans les opérations, mais seulement au niveau politique du Conseil de Sécurité.

Il a observé qu’en Somalie, on avait abouti à un désordre complet, puisqu’à un moment donné les Américains étaient intervenus parallèlement aux Nations Unies.

Enfin, s’agissant de la Bosnie-Herzégovine, il a remarqué que, jusqu’en 1995, la chaîne de commandement, c’étaient les Nations Unies, qui avaient donc une responsabilité décisive, et que l’opération était allée à l’échec, alors qu’à partir de 1995, les Américains étaient intervenus, à la suite d’accords qui transféraient définitivement la chaîne de commandement à l’OTAN, et donc dessaisissaient les Nations Unies, et qu’ils avaient plutôt connu la réussite.

Précisant que, pour sa part, il pensait que ce changement résultait moins de l’intervention des Américains que de la modification de la chaîne de commandement, il a ajouté que cette analyse valait également pour l’opération Turquoise au Rwanda et que la faiblesse due au fait que la France y ait été la seule puissance était compensée à son avis par le fait que la chaîne de commandement était française et que, si l’on pouvait critiquer l’opération Turquoise, on devait néanmoins reconnaître qu’elle avait été conduite efficacement.

Concluant que le problème de la chaîne de commandement, qu’il soit juridique ou non, était capital dans toutes ces interventions qui, plus qu’au maintien de la paix, correspondent à l’imposition de la paix relevant du chapitre VII de la Charte, il a demandé à M. Pierre Joxe s’il partageait cette analyse.

 

M. Pierre Joxe a d’abord précisé que la chaîne de commandement de l’OTAN était devenue en fait américaine. Il a ajouté que cela avait été vrai dans le Golfe, non seulement pour des raisons politiques et pour des raisons liées au mandat de l’ONU, mais aussi parce que sans le renseignement, on ne peut pas commander. Or, il a jugé que les Etats-Unis avaient une telle supériorité en capacités de renseignement sur tous les autres Etats réunis qu’ils étaient pratiquement les seuls à pouvoir exercer ce genre de commandement avec quelque chance de succès.

Il a ajouté que dans le cas de la Somalie, s’il y avait bien eu commandement des Nations Unies et des Etats-Unis, à un moment, la France s’était organisée de façon autonome. Il a précisé que, quoique hostile à l’organisation de l’opération, il s’y était néanmoins plié, mais en demandant la permission de la mener à sa façon et que, hormis les deux ou trois jours où la France avait eu quelques éléments à Mogadiscio, où il y avait des troubles, et où les soldats français avaient sauvé une jeune fille qui allait être lynchée, les forces françaises avaient tenu la région d’Oddour, où elles avaient fait sans bruit du travail de gendarmerie, la gendarmerie française se rendant très utile sans pour autant combattre, notamment en garantissant l’acheminement des semences et donc la récolte suivante.

Il a conclu qu’en l’occurrence, la France n’avait été sous commandement international ou américain que de façon théorique puisqu’en réalité, elle était autonome dans sa zone, loin du tapage médiatique du débarquement américain, et que cette décision d’organisation et de localisation l’avait aussi préservée des conditions de départ épouvantables des Américains ou de certains de leurs alliés ou obligés.

S’agissant de l’opération Turquoise, il a estimé que le drame était son caractère tardif et que s’il y avait eu une opération avec un mandat des Nations Unies, préparée de plus longue date, plus large, avec les moyens adaptés, on aurait peut-être pu éviter ce qui s’est passé. Il a précisé qu’il disposait cependant de moins d’éléments d’appréciation, n’étant plus alors au gouvernement.

M. Pierre Joxe a alors ajouté que la difficulté de ce genre d’interventions internationales, c’est qu’elles n’étaient pas d’essence purement militaire et classique.

Expliquant qu’une action militaire classique consistait par exemple à reconquérir une position et dans ce but à étudier comment l’opération pourrait être réussie, si on en avait les moyens, si on était sûr d’infliger des pertes lourdes à l’adversaire et de le faire reculer, à moins qu’il ne meure sur place, et, une fois ces données établies, lancer l’opération, il a observé que dans les opérations de maintien de la paix, cette remarque valant pour la Bosnie comme pour le Rwanda, on ne faisait pas la guerre mais de la police.

Il a alors exposé que les techniques de police, de police nationale comme de police internationale, loin d’être des techniques de guerre, consistaient à montrer sa force, pour ne pas s’en servir, à se servir de sa force de façon modérée pour ne pas s’en servir davantage, et à éviter l’escalade afin de n’avoir pas à recourir aux armes. Il a expliqué que c’était la raison pour laquelle le Général Mercier parlait de 30 000 hommes, et qu’en parlant ainsi il parlait en commissaire de police internationale, alors que le militaire qu’il est, pour rétablir une situation militaire, n’aurait guère besoin que d’un bataillon et d’un appui aérien.

Il a fait valoir qu’en ce sens, les forces armées françaises se retrouvaient petit à petit reconverties dans un système à dimension internationale, et que cela avait pu être observé pendant l’opération Turquoise, puisque certains des militaires français avaient été conduits à participer à des opérations qui n’avaient plus rien à voir ni avec la guerre ni même avec la police, puisqu’elles consistaient à subir l’enfer de devoir ensevelir des milliers de gens.

Il a trouvé légitime, dès lors, que ces soldats puissent se demander ce que faisait là un soldat. Rappelant que des militaires français étaient encore blessés, psychiquement, en raison de ce qu’ils ont été amenés à vivre à cette époque, il a estimé qu’il fallait aussi penser à eux.

 

M. François Lamy a demandé à M. Pierre Joxe si, au Rwanda, les missions de la DGSE se cantonnaient au seul renseignement ou si les services de renseignement français étaient amenés eux aussi à " contribuer indirectement " à des actions permettant la stabilisation du pays ?

Remarquant ensuite que la mission du détachement Noroît, même si elle n’était pas politiquement très bien définie, était du point de vue militaire tout à fait claire -sécurisation de l’aéroport, contrôle de points stratégiques dans ou autour de Kigali-, il s’est demandé en revanche si les militaires de la Mission d’assistance militaire, eux, étaient bien préparés aux situations auxquelles ils pouvaient se trouver confrontés, telles que faire de l’instruction dans un pays en guerre à dix kilomètres du front ou moins, ou gérer des relations diplomatiques ou politiques au sein d’états-majors fortement politisés. Il s’est donc posé la question de savoir si, notamment au vu de ce qui s’était passé au Rwanda, il ne serait pas plus clair que la Mission militaire de Coopération soit rattachée une bonne fois pour toutes au ministère de la Défense, et qu’elle soit gérée, aussi bien administrativement, techniquement que politiquement, en fonction de missions définies à un niveau interministériel et à celui du Conseil de Défense.

Répondant à la deuxième question, M. Pierre Joxe a exposé qu’en Afrique, dans les anciennes colonies, la France avait longtemps poursuivi ses traditions coloniales et même colonialistes. Dans le passé colonial, le gouverneur faisait couramment appel aux forces militaires présentes, qui étaient chargées de faire régner l’ordre, parfois en recourant à des supplétifs. Il a indiqué qu’il y avait ainsi une tradition très ancienne chez les puissances coloniales, et particulièrement en France, qui faisait que dans les régions dominées, vis-à-vis des sujets français -et non des citoyens français-, les fonctions civiles et militaires interféraient et se confondaient.

Il a ajouté que cette longue tradition avait en quelque sorte été " rénovée " par les accords de coopération au lendemain des indépendances, les nouveaux Etats apparus dans les années 60 ayant tous signé des accords militaires et ayant donné à l’ambassadeur le pouvoir qu’avait antérieurement le gouverneur, y compris dans certains cas pour exfiltrer le Président s’il avait des ennuis.

Il a précisé que personnellement, il n’était jamais parvenu à obtenir l’ensemble des clauses secrètes de ces accords, ajoutant qu’elles étaient tellement secrètes qu’il ne savait même pas si quelqu’un les connaissait toutes, mais qu’il savait qu’elles existaient parce qu’on lui en avait parlé sur le terrain.

Expliquant que cette tradition coloniale était maintenant balayée par l’histoire mais que l’évolution était toute récente et que la réforme actuelle de la coopération l’avait menée à son terme, il a observé que la France s’était très bien accommodée auparavant de la conservation de sa tradition d’impérialisme sub-régional, considérant que si elle n’était pas chez elle en Afrique, elle y était plus chez elle que d’autres et qu’elle y avait des responsabilités.

Il a fait remarquer que l’un des éléments qui montrait l’ampleur de la confusion tenait à ce que dans les pays d’Afrique dans lesquels la démocratie se développait, on s’apercevait que de toutes autres missions que celles dont on avait l’habitude étaient demandées en matière de coopération militaire ou de gendarmerie, des missions dans l’esprit d’une police et d’une gendarmerie démocratiques, et donc des missions que les gendarmes ou les policiers français savent très bien remplir, et préférent d’ailleurs remplir.

Il a affirmé qu’en revanche, la définition du moment où l’on passe de l’instruction au combat était tout à fait claire. Il a exposé que, dans le cas du Rwanda, il y avait eu un moment où les militaires français ont eu pour mission de contribuer à assurer de l’assistance indirecte, non plus à la gendarmerie rwandaise, mais aux forces de l’armée rwandaise ; il a estimé qu’à partir de là, il y avait eu alors un appui militaire, même si cela ne signifiait pas pour autant la participation directe aux combats. Sur ce point, il a rappelé le nuancier, allant du soutien psychologique à l’aide au tir, qu’il avait présenté dans son intervention liminaire.

Il a ajouté que, dans d’autres cas, ce n’est que sur place, en interrogeant lui-même des officiers et des sous-officiers, qu’il avait appris certaines des dispositions secrètes des accords de coopération militaire et les détails techniques de l’exfiltration envisagée de tel Président dans tel pays, incluant des précisions architecturales comme la description des souterrains menant d’un endroit à l’autre. Il a fait observer cependant que c’était là désormais sinon de l’Histoire, du moins du passé.

Pour ce qui concerne la DGSE, il a affirmé que là où elle était, elle faisait du renseignement, ce qui paraissait logique, et qu’elle n’y était pas pour faire autre chose. S’agissant des militaires français intervenant au Rwanda, il a ajouté que, dans l’armée française, on donnait de longue date des instructions écrites, claires et lisibles et que ces militaires étaient donc au Rwanda dans un cadre précis, qu’ils avaient des ordres, des instructions écrites très précises, selon la règle, que le Général Schmitt, alors Chef d’Etat-major des Armées, y avait veillé, et que tout laissait penser qu’elles avaient été respectées.

Rappelant que M. Pierre Joxe avait beaucoup insisté sur le fait qu’on pouvait passer d’une tâche d’assistance militaire, prévue par un accord de coopération, à des interventions plus ou moins directes, et notant qu’en situation de crise, la Mission d’assistance militaire passait en général directement sous le commandement d’un commandant d’opération spécialement dépêché à cet effet, M. Bernard Cazeneuve a souhaité savoir si l’architecture de coopération militaire française en Afrique ne pourrait pas être simplifiée et la dichotomie, voire la duplication entre la Mission militaire de Coopération et le ministère de la Défense, qui, parfois, en Afrique, posait quelques problèmes, supprimée, et s’est demandé ce qui interdisait à la France, aujourd’hui, de demander à ses troupes prépositionnées de conduire ces tâches de coopération.

Il a ajouté que cette question se posait d’autant plus que 700 millions de francs étaient destinés à la coopération militaire en Afrique chaque année, et qu’au titre de la coopération militaire, qui relève de la compétence de la Mission militaire de Coopération, la France avait plus de coopérants en Mauritanie que dans toute l’Europe centrale et orientale, alors même que la hiérarchie militaire estimait que le développement de la coopération militaire en Europe centrale et orientale pouvait être un excellent moyen de renforcer la présence de la France à côté ou au sein de l’OTAN. Il s’est donc demandé si le transfert vers des troupes prépositionnées de missions de coopération ne présenterait pas le double intérêt de dégager des moyens qui pourraient être affectés sur d’autres zones qui deviennent stratégiques, tout en clarifiant considérablement le dispositif administratif français et en résolvant les difficultés en matière de transparence de la chaîne de commandement.

 

M. Pierre Joxe a répondu que l’organisation actuelle compliquait les choses non pas un peu mais énormément. Il a ajouté que cela était à rattacher à l’ambiguïté du statut de l’Afrique, son ancien statut colonial l’éloignant du Quai d’Orsay pour la rapprocher des réseaux anciens, et ce même dans le domaine militaire où il y avait une tradition de présence de troupes prépositionnées.

Il a affirmé que cette situation s’expliquait par l’ancien rôle de la France en Afrique, dont le bilan relevait maintenant de l’histoire. S’agissant de la présidence de François Mitterrand, il a estimé que son sentiment personnel était que la situation en Afrique francophone avait évolué plutôt moins mal qu’ailleurs pendant cette période.

Quant aux forces prépositionnées, il a expliqué que, dans cette tradition, elles étaient là pour rétablir l’ordre. C’est pourquoi, si on pouvait certes imaginer qu’elles fassent de la coopération, ce n’était pas leur seul rôle. M. Pierre Joxe les a comparées à des sortes de compagnies républicaines de sécurité, c’est-à-dire à des forces mobiles prêtes à se déplacer en tout lieu.

Il a estimé qu’en revanche, la réorganisation de la coopération allait la faire sortir de cette période et remarqué que les forces prépositionnées avaient déjà diminué ou quittaient certains pays.

Il a considéré que cette évolution posait désormais un autre problème, celui du statut des militaires français à l’étranger.

Il a ajouté que si la question du Rwanda se posait aujourd’hui, si elle n’avait pas été posée plus tôt, dans d’autres époques, pour d’autres pays -même si cela n’avait pas pris l’ampleur du drame du Rwanda-, si, suite à d’autres affaires du passé africain, on ne s’était pas autant interrogé qu’aujourd’hui à propos des responsabilités politiques internationales, c’est parce qu’alors ce n’était pas la fin d’une époque.

Il a précisé qu’une nouvelle époque se dessinait où les coopérations régionales en Afrique pouvaient commencer à jouer un rôle ; il a cité l’exemple des détachements d’armées nationales africaines dans certaines interventions et a considéré que cela constituait un progrès important par rapport à la situation où c’étaient toujours des Français ou des Belges qu’on voyait intervenir. Il a aussi estimé qu’au Rwanda, c’est d’abord parce qu’ils avaient l’impossible mission de rétablir l’ordre dans une région où ils apparaissaient comme l’image même du colonialisme ancien que des paras commandos belges avaient été littéralement lynchés.

Il a conclu qu’à son avis, c’en était fini de cette époque-là et que la France pourrait désormais participer à des opérations sous mandat international, avec un statut juridique clair.

S’adressant à Marcel Debarge, M. Bernard Cazeneuve lui a demandé quelles étaient les raisons qui avaient présidé à l’avenant dont l’accord d’assistance militaire de 1975 avait fait l’objet en 1992.

Concernant la politique d’aide au développement, il s’est étonné qu’alors qu’un ancien attaché de coopération au Rwanda, M. Cuingnet, avait dit à la mission d’information qu’en 1992 les institutions financières internationales avaient décidé de suspendre leur aide au Rwanda du fait qu’il avait par trop augmenté ses dépenses militaires, il apparaisse qu’en 1992, onze cessions gratuites d’armes étaient intervenues au profit de ce pays, représentant un montant de 15 millions de francs.

Enfin, il a demandé quelle avait été la politique de développement de la France en faveur du Rwanda en 1992-93, et en particulier dans quels domaines elle avait été amenée à intervenir pour aider le Rwanda à se démocratiser.

 

M. Marcel Debarge, après avoir noté que la première question intéressait le ministère des Affaires étrangères, a fait valoir qu’il ne pouvait, de mémoire, répondre à la seconde qui exigerait des recherches précises.

Il a ajouté qu’en matière de coopération, il croyait se souvenir que, quand le Chef d’état-major de la gendarmerie rwandaise avait été changé, un poste d’assistanat judiciaire auprès de celle-ci avait été créé dans le cadre d’une conception démocratique de son fonctionnement ; il a précisé que la coopération civile normale avait été maintenue.

 

M. Pierre Brana, souscrivant à l’analyse historique de M. Joxe, lui a demandé quelle évolution on pouvait envisager, dans ce nouveau contexte, concernant les mercenaires.

 

M. Pierre Joxe a d’abord répondu qu’il n’y avait bien évidemment aucun parallèle à faire entre les mercenaires et les unités militaires de pays comme la France, qui sont mises au service de missions de maintien de la paix dans le cadre d’un mandat des Nations Unies.

Il a ensuite ajouté qu’il était patent que le mercenariat se développait, mais seulement dans de petits pays, lors de petites crises et qu’on pouvait être certain que plus le droit international développera l’idée que le maintien ou le rétablissement de la paix à travers le monde est une mission d’intérêt général, plus les Nations Unies se verront reconnaître des moyens juridiques et des moyens de coordination militaire, plus que de commandement, et moins on connaîtra le risque d’opérations de mercenaires.

Il a ajouté qu’un cadre international se développait où la France pouvait jouer un rôle, puisqu’elle était un des pays qui a le plus de personnels expérimentés en matière d’opérations extérieures, et que, dans ce domaine, les parlementaires pouvaient intervenir, tout d’abord en travaillant à soutenir la création de ce droit, ensuite en débattant publiquement des conditions dans lesquelles on engageait les forces françaises.

Il a insisté sur le fait que la question majeure était d’établir dans quel but et avec quels moyens on engageait des forces et que les militaires français allaient de plus en plus se poser la question de savoir à quoi ils étaient désormais destinés : si la patrie n’est plus en danger, il ne s’agit plus de défense nationale ; s’il n’y a plus de pays protégés en Afrique, il ne s’agit plus d’opérations extérieures et de prépositionnement, et si l’Europe n’est plus menacée par les Russes, on ne risque plus d’avoir la guerre à l’Est.

Il a estimé que, dans ces conditions, la question de savoir ce qu’allait être la mission des forces armées françaises se posait : si elle consistait à mener des opérations extérieures, il fallait se poser la question du statut des officiers et militaires de l’armée française.

M. Pierre Joxe a ajouté que, dans certains cas, la mission restait claire : tel est le cas pour un officier du transport aérien militaire s’il s’agit de transporter des vivres pour ensuite les parachuter, pour un officier du service de santé des armées s’il s’agit de sauver des enfants kurdes ou de vacciner des enfants cambodgiens, pour un officier de la Marine nationale s’il s’agit de commander la manoeuvre d’un chaland de débarquement.

En revanche, il a estimé que la mission de l’armée de terre supposait réflexion et que si sa mission devenait celle d’une quasi-gendarmerie internationale, cela méritait d’être analysé, et il fallait alors définir dans quelles conditions les hommes seraient engagés.

Il a rappelé que s’il existait tout un corpus juridique, toute une série de lois classiques sur la guerre, sur les crises, sur l’état de siège, c’est parce que le problème de l’emploi des forces, dans un pays démocratique, était un problème juridico-politique majeur, en premier lieu parce que les armes de la République ne doivent pas être retournées contre la République, et ensuite parce qu’elles doivent être employées dans des conditions telles que tous les citoyens puissent s’y reconnaître.

Il a précisé que, s’il n’était pas inimaginable en soi qu’un officier puisse éventuellement être mis en cause devant des tribunaux pour son action ou son inaction à une époque où il avait par exemple un béret bleu des Nations Unies sur la tête, cela relevait d’un domaine de droit, de politique ou de justice qui n’avait plus rien à voir avec le règlement général d’emploi des forces armées dans la République française.

Or, il a ajouté que c’est dans ce type de situations qu’on pouvait se trouver, en ex-Yougoslavie ou, demain, à Chypre ou au Kosovo. Expliquant qu’il était évident que l’ampleur qu’avait prise l’affaire du Rwanda dans la presse montrait que l’état actuel du droit et des institutions souffrait de manques, il a insisté sur le fait qu’il fallait absolument y réfléchir et progresser sur le statut juridique des forces et la question de savoir qui peut ordonner quoi à qui.

Il a ajouté que pendant la guerre du Golfe, l’un des aspects qui l’avait stupéfié, c’est que le Général Schwartzkopf ait entrepris de lui refuser certaines informations et que cela signifiait que, bien qu’on ait dit que les Français avaient en charge un commandement opérationnel, la vérité était qu’ils étaient entièrement sous le commandement opérationnel des Américains qui, contrôlant par ailleurs l’espace aérien, avaient même tenté d’empêcher la France, par exemple, de faire sortir ses avions de reconnaissance pour prendre des photographies.

Il a précisé qu’en fait, dans l’affaire du Golfe, la chaîne de commandement ne montait pas à Paris mais s’arrêtait quelque part en Arabie Saoudite.

Il a ajouté que, dans des conditions d’interventions de ce type, pour que la signification du commandement des armes par le pouvoir politique ait un sens, il fallait que les mandats, les délégations de pouvoir, la place des officiers français dans les états-majors, la place de la France dans le recueil, l’exploitation et les échanges de renseignements soient soigneusement établis.

 

Le Président Paul Quilès a relevé que la réflexion de M. Pierre Joxe rejoignait l’étude lancée, au sein de la Commission de la Défense, quant à la nécessité de redéfinir la légitimité des opérations extérieures et les conditions dans lesquelles ces opérations peuvent être menées, et que s’agissant de la DGSE, mot rarement prononcé, un travail était également en cours au sein de la Commission pour étudier les modalités d’une association du Parlement au suivi de ses activités.

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Audition de M. James GASANA

Ministre rwandais de la Défense (avril 1992-juillet 1993)

(séance du 10 juin 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a accueilli M. James Gasana, Ministre de la Défense du Rwanda du deuxième gouvernement pluripartite du 16 avril 1992 et du troisième gouvernement pluripartite du 18 juillet 1993 où il n’a pu exercer ses fonctions puisqu’il s’est exilé en Suisse dès le 19 juillet après avoir été menacé de mort. Membre de la tendance modérée du MNRD, M. James Gasana a participé aux négociations des accords d’Arusha en tentant de faire prévaloir une solution politique pacifique.

 

M. James Gasana s’est déclaré convaincu que les résultats des travaux de la mission permettront de jeter la lumière, non seulement sur les causes du silence et de l’indifférence de la communauté internationale qui ont été responsables de la tragédie rwandaise de 1994, mais aussi sur son ampleur et sur les acteurs rwandais et internationaux responsables de celle-ci. Il a rappelé que ce drame avait eu lieu alors que la région hébergeait des troupes étrangères bien équipées à qui rien ne manquait pour neutraliser les criminels qui l’ont perpétré ; la MINUAR comptait 2 500 Casques bleus, les Etats-Unis avaient un contingent de 300 marines basé à Bujumbura, l’Italie disposait d’un contingent de même ampleur en Ouganda, la France et la Belgique avaient quant à elles dépêché des unités pour évacuer les ressortissants étrangers.

C’est entre avril et juin 1994 que près de 600 000 personnes d’ethnie tutsie furent massacrées atrocement dans un génocide qui ne sera jamais assez condamné, perpétré par des organisations politiques de jeunesses extrémistes hutues. L’atrocité et le caractère systématique de l’extermination des Tutsis ont été décrits par M. René Degni-Segui, Rapporteur spécial de la Commission des Droits de l’Homme : " Les atrocités se révèlent davantage dans la manière de donner la mort aux Tutsis. Ceux-ci sont le plus souvent exécutés à l’arme blanche, frappés à coups de machettes, de haches, de gourdins, de barres de fer jusqu’à ce que mort s’en suive. "

Cependant, l’ampleur des tueries qui ont eu lieu depuis avril 1994 est plus importante que ce qui a été rapporté à la communauté internationale. Le nouveau régime et ses alliés se sont efforcés d’étouffer la vérité sur la gravité de la tragédie rwandaise. C’est ainsi, par exemple, que le rapport Gersony, accepté par le Haut Commissaire pour les réfugiés qui l’avait commandé, a été mis sous embargo par le Secrétaire Général des Nations Unies pour des raisons politiques. En travaillant sur un échantillon de trois communes, sur les cent quarante-trois que comptait le pays, M. Gersony avait établi qu’entre juin et septembre 1994, le Front patriotique rwandais avait déjà tué 30 000 personnes d’ethnie hutue.

Par un exercice d’extrapolation sur d’autres communes de la même région, on peut imaginer le niveau des dégâts causés par le régime du Front patriotique à l’ensemble du pays.

Sur la base des données qui lui ont été communiquées par ses informateurs au Rwanda et dans les anciens camps de réfugiés au Zaïre et en Tanzanie, M. James Gasana a estimé qu’en une année le Rwanda avait perdu environ 40 % de sa population de 1994, le chiffre généralement avancé de 800 000 à un million de victimes étant bien en deçà de la réalité.

En septembre 1994, déjà, le ministère de l’Intérieur rwandais du nouveau régime donnait un chiffre, plus proche de la réalité d’alors, d’environ 2 100 000 victimes. En mai 1997, le recoupement de tous les témoignages reçus permettait d’estimer le nombre des victimes du conflit à l’intérieur du pays et de l’ex-Zaïre à près de 3 150 000, chiffre qu’il a publié au mois de mars de l’an passé. La répartition régionale des victimes à l’intérieur du pays montre que la moitié de la population des seules préfectures de Byumba et Kibungo a été décimée.

Il a souhaité faire part à la mission des questions importantes qui se posaient encore à lui pour comprendre comment le Rwanda avait sombré dans ces abîmes, dès le lendemain du 6 avril 1994. Il s’est ainsi demandé ce qu’étaient venues faire dans la région les unités militaires américaines et italiennes avant le 6 avril, date à laquelle on avait déclenché le génocide en perpétrant l’attentat contre le Président Habyarimana et son homologue burundais, Cyprien Ntaryamira, pourquoi la MINUAR avait été retirée au moment où, plus que jamais, la population avait besoin de sa protection et enfin pourquoi le Front patriotique rwandais avait sommé les forces étrangères présentes dans le pays de ne pas intervenir sous peine d’être traitées comme ennemies.

M. James Gasana a tout d’abord précisé les attributions du Ministre de la Défense du Gouvernement de transition démocratique du Rwanda, mis en place le 16 avril 1992. Ce Gouvernement devait mettre en oeuvre un programme de transition précis, convenu entre les cinq partis qui le composaient : le MRND, le MDR, le PSD, le PL et le PDC. Il était très précisément prévu que les décisions du Gouvernement devaient être prises par le Conseil des ministres et selon les règles du consensus. Les décisions relatives à la défense et à la sécurité ne faisaient pas exception. Les questions afférentes à la sécurité extérieure du pays étaient débattues en pleine transparence. En matière de sécurité, les attributions du Ministre de la Défense se limitaient à la sécurité contre les menaces extérieures. Il suivait la politique gouvernementale dans ce domaine. Il a indiqué que l’idée selon laquelle les compétences du Ministre de la Défense étaient plus vastes venait de la multiplication des rôles joués par la gendarmerie.

La législation prévoyait la possibilité pour le ministre de l’intérieur, le ministre de la justice, les préfets de préfecture et les officiers du ministère public de recourir à la gendarmerie nationale. Toutefois la sécurité intérieure et la tranquillité publique relevaient des attributions du Ministre de l’Intérieur.

M. James Gasana a ensuite défini quels étaient selon lui les enjeux de la guerre d’octobre 1990. Le 1er octobre 1990, l’armée ougandaise et les rebelles du Front patriotique rwandais ont perpétré une agression armée contre le Rwanda dans le but de renverser ses institutions légales et de donner le pouvoir à l’armée des réfugiés rwandais tutsis. Il s’agissait d’une agression d’Etat par une section de l’armée d’un Etat voisin, le Président Museveni d’Ouganda disait lui-même des agresseurs du Rwanda qu’ils étaient ses " boys qui ont déserté et qui devront être punis ". Sur le plan juridique, il s’agissait d’un conflit véritablement international correspondant à la définition de la résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies du 14 décembre 1974 : " emploi de la force armée par un Etat contre la souveraineté, l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un Etat ou de toute autre manière incompatible avec la Charte des Nations Unies. "

L’agression ougandaise mobilisait une large section de l’armée, qui comptait dans ses rangs des réfugiés rwandais tutsis, contre un pays voisin avec lequel l’Ouganda n’avait pas de litiges. Il ne s’agissait donc nullement d’une guerre civile, même si les agresseurs voulaient provoquer des affrontements ethniques pour mieux s’emparer du pouvoir.

Les règles du droit international permettaient donc au Rwanda de demander l’assistance militaire de pays amis, que ce soit par la présence de troupes, ou la vente d’armes. Pendant la première semaine de la guerre, la France et la Belgique ont envoyé des troupes pour mener une opération humanitaire de protection et d’assistance à leurs ressortissants et aux autres étrangers qui quittaient le pays dans la panique. Des accusations outrancières émanant de certains milieux ont été portées contre cette opération, mais il n’y pas eu autant de voix qui se sont élevées pour condamner une agression contre un pays qui vivait en paix avec ses voisins.

Il a alors rappelé l’évolution sociopolitique du Rwanda. L’Etat s’efforçait d’améliorer les conditions économiques et sociales du pays. La plus grande partie de ses ressources était consacrée à l’amélioration de l’infrastructure sociale et éducative par la construction d’écoles, de centres de santé et d’hôpitaux. L’investissement militaire par habitant était l’un des plus bas d’Afrique. Toutes les composantes ethniques vivaient dans une harmonie que l’on n’avait pas connue durant plus de deux siècles. Les démons ethniques s’étaient profondément endormis depuis les années 1970. La liberté d’expression et une diversification rapide de la presse indépendante enregistraient de réels progrès.

Avant même le discours du Président Mitterrand à La Baule, une énorme pression interne s’exerçait en faveur de changements démocratiques au Rwanda. Ces changements devenus irrépressibles devaient permettre, d’une part, de mettre en place un véritable Etat de droit, et d’autre part de résoudre de façon digne le problème des réfugiés que les gouvernements qui s’étaient succédé après l’indépendance, n’étaient pas parvenus à régler. Il a donc déploré que l’Ouganda et le Front patriotique rwandais aient envahi le Rwanda dans une conjoncture favorable aux forces de changement démocratique.

Il a déclaré que ce qui s’est passé au Rwanda n’a pas été l’effet d’une haine séculaire entre Hutus et Tutsis mais plutôt celui d’une guerre insensée imposée par l’Ouganda et le Front patriotique rwandais, sans laquelle le génocide des Tutsis n’aurait pas été possible. Un certaine presse internationale a souvent déformé la réalité en cherchant à valider les thèses reposant sur les prétendus héritages de l’administration coloniale belge ou de l’Eglise catholique.

La guerre d’octobre avait manifestement pour objectif la prise du pouvoir au Rwanda par la fraction rwandaise tutsie de l’armée ougandaise. Il conviendrait donc de s’interroger sur l’origine des moyens que l’Ouganda et le Front patriotique rwandais ont utilisés pour mener le Rwanda au pire désastre de son histoire.

Les récents événements et le changement intervenu au Congo confirment que la tragédie rwandaise a été le résultat des choix arrêtés par les puissances anglo-saxonnes et l’Ouganda d’accorder un appui injustifiable à la rébellion du Front patriotique rwandais qui voulait instaurer un pouvoir ethnofasciste. Cet appui a été le facteur le plus puissant de la bipolarisation ethnique. Une très forte ingérence externe s’est développée et a fait sombrer le pays dans un marasme sociopolitique sans précédent dans son histoire.

L’ingérence des Etats-Unis et de l’Ouganda a été décrite par M. Crawford : " Depuis la prise du pouvoir de la NRA " donc l’armée nationale ougandaise " en Ouganda en 1986, le Front patriotique rwandais a commencé à opérer ouvertement. La présence de Rwandais dans cette armée suscitait le ressentiment des Ougandais qui les considéraient comme des étrangers indûment privilégiés. En plus, des critiques concernant la taille de l’armée étaient formulées, dans le pays et en Occident, surtout après l’accroissement de l’insécurité dû aux mouvements de dissidents au nord. C’est lors du processus de démobilisation, financé par l’Occident, que les bataillons du Front patriotique rwandais furent créés.

" Les militaires rwandais avec leurs collègues ougandais étaient formés par les Britanniques sur la base militaire ougandaise de Jinja. Les Américains ont lancé la formation des leaders du Front patriotique qui occupaient également les postes de haute responsabilité dans l’armée ougandaise. Paul Kagamé fut formé à l’école militaire de l’armée américaine à Leavenworth au Kansas.

" Depuis 1989, les Etats-Unis ont soutenu les attaques perpétrées conjointement par le Front patriotique rwandais et l’Ouganda contre le Rwanda. Des télégrammes reçus par le département d’Etat font référence aux observations formulées par des experts militaires sur l’appui de l’Ouganda au Front patriotique rwandais. Le dossier relatif au département d’Etat, ne comportait pas moins de 61 rapports, en 1991. Entre 1989 et 1992, les Etats-Unis ont accordé à l’Ouganda un montant de 183 millions de dollars d’aide financière, soit le double de l’aide accordée au Rwanda. Parallèlement au renforcement des relations américano-ougandaises et anglo-ougandaise, on assistait à une escalade des hostilités entre l’Ouganda et le Rwanda. Entre 1990 et 1993, l’Ouganda a fermé ses frontières au passage des marchandises destinées au Rwanda en provenance du Kenya.

" En août 1990, le Front patriotique rwandais préparait déjà l’invasion en pleine connaissance de cause et avec le feu vert des services secrets britanniques. "

Cette aide financière apportée par les Etats-Unis ne pouvait servir qu’à financer l’effort de guerre de l’Ouganda en appui au Front patriotique rwandais. Une analyse faite au Washington Post par M. Harrad Marwitz qui montre que l’aide financière américaine à l’Ouganda sur la période en question est égale à toute l’aide qui lui avait été accordée au cours des vingt-sept années précédentes l’a confirmé. On y apprend, par ailleurs, qu’en 1989 lorsqu’il était clair que l’Ouganda et le Front patriotique rwandais menaient des attaques contre le Rwanda, un mémorandum interne à l’USAID déconseillait l’augmentation de l’aide militaire et de l’assistance économique à un pays qui finançait le renversement d’un pouvoir légal par des réfugiés.

Les crédits alloués à l’Ouganda par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale dans le cadre du programme d’ajustement structurel ont aussi constitué une voie de financement de la guerre. Les fonds des institutions de Bretton Woods lui ont fourni la possibilité d’importer du matériel de guerre au profit du FPR. L’octroi de ces fonds était subordonné à la réduction des dépenses militaires. Le Président Museveni s’en est donc fort habilement servi pour démobiliser ses sureffectifs qui étaient une source de problèmes politiques intérieurs. Il a détourné ces crédits pour financer indirectement l’effort de guerre du FPR.

Tout laisse à penser que, vis-à-vis des Français, certaines grandes puissances alliées au FPR trouvaient par ce biais une voie non compromettante pour l’aider efficacement à prendre le pouvoir. La politique d’ajustement structurel s’est révélée favorable à l’Ouganda et défavorable au Rwanda ; l’Ouganda devait réduire la taille de son armée alors que le Rwanda ne pouvait pas augmenter à son gré la taille de la sienne. Le Front patriotique rwandais se renforçait donc à peu de frais : le trop plein des éléments rwandais de la NRA passait au Front patriotique. Bien que le Rwanda ait lui aussi perçu des crédits internationaux, le montant de ceux-ci étaient de loin inférieurs à ceux perçus par l’Ouganda, ce que ne pouvaient pas ignorer les amis du FPR et de l’Ouganda.

Une analyse objective des facteurs qui ont conduit au génocide des Tutsis et au massacre massif des Hutus de 1994 ne peut pas passer sous silence le rôle particulièrement néfaste de l’aide financière indirecte des puissances anglo-saxonnes et des institutions de Bretton Woods apportée par l’intermédiaire de l’Ouganda à la rébellion du Front patriotique rwandais. Les administrations de ces pays et ces organisations n’ont pas mesuré les conséquences du fait d’imposer par les armes la domination d’une minorité armée là où existaient des demandes d’ouverture démocratique. Sans leur appui, le Front patriotique rwandais n’aurait pas pu financer la déstabilisation d’un pouvoir légal, reconnu comme tel par la communauté internationale, quelle que soit l’appréciation portée sur la manière de gouverner le pays.

L’analyse américaine a placé la crise rwandaise dans le contexte géopolitique de l’Afrique orientale et centrale caractérisé notamment par la menace de développement de l’intégrisme islamiste dont la tête de pont était le Sud-Soudan. Pour les Américains, il fallait soutenir l’Ouganda qui constituait la prochaine cible de cet intégrisme. Plus la crise durait, plus elle devenait complexe. A la dimension internationale de cette guerre est venue s’ajouter l’opposition interne au régime du Président Habyarimana qui cristallisait l’antagonisme régional entre le nord et le sud.

M. James Gasana a ensuite considéré que deux domaines devaient être distingués dans la nature des opérations militaires menées par la France au Rwanda : la coopération militaire et l’opération Noroît.

La coopération militaire française comprenait un volet gendarmerie, institué en 1975. La gendarmerie rwandaise a bénéficié de l’assistance française pour la formation de ses cadres. Elle était destinée aux jeunes officiers à l’issue de leur formation militaire. Ceux-ci apprenaient les techniques de maintien et de rétablissement de l’ordre, la police judiciaire, la recherche du renseignement judiciaire, la police technique, et le droit pénal. La France envoyait également des instructeurs à l’école de gendarmerie nationale de Ruhengeri pour la formation des sous-officiers aux fonctions d’officiers et d’agents de police judiciaire. La formation couvrait les domaines de la police judiciaire, le droit pénal, le maintien et le rétablissement de l’ordre public, la recherche du renseignement, la police routière etc.

En mai 1992, le Gouvernement rwandais a demandé à la coopération française de l’aider à rendre la gendarmerie encore plus performante en matière de maintien de l’ordre public, de lutte contre le terrorisme et de protection du processus de démocratisation, suite à l’intensification des attentats en février. Des experts français ont aidé à former aux techniques d’enquête les agents du centre de recherche criminelle et de documentation. Au cours de la même année, avec la multiplication des manifestations et des émeutes organisées par les partis politiques et des affrontements entre les organisations politiques de jeunesse, il a été demandé à la coopération française une aide pour former un bataillon mobile spécialisé dans le maintien et le rétablissement de l’ordre public.

La coopération française a permis à la gendarmerie d’améliorer ses performances pendant la période de grande tension politique et de guerre de 1991 à 1993. La gendarmerie s’est bien comportée au cours des manifestations et des émeutes grâce aux techniques apprises dans les programmes de formation, il ne lui a été fait aucun reproche pour ses actions. Elle a respecté les règles du droit dans les opérations de maintien de l’ordre public ainsi que les procédures formelles dans l’exécution des mandats délivrés par le ministère public.

Il a tenu à souligner que l’apport de la France à la gendarmerie avait beaucoup aidé le Rwanda dans le processus de démocratisation. Le Rwanda a ainsi pu disposer d’un corps professionnel de qualité qui a constitué un pilier important dans la gestion de la transition démocratique. Lors des émeutes de 1992 et 1993, il n’y a pas eu de répressions arbitraires ou violentes grâce à l’action de la France qui a également fourni les moyens appropriés pour gérer ces situations évitant ainsi des réactions maladroites dans des conditions de grande tension.

La France a été au premier rang de la coopération militaire avec le Rwanda. Toutefois, celles de la Belgique et de l’Allemagne n’étaient pas négligeables. Les Etats-Unis, dans une faible mesure, entretenaient aussi une coopération militaire.

La Belgique est restée aux côtés des Forces armées rwandaises pendant la guerre. En réalité les unités d’élite étaient formées par la Belgique au centre commando de Bigowe, jusqu’à la crise d’avril 1994. Les officiers suivaient des formations avancées en Belgique. L’hôpital militaire de Kanombe, un des meilleurs qu’ait compté le Rwanda, bénéficiait d’un appui technique et financier belge. Dans la défense du pays contre le Front patriotique, l’aide belge à cet hôpital a sans doute été aussi déterminante que l’aide française à l’artillerie. C’est en reconnaissance du rôle joué par la Belgique dans la défense du Rwanda que le Président Habyarimana a voulu qu’elle fournisse un contingent important de casques bleus au sein de la MINUAR.

Le Gouvernement a veillé à ce que la coopération avec la France ne soit pas un sujet de discorde entre les partis qui le composaient. L’opposition n’était pas unanimement favorable à une victoire militaire des forces armées rwandaises. Cela nécessitait de recenser des domaines de coopération militaire qui ne soient pas sujets à controverse. L’accent a été mis sur le perfectionnement des unités spécialisées de l’armée rwandaise, notamment des bataillons d’artillerie et de parachutistes pour renforcer les capacités de défense. La France s’est efforcée d’éviter que ses actions de coopération ne perturbent le processus de paix et elle a poussé le Président Habyarimana à négocier avec le Front patriotique.

Un officier français a été placé auprès de l’état-major de l’armée rwandaise en qualité de conseiller du Chef d’Etat-major. Il n’y a jamais eu de conseillers militaires, ni auprès du Ministre de la Défense, ni auprès du Président de la République, ni auprès du Premier Ministre.

Un détachement de coopérants militaires pour l’assistance à l’instruction, qui n’était pas une unité combattante, comprenait des instructeurs ayant pour mission de dispenser une formation destinée aux personnels des unités d’artillerie de campagne, aux pilotes de l’escadrille d’aviation -5 pilotes ont ainsi été formés, dont quatre brevetés- et à certains membres du bataillon de reconnaissance. Bien que les instructeurs aient la possibilité de suivre leurs élèves pour évaluer la formation et même leur prodiguer des conseils, il n’y a jamais eu d’ordre d’opération pour l’articulation des Forces armées rwandaises avec le DAMI.

Depuis l’entrée de l’opposition au Gouvernement, certains analystes de l’administration française sentaient qu’il ne serait pas facile de maintenir la relation antérieure et qu’une solution militaire du conflit n’avait pas de chance d’aboutir. Le conflit armé ayant divisé la classe politique rwandaise, la France s’enfonçait de plus en plus dans un guêpier. Elle déploya de vains efforts auprès de la Grande-Bretagne pour obtenir son concours auprès de Museveni qui estimait, comme les Etats-Unis, que le rôle de cordon de protection contre la poussée islamiste au Soudan de l’Ouganda était plus stratégique que la paix au Rwanda. La France a donc appuyé la voie négociée tout en sauvegardant une force gouvernementale politique et militaire. Néanmoins, elle sentait que le Gouvernement rwandais ne verrait pas le bien-fondé des négociations si le Front patriotique n’occupait pas une partie de territoire. Ce raisonnement avait déjà permis au Front patriotique, en mai 1992, de prendre une partie de la commune de Muvumba, les commandes d’armements passées à la France n’ayant pas été honorées à temps. En juin 1992, alors que les forces rwandaises venaient d’acquérir des obusiers français de 105 mm, la France leur en a refusé l’utilisation alors que les FAR étaient en mesure de reprendre le contrôle des hauteurs des communes de Kiyombe et Kivuye. La perte de ces hauteurs dont le FPR conservera le contrôle sera un des facteurs déterminants de la suite de la guerre. L’autorisation d’agir ne sera donnée que lorsque, après avoir décidé d’acheter des obusiers de 125 mm à l’Egypte, les instructeurs égyptiens arriveront à Kigali.

M. James Gasana a précisé que vers le milieu de l’année 1992, la NRA avait accru son ingérence dans la guerre et que le nombre des déplacés avait atteint 350 000. Un des objectifs de la coopération avec la France sera alors de contribuer à protéger les déplacés contre les bombardements du FPR et d’éviter que l’extension de la zone des combats n’augmente leur nombre. A la demande des autorités rwandaises, la France avait mis à la disposition de l’armée rwandaise des instructeurs pour améliorer la qualité de quelques bataillons. L’intervention française s’est limitée à cela et il n’a jamais été question de demander une intervention des troupes françaises dans la guerre, car d’une part les forces armées rwandaises étaient politiquement plurielles même si elles étaient supposées être non partisanes et une présence française au front aurait pu être dénoncée par l’opposition et aggraver la polarisation du Gouvernement, et d’autre part, une intervention étrangère directe n’était plus envisageable après l’ouverture des négociations de paix à Arusha.

Depuis 1992, les conditions de l’appui que la France apportait au Rwanda s’étaient fortement modifiées, rien ne pouvait être fait sans un consensus entre le Président et le Gouvernement de transition démocratique.

Il a déclaré qu’en ce qui concerne les matériels, la France n’avait jamais pris en charge financièrement les achats d’armes par le Rwanda, que ce soit en France ou auprès d’autres pays. Si dans les opérations d’achat effectuées en Egypte, le Crédit Lyonnais avait été impliqué dans les transactions, ce fut un choix du fournisseur égyptien qui voulait couvrir ses risques par une banque agréée par les deux parties et la Banque nationale du Rwanda. Cette couverture du risque aurait pu être le fait de toute autre banque dans laquelle la Banque nationale du Rwanda avait un compte. Ces garanties étaient exigées par tous les fournisseurs. Toutes les opérations financières relatives à l’acquisition d’armes étrangères transitaient par les organismes bancaires, depuis les cautions préalables aux livraisons jusqu’au règlement des soldes après livraisons. Il a précisé qu’à l’exception de la fourniture de certaines armes lourdes d’artillerie et d’aviation, de la vente de certaines munitions et de certains équipements spécialisés, comme le matériel de transmission, commandés auprès d’entreprises privées, la France n’avait pas figuré parmi les plus gros fournisseurs. Pour les armes légères, les prix français étaient supérieurs à ceux de la concurrence. De surcroît, les FAR n’utilisaient pas d’armes légères françaises. En outre, depuis avril 1992, le Gouvernement respectait la législation rwandaise en vigueur sur les marchés publics qui exigeait d’avoir au moins trois offres par lot de commandes.

Abordant l’opération Noroît, il a précisé qu’en octobre 1990, la France, comme la Belgique, avait envoyé au Rwanda deux compagnies de militaires pour assurer la protection des ressortissants français et étrangers et les intérêts de la France. Les Français occupaient l’aéroport pour mieux contrôler l’espace aérien rwandais, les Belges assurant le contrôle du transport routier entre l’aéroport et la ville de Kigali. Frustré par l’espace occupé par les Français dans les relations militaires avec le Rwanda et attaqué par son opposition, le Gouvernement belge a très vite retiré ses troupes, imposé au Rwanda un embargo sur les armes et même suspendu la livraison du matériel déjà commandé et payé.

En octobre 1990, les troupes françaises basées dans la capitale, ont effectué des missions à l’intérieur du pays pour regrouper à Kigali les étrangers qui quittaient le pays ou la zone des combats. A chaque reprise des hostilités, les troupes françaises effectuaient les mêmes opérations d’évacuation d’étrangers des zones situées au voisinage du front et de protection des infrastructures aéroportuaires.

Il a indiqué que, lors de chacune de ces opérations, la France avait toujours tenu informé le commandement du Front patriotique rwandais de la conduite des évacuations et de leur durée. Il était clair que ces opérations étaient couvertes par des déploiements de reconnaissance pour éviter le pire mais que, si ces reconnaissances s’en étaient parfois rapprochées, elles n’avaient jamais atteint la ligne de front.

Il a estimé que la présence des troupes belges et françaises au Rwanda, en 1990, dans le cadre d’une mission humanitaire, avait permis au pays de ne pas sombrer dans les affrontements interethniques. Abandonner le Rwanda à lui-même et à l’action combinée de l’armée ougandaise et du Front patriotique, n’aurait fait que contribuer à attiser la panique au sein de la population.

Il a estimé que les militaires français n’avaient jamais dépassé le cadre de leur mission de coopération avec un pays souverain. Le Gouvernement ne leur avait jamais demandé de participer aux combats ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu de situations où les risques d’affrontements avec le Front patriotique rwandais étaient grands, ni de circonstances dans lesquelles certaines gesticulations pouvaient donner une impression de belligérance à un observateur non avisé comme ce fut, par exemple, le cas lors des opérations d’évacuation des expatriés à Byumba et à Ruhengeri quand des militaires français, à la suite d’attaques des rebelles, ont failli se trouver encerclés. Pour éviter ce risque, les troupes de reconnaissance pouvaient s’approcher du front en cas de besoin et d’autres couvraient les convois. Il n’y a jamais eu, ni provocations, ni affrontements.

Le risque d’affrontement était si élevé, en février 1993, que les militaires français ont failli entrer dans les combats pour protéger Kigali. Le Front patriotique rwandais venait de violer le cessez-le-feu, tuant 40 000 personnes dans les préfectures de Byumba et de Ruhengeri, jetant ainsi sur la voie du déplacement intérieur près d’un million d’autres Rwandais. Le FPR menaçait d’assaillir Kigali et était parvenu à quelques kilomètres seulement de la capitale.

En conclusion, M. James Gasana a évoqué le rôle de la France dans les négociations de paix et dans le processus politique. Le rôle joué par la France au Rwanda après 1990 n’a pas toujours été à la hauteur de la complexité de la situation. Le soutien à la démocratisation n’a pas répondu aux attentes suscitées par le discours du Président Mitterrand à La Baule. Il n’y a pas eu de signes d’accompagnement du processus de changement politique tels que le renforcement de la société civile et l’appui aux partis politiques dans l’apprentissage de la démocratie. Après le départ de l’ambassadeur Martre, il n’y pas eu d’efforts visant à amener le Président Habyarimana à composer avec les partis d’opposition au sein du gouvernement multipartite ce qui a été interprété comme une caution politique de la France au Président Habyarimana et au parti MRND.

Alors que d’autres pays comme les Etats-Unis, la Belgique, la Tanzanie, formulaient des propositions pour faire progresser les négociations d’Arusha, la France semblait mener une politique de réaction et non d’initiative. C’est ainsi que d’aucuns ont eu, à tort, l’impression qu’elle mettait en avant les solutions militaires.

Enfin, il a souligné que la coopération militaire franco-rwandaise a été efficace, particulièrement pour la gendarmerie. Il a estimé que le rôle politique de la France n’avait pas été à la hauteur des attentes des acteurs politiques internes d’où les critiques parfois outrancières et dénuées de fondement dirigées contre sa présence militaire.

Evoquant des déclarations antérieures de M. James Gasana sur les accords d’Arusha, le Président Paul Quilès a souligné que l’analyse qu’il en faisait imputait leur échec au fait qu’ils consacraient la bipolarisation de l’armée et, par là même, accentuaient celle du pays. Il a souhaité savoir si une démilitarisation totale et définitive du pays sous l’égide de l’ONU aurait pu conduire à une paix durable.

 

M. James Gasana a estimé que la bipolarisation de l’armée prévue par les accords d’Arusha était l’un des facteurs d’échec de la mise en oeuvre de cet accord. La focalisation sur le rôle des forces armées, n’a pas permis d’approfondir les réflexions sur la réconciliation nationale ; les questions touchant à la réconciliation sociale n’ont pratiquement jamais été abordées, or celle-ci était impérative pour permettre la mise en oeuvre de l’accord.

La bipolarisation n’était que l’effet de la peur mutuelle entretenue par les deux communautés. Le rôle des armées a toujours été -au Rwanda comme au Burundi d’ailleurs- de protéger le groupe au pouvoir. La seule possibilité de rompre ce cercle vicieux de peur mutuelle et de recherches de solutions dans l’armée, aurait été de démilitariser le pays pour reconstruire la confiance mutuelle. Certes ce processus aurait pris beaucoup de temps mais il s’agissait de la seule solution pour les deux pays dans la mesure où l’armée y était considérée comme un instrument d’exercice du pouvoir.

 

M. Pierre Brana a demandé quels étaient les principaux pays fournisseurs d’armes au Rwanda, quelle place occupait la France parmi eux et si la France avait refusé de livrer des armes. Il s’est interrogé sur le regard porté par le Président Habyarimana sur le processus de démocratisation au Burundi depuis 1988 ; s’agissait-il d’un exemple et d’un encouragement pour le processus de démocratisation au Rwanda ou, au contraire, cette situation suscitait-elle un sentiment de refus ? Enfin il s’est inquiété d’une éventuelle utilisation par le Président rwandais de la solidarité francophone par rapport au monde anglo-saxon symbolisé par l’Ouganda et le FPR.

 

M. James Gasana a précisé que les principales sources d’approvisionnement en armes étaient l’Afrique du Sud, l’Egypte, la Chine et ultérieurement la Pologne, voire dans certains cas la Grèce, Israël et, bien sûr, pour des équipements spécialisés, la France. La France occupait certes une place assez importante parmi les fournisseurs, mais pour ce qui est de la valeur de l’armement, elle ne figurait ni en première, ni en seconde position, car la plupart des dépenses d’armement concernaient les armes légères qui n’étaient pas d’origine française. Les FAR disposaient de kalachnikovs, de R4 sud-africaines, d’armes belges. En revanche, la France a été le plus grand fournisseur pour l’équipement plus lourd d’artillerie, les FAR étant équipées dans ce domaine de matériels français. Par ailleurs, la France a fourni gratuitement des armes au Rwanda dans des situations particulières. Ce fut le cas lors d’attaques surprises du FPR, pour parer au plus pressé, en attendant que le Gouvernement rwandais mobilise ses procédures pour effectuer les commandes. En situation normale, la France n’a pas procuré d’armes gratuitement. Dans certains cas, elle a même freiné les commandes, y compris pour les armes dont elle était le seul fournisseur. Ainsi, au mois de mai 1992, alors que le FPR avançait et menaçait d’attaquer, le Rwanda a passé des commandes de bombes rendues indispensables par le contexte tactique que la France n’a pas honorées. Elle a laissé à dessein le FPR avancer et n’a fourni le matériel commandé que lorsque que le FPR occupait déjà une partie du territoire. En juin 1992, alors que le Front patriotique menaçait la préfecture de Byumba dans le nord du pays, la France n’a pas non plus livré les matériels commandés, permettant ainsi l’occupation de près de 5 % du territoire rwandais, ce qui a conduit à négocier avec les représentants français le passage de la ligne de stabilisation du front. La France utilisait les livraisons d’armement pour contraindre les parties concernées par le conflit à négocier.

Il a fait observer que le Président Habyarimana, comme tous les autres acteurs politiques au Rwanda, avait été encouragé par l’expérience de démocratisation conduite au Burundi. Il a confirmé, pour l’avoir lui-même entendu, y compris en présence de certaines délégations françaises, que le Président Habyarimana citait le processus burundais comme un exemple à suivre dans les négociations d’Arusha. Il jugeait que ces négociations devaient permettre de remettre la souveraineté au peuple en élaborant des modalités d’organisation d’élections afin que les représentants du peuple soient des élus et non des personnes convenues dans une formule arbitraire comme cela a d’ailleurs été le cas. Il a affirmé que le Burundi constituait aux yeux du Président Habyarimana, un bon exemple d’exercice de la démocratie et qu’il s’agissait de la meilleure solution pour le pays. Il en allait de même pour l’opposition à qui cette expérience burundaise avait prouvé que des élections justes permettaient de participer à l’exercice du pouvoir.

Sur le fait de savoir si le Président Habyarimana avait joué de la solidarité francophone, il a répondu que, dans la révolution que traversait le Rwanda et le contexte historique du moment, cela apparaissait parfaitement. De grandes solidarités s’étaient en effet alors tissées dans la communauté francophone. En revanche, il a estimé que le Président Habyarimana n’avait pas compris les intentions, ni les moyens du monde anglo-saxon, en dépit des efforts que certains groupes avaient consentis pour l’amener à s’allier à son homologue ougandais. Il a cité les contacts établis notamment par le groupe Prayer Breakfast pour l’inciter à entrer dans cette alliance anti-islamiste contre le Soudan à laquelle on avait pensé l’intégrer. S’il avait perçu l’importance qu’attachaient les Américains à cette action, la suite des événements aurait été différente. En effet, c’est lorsque les Américains ont jugé que le Président Habyarimana tardait à concrétiser cette alliance avec Museveni qu’ils ont dû arrêter leur choix et décider de renforcer la position du Président ougandais. Ayant lui-même appartenu au groupe international Prayer Breakfast et ayant suivi la négociation, il a considéré que les informations qu’il venait de livrer à la mission n’étaient pas contestables. Deux rencontres ont été organisées entre les Présidents Museveni et Habyarimana : une première à Arusha, à la fin du mois de janvier 1992 et une seconde, en décembre de la même année.

Revenant sur les cessions gratuites d’armes par la France, M. François Lamy s’est enquis des canaux suivis, des interlocuteurs contactés et des délais d’acheminement.

 

M. James Gasana a indiqué que ces livraisons concernaient surtout des armes destinées aux unités d’appui car les FAR s’efforçaient de détenir des stocks d’urgence pour l’armement léger. Les armes d’appui étaient utilisées avec l’autorisation de la France, lorsque les circonstances l’exigeaient. Ce contrôle s’effectuait à travers la gestion des stocks. Il convenait alors de convaincre les représentants de l’autorité française, attaché militaire et ambassadeur, que le Rwanda subissait une agression et que son armée ne pouvait réagir en raison de l’insuffisance de ses stocks. Il n’a pas pu préciser la provenance des livraisons mais a précisé qu’elles n’intervenaient pas toujours aussi rapidement que le contexte l’aurait exigé. Toutefois leur volume permettait à chaque fois de rétablir le niveau des stocks, ce qui maintenait en permanence un équilibre militaire entre les parties aux négociations.

Après avoir rappelé que les procédures de livraisons d’armes de la France au Rwanda faisaient normalement l’objet de dispositifs légaux très précis, M. Bernard Cazeneuve a souhaité savoir si les livraisons françaises correspondaient à des commandes antérieures en attente qui étaient débloquées en raison des situations de crise ou si les armes étaient livrées en dehors des commandes effectuées selon des procédures normales.

 

M. James Gasana a précisé que ces livraisons ne correspondaient pas à des commandes car le Gouvernement rwandais était alors engagé dans le processus de négociations d’Arusha et qu’il se trouvait de fait dans l’impossibilité de passer des commandes d’armement. Les demandes visaient à reconstituer les stocks de munitions pour permettre une fixation du front et le maintien d’un équilibre des forces.

 

M. Bernard Cazeneuve a souhaité compléter sa question en demandant si les armes, destinées à maintenir un stock en cas d’agression, étaient cédées à titre gratuit.

 

M. James Gasana a indiqué que les apports d’urgence aux unités d’appui n’étaient pas payés mais que les commandes concernant les équipements radio ou les munitions pour les mitrailleuses l’étaient puisqu’elles étaient passées aux fabricants, les procédures étant alors différentes.

 

M. Bernard Cazeneuve a précisé que dans ce dernier cas, les commandes de l’Etat rwandais faisaient l’objet d’autorisations dans le cadre de la procédure d’examen par la CIEEMG. Il a également indiqué que, notamment en 1992, alors que M. James Gasana était Ministre de la Défense, onze cessions gratuites étaient intervenues, à hauteur de 15 millions de francs, ce qui avait vraisemblablement permis de reconstituer les stocks sous contrôle conjoint.

 

M. James Gasana a répondu par l’affirmative en précisant que ces fournitures étaient consécutives à l’ouverture d’hostilités par le FPR, souvent d’ailleurs en violation de l’accord de cessez-le-feu.

 

M. Bernard Cazeneuve a souhaité avoir confirmation du fait que l’utilisation des armes fournies était soumise à un contrôle.

 

M. James Gasana a confirmé que leur utilisation était rigoureusement contrôlée et même souvent à outrance. Il arrivait que les autorités rwandaises ne comprennent pas pourquoi ce contrôle était imposé alors que les rebelles avançaient. Pour illustrer ces propos, il a rappelé que le 5 juin 1992, les FAR disposaient déjà d’une batterie de mortier 105 mm dont les utilisateurs n’étaient pas encore formés. A la même date, lors de négociations à Paris, le Gouvernement rwandais avait demandé à la France une aide à la formation des hommes et s’était vu opposer un refus. Alors que le FPR attaquait et que les combats se poursuivaient, la France avait maintenu sa position, conduisant le Rwanda à passer commande d’une batterie de mortier à l’Egypte. Ce n’est que lorsque la batterie égyptienne et ses instructeurs sont arrivés que la France a accepté de former l’unité rwandaise, y compris pour l’utilisation du matériel égyptien.

Revenant à la première question posée par le Président Paul Quilès, M. Bernard Cazeneuve s’est interrogé sur la cohérence du raisonnement de M. James Gasana qui face à la thèse de l’invasion étrangère appuyée, depuis l’Ouganda, par les Américains parvenait à la conclusion un peu singulière pour un Ministre de la Défense qu’il fallait démilitariser le pays, ce qui l’exposait à des risques considérables.

 

M. James Gasana a tout d’abord expliqué sa position en s’appuyant sur le fait que le Rwanda était un petit pays confronté à de difficiles problèmes internes et qu’il ne pouvait pas maintenir une armée pour se protéger de ses quatre voisins. Si l’on excepte la situation actuelle où le Zaïre a été attaqué par d’autres puissances, à travers le Rwanda, il a souligné qu’il ne lui apparaissait pas possible, sans mobiliser d’alliances exceptionnelles, que le Rwanda puisse sortir vainqueur d’un conflit avec ses voisins et a ajouté que, pour gérer une menace interne ou parer aux conséquences d’une menace externe, le Rwanda n’avait pas besoin d’une armée supérieure à quelques milliers d’hommes.

Il a par ailleurs indiqué que, jusqu’à l’agression d’un pays voisin en 1990, pendant les trente années qui ont suivi l’indépendance, le Rwanda n’avait jamais connu de problèmes extérieurs. Les difficultés auxquelles il s’était trouvé confronté jusque là étaient d’ordre interne et c’est pour y faire face que l’armée avait été formée. Il a estimé que pour régler les problèmes internes qui sont plutôt d’ordre social et politique, l’armée ne se justifiait pas mais qu’il suffisait de forces de police ou de gendarmerie.

Soulignant que M. James Gasana était Ministre de la Défense lors de la négociation des accords de coopération, M. Michel Voisin a souhaité connaître qui avait pris l’initiative du réexamen des accords et sur quoi portaient les modifications.

 

M. James Gasana a indiqué qu’il pensait que les accords antérieurs étant arrivés à échéance, il fallait absolument prévoir un avenant, d’autant plus que le contexte intérieur du pays avait beaucoup évolué. La situation imposait d’adapter la gendarmerie à un contexte de pluripartisme, alors qu’elle avait été bien formée grâce à l’appui français sous un système de parti unique dans lequel le pays ne connaissait pas d’émeutes, ni de manifestations politiques. Face à ce genre de situations, les moyens d’intervention, soit n’existaient pas, soit étaient inopérants faute de personnels formés pour les gérer. La gendarmerie devait donc travailler autrement, ce qui explique que l’accent a été mis sur une meilleure formation à la manipulation des outils juridiques, comme sur la collaboration avec une société pluripartite. Le terrorisme et les attentats à la bombe constituaient des éléments totalement nouveaux pour le pays. Or ce terrorisme s’est intensifié en 1992 et le Gouvernement n’était pas préparé à faire face à ce genre de situations et il a fallu solliciter l’aide de la France. Enfin, le Rwanda comptait déjà en mai et juin 1992, environ 350 000 habitants déplacés qu’il fallait protéger en renforçant les moyens de défense contre un envahisseur qui ne cessait d’avancer, d’où la nécessité de professionnaliser l’armée dans un contexte où il convenait de faire en sorte qu’elle ne soit pas présentée comme l’armée d’une seule faction politique. Le Gouvernement devait donc disposer d’une force armée bien formée et disciplinée et non plus augmenter à nouveau ses effectifs comme cela avait été fait en 1990 quand l’armée était passée de 5 000 hommes à plus de 25 000, au risque d’être confrontée à un manque d’encadrement des troupes. Il a donc été décidé de mettre un frein au recrutement, à l’augmentation des effectifs pour privilégier la formation, la professionnalisation de l’armée et également son adaptation au paysage politique. C’est dans se sens qu’ont été modifiés les accords tout en tenant compte des impératifs des négociations de l’accord de paix.

 

M. René Galy-Dejean a souhaité savoir si, pendant la durée des responsabilités ministérielles de M. James Gasana, les milices existaient déjà, s’il avait été conduit à quitter le Rwanda sous la pression de menaces et s’il se sentait encore menacé.

 

M. James Gasana a précisé qu’il avait préparé à l’intention de la mission d’information un document intitulé " La violence politique au Rwanda, 1991-1993 " qui constitue un témoignage sur le rôle des organisations des jeunesses des partis politiques. Il a estimé qu’il s’agissait du document qui offre l’analyse la plus approfondie de la situation des jeunesses politiques des partis et indiqué qu’il avait été élaboré en réponse aux accusations portées contre la France s’agissant de son éventuelle implication dans la formation des milices. Il a souligné qu’il ressortait, à la lecture de ce document, que la France n’était nulle part mentionnée dans le développement de ces organisations de jeunesse car elle n’avait jamais rien eu à voir avec elles. Il a déclaré que eux qui prétendaient le contraire étaient, soit mal informés, soit de mauvaise foi.

Il a estimé que parler de " milices " avant la fin de l’année 1993 constituait un abus de langage. Le terme de " milices " a été utilisé prématurément parce que les partis rivaux qui s’affrontaient à travers les organisations politiques de la jeunesse désignaient sous ce nom, pour se discréditer les uns les autres, l’organisation politique de la jeunesse adverse. Ces organisations ne répondaient nullement à la définition d’une milice qui suppose d’avoir un minimum de formation, d’équipement et d’organisation militaires ce qui n’était, selon lui, pas le cas des organisations politiques de jeunesse avant la fin de 1993. Des organisations politiques de grands partis -le MRND, le MDR, le PSD et également, au début, le parti libéral - s’affrontaient. Elles étaient utilisées pour des activités d’animation politique dans les meetings populaires mais aussi dans les manifestations et, par conséquent, lors des affrontements politiques entre partis, lors des émeutes. Il arrivait que certains de leurs membres formés au maniement des armes commettent des actes de banditisme armés mais à titre individuel et pas au nom d’une organisation politique. La gendarmerie a joué un rôle important pour empêcher les débordements de ces organisations de jeunesse puisqu’elle était parvenue à les contrôler dans les émeutes et les manifestations, surtout à partir du moment où un bataillon d’intervention spécialisé a été formé dans le cadre de la coopération avec la France pour ce genre de situations.

S’agissant de son départ du Rwanda, il a précisé que sa présence était considérée comme un problème pour l’une des milices les plus importantes, les Interahamwe, qui s’était vu, au début de l’année 1993, obligée comme les autres à se conformer aux règles de bonne conduite. A cette époque, plus d’une centaine de ses membres étaient en détention, attendant que la justice se prononce sur leur cas. Alors que des pressions s’exerçaient pour obtenir leur libération, il avait catégoriquement refusé que la gendarmerie consente à les relâcher avant que la justice ne statue sur leur sort . Il a estimé que cette milice était à l’origine des menaces dont il a été l’objet.

Il a ensuite considéré que le terme de milice pouvait être employé à partir de la fin de l’année 1993, car, avec l’assassinat du Président burundais, en octobre 1993, il s’est produit un retournement dans le paysage politique. Jusque là les organisations de jeunesse émanant des deux grands partis hutus en présence -MRND et MDR- s’affrontaient sur des lignes politiques et non ethniques. Elles ont alors conclu des alliances sur d’autres bases que des bases politiques, pensant qu’il y avait une menace régionale des groupes armés de l’ethnie tutsie. Il en est résulté une bipolarisation " ethnique " qui a fait disparaître les moyens d’autocontrôle interne et ces groupes ont pu s’armer devenant ainsi des milices à proprement parler.

 

M. Bernard Cazeneuve a souhaité connaître le sentiment de M. James Gasana sur l’éventuelle responsabilité d’une fraction des FAR, proche de la CDR dans l’attentat contre l’avion présidentiel. Il s’est demandé si cet attentat pouvait résulter des conflits très durs opposant les extrémistes hutus dans les toutes dernières semaines précédant l’attentat. Il a également souhaité obtenir quelques éléments d’information sur les relations entre MM. Sagatwa et Bagosora.

 

M. James Gasana a rappelé que l’attentat s’était produit après son départ du Rwanda, mais que, compte tenu de son importance, il avait effectué de nombreuses recherches sur le sujet. Il a déclaré que ses analyses et ses connaissances antérieures de la vie politique rwandaises le conduisaient à considérer que la thèse de la responsabilité des factions des FAR pro CDR, de la garde présidentielle, ou des extrémistes hutus, n’était pas crédible. Tout d’abord, les membres des FAR n’étaient pas formés à l’utilisation de missiles sol-air du type de celui qui a détruit l’avion et ensuite le Gouvernement rwandais n’avait jamais envisagé d’acquérir des armements antiaériens puisque le FPR ne possédait pas d’aviation.

 

M. Bernard Cazeneuve a fait remarquer que ce type de missile était en dotation dans l’armée ougandaise et que, compte tenu du fait que l’Ouganda fournissait des armes au FPR, celles-ci auraient pu être récupérées par les FAR à l’occasion d’une débâcle sur le théâtre d’opération militaire.

 

M. James Gasana a convenu de la possibilité de cette récupération mais a souligné qu’il eût fallu, pour utiliser de telles armes, avoir recours à des personnels formés et qualifiés. Or il s’est déclaré en mesure d’affirmer qu’aussi longtemps qu’il avait exercé ses fonctions, aucun militaire des FAR n’avait été formé à la manipulation des missiles antiaériens. Le pays étant petit un tel entraînement n’aurait pu être pratiqué sans que cela se sache. Par ailleurs, les FAR ont collecté les restes des missiles utilisés contre l’aviation rwandaise mais n’ont pas trouvé de missiles non utilisés. En octobre, lorsque la guerre a éclaté, le Front patriotique a abattu pendant la première semaine un avion de reconnaissance rwandais et, durant le même mois, un hélicoptère avec des missiles SAM 7 dont les restes ont été collectés et ont d’ailleurs été montrés à la presse.

 

M. Bernard Cazeneuve a précisé qu’il se plaçait dans l’hypothèse où une partie des FAR, ralliée à l’extrémisme hutu aurait commis l’attentat. L’attitude du Colonel Bagosora au lendemain de cet attentat conduisait à se poser la question de savoir si la récupération des missiles et la formation de miliciens pour les utiliser auraient pu se faire sans que le Ministre de la Défense en exercice en soit tenu informé. Il a souhaité savoir si, en sa qualité de Ministre de la Défense, M. James Gasana pouvait avoir la certitude qu’un certain nombre de membres de l’armée ralliés à l’extrémisme n’auraient pas pu agir à son insu.

 

M. James Gasana a assuré qu’aussi longtemps qu’il avait été en fonction, tout ce qui était contrôlable dans les unités et dans les services était contrôlé. C’est d’ailleurs ce contrôle qui avait été à l’origine de ses difficultés puisqu’il était si étroit que même le Colonel Bagosora y était soumis. Il a affirmé connaître parfaitement les compétences et les moyens dont les FAR disposaient, dans la mesure où il visitait les unités et que l’armée disposait de services de renseignements internes permettant de suivre étroitement tout ce qui s’y passait, y compris des mouvements plus imperceptibles que ce genre de manipulations d’armes.

Par ailleurs, il lui est apparu peu vraisemblable d’envisager que des conflits ayant pour source des désaccords stratégiques puissent conduire des gens à s’éliminer sans avoir construit de perspective pour une action ultérieure. Il ne peut être question de vouloir assassiner un président sans en prévoir le remplacement. Si ce remplacement avait été prévu, les commanditaires de l’attentat, auraient dit le soir même : " Le président a été assassiné ; on met un tel ou un tel en place ". Or, la succession des événements a permis de constater que personne n’était prêt à saisir le pouvoir ; ce qui écarte l’hypothèse selon laquelle une faction aurait agi de façon criminelle pour s’emparer du pouvoir. En outre, d’autres éléments, que ce soit avant ou après le 6 avril, montrent que ce sont plutôt d’autres formations politicomilitaires qui sont à l’origine de l’attentat. Deux jours avant sa tenue, la conférence au sommet de Dar Es-Salam n’était pas connue du Colonel Bagosora. Il faudrait creuser un peu pour savoir qui l’a convoquée. Une délégation américaine a entrepris un périple dans la région pour inviter les chefs d’Etat à s’y rendre. Ses membres devraient savoir qui a ou non gardé le secret avec les chefs d’Etat contactés jusqu’à la tenue de la réunion.

Il a estimé que le groupe hutu extrémiste du Colonel Bagosora ne devait pas avoir eu le temps matériel de s’organiser, d’autant plus qu’il ne connaissait ni l’ordre du jour du sommet de Dar Es-Salam, ni le moment du retour du Président Habyarimana. Tout le monde sait par contre que les troupes du FPR avaient fait mouvement le lendemain de l’attentat, ce qui écarte, selon lui, l’hypothèse tendant à accuser les milices ou des groupes militaires pro CDR.

A M. Jacques Myard qui souhaitait savoir si les allégations selon lesquelles des listes de personnes à supprimer avaient été préalablement établies semblaient plausibles, M. James Gasana a indiqué que le fait que les massacres aient été systématiques et rapides n’avait pas surpris les populations car, depuis la fin de l’année 1993, la situation de tension était bien connue, y compris de la communauté internationale. Il s’est rappelé qu’un document publié par quelques hauts officiers de l’armée rwandaise avait circulé et avait été envoyé à la MINUAR. Il y était précisé que la situation était très explosive et que des opérations d’élimination se préparaient. Il semblerait donc que les représentations diplomatiques, même si elles ont feint d’être surprises ne l’aient pas été réellement.

Il a souligné qu’à partir de 1991, certaines listes circulaient. Elles comprenaient une vingtaine de personnes, dont des militaires. Il s’agissait surtout de listes établies par un parti contre le parti rival dans le cadre de luttes politiques entre les factions sans qu’elles aient eu de caractère ethnique systématique. Il lui a d’ailleurs été dit qu’en 1994, le Front patriotique, à l’instar des autres groupes, disposait ses propres listes de localisation des personnes. Il semblerait donc que ces listes aient d’abord été établies dans le cadre de la lutte entre les factions politiques et qu’elles aient visé initialement de hautes personnalités politiques, indépendamment des ethnies.

 

M. François Lamy a demandé à M. James Gasana ce qui pouvait lui donner à penser que la France menait une politique de réaction face aux accords d’Arusha et donnait l’impression de favoriser le Président Habyarimana et si celui-ci souhaitait véritablement la réussite des accords d’Arusha.

 

M. Bernard Cazeneuve a souhaité savoir si l’armée française avait conduit des opérations à caractère secret en pénétrant sur le territoire ougandais depuis le Rwanda et s’il était possible que de telles opérations aient eu lieu sans que les autorités militaires rwandaises en aient été informées.

 

M. James Gasana a précisé qu’il n’avait pas voulu dire que la France avait appuyé des groupes extrémistes dans le processus d’Arusha, mais qu’ayant participé aux négociations, il avait pu noter une certaine inactivité, une certaine absence d’initiative chez le représentant français au cours des négociations. En comparaison de l’activité déployée par les autres observateurs sa présence ne se traduisait pas par des apports particuliers dans les discussions. Il n’y avait aucun rapport entre le niveau de la présence française au Rwanda -qu’elle soit militaire ou autre- et le niveau de la présence française à Arusha. Il y avait là un décalage qu’il a jugé inquiétant.

Ayant connu deux ambassadeurs au Rwanda -l’Ambassadeur Georges Martre et son successeur- il a estimé que, même si des initiatives spectaculaires n’étaient pas forcément prises, M. Georges Martre était au moins à l’écoute des différents acteurs politiques rwandais. Quel que soit le parti auquel ils appartenaient, les personnalités politiques rwandaises l’abordaient car il discutait, écoutait et réagissait, souvent à la plus grande satisfaction de tous. Après son départ, ses interlocuteurs n’ont pas retrouvé la même qualité d’écoute auprès de son successeur.

 

M. François Lamy a souhaité que soit mieux précisé le rôle de la France, son ambassadeur n’écoutait-il plus personne ou écoutait-il plutôt une voix officielle ?

 

M. James Gasana a indiqué que les autres acteurs politiques avec qui il s’était entretenu avaient eu l’impression que la France avait choisi d’écouter davantage la tendance MRND que les autres, impression donnée par la différence de comportement entre l’attitude de l’ambassadeur Martre et celle de son successeur.

Il a considéré que le Président Habyarimana voulait la réussite des accords, puisqu’il ne l’a pas vu freiner leur mise en oeuvre, au contraire. Il a pu noter son inquiétude devant le fait que sa demande de remettre la souveraineté au peuple n’ait pas été prise en compte. Le Président déplorait le partage du gâteau, le partage du pouvoir politique rwandais qui confiait tel nombre de postes à tel parti et tel nombre de postes à tel autre. Si l’on considère la suite des événements, il ne peut pas lui être fait grief d’avoir mis l’accent sur la remise de la souveraineté au peuple et d’avoir privilégié l’organisation de processus électoraux plutôt que les compromis avec les partis politiques.

S’agissant d’éventuelles opérations secrètes françaises en Ouganda, il a estimé que les informations qui en faisaient état émanaient de personnes de mauvaise foi. L’opinion a probablement confondu ces prétendues intrusions avec les opérations conduites par une mission française en Ouganda et convenues entre l’Ouganda, le Rwanda et la France, pour vérifier si la base des attaques du FPR se situait en Ouganda. Cette mission baptisée MOF -Mission d’observateurs français- s’est rendue en Ouganda mais il s’agissait d’une mission connue, qui a remis un rapport non seulement à la France mais aussi au Rwanda et à l’Ouganda, conformément aux décisions convenues à Paris entre le Front patriotique, l’Ouganda et le Gouvernement rwandais.

 

Audition de MM. Michel ROY, Directeur de l’action internationale au Secours catholique, et Régis DU VIGNAUX, Chef de service adjoint au " service urgences " du Secours catholique

(séance du 16 juin 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Michel Roy, directeur de l’action internationale au Secours catholique, et M. Régis du Vignaux, chef de service adjoint au service urgences de cette même association.

Il a rappelé que le Secours catholique est un membre de l’organisation Caritas qui a été très présente sur le terrain pendant la crise rwandaise, en particulier dès le début des massacres en 1994.

 

M. Michel Roy a précisé en introduction que M. Régis du Vignaux et lui-même n’étaient pas des spécialistes du Rwanda, ni de la politique française en Afrique, mais qu’ils intervenaient en tant que responsables du Secours catholique. Il a précisé qu’ils n’avaient pas été témoins directs de ce qui s’était passé, mais qu’ils avaient recueilli de nombreux témoignages de leurs partenaires locaux.

M. Michel Roy a indiqué que le Secours catholique intervenait à la demande de la conférence épiscopale, approchée pour cette audition, mais que les propos tenus n’engageraient pas l’Eglise de France ni, à plus forte raison, l’Eglise du Rwanda. Il a relevé toutefois que tous leurs propos seraient imprégnés d’une approche ecclésiale qui est celle du Secours catholique dans toutes ses actions.

M. Michel Roy a signalé qu’il avait lui-même vécu trois ans au Burundi, en milieu rural, dans l’Est du pays à la fin des années 70 et que cette expérience personnelle lui avait permis d’entrer en relation avec des réfugiés rwandais puisque l’un de leurs principaux camps se trouvait dans cette zone. Il a mentionné qu’il avait eu l’occasion, en tant qu’enseignant de travailler avec des enseignants réfugiés rwandais.

Il a fait valoir que les relations entre le Secours catholique et les autorités françaises avaient été limitées aux contacts avec la cellule d’urgence et qu’elles avaient toujours été empreintes de confiance.

 

M. Régis du Vignaux a précisé que le Secours catholique était membre du réseau Caritas Internationalis qui regroupe 146 membres dans le monde, ce qui lui permet d’être représenté dans à peu près tous les pays où il existe une Eglise catholique.

Les partenaires locaux du Secours catholique sont constitués par les membres de ce réseau, c’est-à-dire pour la zone des Grands Lacs, par les Caritas du Rwanda, du Burundi, de Tanzanie et des trois diocèses du Kivu concernés par la crise du Rwanda, à savoir ceux de Goma, Bukavu et Uvira.

L’engagement du Secours catholique, c’est-à-dire de Caritas France, au Rwanda est bien antérieur à 1994 et a consisté à conduire des actions de développement avec Caritas Rwanda.

A partir du déclenchement du conflit rwandais en 1990, l’action de Caritas France a bien évidemment tenu compte des actions de guerre et de leurs conséquences ; une aide a été accordée aux déplacés du Nord qui refluaient vers Kigali et dans les environs. Il en a été de même pour les réfugiés burundais de 1993, amassés dans la région de Butare, dans le sud. Caritas France a par ailleurs encouragé des activités de développement classiques : soutien de femmes séropositives, prise en charge des orphelins du sida à Kigali et Nyundo, amélioration de l’élevage. Ces actions s’inscrivaient dans le cadre habituel de ses actions de développement.

A partir du déclenchement des massacres de 1994, l’action de Caritas France s’est davantage orientée vers les actions d’urgence. D’avril à septembre, le génocide et la guerre civile ont jeté sur les routes du Rwanda un habitant sur trois. La situation alimentaire de ces populations a revêtu un caractère d’extrême gravité et Caritas France a contribué, au sein du réseau, à soulager la situation des déplacés dans le sud du pays, le centre-sud et le sud-ouest, en organisant un approvisionnement à partir de Bujumbura au Burundi.

A la fin de 1994, après la normalisation de la situation, Caritas France a contribué à réorganiser le réseau intérieur Caritas au Rwanda dont une proportion du personnel que l’on peut estimer entre un tiers et la moitié avait disparu, qu’ils aient été tués ou qu’ils se soient enfuis à l’étranger.

Après cette réorganisation, dans les années 1995 et 1996, Caritas France a été amenée à appuyer deux types d’actions. L’une, interne au Rwanda, était la réhabilitation et la remise à niveau de nos partenaires autant qu’il était possible de le faire à cette époque. L’autre, externe au Rwanda, était l’aide aux réfugiés, un million et demi, qui étaient regroupés essentiellement au Kivu et en Tanzanie.

Les Caritas européennes s’étaient partagé la tâche et Caritas France travaillait essentiellement avec les Caritas du Kivu du centre et du nord, c’est-à-dire Bukavu et Goma, tandis que Caritas Allemagne, par exemple, était plutôt à Uvira.

L’offensive d’octobre à décembre 1996 qui a conduit à vider les camps de réfugiés du Kivu puis de Tanzanie et à provoquer le retour d’environ un million de réfugiés vers le Rwanda a été accompagnée d’un soutien immédiat, mais l’idée et la politique de Caritas a toujours été, d’aider les réfugiés, une fois rentrés " sur leurs collines ", comme l’on dit dans le pays, à se réinsérer dans la vie sociale.

Un immense travail de reconstruction a été commencé, qui se poursuit aujourd’hui car il est loin d’être fini. Il concerne le rétablissement dans une vie décente de familles qui ont été profondément choquées : rescapés des massacres, souvent des femmes et des enfants seuls qui ont perdu l’essentiel de leurs familles, réfugiés qui sont rentrés et ont perdu tous leurs biens. Le problème principal consiste à leur redonner un logement, et avoir les moyens d’y vivre. C’est le but de l’essentiel des programmes de réhabilitation que Caritas France développe actuellement.

Entre décembre 1996 et mars 1997, le réseau Caritas a essayé cependant de suivre dans leur périple les réfugiés qui avaient choisi de fuir vers l’ouest et qui se sont perdus dans les forêts du Kivu avec les conséquences que l’on sait. Les résultats de ces efforts ont été peu probants.

Fin 1997, après que le problème des réfugiés eut été résolu pour l’essentiel, Caritas France s’est recentrée sur le Rwanda et sa réhabilitation. Chacune des Caritas européennes a accepté d’accompagner plus particulièrement un diocèse du Rwanda. Sur demande de Caritas Rwanda, Caritas France s’est retrouvée en partenariat avec deux diocèses du sud-ouest du pays, à savoir Cyangugu et Gikongoro. Il s’agissait de les accompagner dans le travail de réhabilitation, de reconstruction et de remise en service de tout le système social qui existait avant les événements.

Il a fallu réhabiliter les structures, à savoir le système de santé et une partie du système scolaire, tout au moins la part qui dépendait de l’Eglise et qui était importante dans ce pays. Cela s’est fait progressivement de 1995 à 1997. A l’heure actuelle, le système de santé dépendant de l’Eglise est pratiquement réhabilité. La difficulté est de lui donner une pérennité. Le défi majeur actuel est de pouvoir le faire vivre dans les années qui viennent en lui permettant de retrouver une part de l’autonomie qu’il avait avant la guerre.

Caritas France a envoyé dans le sud-ouest ainsi que dans le nord du Rwanda du côté de Nyundu quelques personnels en renfort des partenaires locaux, sans jamais se substituer à eux, pour remettre en service des systèmes de santé. Elle a également contribué à aider en personnels les équipes internationales établies à l’extérieur du Rwanda dans des camps de réfugiés du Kivu. L’effort financier nécessaire pour soutenir tout cela a représenté pour le Secours catholique, au cours de ces quatre années de 1994 à 1998, un engagement de l’ordre de 65 millions de francs français, ce qui, pour le budget de ce type d’association, est considérable. Les deux tiers de ces 65 millions de francs provenaient des fonds propres, c’est-à-dire de la quête dans le public. Durant les quatre dernières années, les pays des Grands Lacs africains, et tout particulièrement le Rwanda, ont été les pays les plus aidés dans le monde par le Secours catholique.

Le Secours catholique continue d’être engagé auprès de partenaires locaux au Rwanda. Il n’a pas d’autre choix que de continuer à les aider, il ne peut se retirer et il continue à travailler au Rwanda, au Burundi, en République démocratique du Congo et en Tanzanie.

L’objectif du Secours catholique au Rwanda est bien sûr la réhabilitation socio-économique mais également ce que l’on n’ose pas encore appeler la réconciliation, mais tout au moins la cohabitation et le rapprochement des ethnies.

Une autre priorité pour le Secours catholique est le Burundi où la situation est peut-être encore plus critique qu’au Rwanda et plus difficile à traiter parce que l’on est en situation de guerre civile ouverte et qu’il y a, parallèlement à cette situation, une situation d’urgence à traiter, qui n’existe plus au Rwanda et qui est liée à des déplacements de population nombreuse.

Le Secours catholique continue à s’occuper de l’appui aux réfugiés dans les pays voisins, principalement les réfugiés burundais en Tanzanie qui sont aujourd’hui les plus nombreux.

M. Régis du Vignaux s’est interrogé sur la pérennité des résultats obtenus grâce à leurs efforts. Il a estimé qu’elle dépendra essentiellement d’une part de la transformation intérieure, personnelle, des esprits et qu’à ce titre l’Eglise du Rwanda avait une part de responsabilité essentielle, d’autre part, de l’émergence d’une solution politique à long terme. M. Régis du Vignaux a souligné que l’action humanitaire n’aboutit par elle-même à aucune solution car celle-ci ne peut être que politique.

Il s’est ensuite efforcé de faire la balance entre les aspects positifs et négatifs de l’attitude des Eglises. Il a estimé que la responsabilité des Eglises anciennes était évidente car elles n’ont pas cherché à susciter un consensus interethnique durant toute la période allant de 1960 à 1990. Certains personnels des églises ont été responsables d’excès, dans leur parole à l’évidence, dans leurs actes parfois.

Il a toutefois indiqué qu’il avait reçu de nombreux témoignages selon lesquels certains membres de l’Eglise du Rwanda ont contribué à protéger des victimes en 1994.

Un autre signe encourageant est l’engagement de nombreuses personnes dans une " pastorale ", comme l’on dit en termes d’Eglise, c’est-à-dire dans une démarche fondée sur la reconnaissance des responsabilités individuelles et devant déboucher sur un rapprochement avec autrui. Des résultats existent, même s’ils demeurent discrets.

 

M. Michel Roy a souligné l’importance de l’influence de la crise du Burundi en octobre 1993 sur le comportement des forces armées rwandaises et de ceux qui les dirigeaient.

En juin 1993, M. Ndadaye est élu président du Burundi. En octobre, a lieu un coup d’Etat militaire au cours duquel le Président est assassiné. Suite à ces événements, de nombreux Tutsis sont massacrés par les Hutus. Il semblerait que l’hypothèse de l’assassinat du président ait été envisagée par les dirigeants hutus, ainsi que le type de réactions à organiser immédiatement si cela se produisait, c’est-à-dire le massacre des Tutsis. L’armée burundaise, tutsie à 100 %, a ensuite déclenché une répression féroce jusqu’en décembre 1993.

M. Michel Roy a estimé que la façon dont les accords d’Arusha ont commencé à être mis en oeuvre a également contribué à créer une zizanie institutionnelle entre les partis qui ont dû partager le pouvoir, ce qui a permis aux plus extrémistes de préparer la suite.

Il a lu à la mission des extraits d’un rapport d’un de ses collègues qui était présent au Rwanda en avril 1993 : " Si les racines du mal demeurent bien le conflit Tutsi-Hutu, il ne faudrait pas s’arrêter là parce que cela arrange pas mal de gens. Il y a, en effet, un conflit président-premier ministre et des luttes intestines au sein du gouvernement composé à partir des cinq partis politiques, la plupart en opposition avec le président et, pour certains, en cheville avec le FPR.

" Il y a un fossé nord-sud qui se creuse au sein même des Hutus. D’ailleurs, de nombreux Hutus menacés ou déçus rejoignent les rangs du FPR, qui est désormais doté d’une armée particulièrement disparate.

" Enfin, il y a le clivage riche-pauvre qui s’est fortement renforcé ces dernières années. La misère paysanne chasse les jeunes dans la capitale. Des hordes de milliers d’enfants envahissent chaque matin Kigali gonflant le petit peuple des enfants de la rue encore inconnu il y a cinq ans. Ils resteront.

" Que nous réserve le lendemain ? L’horizon est menaçant.

" Le vrai coupable apparaît bien être ces hommes au pouvoir, indifférents aux intérêts de la nation et aux détresses des populations. Ces gens n’ont plus guère de légitimité. L’explosion pourrait-elle, dans ce contexte, être évitée sans une intervention extérieure neutre au nom de la justice et de la protection humanitaire ? L’ONU semble l’unique recours. "

M. Michel Roy a esquissé une première approche de la manière dont les relations entre Tutsis et Hutus se reflétaient dans les mentalités. Il a opposé le complexe de supériorité des Tutsis, minoritaires partout dans la région, au complexe d’infériorité des Hutus, alors que ces derniers sont majoritaires. Il a souligné combien il était difficile de pénétrer leur mode de pensée parce que le Kirundi et le Kinyarwanda sont des langues dans lesquelles on s’exprime beaucoup par allusion, jamais directement. Les choses ne sont jamais dites clairement, en face.

Il a considéré que ce complexe d’infériorité ressenti par les Hutus, largement manipulé par les extrémistes, est une des explications de leur volonté d’exterminer le peuple tutsi.

M. Michel Roy a distingué quatre types de comportements chez les responsables chrétiens rwandais au cours des massacres de 1994.

Premièrement, une minorité s’est opposée à ces massacres, assumant le risque de mort. Cette minorité a le plus souvent été elle-même massacrée et il existe des témoignages de ces actes de bravoure.

Deuxièmement, la majorité des responsables de l’Eglise du Rwanda était opposée aux massacres mais sans vouloir s’engager réellement, de peur des représailles.

Troisièmement, certains religieux et religieuses, voire certains évêques, se sont rendus complices des génocidaires par leur attitude ou leur parole.

Quatrièmement, certains, une dizaine peut-être, ont participé activement aux massacres.

M. Michel Roy a estimé que, de 1990 à 1993, des interventions françaises utiles ont servi à protéger des vies et qu’il en fut de même pour l’intervention Turquoise, même si elle a été trop tardive.

Il a comparé l’impuissance de l’ONU avant et pendant les événements à de la non-assistance à population en danger. Il a rappelé qu’en 1993, M. Gonzague de Roquefeuil écrivait : " Il y aurait bien une solution de sagesse, la présence d’une force d’interposition de l’ONU d’au moins 1500 soldats sur la frontière ougando-rwandaise. Elle assurerait le déminage - c’est une zone minée - et le retour des masses de paysans chez eux, garantissant la sécurité. Le gouvernement français est favorable à cette solution car elle est neutre; surtout, elle n’est composée ni de Français, ni d’Anglais, ni de Belges.

" Malheureusement, les Etats-Unis et certains pays s’y opposent, lui préférant une force africaine, ainsi que les Anglais du fait de leur passé colonial. Les forces du groupe observateur militaire neutre de l’OUA, hélas, n’ont pas la même confiance des populations que celles de l’ONU. "

Il a jugé que la non-intervention à Goma et Bukavu, en novembre 1996, s’assimilait à un manque de courage justifié par un manque de moyens. Le Secours catholique avait demandé cette intervention mais il lui a été répondu qu’elle était impossible et que l’action de la France était paralysée.

M. Michel Roy a souligné qu’au Rwanda, comme ailleurs, les interventions militaires qui n’ont un objectif qu’humanitaire ne permettent pas de résoudre les crises dont la nature est politique et dont les solutions le sont aussi.

 

Le Président Paul Quilès a demandé des précisions sur l’appréciation portée par le Secours catholique sur la nature des objectifs de l’opération Turquoise. Il a souhaité également connaître le point de vue de MM. Michel Roy et Régis Du Vignaux sur la décision de créer une zone humanitaire sûre dans la mesure où cette initiative a été critiqué au motif qu’elle représentait un facteur de risque supplémentaire en concentrant encore davantage les populations.

Il a souhaité savoir pourquoi l’Eglise catholique, dont l’influence était si forte, n’a pas su jouer un rôle plus décisif d’apaisement et de médiation.

 

M. Régis du Vignaux a déclaré qu’il ne pouvait juger l’opération Turquoise sur ses objectifs, qu’il ignorait, mais sur ses résultats. D’un côté, elle a permis à certains Tutsis, même si leur nombre est limité, d’échapper aux massacres. Cette attitude de protection à l’égard des Tutsis a entraîné une modification très révélatrice de l’attitude des populations hutues à l’égard des Français car elles avaient cru au départ à un soutien militaire de la France face au FPR. La déception a succédé à l’enthousiasme.

Mais cette intervention n’a pas permis de dégager de solution politique. Elle a tout au plus permis de fixer temporairement des populations importantes dans le sud-ouest qui se sont ensuite déversées dans la région du Kivu, lors du retrait des troupes françaises, avec les conséquences que l’on connaît.

Le résultat est donc mitigé : Turquoise était appropriée si son but était de sauver quelques vies humaines ; elle a échoué si elle voulait, mais cela n’avait pas été affiché, promouvoir une solution politique.

 

M. Michel Roy a regretté que l’Eglise n’ait pas adopté une position plus ferme avant les événements de 1994. Le 11 mars 1994, une lettre des évêques de la conférence épiscopale du Rwanda a dénoncé fermement les fauteurs de troubles. Elle visait tout autant les soldats du FPR, les miliciens que les forces armées rwandaises. Elle condamnait les tueries et les pillages perpétrés sous l’uniforme militaire ainsi que l’escalade vers la guerre civile et demandait aux autorités politiques de prendre leurs responsabilités.

Force est de reconnaître qu’il n’y a pas eu d’engagement suffisant de l’Eglise rwandaise pour essayer d’interrompre ou simplement d’empêcher les massacres. Avant le 6 avril, l’Eglise s’est contentée de déclarations, et uniquement de déclarations, et on sait bien que l’archevêque de Kigali était membre du parti unique du Président Habyarimana.

 

M. Régis du Vignaux a estimé qu’il fallait considérer l’Eglise catholique rwandaise comme une part du peuple rwandais. Clercs, prêtres et religieux subissaient le poids culturel de leur ethnie.

Ils ont réagi proportionnellement de manière plus favorable que le peuple chrétien lui-même, mais il a existé parmi eux les quatre types de comportement évoqués tout à l’heure.

Aujourd’hui encore, les quelque cent cinquante prêtres qui ont survécu, soit 50 % du nombre initial, sont divisés entre Hutus et Tutsis, comme l’est le peuple rwandais. Ils ne trouvent pas de paroles fortes à dire.

Leur souci aujourd’hui est de dépasser le clivage ethnique, mais ils constatent eux-mêmes, et ils le disent, que cela leur est encore très difficile. Ils pensent y arriver et ils y travaillent. Le plus souvent, le comportement d’un prêtre ne permet pas de distinguer s’il appartient à l’une ou l’autre ethnie, et c’est rassurant.

 

M. Pierre Brana a jugé que l’appartenance culturelle à une ethnie ne pouvait justifier la transgression du commandement " Tu ne tueras point ". Le fait que ce génocide se soit déroulé dans un pays réputé profondément christianisé est un échec épouvantable pour l’Eglise du Rwanda.

Il a demandé si la notion de classe sociale, qui recoupait en partie celle d’ethnie, a joué également un rôle. Il a questionné M. Michel Roy sur son expérience au Burundi pour savoir s’il avait le sentiment que la solidarité entre ethnie, tutsie ou hutue, l’emportait toujours sur la solidarité nationale, burundaise ou rwandaise.

 

M. Régis du Vignaux a contesté que le peuple rwandais fût profondément chrétien comme l’a prouvé son comportement qui doit être interprété comme une démonstration par l’absurde. Il a insisté sur le fait que seule une petite minorité hutue du clergé s’était comportée de manière abominable, quelques unités, même pas des dizaines. Il faut voir dans ce comportement moins l’expression d’une contradiction interne que la permanence de la nature humaine chez les religieux.

Il a fait observer qu’il est difficile de parler d’un véritable recoupement entre ethnie et classe sociale. Certes, l’ethnie tutsie était traditionnellement l’ethnie des élites, celle qui était la mieux éduquée, mais on ne peut pour autant l’assimiler à une classe sociale. Il existe de nombreux Tutsis qui vivent sur les collines à côté de leurs voisins hutus, dans le même état de pauvreté. Ils ne s’en distinguent en rien, même pas par la langue, si ce n’est par l’ethnie. Une assimilation entre ethnie et classe sociale est donc à la fois réductrice et simplificatrice.

 

M. Jacques Myard s’est interrogé sur l’existence de critères de différenciation ethnique qui ne seraient ni raciaux, ni linguistiques, ni religieux, mais qui seraient néanmoins admis par tous.

 

M. Michel Roy a répondu qu’est tutsie une personne dont le père est tutsi. La différenciation est liée à la filiation. Parfois, elle se voit parce que le type physique est différent, mais pas toujours. On a conscience d’une différence, on sait que l’on est différent.

M. Michel Roy a relaté l’histoire d’une Tutsie ayant recueilli des enfants de diverses ethnies, dont celle des Twa, qui est considérée comme très " en dessous " des deux autres. Lorsqu’elle a donné à manger à un enfant Twa, celui-ci est parti dans un coin avec sa nourriture et elle l’a interrogé sur ce comportement. L’enfant a répondu : " Je pars parce que je ne suis pas comme les autres. Je ne suis pas comme les enfants hutus et tutsis, je ne peux manger avec eux. " Il ne se considérait pas vraiment humain au même titre que les autres et il n’avait que quatre ans. Cela provenait sans doute de ce qu’il avait vu depuis qu’il était tout petit. Une différenciation similaire existe, à un moindre degré, entre les deux autres ethnies.

Il existait des familles mixtes au Rwanda, beaucoup plus qu’au Burundi où la population était moins mélangée. Pendant les massacres, seuls étaient tués les membres tutsis de la famille.

C’est la lutte pour le pouvoir qui a guidé et mené au génocide. Ceux qui détenaient le pouvoir voulaient le conserver, les autres voulaient le reprendre. Au sein même de l’ethnie hutue, ceux qui venaient du nord, dont était originaire le Président Habyarimana, étaient avantagés. Le régime faisait donc des distinctions selon beaucoup de critères : ethniques, régionaux, familiaux.

Un effort a véritablement été fait au Burundi pour favoriser une intégration nationale après l’indépendance. Néanmoins, la question de l’appartenance ethnique revenait régulièrement en certaines occasions. Par exemple, en 1979 ou 1980, un Hutu a été nommé évêque de Ruyigi, ce qui a provoqué un vif mécontentement chez les prêtres tutsis du diocèse. Ce mécontentement dure encore.

Prétendre reconstituer une nation burundaise ou rwandaise, après ce qui s’est passé, est une utopie à moins de raisonner à très long terme. Il faut auparavant entreprendre un énorme travail de réhabilitation avant d’espérer y parvenir et il faudra certainement plus d’une génération.

 

M. René Galy-Dejean a rappelé que MM. Michel Roy et Régis du Vignaux avaient semblé reprocher à l’opération Turquoise d’avoir été seulement humanitaire, sans ligne politique précise. Il leur a demandé quelle politique aurait été la bonne à l’époque.

 

M. Jacques Myard a rappelé que l’option humanitaire était le plus petit dénominateur commun d’intervention entre les puissances qui ont du mal à s’accorder sur des options politiques. Attendre un consensus politique signifierait laisser se perpétuer les massacres sans intervenir.

 

M. Régis du Vignaux a précisé qu’il n’avait pas reproché à l’opération Turquoise de ne pas avoir d’option politique mais qu’il avait simplement dit que, s’il en existait, il avait été incapable de la discerner. Une opération à but exclusivement humanitaire aurait dû être mise sur pied, non pas en juillet 1994, mais le 7 ou 8 avril 1994. Elle aurait réellement permis l’arrêt des massacres.

Il a déclaré qu’il est incapable de définir ce qu’aurait pu être la recherche d’une solution politique pacifique à l’époque mais elle aurait dû privilégier la construction d’un consensus politique. C’est ce que les accords d’Arusha ont essayé de faire, mais sans succès.

 

M. Michel Roy a rappelé par ailleurs que l’ONU était présente lors des massacres et qu’elle n’a rien fait. C’est difficile pour un pays comme la France de prétendre être le gendarme de quelque partie du monde que ce soit, mais c’est la tâche de la communauté internationale d’intervenir militairement pour défendre la paix et susciter des négociations pour que soit dégagée une solution politique.

Après avoir rappelé que le Kosovo était exactement dans cette situation, il a demandé si la communauté internationale avait l’intention d’attendre que des réfugiés débarquent par milliers en Albanie avant de réagir.

Il a estimé que si les forces d’intervention rapide, ou la force africaine d’interposition dont on a parlé pour le Congo-Brazzaville, sont sans doute faciles à mettre en place, la décision politique de les faire intervenir au bon moment reste un point d’interrogation et que c’est sur ce sujet qu’il faut travailler.

 

M. Bernard Cazeneuve a rappelé que l’on adresse des critiques à la France pour l’opération Turquoise, qu’elle a conduit quasiment seule parce que personne ne voulait s’engager, mais que nul ne reproche aux Etats-Unis, qui jouent pourtant un rôle déterminant dans l’engagement des opérations de l’ONU, de ne pas avoir, à l’époque, pris leurs responsabilités et de ne pas avoir poussé à la création d’une force internationale, éventuellement d’interposition, dans les semaines qui ont suivi l’attentat contre l’avion du Président. Il a demandé à MM. Michel Roy et Régis du Vignaux comment ils analysaient cette différenciation des critiques.

 

M. Jean-Claude Sandrier a souligné l’importance de la période qui va de la signature des accords d’Arusha à avril 1994 et la contradiction qu’il y avait à espérer une solution politique dans une telle situation de crise. Il a remarqué que les forces françaises partaient, alors même que les attentats contre des personnalités importantes se multipliaient. Il s’est demandé comment il aurait été possible d’arrêter l’engrenage.

 

M. Régis du Vignaux a estimé qu’il avait dans ce genre d’affaires une vision " à ras du sol " et qu’il ne savait pas déceler les mobiles politiques des grandes puissances, préférant s’attacher à alléger sur le terrain le malheur des uns et des autres.

Les forces françaises ont été accueillies à bras ouverts par les populations de la zone Turquoise parce que celles-ci pensaient qu’elles allaient les protéger et apporter une solution militaire, et donc politique, à leurs problèmes. Puis, ces populations ont "déchanté " quand elles se sont aperçues de leur erreur. Le but de Turquoise était peut-être uniquement humanitaire, nul ne le sait, pas plus qu’il n’est possible de discerner le rôle des Etats-Unis. Ce n’est pas le contact sur le terrain avec des gens dans le malheur qui permet de dire ce que l’on aurait pu faire entre les accords d’Arusha et avril 1994. Il est possible en revanche de témoigner qu’une part importante de la population souhaitait un accord qui aboutisse à une solution. La radicalisation n’est pas venue de la masse mais d’une élite qui a agi ainsi pour protéger son pouvoir.

A l’évidence, dans l’un comme dans l’autre camp, il y avait des gens qui ne croyaient pas aux accords d’Arusha et qui peut-être même ne voulaient pas que cela aboutisse. La radicalisation de la position des uns et des autres a été particulièrement visible au début de l’année 1994. Les appels au massacre se multipliaient de la part des extrémistes des partis. On aurait pu alors exercer plus de pressions pour que les accords d’Arusha soient mieux appliqués. On allait dans le bon sens, mais on n’est peut-être pas allé assez loin.

 

M. Jean-Bernard Raimond a rappelé la nécessité d’obtenir une couverture juridique de la part du Conseil de sécurité avant toute intervention et a précisé que c’est à lui de définir les objectifs politiques. Il a par ailleurs insisté sur la supériorité d’un commandement national par rapport à un commandement de l’ONU pour toute intervention extérieure. Cela a été démontré en Bosnie par les américains à partir de 1995 ; c’est la raison pour laquelle également l’opération Turquoise a pu obtenir des résultats positifs alors même qu’elle était contestée parce que la France y était allée seule.

 

M. Jacques Myard a demandé si la seule solution pour rétablir la paix entre les deux ethnies, les deux communautés, ne consisterait pas à les répartir chacune dans un Etat.

 

M. Michel Roy a répondu qu’il n’était pas possible de séparer les ethnies. Elles ont la même langue, la même culture, la même terre. Il y a une telle imbrication entre les deux qu’on ne peut les séparer. Il existe, par tradition, une complémentarité socio-économique entre elles. Elles sont forcées de vivre ensemble. On ne peut les déplacer chacune dans un pays. C’est impossible. Pour construire une nation, la seule solution viable, même si c’est idéaliste et utopique, c’est d’avoir du temps et la volonté de créer une véritable égalité entre les différentes ethnies.

L’assassinat de M. Ndadaye au Burundi a été provoqué par la crainte des militaires de se voir confisquer le pouvoir qu’ils détenaient en tant qu’armée mono-ethnique. A l’époque où M. Michel Roy était présent, il y avait très clairement une préférence ethnique en faveur des tutsis pour l’inscription dans les lycées et c’était tous ces privilèges qui étaient menacés. La construction d’une Nation passe par un travail dans le sens de l’égalité. Il y faut du temps, mais c’est la seule solution. La séparation des ethnies n’en est pas une.

 

M. Régis du Vignaux a déclaré partager totalement ce sentiment et a fourni un nouvel argument. Tant les Tutsis, même de haute classe sociale, que les Hutus, sont très attachés à leur terre d’origine avec laquelle ils entretiennent des liens très forts. Séparer ces gens et leur dire qu’ils vont vivre les uns d’un côté, les autres de l’autre, serait tellement contre nature que cela ne pourrait qu’engendrer des idées de retour chez beaucoup d’entre eux.

 

M. René Galy-Dejean a comparé le sort des Tutsis et des Hutus, condamnés à vivre ensemble sans pouvoir cohabiter pacifiquement, à une sorte de malédiction divine au sens grec du terme. Il a déclaré que l’analyse de MM. Michel Roy et Régis du Vignaux le rendait très pessimiste pour l’avenir.

 

M. Michel Roy a déclaré qu’il ne croyait pas à l’inéluctable et qu’il existait dans ces pays des facteurs positifs et des gens qui sont conscients que la seule solution est celle du rapprochement. Les conflits récents sont dus tout autant à la volonté de prendre le pouvoir que d’affirmer la supériorité d’une ethnie sur l’autre. Il ne faut pas oublier que les luttes passées entre Hutus du nord et Hutus du sud étaient aussi violentes que celles présentes entre Hutus et Tutsis.

Il a estimé qu’il ne fallait pas avoir de vision pessimiste. Les événements depuis trente ou quarante ans ont aggravé la situation en allant presque tous dans le mauvais sens, jusqu’à cette immense catastrophe de 1994. Il faut renverser le sens de la marche. Il n’est pas inéluctable que les ethnies se massacrent entre elles tous les dix ans. Il y a d’autres solutions et les responsables de l’Eglise du Rwanda et du Burundi y travaillent, même si elles doivent d’abord faire disparaître leurs propres contradictions internes pour ensuite éliminer celles qui sont dans l’esprit des autres. En attendant, il faut installer un système politique qui permette une cohabitation.

 

Audition de Mme Alison DES FORGES

Consultante pour Human Rights Watch, professeur d’histoire d’Afrique

(séance du 16 juin 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a accueilli Mme Alison Des Forges, professeur spécialiste de l’Afrique, qu’il a remercié d’avoir accepté de venir de New York pour s’exprimer devant la mission d’information. Il a rappelé que Mme Alison Des Forges, également consultante pour l’association Human Rights Watch, avait plus particulièrement fait porter sa réflexion sur le génocide rwandais, ses origines, son déroulement et l’attitude à son égard par la communauté internationale et qu’elle avait de même étudié les déplacements de populations provoqués par des affrontements au sein de la société rwandaise.

 

Mme Alison Des Forges a remercié le Président Paul Quilès de l’avoir invitée à venir exposer ses idées et s’est félicitée, en tant que citoyenne américaine, de la constitution de la mission d’information. Elle a estimé que les députés français avaient montré le chemin et a indiqué qu’aux Etats-Unis l’association Human Rights Watch essayait d’obtenir l’ouverture d’une enquête sur le comportement du gouvernement américain pendant le génocide. Elle a jugé que le fait que la décision d’entreprendre des enquêtes parlementaires ait été prise en France et en Belgique donnait plus de force aux associations américaines pour faire pression sur leurs représentants. Elle s’est également réjouie de la possibilité qui est offerte à la mission d’information de clarifier certaines données relatives au comportement du gouvernement américain ; elle doit avoir accès à plus d’informations sur ce sujet que n’importe quel citoyen ou organisation non-gouvernementale et elle doit les publier. Elle a fait observer que des reproches graves avaient été formulés à l’encontre des Etats-Unis par l’association Human Rights Watch ainsi que par la FIDH, qui ont toutes deux publié des commentaires très critiques et sévères sur le comportement du gouvernement américain. Elle a insisté sur la nécessité de disposer de données fiables et détaillées en ce domaine et a cité l’exemple des obstacles mis par les Etats-Unis aux actions militaires de l’ONU, en indiquant qu’il fallait étayer ce type d’argument par des preuves, sans quoi il est difficile de parvenir à la vérité et à l’objectivité.

Elle a indiqué que les données qu’elle allait présenter étaient le résultat d’une recherche conduite depuis trois ans sur le terrain par une équipe de chercheurs de la FIDH et de l’association Human Rights Watch et qu’il s’agissait d’un projet commun d’entretiens avec des personnes ayant été la cible d’assassinats mais qui avaient survécu, qui avaient tué ou qui avaient dirigé les tueries, qui avaient sauvé des vies ou qui avaient assisté aux massacres en essayant de ne pas voir. Elle a également mentionné comme sources de ses recherches des documents administratifs officiels trouvés dans les préfectures et les communes, qui avaient été traduits et analysés ainsi que des entretiens avec des diplomates et des représentants de l’ONU.

Mme Alison Des Forges a estimé que le génocide n’était pas inévitable et qu’il aurait pu être arrêté à son début. Ce ne fut ni un orage ni une tempête ni le résultat de forces historiques impersonnelles, mais le fruit d’une décision politique prise par des hommes politiques qui voulaient garder le pouvoir. Au départ, la stratégie -sauf peut-être dans la tête des plus extrémistes- n’était pas celle d’un génocide, mais plutôt une stratégie visant à attiser les haines ethniques et à en jouer à un moment où le Président Habyarimana commençait à se sentir en difficulté.

Mme Alison Des Forges a fait observer qu’il fallait nettement distinguer les différents cercles politiques qui s’étaient constitués autour du pouvoir, à commencer par celui du Président Habyarimana, appelé l’Akazu, du peuple hutu en tant que tel. Certes, ces hommes politiques étaient des Hutus, mais l’on ne pouvait pas dire que le fait d’être Hutu équivalait à représenter 80 % de la population. Il s’agissait en effet d’un régime à la base assez restreinte, qui, après vingt ans au pouvoir, était devenu de plus en plus concerné par ses intérêts propres et qui sentait monter l’opposition intérieure, en même temps qu’intervenait une attaque extérieure.

Le régime a donc profité de la guerre pour essayer d’arrêter l’effondrement de sa base politique intérieure et de mobiliser la masse populaire contre l’ennemi tutsi. Pour rendre plus fort et plus réel ce sentiment d’une menace venant de l’intérieur même du pays, les dirigeants rwandais ont décidé de s’attaquer aux Tutsis de l’intérieur, les accusant d’être des " Ibyitso ", des complices des attaquants de l’extérieur. Ils espéraient de cette façon s’attirer le soutien de l’ensemble de la population hutue.

Mme Alison Des Forges a estimé que cette stratégie d’incitation à la haine poussée à un tel degré avait été de toute évidence une entreprise difficile. En effet, d’une part, il existait de nombreux liens entre Hutus et Tutsis ; d’autre part, il y avait des divisions importantes au sein des Hutus. Ce " travail d’ethnicisation " passait donc par l’exclusion des Tutsis et la réduction des causes de division entre Hutus. La grande crainte de l’entourage du Président Habyarimana était que certains opposants hutus puissent s’allier aux Tutsis et tout a été fait pour éviter cette alliance.

L’année 1993 s’est révélée particulièrement propice. La guerre était devenue une menace des plus sérieuses après l’attaque menée par le FPR en février et la peur de beaucoup de Rwandais rendit plus facile l’action du régime. En outre, les accords d’Arusha, intervenus cette même année, effrayèrent de nombreux Hutus, même parmi ceux qui n’étaient pas proches du gouvernement. On commençait à s’interroger sur les intentions du FPR, surtout après le succès militaire du mois de février. Enfin, au cours de cette même année, l’assassinat du Président Ndadaye du Burundi, finit de persuader un certain nombre de Hutus que les Tutsis n’étaient pas des gens fiables avec lesquels il était possible de conclure des arrangements politiques.

De surcroît, le fait que la communauté internationale n’ait pas réagi aux massacres qui ont suivi l’assassinat du Président burundais, alors que ces tueries avaient concerné entre 20 000 et 30 000 personnes, a conforté les extrémistes dans l’idée de perpétrer des massacres équivalents au Rwanda, sans plus de conséquences qu’au Burundi.

En même temps que progressait cette attitude qui conduisait les Hutu rwandais à adhérer à la nouvelle idéologie du " Hutu Power " et que l’on assistait à une forte ethnicisation de la vie politique regroupant les Hutus d’un côté et les Tutsis d’un autre, il y eut d’importantes évolutions dans l’encadrement de la population. Les dirigeants hutus se sont mis à faire évoluer le système des milices, distribuer des armes, planifier un système de forces d’autodéfense civiles, les milices n’étant pas tout à fait adaptées à cette tâche. Les milices étaient, dans un premier temps, des instruments de violence politique dans les luttes entre les partis. Or, pour créer une unité hutue contre les Tutsis, il fallait une organisation dépassant les partis, sous peine d’être traversée par des divisions importantes. Au lieu de se fier aux seules milices, les pouvoirs publics rwandais ont alors développé un système susceptible de fonctionner dans un cadre administratif, et non dans un cadre politique, fondé sur un réseau de responsables, par secteur, et non par parti politique. Il s’agissait là d’une évolution très importante, qui permettait d’atteindre la population dans tout le pays.

Mme Alison Des Forges a rappelé que le parti du Président Habyarimana était en train de perdre le pouvoir, comme l’avaient illustré les quasi-élections de l’année 1993, le MDR ayant obtenu davantage de bourgmestres élus que le MRND. Il est donc compréhensible que le MRND, parti au pouvoir, ait voulu trouver un moyen de ramener à lui les électeurs du MDR et du PSD, en les attirant dans d’autres structures que celles des partis politiques. Cette organisation n’était pas encore prête le 6 avril. Dans le centre du pays, région du MDR, bien que de nombreuses personnes aient accepté l’idéologie du Hutu Power, les organisateurs et les planificateurs n’étaient cependant pas certains que les gens seraient prêts à mettre leurs idées en oeuvre. Dans d’autres régions, dans le sud, vers Butare, par exemple, et même vers Kibungo à l’est, beaucoup n’avaient accepté ni l’idéologie du Hutu Power ni l’implantation de la nouvelle organisation.

Dans ce contexte, Mme Alison Des Forges a estimé qu’il était fort possible que les extrémistes aient perpétré l’attentat contre l’avion présidentiel. C’était leur dernière chance d’accéder au pouvoir, après l’accord donné par le Président Habyarimana de mettre en place le nouveau gouvernement, ce qui leur faisait perdre le contrôle stratégique du ministère de l’intérieur sans lequel il n’était plus possible d’utiliser les cadres administratifs pour mobiliser la population. De même, cet accord signifiait pour certains cadres militaires la perte immédiate de leur place et leur mise à la retraite. Mme Alison Des Forges a toutefois précisé qu’elle ne disposait d’aucune source confidentielle sur cette question, mais qu’elle voulait simplement soumettre aux membres de la mission l’idée que les extrémistes étaient contraints d’agir même s’ils n’étaient pas tout à fait prêts. Elle a cependant ajouté qu’il était tout aussi possible que ce soit le FPR qui ait commis l’attentat et a souligné tout l’intérêt qu’aurait la publication de données militaires indiquant que le FPR avait déjà donné des ordres de marche le matin du 6 avril.

Mme Alison Des Forges a indiqué qu’après l’attentat, les massacres avaient été déclenchés par un groupe très restreint qui avait décapité le gouvernement légitime pour pouvoir prendre le pouvoir. Ce groupe, qui pouvait compter sur la garde présidentielle, soit 1 200 soldats, quelques centaines de soldats réguliers et peut-être 2 000 miliciens environ, ne disposait pas encore de l’appui du reste du système militaire, ni du système administratif, ni de certains partis politiques importants comme le MDR. Au cours des premiers jours -les 7, 8 et 9 avril-, ce groupe a procédé à un recrutement intensif, en commençant par les militaires. Mais certains d’entre eux, hostiles à ce mouvement, ont refusé le Colonel Théoneste Bagosora comme Chef d’Etat qui a alors décidé de créer un gouvernement fantoche. Mme Alison Des Forges a déclaré que, parmi les militaires opposés aux tueries, deux ou trois lui avaient dit qu’ils avaient fait appel à la France, à la Belgique et aux Etats-Unis, mais que, sans réponse ni encouragement, ils n’avaient pas osé s’organiser pour s’opposer à la force que constituaient les auteurs du génocide.

Composée de gens convaincus et organisés, la force responsable du génocide a pu donner l’impression d’être beaucoup plus nombreuse qu’elle ne l’était en réalité. Elle disposait de collaborateurs au nord-ouest, à Gisenyi, au sud-ouest à Cyangugu, au sud-centre, à Gikongoro, et à l’est, à Kibungo. En plusieurs endroits, elle avait agi tout de suite, quelques heures après l’attentat. Mais dans le reste du pays, tout était toujours calme. Après avoir reçu l’accord, peut-être passif, des structures militaires, elle a eu l’accord de la structure administrative.

Mme Alison Des Forges a mis en évidence l’indifférence internationale en soulignant d’une part, que les soldats de l’ONU s’étaient retirés dans leurs casernes sur ordre de l’organisation, d’autre part, que les forces d’évacuation, venues rechercher leurs ressortissants, étaient reparties immédiatement. Elle a estimé que les extrémistes hutus avaient ainsi pu bénéficier d’un soutien militaire à l’intérieur et d’un accord passif à l’extérieur, et qu’ils avaient disposé de la structure administrative du pays et de l’aide de partisans des différents partis et que la fin de la semaine -les 15 et 16 avril- avait été marquée par l’emploi de la force contre les opposants aux massacres. Une fois remplacés le chef d’état-major et deux préfets, les miliciens s’attaquèrent aux îlots de résistance et des annonces à la radio ciblèrent ceux qui étaient en train de résister. Cette stratégie avait abouti au contrôle de la quasi-totalité du système administratif, militaire et politique et avait donné à leurs auteurs la possibilité d’entrer en contact avec n’importe qui dans le pays, sans pour autant leur donner la certitude d’obtenir la participation de tous. Mme Alison Des Forges a à ce propos distingué entre la possibilité qu’a une administration de toucher les gens et de leur donner des ordres et la décision de la population d’accepter ces ordres. Pour chacun, ce fut une décision individuelle que de prendre sa machette. Chaque jour, chaque matin, certains ont dû décider jusqu’à quel point ils allaient collaborer et il y a eu des différences d’attitude très marquées, certaines personnes ayant été plus ou moins protégées par la communauté.

Les détenteurs du pouvoir ont, bien sûr, commencé par cibler les personnes les plus faciles à attaquer, celles qui avaient des liens évidents avec le FPR ou celles qui étaient supposées en avoir, comme, par exemple, les jeunes gens partis suivre une formation politique. Puis, la population a été amenée à prendre des décisions de plus en plus dures, au point d’accepter de tuer les personnes âgées, les enfants en bas âge, les femmes, qui, habituellement, étaient toujours protégés lors de tels conflits. C’est par une campagne intensive de propagande de la radio RTLM que les détenteurs du pouvoir purent mobiliser la population.

Mme Alison Des Forges a estimé que ses recherches avaient en outre montré comment ces derniers avaient pu donner un caractère probant à leurs mensonges en procédant à de véritables mises en scène avec force détails pour convaincre la population et lui inculquer la peur des Tutsis en répandant des propos tels que : " pourquoi a-t-on trouvé des armes derrière la cathédrale de Kibongo ? Pourquoi a-t-on trouvé dans la maison d’un tel des plans de partage des terrains et des champs de tous les Hutus dans la commune de Ngoma à Butare ? Pourquoi a-t-on trouvé des listes de Hutus à tuer ? Pourquoi les Tutsis, qui se disent des réfugiés, font-ils des attaques pour tuer nos militaires ? "

Mme Alison Des Forges a fortement insisté sur la peur que suscite une telle attitude lorsqu’elle est affichée par des autorités que l’on croit légitimes et a souligné que le caractère convaincant de cette propagande venait essentiellement de la légitimité attribuée aux autorités qui la répandaient.

Elle a rappelé que s’ils craignaient le FPR, les citoyens ordinaires, les responsables de l’administration territoriale et ceux qui ont voulu empêcher les tueries ont eu aussi peur des autorités elles-mêmes, des militaires, des policiers, des gendarmes ayant été, dès le début, employés contre ceux qui résistaient. Les militaires ont circulé sur les pistes pour dire aux gens qu’il fallait tuer, qu’il fallait qu’ils s’organisent, sans quoi ils reviendraient les voir. De plus, les récompenses accordées pouvaient avoir une grande influence, surtout pour des jeunes sans emploi : on leur donnait à manger, des vaches, de la bière, des vêtements. On offrait à la population ordinaire. la possibilité de piller. Dans une société d’une pauvreté extrême, le fait de pouvoir voler une fenêtre ou une porte représente quelque chose de très important. Et surtout, on donnait aux cultivateurs, dans une société où il n’y a jamais assez de terre, la possibilité de disposer des champs des Tutsis tués, ce qui constituait une forte récompense. A l’élite, on offrait des voitures, des boutiques, des ordinateurs, des postes de télévision.

Certains ont accepté tout de suite de participer. Il était facile de recruter ceux qui étaient pauvres ou qui nourrissaient une haine très forte contre les Tutsis. Pour d’autres, c’était plus compliqué, d’où le phénomène notable de ces personnes qui, à la fois, sauvent des Tutsis et en tuent d’autres. Quand on s’interroge sur le fait de savoir s’il est encore possible de créer une Nation après de tels événements, il faut se rappeler que même certains meneurs du génocide avaient des liens si forts avec des Tutsis qu’ils en ont sauvé quelques uns, ce qu’ils essaient d’ailleurs aujourd’hui de faire valoir pour se disculper.

Mme Alison Des Forges a indiqué qu’à la fin du mois d’avril, il y a eu un effort de prétendue pacification, le Gouvernement ayant déclaré que tout était fini et que ceux qui se cachaient pouvaient sortir. De la part de certains membres du gouvernement, il s’agissait probablement d’un piège pour faire sortir les Tutsis et les tuer, mais il est aussi vrai que les autorités commençaient à perdre le contrôle de la situation et que les assassins agissaient à leur gré, notamment en tuant d’autres Hutus. D’autres avaient, en outre, permis à des Tutsis d’échapper aux massacres, soit pour de l’argent, soit, lorsqu’il s’agissait de femmes, parce qu’elles avaient accepté d’accorder des services sexuels.

A la mi-mai, alors que la situation devenait plus difficile pour le Gouvernement, les extrémistes ont relancé une politique de massacres généralisés et fait rechercher tous les Tutsis qui pouvaient être encore en vie. C’est à ce moment qu’ils ont tué les femmes -les femmes tutsies de Hutus surtout-, qui jusque là avaient été sauvées, et les enfants, et qu’ils ont entrepris un ratissage intensif pour trouver leurs victimes.

Mme Alison Des Forges a souligné l’importance du rôle des militaires dans ces événements. On se représente communément le génocide comme un acte commis par des civils, avec leur machette. Si cette représentation correspond en partie à la réalité, il convient cependant de ne pas oublier qu’avec chaque civil il y avait un soldat. Lors de chaque massacre important, des militaires commençaient avec des grenades, des mitrailleuses et même avec l’artillerie. Mme Alison Des Forges a récusé le propos de l’Amiral Jacques Lanxade, selon lequel il n’était pas possible de rejeter la faute sur la France ou d’autres pays, sous prétexte qu’il s’agissait d’un génocide commis avec des machettes ou des gourdins. Si ces machettes et ces gourdins ont eu un effet si terrible, c’est parce que les attaques ont été préalablement lancées avec des armes à feu. Cependant, à la suite des défaites militaires et des premières condamnations internationales, le Gouvernement a perdu beaucoup de son autorité. En outre, les gens qui avaient eu le droit de tuer commencèrent à s’entre-tuer. Enfin, une grande partie de la population avait fui et on commençait à refuser de faire des patrouilles pour garder les barrières. Seul restait un noyau dur, qui essaya de tout achever.

La victoire du FPR mit fin au génocide. Mme Alison Des Forges a fait observer à ce propos que, pour ce qui concerne l’attitude du FPR, ses recherches, pourtant minimes, indiquaient que ses troupes avaient commis d’importants crimes contre l’humanité. S’il ne s’agissait pas d’un génocide, certaines de ces opérations militaires avaient violé le droit international.

Evoquant l’attitude de la communauté internationale avant le génocide, Mme Alison Des Forges a rappelé qu’elle avait encouragé le Président Habyarimana et d’autres leaders politiques à progresser vers la démocratie, mais qu’en même temps des pratiques totalement antidémocratiques comme l’usage des cartes d’identité ethniques avaient été tolérées, ce qui revenait à accepter que soit pratiquée une nette discrimination contre les Tutsis. Après octobre 1990, la communauté internationale avait, en outre, toléré la violence politique et ethnique, les nombreux massacres de Tutsis n’ayant pas provoqué de réaction adaptée.

Mme Alison Des Forges a cité, dans ce contexte, la remarque d’un fonctionnaire français, faite le 31 mars 1993, quelques semaines après la publication du rapport de la commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’homme au Rwanda : " en dehors des zones de combat militaire, les exactions étaient à un niveau très acceptable ". Or, Mme Alison Des Forges a rappelé que, d’après le Ministre James Gasana entendu par la mission le 10 juin 1998, il y avait eu des agents français au centre de documentation, endroit bien connu de tous les activistes des droits de l’homme pour être le lieu de torture de la gendarmerie et de la police rwandaise.

C’est en 1992-1993 que la communauté internationale s’est rendu compte qu’il fallait tout de même trouver une solution diplomatique ou politique à la guerre. Le succès militaire assez dramatique du FPR au mois de février 1993 avait beaucoup aidé à faire progresser cette idée. Mme Alison Des Forges a évoqué un entretien qu’elle avait eu avec M. Bruno Delaye au mois de décembre 1993 au cours duquel ce dernier avait fait valoir que l’on était très satisfait en France d’être quitte du Rwanda parce qu’on avait la quasi-certitude que cela allait mal tourner. Il semblerait que cette conviction ait été partagée en France et Mme Alison Des Forges a indiqué qu’au mois de janvier 1993, une analyse avait été faite par des fonctionnaires du ministère de la Défense montrant qu’en cas d’un nouveau conflit au Rwanda, des pertes sérieuses en vies humaines étaient à craindre. De même, une étude de la CIA du mois de janvier 1994 indiquait également la possibilité de violences au Rwanda et, avec une exactitude assez étonnante, estimait que, dans le pire des cas, celles-ci pourraient conduire à des pertes de l’ordre d’un demi-million de vies humaines. Au mois de février 1994, une correspondance entre certains diplomates belges et les représentants de la Belgique à l’ONU faisait état d’une menace de génocide et concluait à la nécessité de renforcer et d’élargir le mandat de la MINUAR.

Mme Alison Des Forges a souhaité s’arrêter sur la création de la MINUAR ainsi que sur les ressources et les forces mises à sa disposition. Elle a estimé étonnant que Français et Américains aient déployé tant d’efforts pour obliger les deux parties à conclure les accords d’Arusha, mais que, lorsqu’il s’était agi de constituer la MINUAR, les Américains aient milité pour une limitation de ses effectifs en proposant 500 hommes alors que les experts militaires en demandaient 8 000. Avec l’effectif de 2 500 hommes, obtenu à titre de compromis, il a fallu réduire le mandat de la force et limiter la portée des engagements qui figuraient dans les accords d’Arusha. Au total, ces forces n’étaient pas suffisantes pour accomplir la mission qui leur était assignée.

Une fois la MINUAR mise sur pied, il y eut de nombreux avertissements. Le fameux télégramme du 11 janvier n’en était qu’un parmi une longue série entre les mois de novembre 1993 et avril 1994. Ces avertissements n’eurent cependant aucun retentissement, non qu’ils ne furent pas entendus, mais les Etats-Unis et le Royaume-Uni déclarèrent qu’il n’était pas question de renforcer le mandat ni les effectifs. Il fut plutôt procédé à de petits changements : le second groupe de soldats fut envoyé plus vite et certains militaires furent déplacés de la zone démilitarisée vers la capitale. Le Général Romeo Dallaire avait pourtant averti, dès le mois de février, que si l’on continuait avec de tels effectifs, la MINUAR serait tout à fait inefficace et qu’il ne pourrait rien faire. Mme Alison Des Forges a affirmé qu’il aurait été possible d’arrêter le génocide dès son commencement. Elle a insisté sur le fait que les responsables du génocide étaient en nombre limité mais contrôlaient une structure très centralisée et a indiqué que l’estimation fournie par Général Philippe Mercier selon laquelle une troupe de 40 000 soldats aurait été nécessaire pour les neutraliser rejoignait celle faite par un général américain en mai 1998.

Mme Alison Des Forges a toutefois estimé qu’un tel effectif n’était pas nécessaire, sauf à envisager une action militaire partout dans le pays, au même moment, ce qui n’était pas nécessaire. Au début, il y avait dans la capitale à peu près 7 000 hommes de l’armée gouvernementale et 1 000 hommes du FPR, qui, avec cet effectif, avait réussi à tenir ses adversaires à distance. Le FPR pensait qu’avec 900 hommes, il pourrait arrêter les tueries. Il a donc, le dimanche 10 avril, suggéré à la MINUAR et à certains militaires gouvernementaux de créer une force composée de 300 hommes appartenant à ses rangs, 300 de l’armée gouvernementale et 300 de la MINUAR pour faire cesser les massacres. Le Colonel Marchal, qui était sur place, a également dit qu’à son avis, il aurait été possible à ce moment-là d’arrêter les massacres en réunissant les forces d’évacuation et les forces de la MINUAR, ce qu’a confirmé le Général Christian Quesnot devant la mission. Mme Alison Des Forges a jugé qu’il serait nécessaire de connaître les détails de cet épisode pour savoir qui avait fait cette suggestion de réunion des forces, qui l’avait refusé et quand. Elle a rappelé que le Général Romeo Dallaire n’était pas enthousiaste à l’idée d’une force conjointe avec les forces d’évacuation, estimant que, logistiquement, elle serait difficile à mettre en oeuvre, mais qu’il avait également dit que si on lui avait envoyé 1 800 hommes supplémentaires, il aurait pu agir avec les forces de la MINUAR. Mme Alison Des Forges a fait observer que toutes ces solutions avaient été refusées par les uns ou par les autres, sur place et aussi au siège des Nations Unies à New York.

Sur place, 2 000 personnes furent ainsi laissées sans protection à la suite du retrait d’une centaine de soldats belges. Deux jours plus tard, à New York, il fut discuté pendant trois jours de la possibilité de retirer complètement toutes les troupes de la MINUAR, discussions dont la Belgique porte la responsabilité à l’extérieur du Conseil de sécurité, les Etats-Unis portant pour leur part cette responsabilité à l’intérieur du Conseil puisqu’ils ont soutenu cette idée du retrait.

Mme Alison Des Forges a rappelé que c’était le Nigeria qui, avec les pays non alignés, avait fait le contrepoids. Elle a estimé que, même sans examiner l’éventualité d’une intervention militaire, la communauté internationale aurait pu mener d’autres actions qui n’auraient rien coûté, mais qui auraient pu influencer de façon importante la suite des événements. Elle s’est demandée pourquoi la France, les Etats-Unis, la Belgique et toute la communauté internationale n’avaient pas conjointement condamné ce qui se passait au Rwanda, pourquoi l’engagement de ne plus donner d’argent à un gouvernement établi sur la base d’un génocide n’avait pas été pris. Au Rwanda, l’assistance internationale avait un tel poids qu’elle était d’une influence capitale, même au niveau des communes. Les bourgmestres eux-mêmes avaient la possibilité de négocier avec les missions de coopération des pays développés. Une position internationale claire déclarant qu’un gouvernement responsable d’actes de génocide était condamné à l’échec, n’aurait-elle pas facilité des actes de résistance et de courage de la part de personnes qui se seraient rendu compte qu’il s’agissait d’une aventure sans issue.

Mme Alison Des Forges a estimé que la participation générale de la communauté internationale à cette mascarade de légitimité avait beaucoup aidé les autorités à commettre le génocide. Sans envoyer de soldats, la communauté internationale aurait pu également mener par exemple des actions pour interrompre la radio RTLM, sachant que de très nombreux Rwandais l’écoutaient.

S’agissant du rôle de la France, Mme Alison Des Forges a insisté sur l’importance que revêtait le fait d’avoir reçu à Paris, avec tous les honneurs, l’un des pires représentants d’un gouvernement responsable de génocide. Elle a également indiqué que la livraison d’armes avait représenté un encouragement. Elle a attiré l’attention des membres de la mission sur une lettre dans laquelle un militaire rwandais, Rwabalinda, faisant le rapport d’une mission à Paris, du 9 au 13 mai, indique à ses supérieurs que le Général Jean-Pierre Huchon lui avait annoncé que des téléphones pour des communications secrètes avaient déjà été envoyés d’Ostende, que les Français étaient prêts à apporter leur aide mais qu’il fallait faire des efforts pour améliorer l’image du Rwanda dans le monde, la France ne pouvant aider un pays nettement condamné par les autres. Mme Alison Des Forges a estimé que le message, tel qu’il était rédigé, ne faisait pas état de la nécessité d’arrêter les tueries, mais de cacher les tueries. Elle a indiqué en outre que, deux jours plus tard, juste après la mission de M. Rwabalinda, des annonces avaient été faites sur la radio RTLM, dont des citations ont été publiées dans le livre du professeur Jean-Pierre Chrétien, et dont la teneur était la suivante : " nos amis, les Français vont nous aider mais ils nous ont conseillé de ne pas montrer un comportement si désagréable ". Aussi la radio RTLM avait-elle dit qu’il ne fallait pas de cadavres sur les routes, qu’il valait mieux les cacher dans les bananeraies.

Mme Alison Des Forges a également déclaré qu’elle avait trouvé dans les procès-verbaux des réunions de la commune de Bwakira à l’ouest du Rwanda des indications selon lesquelles le bourgmestre avait reçu un message de ses autorités de tutelle affirmant que les Etats-Unis n’accepteraient de reconnaître le Gouvernement intérimaire que si les tueries cessaient. Elle a conclu son propos en estimant que si les voix si timides des pays occidentaux avaient pu avoir un tel résultat, leurs protestations auraient pu avoir un tout autre effet s’ils avaient crié à haute voix.

 

Le Président Paul Quilès a demandé à Mme Alison Des Forges si elle estimait que l’application effective des accords d’Arusha aurait permis d’empêcher les massacres, même si elle pensait que le génocide avait été largement planifié. Evoquant les mises en scène destinées à créer la peur et la haine à l’égard des Tutsis, le Président Paul Quilès a voulu savoir à quel moment et qui en avait décidé.

Il a ensuite fait référence aux analyses de Mme Alison Des Forges relatives aux effectifs militaires qui auraient permis d’arrêter le génocide et s’est demandé pourquoi, si l’on admet qu’approximativement, un millier d’hommes aurait suffi pour y mettre fin à Kigali et, par voie de conséquence, l’empêcher dans le pays, le millier de militaires du FPR présent dans la capitale, durant cette période, ne l’avait pas fait.

 

Mme Alison Des Forges a estimé que, si les accords d’Arusha avaient été vraiment mis en oeuvre avec une force militaire suffisante pour les garantir, cela aurait certainement empêché les massacres. Elle a jugé que le fait d’avoir contraint les parties à accepter ces accords, sans avoir accordé, par la suite, les forces nécessaires pour les garantir, avait créé un contexte favorable au génocide.

Concernant les mises en scènes orchestrées par le gouvernement pour attiser la haine contre les Tutsis, elle a considéré que ces manifestations fournissaient la preuve du caractère centralisé de ce génocide. Elle a rappelé que, lors l’offensive du FPR au mois d’octobre 1990, le Président Habyarimana avait également monté une mise en scène, faisant croire à une attaque à Kigali même pour attirer l’assistance militaire étrangère. Dès le commencement des massacres, il y a eu des mises en scène identiques avec les mêmes mensonges répétés, les mêmes prétextes invoqués d’un coin à l’autre du Rwanda.

Mme Alison Des Forges a indiqué à ce sujet que, dans les bureaux communaux de Butare, l’association Human Rights Watch avait trouvé un texte extrêmement intéressant, probablement rédigé par une personne ayant fait un cursus universitaire à Paris dans un séminaire où elle avait étudié les méthodes d’intoxication des foules. Il s’agissait d’un travail tout à fait académique concernant l’oeuvre de M. Mucchielli, qui avait enseigné à Paris et écrit près de 70 ouvrages sur ces méthodes. Ce petit résumé soulignait clairement la nécessité d’organiser des mises en scène pour faire croire aux gens de bonne volonté qu’ils étaient attaqués et les pousser à commettre des actes très graves.

Répondant à la question du Président Paul Quilès relative aux effectifs militaires qui auraient été nécessaires pour arrêter les massacres et à la raison pour laquelle le FPR n’avait pas utilisé ses hommes dans ce but à Kigali, elle a indiqué que, si ceux-ci avaient sauvé beaucoup de monde, il était clair que leur objectif principal était de gagner la guerre. C’est pourquoi, plus tard, lorsque le FPR s’est opposé à la MINUAR II, en affirmant qu’elle était inutile puisque presque tous les Tutsis étaient morts le 30 avril, il s’agissait en fait pour lui d’empêcher l’intervention d’une force qui aurait pu jouer un rôle de force d’intervention s’opposant à son avancée militaire.

 

Le Président Paul Quilès s’est déclaré peu convaincu par cette affirmation car même si le FPR avait avant tout la volonté de gagner la guerre, il lui est apparu étonnant que l’on puisse considérer qu’il ait choisi de ne pas intervenir pour défendre les Tutsis, au motif que cela ne faisait pas partie de sa stratégie.

 

Mme Alison Des Forges a précisé que le FPR menait deux actions, l’une de protection des personnes et l’autre de lutte militaire contre les FAR, la seconde primant à ses yeux.

 

M. Pierre Brana, se déclarant très intéressé par la distinction entre les milices créées dans le contexte des luttes violentes auxquelles se livraient les partis politiques et la mise en place planifiée dans chaque commune, de groupes destinés à mener un autre type d’action violente, échappant au jeu politique, est revenu sur le terme de groupes d’autodéfense civile et a demandé à Mme Alison Des Forges si elle avait trouvé ou eu écho de documents officiels envoyés par le pouvoir central aux bourgmestres et notamment s’il existait des directives laissant prévoir à quoi ces groupes seraient effectivement utilisés. Il a également souhaité connaître la date à laquelle aurait commencé l’organisation de ces groupes et si elle coïncidait bien avec le début de la planification de la préparation du génocide.

 

Mme Alison Des Forges a déclaré que cette idée d’autodéfense civile était apparue très tôt et qu’il convenait d’en distinguer les différentes formes. Il y eut un premier effort dans le nord pour organiser la population contre les attaques du FPR parce que l’on n’avait pas assez de soldats, ou parce que ceux-ci n’étaient pas assez efficaces. Elle a précisé que c’est en 1991 que ce terme fut employé pour la première fois. L’idée était de choisir une dizaine de jeunes, qui devaient être formés pour faire des patrouilles ou de petites razzias avec un ou deux militaires. L’autre forme d’autodéfense civile, apparue en janvier-février 1993, fut de plus grande ampleur et marqua le début d’une véritable planification des massacres de Tutsis à grande échelle.

Mme Alison Des Forges s’est déclarée réservée à l’égard de l’idée d’une planification du génocide en tant que tel dès ce moment du fait qu’il était très difficile d’établir exactement quand est apparu le projet de génocide. Elle a toutefois indiqué qu’il existait un document important faisant état des premiers éléments de sa planification : il s’agit de l’agenda d’une personne très haut placée, évoquant, d’une part, l’utilisation des structures administratives pour recruter des participants et, d’autre part, l’emploi d’anciens soldats à la retraite qui résidaient dans les communes pour former et commander les civils. Mme Alison Des Forges a également indiqué qu’en janvier-février 1993, un groupe d’officiers avait été créé sous le nom " d’Amasasu ", ce qui signifie " des balles ", et que ce groupe de militaires demandait la création d’une force d’autodéfense civile. Elle a conclu de tous ces éléments que l’idée d’autodéfense civile avait véritablement commencé à être mise en oeuvre en janvier et février 1993. Elle a indiqué ensuite qu’au mois d’octobre 1993, s’était tenue une réunion entre certains militaires importants et des politiciens pour discuter du système d’autodéfense civile, qu’ils présentaient alors comme un système de " national guard ", avec le but officiel de soutenir l’effort de l’armée au sein du peuple, alors qu’en réalité, l’idée était plus de tuer des Tutsis que d’aider les militaires dans leur guerre contre le FPR.

Quand le génocide s’est déclenché, le système d’autodéfense civile n’était pas encore complètement formalisé, mais déjà, comme l’attestent certains documents, des listes de soldats retraités étaient dressées pour savoir où existaient des ressources. Au plus fort des massacres, dans les deux ou trois premières semaines, le système administratif fut employé pour mobiliser la population, commandée, dans la plupart des cas, par d’anciens soldats. Le système en tant que tel ne fut formalisé que plus tard, au mois de mai, lorsqu’ont été élaborées des directives très détaillées, qui ont été retrouvées. Ainsi, dès le début du mois d’avril, les idées et les moyens étaient là, mais ne furent concrétisés que plus tard. Quand quelques militaires ont commencé à s’opposer aux massacres, ce système fut même présenté comme offrant la possibilité de prendre le relais en cas de résistance de l’armée.

 

M. Jacques Desallangre s’est interrogé sur l’apparente discrétion des troupes FPR qui auraient pu venir en aide de manière très efficace à la communauté tutsie gravement menacée. Il a relevé dans les propos de Mme Alison Des Forges une apparente contradiction entre l’inquiétude causée par les accords d’Arusha chez un grand nombre de Hutus et l’absence d’adhésion massive et franche de la communauté hutue à la disparition de la communauté tutsie.

 

Mme Alison Des Forges a précisé qu’elle avait voulu dire que les accords avaient inquiété un plus grand nombre de personnes que le petit noyau d’extrémistes. Tout le monde était content de ces accords, qui avaient été fêtés partout, mais certains restaient cependant réticents car ils avaient peur que le FPR ait été trop avantagé. Mme Alison Des Forges a ensuite ajouté que le FPR avait chassé les auteurs d’actes de génocide et interrompu les massacres en cours, surtout à l’extérieur de Kigali, la lutte militaire primant à Kigali.

 

M. Jacques Myard a demandé à Mme Alison Des Forges d’apporter des preuves et de préciser ses propos quant à la présence de militaires français au centre de documentation, qui était également un centre de torture. Il a également interrogé Mme Alison Des Forges sur la logique du système qu’elle avait décrit et s’est demandé si, en affirmant qu’une intervention extérieure déclenchée le 6 avril aurait arrêté les massacres, tout se passant à Kigali, on ne fournissait pas la preuve a contrario que ce qui a été présenté comme une machine infernale préparée à l’avance, bien huilée, avec des listes de gens à éliminer, comme un génocide pensé par avance, était en réalité un enchaînement graduel, dont on ne pouvait pas prévoir qu’il dégénérerait en un génocide total.

S’agissant de la question relative à la présence de soldats français au centre de documentation, Mme Alison Des Forges a indiqué qu’elle avait simplement cité des données qui avaient été présentées devant la mission par le Ministre James Gasana.

 

Le Président Paul Quilès a alors indiqué qu’il n’avait pas le souvenir de déclarations en ce sens de M. James Gasana et que des vérifications s’imposaient.

 

Mme Alison Des Forges, ayant déclaré avoir lu ces informations sur Internet, sur le site de Médecin sans frontières, a reconnu qu’elle en avait été étonnée.

Quant à la planification du génocide, Mme Alison Des Forges a rappelé que dès le cinquième jour, le nombre de personnes tuées était évalué à 20 000 par la Croix Rouge Internationale, chiffre à rapporter à ce moment au petit effectif des assassins qui ont agi rapidement et avec beaucoup d’efficacité. Le fait que ces massacres aient été effectués à une telle vitesse, que la plupart des personnes tuées aient été des Tutsis, que ces tueries aient été le fait d’autorités gouvernementales, qu’elles n’aient pas été spontanées, qu’elles aient été commises en plusieurs endroits, tout cela aurait dû alerter la communauté internationale sur la nature des événements et le caractère de génocide des crimes perpétrés. Mme Alison Des Forges a ajouté que si l’on prenait en considération la propagande qui avait été faite pendant des mois et les attaques qui avaient déjà eu lieu précédemment contre les Tutsis, et que si on lisait, par exemple, les documents belges, on pouvait penser que, si les Belges étaient au courant, les Français l’étaient également.

 

M. Bernard Cazeneuve a demandé à Mme Alison Des Forges, s’il lui était possible de transmettre certains documents qu’elle avait mentionnés, notamment la liste des militaires et fonctionnaires rwandais qui avaient résisté aux consignes données par le clan Bagosora au lendemain de l’attentat pour déclencher le processus dont l’engrenage avait conduit au génocide, ainsi que la lettre de l’officier rwandais Rwabalinda qui avait rencontré le Général Jean-Pierre Huchon.

 

Mme Alison Des Forges a répondu que si la transmission de la lettre de M. Rwabalinda ne posait aucun problème, il lui faudrait en revanche veiller à garantir l’anonymat de certains officiers qui avaient résisté et qu’elle avait contactés, afin de protéger leurs vies.

 

 

Annexe au compte rendu de l’audition de
Mme Alison DES FORGES

Buffalo, New York, le 1er juillet 1998

Monsieur le Président,

Je vous écris concernant l’aide apportée des experts français aux agents du Centre de Recherche Criminelle et de Documentation au Rwanda dont j’ai fait allusion au cours de mon témoignage devant la mission d’information le 16 juin.

Sur question de Monsieur Myard, j’ai répondu que j’ai pris connaissance de cette aide seulement par le témoignage de Monsieur Gasana, que j’ai lu quelques heures auparavant. Personne parmi les membres de la mission n’ayant pu se rappeler d’une telle mention par Monsieur Gasana, j’ai cru me tromper. Mais en lisant le document déposé devant vous par Monsieur Gasana " Déclaration faite le 10 juin par James K. Gasana, ex-Ministre rwandais de la Défense, devant la mission d’information " je trouve le passage en question à la page 9.

" Des experts français ont aidé à former les agents du Centre de Recherche Criminelle et de Documentation dans les techniques d’enquêtes ".

Parce que je venais de prendre connaissance de cette information, je n’ai pas pu faire d’autre commentaire au moment de mon témoignage. J’ai fait depuis une petite enquête qui m’a convaincu qu’il y a eu un changement important dans le fonctionnement de ce Centre. Bien connu comme lieu de torture pendant une certaine période, le Centre n’avait plus cette réputation sinistre après l’installation du gouvernement de coalition en 1992. D’après des témoins bien informés, l’amélioration dans le fonctionnement du Centre, y compris la fin de l’emploi de la torture, coïncidait avec la présence des experts français sur place. Donc, il y a eu de la torture au Centre et il y a eu des experts français au Centre, mais pas au même temps et, en plus, c’est possible que c’est la présence française qui a contribué à faire cesser l’emploi de la torture.

Veuillez apporter cette clarification à l’attention de Monsieur Myard et aux autres membres de la mission et les assurer que ma mention du rôle des experts français est provenue du souci de la vérité, pas d’un quelque complot contre la réputation de la France.

En vous remerciant encore une fois de l’invitation de déposer devant la mission d’information, Monsieur le Président, je vous prie de croire à l’assurance de ma considération distinguée.

 

Audition de MM. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT, Ministre de la Défense (mai 1988-janvier 1991), Ministre de l’Intérieur,
et Jacques PELLETIER, Ministre de la Coopération et du Développement (mai 1988-juin 1991), Sénateur de l’Aisne

(séance du16 juin 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Jean-Pierre Chevènement, Ministre de la Défense de mai 1988 à janvier 1991, et M. Jacques Pelletier, Ministre de la Coopération de mai 1988 à juin 1991.

Il a rappelé qu’à cette époque, le Rwanda connaissait une crise économique extrêmement sérieuse : le cours du café venait de s’effondrer ; sécheresse et famines se succédaient dans certaines régions. Sur le plan politique, l’assassinat en avril 1988 de Stanislas Mayuya, successeur potentiel du Président Habyarimana, avait déclenché des tensions politiques fortes et considérablement affaibli le régime. Dans le prolongement du sommet de La Baule la mise en oeuvre des réformes démocratiques constituait un défi supplémentaire. Le régime d’Habyarimana se trouvait dans une situation difficile lorsque, en octobre 1990, l’attaque du FPR a marqué le début de la crise qui a culminé avec le génocide.

 

M. Jean-Pierre Chevènement a déclaré craindre de décevoir quelque peu la mission. En effet, de l’intervention française au Rwanda dans la période où il occupait encore les fonctions de Ministre de la Défense, il n’avait gardé qu’un seul souvenir, celui de son déclenchement : une matinée, dans le Golfe, à bord de la frégate Dupleix, avec le Président de la République et l’Amiral Lanxade, son chef d’Etat-major particulier à l’Elysée, assez tôt, en compagnie du commandant de bord. A ce moment-là, a été apporté au Président de la République un message chiffré qui, une fois décodé, faisait apparaître que le Président Habyarimana demandait l’intervention militaire de la France pour l’aider à faire face à l’attaque du FPR. Le Président s’est alors tourné vers l’Amiral Lanxade et lui a demandé de répondre favorablement à cette demande. L’Amiral s’est éloigné et a envoyé, au commandement opérationnel des armées des directives qui ont conduit à l’envoi d’une compagnie, dont la mission était d’assurer avant tout la protection de nos ressortissants.

La scène a été extrêmement brève. Ses protagonistes avaient alors d’autres soucis en tête car 1990 était une année de profonds bouleversements géopolitiques. C’était au lendemain de l’unité allemande, peu de temps avant la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe des 20 et 22 novembre et M. Jean-Pierre Chevènement était fort occupé par la question du désarmement et de l’équilibre de forces. De lourds nuages apparaissaient dans le ciel avec la perspective d’une guerre dans le Golfe dont peu de gens pensaient qu’elle était encore évitable.

M. Jean-Pierre Chevènement a ainsi rappelé que les forces françaises avaient débarqué en Arabie Saoudite le 15 septembre, après l’occupation de l’ambassade de France au Koweït par les troupes irakiennes et que le Président de la République avait prononcé au sujet de la crise du Golfe un discours à l’ONU le 24 septembre. Le mois d’octobre fut un mois de relative accalmie avec la libération d’un certain nombre d’otages. On pouvait espérer que les choses évolueraient dans la bonne direction. A titre personnel, M. Jean-Pierre Chevènement s’efforçait de faire entendre cette voix auprès du Président de la République. Mais le discours du Président de la République à l’ONU avait laissé apercevoir que d’autres options étaient possibles.

A la fin du mois de novembre, le Conseil de sécurité a autorisé, non pas l’emploi de la force mais, à la demande de M. Chevarnadze, le recours aux " moyens nécessaires " à la libération du Koweït, ce qui signifiait assez clairement la guerre.

M. Jean-Pierre Chevènement a indiqué qu’il avait alors envoyé la lettre dans laquelle il demandait au Président de la République d’être relevé de ses fonctions.

Remontant plus loin dans le passé, M. Jean-Pierre Chevènement a évoqué des échanges assez vifs au sein du Gouvernement sur la politique qu’il convenait de conduire en Afrique. Ces échanges avaient eu lieu en mai et avaient porté leurs fruits dans le discours de La Baule du Président Mitterrand, dans lequel ce dernier avait exposé des orientations sur lesquelles M. Jean-Pierre Chevènement se trouvait en plein accord.

Le Ministre a souligné que, lors de la scène à laquelle il avait assisté sur la frégate Dupleix, il n’avait pas été consulté.

 

M. Jacques Pelletier a exposé que son témoignage ne porterait que sur la période où il avait exercé, avec un grand intérêt et une authentique passion, la charge de Ministre de la Coopération et du Développement, à savoir de mai 1988 à mai 1991.

Avant de parler de la région des Grands Lacs, il a rappelé quelques éléments importants pour la compréhension du contexte de cette époque. Le Gouvernement de Michel Rocard entendait suivre une politique dynamique en faveur des pays pauvres. Conformément aux voeux du Président de la République, la France voulait maintenir des liens étroits et une solidarité forte avec les pays d’Afrique. En matière d’aide au développement, la France consentait de gros efforts. Au cours des trois années où il avait exercé les fonctions de Ministre de la Coopération, les crédits budgétaires avaient beaucoup augmenté, pour se rapprocher du fameux seuil des 0,7 % du PIB. Le Gouvernement français était le principal, pour ne pas dire le seul, avocat de l’Afrique au sein des instances internationales. Que cela soit pour la réduction des dettes ou la renégociation des accords de Lomé, la France a dû montrer l’exemple et peser de tout son poids pour éviter que l’Afrique soit abandonnée à elle-même.

De même, le ministère de la Coopération avait des discussions quasi quotidiennes avec les experts du FMI et de la Banque mondiale, pour que les nécessaires plans d’ajustement structurel n’imposent pas des contraintes incohérentes ou insupportables aux Etats africains. La situation économique était très défavorable : les prix des matières premières, en particulier celui du thé et du café, étaient à leur cours le plus bas, le franc CFA était cher, les investissements privés peu nombreux.

Pour terminer de brosser à grands traits l’environnement de l’époque, M. Jacques Pelletier a évoqué une rupture majeure : la chute du mur de Berlin à la fin de l’année 1989. Cet heureux événement a entraîné une mobilisation de toutes les chancelleries pour maîtriser les conséquences de l’effondrement rapide de l’Europe de l’Est. Dans ce contexte, l’Afrique n’apparaissait plus prioritaire aux yeux de beaucoup et certains Africains estimaient que l’Europe allait les abandonner.

M. Jacques Pelletier répétait souvent à cette époque " le vent qui souffle de l’Est ne peut pas s’arrêter aux portes de l’Afrique ". Le sommet de La Baule allait clairement fixer l’objectif d’une marche des pays d’Afrique, chacun à son rythme et à sa manière, vers la démocratie et l’Etat de droit. En 1988, à son arrivée au ministère, seuls deux pays sur un peu plus de trente du champ de la coopération pouvaient être qualifiés de démocratiques : le Sénégal et l’Ile Maurice. Au début des années 1990, l’Afrique francophone ne connaissait pas une situation très brillante, ni économiquement ni politiquement. Le désintérêt pour ce continent est sans doute en partie responsable des drames qu’a connus l’Afrique centrale.

S’agissant plus précisément du Rwanda, M. Jacques Pelletier a fait valoir qu’il avait découvert ce pays dans les années 1984-1988 en tant que Président du Groupe d’amitié France-Afrique centrale du Sénat. Il s’est demandé si l’on aurait pu prévoir et, donc, empêcher le génocide qui s’y est déroulé.

M. Jacques Pelletier a exposé qu’à son arrivée rue Monsieur, le Rwanda n’était pas une priorité pour le ministère et que sa " réputation " était assez bonne. Ce pays était présenté comme la " Suisse de l’Afrique ". Son " Président-paysan " au pouvoir depuis quinze ans était issu de l’ethnie hutue, largement majoritaire (85 %), et soutenu par l’Eglise catholique qui avait une énorme influence. Le Président semblait faire quelques efforts d’ouverture envers la minorité tutsie, à qui il laissait prendre des responsabilités dans le domaine économique, mais pas dans le domaine politique. Par ailleurs, en comparaison avec le Burundi, où l’ethnie tutsie, au pouvoir bien que très minoritaire, avait provoqué des massacres en août 1988, le Rwanda apparaissait comme un pays plus apaisé.

Cela ne voulait pas dire que la situation était bonne, loin de là. Dès son premier voyage, il avait été impressionné par le travail des populations locales qui cultivaient le moindre mètre carré, y compris dans les villes. Le Rwanda était un jardin. Mais, en même temps, il avait été effrayé par la densité de la population (plus de 300 habitants/km²) et par la pression que cette densité entraînait sur le foncier. En dehors même des problèmes ethniques, cette situation était très lourde de risques et M. Pelletier s’est rappelé qu’il employait souvent l’expression : " il y a là un baril de poudre ".

Dès son arrivée au ministère, il a fait accélérer les projets de développement rural. Il a également essayé de favoriser une politique de contrôle des naissances afin d’éviter que les difficultés continuent de s’aggraver. Lors de ses entretiens avec le Président Habyarimana, en France ou au Rwanda, M. Jacques Pelletier a toujours beaucoup insisté sur la nécessité d’ouvrir le Gouvernement rwandais à l’opposition et à la minorité, bref de démocratiser son régime. Dans leurs conversations privées, le Président ne se montrait pas hostile à cette évolution. Il expliquait cependant qu’il ne pouvait pas aller trop vite, sinon il ne serait pas suivi ; la suite des événements a prouvé qu’il n’avait pas tort. Grâce à la coopération décentralisée, qui marchait bien, la France espérait aussi montrer par l’exemple ses vertus de ses principes politiques.

La question des réfugiés était également une préoccupation. Pendant l’été 1988, après les massacres au Burundi, beaucoup de réfugiés hutus étaient arrivés au sud du Rwanda. Très rapidement, M. Jacques Pelletier a déployé des moyens importants pour qu’ils rentrent dans leur pays, car il estimait que le Rwanda était incapable de supporter un afflux de population supplémentaire.

En revanche, il y avait un autre problème de réfugiés auquel M. Jacques Pelletier a reconnu qu’il n’avait sans doute pas assez porté attention, même s’il n’entrait pas dans son champ de compétences -l’Ouganda n’étant pas dans le " champ "-, c’était celui des réfugiés tutsis, nombreux en Ouganda, qui semblaient relativement intégrés dans leur nouveau pays, mais qui allaient être à l’origine des difficultés les plus graves.

Le 1er octobre 1990, quelques milliers de réfugiés rwandais d’Ouganda ont envahi le Rwanda, provoquant des massacres et une fuite de la population. Le Gouvernement français a très rapidement réagi en envoyant, à la demande du Gouvernement de Kigali, des munitions et une compagnie de parachutistes. Ce fut l’opération Noroît.

M. Jacques Pelletier a estimé que la logique de cette opération était parfaitement claire.

Tout d’abord, il était nécessaire de protéger et d’évacuer nos compatriotes qui pouvaient être menacés. Ensuite, il ne semblait pas possible de laisser renverser un Gouvernement par une minorité menant une action armée et violente en provenance et avec le soutien d’un pays étranger.

Il faut en effet se rappeler que les rebelles du FPR étaient très peu nombreux. Tous les rapports indiquaient, et l’exode de la population prouvait, qu’ils n’étaient absolument pas accueillis en libérateurs. Le caractère " étranger " de cette invasion provenait également du fait que ses chefs Fred Rwigyema et Paul Kagame étaient respectivement chef d’état-major adjoint et chef de la sûreté dans l’armée ougandaise. II semblait normal d’assurer la sécurité d’un pays avec lequel des accords de coopération nous liaient. Si la France n’avait pas réagi, elle aurait perdu la confiance de la plupart des pays d’Afrique. C’est ce qui avait été décidé également lors des différentes interventions au Tchad. Le principe de l’intangibilité des frontières proclamé régulièrement par l’OUA semblait aussi menacé, la victoire du FPR pouvant conduire à des réactions en chaîne dans toute la région.

Assurer la sécurité du Rwanda n’était pas le seul but du Gouvernement. Il voulait également faire évoluer le régime afin d’éviter la répétition de tels événements. C’est avec ce double objectif que M. Jacques Pelletier a conduit, à la demande du Président Mitterrand, au début du mois de novembre 1990, une mission de bons offices au Rwanda et dans les pays limitrophes où il a pu s’entretenir avec tous les responsables, notamment tous les présidents.

De ce voyage, il est ressorti que les protagonistes étaient d’accord sur trois points : la nécessité d’un cessez-le-feu et de la mise en place d’observateurs ; la tenue d’une conférence régionale pour traiter l’ensemble des problèmes et notamment celui des réfugiés ; l’ouverture politique à l’intérieur du Rwanda.

La négociation entre les parties au conflit fut difficile à mener en particulier pour deux raisons. La position exacte des pays limitrophes du Rwanda n’était pas toujours très claire et certains chefs d’Etat, comme les Présidents Mobutu et Museveni, par exemple, faisaient preuve d’une grande susceptibilité dans leurs relations mutuelles. Par ailleurs, il était difficile de mobiliser rapidement le système des Nations Unies ou nos amis occidentaux pour envoyer des observateurs ou pour accorder des contributions financières destinées à aider le pays à panser ses plaies le plus vite possible. Ces deux difficultés se sont accentuées lors des crises ultérieures.

M. Jacques Pelletier a souligné que le Gouvernement français avait eu deux objectifs dès le début du conflit : un objectif très visible, à savoir, aider un pays à assurer sa sécurité contre une agression extérieure, et un objectif dont on a moins parlé mais qui était tout aussi important, faire évoluer le régime en place. M. Pelletier a déclaré avoir personnellement exercé des pressions très vigoureuses auprès du Président Habyarimana. Le Président Mitterrand l’a rencontré également et lui a écrit pour l’inciter fortement à ouvrir son gouvernement.

Cet engagement de la France a eu des résultats tangibles qui allaient dans le bon sens. M. Jacques Pelletier a précisé que, quelques jours après son voyage dans la région, en octobre 1990, des milliers de Tutsis qui avaient été arrêtés au début de l’invasion ont été libérés. A la fin de l’année 1990, un avant-projet de charte nationale a été publié et un poste de Premier Ministre créé. Un cessez-le-feu a été signé en mars 1991 et une Constitution promulguée au mois de juin 1991.

A son départ du ministère en mai 1991, M. Jacques Pelletier n’estimait pas que le problème était résolu, mais il pensait, très honnêtement, que le plus grave avait été évité et qu’il fallait continuer à accompagner le Rwanda dans son évolution. La voie était ouverte vers l’accord d’Arusha, signé en août 1993. Malheureusement, les extrémistes des deux bords ne se sont pas réellement engagés dans cette logique de paix et c’est ce qui conduira au drame de 1994.

 

Le Président Paul Quilès a observé, à propos de l’attaque qui s’est déroulée à Kigali dans la nuit du 4 au 5 octobre, que certains témoins ou analystes l’ont présentée comme une simulation mise en scène par les autorités rwandaises pour faire pression sur la France et la décider à renforcer sa présence et son intervention.

Il a demandé à M. Jean-Pierre Chevènement et à M. Jacques Pelletier s’ils se souvenaient d’informations de cette nature. En effet, si les différents documents, témoignages et opinions concernant cet incident sont contradictoires, il semblerait néanmoins qu’une forte présomption conduise à penser que les autorités rwandaises avaient pu grossir le danger pour pousser les Français à renforcer leur présence.

Le Président Paul Quilès a également demandé si les ministres avaient disposé d’informations particulières concernant le FPR et s’ils avaient des contacts avec ce mouvement avant, pendant ou après l’opération Noroît.

 

M. Jean-Pierre Chevènement a déclaré qu’il n’avait disposé d’aucun élément d’appréciation lui permettant de savoir si l’attaque des forces anti-gouvernementales étaient feinte ou réelle. La décision de la France a été instantanée. Il n’avait pas d’informations particulières sur le Rwanda.

Il a rappelé qu’il avait eu à connaître de troubles en Afrique, notamment au Tchad, aux Comores et au Gabon, mais qu’à l’époque, ce qui dominait avant tout, c’était l’effondrement de l’Union soviétique et du monde bipolaire. Ce qui se passait au Rwanda faisait l’objet d’une communication directe entre l’état-major particulier du Président de la République et l’état-major des armées, le centre opérationnel interarmées et les forces présentes sur le terrain.

M. Jean-Pierre Chevènement a expliqué qu’il ne savait pas davantage si la Mission militaire de coopération et le ministère de la Coopération étaient associés à la gestion de la crise rwandaise. Il n’a pas le souvenir d’un seul conseil restreint où cette question ait été inscrite à l’ordre du jour, ni qu’elle ait été jamais évoquée dans les quelques mois qui ont suivi. C’était une affaire où le ministère de la Défense, en tout cas, n’a jamais été amené à intervenir. La seule procédure par laquelle il était informé était celle des comptes rendus que le ministre de la Défense a l’habitude de trouver sur son bureau.

A propos de l’engagement de l’opération Noroît, M. Bernard Cazeneuve a rapporté que des témoins politiques et militaires, ainsi qu’un certain nombre de documents transmis à la mission indiquaient qu’au moment des événements d’octobre 1990, une cellule de crise avait réuni l’ensemble des administrations concernées des ministères des Affaires étrangères, de la Défense et de la Coopération. Cette cellule a pris la décision de mettre en oeuvre un dispositif destiné avant tout à évacuer les ressortissants français en cas de dégradation de la situation, l’évacuation militaire étant placée sous la responsabilité du Chef d’état-major des Armées et non de l’état-major particulier du Président de la République.

Il a demandé si le Président de la République, lors de la réception de la dépêche sur la frégate Dupleix, avait donné immédiatement les instructions à cet effet ou si un dialogue s’était engagé entre l’amiral Lanxade, M. Jean-Pierre Chevènement et le président de la République sur l’opportunité de l’intervention.

Il a souhaité savoir si, une fois rentré à Paris, M. Jean-Pierre Chevènement avait été amené à donner des instructions au Chef d’état-major des Armées concernant les objectifs assignés à l’opération Noroît et lesquelles.

 

M. Jean-Pierre Chevènement a précisé qu’il n’y avait eu aucun dialogue. Le Président de la République a donné une directive ; elle a été exécutée immédiatement. Si une réunion s’est tenue, ce fut hors de sa présence et il n’en a pas eu connaissance.

 

M. Jacques Pelletier a estimé que l’attaque du mois d’octobre 1990 était bien réelle mais que le gouvernement et le président rwandais en avaient probablement exagéré l’ampleur. La seconde attaque, début janvier, a été plus forte.

Quant aux relations avec le FPR, il a rencontré en Tanzanie des représentants de ce mouvement au cours de sa mission de novembre 1990, pour vérifier s’ils étaient d’accord avec les trois points de convergence qu’il a mentionnés dans son exposé introductif.

Quant aux modalités d’association des différents ministres à la décision d’intervention, M. Jacques Pelletier a confirmé le témoignage de M. Jean-Pierre Chevènement : la décision a été prise par le Président de la République hors de France de la façon qui a été décrite suite à une demande transmise par la cellule africaine de l’Elysée.

Une cellule de crise a été mise en place, par la suite, pour veiller notamment à la bonne évacuation des ressortissants français et des ressortissants étrangers qui le souhaitaient. Elle fonctionnait normalement, avec l’ensemble des partenaires habituels. Mais au départ, les ministres n’ont pas été associés, ni le celui de la Défense ni le celui de la Coopération.

 

Le Président Paul Quilès a rappelé que, selon la Constitution, le Président de la République est le chef des armées. Lorsqu’il s’agit d’opérations, il a donc un rôle particulier à jouer. Ce n’est pas en tant que Président de la République qu’il agissait, mais en tant que chef des armées. Savoir si la Constitution est pertinente ou pas sur ce point est un autre débat, mais c’est ainsi qu’elle fonctionne.

 

M. François Lamy a relevé les termes employés par MM. Chevènement et Pelletier à propos du FPR : " réfugiés ", puis, " invasion étrangère " et enfin " forces antigouvernementales ".

Il a demandé si une réflexion a été menée à partir de 1990, lorsque le problème s’est posé réellement, pour analyser la nature de ce mouvement et des problèmes, surtout politiques, que soulevait son action.

Par ailleurs, si la Constitution confère au Président de la République des pouvoirs nettement définis en tant que chef des armées, les termes sont moins clairs en matière de politique étrangère, même si l’on a été amené à parler à ce sujet de " domaine réservé ". M. François Lamy a donc demandé des précisions sur la gestion d’une crise comme celle du Rwanda entre 1988 et 1991 : comment les différents acteurs -le ministre de la coopération, le premier Ministre, le ministre des Affaires étrangères, le Président de la République, l’équipe africaine de la Présidence de la République- définissaient leur rôle les uns par rapport aux autres. Il a souhaité savoir qui donnait les orientations et qui gérait au quotidien.

 

M. Jean-Pierre Chevènement a expliqué que le ministère de la Défense n’intervenait que dans le domaine strictement militaire. Il a eu, par exemple, à connaître des conséquences de l’assassinat du Président Abdallah aux Comores. C’est l’armée française qui, à l’époque, a permis une transition pacifique, sans qu’une goutte de sang n’ait été versée. Ce succès a été dû à la remarquable qualité et à l’efficacité des troupes et des officiers français qui ont su, en quelque sorte, prendre en main la garde prétorienne constituée par Bob Denard.

Inversement à la même époque, au moment où Idriss Déby envahissait le Tchad par l’Est, les troupes françaises ont reçu la consigne de ne pas s’interposer. La crise s’est terminée par la démission d’Hissène Habré.

Au Gabon, lorsque des émeutes et des troubles ont éclaté à Port-Gentil et à Libreville même, les forces françaises ont été dépêchées avec mission d’assurer la protection des ressortissants français. Elles se sont très bien acquitté de cette mission, puisqu’il aurait pu y avoir mort d’hommes dans des conditions particulièrement atroces ; certains de nos compatriotes aspergés d’essence sont passés très près de la mort. La présence de l’armée française a été un moyen de contenir une crise qui aurait pu dégénérer en affrontements graves.

Le problème des conditions dans lesquelles la France était amenée à soutenir un certain nombre de régimes, alors qu’aucun mécanisme d’évolution démocratique du pouvoir n’était perceptible, a été évoqué. Cette situation a entraîné un débat assez vif au sein du Gouvernement qui s’est traduit quelques semaines plus tard, fin juin, par le discours de La Baule, lequel a marqué une réorientation de la politique africaine française.

 

M. Jacques Pelletier a estimé qu’il n’était pas commode de définir les " réfugiés ", que l’on a appelés ensuite " éléments extérieurs ". Ils s’agissait de personnes réfugiées depuis longtemps, une trentaine d’années. On pensait qu’elles étaient complètement intégrées en Ouganda. Le Président Museveni à qui l’on demandait de réduire l’aide qu’il apportait à ces " réfugiés " ou ces " éléments extérieurs ", était embarrassé car les Tutsis rwandais avaient contribué largement à son arrivée au pouvoir. Il avait une dette de reconnaissance vis-à-vis de ces hommes qu’il n’a pas empêchés de s’armer et de s’équiper avec, probablement, des appuis extérieurs.

Ils étaient réfugiés, mais on pensait qu’ils étaient mieux intégrés en Ouganda qu’ils ne l’étaient en réalité. Ils avaient toujours comme but de revenir chez eux, ce qui finalement paraît assez logique.

Quant à la gestion de la politique africaine, M. Jacques Pelletier a déclaré qu’il ne s’était jamais trop posé de questions à ce sujet car la coordination jouait à plein. Aujourd’hui le ministère de la Coopération est passé sous l’égide du ministère des Affaires étrangères mais, à l’époque, il était relativement indépendant. Il fallait que l’entente soit parfaite entre le ministre de la Coopération et celui des Affaires étrangères mais surtout entre celui de la Coopération et celui des Finances qui gérait plus des deux tiers de l’aide publique au développement. La véritable difficulté résidait dans la coordination des actions des ministères des Finances et de la Coopération, mais s’y attaquer était une partie très difficile, que tous les ministres de la Coopération et des Affaires étrangères ont perdue.

Lors de son arrivée au ministère de la coopération en 1988, M. Pelletier a demandé et obtenu qu’une concertation soit organisée régulièrement entre les différents partenaires. Tous les quinze jours, une réunion se tenait à cet effet à l’Elysée sous l’égide de l’ambassadeur Arnaud, qui s’occupait de la cellule africaine. Elle réunissait le directeur ou le directeur-adjoint du cabinet du ministre des Affaires étrangères, le directeur de cabinet du ministre de la Coopération, un représentant de la Caisse française de développement, un représentant du Trésor et souvent un responsable du cabinet de Matignon. De sorte que tous les quinze jours l’ensemble des problèmes qui touchaient à l’Afrique était examiné. Chacun faisait part de ses informations des quinze jours précédents et les décisions étaient prises dans le cadre de cette réunion. De sorte que pendant les trois ans où il a exercé les fonctions de ministre de la coopération, M. Jacques Pelletier n’a pas constaté de dysfonctionnement.

Au moment des faits que rappelait M. Jean-Pierre Chevènement, concernant le Tchad, le Gabon, les Comores, le ministère de la Coopération était un peu en retrait et celui de la Défense exerçait une influence prépondérante. Toutefois, même dans ces périodes de tensions militaires, une cellule de crise se réunissait fréquemment pour essayer de bien cerner l’ensemble des problèmes et de définir une position commune.

 

M. Pierre Brana a noté que le déclenchement de l’opération Noroît a été décidée par le Président de la République, chef des armées. Il a cité à ce propos une déclaration du Premier ministre de l’époque, M. Michel Rocard, qui, le 6 octobre 1990, déclarait sur TF1 : "Nous avons envoyé des troupes pour protéger les ressortissants français, rien de plus. C’est une mission de haute sécurité et un devoir républicain mais, en quelques jours, les ressortissants qui le désiraient ont pu être évacués." A ce moment la mission initiale était terminée ; or, les soldats sont restés. Il a demandé s’il y avait eu débat sur ce maintien des troupes et ce qui avait motivé à ce moment-là le changement de perspectives de l’intervention militaire.

Il a estimé que la différenciation sémantique entre " rebelles étrangers " et " réfugiés " voulant revenir par la force dans leur pays n’était pas neutre. Dans un cas, on est en présence d’une invasion étrangère, ce qui peut justifier une assistance ; dans l’autre, c’est une guerre civile et un conflit " rwando-rwandais ".

M. Pierre Brana a relevé que, contrairement à ce qui s’était passé au Burundi après les événements d’août 1988, la guerre d’octobre 1990 au Rwanda n’avait pas abouti à un débat sur la réconciliation nationale. Le Ministre Jacques Pelletier a beaucoup insisté sur ses démarches auprès des différents protagonistes lors de sa mission de novembre 1990. M. Brana lui a demandé à ce propos s’il avait eu la possibilité de dire un peu brutalement au Président Habyarimana qu’il lui fallait faire un effort en vue de la réconciliation nationale sans quoi la France serait amenée à retirer ses troupes ou s’il avait jugé préférable de chercher à gagner du temps.

 

M. Jacques Pelletier a indiqué que l’on avait envoyé au Rwanda d’abord 150 hommes, puis 300, enfin 600 en 1992-1993.

Le Président Habyarimana appelait le Président Mitterrand toutes les semaines en lui demandant de ne surtout pas retirer les forces françaises. Ces troupes n’ont pas participé à des assauts contre les rebelles qui entraient au Rwanda, mais il est certain que leur présence, à côté des forces belges ou autres, a été dissuasive. On l’a vu un peu partout, notamment au Gabon. Il est vraisemblable que le Président Habyarimana tenait beaucoup à cet effet de dissuasion et souhaitait pour cette raison garder au moins quelques soldats français sur son territoire. A cette époque, les assistants militaires techniques étaient très peu nombreux : dix-sept environ.

Dans l’hypothèse d’une invasion étrangère, la position de la France était justifiée. Il faut rappeler que les deux principaux chefs des rebelles de l’époque étaient chefs d’état-major adjoint et chef de la sûreté de l’armée ougandaise. On pouvait difficilement dire qu’il s’agissait de Rwandais qui revenaient chez eux étant donné les fonctions très importantes qu’ils occupaient dans l’armée d’un pays voisin.

 

M. Jean-Pierre Chevènement a ajouté que l’on ne pouvait pas parler de changement d’orientations puisque le Président de la République n’avait pas donné d’orientations mais simplement l’instruction de répondre positivement à la demande du Président Habyarimana.

Quant au problème de savoir s’il s’agissait d’une guerre étrangère ou d’une guerre civile, cela ne changeait rien du point de vue de la sécurité des ressortissants français.

 

M. Jacques Pelletier a expliqué que le Rwanda était le pays d’Afrique où il s’était rendu le plus souvent : sept ou huit fois avant d’être au gouvernement et après. Il a connu beaucoup de Tutsis, de Hutus, de dirigeants et de Français qui y ont travaillé. Il pouvait dire que, dans ses contacts personnels, aussi bien en France qu’à Kigali, il avait été très ferme vis-à-vis du Président Habyarimana, évidemment pas dans une conférence de presse, mais en privé. Le président Habyarimana était un faible et un timide, qui était très vite repris en main par son cercle familial et son entourage immédiat hostiles à toute renonciation à des postes de pouvoir.

 

M. Bernard Cazeneuve a cité des extraits des télégrammes relatifs à la visite à Kigali de M. Jacques Pelletier au mois de novembre 1990, et notamment le passage suivant : "Nous avons évité le pire, à savoir la guerre tribale, en aidant le Président Habyarimana à reprendre son pays en main... Ainsi s’explique également qu’il nous demande d’intégrer directement notre assistance militaire dans les états-majors."

Ce même télégramme rendait compte d’un entretien avec le président Habyarimana au cours duquel effectivement M. Jacques Pelletier avait exercé des pressions très fortes pour que le Rwanda démocratise son régime. Evoquant la coopération militaire, l’ambassadeur notait: " M. Habyarimana a demandé que celle-ci soit renforcée tant sur le plan matériel que sur celui de l’assistance technique. Il voudrait qu’un conseiller de haut niveau soit placé auprès de son armée pour en diriger la réorganisation, notamment en ce qui concerne l’escadrille, les blindés et les parachutistes. M. Pelletier donne un agrément de principe sur ce point."

M. Bernard Cazeneuve a demandé quelles étaient les raisons qui avaient présidé à cet accord, quel était le rôle qui avait été assigné à l’officier français participant aux réunions de l’état-major rwandais et s’il avait été opportun d’accéder à cette demande.

 

M. Jacques Pelletier a indiqué qu’à chaque fois qu’il rencontrait le Président Habyarimana, celui-ci demandait des munitions et des équipements supplémentaires. Il y avait en 1990 et 1991, dix-sept coopérants techniques militaires. Certains de ces coopérants pouvaient être dans des états-majors, d’autres sur le terrain, mais c’était peu par rapport aux 5 000 militaires de l’armée rwandaise dont le nombre est passé par la suite à 20 000, puis à 30 000 ou 40 000.

M. Jacques Pelletier a souligné que les autorités françaises n’avaient pas fait, au Président du Rwanda, le promesse formelle de lui accorder une coopération militaire aussi renforcée qu’il le souhaitait.

 

M. Bernard Cazeneuve a précisé que les témoignages recueillis par la mission et le télégramme qu’il venait de lire, confirmaient qu’un officier français avait participé aux réunions de l’état-major rwandais jusqu’à la fin de l’année 1993.

A propos de la politique d’aide au développement, il a évoqué le rapport de fin de mission de l’Ambassadeur Martres qui soulignait l’augmentation très sensible des décaissements de la France au Rwanda entre 1989 et 1991. Ceux-ci sont passés d’un montant d’environ 120 millions de francs en 1989 à près de 192 millions de francs en 1991.

Il a demandé quelles étaient les raisons de l’accroissement de cette aide et s’il se justifiait par la nécessité d’accompagner la politique d’ajustement structurel afin de faciliter les réformes démocratiques demandées au Président Habyarimana.

Dans son rapport de fin de mission, l’Ambassadeur Martres notait également que deux concours exceptionnels de nature budgétaire ont été octroyés au Rwanda en 1990 et 1991 : un premier de 70 millions de francs en 1990 pour l’achat de l’avion présidentiel et un second, également de 70 millions de francs, en 1991 pour participer au programme d’ajustement structurel.

M. Cazeneuve a souhaité savoir qui avait pris la décision d’affecter cette aide de 70 millions de francs à l’achat de l’avion présidentiel, s’il était judicieux de consacrer une telle somme à cet achat alors que le Rwanda devait précisément conduire une politique d’ajustement structurel.

Il a rappelé qu’il avait été dit à plusieurs reprises devant la mission d’information qu’en novembre 1990, M. Jacques Pelletier, en présence de Jean-Christophe Mitterrand, avait fait pression sur le Président Habyarimana pour que soient supprimées les cartes d’identité qui mentionnaient l’appartenance ethnique des Rwandais. Il a été dit également, mais sans que les choses ne soient vraiment précisées, que le ministère de la Coopération s’était engagé à assurer le suivi de cette affaire pour aider à l’établissement des nouvelles cartes.

M. Cazeneuve a demandé si cette question avait été effectivement évoquée devant le Président Habyarimana, quelle avait été sa réaction et quel suivi de l’application d’une éventuelle décision en ce domaine avait été assuré par l’administration de la Coopération.

 

M. Jacques Pelletier a apporté des précisions à propos de l’aide accordée au Rwanda. Il y avait dans ce pays à peu près 115 coopérants qui faisaient partie du personnel de la Coopération. Les projets concernaient essentiellement le domaine de la formation qui absorbait 40 % de l’aide, puis le domaine rural qui en représentait 25 % et celui de la santé pour 10 %, le reste était consacré aux routes, aux communications.

Tous les ans, en raison des difficultés économiques dues à la baisse des prix des matières premières dans les différents pays, une mission étudiait, de manière approfondie, le budget de chacun d’eux. Cette mission était composée de représentants du Trésor, de la Caisse française de coopération et du ministère de la Coopération. A leur retour de mission, ces trois personnes formulaient leurs conclusions sur la procédure d’ajustement structurel et précisaient le montant de l’aide qu’il fallait attribuer à tel ou tel pays. Pour le Rwanda, ce montant a représenté à peu près 70 millions de francs.

La décision concernant l’avion a été prise par l’Elysée. Le Président Habyarimana disposait d’une vieille Caravelle qui avait dû être donnée du temps du général de Gaulle et qui avait fait largement son temps. L’enclavement du pays nécessitait pour les déplacements de son président l’octroi d’un avion. La décision a été prise par l’Elysée et un " bleu " de Matignon a accordé à cet effet un budget de 60 millions de francs, imputable sur l’aide budgétaire, pour l’achat d’un Falcon 50 d’occasion et des pièces détachées correspondantes. La décision prévoyait également la mise à disposition d’un pilote, d’un copilote et d’un mécanicien -qui ont été tués dans l’attentat de 1994.

L’affaire a été confiée au ministère de la Coopération, car les autres ministères ne souhaitaient pas s’en charger. Celui-ci a donc acheté, après pas mal d’appels d’offres, un Falcon 50, qui a été payé 57 millions de francs, les 3 millions de francs restants étant consacrés aux pièces détachées.

 

M. Bernard Cazeneuve a demandé si le contrat qui liait les membres de l’équipage au ministère de la Coopération, via la Satif, avait été signé dès 1990.

 

M. Jacques Pelletier a déclaré, qu’à son avis, tous les contrats avaient été signés en 1990. La décision de donner un nouvel avion au Président Habyarimana a été prise au début de 1990, alors qu’il fallait le livrer avant le sommet de la Baule, ce qui ne laissait que trois mois pour procéder à son achat, à sa révision et à son envoi. Tous les contrats ont donc dû être signés à cette époque.

A propos des cartes d’identité, M. Pelletier a confirmé avoir dit au Président Habyarimana en novembre 1990 que le fait qu’elles portent une mention ethnique lui paraissait ahurissant. Le président Habyarimana trouvait cette indication normale car il en avait toujours été ainsi. La pratique en avait été établie du temps des Belges et l’on avait continué. Le président Habyarimana lui avait toutefois dit qu’il pensait que cette mention pouvait être supprimée. A la connaissance de M. Jacques Pelletier, il n’y a pas eu de demandes d’aide du gouvernement rwandais pour la fabrication de cartes d’identité sans mention ethnique. On ne peut donc dire que le ministère de la Coopération ait renâclé. M. Jacques Pelletier a précisé qu’il n’avait pas revu le Président Habyarimana après la réunion où il a eu l’occasion d’évoquer l’indication de l’appartenance ethnique sur les cartes d’identité et qu’on ne lui a plus parlé de cette question.

 

M. François Lamy a évoqué le témoignage de M. Jean-Christophe Mitterrand selon lequel la principale fonction de la cellule africaine à l’Elysée était une fonction d’information et de conseil. Or, on a pu lire aussi bien dans la presse que dans différentes publications qu’elle pouvait avoir un rôle plus important.

M. François Lamy a également souhaité savoir comment se passait la gestion d’un dossier comme celui du Rwanda au quotidien, qui était amené à prendre des décisions, que ce soit pour des détails ou pour des affaires plus importantes, et si l’on pouvait estimer qu’apparaissaient dans l’appareil d’État certains dysfonctionnements.

Il a également rapporté que la presse estimait que le Président Mitterrand portait une attention très particulière au problème rwandais. Il a demandé à M Jacques Pelletier, qui a indiqué que le Président Habyarimana appelait chaque semaine le Président Mitterrand, ce qui pouvait expliquer cette attention du président Mitterrand et quelles relations directes il entretenait avec le président du Rwanda.

 

M. Jacques Pelletier a confirmé que l’équipe africaine de l’Elysée était surtout chargée d’informer le Président et de prendre des contacts à sa demande. En général, ces contacts étaient toujours répercutés au niveau du ministère de la Coopération. Il n’y a eu aucun dysfonctionnement pendant les trois ans où il occupait ses fonctions. Il s’est toujours efforcé de coordonner les actions du ministère avec celles des autres acteurs sur le plan national, mais aussi sur le plan international. Avant de partir en novembre pour sa mission d’information, par exemple, M. Jacques Pelletier a rencontré le ministre belge des Affaires étrangères pour s’assurer qu’ils étaient bien sur la même ligne. A chaque voyage dans un pays africain, il rencontrait toujours les chargés de mission des différents pays de l’Union européenne.

En période de crise, la cellule de crise se réunissait parfois tous les jours et même plusieurs fois par jour, surtout quand il s’agissait de l’évacuation de Français. Ce fut le cas, comme le rapportait M. Jean-Pierre Chevènement, à propos du Gabon, du Tchad et du Rwanda à deux reprises. Pour le reste, la mission Noroît échappait au ministre de la Coopération ; elle relevait du domaine militaire, c’est à dire du Président de la République et du ministère de la Défense. Pour ce qui est de la coordination de l’aide, budgétaire notamment, accordée au Rwanda comme aux autres pays, il y avait bien sûr des procédures régulières, qui ont bien fonctionné.

Quant à l’attention particulière accordée au Rwanda par M. François Mitterrand, M. Jacques Pelletier a estimé que les deux présidents s’entendaient bien. Lui-même s’entendait également bien avec le Président Habyarimana, alors qu’il n’en allait pas de même avec le Président Mobutu.

Le président Habyarimana lui a toujours paru être un homme de bonne volonté. Par comparaison avec le Burundi où il y avait eu, en 1988 notamment, des massacres de dizaines de milliers de personnes, le Rwanda apparaissait plus calme et l’on avait l’impression que le Président rwandais s’efforçait sincèrement de marier plus harmonieusement les deux ethnies.

Selon M. Jacques Pelletier, le drame du Burundi et du Rwanda tenait à ce qu’il n’y avait que deux ethnies. Dans la plupart des autres pays d’Afrique, il y en a au moins trois ou quatre. La situation est plus facile à gérer parce qu’il y en a toujours une qui peut s’interposer en cas de conflit entre les autres.

 

M. Pierre Brana a rappelé que M. Jean-Christophe Mitterrand a rédigé le 19 octobre 1990 une note au Président de la République qui comportait deux parties. La première visait à demander une concertation générale dans la région, ce à quoi M. François Mitterrand a répondu positivement. Dans la seconde partie, il était demandé si une présence militaire française devait être maintenue aussi longtemps qu’une solution n’aurait pas été trouvée. La réponse de François Mitterrand dans la marge fut " non ".

M. Brana a alors demandé si le Président Habyarimana avait été mis en demeure de trouver rapidement une solution, faute de quoi la présence militaire française ne serait pas maintenue.

M. Brana a demandé également si M. Jacques Pelletier avait eu l’occasion d’évoquer à nouveau, après son entretien de novembre 1990, la question des cartes d’identités avec le Président Habyarimana et si notre ambassadeur lui a rappelé la position de la France sur cette question.

 

M. Jacques Pelletier a déclaré qu’il pensait qu’aucune demande d’aide pour la fabrication de nouvelles cartes d’identité n’avait été faite, mais que cette circonstance n’était pas, en soi, étonnante. La modification des cartes d’identité ne représentait pas une dépense considérable et le Rwanda pouvait la prendre en charge sur son budget ou s’adresser à un autre pays parce que, heureusement, la France n’était pas la seule à avoir une coopération avec le Rwanda. Il est vrai que le ministère aurait probablement dû relancer l’affaire, mais cela n’a pas été fait. M. Pelletier n’a pas su si l’ambassadeur avait renouvelé la demande de suppression de la mention ethnique sur les cartes d’identité. On peut supposer que le Président Habyarimana était de bonne foi mais que son entourage et son équipe rapprochée de Hutus très durs se sont opposés à ce changement.

Il est certain que le Président de la République voulait qu’une concertation s’engage dans la région. En ce qui concerne sa présence militaire, la France a exercé un peu de chantage sur le Président Habyarimana en lui disant qu’elle voulait bien assurer la sécurité du Rwanda mais qu’une ouverture démocratique de son régime était nécessaire. M. Habyarimana a accepté cette demande. Des efforts ont été faits : il a libéré des Tutsis, il a nommé un premier Ministre et promulgué une Constitution. On ne peut pas dire qu’aucune mesure n’ait été prise, mais les changements n’ont pas été conduits assez rapidement. De plus, il est probable qu’une entreprise de sabotage freinait toutes les décisions d’ouverture qui étaient prises et dont certaines auraient pu aller plus loin.

 

M. Bernard Cazeneuve a demandé à M. Jacques Pelletier s’il avait participé à l’entretien entre le Président Mitterrand et le Président Habyarimana à Paris le 18 octobre et quels en avaient été le contenu et l’ambiance.

 

M. Jacques Pelletier a répondu qu’il avait assisté à cette rencontre, comme c’était l’usage. L’ambiance était bonne mais le président Mitterrand a été très ferme vis-à-vis du Président Habyarimana à cette occasion, comme dans les lettres qu’il lui a envoyées par la suite. Il le sommait pratiquement de constituer un gouvernement aussi bien avec l’opposition intérieure hutue qu’avec les Tutsis de l’intérieur et les rebelles de l’extérieur qui ne demandaient pas mieux.

Dans l’ultime gouvernement, sur vingt ministres, seuls cinq appartenaient à l’ancien parti unique du Président Habyarimana. Les efforts déployés pour la démocratisation du Rwanda avaient malgré tout payé, peut-être trop tard. Il est certain que le Président Habyarimana, à la fin de l’exercice, était très " dévalué ". Il avait beaucoup moins d’autorité, ce qui a peut-être contribué aux événements de 1994.

 

M. François Lamy a demandé des précisions concrètes sur la création en mars 1991 d’un détachement d’assistance militaire et d’instruction (DAMI) qui dépendait administrativement du ministère de la Coopération.

 

M. Jacques Pelletier a répondu que la création de ce détachement a été décidée dans le bureau de l’Ambassadeur Arnaud et qu’ensuite, la consigne a été donnée au ministre de la Défense de le mettre en place puisque ces personnels sont pris sur ses effectifs militaires.

 

M. François Lamy a demandé s’ils étaient gérés administrativement par le ministère de la Coopération.

 

M. Jacques Pelletier a précisé qu’ils étaient payés par le ministère de la Coopération. Il a expliqué qu’en février 1991, l’envoi d’un DAMI de trente hommes a été décidé pour renforcer les dix-sept assistants techniques. Ces militaires étaient en principe envoyés au Rwanda pour une période très courte, de quatre ou cinq mois, alors que les personnels d’assistance technique l’étaient pour plusieurs années.

 

M. François Lamy a observé que cette situation posait un problème : les instructions initiales sont données par le chef d’état-major des armées et l’on passe ensuite à une gestion administrative par le ministère de la Coopération. Il a demandé quel était le rôle des militaires de la rue Monsieur et leurs relations avec les militaires en coopération.

 

M. Jacques Pelletier a indiqué que le colonel Galinié était chargé, à l’époque, de diriger à Kigali l’ensemble des personnels militaires, aussi bien assistants techniques que membres du DAMI. Le général qui commandait la mission militaire de la coopération à Paris et le colonel qui commandait sur place correspondaient entre eux et étaient également en liaison avec l’état-major des armées, bien évidemment.

 

Audition du Général Jean-Claude LAFOURCADE, COMFORCES-Turquoise (22 juin-21 août 1994), et du Colonel Patrice SARTRE, Chef du groupement Nord-Turquoise (22 juin-21 août 1994)

(séance du 17 juin 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Général Jean-Claude Lafourcade a d’abord présenté la situation au Rwanda au début de l’opération Turquoise. Il a exposé que les forces du FPR, qui s’étaient engagées au Rwanda depuis l’Ouganda à la suite des événements dramatiques d’avril 1994, avaient envahi en deux mois de combat toute la partie est du pays. Il a ajouté que le 18 juin 1994, au moment où la France décidait d’entreprendre une opération humanitaire, les forces armées rwandaises tenaient encore une partie de la capitale, Kigali, et l’axe reliant celle-ci à la ville de Kayanza, au Burundi, par Butare. Il a précisé que, dans l’ouest du pays, les bandes formées de civils ou de militaires hutus incontrôlés continuaient à massacrer dans l’excitation leurs concitoyens, tutsis et hutus autres qu’extrémistes. Des milliers de personnes hutues et tutsies avaient été massacrées. Beaucoup d’entre elles fuyaient les tueries comme elles pouvaient. Certains de ces survivants avaient trouvé un asile précaire dans des camps placés sous la protection symbolique d’organisations caritatives ou de congrégations religieuses, d’autres se terraient dans les villes et les campagnes en attendant la fin des combats. Tous souffraient de maladies, de malnutrition et, parfois, de blessures nécessitant soins et médicaments alors que toutes les organisations humanitaires avaient quitté la zone à cause de l’insécurité qui y régnait.

Après avoir indiqué qu’à Kigali les 400 Casques bleus de la MINUAR n’avaient pas la possibilité d’intervenir et ne pouvaient pas être renforcés avant deux ou trois mois, et qu’un cessez-le-feu instauré le 15 juin après-midi avait été rompu le matin du 16 par le bombardement du centre ville par le FPR depuis les collines environnantes, il a rappelé que devant l’étendue de ces massacres, les lenteurs de la mise en place de la force d’interposition renforcée de l’ONU et l’impact de ce déchaînement de violence sur l’opinion publique, la France avait proposé d’intervenir au Rwanda et saisi les Nations Unies le 19 juin. Le 22 juin, par la résolution 929, le Conseil de Sécurité donnait mandat à la France d’intervenir au Rwanda. Les termes de ce mandat étaient " de contribuer, de manière impartiale, à la sécurité et à la protection " des populations menacées au Rwanda. L’opération était placée sous commandement national français et régie par les dispositions du chapitre VII de la charte des Nations Unies, autorisant l’emploi de tous les moyens nécessaires, autrement dit de la force. La durée de l’opération était limitée à deux mois, c’est-à-dire au laps de temps estimé nécessaire par l’ONU pour mettre sur pied sa force d’interposition de 5 500 hommes, la MINUAR II, qui allait être placée sous les ordres du Général Romeo Dallaire.

Le Général Jean-Claude Lafourcade a fait deux observations sur ce mandat.

Il a d’abord estimé que la rédaction de cette résolution, dont la diplomatie française avait eu l’initiative, répondait pour la première fois aux voeux des militaires en matière d’interventions extérieures, d’une part parce que la référence aux dispositions du chapitre VII de la charte de l’ONU autorisant l’usage de la force leur permettait non seulement de remplir leur mission en neutralisant ceux qui voulaient s’y opposer, mais surtout d’assurer leur sécurité et d’autre part parce que la limitation de la durée de l’opération à deux mois évitait tout risque d’enlisement.

Ensuite, il a fait observer que si le mandat donnait au commandant de la force une grande liberté d’action, puisqu’il ordonnait d’assurer la sécurité et la protection des populations menacées au Rwanda, sans autres précisions, il comportait aussi une gageure dans la mesure où, sachant le soutien que la France avait apporté au gouvernement de ce pays les années précédentes, il disposait que cette mission devait être menée de manière impartiale.

Le Général Jean-Claude Lafourcade a alors présenté le dispositif de l’opération Turquoise. Il a indiqué qu’en tant que commandant de l’opération, il disposait d’un poste de commandement interarmées de théâtre (PCIAT), directement relié au centre opérationnel interarmées (COIA) de Paris, c’est-à-dire au Chef d’Etat-major des Armées, l’Amiral Jacques Lanxade. Ce PCIAT devait être implanté à proximité immédiate du théâtre rwandais pour des raisons opérationnelles et, en même temps, bénéficier des facilités d’accès indispensables à son fonctionnement, notamment d’une plate-forme aérienne. Après accord des autorités zaïroises, le site de Goma au Zaïre avait donc été choisi pour son implantation.

Il a ajouté que le dispositif multinational Turquoise, placé sous commandement français, avait regroupé 3 060 hommes dont 508 étrangers, exclusivement des Africains du Sénégal, de la Guinée Bissau, du Tchad, de la Mauritanie, d’Egypte, du Niger et du Congo. Il a estimé que c’était l’honneur de ces pays de s’être joints à la France à ce moment-là.

Il a expliqué que le déploiement de la force s’était effectué exclusivement par voie aérienne et souligné que la mise en place en une dizaine de jours de plus de 3 000 hommes, de 700 véhicules et de 8 000 tonnes de matériels avait démontré un savoir-faire militaire que peu de pays possédaient. La majorité des moyens de combat avait été envoyée depuis des unités prépositionnées en Afrique -en Centrafrique, au Gabon, à Djibouti- ainsi qu’à La Réunion ; cette solution avait permis de gagner du temps et de disposer de troupes professionnelles immédiatement entraînées et surtout acclimatées.

Il a ensuite précisé l’articulation du dispositif déployé au Rwanda.

Le dispositif avait d’abord compris trois groupements, le groupement des opérations spéciales, commandé par le Colonel Jacques Rosier, dans la région de Gikongoro, c’est-à-dire à l’est, le groupement nord, commandé par le Colonel Patrice Sartre, dans la région de Kibuye et le groupement sud, commandé par le Lieutenant-Colonel Jacques Hogard, dans la région de Cyangugu.

Fin juillet, un cessez-le-feu étant intervenu et la situation s’étant stabilisée, le groupement des opérations spéciales a été rapatrié et remplacé par le bataillon africain. Plus précisément, le groupement du Colonel Jacques Rosier a été remplacé par des unités provenant du groupement nord du Colonel Patrice Sartre et placées sous le commandement d’un colonel, le Colonel Patrice Sartre intégrant à son dispositif le bataillon africain et le Lieutenant-Colonel Jacques Hogard conservant le groupement sud.

Le Général Jean-Claude Lafourcade a alors décrit le déroulement de l’opération. Il a souligné que la période du 22 juin au 22 août avait été marquée par l’évolution rapide de la situation politico-militaire qui avait imposé au commandement de l’opération de procéder à des adaptations permanentes des postures, du dispositif et des modes d’action. Il a fait observer que la définition du concept de zone humanitaire sûre en était une illustration, les ministères des Affaires étrangères et de la Défense ayant mis au point ce concept face aux événements, lorsque l’opération s’est trouvée confrontée au FPR.

Dans cette période, il a distingué une première phase, du 22 au 28 juin correspondant à la mise en place, par voie aérienne, au Zaïre du premier échelon de la force, en même temps qu’étaient conduites au Rwanda des opérations limitées, de façon à marquer au plus vite la détermination et le sens humanitaire de l’intervention, et arrêter immédiatement les massacres. Il a précisé que c’est ainsi que le groupement des opérations spéciales avait assuré, dès le 23 juin, la protection du camp de réfugiés de Nyarushishi, regroupant 10 000 Tutsis, à une dizaine de kilomètres de la frontière zaïroise, près de Cyangugu. Il a ajouté que cette phase avait été particulièrement délicate, compte tenu du faible volume des moyens alors engagés au Rwanda et de la nécessité d’organiser, au même moment, l’acheminement du gros de la force au Zaïre. Il a fait observer que les forces engagées allaient vraiment dans l’inconnu, puisqu’on ne disposait d’aucun renseignement précis sur la situation à l’intérieur du Rwanda et, notamment, sur l’évolution des combats entre les forces armées rwandaises et le FPR, et ce, alors même qu’il fallait éviter que l’opération aille au contact du FPR. Il a précisé qu’une autre difficulté résidait dans la forte suspicion internationale dont l’opération Turquoise faisait alors l’objet ainsi que dans la grande hostilité que le FPR exprimait à son égard, tandis qu’au contraire le Gouvernement intérimaire rwandais et les forces armées rwandaises étaient convaincues que la France venait à leur secours ; il a expliqué que, de ce fait, il avait fallu adopter des modes d’action s’affranchissant de toute collusion avec ce Gouvernement intérimaire.

Le Général Jean-Claude Lafourcade a distingué une deuxième phase, du 28 juin au 7 juillet, caractérisée par l’extension de l’action de la force Turquoise à l’intérieur du Rwanda. Il a précisé que cette extension ne faisait pas initialement partie de l’ordre d’opération, qui se limitait à l’installation de la force et à l’envoi d’observateurs à Cyangugu et à Kibuye, mais que, sous l’effet d’une énorme pression internationale, politique, médiatique, humanitaire, religieuse, du monde entier, la mission turquoise avait été engagée plus à l’est, à l’intérieur de la zone gouvernementale, afin d’extraire les personnes menacées, d’arrêter les massacres en cours et de protéger les populations. Il a précisé que, dans ce cadre, les unités avaient été engagées, au nord en direction de Kibuye et au sud, à partir de Bukavu, dans le secteur de la forêt de Nyungwe jusqu’à Gikongoro puis, jusqu’à Butare, d’où le 3 juillet, à la demande des instances internationales, 1000 personnes dont 700 enfants avaient été évacuées vers le Burundi et Bukavu. Il a fait observer que la rencontre avec le FPR était alors inéluctable et qu’il y avait d’ailleurs eu un accrochage entre les forces de ce dernier et le groupement des opérations spéciales au cours de l’opération de Butare.

Il a souligné que pendant cette phase, la protection presque exclusive des Tutsis, les opérations de désarmement des milices Interahamwe ainsi que le refus de soutenir les FAR avaient entraîné une grande désillusion dans le camp du gouvernement intérimaire et parmi la population hutue. Dès lors la force Turquoise avait dû faire en sorte d’éviter une réaction armée hostile de leur part.

Il a estimé qu’après l’accrochage avec le FPR à Butare, l’impartialité de l’intervention et le refus de lui attribuer un rôle d’interposition avaient été remarquablement concrétisées par la création de la zone humanitaire sûre. Cette zone s’inscrivant parfaitement dans le cadre juridique de la résolution 929, permettait d’assurer la protection d’environ trois millions de personnes, dont plus d’un million de réfugiés qui fuyaient l’avance du FPR. Il a ajouté qu’elle s’étendait sur 4 500 kilomètres carrés et épousait les limites géographiques des districts de Cyangugu, Gikongoro et Kibuye. Son statut juridique impliquait l’interdiction de présence, de circulation ou de pénétration d’éléments armés et imposait de désarmer l’ensemble des populations.

Le Général Jean-Claude Lafourcade a alors présenté la troisième phase de l’opération qui avait duré jusqu’à la fin du mois juillet et avait été caractérisée par le déploiement des différentes composantes de la force dans le secteur de la zone de sécurité qui lui avait été assigné, par la prise de contrôle de la zone et par l’évacuation d’encore 1 300 personnes en danger immédiat. Il a ajouté que cette troisième phase avait été marquée par une succession d’actions d’interdiction armée face aux tentatives de pénétration du FPR dans la zone et par la poursuite des opérations de désarmement des milices et des forces armées rwandaises qui s’y trouvaient.

Il a estimé que la détermination à consolider la zone de sécurité et la fermeté face au FPR, marquée un temps par l’engagement à titre dissuasif de la composante aérienne, avaient contribué à rassurer les populations et à faciliter finalement le désarmement des FAR et des milices et que la force avait ainsi créé rapidement les conditions de sécurité permettant le travail des organisations humanitaires, comme c’était sa mission.

Il a ajouté que, pendant cette période, le FPR avait continué sa progression au nord de la zone humanitaire en direction de Goma et Gisenyi, bousculant les FAR en déroute et poussant devant lui des populations terrorisées. Rappelant que les FAR avaient alors proposé au FPR un cessez-le-feu, avec le soutien de la communauté internationale en la personne du représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU à Kigali, il a souligné qu’il avait appuyé lui aussi cette initiative par un message au Général Kagame où il lui indiquait les risques humanitaires importants d’une arrivée massive de réfugiés au Zaïre, mais que le chef du FPR n’en avait pas tenu compte et avait poursuivi sa progression jusqu’à la frontière, ce qui avait provoqué l’exode d’un million de réfugiés dans la région de Goma et la catastrophe humanitaire qui s’en était suivie.

Il a précisé que la population zaïroise en avait ressenti un vif ressentiment envers la France, qu’elle rendait responsable de cet afflux de réfugiés. Son ressentiment avait cependant été vite dissipé grâce à la participation exemplaire du personnel militaire de Turquoise à l’action humanitaire entreprise face à ce drame et à l’épidémie de choléra qui l’avait suivi.

Il a fait remarquer qu’au cours de cette troisième phase, il avait été difficile de mobiliser les organisations humanitaires internationales et certaines grandes ONG, par ailleurs aisément moralisatrices, pour qu’elles interviennent dans la zone de sécurité.

Le Général Jean-Claude Lafourcade a alors exposé qu’une quatrième phase, jusqu’au 22 août, avait consisté à stabiliser la zone de sécurité, à participer à l’action humanitaire et à préparer la relève par la MINUAR II, comme le mandat le précisait. Des structures administratives provisoires ont alors été mises en place pour remédier à la défection de la plupart des anciens responsables impliqués dans les massacres, qui s’étaient en fait enfuis, pour l’essentiel, dès avant l’arrivée de la force Turquoise, et la sécurisation de la zone a été poursuivie, favorisant l’arrivée des organisations humanitaires. Il a précisé que la force avait participé activement au développement de l’action humanitaire avec ses moyens militaires.

Au cours de cette dernière phase, la population avait exprimé une reconnaissance évidente à l’égard de la force et lui avait témoigné une confiance croissante. Il a noté cependant qu’en revanche, la méfiance des Hutus à l’encontre de la MINUAR, et même du Général Romeo Dallaire, et leur peur que le FPR ne procède, en entrant dans la zone après le départ de Turquoise, à des exécutions et à des massacres, laissaient envisager un exode massif vers le Zaïre et le Burundi. Faisant valoir qu’un exode vers Bukavu au Zaïre aurait abouti à la reproduction du drame de Goma, il a précisé que de nouveaux modes d’action avaient dû être mis en oeuvre à l’échelon des commandants de groupements pour l’éviter. Il avait donc fallu convaincre les Hutus que la communauté internationale empêcherait le FPR de procéder à des représailles à leur encontre. Ils sont finalement restés dans la zone et l’exode n’a pas eu lieu.

Le Général Jean-Claude Lafourcade a ajouté que la planification du désengagement avait été rendue particulièrement difficile du fait des incertitudes qui régnaient sur les délais de déploiement de la MINUAR II et que c’est seulement grâce au maintien sur zone du bataillon francophone africain, intégré alors à la MINUAR II malgré les réticences du FPR, que ce problème avait pu être réglé. Finalement, le 22 août, le dernier soldat français quittait le Rwanda, conformément au mandat donné par la résolution 929 de l’ONU.

Présentant alors le bilan de l’opération, le Général Jean-Claude Lafourcade a estimé que même si elle avait fait l’objet d’une forte suspicion internationale lors de son engagement, elle s’était terminée avec succès. Il s’est félicité que l’action de la force Turquoise ait permis d’atteindre, dans un environnement particulièrement difficile, les objectifs fixés par le mandat de l’ONU. Il a ajouté qu’elle avait été placée sous le regard permanent de plus de 200 journalistes internationaux, omniprésents pendant toute la durée de l’opération. Il a rappelé qu’elle avait mis fin aux massacres perpétrés au Rwanda, et souligné qu’elle avait sauvé, par ses interventions directes, 20 000 à 30 000 personnes, qu’elle avait protégé la population réfugiée dans la zone humanitaire sûre, enfin et surtout qu’elle avait empêché l’exode de plus de deux millions de personnes qui autrement auraient fui au Zaïre devant l’avance du FPR, et ce dans les conditions dramatiques que l’on peut imaginer eu égard à ce qui s’est passé à Goma.

Il a ajouté que la présence de la force Turquoise avait permis le développement de l’action humanitaire internationale, gouvernementale et non gouvernementale, aucun organisme humanitaire n’ayant pu s’implanter dans la zone avant l’arrivée du contingent français en raison de l’insécurité qui y régnait, et précisé que la force s’était elle-même impliquée directement dans l’action humanitaire.

Le Général Jean-Claude Lafourcade s’est ensuite inscrit en faux contre l’idée selon laquelle la zone humanitaire sûre aurait servi de refuge aux FAR et aux Interahamwe et leur aurait permis de rejoindre en armes et en sécurité le territoire zaïrois. Il a précisé qu’au contraire ceux qui traversaient la zone de sécurité étaient désarmés par les Français et que c’est pour cette raison que les FAR, qui l’avaient bien compris, avaient fait passer le gros de leurs troupes et leur armement lourd par le nord du pays, en contournant la zone humanitaire sûre et en évitant de traverser le dispositif Turquoise -et ce d’ailleurs en pure perte puisque tout leur armement avait été saisi par les Zaïrois à la frontière du Zaïre. Il a ajouté qu’il en avait été de même pour les miliciens qui, découvrant qu’ils étaient en terrain hostile dans la zone de sécurité, l’avaient quittée rapidement, la grande majorité d’entre eux ayant pu être désarmée préalablement.

Il a également fait remarquer que l’opération Turquoise avait été soumise au contrôle de la représentation nationale, deux missions parlementaires de l’Assemblée nationale et du Sénat étant venues sur place vérifier l’action des forces et lui-même ayant été entendu après son retour par la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale.

Le Général Jean-Claude Lafourcade a alors récapitulé les éléments essentiels du succès de l’opération. Il a d’abord rappelé que la résolution 929 du conseil de sécurité avait autorisé l’usage de la force pour atteindre les objectifs qui lui étaient assignés. Il a associé à cet élément la large initiative donnée au commandement de théâtre dans l’usage de la force et rendu hommage aux fonctionnaires et militaires des ministères de la Défense et des Affaires étrangères qui avaient conçu ce dispositif.

Il a ajouté que la présence d’une forte composante aérienne avait également été un facteur de succès déterminant en raison de la sécurité qu’elle avait apportée aux unités et de la menace dissuasive qu’elle avait représentée. Il a précisé que, pour le commandant de l’opération, le fait de pouvoir disposer d’une telle force dissuasive et de pouvoir ainsi bloquer net toute initiative intempestive en la mettant simplement en mouvement avait représenté un confort extraordinaire.

Il a estimé que la prise en compte, dès la planification, du facteur humanitaire, avait donné d’emblée à l’opération une forte crédibilité. Il a indiqué que cette prise en compte s’était traduite par la mise en place d’une cellule chargée des affaires civiles humanitaires au sein du PC à Goma. La présence d’officiers expérimentés et de représentants des ministères des Affaires étrangères, de l’action humanitaire et de la coopération dans cette cellule, ainsi que la localisation de son lieu de travail à l’extérieur du PC militaire, lui avaient permis de jouer un rôle déterminant dans la coordination des actions de tous les acteurs humanitaires et de nouer un dialogue confiant avec les organisations humanitaires et les ONG. Se réjouissant que cette organisation ait ainsi montré son efficacité, il a néanmoins regretté que les résultats n’aient pas été à la hauteur des ambitions affichées.

Il a jugé cependant que c’était surtout la qualité des personnels engagés dans l’opération Turquoise qui constituait la raison majeure du succès.

Insistant sur le fait que la condition indispensable pour répondre aux objectifs politiques et humanitaires de l’intervention et pour permettre, dans de bonnes conditions, son suivi par les médias était de maîtriser et de contrôler en permanence, et à tous les niveaux, jusqu’au soldat de base, l’emploi de la force, il a souligné qu’une armée, des soldats et des chefs de qualité en étaient seuls capables.

Il a précisé que les conditions d’engagement avaient été particulièrement complexes, qu’elles avaient demandé, à tous les niveaux, de la compétence, du sang-froid, une grande intelligence de la mission et des situations, une capacité d’adaptation permanente, ainsi que de la rigueur dans l’exécution, mais aussi de l’aisance dans l’expression, eu égard à la présence permanente de la presse et des médias.

Il a tenu à rendre hommage devant la mission d’information à l’exemplarité du comportement de tous les acteurs de cette opération, du soldat aux commandants de groupement. Il a ajouté que, pour cette raison, la campagne de presse qui insinuait que l’armée française aurait pu avoir un comportement douteux, voire condamnable au Rwanda, affectait profondément tous ceux qui avaient participé à l’opération, et ce d’autant plus qu’ils devaient se défendre de ces insinuations, non seulement sur le plan professionnel, mais aussi sur le plan personnel ou familial, certains militaires s’entendant demander par leur famille la plus proche quelles horreurs ils avaient pu commettre au Rwanda.

Il a conclu qu’en tant que commandant de l’opération Turquoise, il se portait garant devant la mission d’information du comportement remarquable de ses hommes, soulignant qu’ils étaient la fierté de leur chef et qu’ils avaient fait honneur à la France.

 

Le Président Paul Quilès a remarqué que si l’opération Turquoise obéissait à un principe de stricte neutralité des forces vis-à-vis des deux camps en présence, elle intervenait bien dans un pays en guerre. Il a alors demandé comment s’étaient passées concrètement les relations sur le terrain avec les FAR et avec le FPR.

 

Le Général Jean-Claude Lafourcade a d’abord répondu que la situation vis-à-vis des deux camps était différente puisque, s’agissant du FPR, la difficulté était de le convaincre que les soldats français venaient bien dans le cadre d’un mandat de l’ONU pour arrêter les massacres et qu’il n’y avait donc dans cette opération aucune ambition cachée de reconquête du Rwanda, tandis que, s’agissant des FAR, elle était de leur faire comprendre que Turquoise n’avait pas pour but de les aider. Il a ajouté que c’est cette dernière action qui avait été la plus ardue et que convaincre les FAR de se laisser désarmer avait été une tâche très difficile pour les commandants de groupement.

Le Général Jean-Claude Lafourcade a précisé que, parallèlement aux émissaires envoyés par Paris, il avait eu des contacts avec le FPR pour lui expliquer le mandat de l’opération. Il a expliqué qu’une cellule de liaison avait été mise en place à Kigali au sein de la MINUAR, avec l’accord du Général Romeo Dallaire, pour établir et garder le contact avec le FPR et éviter les méprises, par exemple sur les limites de la zone humanitaire sûre. Il a ajouté qu’en fait de contacts, cette cellule avait dû se borner à transmettre quelques messages écrits de sa part au Général Paul Kagame. Il a toutefois fait observer que le Général Kagame avait assez rapidement compris que l’opération avait vraiment pour seul but d’arrêter les massacres et que, de ce fait, ce système de liaison avait évité de prolonger la suspicion.

Il a précisé que le même système avait été de nouveau utilisé lorsque le FPR avait voulu entrer dans la zone Turquoise ; il avait alors lui-même fait passer au FPR un message qui rappelait la détermination de la force à faire respecter le mandat qui lui avait été donné et prévenait que la zone était interdite à tout élément armé. Dans le même temps, la force répondait aux quelques petits accrochages déclenchés par le FPR. Le Général Jean-Claude Lafourcade organisait un survol dissuasif de la ligne de contact par des avions de combat.

Il a ajouté qu’ensuite il y avait eu d’autres échanges entre les forces françaises et le FPR pour préparer l’arrivée de la MINUAR II et organiser l’administration du territoire mais que c’est le groupement du Colonel Patrice Sartre qui avait alors été en première ligne.

 

Le Colonel Patrice Sartre a exposé qu’il avait eu des contacts avec chacune des deux branches du FPR, la branche armée et la branche politique. Il a indiqué que, lorsque la limite de la zone humanitaire sûre s’était stabilisée, après les accrochages évoqués, son groupement avait établi des contacts de liaison quotidiens avec la branche armée du FPR, qui s’appelait l’APR.

Il a précisé que ces relations avaient été très vite cordiales, même si elles n’avaient pas duré assez longtemps pour devenir confiantes, et qu’elles avaient permis de préparer la visite de la zone humanitaire sûre par les autorités politiques du FPR, dans la perspective de leur installation administrative lors du départ de la force. Il a ajouté qu’au moins le Ministre de l’Intérieur et celui de la Reconstruction du Gouvernement provisoire du FPR étaient venus visiter la zone, sous la triple protection de Turquoise, d’une garde appartenant à leurs propres forces qui les accompagnait et de quelques Casques bleus.

Il a fait observer qu’en revanche, autant les relations avec la branche armée étaient extrêmement cordiales, autant celles avec la branche politique étaient relativement réservées et distantes. Il a ajouté que les politiques étaient extrêmement tendus et avaient très peur que leur arrivée et l’annonce qu’ils allaient administrer la zone sèment la panique dans les populations hutues, et estimé pour sa part qu’ils n’arrivaient en effet pas très bien à les rassurer.

 

Le Président Paul Quilès a alors demandé pour quelles raisons on avait finalement décidé de créer une zone humanitaire sûre, sur quelles bases elle avait été délimitée et jusqu’où les forces Turquoise avaient pénétré en territoire rwandais.

 

Le Général Jean-Claude Lafourcade a expliqué que la force, malgré sa prudence, avait fini par arriver au contact du FPR -notamment lors de l’accrochage d’un groupement des opérations spéciales avec le FPR au moment de l’évacuation des orphelins de Butare-, et qu’à ce moment là, Paris avait eu recours à ce concept juridique que l’on connaissait déjà, puisqu’il avait déjà été mis en oeuvre en Yougoslavie.

Le Général Jean-Claude Lafourcade a exposé qu’on lui avait alors demandé de faire des propositions de délimitation d’une zone humanitaire sûre. Il a précisé qu’une première proposition, qui correspondait pratiquement à la limite de la progression de la force et qui barrait le Rwanda en deux du nord au sud, avait été refusée par Paris et qu’il avait alors décidé de délimiter plutôt une zone centrée sur l’espace où la population était la plus nombreuse, dans le sud-ouest. Il a ajouté que, sur ces bases, la force avait précisé les limites de la zone de sécurité, en liaison avec le Général Romeo Dallaire et le Colonel Kagame et qu’elles avaient finalement fait l’objet d’échanges de documents faxés, après quoi elles avaient été reconnues par le FPR. Il a indiqué que si quelques incidents avaient pu avoir lieu ensuite entre le FPR et Turquoise, ils étaient dus à des manques de précision dans la délimitation de la zone et que cela restait anecdotique.

A une question du Président Paul Quilès sur la façon dont Turquoise avait pu assurer l’administration de la zone ainsi que la sécurité et la protection des personnes, le Général Jean-Claude Lafourcade a répondu que c’était les commandants de groupement qui avaient été directement confrontés au problème et qu’il leur laissait la parole.

 

Le Colonel Patrice Sartre a indiqué que, dans les grandes lignes, il avait eu à procéder de la même façon que le Lieutenant-Colonel Jacques Hogard, sachant que la zone dont il avait la responsabilité avait connu moins de défections parmi les fonctionnaires dans la mesure où elle était séparée du Zaïre par le lac Kivu et que les infrastructures avaient pu y être maintenues en fonctionnement beaucoup plus facilement.

Il a précisé que la particularité la plus notable de sa zone avait été la personnalité du préfet de Kibuye, Clément Kayishema, qui après lui être d’abord apparu comme un personnage antipathique s’était avéré très rapidement être gravement responsable de ce qui s’était passé auparavant, et s’était enfui très vite au Zaïre, au contraire d’une partie de son administration, qui était restée. Il a ajouté que cet individu était actuellement jugé par le tribunal d’Arusha.

A une question du Président Paul Quilès lui demandant si l’opération ayant reçu l’approbation du Conseil de sécurité, il rendait compte à l’ONU, le Général Jean-Claude Lafourcade a répondu que non, et que, s’il avait tenu informé M. Khan, le représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU à Kigali lorsqu’il venait le voir, la France avait un mandat, l’opération était sous commandement national et que c’est donc à l’état-major des armées qu’il rendait compte.

Citant le rapport de fin de mission du Général Jean-Claude Lafourcade, M. Bernard Cazeneuve a évoqué plusieurs points.

Il a d’abord noté que si le Général Jean-Claude Lafourcade écrivait que " certaines des ONG qui avaient été critiques vis-à-vis de notre action, reconnaissent volontiers publiquement l’efficacité et la diversité de l’aide apportée par les forces armées ", il poursuivait ainsi : " cette notoriété reste fragile, vraisemblablement temporaire, et ne doit pas faire oublier le faible succès des efforts déployés pour engager des ONG dans le cadre espace-temps de la manoeuvre Turquoise. La cellule affaires civiles de Turquoise a manqué dans ce domaine d’informations sur l’état et la nature des tractations menées à l’échelon central. Dans un souci d’efficacité, quelques synthèses épisodiques fournies par la cellule spécialisée du COIA auraient été bienvenues. " M. Bernard Cazeneuve s’est alors interrogé sur cette contradiction.

Il a également remarqué que le rapport faisait état de la difficulté d’établir, en quantité et en qualité, les liaisons nécessaires avec les groupements des forces, la cellule COIA et les correspondants civils à contacter pour les évacuations.

Enfin, relevant que sur les conditions offertes par le milieu, le Général écrivait qu’" une monographie complète aurait dû être mise à la disposition du commandant de la force dès le début de la planification, car les indications fournies de manière informelle par les prétendus connaisseurs de la zone se sont avérées inexactes -état des pistes, durée des trajets- ou incomplètes -climatologie, réseau hydrographique, approvisionnement en eau potable, etc.- ", il s’est demandé pourquoi, alors que les forces françaises avaient été si longtemps présentes au Rwanda entre 1990 et 1993 au titre de l’opération Noroît, l’opération Turquoise avait dû être engagée dans des conditions de renseignement et de communication aussi approximatives.

 

Le Général Jean-Claude Lafourcade a d’abord répondu qu’avant l’opération Turquoise, dans les années 1990 à 1994, la région qui préoccupait les coopérants militaires français était évidemment la zone nord, où avaient lieu les tentatives de pénétration du FPR tandis que le sud-ouest du Rwanda n’était un enjeu ni tactique, ni opérationnel, ni stratégique.

Sur la prise en compte des questions humanitaires, il a expliqué que c’est avec l’opération Turquoise que les armées avaient commencé à mettre en place des cellules de coordination avec les organisations humanitaires internationales et les ONG, tant à Paris, au COIA, qu’au siège du commandement de l’opération et qu’il n’était donc pas étonnant qu’à l’époque le commandement de l’opération n’ait pas eu d’informations venant de la cellule humanitaire du COIA sur la coordination des actions humanitaires.

Il a ajouté que cette cellule du COIA était beaucoup plus structurée aujourd’hui et qu’elle travaillait notamment avec les Affaires étrangères, ce qui la mettait en contact avec les réseaux adéquats.

A propos des difficultés de liaison, il a précisé qu’il n’avait pas voulu dire que les liaisons étaient lentes à établir, surtout lorsqu’il s’agissait d’évacuations sanitaires, ni non plus insuffisantes, mais qu’en raison de l’étendue de la zone, il avait fallu mettre en place un système de transmission nouveau, qui comportait notamment des liaisons par satellite. Un tel système de liaison par satellite présentait cependant deux inconvénients, d’abord qu’il peut être saturé rapidement, notamment lors de la transmission de fax, et que, s’il n’est pas protégé, il peut être écouté.

 

M. Bernard Cazeneuve a alors demandé au Général Jean-Claude Lafourcade si, pour la préparation de l’opération Turquoise, les attachés de défense, les chefs de Mission d’assistance militaire, qui avaient été en poste au Rwanda entre 1993 et le départ de la représentation diplomatique française en 1994 avaient été contactés et si des réunions préalables de travail avaient été tenues avec eux.

 

Le Général Jean-Claude Lafourcade a répondu que, non seulement lors de la préparation de l’opération, le COIA avait eu recours aux anciens du Rwanda, mais qu’on avait inclus dans la force des officiers qui connaissaient le Rwanda et qui y avaient travaillé, et que cela s’était avéré très utile.

 

M. Bernard Cazeneuve a pris acte de cette réponse. Il a toutefois rappelé que la France avait été très impliquée au Rwanda au titre de sa coopération militaire pour la formation des forces armées rwandaises en application de l’accord de 1975, et ce, d’une façon bien spécifique puisque, de la lecture des télégrammes diplomatiques et des différents témoignages qui ont été portés à la connaissance de la mission d’information, il ressortait que, pendant toute l’opération Noroît, le FPR avait été désigné aux militaires français comme un ennemi face auquel il fallait sinon résister, en tout cas, maintenir un équilibre pour faciliter la négociation des accords d’Arusha. Il s’est alors demandé si, compte tenu du fait que des militaires impliqués dans l’opération Noroît étaient présents aussi dans l’opération Turquoise, la conception générale qui avait inspiré l’opération Noroît n’avait pas été de nature à altérer, à certains moments précis, l’obligation de neutralité à l’égard des forces belligérantes, qui constituait l’un des points forts des règles qui avaient été assignées à l’opération Turquoise.

 

Le Général Jean-Claude Lafourcade a répondu qu’en effet, le Gouvernement a successivement demandé aux mêmes officiers, dans un premier temps de contribuer à la formation des militaires rwandais contre le FPR, puis, brutalement, d’engager l’opération Turquoise sur des bases d’impartialité totale, dans un contexte où il n’y avait plus d’ennemi et où il fallait éventuellement discuter avec le FPR.

Précisant que ce changement n’avait pas été facile mais qu’il n’avait eu aucun impact sur les opérations, il a insisté sur le caractère exceptionnel de la discipline intellectuelle que cela supposait chez les officiers et les militaires français, alors même que certains, après deux ou trois ans de séjour aux côtés des FAR, devaient sûrement avoir des opinions personnelles sur la situation du Rwanda. Il a de nouveau affirmé que si certains, à l’échelon individuel, avaient eu des états d’âme, cela n’était absolument pas apparu dans l’exécution de la mission.

Il a précisé par ailleurs que les personnels qui connaissaient le Rwanda avaient été constitués en une sorte de groupement, de petit conseil des connaisseurs et que cela avait été extrêmement utile dans la mesure où il fallait réellement connaître le terrain et les mentalités pour ne pas commettre d’impair dans une mission aussi délicate.

Le Général Jean-Claude Lafourcade a souhaité également insister sur les circonstances et le contexte de l’époque : c’était les premiers jours ; la situation était extrêmement tendue ; très peu de moyens étaient encore déployés au Rwanda ; les véhicules du groupement spécial étaient arrivés la veille, le 27 ou le 28 ; on ne savait pas ce qu’on allait trouver au Rwanda ; surtout, l’analyse de renseignement dont disposait le commandement à l’époque était que le FPR, qui tenait une poche allant de la frontière près de Gitarama jusqu’au col d’Endaba, voulait foncer sur Kibuye. Si cette analyse était bonne, le groupement était au beau milieu de la zone. Il a précisé la situation : dans ce contexte, un groupe entend des explosions. Il ne peut distinguer s’il s’agit de grenades ou d’autres armes et on lui dit que c’est le FPR. Les directives étant qu’il était exclu d’aller au contact du FPR, la consigne a été d’affiner le renseignement en attendant un peu que le dispositif se complète. Mais le renseignement lui-même était délicat à obtenir puisqu’il était exclu, politiquement, d’aller au contact du FPR.

 

Le Président Paul Quilès, remarquant que l’un des rapports de fin de mission comportait des remarques dubitatives sur l’articulation entre l’action humanitaire privée et l’action humanitaire menée dans le cadre de l’opération Turquoise, s’est interrogé sur les progrès qui pourraient être réalisés dans ce domaine.

 

Le Colonel Patrice Sartre a répondu qu’à l’époque il pouvait être difficile pour des militaires de bien apprécier ce qui pouvait être demandé aux ONG, compte tenu de leurs contraintes de financement des personnels et de bénévolat. Il a ajouté cependant qu’après bien des tâtonnements, auxquels avait fait allusion le Général Jean-Claude Lafourcade, et parce que la connaissance réciproque des ONG et des militaires s’était beaucoup améliorée, les militaires disposaient désormais, dans la partie militaire du mécanisme de gestion des crises, d’une meilleure compréhension, et donc d’une meilleure aptitude, à distinguer ce qu’ils auraient toujours à faire eux-mêmes dans l’urgence, notamment lorsque les conditions de sécurité étaient mauvaises, ce qu’ils pouvaient faire en cas de carence momentanée et locale des ONG, et ce qui ne relèvera jamais de leur compétence, ainsi que d’une meilleure maîtrise des mécanismes qui permettent de coopérer avec les ONG.

 

Audition du Lieutenant-Colonel Jean-Rémy DUVAL

Chef du groupe 2 COS-Turquoise (22 juin-30 juillet 1994)

(séance du 17 juin 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Lieutenant-Colonel Jean-Rémy Duval a tout d’abord indiqué qu’il était en retraite de l’Armée de l’air depuis deux ans, et que son intervention serait brève car il souscrivait totalement aux propos précédents.

En 1994, il a précisé qu’il commandait l’escadron d’intervention des commandos de l’air, basé à Nîmes, et qu’à ce titre il avait commandé le détachement du commando parachutiste de l’air n°10 dans le cadre de l’opération Turquoise, aux ordres du Général Jacques Rosier.

La mission était de mettre fin aux massacres partout où cela était possible, de mener des actions de reconnaissance et de prendre contact avec les autorités locales, civiles et militaires. Elle avait été définie clairement et de manière répétée. Il disposait pour cela d’un détachement de cinquante hommes commandos de l’air, officiers, sous-officiers et caporaux-chefs engagés, d’un armement propre au détachement et d’une dizaine de véhicules-radioarmés.

Les règles de comportement qui avaient été dictées consistaient à adopter une attitude de stricte neutralité à l’égard des différentes factions en conflit, à manifester la détermination de protéger les populations et donc à affirmer le but humanitaire de l’opération Turquoise, ce qui a été fait tout au long de cette période.

Il a déclaré que le détachement des commandos de l’air avait été mis en place à Bukavu, via Goma le 23 juin et que le 24 juin, il avait été héliporté à Kibuye, les véhicules n’arrivant que le 27. Immédiatement, le détachement avait pris position dans les bâtiments d’une communauté religieuse, gravement menacée par la population locale, afin d’assurer sa protection.

Du 24 au 27 juin, outre la protection de la trentaine de religieuses de cette communauté, des contact avaient été pris avec les autorités locales et le commando avait entrepris la reconnaissance des secteurs limitrophes de Kibuye. Le 28 juin au matin, il a indiqué avoir procédé à une opération d’évacuation par hélicoptère des religieuses vers Goma et a précisé que le 29 juin le Ministre de la Défense, M. François Léotard avait visité les installations du détachement. Du 28 juin au 2 juillet, un travail de reconnaissance, dans une zone délimitée par les axes Kibuye-Kivumu-est de Gishyita, avait été réalisé en vue d’obtenir des renseignements sur les positions du FPR et de rechercher les camps de réfugiés tutsis.

Le 3 juillet, la relève avait été effectuée dans le secteur de Kibuye par un détachement du régiment d’infanterie de marine et son détachement avait fait mouvement vers Gikongoro où il s’était mis en place le 4 juillet. Du 4 au 27 juillet, il avait effectué les contrôles de la zone est de Gikongoro (Gikongoro-Kinyamakara, jusqu’à la limite de la zone humanitaire de sécurité) et fait procéder au rassemblement de protection de la population tutsie cachée dans les collines et au contrôle de l’axe routier Gikongoro-Butare. Il a précisé que ses hommes avaient participé au désarmement de miliciens et de pillards hutus et que la mission du détachement du commando de l’air s’était achevée le 28 juillet.

 

Audition de M. Jean-Pierre LAFON

Directeur des Nations Unies et des Relations internationales
au ministère des Affaires étrangères (mai 1989-avril 1994)

(séance du 23 juin 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Jean-Pierre Lafon, Directeur du service des Nations Unies et des relations internationales au ministère des Affaires étrangères, au moment où s’étaient déroulés au Rwanda les événements faisaient directement l’objet des investigations de la mission. Il a rappelé que jusqu’à présent, la mission s’était attachée davantage à étudier le rôle de la France au Rwanda, mais qu’il lui appartenait également d’analyser le rôle qu’ont joué, et malheureusement parfois refusé de jouer, les Nations Unies et d’essayer d’éclaircir l’attitude des grandes puissances face à ce conflit.

 

M. Jean-Pierre Lafon a d’abord précisé qu’il avait été Directeur du service des Nations Unies de mai 1989 à avril 1994, avant d’être nommé Ambassadeur à Beyrouth. Il a indiqué qu’au ministère des affaires étrangères, la direction des Nations Unies donne les instructions à l’ensemble des ambassadeurs représentant la France auprès des différents organismes des Nations Unies et qu’elle travaille donc étroitement avec eux, notamment avec le représentant de la France auprès des Nations Unies qui pourra donner des indications complémentaires. La direction travaille en coordination avec les autres directions du ministère des Affaires étrangères, au premier rang desquelles la direction Afrique qui était, à l’époque, sous la responsabilité de M. Paul Dijoud, puis de M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière, les instructions les plus importantes étant bien évidemment soumises au cabinet du ministre, à l’Elysée et à Matignon.

M. Jean-Pierre Lafon a rappelé que les Nations Unies n’ont été sérieusement saisies du conflit au Rwanda qu’à partir du début de l’année 1993. Il a alors distingué la période précédant la signature des accords d’Arusha signés le 4 août 1993, puis la période d’entrée en application de ces derniers jusqu’à l’assassinat le 6 avril 1994 du Président rwandais, enfin la dernière période, à compter du 7 avril 1994, qui a abouti au génocide. Il a déclaré que la France avait entrepris la première, à New York, début mars 1993, les démarches nécessaires pour impliquer l’organisation des Nations Unies dans la recherche d’un règlement du conflit qui était causé depuis un certain nombre d’années par l’affrontement du Front patriotique rwandais et des forces gouvernementales rwandaises. Les partenaires de la France ont été saisis en négociations informelles en mars 1993 et des instructions de la direction des Nations Unies ont été envoyées à notre ambassadeur à l’ONU à cet effet. Cette initiative est à l’origine de la résolution 812 du Conseil de Sécurité, dans laquelle pour la première fois, il se montrait gravement préoccupé par le conflit, par les conséquences qu’il pourrait avoir pour la paix et la sécurité, et alarmé par ses conséquences humanitaires.

M. Jean-Pierre Lafon a souligné que, pour la première fois, le Conseil de Sécurité exprimait son opinion sur la question du Rwanda. Il invitait le Secrétaire général, avec un luxe de précautions qui allait beaucoup plus loin que ce qui était souhaité, à étudier en consultation avec l’Organisation de l’unité africaine la contribution que les Nations Unies pourraient apporter " en appui aux efforts de l’Organisation de l’unité africaine ". Les Nations Unies n’étaient pas mises sur le devant de la scène, mais, pour la première fois , était étudiée la possibilité d’établir une force internationale sous les auspices conjoints de l’OUA et des Nations Unies, chargée de l’assistance humanitaire, de la protection des populations civiles et du soutien à la force de l’OUA. Il était aussi proposé que le Secrétaire général étudie la création d’une force permettant le déploiement d’observateurs le long de la frontière entre le Rwanda et l’Ouganda. Il a réaffirmé l’importance de cette résolution 812 qui traduit la première implication des Nations Unies dans le conflit du Rwanda à l’initiative de la France, sur des instructions de la direction des Nations Unies.

Ensuite, dans le droit fil de la résolution 812 fut adoptée, en juin, la résolution 836 par laquelle le Conseil de Sécurité décidait la création d’une mission d’observation des Nations Unies à la frontière de l’Ouganda et du Rwanda, connue sous le sigle francophone de MONUOR. Cette force marquant la première implication sur le terrain des Nations Unies était déployée uniquement du coté ougandais pour vérifier s’il n’y avait pas d’assistance militaire de l’Ouganda au FPR, mais elle avait été formée par consensus.

M. Jean-Pierre Lafon a ensuite abordé l’évolution de la situation après la signature des accords d’Arusha qui, très précisément prévoyaient la mise en place d’un gouvernement de transition jusqu’à la date prévue pour les élections, une assemblée nationale de transition et surtout l’envoi d’une force internationale neutre pour faire respecter le cessez-le-feu, assurer la sécurité du territoire et la démilitarisation.

M. Jean-Pierre Lafon a indiqué que, début septembre 1993, de nouvelles instructions avaient été envoyées à l’ambassadeur représentant permanent de la France auprès des Nations Unies pour qu’il prenne les contacts nécessaires afin que, dans le cadre d’Arusha, puisse être mise en place une force des Nations Unies car jusque là, malgré la résolution 812, il n’y avait eu que la force d’observation à la frontière. Ces contacts aboutirent à la résolution 872 du 5 octobre 1993 qui créait la mission des Nations Unies au Rwanda, la MINUAR, dans le cadre des accords d’Arusha. La MINUAR avait pour mandat d’assurer la sécurité de Kigali par la création d’une zone libre d’armes, de superviser l’accord de cessez-le-feu par la création d’une zone démilitarisée, d’assurer la sécurité du pays jusqu’à la date des élections -c’est-à-dire pendant tout le processus de transition prévu par les accords-, et de contrôler le processus de rapatriement des réfugiés.

Les Nations Unies étaient donc le bras exécutif des accords d’Arusha par l’intermédiaire de la MINUAR. Le Secrétaire général avait proposé un plan en plusieurs phases, dont la première était l’établissement d’une zone de sécurité à Kigali, un retrait des forces étrangères, l’arrivée de 1 500 militaires jusqu’à la mise en place d’un gouvernement de transition. La MINUAR devait, dans une deuxième phase, entreprendre l’intégration des forces armées une fois le gouvernement de transition mis en place.

Conformément à ce plan, la MINUAR s’est mise en place et son commandant, le Général Romeo Dallaire, d’origine canadienne, est arrivé à Kigali le 22 octobre 1993. Les premiers bataillons, un contingent belge de 420 hommes et un contingent du Bangladesh de 560 hommes, furent déployés dans la capitale fin décembre. Si les difficultés relatives à l’application et à la mise en oeuvre des accords d’Arusha et surtout à la mise en place du gouvernement de transition étaient nombreuses, le processus de déploiement de la MINUAR se poursuivait et 2 500 militaires au total étaient présents fin mars 1994, avec des troupes provenant essentiellement de trois contingents : la Belgique avec près de 400 hommes, le Bangladesh avec près de 1 000 hommes et le Ghana avec près de 1 000 hommes.

M. Jean-Pierre Lafon a rappelé que le 30 mars 1994, à la veille de la crise résultant de la mort des Présidents rwandais et burundais, le Secrétaire général de l’ONU rédigeait un rapport qui faisait état des blocages sur la mise en place des institutions de transition, puisque ni l’assemblée nationale ni le gouvernement de transition, n’avaient été créés à cette date, mais qui tirait néanmoins des conclusions positives, soulignant que les parties respectaient le cessez-le-feu et avaient témoigné leur attachement au processus de paix défini par les accords d’Arusha. Selon M. Jean-Pierre Lafon, le Secrétaire général des Nations Unies proposait la prolongation de la MINUAR car il nourrissait toujours l’espoir que l’on pourrait appliquer les accords d’Arusha et donc parvenir à un règlement politique de la question rwandaise.

M. Jean-Pierre Lafon a estimé que, bien évidemment, l’attentat -bien qu’il n’ait pas encore été prouvé- en tout cas, la mort tragique du Président allait tout remettre en cause et provoquer une implosion de la situation sur le terrain, entraînant l’assassinat des dix Casques bleus belges, la décision du Gouvernement belge de retirer ses soldats, ainsi que la demande du Conseil de Sécurité de faire la lumière sur ce tragique incident. Cette demande n’aboutira d’ailleurs pas et le Secrétaire général reconnaîtra, dans son rapport du 20 avril 1994, que les circonstances ne permettaient pas de faire l’enquête approfondie qui seule pourrait faire la lumière sur les circonstances de la mort des deux Chefs d’Etat. Le Secrétaire général dira ensuite qu’avec le temps les témoins se dispersent et les éléments de preuve s’évanouissent. M. Jean-Pierre Lafon a admis qu’il y avait eu manifestement une période de flottement dans le cadre des Nations Unies à la suite de la mort tragique du Président rwandais et que la MINUAR n’était pas préparée à affronter de tels événements. Ses effectifs ont été réduits et les Nations Unies ont décidé, au cours du mois de mai, de créer une nouvelle opération renforcée de maintien de la paix, la MINUAR II, en décidant de porter à 5 500 hommes la force des Nations Unies au Rwanda.

M. Jean-Pierre Lafon est alors revenu à la position de la France en précisant qu’il avait informé, dès mars 1993, l’ambassadeur auprès des Nations Unies de la très grande préoccupation du Ministre des Affaires étrangères et du Gouvernement français quant à la situation au Rwanda. Ce sentiment était dû au fait que sur le plan militaire -cela figure dans une correspondance adressée à l’ambassadeur aux Nations Unies- l’offensive lancée par le FPR sur la ligne du front avait conduit la rébellion à 25 kilomètres de la capitale et que, sur le plan politique, depuis la reprise des combats, aucun des efforts entrepris en faveur du cessez-le-feu et d’un retrait des troupes n’avait abouti. A Kigali, le Président et le Premier Ministre rwandais ne parvenaient pas à s’entendre sur les accords, sur l’attitude à tenir, ce qui contribuait à affaiblir la cohésion et la combativité de l’armée rwandaise. Dans ses instructions à l’ambassadeur auprès des Nations Unies, début mars 1993, la direction des Nations Unies écrivait que toute l’histoire du Rwanda montrait qu’une prise de la capitale par la force pouvait donner lieu à des massacres effroyables, pour reprendre le terme malheureusement prémonitoire employé à l’époque, que les éléments hutus les plus radicaux au sein de l’armée étaient prêts, le cas échéant, à poursuivre la lutte, et que les exactions commises dans le nord du pays, ainsi que les exécutions sommaires perpétrées par le FPR depuis la reprise des combats préfiguraient une généralisation de la violence.

D’après l’instruction donnée à la représentation française à New York, la situation au Rwanda était considérée dès mars 1993 comme une menace pour la paix et la sécurité de la région. Malgré les dénégations, il apparaissait clairement que l’Ouganda apportait au moins un appui logistique à l’offensive lancée par la rébellion, les troupes du FPR ayant, dans le passé, fait la guerre aux cotés du Président Museveni. L’ambassadeur de la France devait informer les membres du Conseil de Sécurité que, si le FPR poursuivait ses tentatives de règlement militaire, les combats s’étendraient dans la région et dans les pays voisins. De plus, les offensives, à l’époque, avaient conduit à l’intérieur même du Rwanda à la fuite d’un million de civils, qui étaient devenus des personnes dites " déplacées ".

Il n’y avait donc pas, aux yeux de la direction des Nations Unies du ministère des Affaires étrangères, d’autre solution pour la crise rwandaise qu’un règlement politique. En même temps, des instructions avaient été envoyées à l’ambassadeur à Washington pour qu’il saisisse au plus vite le département d’Etat en vue d’obtenir le soutien américain au processus de saisine du Conseil de Sécurité. Il était également demandé à l’ambassadeur de souligner auprès du département d’Etat que les forces françaises ne souhaitaient pas être impliquées dans la crise et que la France désirait que les Etats-Unis puissent prendre le relais afin de garantir la poursuite d’un règlement politique et non pas militaire qui n’aboutirait qu’à des massacres.

Cela étant, M. Jean-Pierre Lafon a indiqué que, dès cette époque, des réticences que pourra confirmer l’ambassadeur auprès des Nations Unies avaient été ressenties tant du côté du Secrétaire général adjoint parce qu’il y avait des conflits interafricains dont il avait minimisé la gravité, que de la part de nos partenaires occidentaux à propos d’une implication des Nations Unies. La France avait été étonnée de cette attitude du Secrétaire général adjoint, dans la mesure où elle ne correspondait pas à la prise de position de M. Boutros Boutros-Ghali qui était très conscient des dangers de la situation rwandaise. L’ambassadeur français aux Nations Unies avait rapporté que le représentant de la Grande-Bretagne s’était interrogé sur l’opportunité qu’il y avait pour l’Organisation des Nations Unies à agir au Rwanda et estimait que la seule organisation concernée était l’OUA. Les représentants du Japon, de l’Espagne et des Etats-Unis s’étaient aligné en partie sur l’ambassadeur de Grande-Bretagne. Pourtant, quelques jours plus tard, M. Boutros Boutros-Ghali devait souligner, comme il l’a toujours fait, que l’OUA n’avait aucune efficacité et aucune crédibilité sur le terrain.

En août 1993, la France a de nouveau fait part de son étonnement au Secrétaire général quelques mois après l’adoption de la résolution créant la MONUOR, car personne n’avait été envoyé sur le terrain, et la France soupçonnait l’Ouganda de manoeuvres de retardement. La direction des Nations Unies au ministère a ensuite pleinement soutenu les accords d’Arusha et donné des instructions pour que l’ONU intervienne dans leur mise en oeuvre, estimant que le Conseil de Sécurité devait agir de manière tangible à cette fin et qu’il était souhaitable que le bataillon français se retire pour ne pas être pris dans les conflits internes au Rwanda.

M. Jean-Pierre Lafon a alors souligné que, dans sa volonté d’impliquer l’ONU, la France s’était heurtée, du côté de ses partenaires occidentaux, non pas à des oppositions, mais à des objections techniques et financières soulevées par les Etats-Unis, accessoirement par la Russie, sur le coût de l’opération pour les Nations Unies. Les Etats-Unis proposaient même qu’un fonds de contributions volontaires soutienne la MINUAR, alors qu’il s’agissait d’une opération de maintien de la paix relevant, comme toute opération de ce type, de contributions obligatoires.

Enfin M. Jean-Pierre Lafon a souhaité tirer les enseignements sur l’action de la France durant toute l’année qui a précédé la crise du mois d’avril 1994. Il a d’abord souligné que la politique de la France avait été constante vis-à-vis des Nations Unies, que la France souhaitait dès le départ un engagement de l’organisation mondiale, à l’inverse de ses partenaires occidentaux, afin d’aboutir à un règlement politique du conflit au Rwanda. C’est pourquoi la France a été le fer de lance parmi les membres permanents du Conseil de Sécurité et a pris l’initiative de soumettre des projets, des avant-projets de résolution, des textes, avant même qu’ils ne viennent devant le Conseil de Sécurité.

Il a estimé que certains résultats avaient été obtenus dans la mesure où progressivement avaient été mises en place, d’une part la MONUOR, d’autre part la Mission d’Assistance au Rwanda, mais qu’ils n’avaient pas été obtenus dans les conditions où la France le souhaitait. D’abord, l’intervention de la MINUAR n’avait jamais été placée, comme cela avait été envisagé dès mars 1993, sous le régime du chapitre VII de la Charte qui n’exclut pas la possibilité d’emploi de la force, et lorsque la crise du 6 avril a éclaté, les Nations Unies n’avaient pas les moyens juridiques d’employer la force. Par ailleurs, la mise en place de la MONUOR a été souvent retardée par des manoeuvres de tergiversation et les Nations Unies n’avaient pas les moyens logistiques nécessaires, notamment pour le transport. Il est frappant de voir que les contingents du Tiers-Monde, africains notamment, qui constituaient l’essentiel de la MINUAR, étaient sous-équipés et n’avaient pas de matériel, comme le soulignait le Secrétaire général dans son rapport du 30 mai : " les éléments ghanéens ne pourront être déployés que lorsque le matériel indispensable, en particulier les véhicules blindés de transport de troupes, auront été mis à leur disposition ".

M. Jean-Pierre Lafon a estimé qu’il était difficile de déterminer si les objections formulées par nos partenaires occidentaux relevaient d’un manque de volonté politique, d’une désillusion sur l’action de l’ONU après les échecs de l’opération de Somalie et les difficultés rencontrées dans la conduite des opérations de l’Angola ou du Mozambique, ou d’une crainte des engagements financiers qui pourraient résulter d’une intervention au Rwanda, les pays anglo-saxons étant notamment très soucieux de réduire les dépenses des Nations Unies. Il a rappelé à cet égard que les contributions des membres permanents du Conseil de Sécurité en ce qui concerne le maintien de la paix sont supérieures aux contributions pour les frais de fonctionnement des Nations Unies. Pour ne donner que l’exemple des Américains, le rapport est de 25 % pour les frais de fonctionnement et plus de 30 % pour les opérations de maintien de la paix. Les pays occidentaux ne se sont pas véritablement sentis impliqués dans la logistique de l’opération des Nations Unies, à part les Belges, auxquels il faut rendre hommage, car ils ont payé le prix du sang.

En conclusion, M. Jean-Pierre Lafon a estimé que les Nations Unies ne sont que ce qu’en font la communauté internationale et les membres permanents du Conseil de Sécurité. On ne peut pas, pour avoir vécu l’Organisation des Nations Unies de l’intérieur, accuser cette organisation en tant que telle. C’est la volonté de la communauté internationale qui s’exprime à l’intérieur des Nations Unies : elles ne sont qu’une caisse de résonance, un instrument, le reflet de ce qu’est la communauté internationale.

Il a cité le Secrétaire général des Nations Unies indiquant dans son rapport au Conseil de Sécurité du 30 mai que " la réaction tardive de la communauté internationale à la situation tragique que connaît le Rwanda démontre de manière éloquente qu’elle est totalement incapable de prendre d’urgence des mesures décisives pour faire face aux crises humanitaires étroitement liées à un conflit armé. Après avoir rapidement ramené la présence sur le terrain de la MINUAR à son niveau minimum, puisque le mandat initial de celle-ci ne lui permettait pas d’intervenir lorsque les massacres ont commencé, la communauté internationale, près de deux mois plus tard, semble paralysée, même s’agissant du mandat révisé établi par le Conseil de Sécurité. Nous devons reconnaître à cet égard que nous n’avons pas su agir pour que cesse l’agonie du Rwanda et que, sans mot dire, nous avons ainsi accepté que des êtres humains continuent de mourir. Nous avons démontré que notre détermination, notre capacité d’engager une action était au mieux insuffisante, au pire désastreuse, faute d’une volonté politique collective. "

Après avoir considéré que l’intervention de M. Jean-Pierre Lafon s’achevait par une réflexion plus large que celle que conduisait la mission, le Président Paul Quilès a souhaité prolonger les propos qu’il avait tenus sur l’attitude de l’OUA, puisqu’en 1990, le président en exercice en était le Président ougandais Museveni et qu’une solution pacifique au conflit aurait pu être trouvée dans ce cadre. Il a demandé ce que la France, à l’époque, pensait d’une telle solution et comment s’expliquait l’impuissance de l’OUA à intervenir positivement dans le règlement de la crise entre 1990 et 1993, en particulier pour ce qui concerne la surveillance de la frontière entre l’Ouganda et le Rwanda. Il a également souhaité savoir pourquoi il avait été décidé si tardivement, vers février-mars 1993, de faire appel à l’ONU.

S’agissant de l’Ouganda, il s’est interrogé sur le soutien apporté par les Etats-Unis à ce pays. Evoquant le souhait des Etats-Unis de trouver des alliés pour empêcher la poussée islamique dans le sud du Soudan et indiquant que, de ce point de vue, l’Ouganda aurait été préféré au Rwanda, jugé trop proche des Français, il a demandé si cette analyse avait pu conduire les Américains à jouer un rôle spécifique vis-à-vis de l’Ouganda.

 

M. Jean-Pierre Lafon a répondu qu’en tant que Directeur du service des Nations Unies il ne pouvait répondre à certaines questions, car ce service ne connaît pas tous les aspects de la politique africaine, et il a estimé que MM. Paul Dijoud et Jean-Marc Rochereau de la Sablière seraient mieux à même de donner un éclairage. Cela étant, vu des Nations Unies, comme le répétait souvent le Secrétaire général, l’OUA n’a jamais donné la preuve, dans les conflits africains, de son efficacité et de sa crédibilité, et c’est pour cette raison que, tant pour la Somalie que pour le Mozambique, pour l’Angola et le Rwanda, il a été fait appel à l’Organisation des Nations Unies. Néanmoins, un groupe d’observateurs avait été détaché par l’OUA, le GOMM -Groupe d’observateurs militaires multinational- mais il s’est révélé tout à fait insuffisant pour prévenir en quoi que ce soit le conflit qui se dessinait depuis près de deux ans.

M. Jean-Pierre Lafon a expliqué pourquoi il n’avait pas été fait appel à l’ONU plus tôt par l’histoire récente l’organisation. Il a souligné que l’ONU avait acquis un prestige très grand après avoir trouvé une solution au problème de la Namibie, où dans les premières quarante-huit heures de la période d’observation, les troupes sud-africaines avaient empêché celles de la SWAPO d’intervenir permettant ainsi à l’organisation de mettre en place son dispositif. Il a indiqué que les Nations Unies n’étaient pas équipées pour intervenir d’une manière rapide, opérationnelle et efficace face à une crise soudaine. Il a rappelé que l’intervention des Nations Unies en Irak avait été programmée des mois à l’avance, puisque la résolution du Conseil de Sécurité prévoyait que, si à telle date, l’Irak n’avait pas évacué le Koweït, elles interviendraient. Les Nations Unies, avec derrière elles, les Etats-Unis massivement engagés, ont pu intervenir et préparer leur intervention trois ou quatre mois à l’avance. Dans l’opération de Somalie, qui fut déclenchée par le Président George Bush, les Nations Unies sont intervenues au maximum de leur prestige. Ce fut une opération tout à fait particulière à laquelle le Secrétaire général se réfère lorsqu’il parle de l’opération Turquoise. Les troupes américaines sont intervenues aux côtés des Nations Unies, avec leur assentiment, mais en restant sous commandement national. Or, cette opération somalienne a été un désastre, notamment sur le plan médiatique, car les Américains ont vu leurs soldats morts sur tous les écrans de télévision. Il s’est alors produit dans l’opinion américaine un retournement vis-à-vis des interventions des Nations Unies, notamment en Afrique et il y aurait beaucoup à dire sur les responsabilités de l’échec de l’opération de Somalie, qui a eu une influence considérable sur la manière dont ont été perçues les interventions des Nations Unies en Afrique, dans des conflits à caractère ethnique.

M. Jean-Pierre Lafon a estimé que programmer une nouvelle opération des Nations Unies en Afrique dans un conflit ethnique et en faveur de régions, notamment le Rwanda, dont il faut bien dire que les Anglo-Saxons ne les connaissaient pas, s’avérait difficile. Il a rappelé que la France est perçue par les anglophones africains comme voulant asseoir un protectorat et qu’il y a une certaine méfiance vis-à-vis de ses initiatives en Afrique, même par l’intermédiaire des Nations Unies. A priori, la France n’était peut-être pas la mieux placée pour programmer une opération des Nations Unies en Afrique aux yeux de l’opinion africaine anglophone. Malgré toutes ces réticences, c’est la France qui a pris les premières initiatives d’impliquer les Nations Unies au Rwanda.

M. Jean-Pierre Lafon a préféré ne pas évoquer la politique des Etats-Unis à l’égard de l’Ouganda parce qu’il ne la connaissait pas véritablement. Il a seulement indiqué que l’attitude officielle des Etats-Unis, notamment à la suite de la démarche faite à Washington sur instructions en mars 1993, était d’être coopératif. Mais sur le terrain, les Américains l’étaient beaucoup moins lorsqu’il s’agissait de mettre en oeuvre des résolutions. Les interlocuteurs de la direction des Nations Unies au département d’Etat étaient tout à fait réticents vis-à-vis de l’implication des Nations Unies dans des opérations de maintien de la paix et vis-à-vis de toute nouvelle dépense des Nations Unies en ce domaine, sauf peut-être si les Etats-Unis y avaient un intérêt direct.

 

Le Président Paul Quilès a rappelé qu’il ne s’agissait pas d’une position circonstancielle des Etats-Unis, puisqu’il y avait une directive présidentielle du 4 mai 1994 limitant les conditions dans lesquelles les Etats-Unis pouvaient intervenir dans le cadre des opérations de maintien de la paix. Elle a été explicitement appliquée la première fois lors des évènements du Rwanda, ce qui explique non pas pourquoi les Etats-Unis ont été aussi distants dans la période précédente, mais pourquoi le montage de l’opération Turquoise a connu un tel retard.

Evoquant les difficultés, y compris d’ordre financier, qui opposaient l’ONU et des pays comme les Etats-Unis et la Russie, M. Pierre Brana a souhaité des précisions complémentaires. Il a également demandé des informations sur les débats, la position des représentants, les votes au Conseil de Sécurité, après l’attentat du 6 avril et la décision de retrait des Belges de la MINUAR.

Enfin, à propos de l’opération Turquoise, souvent présentée comme faite par la France parce qu’elle avait mauvaise conscience de ce qui s’était passé au préalable, il a souhaité connaître le sentiment de M. Jean-Pierre Lafon sur ces reproches ainsi que sur les divergences qui seraient apparues entre le Président de la République, M. François Mitterrand, le Premier Ministre et son Ministre des Affaires étrangères, concernant la conception, l’organisation, le champ d’action de l’opération.

 

M. Jean-Pierre Lafon a rappelé qu’il avait cessé ses fonctions début mai, puisqu’il avait été nommé ambassadeur au Liban mais qu’en revanche, au mois d’avril, il était encore à la Direction des Nations Unies et des Organisations Internationales quand avait éclaté la crise du Rwanda. Il a souligné que la lourdeur du système des Nations Unies devant une crise soudaine et inattendue imposait, pour que l’organisation puisse réagir d’une manière efficace et opérationnelle, une volonté politique commune des membres permanents du Conseil de Sécurité. Il a également fait observer que non seulement il y avait eu la mort des Présidents du Rwanda et du Burundi puis les massacres, mais aussi la mort des dix soldats belges des Nations Unies et la décision immédiate de la Belgique de retirer son contingent de la mission. Or, il s’agissait d’un contingent d’élite, le plus opérationnel, qui disposait des moyens logistiques de la mission. La France est restée solidaire de la Belgique et n’a jamais critiqué l’attitude belge, même si, sur le moment, celle-ci déstabilisait la mission des Nations Unies au Rwanda. Si dix soldats français avaient été tués au Rwanda, il a indiqué qu’il n’imaginait pas quelle aurait été la réaction du Gouvernement français. Le choc émotionnel était très grave et les relations de solidarité avec les Belges, les seuls des occidentaux impliqués sur le terrain, faisaient que ce n’était pas le moment de les critiquer.

 

M. Jacques Myard, souhaitant réagir à ces propos, a considéré cet épisode proprement étonnant, et a regretté que le commandement des forces de l’ONU ait laissé désarmer ses soldats et que ceux-ci se soient livrés " la gorge déployée aux bourreaux ", alors que s’ils avaient immédiatement fait usage de leurs armes en montrant qu’ils allaient " défendre leur peau ", peut-être les évènements auraient-ils pris une autre tournure.

 

M. Jean-Pierre Lafon a rappelé qu’en mars 1993, la France avait demandé à sa représentation permanente aux Nations Unies de voir si une intervention pouvait être placée sous le chapitre VII mais aucune résolution ne serait passée si l’on avait parlé d’emploi de la force et jusqu’au 6 avril, aucune résolution ne permettait ce recours à la force, même en cas de légitime défense. Seule une résolution postérieure avait prévu pour la MINUAR la possibilité d’employer la force en cas de légitime défense.

Il a confirmé l’analyse de M. Jacques Myard selon laquelle les moyens d’employer la force pour se défendre n’ont même pas été donnés aux troupes des Nations Unies. Cette opération a toujours été conçue avant le 6 avril comme une aide et surtout une contribution au règlement du conflit et à l’application des accords d’Arusha : jamais elle ne l’a été comme une opération devant faire face à une situation de crise.

 

M. Pierre Brana, après avoir indiqué qu’il comprenait la réaction de la Belgique après que ses ressortissants eurent été tués dans des circonstances atroces, s’est demandé si des directives auraient pu être données à nos représentants à l’ONU pour que le retrait des forces belges puisse être immédiatement compensé par l’envoi d’autres forces, étant donné la déstabilisation catastrophique sur le terrain qu’avait entraîné ce retrait belge de la MINUAR, et si un débat s’était engagé pour qu’on passe du chapitre VI au chapitre VII et que le désengagement belge soit compensé.

 

M. René Galy-Dejean s’est interrogé sur le comportement de l’ONU au moment où cette organisation a eu précisément pour fonction de veiller à l’application de l’accord international d’Arusha et sur sa quasi-impossibilité, sinon son inaptitude totale, à s’interroger sur les auteurs de cet attentat. Il a demandé à M. Jean-Pierre Lafon comment il expliquait cette attitude, cet aveu d’impuissance sur le déclenchement d’une enquête.

 

M. Jean-Pierre Lafon a indiqué qu’après la rupture du cessez-le-feu et le retrait belge, aucune instruction n’avait été donnée pour qu’il y ait de nouvelles troupes. Une déclaration du Président du Conseil de Sécurité le 7 avril avait demandé au Secrétaire général de faire toute la lumière sur les circonstances du " tragique incident " -termes utilisés par le Président du Conseil qui ne se prononçait pas sur la question de savoir s’il y avait eu assassinat ou non. Le Secrétaire général avait indiqué dans son rapport du 20 avril qu’effectivement, les circonstances n’avaient pas permis de faire la lumière sur cet évènement. Dans un rapport ultérieur, trois semaines plus tard, il avait confirmé la situation en disant : " les circonstances éveillent les soupçons, mais nous ne sommes plus en mesure de faire la lumière sur la manière dont s’est passé cet incident ".

Le Président Paul Quilès a souhaité savoir ce que signifiaient exactement les propos : " les circonstances ne permettent pas de faire une enquête " et s’est demandé s’ils voulaient dire que l’on ne le souhaitait pas ou que l’on ne pouvait pas. Si l’on ne le souhaite pas, pourquoi ? Si l’on ne peut pas, qui vous en empêche ? Il a considéré que les circonstances n’empêchent jamais personne, mais sont le fait d’individus, de groupes, de gouvernements, de militaires. Elles sont un résultat.

Il a demandé pourquoi la France n’avait pas fait d’enquête, alors que deux chefs d’Etat avaient été tués dans un attentat et que la direction de l’ONU avait elle-même prévu que les événements à Kigali déclencheraient un terrible bain de sang.

 

M. Jean-Pierre Lafon a reconnu qu’il en était réduit à des conjectures. Il a souligné que la première préoccupation du commandement sur place, le Général Romeo Dallaire, n’avait certainement pas été de mener une enquête, mais de faire face à la situation, de sauver ses soldats et de faire respecter le cessez-le-feu. Il a ajouté qu’il était tout aussi possible que faire la lumière aurait pu ne rien résoudre et créer de nouveaux affrontements, et a douté des résultats d’une enquête menée au moment du déclenchement de massacres commis notamment par la garde présidentielle et les milices. Il a estimé qu’une enquête prenait du temps et a rappelé qu’à l’occasion de ses fonctions d’ambassadeur au Liban, il avait constaté qu’une enquête du Secrétaire général des Nations Unies sur le massacre de Canna avait pris deux mois. La mission d’enquête n’aurait pas été entreprise, compte tenu de la lourdeur des procédures des Nations Unies et de l’approbation du rapport, avant une ou deux semaines.

Il a précisé que le mot enquête n’avait pas été prononcé en termes officiels et qu’il avait été demandé au Secrétaire général, sur décision du président du Conseil de Sécurité, de faire la lumière sur les circonstances de l’incident.

 

M. Bernard Cazeneuve a demandé des précisions sur la date des deux interventions du Secrétaire général concernant l’attentat.

 

M. Jean-Pierre Lafon a cité le rapport écrit et public du 20 avril 1994 : " la cause de cet accident ne peut être déterminée sans une enquête approfondie que les circonstances ont jusqu’à présent rendue impossible ". Il a proposé de le communiquer ainsi que le second rapport du 31 mai dans lequel le Secrétaire général parlait d’un " incident qui éveille les plus grands soupçons ".

M. Bernard Cazeneuve a demandé à qui ces deux rapports de M. Boutros Boutros-Ghali avaient été envoyés.

 

M. Jean-Pierre Lafon a précisé que les rapports étaient envoyés à tous les membres du Conseil de Sécurité, qu’ils étaient publics et que n’importe qui pouvait les consulter.

 

M. Bernard Cazeneuve a demandé si ces rapports avaient suscité des réactions de la part des membres du Conseil de Sécurité.

 

M. Jean-Pierre Lafon a indiqué qu’il n’avait pas trouvé de correspondance en ce sens, mais que les rapports qu’il avait mentionnés contenaient beaucoup de propositions sur le renforcement de la MINUAR et qu’ils avaient été à l’origine de la création de la nouvelle composante de la mission des Nations Unies au Rwanda.

 

M. Bernard Cazeneuve a cité une lettre de M. Alain Juppé, alors Premier Ministre, en réponse à une question posée par écrit : " s’agissant de l’absence d’enquête par la France après l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana, dans lequel tous les membres français de l’équipage ont trouvé la mort, j’ai indiqué lors de l’audition du 21 avril que la France avait saisi dès le 7 avril le Conseil de Sécurité de l’ONU afin que soit diligentée une enquête internationale. La France n’avait aucune légitimité à mener de son propre chef, en tant que pays étranger, quelque enquête que ce soit dans un pays souverain et indépendant; cette demande a été réitérée à plusieurs reprises au cours des mois suivants auprès du Secrétaire général de l’ONU, la France souhaitant que tout élément pouvant servir l’enquête lui soit communiqué. " Il a souligné que cela signifiait concrètement que la France n’avait pas cessé, par des démarches diplomatiques officielles, de demander à l’ONU et à son Secrétaire général d’aller plus loin dans les investigations. C’est la raison pour laquelle il a demandé quelles avaient été les réactions au sein de l’organisation après la publication des deux rapports du secrétaire général et les démarches officielles de la France.

 

M. Jean-Pierre Lafon a rappelé qu’il y avait eu trois rapports. Le premier, public, est une déclaration du Président du Conseil de Sécurité, par laquelle le Conseil " regrette cet incident et invite le Secrétaire général à recueillir toute information utile à ce sujet par tous les moyens à sa disposition et de faire rapport dans les plus brefs délais au Conseil ". C’est un document du 8 avril, après une séance du Conseil de Sécurité du 7 avril. La réponse du Secrétaire général se trouve dans les deux rapports déjà mentionnés.

 

M. Bernard Cazeneuve a estimé qu’il serait intéressant que l’ONU explique ce qui s’était passé entre le 7 et le 20 avril.

 

M. Yves Dauge a replacé la situation sur un plan général. Il a rappelé que d’un côté, la France avait saisi les Nations Unies parce qu’elle se rendait compte de l’extrême gravité de la situation et des risques de massacres dans cette logique de guerre, mais que, par ailleurs, l’intervention des Nations Unies était considérée comme une mission quasi impossible. Il a approuvé les propos de M. Jean-Pierre Lafon estimant que les Nations Unies ne sont que la somme des volontés d’un certain nombre de pays qui ne veulent pas intervenir ou qui interviennent " du bout des doigts ". Il a toutefois regretté que, dans le cas d’une crise grave, le retrait des forces françaises puis la mise en place d’un dispositif international aient représenté la pire des solutions car le dispositif opérationnel mis en place par l’ONU s’est révélé totalement inadéquat pour répondre à une situation de crise aiguë et à une logique de guerre. L’ONU s’est mise dans une situation qui était d’ores et déjà une situation d’échec, alors que la France avait correctement évalué la situation, car elle était présente depuis des années au Rwanda et avait maintes fois posé la question du risque de massacres en cas de prise de Kigali.

Il s’est donc interrogé, quels que soient les faits et les bonnes volontés des uns et des autres, sur cette contradiction fondamentale et s’est demandé s’il aurait pu y avoir d’autres moyens d’intervention. Il s’est demandé si la France n’aurait pas dû rester et négocier avec les Nations Unies un mandat direct d’intervention, puisque des forces efficaces étaient présentes.

Se disant soucieux de ne pas refaire l’histoire, M. Jean-Pierre Lafon a indiqué que les Nations Unies n’avaient jamais voulu se placer sous le cadre d’une intervention disposant des moyens du chapitre VII de la Charte, c’est-à-dire l’utilisation de la force et qu’un sondage effectué à l’époque par la mission des Nations Unies, en mars 1993, avait montré que c’était inenvisageable si on voulait impliquer les Nations Unies au Rwanda. Jusqu’à l’éclatement de la crise, il était totalement exclu d’envisager de donner à l’ONU des moyens lui permettant d’utiliser la force. Aucun des partenaires de la France n’y était prêt et les Africains non plus. Les Nations Unies ont accepté, non pas de trouver une solution au conflit du Rwanda, mais d’aider à l’application des accords d’Arusha. Il n’y avait pas d’autre solution à l’époque que d’accepter d’impliquer les Nations Unies dans l’application de ces accords, au titre du chapitre VI, sans emploi de la force. L’autre solution aurait été la solution militaire mais il n’y avait pas de possibilité d’intervention unilatérale de la France au Rwanda. Il y aurait eu une réaction très négative de la communauté internationale, sans aide des partenaires anglo-saxons et des Africains anglophones. La France au Rwanda aurait été impliquée dans un conflit interne et soupçonnée de néocolonialisme si elle avait entrepris une intervention directe qui n’aurait pas eu la bénédiction des Nations Unies.

L’espérance était que les accords d’Arusha puissent être mis en oeuvre avec une force des Nations Unies dont il aurait fallu qu’elle soit mieux équipée et envoyée plus rapidement sur le terrain. C’était le vœu du Secrétaire général. Les Nations Unies ont prouvé en Afrique qu’il y avait des possibilités d’aboutir à un règlement politique sur la base d’accords tels que ceux d’Arusha qui bénéficiaient d’un consensus de la part des Africains. L’expérience de Somalie a certes été un échec, mais ce n’est pas de la faute des Nations Unies.

 

M. Michel Voisin a signalé qu’il avait constaté à l’occasion d’une mission effectuée en Somalie une différence très sensible des comportements sur le terrain entre les troupes présentes. Les troupes américaines ne connaissaient pas la géographie politique et ethnique de la Somalie et avaient une autre approche de la situation en comparaison des troupes françaises et marocaines dans le secteur de Baidoa. Les Américains ne restaient pas cloîtrés dans leurs casemates, ils sortaient et au premier coup de feu, ils répondaient, ce qui a entraîné la mort de plusieurs soldats. Mais la non-connaissance du pays et l’opération médiatique qui avait été lancée lors du débarquement des Marines a certainement grandement contribué à l’échec des Américains.

 

M. Jean-Pierre Lafon a approuvé ces propos et a cité un exemple de la manière dont procédaient les troupes françaises : dans le secteur de Baidoa, les Français n’ont pas confisqué toutes les armes, ils ont laissé les leurs aux nomades qui avaient l’habitude de les porter parce que c’était leur mode de vie millénaire. En revanche, les bandes spécialisées dans la déstabilisation de la Somalie ont été désarmées.

Il a souligné que les Nations Unies n’avaient pas réussi en Angola, mais qu’elles avaient réussi au Mozambique où elles avaient permis de résoudre le conflit que connaissait le pays. Il a indiqué qu’une opération des Nations Unies en Afrique restait très difficile parce qu’il y a une interférence de conflits ethniques et de conflits nationalistes. Il a estimé qu’on ne s’était pas donné tous les moyens de réussir au Rwanda. La communauté internationale, les Nations Unies, les membres permanents du Conseil de Sécurité ne se sont jamais mis dans la situation d’une crise où les parties ne coopéreraient pas, avec rupture du cessez-le-feu, affrontements violents et massacres. Ils souhaitaient aider les parties qui acceptaient de coopérer. C’est pour cela que le 6 avril, les Nations Unies ont été complètement désarçonnées et ont mis beaucoup de temps à réagir. Permettre aux troupes d’utiliser la force au titre de la légitime défense ne figure que dans une résolution adoptée trois semaines après. Il y avait un refus des membres permanents du Conseil de Sécurité de se placer dans une situation où les Nations Unies interviendraient avec emploi de la force.

M. Jean-Pierre Lafon a alors précisé que, pendant toute l’année 1993, les troupes de l’ONU étaient intervenues dans le cadre du chapitre VI pour aider à la mise en oeuvre et à l’application des accords d’Arusha, avec un mélange de pressions, de démarches collectives, d’attention de la communauté internationale et de présence sur le terrain.

 

M. Bernard Cazeneuve s’est interrogé sur la cohérence de la démarche de la France entre 1992 et 1994. Il a rappelé que M. Paul Dijoud, Directeur Afrique à l’époque, avait indiqué aux Etats-Unis qu’il ne souhaitait pas leur intervention du Rwanda, considérant qu’il s’agissait d’un terrain privilégié d’intervention de la France. Dans le même temps, la France semble avoir tout fait au moment où la crise atteignait son paroxysme, pour que les Etats-Unis interviennent et persuadent l’ONU d’envoyer des troupes se substituant aux siennes. Il a demandé à M. Jean-Pierre Lafon s’il ne trouvait pas que, sur la durée, il y avait quelque paradoxe à réclamer la gestion des événements sans que les Etats-Unis interviennent et, au moment où les choses se gâtent, à faire appel à eux pour qu’ils exercent leur influence à la fois sur l’Ouganda et sur l’ONU.

 

M. Jean-Pierre Lafon a indiqué qu’il n’était pas responsable au niveau administratif de la politique africaine de la France mais de la politique d’intervention des Nations Unies sous le contrôle du ministre et de son cabinet.

Il a ajouté que la saisine du Conseil de Sécurité des Nations Unies sur un sujet aussi sensible que le Rwanda supposait une décision politique du ministre. Il a précisé qu’il n’avait pas eu instruction de saisir l’ambassadeur auprès des Nations Unies avant mars 1993 du dossier du Rwanda, avec la volonté de faire aboutir un projet de résolution. Il a assuré que les directions d’Afrique et des Nations Unies travaillaient ensemble sans discordance et que tout désaccord était arbitré par le cabinet du ministre.

 

M. Jacques Myard s’est déclaré frappé de l’attitude des Belges dans cette affaire et s’est interrogé sur les échanges directs bilatéraux franco-belges.

 

M. Jean-Pierre Lafon a indiqué qu’il ignorait ce qui s’était passé l’époque à New York, mais qu’il y avait certainement eu des échanges téléphoniques entre les gouvernements français et belges et a précisé que la décision de retrait avait été prise unilatéralement par Bruxelles.

 

Audition de M. Jean-Bernard MÉRIMÉE

Représentant permanent de la France à l’ONU (mars 1991-août 1995)

(séance du 23 juin 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Jean-Bernard Mérimée, ambassadeur représentant permanent de la France à l’ONU de mars 1991 à août 1995. Il a rappelé que M. Mérimée avait eu à connaître plus particulièrement de l’action diplomatique que la France avait menée auprès des Nations Unies, d’abord, pour appuyer le processus d’Arusha dès février-mars 1993, puis, pour intervenir militairement à partir de la tragédie d’avril 1994. Il a souligné que son audition revêtait une importance particulière pour comprendre pour quelles raisons le Conseil de Sécurité avait été si lent à intervenir dans le cadre du chapitre VII de la Charte afin de mettre fin aux massacres et pourquoi la France, qui a finalement été la seule à agir, avait été l’objet de telles critiques.

 

M. Jean-Bernard Mérimée a confirmé qu’il avait en effet représenté la France au Conseil de Sécurité durant cette période et que son rôle avait consisté à faire accepter, sur le plan international, les orientations et la politique du Gouvernement français. Cela s’était traduit par un certain nombre de résolutions dont la plus significative, la résolution 929, a permis l’opération Turquoise.

Il a souhaité décrire ce qu’étaient les réactions de base des membres du Conseil de Sécurité devant la politique française dans la région des Grands Lacs. Il a tout d’abord rappelé qu’Anglais et Américains, et ce qu’il a appelé leur clientèle, considéraient que la politique de la France consistait à conserver une influence prépondérante au Rwanda, en s’appuyant sur un régime à dominante hutue et, en particulier, sur le président Habyarimana. En fait, pour la grande majorité du Conseil, la France menait une politique qui était, comme le disait M. Jean-Pierre Lafon, présentée de façon caricaturale comme néocolonialiste, au profit du Président Habyarimana, Hutu et francophone, qui luttait contre le Front patriotique, Tutsi et anglophone. Ce dernier était censé mener une lutte de libération contre cette entreprise néo-colonialiste et être favorable à la démocratie. Il a estimé que, dans l’atmosphère du Conseil de Sécurité, la cause tutsie était politiquement correcte, la cause Habyarimana ne l’était pas.

Selon M. Jean-Bernard Mérimée, la politique du Gouvernement français était assez simple dès le départ, c’est-à-dire dès le moment où la question a commencé à se poser. Elle consistait à réduire la présence militaire au Rwanda, à se dégager du pays et à remplacer cette présence par une force militaire d’observation ou d’interposition des Nations Unies et, en même temps, grâce aux différents accords d’Arusha, à stabiliser la situation en organisant un partage démocratique du pouvoir entre Hutus et Tutsis, accepté par les pays de la région, qui aurait pour conséquence d’apporter un peu plus de stabilité au régime politique du Rwanda. Cette orientation ne coïncidait nullement avec celle du Front patriotique, appuyé par l’Ouganda et la Tanzanie, sous l’oeil bienveillant de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis, et qui envisageait de mener une guerre de reconquête sans que rien ne s’y oppose. Dans cet esprit, toute présence internationale était un obstacle, la survivance du régime d’Habyarimana en était un autre, et les accords d’Arusha également.

Face à ce tableau général simple, les principaux acteurs du Conseil de Sécurité étaient parfaitement conscients des enjeux : pour la France, il s’agissait de se dégager du Rwanda en mettant au point un système qui permettait au régime Habyarimana d’évoluer selon des procédures démocratiques, avec présence des Nations Unies, selon les accords d’Arusha ; la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et les pays non-alignés dans leur majorité souhaitaient supprimer tout obstacle ou presque à la marche du Front patriotique dans la reconquête du Rwanda. C’est dans ce cadre que s’explique la constitution de la MONUOR, mission d’observation des Nations Unies sur la frontière entre l’Ouganda et le Rwanda, ainsi que la mise sur pied de la MINUAR. M. Jean-Bernard Mérimée a relevé que, vu du Conseil de Sécurité, il a été assez difficile de trouver des volontaires pour ces deux missions. Il a rappelé les problèmes rencontrés par la mission d’observation qui avait besoin de moyens matériels, notamment d’hélicoptères alors que les Etats-Unis faisaient toutes sortes de difficultés, arguant, bien entendu, de raisons financières pour ne pas satisfaire à la fourniture de ces hélicoptères en nombre suffisant. La MONUOR n’a jamais été une force d’observation efficace.

Puis M. Jean-Bernard Mérimée a souhaité replacer l’opération Turquoise dans son cadre. Il a rappelé que le 6 avril 1994, l’avion qui transportait le Président Habyarimana et le Président burundais avait été abattu et que la mort du Président Habyarimana avait donné le signal des massacres. Tout en partageant l’idée exprimée par M. Jean-Pierre Lafon selon laquelle il n’était possible que de faire des conjectures sur les responsabilités, il a souligné que dans son esprit, il n’y avait pas de doute que le Front patriotique était à l’origine de cet attentat car cette hypothèse lui paraîssait cohérente et logique. Tant qu’Habyarimana était au pouvoir, le Front patriotique n’était pas certain de reconquérir le Rwanda parce que, d’une part, il y avait la caution démocratique des accords d’Arusha que l’on ne pouvait complètement ignorer et, d’autre part, dans l’esprit du Front patriotique, Habyarimana serait soutenu par les Français qui ne l’abandonneraient pas. La possibilité d’interventions françaises constituait donc un obstacle à la reconquête du Rwanda par le Front patriotique.

M. Jean-Bernard Mérimée a relevé que la MINUAR n’était pas intervenue pour arrêter les massacres et souligné qu’il ne se prononcerait pas sur l’attitude du Général Romeo Dallaire qui la commandait alors, car il a reconnu ne pas disposer de tous les éléments pour apprécier son inaction qui, d’ailleurs, était fondée juridiquement. Il a estimé que la France ne pouvait pas intervenir sauf, comme elle l’a fait dans le cadre de l’opération Amaryllis, pour évacuer ses ressortissants et les ressortissants européens parce que, dans l’atmosphère du Conseil de Sécurité, toute intervention, tout essai français d’envoyer des troupes pour arrêter les massacres aurait immédiatement été considéré et dénoncé comme une opération de reconquête contre le Front patriotique. Les massacres auraient alors été considérés par beaucoup au Conseil de Sécurité comme un simple prétexte invoqué par le Gouvernement français.

Il a estimé qu’en décidant de modifier le mandat de la MINUAR et d’en réduire la taille, le Conseil de Sécurité avait atteint des sommets de lâcheté et de cynisme : lâcheté, parce que les pays avaient peur d’envoyer des troupes au Rwanda, des soldats belges ayant été massacrés et les Américains restant affectés par le syndrome somalien ; cynisme, parce que toute présence internationale était considérée par la plupart des membres du Conseil de Sécurité comme un obstacle à la progression du Front patriotique. Le Gouvernement français, à l’époque, ne pouvait pas faire grand chose, soupçonné a priori de saisir le moindre prétexte pour envoyer ses troupes, qui auraient évidemment arrêté les massacres mais qui auraient surtout été un obstacle pour le Front patriotique.

M. Jean-Bernard Mérimée a relevé que trois pays essentiellement, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France, avaient la capacité d’envoyer des troupes, de mener une opération militaire et de reprendre la situation en main d’une façon réellement efficace. Or, si les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ne prenaient pas l’initiative d’intervenir, la France ne pouvait le faire toute seule. Le Gouvernement français l’aurait fait si la possibilité lui avait été donnée de se joindre à une action internationale, mais il ne pouvait en prendre l’initiative. Au bout de quelque temps, alors que la communauté internationale se rendait compte de la gravité de la situation et que cette inaction du Conseil de Sécurité commençait à peser de plus en plus sur l’opinion publique, le Gouvernement français a décidé d’intervenir devant l’ampleur des massacres et de l’exode, et devant l’impuissance de la MINUAR II.

M. Jean-Bernard Mérimée a alors abordé son rôle qui consistait à faire en sorte que le Conseil de Sécurité donne au Gouvernement français l’autorisation de procéder à cette opération. Il s’agissait, concrètement, de faire voter une résolution autorisant le Gouvernement français et le Gouvernement sénégalais, le seul qui avait accepté de joindre ses troupes aux troupes françaises à agir. Il a jugé que cette résolution avait été la plus difficile à faire accepter par le Conseil de Sécurité parce que pratiquement tous ses membres y étaient opposés, à des degrés divers : les Anglais ou les Américains pour des raisons connues (non seulement financières, mais liées à la directive du Président Clinton et au syndrome somalien) mais aussi parce qu’ils avaient le sentiment que la victoire du Front patriotique n’était pas une mauvaise chose ; les non alignés endoctrinés par le représentant du Front patriotique aux Nations Unies, M. Dusaidi ; et, parmi ceux que l’on appelle les non non-alignés, qui ne sont ni membres permanents ni non alignés, il y a eu toutes sortes d’opinions. La Nouvelle-Zélande était absolument contre. Elle voyait là une attitude néocolonialiste de la part de la France et affirmait défendre les prérogatives des Nations Unies s’interrogeant, en cas d’opération militaire, sur le bien-fondé de mettre les troupes sous commandement français et non sous commandement des Nations Unies. La France répondait que les Nations Unies étaient incapables de mener une opération militaire qui exige des décisions rapides. Les Belges étaient, en fait, un peu honteux et n’appréciaient pas que la France prenne une telle initiative. Seuls étaient favorables, au début, les Espagnols, par solidarité européenne, Oman, pour une raison inconnue, et Djibouti, par amitié pour la France.

Selon M. Jean-Bernard Mérimée, la plupart de ses collègues du Conseil de Sécurité pensaient qu’il s’agissait pour Paris de constituer sur le territoire rwandais une espèce de réduit, interdit au Front patriotique, à partir duquel partirait la reconquête hutue. En fait, la France disposait d’un délai assez réduit pour agir, dans la mesure où la résolution devait être votée très rapidement puisque l’opération devait commencer un jeudi et que la résolution a été présentée au Conseil de Sécurité un lundi. Elle a donc été votée en quarante-huit heures. Il y avait eu bien sûr deux ou trois jours de travail préparatoire, mais, généralement, une résolution au Conseil de Sécurité demande bien deux semaines de préparation si elle est un peu délicate. Cette résolution a été votée par dix voix et cinq abstentions : le résultat du vote a donc été très serré puisque la majorité du Conseil de Sécurité est de neuf voix.

M. Jean-Bernard Mérimée a alors considéré qu’en menant l’opération Turquoise, la France avait sauvé l’honneur parce qu’elle avait agi, dans des circonstances très difficiles, non seulement compte tenu du climat qui régnait au sein du Conseil de Sécurité, mais de la difficulté de prendre la décision politique, sans parler des risques militaires qui étaient grands puisqu’il s’agissait, avec une poignée d’hommes, de faire face à une possibilité d’affrontement avec le Front patriotique, composé de 20 000 hommes bien armés, bien entraînés, qui venaient de faire la guerre. La France a permis de sauver on ne sait combien de dizaines, voire de centaines de milliers de vie, parce que les réfugiés étaient plus d’un million à cette époque, et mouraient " comme des mouches ".

La France s’en est tenue scrupuleusement aux conditions qu’elle avait définies et, dans l’esprit même de ceux qui étaient hostiles à l’opération, en a retiré un prestige particulier parce que chacun savait que peu de pays auraient eu les moyens, et surtout le courage, de faire ce qui a alors été fait.

 

Le Président Paul Quilès s’est interrogé sur la période antérieure au génocide, après la signature du cessez-le-feu de Dar Es-Salam et s’est demandé si la France n’avait pas accordé trop d’importance à la mission d’observateurs neutres, en délaissant la question de la force internationale de maintien de la paix. Il a rappelé que la France avait déployé des efforts pour que son contingent passe, après Dar Es-Salam, sous mandat de l’ONU, dans la MINUAR, et s’est demandé si elle avait eu des chances réelles d’atteindre cet objectif.

 

M. Jean-Bernard Mérimée a indiqué que, selon lui, le Gouvernement français avait estimé, à partir d’un certain moment, que le Rwanda n’était pas une cause dans laquelle il fallait s’engager à fond et qu’il convenait de prendre ses distances, sans toutefois abandonner le Président Habyarimana mais en essayant de favoriser une solution pacifique et démocratique.

 

Le Président Paul Quilès s’est demandé si la France n’aurait pas dû alors se dégager plus rapidement. Un long délai s’est écoulé entre la conclusion des accords d’Arusha et la mise en place effective de la MINUAR, ce qui a suscité des interrogations sur le maintien des troupes françaises.

 

M. Jean-Bernard Mérimée a répondu que ce long délai avait été dû aux difficultés pratiques de constituer les contingents, les pays non alignés acceptant de mettre des bataillons à la disposition des Nations Unies, mais à condition qu’ils soient équipés complètement, des " chaussures aux armes lourdes ". Si la France avait envoyé un contingent important, tout le monde aurait dit qu’elle se réintroduisait au Rwanda sous le parapluie des Nations Unies.

 

M. Pierre Brana a demandé à M. Jean-Bernard Mérimée comment il expliquait que le mot " génocide " ne soit apparu dans une résolution de l’ONU que le 8 juin, et plus particulièrement, que le rapport de M. Boutros Boutros- Ghali du 20 avril, qui avait conduit au vote de la résolution 912 organisant le repli de la MINUAR, ne fasse pas allusion aux massacres de civils tutsis par les milices. Il a souhaité également savoir pour quelles raisons l’ONU avait accepté de déroger à une règle qui semblait toujours appliquée jusqu’alors, selon laquelle une puissance impliquée dans une zone ne participait pas aux opérations de maintien de la paix dans cette zone, ce qui fut le cas de la Belgique dans la MINUAR I ou de la France dans l’opération Turquoise. Cette question a-t-elle été soulevée ? A-t-elle fait l’objet de discussions au sein du Conseil de Sécurité ?

Enfin, il a demandé si l’attitude des Etats-Unis s’expliquait par le traumatisme somalien ou, au contraire, par un désir plus ou moins caché d’aider le FPR, et si les Etats-Unis avaient constitué un réel obstacle à une réponse efficace de l’ONU.

 

M. René Galy-Dejean, revenant sur les réactions du Conseil de Sécurité et des Etats-Unis à l’attitude de la France, a souhaité savoir comment M. Jean-Bernard Mérimée analysait la venue devant le Conseil de Sécurité du Premier ministre Edouard Balladur, alors qu’il est rare qu’un chef de gouvernement vienne plaider un dossier devant l’ONU, les ambassadeurs étant là pour cela.

 

M. Jean-Bernard Mérimée a indiqué que le mot " génocide " était apparu si tard, parce que de nombreux pays et notamment les Etats-Unis, sont signataires de conventions sur le génocide qui font obligation d’intervenir dès lors que des massacres atteignent une ampleur qui justifient cette qualification. Les Etats-Unis ne souhaitaient pas, et aucun pays ne le souhaitait, que l’on qualifie dès le début les massacres de génocide en raison des obligations qu’entraînait une telle qualification.

Selon M. Jean-Bernard Mérimée, la règle selon laquelle une puissance impliquée dans une zone ne doit pas participer à une opération de maintien de la paix n’est pas une règle écrite. Il ne s’agit que d’une coutume, mais il y avait alors urgence. Les Belges s’étaient présentés pour faire partie de la MINUAR et les Français étaient les seuls qui pouvaient assumer la responsablité de l’opération Turquoise. C’est la raison pour laquelle les rares pays volontaires avaient été acceptés.

M. Boutros Boutros-Ghali a plusieurs fois, devant le Conseil, remercié la France, parce qu’elle était la seule à intervenir, alors que tout le monde se défaussait. Il appuyait donc la France mais avait confié à M. Jean-Bernard Mérimée qu’elle aurait tout le monde contre elle parce qu’elle mettait en évidence, soit la lâcheté, soit l’impossibilité d’agir, des uns et des autres. M. Boutros Boutros-Ghali avait une vue particulièrement lucide des Nations Unies, et spécialement du Conseil de Sécurité.

M. Jean-Bernard Mérimée a alors expliqué que la ligne politique de tout Etat est le fruit d’un faisceau de motivations et que le l’échec de l’opération en Somalie a eu un impact très fort sur le public américain, donc sur le Président. Le Président Clinton a rédigé une directive fixant les conditions dans lesquelles une opération de maintien de la paix pouvait être approuvée par les Etats-Unis. L’opération de maintien de la paix qui aurait été nécessaire au Rwanda ne satisfaisait pas à ces conditions et les Etats-Unis n’y étaient donc pas favorables. Il a exprimé le sentiment qu’il fallait également prendre en compte l’état d’esprit décrit précédemment sur le bien-fondé de la victoire du Front patriotique et les interrogations sur le rôle de la France.

En ce qui concerne la venue de M. Edouard Balladur, il a indiqué qu’il avait voulu rassurer le Conseil de Sécurité, souligner dans quel esprit la France avait engagé l’opération Turquoise et réaffirmer que, conformément à ce qu’elle avait dit, elle se retirerait au bout de deux mois. A ce moment-là, un certain nombre de membres du Conseil de Sécurité, voyant que la France n’outrepassait pas son mandat, lui demandait de rester.

 

M. Pierre Brana a demandé qui avait effectué cette demande.

 

M. Jean-Bernard Mérimée a réaffirmé que la France a alors été sollicitée pour poursuivre l’opération et que si elle avait présenté à ce moment-là un projet de résolution demandant une prolongation d’un ou deux mois, il aurait été adopté. Il a souligné que quelle que soit la capacité de conviction d’un ambassadeur, celle d’un Premier Ministre est naturellement beaucoup plus forte, la présence de M. Edouard Balladur lui-même devant le Conseil de Sécurité ayant revêtu une signification particulière.

 

M. Jacques Myard a souhaité connaître, au moment du vote de la résolution concernant l’opération Turquoise, l’attitude précise des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne. Il a par ailleurs demandé si le soutien des Etats-Unis au FPR s’inscrivait dans une stratégie ou était le résultat d’un engrenage.

 

M. Jean-Bernard Mérimée a indiqué que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne avaient voté en faveur de la résolution, alors qu’ils n’y étaient pas bien disposés au début mais que plusieurs raisons expliquaient leur changement d’attitude. D’une part, des démarches avaient été faites auprès de Washington sous la forme de contacts, de conversations, où les relations personnelles jouent un grand rôle. Ces démarches font partie du travail d’un ambassadeur aux Nations Unies qui cherche à faire adopter une résolution. Les gouvernements britannique comme américain se sont convaincus qu’il y avait une chance que la France soit sincère, qu’elle veuille réellement arrêter les massacres, et qu’elle ait finalement abandonné l’idée -puisque le président Habyarimana était mort- de s’opposer au Front patriotique. D’autre part, existait ce sentiment diffus de honte de nombreux membres du Conseil de Sécurité d’avoir laissé faire.

M. Jean-Bernard Mérimée a estimé difficile d’affirmer que l’appui des Etats-Unis au Front patriotique relevait d’un engrenage ou d’une stratégie. Il a indiqué, qu’à son avis, il n’y avait pas eu un plan structuré des Etats-Unis pour chasser les Français du Rwanda, du Burundi puis du Zaïre mais que les occasions avaient été saisies et bien saisies, le sentiment s’installant qu’il valait mieux remplacer la clientèle de la France par une clientèle des Etats-Unis. Il a décelé une mauvaise intention vis-à-vis de la France mais non un plan en raison des aléas et des impondérables de telles situations.

 

Le Président Paul Quilès s’est demandé comment l’ONU avait pu laisser s’écouler presque trois mois après le 6 avril 1994 alors que, dès les premiers jours, elle a eu connaissance de massacres, qu’au mois de mai certains ont reconnu qu’il s’agissait bien d’un génocide et que l’opération humanitaire n’a été décidée qu’à la fin du mois de juin.

 

M. Jean-Bernard Mérimée a rappelé que l’ONU est le lieu géométrique des conflits d’intérêts et qu’il est donc rare que la communauté internationale, les cinq membres permanents ou le Conseil de Sécurité dans son ensemble aillent tous dans la même direction. Il a condamné à titre personnel ce retard mais a fait la distinction entre les membres des Nations Unies qui étaient " au-dessous de tout " et l’institution qui est la somme algébrique des volontés des pays qui la constituent, notamment des membres du conseil de sécurité.

Il a expliqué l’attentisme du Conseil de sécurité par le fait que peu de pays voulaient participer à une opération. Parmi ce nombre réduit, la France aurait éventuellement été disposée à intervenir, mais le Conseil de sécurité était réticent à l’y autoriser. Il n’entrait manifestement pas dans la politique du gouvernement français d’agir de sa propre initiative sans l’autorisation et en dehors du cadre des Nations Unies, comme l’avaient fait les Etats-Unis à Panama ou à Grenade.

 

M. Pierre Brana s’est étonné de l’inaction de la communauté internationale, alors qu’après l’attentat du 6 avril contre l’avion des deux présidents, quand la Belgique décida de retirer son contingent, tout le monde devait savoir que les massacres continuaient et même s’amplifiaient. Il a demandé s’il n’y avait pas eu de débat à l’ONU pour qu’une force de remplacement soit mise en place très rapidement.

 

Le Président Paul Quilès a ajouté que le 17 mai, il avait été décidé de porter les effectifs de la MINUAR à 5 500 hommes mais qu’auparavant le Conseil de Sécurité avait décidé, dans un premier temps, de les réduire très fortement.

 

M. Jean-Bernard Mérimée a répondu que, lorsqu’il a été décidé de réduire les effectifs de la MINUAR, M. Boutros Boutros-Ghali avait présenté trois options au Conseil : l’option maximale visait à renforcer la MINUAR en lui affectant de nouvelles troupes et en lui donnant éventuellement un nouveau mandat, relevant du chapitre VII ; l’option minimale consistait à évacuer l’ensemble de la force ; l’option intermédiaire permettait de conserver un détachement. La majorité du Conseil ne souhaitait pas l’option maximale et si la France avait proposé une résolution avec l’option maximale, elle n’aurait pas eu la majorité.

 

M. Pierre Brana s’est demandé pourquoi le feu vert avait été donné pour l’opération Turquoise quelque temps après.

 

M. Jean-Bernard Mérimée a indiqué que le temps a joué, que la communauté internationale avait éprouvé le sentiment de honte qu’il venait d’évoquer et que Kigali était aux mains du Front patriotique qui avait gagné militairement.

 

Le Président Paul Quilès, a demandé si l’on pouvait parler de cynisme pour décrire l’attitude de la plupart des membres du Conseil de Sécurité qui considéraient qu’il était politiquement correct de laisser gagner le FPR et qui ont autorisé Turquoise dès lors que sa victoire, fin juin, n’était pas loin.

 

M. René Galy-Dejean s’est demandé si, en fait, on voulait bien empêcher le génocide, mais à condition de ne pas gêner le FPR.

 

M. Jean-Bernard Mérimée a confirmé qu’il lui était apparu assez clairement qu’à mesure que le temps passait et que le Front patriotique l’emportait, puisque Kigali était tombée, il devenait de plus en plus difficile de reconquérir le pays même si l’on soupçonnait la France de vouloir constituer un réduit à partir duquel les forces hutues se seraient reconstituées pour repartir à l’offensive.

 

M. Pierre Brana a demandé s’il y avait eu une proposition concrète d’intervention de la France, sur le modèle de Turquoise, immédiatement après le 6 avril.

 

M. Jean-Bernard Mérimée a indiqué qu’il n’avait pas le souvenir d’une telle proposition de la France et a rappelé qu’il avait expliqué les raisons pour lesquelles à cette époque-là elle eût été vouée à l’échec complet.

 

M. Jacques Myard a demandé à M. Jean-Bernard Mérimée à quel moment il avait eu le sentiment que l’opinion publique américaine commençait à s’interroger et que les médias américains acceptaient l’idée d’une intervention.

 

M. Jean-Bernard Mérimée a exprimé le sentiment que le retentissement médiatique des massacres au Rwanda avait été moindre aux Etats-Unis, sur CNN, que par exemple la famine en Somalie. Il s’était bien opéré une évolution des mentalités, qui avait fait que les Etats-Unis ne s’étaient pas opposés à l’opération Turquoise. Mais, dans ce cas précis, l’évolution de l’opinion publique américaine n’a pas été déterminante.

Il a rappelé que pour les néo-zélandais, toujours pleins de bons sentiments et qui aiment avoir une posture morale, il eût été correct que la France mît à la disposition des Nations Unies ses troupes et que l’opération Turquoise se fît donc sous commandement des Nations Unies alors que c’était la vouer à l’échec. Il a souligné que pour les Etats du Pacifique, la France, qui a un passé colonial, est facilement accusée d’avoir des regrets et des tentations néocolonialistes.

 

M. Bernard Cazeneuve a indiqué que la mission avait suffisamment entendu de responsables politiques, diplomatiques et militaires pour avoir confirmation que la politique de la France pendant la période de 1990 à 1994 avait visé à susciter le dialogue entre les différentes parties au conflit et que, tout en l’aidant, la France avait fait pression sur le Président Habyarimana et son Gouvernement pour l’inciter à démocratiser le régime rwandais et créer les conditions d’un dialogue avec l’opposition, y compris l’opposition armée, le FPR, ce qui a permis d’aboutir aux accords d’Arusha. Il s’est interrogé sur le fait que, alors que la France avait déployé tant d’efforts qui ne se sont pas déployés dans un contexte de silence diplomatique complet, elle continuait à être suspectée de vouloir faire le jeu d’un camp contre un autre après que le FPR eut gagné.

 

M. Jean-Bernard Mérimée a confirmé que, vu des Nations Unies, il ne s’expliquait pas ces accusations contre la France.

 

M. Bernard Cazeneuve a formulé deux hypothèses. La première est que la France a entretenu un discours officiel que les faits sont venus contredire. La seconde est qu’elle a tenu un discours officiel qui a été conforme aux faits mais qu’elle a subi une gigantesque opération de désinformation de la part de puissances qui avaient sur la région des visées non conformes aux siennes. Il a alors demandé à M. Jean-Bernard Mérimée laquelle de ces deux hypothèses il privilégiait.

 

M. Jean-Bernard Mérimée a répondu qu’aux Nations Unies, il lui était apparu rapidement que la France avait une politique cohérente et que les faits, c’est-à-dire les actions qu’elle menait, étaient en accord avec cette politique, dans tout le déroulement des évènements : les accords d’Arusha, la MONUOR, la MINUAR. Le Gouvernement français, comme le confirment les instructions données, souhaitait que cette politique aboutisse. Il a nié pouvoir apprécier d’autres interprétations possibles de l’endroit où il était. La politique affichée du Gouvernement français correspondait à ses actes. Les décisions et les mesures concrètes correspondaient à une opération de dégagement du Rwanda, qui paraissait saine en elle-même, dans la mesure où elle ne laissait pas le pays aux mains de forces déstabilisatrices mais s’efforçait de remplacer la présence française par celle des Nations Unies.

 

M. Bernard Cazeneuve a rappelé que la France avait eu un rôle moteur dans l’accomplissement de la logique d’Arusha, dans la négociation des accords eux-mêmes et dans l’acceptation de l’idée qu’il fallait absolument que le dialogue se noue, y compris avec l’opposition armée, que le pouvoir soit partagé, que se crée un Gouvernement à base élargie. Or, il a constaté que, quelques mois après que la situation eut dérapé, sans qu’à aucun moment notre volonté ne se soit manifestée, les parties anglo-saxonnes développaient un procès contre la France que les événements les plus récents et la contribution de la France au processus de paix auraient dû invalider.

 

M. Jean-Bernard Mérimée a estimé que dans les pays anglo-saxons il y avait eu une opération de désinformation. Pour le Front patriotique, la France avait aidé le Président Habyarimana, s’était à plusieurs reprises opposée à sa victoire, était donc complice du Président Habyarimana, et partant, complice du génocide.

 

M. Bernard Cazeneuve a admis ce point de vue du FPR mais s’est demandé s’il fallait considérer qu’il était aussi systématiquement celui des Américains et des Britanniques.

 

Le Président Paul Quilès a ajouté que le FPR avait apparemment tenu un double langage puisque, à l’issue des accords d’Arusha, il avait envoyé, en août 1993, une lettre de remerciement à la France pour se féliciter du rôle qu’elle avait joué.

 

M. Jean-Bernard Mérimée a confirmé qu’il s’agissait d’un double langage, le Front patriotique n’ayant jamais eu qu’une ambition, celle de reprendre le pouvoir et rejeter la responsabilité du génocide sur la France afin d’avoir sur elle un moyen de pression qui aurait fait couler une manne ininterrompue de crédits français. Il a indiqué que M. Dusaidi, le représentant du Front patriotique aux Nations Unies, avait exactement présenté ainsi la position du Front puisque, lors de leur première rencontre, il avait demandé que la France reconnaisse sa responsabilité dans les massacres.

A une demande complémentaire de M. Jacques Myard sur la date de cette rencontre, M. Jean-Bernard Mérimée a précisé qu’elle avait eu lieu un mois après le début des massacres. Il a fait part de sa conviction profonde que le Gouvernement Rwandais actuel haïssait la France, qu’il était difficile d’avoir des relations normales avec l’équipe actuelle.

 

M. Bernard Cazeneuve a souhaité savoir quelle thèse était véhiculée le plus largement parmi les diplomates de l’ONU après l’attentat contre l’avion présidentiel.

 

M. Jean-Bernard Mérimée a indiqué que la première réaction avait été d’accuser les Tutsis, le Front patriotique, puis très rapidement une deuxième réaction a visé les extrémistes hutus qui craignaient que le Président Habyarimana ne veuille partager le pouvoir et qui donc souhaitaient l’éliminer.

 

M. Bernard Cazeneuve a souhaité savoir si le manque de renseignements sur le sujet, qui laisse libre champ aux hypothèses les plus fantaisistes, provient du fait que les éléments d’information disponibles sont détenus par certains services américains.

 

M. Jean-Bernard Mérimée a indiqué qu’il n’en avait aucune idée mais que c’était possible. Si les services anglais ou américains avaient détenu la preuve que c’étaient effectivement des extrémistes hutus qui étaient responsables, ils l’auraient dit, ce qui montre soit qu’ils n’ont pas de preuve, soit qu’ils ont trouvé des preuves accusant le Front patriotique.

 

M. Bernard Cazeneuve a demandé si les services de renseignement auraient aussi fait part de leurs informations si la responsabilité de l’attentat incombait à des extrémistes hutus avec la complicité de mercenaires venant d’Europe.

 

M. Jean-Bernard Mérimée a indiqué que cela n’aurait pas été un obstacle dirimant.

 

Le Président Paul Quilès, évoquant le déclenchement du génocide, a rappelé que la mission avait été informée d’arrivées successives à l’ambassade de France de personnalités rwandaises qui cherchaient à y trouver refuge, au moment de l’opération Amaryllis et que, contrairement à ce qui a été dit à notre représentation permanente à l’ONU par le secrétariat des Nations Unies, l’ambassade de France n’avait pas été protégée par des gardes de la MINUAR. Il a souhaité que M. Jean-Bernard Mérimée confirme cette information selon laquelle la MINUAR aurait refusé de protéger et d’évacuer des ressortissants réfugiés à l’ambassade de France.

 

M. Jean-Bernard Mérimée a indiqué qu’il ne pouvait apporter de précisions sur ce point, qui n’a été l’objet ni de débats ni même de conversations du Conseil de Sécurité.

 

Audition de M. Jean-Marc ROCHEREAU DE LA SABLIÈRE

Directeur des Affaires africaines et malgaches au ministère
des Affaires étrangères (août 1992-juillet 1996)

(séance du 24 juin 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière, Directeur des Affaires africaines au ministère des Affaires étrangères entre juin 1992 et mai 1996. Il a fait observer qu’il avait pris ses fonctions à un moment décisif pour la période étudiée puisqu’en juin 1992, le FPR et le gouvernement rwandais décidaient, à Paris, en présence d’observateurs français et américains, de lancer le processus d’Arasha. Il a souhaité que M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière indique dans quelle mesure il en avait favorisé le bon déroulement jusqu’aux accords d’Arusha d’août 1993 tout en indiquant que la mission était disposée à entendre toute autre observation pouvant l’intéresser.

 

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a confirmé qu’il avait été Directeur des Affaires africaines et malgaches du mois d’août 1992 à juillet 1996. Il a rappelé que plusieurs mois avant son arrivée, la situation politique intérieure rwandaise avait connu une évolution majeure : la constitution d’un nouveau gouvernement dominé par l’opposition traduisait une ouverture politique ; le FPR occupait dans le nord une partie significative du territoire et venait de mener une nouvelle offensive ; la France était présente à travers l’opération Noroît et le DAMI ; les négociations d’Arusha commençaient.

Il a souligné que, pendant la période où il avait exercé ses fonctions, la crise rwandaise avait traversé diverses phases, chacune d’elles ayant été dominée, pour le ministère des Affaires étrangères, par une préoccupation particulière dans le cadre d’une politique dont les grandes lignes n’avaient pas varié. Il a souhaité évoquer les objectifs propres à chaque étape, confirmés par les télégrammes, notes, rapports ou instructions du ministère, à travers une présentation chronologique, en veillant à ne pas sortir, pour chaque période considérée, du contexte historique afin de ne pas risquer d’ajouter de nouveaux anachronismes à ceux –très nombreux– qui sont malheureusement faits sur cette affaire.

Il a relevé que l’objectif de la France avait d’abord été de favoriser une solution politique et en a expliqué les raisons. Une solution militaire présentait des risques de déstabilisation pour le pays et la région, et la France avait déjà la crainte qu’une victoire militaire du FPR ne se traduise, compte tenu des particularismes de cette région, non par un génocide que personne ne pouvait imaginer mais par des exactions massives comme il s’en était produit au Rwanda et au Burundi dans un passé récent où des dizaines de milliers de personnes avaient été victimes de massacres. La France avait alerté, en 1993, ses principaux partenaires européens et occidentaux sur ces risques et ces deux préoccupations figurent d’ailleurs en tête des instructions données en 1993 à l’ambassadeur de la France à Kigali avant qu’il ne rejoigne son poste.

Il a rappelé qu’aider les autorités rwandaises à contenir l’offensive du FPR était cohérent avec la politique africaine de l’époque, le Rwanda étant un pays " du champ ", qui s’était rapproché de la France et la menace étant sérieuse. Le conflit avait une dimension à la fois interne et externe, comme en attestent les liens entre le FPR et la NRA ougandaise, et la prise de pouvoir par une minorité, en usant de la force, était en totale contradiction avec le courant fort de démocratisation qui traversait l’Afrique et incitait partout, avec le soutien des pays occidentaux, à la tenue d’élections.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a alors fait observer que donner sa chance à un règlement négocié impliquait que le front tienne sur le terrain. Il s’agissait d’un objectif essentiel et même d’une condition sine qua non qui était remplie par une stratégie de soutien indirect à l’armée rwandaise, à travers des actions de formation, de conseils, de livraisons d’équipements, d’armements et de munitions. La présence à Kigali du détachement Noroît pour sécuriser les ressortissants français et l’ensemble des expatriés avait un effet stabilisateur et avait bien été souhaitée par le Gouvernement rwandais d’ouverture constitué en 1992, comme le confirment plusieurs conversations à ce sujet.

Il a indiqué que des pressions fortes avaient été exercées par la France et par la communauté internationale pour que les négociations d’Arusha aboutissent, même si les deux protocoles sur le partage du pouvoir et sur la constitution d’une armée nationale posaient problème. La négociation du premier protocole a créé une très vive tension entre le Président et le Gouvernement, notamment le Ministre des Affaires étrangères. Les reproches portaient en particulier sur la question de la minorité de blocage que le Président aurait souhaité obtenir pour son parti, le MRND, et sur la procédure " d’impeachment ". Les Hutus du sud souhaitaient à la fois limiter les pouvoirs du Président et ne pas tomber dans les mains du FPR. Celui-ci voulait avoir une forte participation dans la future armée et, grâce à des alliances, contrôler l’exécutif. Le Président Habyarimana était un homme difficile à cerner. Il ne lui était pas facile d’imposer des compromis à ses partisans et tout au long de la négociation, il a rencontré de sérieuses difficultés avec les extrémistes hutus, la CDR ayant d’ailleurs officiellement rompu avec lui au début de 1993. Il défendait des positions dures, mais se distinguait des extrémistes et, contrairement à ces derniers, il paraissait disposé à trouver une solution négociée dès lors qu’elle lui garantissait de rester au pouvoir pendant la transition et d’avoir une perspective électorale.

Des lettres ont été adressées au Président Habyarimana par le Président de la République française, des émissaires ont été envoyés, l’ambassadeur agissait quotidiennement. La France a poussé à cet accord, comme le montre la correspondance, en demandant au Président de faire des compromis, en incitant, surtout à partir de février 1993, le gouvernement d’opposition à travailler avec le Président et, enfin, en suggérant aux pays qui avaient de l’influence sur le FPR, notamment l’Ouganda et les Etats-Unis, d’inciter celui-ci à accepter une solution politique.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a relevé que, dans cette période de tension où la guerre a attisé les antagonismes ethniques, des démarches avaient été faites lorsque des exactions graves avaient eu lieu, notamment lorsque des massacres perpétrés par des Hutus extrémistes et dénoncés par la FIDH s’étaient produits dans le nord-ouest, en janvier 1993. De son côté, le FPR commettait aussi des exactions, en particulier des exécutions sommaires, généralement ciblées et ses offensives avaient créé une situation humanitaire grave avec le déplacement d’une population qui a compté jusqu’à 900 000 personnes.

Il a rappelé que le risque de ne pas parvenir à une solution politique avait été très grand lorsque le FPR, qui cherchait d’une manière ou d’une autre à aboutir à ses fins, avait rompu une nouvelle fois le cessez-le-feu, le 8 février 1993, menaçant la capitale dont la chute aurait scellé sa victoire militaire et engendré des massacres. La France avait dû à l’époque faire preuve de beaucoup de détermination, renforcer le détachement Noroît et mener une campagne diplomatique active auprès de l’Ouganda et des autres pays intéressés. Cette action dissuasive a ouvert la voie à l’accord de Dar Es-Salam du 9 mars 1993, qui a été incontestablement un tournant : le cessez-le-feu a été rétabli ; le FPR, qui s’était avancé jusqu’à 25 kilomètres de Kigali, est revenu sur les bases qui étaient les siennes avant l’offensive ; les renforts envoyés dans le cadre de Noroît ont été rapatriés ; l’idée d’une force neutre des Nations unies est apparue pour la première fois.

L’accord d’Arusha a été signé le 4 août 1993 et l’élection du Président Ndadaye au Burundi a certainement été un élément important dans la décision du Président Habyarimana de l’accepter. L’accord qui était un pas considérable dans la voie de la réconciliation et représentait un grand espoir, a été considéré à l’époque comme un succès diplomatique, notamment pour la Tanzanie qui jouait un rôle clé dans la négociation.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a rappelé que des remerciements avaient été adressés à la France par tous, aussi bien par le Président Habyarimana que par le FPR qui a adressé à cette fin une lettre au Président de la République. Cet accord était crédible et le fait que la négociation ait été difficile ne signifiait pas qu’il ne serait pas tenu car d’autres situations extrêmement difficiles en Afrique, à l’époque, étaient en voie de règlement ou faisaient l’objet de tentatives de règlement par la négociation, notamment en Afrique du Sud, au Mozambique, au Congo, entre la Mauritanie et le Sénégal, etc. L’idée d’institutions intérimaires et d’un partage du pouvoir précédant des élections, était mise en oeuvre ailleurs de même que la fusion des forces militaires en vue de la création d’une armée nationale. Personne ne s’attendait à ce que la méfiance disparaisse rapidement, mais la présence des troupes des Nations unies devait aider, selon un schéma classique, à la mise en œuvre de l’accord. Le fait que la communauté internationale se mobilise enfin apparaissait comme un atout important. Cela n’avait pas été facile et il avait fallu beaucoup d’efforts, de convictions et d’énergie, dont la correspondance rend compte, pour pousser à cette mobilisation.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a fait observer que peu de parties étaient initialement favorables à l’intervention des Nations Unies, pour des raisons différentes, le FPR par crainte d’être neutralisé, l’OUA pour affirmer ses compétences, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne principalement pour des raisons financières ainsi qu’une partie du secrétariat de l’ONU. La création, sur l’initiative de la France, d’une mission d’observation à la frontière du Rwanda et de l’Ouganda, discutée aux Nations unies à partir du mois de mars 1993 et décidée en juin, a été une étape importante dans la prise de conscience du problème et a conduit à l’adoption plus tard de la résolution créant la MINUAR, le 5 octobre 1993. L’envoi à New-York d’une mission conjointe FPR/Gouvernement, de même que l’attitude finalement plus réaliste de l’OUA, qui a mesuré les limites de son action lorsque l’accord a été en vue, ont certainement joué un rôle dans l’acceptation de la MINUAR par le Conseil de sécurité.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a également indiqué qu’à partir d’août 1993 la France avait été guidée par le souci d’accompagner la communauté internationale dans son action en vue de l’application des accords d’Arusha mais que, quelques mois après la signature de ces accords, la situation s’est à nouveau tendue. Les extrémistes hutus étaient actifs, créant l’odieuse Radio des Mille collines. Des assassinats dont celui de M. Félicien Gatabazi, Ministre PSD, et, en rétorsion, celui d’un responsable de la CDR ont eu lieu en février 1994, de même que des troubles sérieux à Kigali qui ont fait 200 blessés et 30 morts. Les rumeurs étaient multiples. La prolifération des armes était inquiétante mais le FPR était aussi soupçonné de cacher des armes en " zone tampon ". On a assisté à une montée de l’ethnisme, à une division du MDR et du PL et à un changement de Premier Ministre. Par crainte du FPR, des éléments de certains partis d’opposition se sont rapprochés du Président Habyarimana qui a favorisé ce mouvement. A la recherche de personnes qui lui assureraient une minorité de blocage, il a retardé la mise en place du gouvernement de transition. Mais ce retard est également dû au FPR qui acceptait mal les évolutions politiques et refusait des compromis qui ne lui garantissaient pas le contrôle de l’exécutif. Le FPR renforçait son armée et laissait planer la menace de revenir à l’option militaire. La question de la participation à l’Assemblée de la CDR, qui se déclarait prête à accepter le code d’éthique, a créé une difficulté supplémentaire, car le FPR la refusait en raison des positions extrémistes de ce parti.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a alors souligné cinq éléments marquants de cette période :

– l’assassinat, suivi du massacre de 50 à 100 000 personnes, du Président Ndadaye du Burundi, en novembre 1993, cinq mois après son élection, a eu un impact très négatif sur la situation politique du Rwanda en augmentant la méfiance du Président Habyarimana ;

– la France a respecté ses engagements en rapatriant le détachement Noroît. La date du départ de ce détachement a été arrêtée après consultation avec le Général Romeo Dallaire, en tenant compte de la date d’arrivée des premiers éléments significatifs du contingent belge pour éviter un vide déstabilisateur à Kigali. Le nombre des coopérants a été ramené au niveau de 1990, les modalités de la coopération devant faire l’objet, le moment venu, d’une discussion avec le gouvernement de transition ;

– la communauté internationale, à travers les Nations unies, sous l’autorité du Secrétaire général et le contrôle du Conseil de sécurité, avait désormais une responsabilité majeure, depuis l’adoption de la résolution 872. Un représentant du Secrétaire général, M. Jacques-Roger Booh-Booh, avait été nommé à Kigali et la MINUAR avait reçu un mandat aux termes duquel elle devait, entre autres tâches, contribuer à la sécurité à Kigali ;

– la concertation des Nations unies et des pays représentés à Kigali était constante. De nombreuses démarches collectives, auprès de toutes les parties, ont d’ailleurs été faites à cette époque par les ambassadeurs des pays occidentaux représentés à Kigali qui avaient pour préoccupation principale l’application des accords et, notamment la mise en œuvre des institutions dont tout paraissait dépendre. Le Conseil de sécurité a adopté des textes dans le même sens. Des émissaires des pays occidentaux –Américains, Belges, Français– se sont rendus à Kigali pour tenir le même langage;

– enfin, si la situation était préoccupante, il y a avait cependant des points positifs. Le cessez-le-feu se prolongeait alors que, tout au long de la négociation d’Arusha, il avait été rompu à plusieurs reprises. Par ailleurs, 600 000 personnes déplacées étaient revenues sur leurs terres. Les négociations pour la mise en place des institutions se poursuivaient activement et l’on pouvait espérer qu’elles aboutiraient. C’est d’ailleurs au moment où un accord avait été trouvé et où les institutions allaient enfin être mises en place que le Président Habyarimana a été assassiné.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a reconnu qu’il n’avait jamais su quels étaient les auteurs de cet attentat qui avait déclenché une effroyable tragédie. Selon lui, les deux hypothèses –extrémistes hutus ou FPR– paraissent plausibles et, même si peu de gens savent la vérité, M. Paul Kagame connaît certainement la réponse. Il a souligné qu’après l’attentat, la préoccupation principale de la France avait été d’évacuer les ressortissants occidentaux et estimé que l’opération d’évacuation, décidée le 7 avril et exécutée dans l’urgence, avait été sans doute parmi les plus difficiles que l’armée française avait réalisées en Afrique. Il s’est déclaré choqué d’entendre dire qu’il y avait eu un " tri à l’ambassade " et que le personnel local avait été sacrifié. Il a affirmé que l’ambassadeur aurait évacué le personnel local, qui n’était plus à l’ambassade, si celui-ci avait pu être joint et qu’il avait d’ailleurs reçu un télégramme en ce sens.

Il a indiqué que dans la période suivante, l’action de la France avait été surtout inspirée par le souci de chercher à mobiliser la communauté internationale, trop passive devant le génocide de la communauté tutsie. L’ampleur de la tragédie était apparue assez tardivement et il avait fallu des semaines pour se rendre compte que l’on était bien au-delà des massacres graves qui s’étaient malheureusement déjà produits dans la région, notamment après l’assassinat du Président Ndadaye.

Il lui a paru utile de souligner à propos de cette période plusieurs éléments :

– la France a été, par la voix de son Ministre des Affaires étrangères, le premier pays à qualifier les massacres de génocide et s’est prononcée pour que ce terme soit repris par la commission des Droits de l’homme des Nations unies réunie en mai ;

– la France, favorable à une enquête sur l’attentat du 6 avril, a été à l’origine de la déclaration du Conseil de sécurité demandant au Secrétaire général de recueillir toutes les informations utiles sur le sujet, par tous les moyens à sa disposition ;

– la France a contribué à l’activité diplomatique pour favoriser un cessez-le-feu sous l’égide des Nations unies et des pays de la région. L’idée qu’elle exprimait et qui était partagée par les pays de la région et les Nations unies était que le cessez-le-feu constituait une condition indispensable pour arrêter les massacres, envoyer une aide humanitaire et reprendre la discussion en vue de favoriser l’application des accords d’Arusha. Le Président Museveni a été reçu à Paris le 30 juin ou le 1er juillet et la déclaration publiée à l’issue de son entretien avec le Président de la République marque un accord sur trois objectifs : obtenir un cessez-le-feu, traduire en justice les responsables du génocide, selon des modalités à définir par la communauté internationale et rechercher d’urgence un règlement politique.

– la France n’a pas été favorable à la suppression totale de la MINUAR I ; elle a co-parrainé la résolution n° 918, créant le 17 mai la MINUAR II, dont elle a favorisé l’adoption, et a demandé, lors des consultations sur ce texte que la MINUAR II soit autorisée, dans le cadre du chapitre VII, à utiliser la force pour protéger les populations. Le Conseil a maintenu cette action dans le cadre du chapitre VI.

– la France a multiplié les démarches et les actions pour que la MINUAR II se mette rapidement en place, proposant même que l’on redéploie la force des Nations unies en Somalie et faisant part de sa disponibilité à participer à l’opération et à financer à hauteur de 20 millions de francs le déploiement d’un contingent sénégalais. Or, malgré les déclarations et les massacres qui se poursuivaient, il n’y avait pas de volonté politique de la communauté internationale de mettre en place cette force. Les pays africains qui avaient accepté d’envoyer des contingents " se hâtaient lentement "; les pays occidentaux ne répondaient pas à leurs demandes de transport et d’équipement. M. Boutros Boutros-Ghali, constatant l’incapacité des Nations unies à s’engager dans l’urgence, en avait d’ailleurs tiré les conséquences en suggérant assez vite que les Etats membres interviennent directement, avec l’accord du Conseil de sécurité. Vers la mi-juin, seule la France a considéré qu’il fallait réagir à la tragédie, en décidant une opération humanitaire sous l’égide des Nations unies, mais limitée dans le temps.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a relevé que nombreuses étaient les personnes en France qui étaient horrifiées par ce qui se passait au Rwanda et scandalisées par la passivité de la communauté internationale. Sans doute, la France et la Belgique étaient-elles plus sensibilisées, mais progressivement l’ampleur de la tragédie apparaissait, notamment à travers ce que rapportaient les missionnaires et les ONG.

Il a expliqué que la plupart des pays, en dehors de la France, n’avaient pas jugé possible d’intervenir en raison du traumatisme créé aux Etats-Unis par l’affaire somalienne, de celui créé en Belgique par l’assassinat des dix soldats belges de la MINUAR et, d’une manière générale, en raison de la très grande réticence de la plupart des pays à envoyer des contingents dans des opérations risquées, en pleine guerre civile. Il a rappelé que les pays de la sous-région étaient divisés et qu’il avait ressenti, comme directeur des Affaires étrangères et malgaches, sous l’autorité du Ministre des Affaires étrangères, la décision de la France de s’engager, avec d’autres pays africains proches, dans une opération humanitaire, comme une réaction morale devant l’horreur du génocide qui se prolongeait et l’impuissance de la communauté internationale. Le ministère des Affaires étrangères a été, bien sûr, particulièrement attentif à ce que soient remplies les conditions mises par la France à son engagement et énoncées par le Premier Ministre à l’Assemblée nationale. Il a alors rappelé ces conditions en décrivant les caractéristiques de cet engagement, qui a pris la forme de l’opération Turquoise :

– l’opération turquoise était placée sous l’égide des Nations unies. Elle a reçu un appui du Secrétaire général et a été autorisée par le Conseil de sécurité. La résolution 929 qui porte cette autorisation est directement liée à celle créant la MINUAR II. Conformément à ce qui était demandé par la résolution 929, des rapports réguliers ont été remis par la France au Conseil de sécurité. Le Premier Ministre, fait exceptionnel, s’est rendu lui-même au Conseil de sécurité. Le ministère des Affaires étrangères a veillé à ce que des témoignages sur les crimes commis soient remis à la commission d’enquête créée par les Nations unies. La France a fait savoir au rapporteur de la Commission des Droits de l’Homme que, s’il souhaitait venir en zone humanitaire sûre, elle faciliterait sa mission. Elle a également fait savoir au Secrétaire général et au Président du Conseil de sécurité qu’elle se tenait prête à apporter son concours à toute décision des Nations unies concernant des membres du Gouvernement intérimaire qui se sont rendus peu de temps en ZHS (zone humanitaire sûre) où ils étaient, de notre point de vue, tout à fait indésirables ;

– Turquoise était une opération strictement humanitaire et la France a été attentive à ce que la ZHS soit circonscrite au sud-ouest du Rwanda de telle sorte qu’il n’y ait aucune interférence avec les opérations militaires. Cette zone a été créée, car les combats s’étendant au sud, il a paru indispensable d’isoler un espace où toute activité militaire serait interdite et où les populations pourraient être secourues. Ce concept n’a pas été inventé de toutes pièces. Il figurait déjà dans la résolution créant la MINUAR du 17 mai. La ZHS a eu des effets très positifs sur le plan humanitaire : des milliers de Tutsis ont été sauvés de la mort et le Burundi a évité l’arrivée de flots considérables de réfugiés qui auraient accru sa fragilité. Enfin, il a été évité que ne se reproduise à Bukavu la même catastrophe qu’à Goma où, à une certaine période, seize mille personnes mouraient quotidiennement du choléra. Les personnes stabilisées dans la ZHS ont pu bénéficier de secours. Ceux-ci ont tardé mais ont été mobilisés après le cri d’alarme du Ministre des Affaires étrangères, le 8 juillet ;

– Turquoise était une opération limitée dans le temps et la France a dû résister aux demandes de prolongement au-delà de la limite fixée par la résolution du Conseil de sécurité, émanant notamment des Nations unies et des Américains ;

– Le contact a été maintenu tout au long de l’opération avec le FPR et le nouveau gouvernement constitué à Kigali, le 17 juillet ; une délégation du FPR a été reçue à Paris par le Ministre des Affaires étrangères ; un diplomate a été envoyé à Kigali ; le Secrétaire général du Quai d’Orsay et un haut responsable de l’état-major, le Général Raymond Germanos, se sont rendus au Rwanda lorsque le nouveau Gouvernement a été installé ; une antenne diplomatique a alors été mise en place dans la capitale rwandaise ; des communications téléphoniques directes ont également été échangées avec le Ministre des Affaires étrangères rwandais, ancien ambassadeur à Paris. Ces contacts, pas toujours faciles selon les interlocuteurs, ont permis toutefois d’expliquer l’opération Turquoise, de limiter les difficultés sur le terrain où un échange de tirs a cependant eu lieu, de lever les objections concernant la zone humanitaire sûre, d’organiser le départ dans de bonnes conditions des troupes françaises, c’est-à-dire sans que se produise une fuite massive des réfugiés vers Bukavu ; enfin, d’obtenir que les contingents africains participant à Turquoise restent dans la MINUAR II ;

– Des éloges ont été adressés à la France, après l’opération Turquoise, notamment de la part du Secrétaire général des Nations unies et de son représentant sur place, M. Khan.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a indiqué que la principale préoccupation dans le deuxième semestre de l’année 1994 était d’œuvrer pour que la sous-région retrouve la stabilité car la situation comprenait alors tous les éléments d’un nouveau drame. Le problème majeur était celui du retour des deux millions de réfugiés, entravé par des actions d’intimidation des Interahamwe et des anciennes autorités qui contrôlaient les camps, surtout au Zaïre, ainsi que par l’attitude du nouveau Gouvernement rwandais, qui donnait des signaux négatifs aux réfugiés. S’y ajoutait une nouvelle dégradation de la situation au Burundi liée à l’évolution du Rwanda ainsi que tous- les problèmes posés par l’absence d’autorité au Kivu, territoire incontrôlé où les ex-FAR, restaient mobilisées. Enfin, on imaginait mal que la communauté internationale pût maintenir longtemps l’aide considérable qu’elle déversait sur les camps de réfugiés. Il fallait que cette aide se redéploie pour accompagner des retours et favoriser le développement du Rwanda sinistré. Tous ces problèmes étaient liés. Pour des raisons d’efficacité, il paraissait souhaitable de les traiter ensemble dans le cadre d’une conférence régionale sous l’égide des Nations unies. Ce projet pris en compte par le Secrétaire général des Nations unies et le Conseil de sécurité, et que la France soutenait, n’a pas vu le jour, le Rwanda et l’Ouganda n’y étant pas favorables.

Les relations de la France avec le nouveau gouvernement de Kigali étaient complexes. Son représentant, devenu ensuite ambassadeur, avait sur place des rapports normaux, même plutôt bons, avec ses interlocuteurs et plusieurs contacts ministériels ont eu lieu. Le Premier Ministre Twagiramungu souhaitait se rendre à Paris et renforcer les relations avec la France qui lui a fait part de son souhait de retenir une approche progressive. Malheureusement, des attaques publiques et systématiques de certains responsables contre la France rendaient ces efforts difficiles à concrétiser.

En conclusion, M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a souhaité exprimer quelques remarques personnelles. Il a souligné qu’aujourd’hui des Rwandais continuaient de tuer des Rwandais et que l’attitude de la communauté internationale, lors des événements du Kivu, " n’avait pas été à la hauteur ". Il a espéré que les Rwandais, à l’exception des coupables du génocide qui devraient être jugés et condamnés en respectant les principes attachés à la justice, sauraient un jour trouver la voie de la réconciliation mais celle-ci lui a paru cependant très peu probable, même à moyen terme. Il a fait observer que les événements du Rwanda constituaient d’abord une tragédie pour les victimes tutsies du génocide mais que c’était aussi une tragédie pour toutes les victimes des massacres. C’est un drame pour le Rwanda qui restera longtemps traumatisé, un drame aussi pour les pays de la région et pour toute la communauté internationale. C’est enfin, comme l’a dit M. Kofi Annan, un échec pour tout le monde. Ceux qui sont restés passifs et ont manqué de volonté politique font l’objet de quelques critiques et reproches ; ceux qui ont été actifs pour essayer de favoriser une solution négociée et qui ont réagi à la tragédie en lançant, malgré le danger, une opération humanitaire, sont l’objet d’attaques violentes et partiales. Il faut souhaiter que la France, conformément à sa vocation, aura toujours à l’avenir la volonté de jouer un rôle dans la prévention et la gestion des crises et de participer à des opérations de maintien de la paix ainsi qu’à des opérations humanitaires sous l’égide des Nations unies, même si elles sont difficiles.

 

Le Président Paul Quilès a demandé des précisions sur les positions des observateurs américains et belges au cours des négociations d’Arusha. Il a souhaité savoir si ces positions étaient différentes de celles des observateurs français et se distinguaient d’elles par des nuances ou des clivages. Il a demandé pour quelles raisons la Tanzanie avait été choisie comme pays facilitateur des négociations de préférence au Zaïre et si ce choix reflétait une attitude particulière à l’égard de la France. Enfin, rappelant que M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière avait insisté, à juste titre, sur l’impact au Rwanda de l’assassinat du Président du Burundi, M. Melchior Ndadaye, et, soulignant que cet assassinat n’avait pas été perçu comme porteur d’autant de conséquences négatives par la communauté internationale, il s’est demandé si ce manque de réactions avait pu être considéré comme une sorte de signal " favorisant " le génocide rwandais et comment la direction avait analysé, à cette époque, cet événement au regard de la situation dans la région des Grands Lacs.

 

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a indiqué qu’il y avait plusieurs points d’accord, heureusement, dans les négociations à Arusha, entre les Américains, les Belges et les Français, notamment sur la nécessité d’une solution négociée à la crise du Rwanda. Il ne se rappelait pas précisément dans le détail la manière dont la concertation se passait à Arusha même et a précisé qu’il faudrait consulter sur ce point le rapport de l’observateur français. Il y avait une concertation, elle existait déjà à Kigali et sur place, la Tanzanie, facilitateur, jouait un rôle majeur, comme dans beaucoup de négociations de ce type. La France a donc agi sur place, bien sûr, mais surtout à Kigali, au moment où des compromis se dessinaient mais posaient des problèmes d’acceptation au Président Habyarimana. Des actions collectives étaient menées par les pays occidentaux représentés à Kigali, y compris avec l’Eglise catholique.

La Tanzanie a été choisie car, dans cette région où les pays étaient divisés, elle était le seul qui avait une position neutre lui permettant de jouer le rôle de facilitateur. Le Zaïre n’aurait pas pu jouer ce rôle ni l’Ouganda : il n’y aurait pas eu la confiance des deux parties. Lorsque les accords d’Arusha ont été conclus, on a attribué avec raison ce succès diplomatique à la Tanzanie.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a souligné que la situation du Burundi et celle du Rwanda étaient différentes pour des raisons historiques, même si la composition des populations était identique. Il y avait néanmoins une interaction très importante entre les événements que connaissaient les deux pays. Le Président Habyarimana, qui avait beaucoup cédé dans les accords d’Arusha, gardait la perspective des élections. Quand le Président hutu Ndadaye a été élu, en juin, au Burundi, dans une situation ethnique à peu près similaire à celle du Rwanda, il a constaté que le Président tutsi Pierre Buyoya, qui avait pourtant un prestige considérable et s’était lui-même engagé dans le processus électoral en pensant gagner les élections, avait été battu. L’élection du Président Ndadaye au Burundi a alors contribué à lui faire accepter les accords d’Arusha. De la même manière, cinq mois plus tard, en octobre, lorsque le Président Ndadaye a été assassiné, sa méfiance s’est renforcée.

Cet événement a donc compliqué la mise en œuvre des accords d’Arusha, ce qui a sans doute retardé la mise en place des institutions. Le Président Habyarimana cherchait, d’une part à avoir une minorité de blocage au gouvernement avec cinq places sur vingt ou vingt et une, et d’autre part, il craignait la procédure " d’impeachment ". Il a manœuvré en jouant de la division des partis, certains parmi les partis d’opposition ayant peur du FPR et s’étant rapprochés de lui. Mais le FPR était également responsable de ces retards car, avec l’évolution des partis d’opposition, il craignait visiblement de ne plus pouvoir contrôler l’exécutif sur la base des accords qu’il avait acceptés à Arusha. Il a alors refusé des compromis dans la mise en place des institutions.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a rappelé que les difficultés s’étaient développées au premier trimestre 1994. Quand la France est partie, en décembre, conformément aux engagements prévus dans les accords d’Arusha, la situation paraissait bonne : certes, des tensions étaient apparues, mais elles ne paraissaient pas très dramatiques. Des points positifs existaient, d’ailleurs soulignés par le Secrétaire général des Nations unies : le cessez-le-feu n’avait pas été rompu ; une partie importante des déplacés était revenue ; les contacts se poursuivaient pour la mise en place du Gouvernement de transition et avaient pratiquement conduit à un accord. Ceux qui ne voulaient pas de ces accords sont les responsables de l’assassinat.

La direction des Affaires africaines et malgaches a vu les conséquences de l’assassinat du Président Ndadaye sur le Rwanda. Une partie du Gouvernement du Burundi est venue se réfugier à l’ambassade de France. Nous avions plusieurs préoccupations : d’abord, la continuité des institutions malgré l’assassinat du Président ; ensuite, la protection des membres du gouvernement et des bâtiments publics. Par la suite, dans le cadre de sa coopération avec le Burundi, la France a assuré la formation des unités qui protégeaient le Président, M. Ntibantuganya. Ultérieurement, il y a eu une concertation étroite aux Nations unies ; plusieurs déclarations du Conseil de sécurité ont été faites, mais la France a également incité les pays de l’Union européenne à prendre une position commune, dans le cadre de ce qui fut appelé la déclaration de Carcassonne. Un représentant spécial des Nations unies, M. Ahmedou Ould-Abdallah, Mauritanien, a été nommé à l’époque. C’est un homme de caractère qui a fait preuve de beaucoup de courage.

A la suite de l’assassinat de M. Melchior Ndadaye, avait été conclue au Burundi une convention de gouvernement entre les Hutus et les Tutsis avec un partage du pouvoir extrêmement compliqué entre deux partis: l’UPRONA, tutsi, et le FRODEBU, hutu. L’armée était tutsie et les élections présidentielles avaient été remportées par un Hutu, qui avait été remplacé par un autre Hutu. Lors des événements rwandais, l’UPRONA s’est radicalisée. Voyant qu’au Rwanda, les Tutsis reprenaient complètement la main, des mouvements extrémistes hutus sont devenus plus actifs au Burundi. L’une des craintes de l’année 1995 était qu’il y ait des liens au Kivu entre les ex-FAR et les extrémistes burundais. Toutes ces questions étaient liées et la France estimait qu’il fallait une conférence régionale pour les traiter. Une telle conférence supposait que des engagements soient pris par les Rwandais, les Zaïrois, les Ougandais, les Burundais et que ces engagements soient surveillés par la communauté internationale.

 

Le Président Paul Quilès, rappelant que M. Buyoya, un Tutsi, s’était engagé dans le processus électoral en pensant gagner les élections présidentielles, s’est interrogé sur l’application dans des pays comme le Rwanda ou le Burundi du principe de type occidental " un homme, une voix ". Il a souhaité savoir si M. Buyoya avait vraiment l’impression de pouvoir être élu.

 

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a répondu qu’il faudrait le lui demander et a constaté qu’il avait perdu, obtenant cependant 37 % des suffrages.

 

Le Président Paul Quilès a souligné que problème n’était pas de savoir combien il avait obtenu de voix mais de savoir si des Tutsis et des Hutus pensaient que le processus électoral pouvait être un moyen effectif d’arriver à un gouvernement stable alors que beaucoup ont indiqué, s’agissant du Rwanda, que c’était un rêve, une illusion.

 

M. Bernard Cazeneuve, rappelant que la démarche française consistait à considérer que la dimension politique du conflit prévalait sur sa dimension ethnique et à favoriser dans cet esprit la conclusion des accords d’Arusha, a demandé si elle avait été partagée par des acteurs locaux, y compris ceux du premier plan.

 

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a rappelé que toutes les parties étaient favorables à l’accord d’Arusha et que, parmi les pays qui suivaient cette affaire, il n’apparaissait pas d’autre solution. La France avait le sentiment très clair qu’une solution militaire se traduirait par des massacres comme il s’en était produit beaucoup dans la région, même si elle ne prévoyait pas le génocide, que personne ne pouvait imaginer.

 

Le Président Paul Quilès a souligné que trois types de considérations présidaient aux analyses formulées dans les télégrammes diplomatiques échangés entre notre représentation de Kigali et Paris entre 1990 et 1994. Le premier angle d’analyse consiste à dire qu’il ne s’agit en aucun cas d’une affaire intérieure rwandaise et que l’Ouganda utilise des réfugiés tutsis rwandais pour attaquer un pays voisin en vue de créer dans la sous-région une cohérence politique à base ethnique. Le deuxième élément laisse penser que l’analyse française de la situation rwandaise est essentiellement ethnique, tous les télégrammes diplomatiques, signés par l’ambassadeur Georges Martres notamment, faisant prévaloir nettement la dimension ethnique du conflit sur sa dimension politique. Une troisième série de considérations tend à faire prévaloir la dimension politique et intérieure du conflit sur sa dimension ethnique et étrangère et pousse la France à faciliter la conclusion des accords d’Arusha.

Il a souhaité savoir lesquelles de ces trois thèses, une attaque étrangère, un conflit ethnique et un conflit de nature politique qui appelle la négociation avaient été privilégiées entre 1990 et 1994 selon les périodes. Puis il a demandé si les acteurs politiques de la région avaient partagé des analyses semblables.

 

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a répondu que, selon lui, le conflit avait deux dimensions, une dimension externe mais aussi une dimension interne, les enfants des réfugiés chassés du Rwanda souhaitant y revenir et le Général Habyarimana n’ayant pas traité leur problème.

 

M. Bernard Cazeneuve a souligné que le phénomène des réfugiés rwandais relevait de la politique intérieure rwandaise et non de la politique étrangère. Or, les télégrammes diplomatiques de l’époque considèrent qu’il ne s’agit plus d’un problème de politique intérieure rwandaise, fût-il ancien, mais d’une attaque étrangère, le Président ougandais utilisant les réfugiés comme instruments de son agression.

 

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a souligné qu’il ne fallait pas oublier les liens entre les principaux responsables FPR et le Président Museveni, Fred Rwigyema et Paul Kagame ayant fait partie du petit groupe qui, en 1981, a participé à la première opération militaire de Museveni, ni les liens évidents entre la NRA et le FPR : il y avait entre 100 et 200 officiers ayant appartenu à la NRA qui encadraient les troupes du FPR ; Paul Kagame avait été responsable par intérim des questions de sécurité ; Fred Rwigyema avait été Ministre de la Défense et commandant de l’année ougandaise. En 1986, 20 % de la NRA était composée de réfugiés rwandais ; en 1990, il y en avait encore 10 %. C’est une évidence que, pour une large part, le matériel utilisé par le FPR provenait de l’Ouganda. Yoweri Museveni a apporté son soutien –qui était tout à fait évident–, y compris sur le plan militaire. Lorsque la force d’observation a été décidée, le FPR ne la souhaitait pas. Il déclarait alors, directement et indirectement, qu’une force d’observation à la frontière le neutraliserait.

La dimension externe du conflit paraît donc évidente, les deux dimensions, ethnique et politique, également. A la division Tutsis-Hutus, s’ajoute une autre division, également importante : celle entre Hutus du nord et du sud. A un certain moment, certaines considérations l’ont emporté sur d’autres. En 1993, la France avait un double souci : celui de la stabilité et celui de la prévention du risque de massacres. Elle a dénoncé ce risque aux Nations Unies mais personne ne pouvait imaginer le génocide.

 

M. François Lamy, relevant qu’il est impossible de récrire l’histoire, mais souhaitant au moins faire un constat, a mis en avant l’échec de certaines politiques : de la France, des Nations Unies, comme de certains pays étrangers. Il a souligné que le but de la mission était de comprendre les raisons de l’échec.

Il s’est interrogé sur la position de la France à l’époque de la négociation des accords d’Arusha. Alors que la France cherchait une solution négociée garantie militairement par l’ONU, se déroulait le conflit en Bosnie où on constatait tant l’enlisement de l’ONU que son incapacité à trouver les formes d’un engagement militaire et politique apte à régler les problèmes. Or la France continuait parallèlement, dans d’autres pays africains, à garantir elle-même militairement certains accords par exemple au Tchad, sans se préoccuper d’une garantie de l’ONU.

Il a alors demandé pour quelle raison on s’était mis à la recherche d’une solution internationale au Rwanda alors que, pendant quatre ans, tout avait été fait pour que ce soit uniquement la France qui favorise le règlement politique du conflit. Il a également voulu savoir si le fait que la France se soit engagée militairement, de manière indirecte, auprès d’une des parties ne l’empêchait pas d’être un élément stabilisateur et de garantie des accords.

 

M. Bernard Cazeneuve a considéré que, pour que les accords d’Arusha aboutissent à un succès, il fallait que les Etats-Unis exercent la même pression sur l’Ouganda que celle qu’exerçait la France sur Habyarimana, et que les efforts conjugués de ces deux pays auraient permis aux deux présidents, parfois tentés par des extrémismes inverses et symétriques, de calmer les excès. Il a regretté que la lecture des documents diplomatiques de la période, en particulier les notes émanant de l’ambassadeur de France à la direction Afrique, rappellent clairement aux Américains qu’ils se trouvaient dans la zone d’influence française.

 

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a souligné que les Nations unies avaient donné à la MINUAR I un mandat classique de force de maintien de la paix et non pas de force d’interposition régie par le chapitre VII. Il a rappelé qu’au moment où les accords d’Arusha étaient conclus, ils paraissaient crédibles et solides mais avaient besoin d’être accompagnés.

La mise en œuvre de ces accords supposait la présence d’une force significative et neutre. Le mandat de la MINUAR I prévoyait notamment qu’elle contribuerait à la sécurité à Kigali et assurerait la surveillance du cessez-le-feu. Seules les Nations unies pouvaient constituer cette force. A l’époque, l’OUA avait bien créé un mécanisme de prévention et de gestion de crise qui commençait à mener quelques opérations en Afrique, mais elle n’avait pas la capacité d’assurer une tâche telle que celle de la surveillance de la frontière entre le Rwanda et l’Ouganda. Compte tenu des missions qui étaient demandées par les accords d’Arusha, l’OUA a très bien compris qu’elle ne pouvait les assumer et s’est retirée du jeu. De même, personne ne pouvait envisager une force de la sous-région à laquelle participeraient à la fois la NRA et les Forces armées zaïroises. Le mandat de la MINUAR aurait pu être meilleur, notamment pour permettre la recherche des caches d’armes. Mais il s’agit d’un mandat tout à fait classique à une époque où l’accord à accompagner était considéré comme crédible et il n’y a donc pas eu d’erreur commise au moment de la constitution de la MINUAR I.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a ajouté que le grand scandale se situait plus tard, plusieurs semaines après le début des massacres. C’est dans le courant du mois de mai, que l’ONU et ses Etats membres ont su que cet événement était différent, dans sa nature même, de ce à quoi on avait assisté dans la région. La Commission des Droits de l’Homme des Nations unies et la France ont parlé de génocide mais il n’y a pas eu de volonté politique de la communauté internationale pour agir.

 

le Président Paul Quilès s’est interrogé sur le changement de ligne qui avait consisté à considérer que ce n’était pas le rôle de la France que de faire de l’interposition.

 

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a rappelé qu’après l’offensive du FPR et la rupture du cessez-le-feu en mars 1993, la capitale, Kigali, avait été menacée, le FPR se trouvant à 25 kilomètres. La France menait une action diplomatique, intense et déterminée, auprès des Ougandais, des Américains et de tous ceux qui pouvaient influencer le FPR. L’opération Noroît a été renforcée avec un effet dissuasif. La décision française de demander l’intervention des Nations unies dans la gestion et le règlement de la crise rwandaise se situe à l’époque de contacts pris au mois de février avec le Président Museveni. Ce dernier a donné son accord pour la création d’une mission d’observation des Nations unies à la frontière et a dit qu’il donnerait des instructions à l’Ambassadeur d’Ouganda pour que les représentants ougandais et français à New-York agissent de concert. En fait, le représentant ougandais auprès de l’ONU n’a pas facilité les choses car le FPR ne souhaitait pas cette mission d’observation des Nations unies qui a été créée par une résolution de juin.

Il a souligné que le choix des pays qui constituent une force de maintien de la paix sous-chapitre VI doit être soumis à l’approbation des parties et a indiqué que le FPR n’aurait pas accepté que la France y soit associée. Il a estimé que le rétablissement de la coopération militaire, même réduite à quelques dizaines de coopérants militaires, conformément aux accords d’Arusha, aurait pu contribuer à la formation et la constitution de l’armée nouvelle car il y avait un accord de principe à cet effet dont les modalités devaient encore être discutées.

Il a rappelé que la concertation avec les Etats-Unis avait été constante, tant à Paris qu’à Kigali où des démarches communes étaient entreprises. Les directeurs concernés avaient des contacts bilatéraux à intervalles réguliers avec leurs homologues américains, et des concertations tripartites sur le Zaïre, le Rwanda et le Burundi avaient lieu entre Belges, Américains et Français. Le Rwanda ne constituait pas un problème majeur pour les Américains avant le génocide et il n’était traité qu’au niveau du Secrétaire d’Etat adjoint. Les Américains avaient de bonnes relations avec le Président Museveni car, dans la stratégie américaine, l’Ouganda tenait une place importante en Afrique. Ils avaient reçu Paul Kagame aux Etats-Unis, mais ils étaient favorables à un règlement négocié.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a souligné que les Américains étaient traumatisés par l’affaire de Somalie et que les réticences qu’ils exprimaient aux Nations unies à l’égard des opérations de maintien de la paix étaient, pour l’essentiel, dues à des considérations financières et aux rapports entre le Président et le Congrès. Le Président Clinton avait fixé un certain nombre de conditions pour répondre aux vœux du Congrès concernant la création de nouvelles forces des Nations unies. Les représentants américains à New-York étaient réticents et ils cherchaient à jouer la carte de l’OUA plutôt que celle des Nations unies. Lorsqu’il devint clair que l’OUA ne pouvait pas appliquer les accords d’Arusha, lorsque les deux parties, FPR et Gouvernement rwandais, se sont rendues ensemble aux Nations unies et, de la même façon, ont procédé à une démarche commune auprès de la Banque mondiale, manifestant ainsi leur capacité à travailler ensemble, il a été plus facile d’obtenir que le Conseil de Sécurité décide d’intervenir.

 

M. Pierre Brana a souhaité savoir qui, pour la France, était en relation avec le FPR. Il s’est également interrogé sur le vote de la France en faveur de la diminution de l’effectif de la MINUAR après le départ du contingent belge, et sur les débats qui avaient eu lieu à l’ONU à propos de la recommandation de la France de passer du chapitre VI au chapitre VII.

Enfin, il a relevé l’influence considérable qu’avait eu l’assassinat d’Emmanuel Gapyisi, le 18 mai 1993, et celui de Félicien Gatabazi, secrétaire du PSD, le 21 février 1994, tous deux hommes politiques influents qui essayaient de trouver une troisième voie de compromis entre le Général Habyarimana, d’un côté, et le FPR de l’autre. Il a demandé si M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière avait des informations sur les auteurs possibles de ces assassinats qui ont aussi une lourde responsabilité dans le triomphe des extrémistes.

 

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a indiqué que les rapports de la France avec le FPR avaient été constants même s’ils ont dans certaines périodes été moins fréquents. Plusieurs moyens de contacts existaient. Le FPR avait une représentation à Bruxelles. Certains représentants téléphonaient ou venaient de temps en temps à Paris. Il y avait des contacts à Kampala et à Dar Es-SalaM. Les deux protocoles difficiles à accepter par le Président Habyarimana concernaient le partage du pouvoir et l’armée. Le protocole sur le partage du pouvoir a été négocié à la fin du mois de décembre 1992 et au début du mois de janvier 1993.

La France était contre la suppression ou le retrait total de la MINUAR I, mais a accepté et voté la diminution de ses effectifs. Des massacres importants eurent lieu à cette époque à Kigali notamment le meurtre du Premier Ministre. Mais personne ne pouvait imaginer qu’il y aurait un génocide. L’assassinat des dix soldats belges a conduit au retrait de la Belgique de la MINUAR qui n’avait pas de capacité d’action puisque son mandat n’était pas adapté à la situation. L’idée qui a prévalu a été celle de diminuer l’effectif de la MINUAR à quelques centaines d’hommes, de favoriser un cessez-le-feu, puis de revenir pour accompagner sa mise en œuvre et aider à l’application des accords d’Arusha.

Trois pays africains, dont le Nigeria, préconisaient le renforcement de la MINUAR. Mais la plupart des autres pays étaient favorables à la diminution de ses effectifs car ils ignoraient qu’ils en étaient à l’acte I de la tragédie. La première préoccupation était de parvenir à un cessez-le-feu en espérant qu’il puisse arrêter les massacres. Mais la diminution des effectifs de la MINUAR a été décidée dans l’optique d’un renforcement ultérieur en vue de l’application des accords d’Arusha.

Au Conseil de Sécurité, la discussion ne se passe pas forcément dans la salle des séances et certaines consultations précèdent l’adoption des résolutions. La France souhaitait placer la MINUAR II sous le régime du chapitre VII. La solution retenue montre à quel point il existait des réticences de la part des pays à envoyer des contingents pour intervenir. Dans la résolution du 17 mai, qui crée la MINUAR II, la disposition prise dans le cadre du chapitre VII concerne uniquement l’embargo sur les armes. Une autre partie reconnaît " que la MINUAR peut être appelée à mener des actions, en légitime défense, contre des personnes ou groupes qui menacent les sites protégés et les populations ". Autrement dit, le Conseil de Sécurité a considéré que, dans le cadre du chapitre VI, les casques bleus pouvaient agir en situation de légitime défense mais c’était insuffisant. Aussi, dans la résolution qui a ensuite autorisé l’opération Turquoise, la France a demandé qu’elle soit placée sous le régime du chapitre VII.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a alors considéré que certains assassinats ont joué un grand rôle dans l’aggravation de la situation mais a indiqué qu’il ignorait qui en étaient les auteurs.

 

M. Jacques Myard a demandé à quel moment la direction des Affaires africaines et malgaches avait pris conscience qu’un génocide était en cours.

 

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a répondu que plusieurs semaines se sont passées avant que l’on comprenne qu’il s’agissait d’un génocide. Son évidence s’est imposée dans le courant du mois de mai à la suite notamment d’informations provenant des missionnaires ou d’ONG. M. Alain Juppé a parlé de génocide vers le 15 mai, la France a donc été la première à le dire, et des instructions ont été données à notre délégation à la Commission des droits de l’homme qui allait se réunir pour que ce terme soit utilisé. Mme Michaux-Chevry l’a certainement utilisé dans l’intervention qu’elle a faite devant cette commission et, entre mi-mai et mi-juin, la communauté internationale connaissait la nature des crimes commis.

 

Audition du Général Jean HEINRICH

Directeur du Renseignement militaire (1992-1995)

(séance du 25 juin 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a accueilli le Général Jean Heinrich, Directeur du Renseignement militaire entre 1992 et 1995. Il a souhaité que le Général Jean Heinrich précise dans quelle mesure ce service qu’il avait dirigé et dont la création avait coïncidé avec l’exacerbation de la crise rwandaise, avait pu procéder à la centralisation et à l’exploitation du renseignement recueilli par les forces militaires françaises présentes dans le pays. Le Président Paul Quilès a relevé que l’équilibre des forces militaires en présence, les forces armées rwandaises et le Front patriotique rwandais, avait naturellement revêtu une grande importance pour la gestion de la crise et qu’il était essentiel pour les autorités politiques de disposer en temps réel des informations les plus précises à ce sujet.

 

Le Général Jean Heinrich a précisé qu’il n’avait pas été, en tant que Directeur du Renseignement militaire, un acteur direct des événements au Rwanda à la différence de la Bosnie-Herzégovine, du Tchad ou du Liban, mais seulement un observateur et l’organisateur des renseignements, non sur le terrain, mais à Paris.

Le Général Jean Heinrich a fait observer que, globalement, pendant la période durant laquelle la Direction du Renseignement militaire (DRM) s’était occupée de l’affaire rwandaise, soit de juin 1992, date de sa création, à décembre 1993, date du désengagement de Noroît, un très bon niveau d’information avait été obtenu, mais qu’à partir de décembre 1993, ce niveau avait été un peu inférieur. Il a indiqué que, dès la création de la DRM, des moyens d’investigations humains et techniques avaient été mis en place, ce qui avait permis de disposer de centres situés à proximité géographique du Rwanda et d’avoir un bon niveau d’interception. Le Général Jean Heinrich a ajouté que la DRM disposait également d’une équipe, et notamment d’un expert de la zone de très grande qualité, et que, lorsque la France avait, de manière ponctuelle, procédé à des échanges de renseignements relatifs à cette zone avec ses partenaires occidentaux ou étrangers, les services de renseignement français s’étaient rapidement rendus compte qu’ils étaient parmi les mieux, voire les mieux informés de la situation au Rwanda, leurs renseignements étant nettement supérieurs à ceux que pouvaient avoir les Américains ou les Allemands.

Le Général Jean Heinrich a expliqué que l’information des autorités françaises était faite quotidiennement et que tous les matins, à 8 heures 30, se tenait sous la direction du chef d’état-major des armées une réunion au cours de laquelle il commentait la situation dans les zones de crise, dont le Rwanda. Il a ajouté que, tous les matins, la DRM adressait au Ministre de la Défense une note d’environ une page et demi sur les principales zones de crise, sous forme synthétique et que, de ce fait, ce dernier recevait quotidiennement une dizaine ou une quinzaine de lignes sur les points importants de la situation au Rwanda.

Le Général Jean Heinrich a également indiqué qu’en outre, grâce à sa très grande qualité d’analyse, la DRM faisait des notes de synthèse, à intervalles irréguliers dès lors qu’elle estimait que les autorités devaient être informées sur un point particulier, en présentant toujours une réflexion prospective sur l’évolution de la situation à court et moyen terme. Quant à savoir si la DRM avait prévu les événements d’avril-mai 1994, le Général Jean Heinrich a déclaré qu’elle ne les avait très certainement pas envisagés dans toute leur ampleur, l’irrationnel ne pouvant être totalement prévu, mais que les prémices de novembre 1993 étaient annonciateurs au moins d’exactions, le FPR ayant déjà à cette époque commis des actions de ce type dans la région de Ruhengeri et de Gisenyi.

 

Le Président Paul Quilès a souhaité savoir quelles étaient les informations dont la DRM disposait concernant les effectifs du FPR, leur formation, leurs armements et si elle disposait d’éléments sur le soutien direct de l’Ouganda au FPR et sur le soutien indirect des Etats-Unis, à ce mouvement, par l’intermédiaire de l’Ouganda.

 

Le Général Jean Heinrich a répondu que la DRM n’avait jamais eu d’information sur une aide militaire que les Etats-Unis auraient apportée à l’Ouganda pour des actions au Rwanda, mais qu’en revanche, elle avait toujours considéré que l’Ouganda soutenait totalement le FPR, sans qu’il soit toutefois aisé de distinguer le soutien des anciens Rwandais entrés dans l’armée ougandaise quelques années auparavant et le soutien direct de l’armée ougandaise. Il a indiqué que, pour cette raison, la DRM avait toujours insisté, dans ses notes, sur la nécessité de prendre en compte, en matière d’armements, ceux dont disposait le FPR, qu’elle avait recensés, mais également ceux dont disposait l’Ouganda, qui pouvaient présenter une menace notamment pour l’Armée de l’air française, dans la mesure où ils comprenaient des SAM 7 et SAM 16.

Le Général Jean Heinrich a indiqué à ce propos que la DRM disposait d’indications très précises, voire de la preuve que des SAM 16 avaient été achetés par le FPR et qu’ils se trouvaient dans ses stocks. Il a précisé que la DRM avait eu des preuves concrètes en ce domaine à une seule reprise, un véhicule ougandais ayant été intercepté dans la zone du FPR au nord.

 

Le Président Paul Quilès a souhaité savoir si la DRM avait pu recueillir des informations sur les auteurs des attentats et sur les phénomènes de déstabilisation qui s’étaient déclenchés en 1992 et 1993, faisant observer que ces éléments avaient manifestement contribué à créer un climat expliquant, pour partie, le déroulement ultérieur des événements.

 

Le Général Jean Heinrich a répondu que la DRM n’avait pas eu de renseignements précis sur les auteurs de ces attentats. Quant aux exactions dont les preuves avaient été trouvées au nord du pays lorsque des charniers avaient été découverts en 1992, le Général Jean Heinrich a estimé qu’elles avaient été certainement le fait du FPR, tout en ajoutant qu’il ne disposait pas d’autres éléments que l’existence de ces charniers.

 

M. Pierre Brana a interrogé le Général Jean Heinrich sur les mouvements d’armes au Rwanda, en lui demandant s’il avait des informations sur leur distribution aux milices extrémistes par les autorités rwandaises.

 

Le Général Jean Heinrich a répondu que la DRM n’avait pas eu d’informations à ce sujet, essentiellement parce qu’elle n’avait pas cherché dans cette direction. Il a indiqué qu’à cette époque en effet, pour la DRM, le renseignement à acquérir portait sur le FPR, sur l’Ouganda et sur l’aide que ce pays accordait au FPR, et non sur les milices ou l’armement de l’armée rwandaise, faisant observer que la présence française auprès de l’armée rwandaise justifiait cette priorité de recherche.

 

M. Pierre Brana a ensuite demandé au Général Jean Heinrich s’il disposait d’informations fiables sur l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion transportant le Président Habyarimana.

 

Le Président Paul Quilès a souhaité avoir sur ce sujet des précisions sur des photocopies de photographies transmises à la mission d’information par la Mission militaire de Coopération. Le Président Paul Quilès a indiqué que la mention de ces photos figurait dans le cahier d’enregistrement de la DRM du 22 au 25 mai 1994. Il a précisé que ces photographies montraient des engins, supposés constituer des " preuves ". Faisant remarquer que des photocopies de photographies dont l’origine est inconnue ne pouvaient constituer une preuve, il s’est demandé comment être assuré que ces photos avaient été prises au Rwanda les 6 et 7 avril 1994.

 

Le Général Jean Heinrich a répondu que ces photographies ne lui évoquaient aucun souvenir précis.

 

Le Président Paul Quilès, soulignant que photographies montraient des numéros dont il est possible de vérifier qu’ils correspondent à une série d’engins dont disposait l’armée ougandaise, a regretté leur arrivée, à la DRM, sans mention de leur auteur et de leur date.

Alors que le Général Jean Heinrich confirmait ne pas disposer d’éléments sur ce sujet, le Président Paul Quilès a fait observer que ces documents étaient pourtant bien arrivés à la DRM, comme en atteste le cahier d’enregistrement portant la mention " photos d’identification prises au Rwanda les 6 et 7 avril et transmises par la Mission militaire ". Il a supposé que la Mission militaire de Coopération devait être en mesure de fournir des précisions sur ces questions restées jusqu’alors sans réponse, ce qu’a confirmé le Général Jean Heinrich.

 

M. Pierre Brana a fait observer que le Général Jean-Pierre Huchon, Chef de la Mission militaire de Coopération à l’époque, avait dit aux membres de la mission qu’il n’avait eu aucune information relative à l’attentat.

Revenant à la question de M. Pierre Brana sur l’attentat du 6 avril 1994, le Général Jean Heinrich a répondu qu’il avait le souvenir que beaucoup de moyens avaient été déployés pour essayer d’en connaître l’origine, bien qu’à ce moment-là, la France disposât de très peu de moyens humains de renseignement sur place, ayant replié beaucoup d’hommes. Il a indiqué que la DRM n’avait aucune certitude, sinon qu’il y avait de fortes chances que le missile ayant abattu l’avion présidentiel soit un SAM 16. Quant aux numéros du missile, le Général Jean Heinrich a estimé qu’ils ne disaient rien en eux-mêmes et que c’est seulement au vu de la liste des SAM 16 dont disposait l’Ouganda -dans des conditions qui restent à éclaircir-, qu’il est apparu clairement que le numéro qui figurait sur la photographie précédemment évoquée était à l’évidence un numéro de la même série.

 

M. François Lamy a fait observer qu’il serait intéressant d’interroger le Général Jean-Pierre Huchon sur ces photographies, transmises par la Mission militaire de Coopération à la DRM le 24 mai, étant donné qu’il avait, le 19 ou le 23 mai, reçu l’un des membres de l’état-major rwandais.

 

M. Jacques Desallangre s’est demandé pourquoi, alors que le Général Jean Heinrich avait souligné la qualité du renseignement militaire, la DRM ne disposait d’aucune information sur les assassinats perpétrés au Rwanda.

 

Le Général Jean Heinrich a rappelé que, comme il l’avait souligné, la bonne période de renseignement sur le Rwanda s’était achevée en décembre 1993. Il a fait observer que, dans la période difficile de l’attentat, les forces de renseignement rencontraient de grandes difficultés à se déplacer sur le terrain et à faire leurs investigations sur place.

Alors que M. Jacques Desallangre précisait que sa question portait non sur l’attentat du 6 avril 1994, mais sur les assassinats qui avaient eu lieu auparavant, le Général Jean Heinrich a répété que la DRM suivait alors correctement la situation, et qu’elle avait signalé ces différents attentats et exactions ; sans avoir prévu l’ampleur des massacres qui allaient avoir lieu, les responsables du renseignement militaire avaient toutefois bien perçu la montée des violences, et ce, nettement avant cette période.

 

M. François Lamy a demandé au Général Jean Heinrich si le personnel dont disposait le renseignement militaire français au Rwanda était allé chercher du renseignement au-delà de la frontière rwandaise.

 

Le Général Jean Heinrich a répondu que telle n’était pas la mission de la DRM mais que la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) devait avoir des personnels de l’autre côté de la frontière rwandaise, en Ouganda.

 

M. François Lamy a ensuite interrogé le Général Jean Heinrich sur les informations dont il disposait concernant le commencement de l’offensive du FPR entre le 6 et le 8 avril 1994, afin de savoir si ses troupes s’étaient mises en mouvement avant ou après l’attentat.

 

Le Général Jean Heinrich a déclaré ne pas détenir d’information sur ce sujet.

Evoquant les affirmations publiées par la presse sur la livraison d’armes à l’aéroport de Goma à destination des forces armées rwandaises pendant que troupes françaises étaient sur place, M. François Lamy a demandé au Général Jean Heinrich s’il disposait d’informations sur de telles livraisons après avril 1994 et tout particulièrement au moment de l’opération Turquoise.

 

Le Général Jean Heinrich a indiqué que si elles avaient eu lieu, ces livraisons n’entraient pas dans le domaine d’investigation de la DRM. S’il s’agissait de livraisons d’armes au Rwanda et que les forces françaises se trouvaient à côté, la DRM considérait qu’elle n’avait pas à faire du renseignement sur ce sujet.

 

Le Président Paul Quilès a souhaité savoir si la DRM disposait d’informations sur l’attentat qui avait coûté la vie au Président burundais Ndadaye et comment le Général Jean Heinrich expliquait le fait que cet attentat, dont les conséquences ont été graves non seulement pour le Burundi mais aussi pour le Rwanda, n’ait pas suscité de réactions de la part de la communauté internationale.

 

Le Général Jean Heinrich a observé que, même si les renseignements sur le Burundi n’étaient pas aussi précis que ceux relatifs au Rwanda, globalement, il disposait d’un bon niveau d’information sur ce pays et a jugé que la communauté internationale était pleinement en mesure de voir la situation.

Evoquant les propos du Général Jean Heinrich, selon lesquels les Américains et les Allemands semblaient moins bien informés que les Français, M. Pierre Brana s’est demandé si cette situation ne tenait pas simplement au fait que les Américains notamment n’étaient pas très intéressés par le Rwanda, sans quoi ils auraient pu obtenir des renseignements de bonne qualité.

Tout en approuvant cette analyse, le Général Jean Heinrich a toutefois estimé qu’il convenait de la nuancer : le système de renseignement des Américains était totalement axé, à l’époque, sur le renseignement dit technique, de très haute technologie, qui ne s’est pas avéré très efficace dans le conflit du Rwanda. Il a d’ailleurs noté que les Américains, s’étant rendus compte ultérieurement, en Bosnie des limites du renseignement technique, avaient ensuite essayé de modifier leur système d’investigation.

A M. Pierre Brana qui l’interrogeait sur le renseignement belge, le Général Jean Heinrich a répondu que les Belges avaient toujours été très réticents pour échanger quoi que ce soit avec la France ou lui communiquer des informations sur le Rwanda et que, dans cette affaire, il n’y avait pas eu de relations avec la Belgique, en dépit des efforts français. Il a indiqué que la DRM avait considéré que les Belges avaient eux aussi trop de difficultés à recueillir des renseignements.

 

M. Michel Voisin, évoquant l’hypothèse selon laquelle le FPR aurait été encadré par des militaires étrangers autres qu’ougandais, a souhaité avoir des éléments d’information sur ce point.

 

Le Général Jean Heinrich a indiqué qu’il en avait entendu parler, mais qu’il n’en avait jamais eu la preuve, que ce soit par des moyens de renseignement humains ou techniques. Il a précisé que la DRM, comme la DGSE, avait toutefois tenté de faire la lumière sur ce point. Il a estimé possible qu’il y ait eu des conseillers de nationalité non ougandaise auprès du FPR, mais il a souligné qu’il existait une grande différence entre les fonctions de conseil en Ouganda et de commandement sur place.

Il a également indiqué que les membres de la DRM avaient été surpris par l’intelligence des actions conduites par le FPR en comparaison de l’aspect sommaire et sans imagination de celles menées par l’armée rwandaise.

 

M. Pierre Brana a alors demandé au Général Jean Heinrich s’il avait le sentiment que le FPR était bien équipé, y compris en matière de renseignement.

 

Le Général Jean Heinrich a estimé que sans être bien équipé, le FPR arrivait toutefois à avoir un bon niveau d’information en procédant par infiltration. Le Rwanda étant un petit pays, le FPR infiltrait par la brousse des informateurs, qui contournaient à pied les positions de l’armée rwandaise et obtenaient des renseignements de qualité auprès de la population. C’était une manière d’acquérir l’information un peu sommaire mais efficace.

 

M. Pierre Brana a ensuite souhaité savoir si la DRM disposait d’un service pour décrypter les émissions radios en kinyarwanda et si, dans l’affirmative, les rapports transmis par ce service avaient été communiqués à l’ambassade.

 

Le Général Jean Heinrich a confirmé qu’il disposait de personnels sur place pour décoder ces émissions radio en kinyarwanda. Il a indiqué que la DRM communiquait ces informations à l’ambassade si elle estimait qu’elles présentaient un intérêt immédiat pour elle. Le reste des informations faisait partie des synthèses communiquées chaque jour au chef d’état-major et de la synthèse quotidienne pour le ministre.

 

M. François Lamy a alors voulu savoir si la DRM avait pour habitude d’archiver ses informations et si tous les documents qu’elle recevait ou établissait étaient conservés.

 

Le Général Jean Heinrich a jugé que, vue la masse d’informations, les archives avaient dû être gardées un certain temps. S’il s’est dit certain que les notes de synthèse périodiques ou suscitées par un événement notable avaient été archivées, il n’était cependant pas sûr que tel ait été le cas de l’information quotidienne conservée un certain temps.

 

M. François Lamy a demandé au Général Jean Heinrich si l’Adjudant-Chef Didot, responsable des transmissions pour la Mission militaire de Coopération, travaillait pour la DRM.

 

Le Général Jean Heinrich a fait observer que par principe et par déontologie, il ne donnerait jamais le nom d’un collaborateur de la DRM. Il a néanmoins indiqué qu’en l’occurrence, l’Adjudant-Chef Didot ne travaillait pas pour la DRM.

 

M. Jacques Myard a souhaité connaître l’appréciation que la DRM portait à l’époque sur la capacité militaire du FPR et de ses chefs, notamment sur celle du Général Paul Kagame.

 

Le Général Jean Heinrich a répondu que la DRM observait effectivement de très près la tactique du FPR et sa capacité militaire proprement dite. Il a indiqué que, globalement, celle-ci lui paraissait réduite parce que son armement était relativement sommaire et son entraînement relativement peu élaboré. Il a toutefois reconnu que la tactique de débordement du FPR, consistant à ne pas affronter de face l’adversaire, mais à procéder par pénétrations, par infiltrations en dehors des axes pour bloquer ensuite les principaux points de circulation et les villes, était intéressante et constituait une méthode élaborée et intelligente. Il a ajouté que le FPR avait un entraînement, une formation, un armement et une discipline très nettement supérieurs à ceux de l’armée rwandaise. Considérant l’état de l’armée rwandaise, complètement désorganisée, mal commandée, où les chefs étaient souvent absents, sans idées tactiques, il était assez clair que, sans aide extérieure, le FPR semblait, surtout avec l’aide indirecte ougandaise, de taille à l’enfoncer rapidement.

Par ailleurs, le Général Jean Heinrich a estimé que la DRM disposait d’une perception relativement bonne des chefs qui semblaient être capables de commander leurs éléments et d’avoir une certaine conduite sur le terrain, ce que les Rwandais et l’armée rwandaise n’étaient pas capables de faire. Quant à Paul Kagame, le Général Jean Heinrich a jugé que la DGSE avait sans doute une meilleure approche de sa personnalité que la DRM.

 

Le Président Paul Quilès a demandé au Général Jean Heinrich quelle était la nature des rapports entre la DRM et la DGSE.

 

Le Général Jean Heinrich a répondu que, si la collaboration entre la DRM et la DGSE était bonne, la coordination faisait malheureusement défaut. Il a précisé que la DRM avait donné à la DGSE tous les renseignements dont elle disposait et estimé que celle-ci en avait fait de même. Il a insisté sur le fait qu’à aucun moment, la DRM n’avait caché quoi que ce soit à la DGSE, mais qu’elle avait, au contraire, fait appel à elle lorsqu’elle avait des difficultés.

Evoquant les propos du Général Jean Heinrich relatifs à la supériorité du FPR sur les FAR en matière d’entraînement, d’équipement et de discipline, M. Pierre Brana a souhaité connaître l’explication qu’avait alors donnée la DRM sur une différence aussi importante entre deux armées composées sensiblement des mêmes hommes.

 

Le Général Jean Heinrich a estimé que la supériorité relative du FPR, qui n’était pas une armée de haut niveau mais mieux organisée que son adversaire, tenait avant tout à sa composition. Le FPR comptait dans ses rangs des soldats expérimentés, qui avaient fait leurs classes et leurs preuves au sein de l’armée ougandaise, qui s’y étaient déjà battus, qui y avaient été entraînés et formés, alors que les forces rwandaises n’avaient pas cette expérience.

 

M. Pierre Brana a demandé au Général Jean Heinrich si la DRM, bien que limitant son action à l’intérieur des frontières du Rwanda, disposait tout de même de certaines informations sur l’ensemble de la région des Grands Lacs, notamment sur le Burundi.

 

Le Général Jean Heinrich a indiqué que, sans avoir placé de personnels hors des frontières rwandaises, la DRM avait étendu sa zone d’investigation au-delà du Rwanda, au Burundi et en Ouganda. Il a toutefois indiqué que ces informations étaient sans doute de moins bonne qualité et portaient moins sur l’Ouganda que sur le Burundi.

 

M. Pierre Brana a voulu savoir à ce propos quelle appréciation la DRM portait sur l’armée burundaise, tutsie.

 

Le Général Jean Heinrich a estimé que l’armée burundaise paraissait un peu meilleure que les FAR, mais de moindre qualité que celle du FPR.

 

 


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