Mission
dinformation sur le Rwanda

SOMMAIRE DES
COMPTES RENDUS DAUDITIONS
DU 30 JUIN 1998 AU 9 JUILLET 1998
Pages
Mardi 30 juin 1998 |
M. Gérard PRUNIER, chercheur au CNRS |
181 |
Colonel Alain LE GOFF, Chef du bataillon logistique Turquoise
(20 juin-30 août 1994) |
211 |
Colonel André SCHILL, Chef de la cellule affaires humanitaires
Turquoise (25 juin-
23 août 1994) |
211 |
M. Michel ROCARD, Premier Ministre (mai 1988-mars
1991), Député européen |
223 |
Mme Edith CRESSON, Premier Ministre (1991-1992),
Commissaire européen |
223 |
M. Roland DUMAS, Ministre des Affaires
étrangères (mai 1988-mars 1993), Président du Conseil constitutionnel |
223 |
Mme Edwige AVICE, Ministre de la Coopération et
du Développement
(mai 1991-avril 1992) |
223 |
Mercredi 1er
juillet 1998 |
M. Ahmedou OULD-ABDALLAH, ancien représentant spécial du
Secrétaire général de lONU au Burundi |
249 |
Jeudi 2 juillet 1998 |
M. Bernard LODIOT, Ambassadeur en Tanzanie (22 mars
1990-10 décembre 1992) |
263 |
M. Georges ROCHICCIOLI, Ambassadeur en Tanzanie
(10 décembre 1992-4 mai 1995) |
269 |
M. Jean-Christophe BELLIARD, Premier Secrétaire de
lambassade de France en Tanzanie (avril 1991-juillet 1994), représentant de la
France en qualité dobservateur aux négociations dArusha |
277 |
Mardi 7 juillet 1998 |
M. Yannick GÉRARD, Ambassadeur en Ouganda (18 août
1990-6 août 1993) |
295 |
M. François DESCOUEYTE, Ambassadeur en Ouganda (janvier
1994-décembre 1997) |
305 |
M. Claver KANYARUSHOKI, Ambassadeur du Rwanda en Ouganda
(jusquen août 1994) |
317 |
M. Herman COHEN, Conseiller pour les Affaires africaines du
Secrétaire dEtat américain aux Affaires étrangères (avril 1989-avril 1993) |
325 |
Mercredi 8 juillet 1998 |
M. Henri RETHORÉ, Ambassadeur au Zaïre (20 juin 1989-8
décembre 1992) |
337 |
M. Jacques DEPAIGNE, Ambassadeur au Zaïre (28 juillet
1993-12 janvier 1996) |
347 |
M. Marcel CAUSSE, Ambassadeur au Burundi (6 février 1990-17
février 1993) |
353 |
M. Henri CRÉPIN-LEBLOND, Ambassadeur au Burundi (17 février
1993-
5 janvier 1995) |
361 |
Jeudi 9 juillet 1998 |
M. Robert DE RESSEGUIER, Médecin en chef des services,
Adjoint santé du COMFORCES Turquoise (20 juin-22 août 1994) |
379 |
M. François PONS, Médecin en chef, Chef de
lantenne chirurgicale parachutistes Turquoise (22 juin-22 août 1994) |
379 |
Audition de M. Gérard PRUNIER
Chercheur au CNRS
(séance du 30 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Gérard Prunier,
chercheur au CNRS, spécialiste de lhistoire africaine et auteur dun ouvrage
largement cité et commenté sur le génocide rwandais, paru dabord en anglais, en
1995, avant dêtre publié en français en 1997.
M. Gérard Prunier sest dabord félicité
de lexistence de la mission dinformation. Il a déclaré que, comme beaucoup
de ceux qui ont été mêlés au drame rwandais, il avait été, pendant longtemps, en
état de choc, quil avait été très pessimiste sur les chances que le rôle très
ambigu de la France dans cette tragédie soit un jour sérieusement examiné, et
quil était extrêmement heureux que tel ne soit pas le cas. Il a indiqué
quil avait tout lieu despérer, et quil espérait effectivement que la
mission dinformation jouerait son rôle jusquà la plénitude de ses
potentialités.
Il a précisé quil souhaitait témoigner à deux titres,
dune part, en tant que chercheur africaniste spécialiste de lAfrique
orientale, fort dune expérience de vingt-huit ans de cette région, où il est
arrivé en 1970, et, dautre part, en tant que responsable de lAfrique
orientale au secrétariat international du parti socialiste durant la crise rwandaise. Il
a ajouté quil avait pu ainsi avoir un double regard à la fois sur les événements
qui se déroulaient sur place en Afrique et sur la manière dont ils étaient gérés à
Paris, même sil navait jamais eu le moindre rôle dans la prise de décision,
le privilège et la frustration des experts étant de voir beaucoup et de ne décider
jamais, et quil essaierait, en historien, de restituer la réalité dun
certain nombre dévénements dissimulés sous le masque du discours
politico-administratif.
Il a dabord noté quen visionnant les enregistrements
vidéos des auditions de la mission dinformation, dont certaines étaient des plus
importantes puisquelles concernaient des responsables politiques tels que
MM. Balladur, Léotard, Jean-Christophe Mitterrand et Védrine, il avait été
frappé par le fait que, très souvent, ces témoignages se situaient soit à un niveau
très général, la défense de laction de la France ou dune politique
globale, soit à un niveau dextrême détail, tel que la transmission dune
note au Président de la République. Il a ajouté que, dans les deux cas, cette
présentation ne lui paraissait pas refléter la réalité telle quil lavait
vécue, soit sur place, en Ouganda et au Rwanda, soit à Paris, et quil avait, à
lépoque, trouvée très grumeleuse et très rude.
Pour préciser sa pensée, il a insisté sur le fait quil ne
portait aucune accusation mais quil retrouvait plutôt là, comme le disait à
plusieurs reprises M. Léotard le 21 avril, " le reflet de
léloignement du Rwanda qui est à sept mille kilomètres du territoire
métropolitain ", et fait remarquer, que dans ces témoignages officiels, les
sept mille kilomètres étaient présents de manière effrayante.
Se demandant en conséquence ce qui sétait réellement passé au
Rwanda, il a cité M.Védrine dans son témoignage du 5 mai : "Jai
toujours vu François Mitterrand se poser en continuateur dune politique qui
remontait au général de Gaulle. Il estimait que la France avait en Afrique un engagement
de sécurité (...) le Rwanda, cétait un raisonnement du même type" et a
estimé que toute lambiguïté résidait dans cette notion de sécurité.
Il a alors souligné que la signification particulière du concept de
sécurité en Afrique remontait à la décolonisation. Il y avait après la deuxième
guerre mondiale quatre puissances coloniales principales en Afrique ; les
décolonisations belge et portugaise ont été des catastrophes sans mélange ; la
Grande-Bretagne, dont la situation était la plus proche de la France du fait de
limportance des territoires quelle contrôlait et de son ancienne rivalité
avec elle, a évolué de façon différente après la décolonisation. Sur ce point, il a
noté que le dernier engagement anglais sérieux avait eu lieu lors de la guerre du
Biafra, avec laide apportée au gouvernement fédéral nigérian entre 1966 et 1970
pour maintenir lintégrité territoriale du Nigéria, mais que, après la
catastrophe biafraise, la Grande-Bretagne sétait elle aussi désengagée.
Il a fait valoir, en revanche, que le cas de la France était unique et
étonnant, et tenait largement à un certain nombre de circonstances historiques
françaises, notamment au traumatisme de la défaite de 1940, à la personnalité du
général de Gaulle, et au souci de celui-ci de maintenir le rang et la grandeur de la
France dans un monde où sa place dex-super-puissance ne cessait de lui échapper.
Il a jugé que la décolonisation de 1960 navait pas été une décolonisation, que
la France était demeurée obsédée par lidée que sa couvée de petits poussins
noirs sur le continent africain lui permettait, en regroupant derrière elle une alliance,
une sorte de diaspora, daccroître son poids et contribuait à son maintien au rang
de grande puissance, que lon pouvait mesurer lors des votes aux Nations unies.
Il a ajouté quainsi une relation spécifique sétait
créée, qui nétait pas une relation néo-coloniale, bien que lextrême
gauche lait parfois qualifiée ainsi, puisquil ny avait pas de
décolonisation. Cétait une relation qui restait une relation dallégeance à
la fois sur le plan économique, sur le plan de la sécurité, et, peut-être encore plus
gravement, à son avis, sur le plan de la dépendance psychologique.
Sur ce plan, ajoutant quil était beaucoup plus familier de
lAfrique non francophone que de lAfrique francophone, et de terrains exotiques
pour les Français, comme lEthiopie, lOuganda et le Soudan, il a insisté sur
lextraordinaire différence de structure psychologique entre les dirigeants de ces
pays et les dirigeants de lAfrique francophone ; alors que ceux-ci ne cessent
de regarder vers Paris, et sont de fins connaisseurs de la politique française, les
dirigeants du restant de lAfrique ne regardent pas vers Lisbonne, vers Londres, pas
même vers Washington. Il a conclu que le cordon ombilical entre les dirigeants africains
francophones et Paris navait jamais été coupé.
M. Gérard Prunier a alors expliqué que cette introduction avait
eu pour but dessayer didentifier les éléments de lenchaînement qui a
entraîné la France dans laffaire rwandaise.
Rappelant que lengagement de sécurité dont M. Védrine
attribuait le souci au président Mitterrand et dont il faisait remonter la genèse au
général de Gaulle, sétait concrétisé pour la première fois en 1965 au Gabon
avec le rétablissement au pouvoir de Léon MBa par les parachutistes français, il
a fait valoir que les diverses interventions françaises en Afrique, à lexception
notable de celle du Tchad, nétaient pas destinées à défendre des pays contre des
agressions extérieures, mais quelles avaient eu essentiellement pour but le
maintien au pouvoir dun gouvernement ou son remplacement par un autre, selon que
celui-ci avait, navait pas ou navait plus lonction du Seigneur à Paris.
Il a ajouté quil y avait dans cette relation quasiment
symbiotique que la France entretenait avec les pays africains francophones des côtés
tout à fait touchants et un amour certain de lAfrique, très peu de racisme et un
certain romantisme, mais fait observer que cette relation présentait aussi
linconvénient davoir conforté constamment la prédation des alliés
privilégiés de la France, le cas le plus spectaculaire étant celui du
maréchal-président Mobutu.
Il a précisé quà la faveur de ce lien, à la faveur dune
situation où les chefs dEtat africains se souciaient beaucoup plus de savoir
sils étaient bien en cour à Paris que de sassurer quils disposaient
dun soutien suffisant auprès de leur propre population, sétait créé, à
lintérieur des pays du pré carré, un type de structure socio-économique unique
caractérisé par la prédation exercée par une bourgeoisie qui nétait pas à base
économique comme celles quon a connues en Europe ou que lAsie connaît
aujourdhui, mais qui constituait une classe bureaucratique, confortée par une
ex-métropole coloniale.
Abordant laction de la France au Rwanda, il a indiqué que, le
5 octobre 1990, alors quil était dans le bureau de M. Jean-Christophe
Mitterrand, sans lien avec le Rwanda, le président Habyarimana avait appelé ce dernier
qui, après une conversation de cinq minutes, lui avait dit après avoir raccroché :
" Ah, on va lui envoyer quelques bidasses, au petit père Habyarimana, et
dans un mois, tout sera fini ".
Il a fait valoir que la familiarité de ce type de remarque est bien
plus révélatrice de létat desprit qui préside aux rapports que la France
entretient avec lAfrique que le libellé même des notes officielles. Ajoutant que
ce nétait pas la première fois quon envoyait quelques troupes, quil
sagissait dune pratique courante et que, le plus souvent, au bout dun
mois, tout était fini, il a souligné que lapplication de cette méthode au Rwanda
avait eu des conséquences très graves, la France se trouvant face à un système social
où sa conception des rapports avec lAfrique nétait plus opératoire et où
il était hors de question que quelques bidasses puissent rétablir la situation.
Il a alors décrit ce quétaient les Tutsis et les Hutus. Il a
précisé quil ne sagissait en aucun cas dethnies. Une ethnie est en
effet une micro-nation qui avait, avant larrivée, soit des musulmans, soit des
colonisateurs européens et du christianisme, sa propre religion, son propre terroir, sa
propre langue, sa propre culture. Faisant remarquer quil ny avait ni langue,
ni culture, ni religion spécifique aux Tutsis ou aux Hutus, mais quils partageaient
au contraire ces trois éléments, il a jugé quil sagissait de ce que
lon appelait dans lEurope davant 1789, des ordres, et de ce que
lon désigne en allemand par le mot Stand, cest-à-dire des groupes
structurés à partir de leur activité, et souligné que si, dans leur cas, ils avaient
peut-être des origines raciales différentes dans un passé distant de cinq, six ou sept
siècles, ils avaient par la suite largement fusionné dans des intermariages.
Il a indiqué que, dans le Rwanda précolonial, ces groupes sociaux,
ces ordres, étaient inégaux et quil ne fallait pas tracer de cette époque une
image paradisiaque, comme on a parfois voulu le faire. Il a ajouté que la société
rwandaise était une ancienne société étatique, aristocratique, structurée, non pas
dans le cadre des ethnies acéphales que lon connaît dans la zone de la grande
forêt ou dans le Sahel, mais bien dun Etat-nation dont les frontières étaient
grossièrement celles daprès la décolonisation, comme au Burundi voisin, faux
jumeau du Rwanda. Il a souligné que le caractère inégalitaire de la société rwandaise
avait été aggravé par la colonisation, pour des raisons toutes simples de
simplification administrative et déconomie. Il a précisé, en effet, que le
colonisateur, dabord allemand, puis belge, soucieux de ne pas dépenser trop
dargent, avait renforcé linégalité en utilisant les Tutsis pour manipuler
la situation, non pas avec des vues diaboliques, mais simplement dans une perspective
defficacité économique à court terme.
Il a fait valoir quon avait créé ainsi une société qui
constituait une véritable bombe, où les tensions sociales, renforcées par
lapprofondissement des inégalités dans le cadre du système colonial, avaient
abouti, au moment de la décolonisation, en 1959, au massacre : la première
expression de la démocratie a été le massacre et la démocratisation a été
loccasion pour les victimes dun système inégalitaire, une fois le Blanc
parti, de se venger avec une extraordinaire brutalité sur ceux quils estimaient
être responsables de ce système.
Il a ajouté que, de ce fait, le pays dans lequel avait été lancée
lopération Noroît en 1990 navait rien à avoir avec ceux que la France
connaissait, avec laimable Sénégal, ou laimable Côte dIvoire, et
quen fait la France ne savait pas dans quel pays elle arrivait ; précisant que
pour quelquun qui connaît la région, cétait une évidence éclatante, il a
estimé que les acteurs de la politique française, à défaut de connaître le pays où
ils allaient intervenir, auraient pu au moins être conscients de lignorance dans
laquelle ils se trouvaient et de la nature du terrain sur lequel ils posaient le pied.
Sagissant de lopération Noroît, il a jugé quelle
nétait pas forcément négative ; il a considéré quune prise de
pouvoir extrêmement rapide et par les armes dun groupe denfants de réfugiés
tutsis le général Kagame, lactuel réel maître du Rwanda, étant
âgé de deux ans lors de son départ du Rwanda en 1960 , en octobre ou
novembre 1990, aurait été une catastrophe. Il a estimé cependant que lopération
Noroît ne pouvait se concevoir que comme un moyen de chantage vis-à-vis du gouvernement
Habyarimana, quil aurait fallu dire à celui-ci que son régime sétait
construit depuis vingt-cinq ans sur la discrimination raciale, que les Rwandais avaient
institutionnalisé un système dapartheid, avec une rigueur variable, que sil
voulait que la France le sauve, il devait en contrepartie accepter louverture, la
décrispation, la restructuration profonde dun Etat qui navait rien à envier,
dans sa philosophie politique, à lAfrique du sud. Il a précisé que le fait que
lapartheid se soit exercé entre Noirs nétait pas du tout un critère
déterminant et quon avait connu en Europe des racismes entre gens à peau blanche.
Sinterrogeant sur la politique française à légard du
Rwanda, au-delà du court terme, et de la sécurisation dun régime dont le
renversement brutal par une force armée naurait rien résolu, il a mis
laccent sur le problème de la manipulation de la France par ses partenaires
rwandais. Il a fait valoir quon avait tort de voir toujours la relation entre
lAfrique et lEurope sous laspect dune domination de
lEuropéen apte à manipuler son partenaire africain et que très souvent, dans son
expérience de la politique dans cette région du monde, il avait vu le contraire, les
Ethiopiens manipuler les Russes à la période communiste, ou au Soudan le
maréchal-président Nemeyri manipuler les Américains pour ses buts politiques
personnels. Il a estimé que les Rwandais avaient à leur tour très habilement manipulé
la France.
Il a illustré son propos par ce quil a appelé la soi-disant
attaque de Kigali par le FPR, dans la nuit du 4 au 5 octobre 1990, au cours de
laquelle des milliers de coups de feu ont été tirés. Relevant quau matin du
5 octobre, il ny avait pas un mort et pas un seul impact de balle sur les
bâtiments, il a expliqué ce phénomène par le fait que, cette soi-disant attaque ayant
été mise en scène par les Forces armées rwandaises, à linstigation de leur
propre état-major, pour impressionner les Français, on leur avait demandé de ne pas
tirer sur les bâtiments. Il a ajouté quil serait curieux de voir lécho
quavait eu cette intoxication grossière dans les dépêches de lambassadeur
de France au Rwanda et précisé, quà lépoque, lorsque lui-même en avait
parlé avec M. Jean-Christophe Mitterrand, celui-ci semblait croire à la réalité
de cette attaque, à moins quil ait seulement feint dy croire.
Il a insisté sur le fait quau Rwanda, la France était face à
une culture étatique ancienne, que toute lhistoire du royaume du Rwanda
sapparentait aux Chroniques italiennes de Stendhal, faite de
conspirations, de meurtres, de manipulations politiques, que cétait là
lItalie du XIVe siècle, et estimé que la France arrivait dans cet univers avec une
bonne volonté digne dune meilleure cause.
Il a tenu à signaler que les Américains se retrouvaient désormais
vis-à-vis du gouvernement rwandais exactement dans le même type de relations aux prises
au même type de manipulations, et ce, avec la même naïveté.
Il a ajouté que la France avait ainsi, dès le départ, de fausses
grilles de raisonnement, qui ressortaient très bien des auditions auxquelles la mission
dinformation avait procédé. Il a cité deux exemples tirés des auditions de
MM. Balladur et Védrine. Sagissant de M.Balladur, il a rappelé que, le
21 avril, celui-ci avait dit que son but était de voir la majorité hutue associer
le FPR au gouvernement. Faisant remarquer que cette expression impliquait que le
gouvernement du général Habyarimana représentait en lui-même la majorité hutue, il a
jugé quon sombrait là dans une sorte de communautarisme, et que si lon
considérait que le fait dêtre un Hutu permettait de représenter tous les Hutus,
cela signifiait quon admettait quil ny avait pas de place pour
lexpression individuelle que seuls pouvaient sexprimer le Stand, " lordre ",
le groupe, le clan, la tribu et que, dès lors, la notion de démocratie navait plus
aucun sens. Il a ajouté que le fait de raisonner ainsi - les Hutus sont 85 %, donc,
le général Habyarimana les représente, puisquil est hutu - était lexact
reflet de la théorie raciste que proposait lEtat rwandais lui-même, puisquen
kinyarwanda, le terme rubanda nyamwinshi "le peuple majoritaire",
renvoyait à une sorte de logique coextensive, selon laquelle les Hutus formant 85 %
de la population, il suffisait que lun dentre eux soit au pouvoir pour que la
démocratie soit réalisée.
Sagissant de M. Védrine, il a estimé quil était
encore plus étonnant dans son témoignage du 5 mai lorsquil disait:
"Habyarimana est Hutu, il représente donc au moins 80 % de la population"
et quil ajoutait : "On se demande bien pourquoi il devrait partager le
pouvoir avec linfime minorité tutsie". Supposant quà cette aune,
nimporte quel président français représente 100 % de la population,
puisquil est français, il a fait observer que cétait là lexpression
même de la pensée communautariste, cest-à-dire de la philosophie politique qui
sous-tendait le régime qui a produit le génocide. Il a ainsi conclu que lorsque les
responsables français raisonnaient ainsi à propos des Rwandais, lorsquils se
laissaient intoxiquer par leur philosophie politique, ils entraient en fait dans la
logique de leur esprit de discrimination interne et faisaient leur la pensée de type
apartheid qui présidait au fonctionnement du régime rwandais. Précisant quils
nagissaient certainement pas ainsi de propos délibéré, mais plutôt de façon
involontaire, il a estimé que ce nétait pas pour autant plus excusable.
Il a ensuite exposé que les pouvoirs publics français navaient
prêté aucune attention aux clignotants qui sallumaient sur le tableau de bord au
fur et à mesure que saffirmait la présence de la France au Rwanda. Il a rappelé
que, dès octobre 1990, il y avait eu des massacres et que ceux-ci avaient redoublé en
janvier 1991 avec les tueries de la région du Bagogwe. Soulignant que les Bagogwe
étaient des Tutsis restés fidèles à leur mode de vie traditionnel, cest-à-dire
les derniers nomades pasteurs, des gens à lancienne mode et dont personne ne se
souciait beaucoup, il a indiqué que leur massacre, en janvier 1991, marquait le début de
lactivité des escadrons de la mort rwandais et correspondait à un moment où les
tueurs nétaient pas encore bien organisés. A propos des Bagogwe, il a indiqué que
limage du Tutsi nomade pasteur navait plus de sens dans le Rwanda moderne avec
ses 8 millions dhabitants sur 23 000 kilomètres carrés car il ny
avait plus suffisamment de place. Sagissant des tueurs, M. Gérard Prunier a
ajouté quon allait les voir beaucoup mieux organisés en mars 1992, lors des
massacres du Bugesera, plus graves, plus importants, plus structurés. Précisant que son
collègue belge Filip Reyntjens avait appelé leur mode dorganisation le
"réseau zéro", parce que la philosophie de ce réseau aurait été :
"zéro Tutsi, cest bon pour le Rwanda", il a indiqué quon
nétait pas sûr que cette appellation ait correspondu à une réalité aussi
clairement formulée.
Relevant que ces massacres étaient organisés par des groupes
para-gouvernementaux, que ces clignotants étaient sous les yeux des responsables
français, il sest demandé si ces derniers ne les voyaient pas parce quils
étaient aveugles ou parce quils ne voulaient pas les voir.
Il a ajouté quune Italienne était morte pour lavoir dit,
quelle sappelait Antonia Locatelli, et quelle était non pas une
religieuse mais une laïque qui vivait au Rwanda depuis dix-huit ans, et qui connaissait
très bien les habitants de sa commune du Bugesera. Présente pendant les massacres, elle
a parlé en direct sur RFI. Elle a dit: "Je sais que les gens qui sont venus
commettre ces meurtres sont venus de lextérieur. Ils ont été amenés par des
véhicules des services gouvernementaux. Contrairement à ce que lon dit, ce
nest pas une colère populaire qui sexercerait contre les Tutsis, cest
un mouvement délibéré du gouvernement pour commettre des meurtres de type
politique." Ayant osé parler en direct sur RFI, elle a été assassinée le
lendemain par les mêmes tueurs.
M. Gérard Prunier a souligné que, pendant ce temps, non
seulement la France ne voyait rien, mais quau contraire, elle était en train de
collaborer militairement. Rappelant que M. Léotard avait dit devant la mission
dinformation quil existait, dans le cadre des DAMI, une coopération de
larmée française avec larmée rwandaise et lavait présentée comme
très neutre, comme celle que la France menait sur la base des nombreux autres accords de
coopération avec dautres pays africains, il a ajouté que tout le problème était
justement quil ne sagissait pas de lun de ces autres pays africains et
que, loin davoir laction bénigne que M. Léotard ou dautres
responsables semblaient vouloir suggérer, les DAMI avaient entraîné les recrues des FAR
dont leffectif passait de 5.200 hommes au début de la guerre à près de
50.000 à la fin. Soulignant que ce décuplement en trois ans signifiait que
larmée rwandaise avait recruté toutes sortes de gens, y compris des miliciens
interahamwe qui ont ensuite commis le génocide, il en a déduit que ceux-là aussi
avaient été largement entraînés par larmée française.
Il a néanmoins tenu à indiquer que sil ne sagissait pas
de dire, comme on a pu le lire, que la France avait préparé le génocide et
délibérément formé les miliciens pour leur permettre de tuer les Tutsis, en revanche
elle avait effectivement entraîné des miliciens qui ont participé au génocide sans
avoir pris conscience, bêtise ou naïveté, de ce que représentait son action.
Il a ajouté que les forces françaises étaient aussi plus nombreuses
que ce qui avait été dit. Il a expliqué quen effet, certains officiers, soucieux
dune excellente collaboration avec les Forces armées rwandaises, jouaient sur le
rythme des rotations pour maintenir jusquà mille hommes sur place, à certaines
périodes, en 1992 et 1993, alors que le chiffre maximum officiel navait jamais
dépassé six cents et était très souvent descendu à quatre cent cinquante. Il a
indiqué quil avait entendu, à lépoque, un colonel de larmée
française sen vanter devant lui.
Il a souligné que, dans leur action quotidienne, ces soldats français
nétaient pas dans une position neutre mais quils procédaient, par exemple,
à des contrôles didentité à des barrages routiers et demandaient, de manière
assez brusque : "Tutsi ou Hutu ?". Ayant recueilli les témoignages de
personnes qui avaient subi ces contrôles, il a ajouté que ceux-ci nétaient pas
brutaux, que les gens nétaient pas battus, mais que la question était crue,
équivalente, selon lui, à " Juif ou Aryen " et précisé que quand
certains Tutsis éduqués demandaient aux soldats français pourquoi ils leur posaient
cette question, on leur répondait que cétait : "Pour savoir qui était
lennemi". Il a alors souligné la gravité des conséquences de la politique de
coopération ainsi menée.
Il a estimé en effet que cette attitude signifiait aux yeux des
autorités rwandaises que la France était là pour les soutenir, non seulement devant une
menace extérieure, mais également devant ce quelles concevaient comme une menace
intérieure, dirigée contre le système dapartheid quelles avaient instauré,
cest-à-dire la caste, lordre des Tutsis puisque les soldats français
eux-mêmes, sans honte, sans être gênés, posaient la question de lappartenance à
cette caste à ceux quils contrôlaient à des barrages routiers.
Il a ajouté quil y avait aussi eu, de la part la France, une
participation, quil a qualifiée de secondaire, aux combats. Convenant que les
militaires français navaient pas été engagés dans des combats terrestres, il a
témoigné quil y avait lartillerie commandée par un officier français
lorsquil avait visité les zones tenues par le FPR dans la région de Byumba, en
juin 1992. Il a précisé quen écoutant, avec le FPR, sur la fréquence radio des
Forces armées rwandaises les ordres donnés par lofficier commandant la batterie
dartillerie, il lui avait été facile de comprendre que le français parlé par cet
officier était du français tel quon le parle en France. Il ne pouvait donc
sagir que dun officier français. Ajoutant quil obéissait sans doute à
des ordres, il a estimé quen commandant des feux dartillerie, il prenait part
à la guerre.
Il a conclu que, là aussi, lessentiel était bien la nature du
message qui était adressé aux autorités rwandaises, à savoir que la France était
derrière elles, quoi quelles fassent. Il a fait remarquer que les
" petits massacres " qui se sont déroulés dans le courant des
années 1990, 1991 et 1992, et qui ont repris en janvier 1993, entraînant
loffensive du FPR, nont rien changé au dispositif français, qui est resté
aussi ferme et solide sans que la philosophie politique du régime rwandais soit mise en
cause. Il a illustré ce dernier point, a contrario, par lattitude de la France
vis-à-vis des négociations qui se déroulaient alors à Arusha. Il a indiqué que, alors
que le leitmotiv quil avait entendu en visionnant lenregistrement vidéo des
témoignages devant la mission dinformation, tous partis politiques confondus,
était que le soutien de la France au gouvernement rwandais était soumis à une condition
de démocratisation, dans la réalité, on avait assisté durant ces quatre années au
blocage constant du président Habyarimana à légard de toute ouverture
démocratique, face à des pressions constantes qui venaient, non pas des Français mais,
à lintérieur de son propre pays, des Hutus qui lui étaient opposés, et à
lextérieur, des réfugiés tutsis en armes.
Il a estimé que les négociations dArusha étaient le lieu
géométrique de ces contradictions et souligné que, alors même que les responsables
français disaient aujourdhui que la France avait joué un rôle majeur dans leur
déroulement, elles avaient traîné en longueur, et que la représentation diplomatique
de la France y avait été assurée non pas par lambassadeur de France en Tanzanie
mais par le premier secrétaire de lambassade, Jean-Christophe Belliard, qui avait
souvent eu beaucoup de mal à obtenir des instructions claires sur la nature de sa
mission, et navait certainement pas un grand pouvoir de décision.
Citant les propos de M. Védrine qui, lors de son témoignage,
avait fait état dune exaspération des extrémistes contre les pressions de la
France, il a ajouté que lui-même navait jamais senti cette exaspération quand il
était à Kigali, mais, quau contraire, on avait vu dans le journal Kangura, publié
par la fraction la plus extrémiste du régime, un portrait de François Mitterrand, avec
une légende dont il a dit quelle lui avait fait énormément de mal : "Un
véritable ami du Rwanda".
Il a estimé que ce dont on pouvait accuser la France dans
laffaire rwandaise ne constituait pas un crime, mais une faute. Ajoutant que la
France navait certainement pas voulu le génocide, il a relevé en revanche que le
message constant quelle avait envoyé aux autorités rwandaises en ignorant les
" petits massacres " dont le nombre ne cessait daugmenter, en
entretenant une coopération militaire de nature particulière, en manifestant peu
denthousiasme pour les négociations dArusha, était un message de
blanc-seing, dont elle ne se rendait pas compte des conséquences.
Il a jugé que le plus effrayant était que les pouvoirs publics
français ne se sont pas rendus compte de la nature de la structure de pouvoir quils
soutenaient et en même temps créé largement les conditions de sa constitution.
Il a ajouté que, pour lui, il sagissait de léchec final
dune certaine conception de la politique africaine, paternaliste, clanique,
manipulatrice, telle quelle avait été fondée par Jacques Foccart, en accord avec
la conception du général de Gaulle.
Sur ce point, il sest déclaré effaré par le témoignage de
M. Juppé devant la mission. Rappelant que celui-ci avait repoussé laccusation
selon laquelle le gouvernement français avait hésité devant la qualification de
génocide en soulignant quil avait employé le terme dès le 15 mai, il a
affirmé quen tant que chercheur connaissant bien la région, il lui avait fallu
environ trois jours pour comprendre ce qui était en train de se dérouler et que le
10 ou le 11 avril, il avait compris que tous les obstacles venaient de sauter et
que, cette fois, la solution finale était tentée, et que pour cela, il navait ni
disposé ni eu besoin des synthèses de la DGSE ou des rapports des ambassadeurs.
Il a précisé que, pendant ce délai de cinq semaines, entre le début
du génocide et le 15 mai, au moins six cents mille personnes étaient mortes.
Précisant que le 27 avril, MM. Balladur et Juppé avaient reçu ex officio, M. Jean-Bosco
Barayagwiza et M. Jérôme Bica mumpaka, deux grands coupables de génocide, dans
leurs bureaux, à Paris, il a ajouté que si lon ne sétait pas rendu compte
de la nature des crimes en train de se commettre, alors quon recevait des
génocidaires, cest quil existait un problème de perception au sein du
gouvernement français.
Il a ensuite estimé que cest pour ces raisons quon avait
fait un mauvais procès à lopération Turquoise et quaprès de tels
antécédents, il était évident que les bonnes intentions de cette opération Turquoise
seraient automatiquement lobjet de suspicion. Il a déclaré que, personnellement,
il ne pensait pas du tout que Turquoise avait été une mystérieuse opération secrète
destinée à exfiltrer les criminels hutus et que ceux-ci étaient parfaitement capables
de senfuir seuls sans laide de la France. Il a ajouté quon ne voit pas
quel aurait été lintérêt denvoyer deux mille hommes et une telle
logistique pour sortir de leur propre pays une centaine dassassins qui pouvaient
senfuir sans aide.
Il a caractérisé lopération Turquoise plutôt comme une
opération de relations publiques devant les pressions de lopinion et de la presse.
Il a estimé cependant que même dans ce cadre, cétait trop peu et trop tard, dans
la mesure où toutes les accusations portées contre la France ne tenaient pas r Turquoise mais r tout ce qui sétait passé avant, et
que cest ce passé qui rendait automatiquement suspect un retour de larmée
française, en plein génocide, sur les lieux où son assistance avait, cest le
moins quon puisse dire, produit des effets quelle ne souhaitait pas.
Il a ajouté cependant que cette opération navait pas été
aussi dépourvue dambiguïté quelle avait été présentée, notamment dans
les témoignages de M. Balladur et de M. Juppé. Rappelant que M. Juppé
avait fait allusion à la visite dune délégation du FPR conduite par
M. Bihozagara, il a précisé quil avait été extrêmement difficile
dobtenir quelle soit reçue. En fait, contrairement à ce qui avait été dit,
il ny avait pas de contact entre le gouvernement français et le FPR. Il a ajouté
quen revanche lui-même était en contact avec le FPR. Cétait dailleurs
assez difficile, car le FPR navait quune seule ligne de téléphone, à
Bruxelles, et ces jours-là, il fallait appeler sans cesse pendant longtemps avant de
réussir à trouver un créneau pendant lequel la ligne nétait pas occupée. Il a
ajouté que, lorsque, avant Turquoise, on avait invité une délégation du FPR à Paris,
on lui avait alors proposé comme interlocuteur Mme Michaux-Chevry, ministre
délégué à la francophonie, qui, eu égard aux circonstances de lépoque,
napparaissait certes pas comme une personnalité politique capable de jouer un rôle
déterminant dans la prise de décision à légard du Rwanda. Il se rappelait très
bien que Jacques Bihozagara lui avait alors dit au téléphone quon se moquait de
lui et quil nirait pas à Paris. Il a ajouté que lors de sa visite, on lui
avait dabord proposé de rencontrer Mme Boisvineau, sous-directrice de
lAfrique de lest à la Direction des Affaires africaines et malgaches,
cest-à-dire un interlocuteur qui nétait pas en situation de prendre des
décisions politiques, et que ce nest quà la suite de tractations au sein de
lexécutif français que M. Juppé avait accepté de rencontrer la délégation
du FPR.
Le Président Paul Quilès a demandé à M. Gérard Prunier
si, selon lui, la France était trop intervenue, pas assez intervenue, mal intervenue ou
les trois à la fois, et ce quil aurait fallu faire. Aurait-il mieux valu ne pas
être présent au Rwanda comme cela a été le cas, comme pour beaucoup dautres
pays, au Burundi, où il y a eu des centaines de milliers de morts et où on na
jamais reproché son absence à la France.
Relevant ensuite que M. Gérard Prunier avait critiqué la
participation insuffisante de la France à la négociation des accords dArusha, il a
rappelé que le FPR lavait pourtant remerciée et félicitée pour la contribution
quelle avait apportée à leur conclusion. Il a alors souhaité savoir si
M. Gérard Prunier estimait que lorsque le président Habyarimana avait consenti à
signer ces accords, il accomplissait un geste authentique, signe dun tournant
politique, début dune démocratisation, ou sil se livrait à une
manuvre tactique destinée à gagner du temps, autrement dit sil avait joué
double jeu en permanence. Il a posé la même question pour le FPR.
Relevant quà propos des massacres qui ont eu lieu une année
après le génocide, en 1995, M. Gérard Prunier avait écrit dans louvrage
quil avait consacré à la crise rwandaise : "Les massacres du FPR sont
moins ambitieux et apparemment beaucoup plus tactiques que ceux des responsables hutus du
génocide", il sest interrogé sur ce quil entendait par "manque
dambition" et "caractère tactique" dun massacre.
Enfin, citant le jugement sévère que M. Gérard Prunier portait
dans cet ouvrage sur le déroulement de lopération Amaryllis : "Le
personnel rwandais de lambassade, principalement tutsi, est abandonné de sang-froid
à une mort certaine. Le Pr Guichaoua réussit à détourner lattention des
officiers français et à faire monter en cachette à bord dun avion en partance
pour Paris les cinq enfants du premier ministre assassiné, Agathe Uwilingiyimana " ,
il lui a demandé sil avait eu des renseignements précis à ce propos, sil
avait personnellement rencontré Venuste Raymaé qui a témoigné du refus dévacuer
les Tutsis employés à lambassade et si celui-ci lui avait confirmé ces conditions
de lévasion des cinq enfants. Il a indiqué à ce sujet que la mission avait
entendu dautres témoignages, notamment dofficiers français, qui
nallaient pas dans ce sens.
M. Gérard Prunier a dabord estimé quon ne
pouvait pas dire que la France était trop ou nétait pas assez intervenue, mais
quelle était mal intervenue. Considérant que, dans la mesure où elle
sengageait dans la région, elle se créait vis-à-vis delle-même un certain
nombre de contraintes, et notamment une contrainte de performance, il a jugé que la
France était mal intervenue, parce quelle navait pas fait assez de chantage
sur le Président Habyarimana, parce quelle avait trop accepté la version rwandaise
des faits, voire parce quelle navait pas été pour ainsi dire assez
impérialiste. La France offrait quelque chose de très important au régime, sa
sanctuarisation. Elle assurait la sanctuarisation militaire dun régime dictatorial
et dune dictature raciste. Relevant quil sagissait dun
comportement exceptionnel de la part dun pays démocratique, il a ajouté
quune telle exception aurait dû se faire payer et quon navait pas
exigé de contrepartie suffisante alors que cétait le seul moyen déviter la
catastrophe. Il a précisé que le président Habyarimana nétait en aucun cas un
homme obtus, mais au contraire un assez bon politique, un homme de realpolitik, quil
était sensible à quelques méchancetés gentiment dites, que des pressions pouvaient
être exercées, et que la France avait disposé de leviers dont elle navait pas
joué à plein. Il a ajouté que si elle ne lavait pas fait, cest que, dans
lesprit des responsables de cette politique, il y avait un certain accord avec la
position rwandaise, notamment sur le caractère exogène de la menace qui pesait sur le
gouvernement rwandais. Pour la France, derrière le FPR, il y avait le diable anglo-saxon.
Sur ce point, il a souligné que cétait un hasard que le FPR
soit venu dOuganda et que ce hasard tenait à la politique ougandaise. La
communauté tutsie en exil en Ouganda, en participant à la guerre civile ougandaise,
avait pu recevoir des uniformes, des armes et une formation militaire, ce qui
nétait le cas ni au Zaïre ni au Burundi. Il a estimé quil était faux de
dire, comme M. Jean-Christophe Mitterrand ou M. Védrine, que la communauté
tutsie dOuganda était la plus importante de la diaspora puisque cest au
Burundi quon trouvait le plus grand nombre de Tutsis en exil. Il a ajouté que les
Tutsis rwandais nayant pas eu accès à une formation militaire, ils nont pas
pu prendre les armes et que sont tout simplement revenus les armes à la main ceux qui
avaient des armes dans les mains, à savoir les Tutsis dOuganda. Il a fait remarquer
quil avait toujours pensé que si le FPR avait été formé par des exilés tutsis
du Burundi ou du Zaïre et si ses cadres avaient été parfaitement francophones,
lattitude de la France aurait été beaucoup plus nuancée. Il a ajouté que si la
France navait pas exercé de chantage à légard du président Habyarimana,
cest parce que les responsables français partageaient le sentiment profond que la
menace qui pesait sur son régime avait un caractère exogène et non endogène.
Il a conclu sur ce point que lintervention française avait
plutôt été mal conduite. La France na pas su moduler son aide, elle ne
connaissait pas le terrain. Elle a fait des erreurs. Elle sest aventurée dans un
pays où elle ne maîtrisait pas la situation.
Sagissant des félicitations du FPR pour le rôle de la France
dans les négociations dArusha, il les a qualifiées de politesse diplomatique, et a
fait observer que le FPR navait aucune raison de sy refuser.
À propos de léventuel double jeu du président Habyarimana,
M. Gérard Prunier a déclaré quà son sens, celui-ci ne jouait pas un double
jeu mais au moins un quintuple jeu. Il a estimé que son attitude était effroyablement
compliquée. Il cherchait à garder le pouvoir. Il avait contre lui à la fois son
opposition hutue et le FPR venant de létranger. Il essayait de séduire une partie
des membres de lopposition hutue en leur disant que, en tant que hutus, ils devaient
être avec lui contre les ennemis tutsis. Il devait aussi composer avec un certain nombre
de pressions venant du Zaïre, dun côté, de lOuganda, de lautre. En
même temps, il cherchait à éviter la montée en puissance de ses propres extrémistes
à lintérieur de son régime. Sur ce point, M. Gérard Prunier a précisé
quil demeurait convaincu que ce sont ces extrémistes qui lont assassiné, le
7 avril 1994, tout en ajoutant quil disposait déléments quil ne
pouvait malheureusement pas communiquer à la mission dinformation pour des raisons
de sécurité personnelle.
Le Président Paul Quilès a alors relevé que, sur ce
sujet, M. Gérard Prunier était le premier à affirmer quil avait des
convictions alors que tous ceux que la mission avait entendus navaient formulé que
des hypothèses. Il lui a fait observer que, sil ne pouvait pas donner les
éléments sur lesquels il fondait sa certitude, ses propos nauraient aucune valeur.
M. Gérard Prunier a convenu, en effet, quils
navaient aucune valeur, quil ne fallait pas que la mission en tienne compte et
que cétait effectivement dommage.
Il a ajouté quil était parfaitement conscient de
limportance du rôle de cet attentat dans la déclenchement du génocide, et que
sil lui était possible de faite état déléments précis à ce sujet, il le
ferait.
Reprenant son analyse, il a exposé que le Président Habyarimana
était un semi-extrémiste qui, au fur et à mesure quil percevait que la situation
se dégradait, revenait vers le centre tandis que de manière symétrique, laile
extrémiste du MRND, lancien parti unique qui demeurait le parti dominant, ne
cessait de se renforcer. Il a ajouté quon ne pouvait pas comprendre la position du
président Habyarimana si on ne le voyait pas menacé de plusieurs côtés à la fois.
Dans la situation inconfortable et fragile où il se trouvait, il ne pouvait, pour garder
le pouvoir, que mener un jeu multiple basé sur la duplicité.
Il a précisé que la conclusion et lapplication des accords
dArusha représentaient avant tout, pour le président Habyarimana un enjeu
tactique. Il se préoccupait dabord des réactions de lopposition hutue du
sud, des extrémistes de la CDR, des Interharamwes ou du FPR. De ce fait, il na pas
signé tant quil a eu limpression quil valait mieux ne pas signer, il a
signé quand il a pensé que cétait la meilleure tactique et après avoir signé
les accords, il ne les a pas appliqués car il avait peur des conséquences de leur mise
en uvre. Il a fait observer que, alors que ces accords avaient été signés le
3 août 1993, le 6 avril 1994, jour de lassassinat du président
Habyarimana, ils navaient toujours pas reçu le plus petit début
dapplication.
M. Gérard Prunier a estimé que le président Habyarimana ne
savait sans doute pas lui-même où cette tactique menait et quen fait, il ne
sagissait que de durer. Il a précisé que la situation était devenue extrêmement
tendue, quà Kigali où il se trouvait lui-même alors, la montée de la tension
était physiquement palpable. A 20 heures, il ny avait plus personne dans les
rues. A lappui de cette considération, il a cité un souvenir personnel. Rentrant
un soir chez lui avec un ami, après avoir traversé douze barrages de soldats sur une
distance denviron deux kilomètres, il avait finalement décidé daller passer
la nuit dans un hôtel hutu dopposition car son ami craignait de ne pas survivre au
prochain barrage. Il a ajouté que dans cet hôtel, ils avaient constaté quils
étaient une vingtaine dans la même situation. Il a conclu que, dans un tel contexte, le
président Habyarimana ne pouvait pas agir autrement quau jour le jour.
M. Bernard Cazeneuve a dabord relevé que la
démonstration de M. Gérard Prunier sur la posture politique du président
Habyarimana mettait en évidence le fait que celui-ci avait été confronté à de
multiples oppositions, celle du FPR se doublant dune opposition au sein même de son
gouvernement, opposition qui sétait radicalisée à mesure que le temps passait,
que les accords dArusha se négociaient, que la date de leur application approchait.
Cest cette opposition, à laquelle M. Gérard Prunier attribuait la
responsabilité de lassassinat du Président Habyrimana, qui avait été la plus
redoutable, la plus extrémiste et à lorigine de la conception et de la mise en
uvre du génocide.
Il a alors fait remarquer que le fait que le président Habyarimana ait
été confronté à toutes ces oppositions pouvait justifier la thèse développée par un
certain nombre dacteurs politiques ou diplomatiques français, selon laquelle il
occupait une position centrale, voire centriste, dans le système politique rwandais et
quil était donc en mesure de forger autour de sa personne un certain consensus.
Il a observé quon pouvait aussi considérer que le président
Habyarimana était le centre de contradictions à ce point fortes quil était
incapable de susciter le moindre mouvement et que toute la stratégie élaborée par la
France était nécessairement vouée à léchec. Il a alors demandé à
M. Gérard Prunier si lerreur avait été plutôt davoir considéré que
le président Habyarimana était en position centrale ou centriste ou davoir
sous-estimé le fait quil était nécessairement condamné à limmobilisme.
M. Gérard Prunier a répondu que la position politique du
président Habyarimana navait pas été la même durant toute la durée du conflit,
quau départ, il nétait certainement pas dans une position centriste mais
quil sétait retrouvé dans cette situation au fur et à mesure que les
oppositions, contradictoires en elles-mêmes, se développaient autour de lui.
M. Bernard Cazeneuve sest alors demandé si ces
oppositions contradictoires qui sétaient cristallisées autour de lui et auxquelles
il sétait trouvé confronté étaient dues à son absence dhabileté à les
résoudre ou à la pression que la France avait exercée sur lui pour que son régime
évolue. Il a ajouté que, dans cette dernière hypothèse, on ne pouvait reprocher à la
France de navoir pas fait suffisamment pression sur lui.
M. Gérard Prunier a répondu dabord que la difficulté
était que le président Habyarimana ne pouvait pas payer le prix que la France aurait pu
demander, à savoir labandon du pouvoir. Pour lui, il nen était évidemment
pas question.
Il a ajouté que, sil sétait retrouvé dans cette
situation, ce nétait ni parce quil était incapable de la gérer ni à cause
des pressions de la France mais à cause de lévolution de la société rwandaise
elle-même, qui était en plein mouvement de transformation et ce, bien avant le sommet de
La Baule, contrairement à ce quavait dit M. Jean-Christophe Mitterrand lors de
son audition.
Sur ce point, il a fait observer que, très souvent, le problème des
étrangers en Afrique, -et cétait à nouveau le problème des Américains dans la
région-, était de ne pas faire suffisamment confiance à la dynamique interne des
sociétés et de penser que si on ne sen mêle pas, rien ne changera. Or, a-t-il
précisé, cette dynamique, on peut la négliger, on peut laccompagner, mais on ne
peut pas la nier. Elle se produit de toute manière, contre lintervenant extérieur,
en dépit de lui ou indépendamment de son action. Il a ajouté que, de ce point de vue,
il ne considérait pas que laction de la France ait été déterminante dans ce
quon pourrait appeler le glissement centriste du président Habyarimana mais que
celui-ci y avait été forcé par le déroulement des événements qui ne correspondait
dailleurs pas du tout à ce que lui-même aurait souhaité. Il a ajouté que le
président était constamment en position défensive et quà partir de 1992, il
glissait, glissait sans arrêt et que cest pour demander quon le soutienne
quoi quil arrive quil excipait de sa qualité de modéré comparativement à
certains autres. Il a précisé cependant que pendant lextraordinaire
procrastination qui va du 3 août 1993 jusquà lexplosion du génocide,
on sentait la montée de la pression et estimé que, eu égard au fait que, selon
lexpression consacrée, on peut tout faire avec des baïonnettes sauf sasseoir
dessus, il lui était devenu impossible de rester dans cette situation.
M. Bernard Cazeneuve a alors considéré que, au point où
elle en était de ses investigations, la mission dinformation avait le sentiment que
le processus de libéralisation du régime procédait bien dune dynamique propre à
la société rwandaise, née bien avant 1990, avec notamment le mouvement de
libéralisation de la presse et le développement de lidée que le pluripartisme
pourrait simposer un jour.
Il a cependant remarqué que si, avant 1990, on était dans une
situation où la dynamique propre de la société rwandaise tendait au pluripartisme et à
la démocratisation, à partir de 1990, en revanche, on assistait à une crispation. Il
sest alors étonné que ce soit justement au moment où le FPR attaquait, où les
haines augmentaient, où les tensions saccroissaient, où la haine raciale et les
extrémismes sexacerbaient, bref, où la dynamique était cassée, que le président
ait pris une position centriste. Il en a conclu que ce nétait pas la dynamique
propre à la société rwandaise qui le lui avait imposé, mais des pressions venant
dailleurs.
Il a ajouté que les dépêches diplomatiques que M. Gérard
Prunier avait regretté de ne pas avoir eu en sa possession montraient que la France
navait cessé de faire des pressions, peut-être maladroites, entre 1990 et 1994,
notamment sur le thème des droits de lhomme.
M. Gérard Prunier a répondu que cétait là toute la
différence entre les notes officielles et le sentiment brut sur le terrain. Ajoutant que
ces pressions existaient peut-être sous la forme de notes, mais quil y avait une
sous-conversation qui exprimait exactement le contraire, il a jugé quil
sétait ainsi creusé un écart considérable entre la position officielle de la
France et la perception par la population rwandaise de la présence française aux côtés
du régime.
Il a précisé que les extrémistes hutus avaient toujours eu
limpression que la France était derrière eux et a mentionné à ce propos
laccueil extraordinaire fait à larrivée de lopération Turquoise par
les responsables du génocide qui applaudissaient et déployaient de gigantesques drapeaux
français -dont il sest demandé où ils avaient trouvé le tissu- parce quils
croyaient que larmée française était venue les aider.
Il a ajouté que, même si ce nétait pas du tout le message que
la France voulait adresser aux Rwandais, cest ainsi quil avait été reçu, a
la fois par les extrémistes mais aussi par les Hutus libéraux ou par les Tutsis qui
avaient limpression que la France était leur ennemi. Ajoutant que les gens
nagissaient pas en fonction des intentions profondes que lon peut avoir mais
de la perception quils en ont, il a estimé que, même si cette perception était
fausse, elle avait suffit pour contribuer au déroulement des événements.
M. Bernard Cazeneuve a précisé quil comprenait
parfaitement la démonstration de M. Gérard Prunier selon laquelle une dynamique
propre à la société rwandaise aurait obligé le président à changer de posture. Il a
cependant observé que, chronologiquement, ce dernier avait adopté une position modérée
non pas avant 1990 lorsque la dynamique politique du Rwanda poussait à la
démocratisation, mais après, lorsque la situation était devenue inextricable pour lui.
Il a demandé comment on pouvait considérer, dans ces conditions, que cétaient les
forces politiques rwandaises qui lui imposaient alors cette posture politique.
M. Gérard Prunier a attiré lattention de la mission
dinformation sur le fait que les forces politiques rwandaises qui sétaient
constituées au moment où le président Habyarimana a changé dattitude, en 1993,
nétaient pas celles qui existaient avant la guerre. Il a précisé que la tension
navait pas commencé en 1990, mais à la fin des années 80, avec
leffondrement des cours du café, la disparition de létain, lajustement
structurel et la diminution du volume de laide internationale et quà cette
époque, un certain nombre de Hutus voyant en quelque sorte leur gâteau rétrécir,
avaient commencé à sentre-tuer. A ce propos, il a observé que lexpression
qui qualifiait le Rwanda de "Suisse de lAfrique" avait toujours beaucoup
fait sourire les gens qui connaissaient le pays et que dans cette Suisse se trouvaient des
caves où lon a assassiné tous les ministres hutus du précédent régime. Il a
précisé que les tensions ne concernaient alors quun certain nombre de Hutus. On ne
pouvait pas considérer que les Hutus étaient au pouvoir comme lexprimait
lidéologie de propagande, le rubanda nyamwinshi. En fait, il
sagissait de luttes au sein de ce que lon appelait lAkazu,
cest-à-dire la petite maison, la cour du pouvoir rwandais. Il a ajouté que cette
tension sétait manifestée, par exemple, par lassassinat du colonel Mayuya,
qui était très proche du président Habyarimana. Il a estimé que loffensive des
Tutsis avait alors simplement fait monter la température dun chaudron qui cuisait
déjà à gros bouillons.
Il a fait observer quainsi, en 1993, si le président Habyarimana
sétait retrouvé en position centriste, ce nest pas du tout parce quil
était centriste, mais parce quil avait trouvé plus extrémiste que lui et
quil commençait à avoir peur de la manière dont il était contourné.
Il a ajouté, quà son avis, pour ces extrémistes qui
débordaient le Président Habyarimana, le pouvoir devait passer par son élimination.
M. Gérard Prunier a souhaité alors répondre à largument
selon lequel les extrémistes hutus navaient pas pu abattre lavion
présidentiel puisque deux des leurs sy trouvaient, le colonel Elie Sagatwa et le
général Déogratias Nsabimana, chef détat-major de larmée rwandaise.
Evoquant dabord le cas du général Nsabimana, M. Gérard
Prunier la présenté comme un opposant qui, au printemps 1994, avait donné
dimportantes informations sur la préparation du génocide à son cousin, Jean
Birara, à lépoque directeur de la banque centrale du Rwanda. Celui-ci les avait
ensuite portées à la connaissance des Belges - cest le fameux épisode qui a été
retracé par la commission denquête du Sénat belge - mais les Belges avaient
refusé de le croire ou lui ont manifesté un intérêt poli sans donner suite à ses
avertissements. Nayant pas de contact à lextérieur du pays, le général
Nsabimana avait communiqué à son cousin une première liste de plus de mille personnes
destinées à être assassinées, dont il avait eu connaissance en raison de ses relations
avec les extrémistes appartenant aux services secrets. Il lui avait demandé,
puisquil allait souvent en Europe, dexpliquer aux Blancs la gravité de la
situation. Au regard de létendue du génocide, le nombre des victimes ainsi
désignées pouvait paraître faible mais il s'agissait des hommes politiques, des
journalistes, des hommes daffaires qui appartenaient à lopposition hutue ou
à lélite tutsie et dont la plupart ont été tués les 7, 8, 9 et 10 avril.
Expliquant que le général Nsabimana nétait pas du tout daccord avec les
projets de génocide et que les extrémistes le savaient parfaitement, il a conclu
quil ny avait à leurs yeux aucun problème à ce quil disparaisse avec
le président.
Quant à Elie Sagatwa, il la décrit comme un vrai extrémiste,
un homme calculateur qui avait choisi le camp dHabyarimana contre la montée de la
CDR et des Interahamwe. Il sopposait ainsi au clan de Madame, cest-à-dire
Agathe Kansinga, dont il a souligné quelle avait eu les honneurs dune
réception quasiment officielle lors de son arrivée à Paris, et ses frères, clan dont
il a estimé quil avait véritablement été au cur de lorganisation du
génocide. Il a précisé quil nétait plus là question de Tutsis, mais
uniquement de Hutus et que cétaient des luttes de pouvoir à lintérieur
même de lAkazu.
A propos des tensions qui avaient pu se créer entre Hutus,
M. Gérard Prunier a cité les propos dun homme à la mémoire duquel il a
voulu rendre hommage, son ami Seth Sendashonga, assassiné quelques semaines plus tôt, à
Nairobi, très probablement à linstigation du nouveau gouvernement rwandais et qui
était lun de ces Hutus libéraux éternelles victimes, cest-à-dire victimes
du régime Habyarimana puis victimes du régime actuel. Seth Sendashonga lui disait :
"Si les Tutsis navaient pas attaqué le Rwanda, il y aurait eu une guerre
civile entre nous, entre Hutus". M. Gérard Prunier a ajouté quil pensait
que son ami avait parfaitement raison et que cétait le genre de considération qui
passait complètement par-dessus la tête des responsables français.
Il a ensuite exposé que les luttes de pouvoir au sein de lAkazu
amenaient un certain nombre de gens à changer de côté et, quainsi, le colonel
Sagatwa avait décidé de devenir lumugaragu cest-à-dire le
"client", au sens romain, du président. Il a précisé quen fait le
président nétait quun immigré, un grand type costaud qui avait fait son
chemin dans larmée et dont tout le monde savait quil nétait même pas
rwandais dorigine mais zaïrois. Il a ajouté quen épousant Agathe, issue
dune grande famille hutue du nord, il avait fait un mariage très au-dessus de sa
situation et quen fait, cest elle et ses frères qui étaient le cur du
système tandis que le président nen était que la périphérie. Il a souligné que
le président avait toujours perdu ses "clients", que, lorsque des hommes se
rangeaient à ses côtés, ils mouraient et que tel avait été le cas du colonel Mayuya,
assassiné en 1988.
M. Gérard Prunier a alors fait valoir que le colonel Sagatwa
avait pensé quil était possible de jouer ce rôle auprès du président,
quil avait parié sur le succès des accords dArusha, sur le fait que le
président irait jusquau bout. Le colonel Sagatwa avait donc considéré quil
lui serait profitable de se mettre du côté du président, en abandonnant son camp
précédent, cest-à-dire, celui de Madame. Il était évident quà partir de
ce moment-là, ses anciens amis avaient jugé que ce changement de tactique faisait de lui
un homme marqué. Le fait quil ait été dans lavion ne garantissait donc
absolument plus, du point de vue dune certaine frange politique de lAkazu, la
sécurité du président. Ce nétait certainement pas lui quon allait
épargner.
M. Bernard Cazeneuve a alors demandé à M. Gérard
Prunier si, comme cela avait été dit à plusieurs reprises à la mission
dinformation, le colonel Sagatwa était le frère de Madame.
M. Gérard Prunier a répondu que ce nétait
absolument pas le cas et rappelé que le terme de "frère" est utilisé de
manière très lâche dans la culture africaine. Il a précisé que, personnellement, il
ne pensait pas que le colonel Sagatwa ait eu le moindre lien familial avec
Mme Kansinga et ajouté quil ny avait pas de doute quil soit devenu
un homme du président dans le courant de lhiver 1993-1994.
Revenant sur lanalyse présentée par M. Gérard Prunier sur
lattentat, le Président Paul Quilès lui a demandé comment il
expliquait que le FPR nait jamais donné de preuves formelles de la responsabilité
des extrémistes hutus.
Précisant que lorsquon parlait de preuves, il sagissait
déléments factuels admissibles devant un tribunal comme des documents, des objets,
des témoignages oculaires, M. Gérard Prunier a estimé que le FPR nen
disposait pas.
Evoquant ensuite ce quil avait écrit sur les massacres du FPR,
à savoir quils étaient moins ambitieux et constituaient une tactique, il a
précisé les raisons pour lesquelles il avait employé ces termes. Il ne sagissait
pas en effet dune solution finale, les actes de violence du FPR, qui ont commencé
dès la période du génocide, ne visant pas à exterminer la totalité de la population
hutue, ce qui était évidemment une impossibilité physique. Par ailleurs, contrairement
à ce quil avait cru lui-même un moment, ces massacres nétaient pas de
simples dérapages mais relevaient réellement dune tactique, dune politique
dintimidation menée dans lespoir dobtenir la soumission de la
population hutue.
Il a fait observer que, aujourdhui, en 1998, du fait de
lélimination des Hutus modérés, qui avaient un moment fait partie du gouvernement
dunion nationale, le Rwanda se trouvait dans une situation de coupure quasiment
totale entre les deux communautés. Précisant sa pensée, il a estimé que le pouvoir
était devenu un bunker ethnique tutsi, de même quil y avait eu autrefois un bunker
ethnique hutu, et que cela ne signifiait pas plus quautrefois que la totalité de la
communauté en question était représentée par ces instances gouvernementales. Il a
ajouté quun certain nombre de Tutsis étaient même épouvantés par la dérive des
partisans de ce bunker, quil a qualifiés de "parmetutsi", par référence
au "Parmehutu" qui était le nom du parti du président Kayibanda.
Il a précisé que la tactique du massacre avait été employée par le
FPR avec une intensité variable. Elle avait été utilisée à plein entre août 1994 et
mars 1995. Puis le calme est revenu dans le courant de lannée 1995 ainsi quen
1996, avant que les massacres reprennent avec force depuis avril 1997 avec le retour au
Rwanda des réfugiés du Zaïre, certains de ces réfugiés, coupables dactes de
génocide, renouvelant leurs attaques contre les Tutsis sans que larmée et le
gouvernement rwandais soient capables de les contrôler, contrairement à ce quils
espéraient.
Sagissant du sort des personnels tutsis de lambassade de
France au moment de lopération Amaryllis, M. Gérard Prunier a indiqué
quil disposait de témoignages oculaires et de noms quon lui avait demandé de
ne pas citer en public mais qui pouvaient être mis à la disposition de la mission. Il
indiqué que les interventions avaient surtout été demandées par téléphone et
quau moment où le génocide avait été déclenché, il y avait eu des coups de
téléphone frénétiques de personnes travaillaient à lambassade, mais aussi sur
certains projets de développement français, à lAlliance française ou au bureau
de la Caisse française de développement.
Bien souvent, en effet, les ONG, les Nations unies, les ambassades des
grands pays occidentaux avaient une majorité de personnels tutsis. Beaucoup des employés
de lambassade de France, des organismes français ou des projets français étaient
des Tutsis. Cette situation reflétait simplement lécart déducation qui
remontait à lépoque coloniale. En conséquence de la politique belge, les Tutsis
étaient beaucoup plus éduqués, même après vingt-cinq à trente ans de régime à base
ethnique hutue.
M. Gérard Prunier a expliqué que ces personnes, sachant
quelles allaient mourir, avaient pensé que cétait leur dernière chance et
avaient donc demandé quon vienne les chercher. Il a fait valoir que les habitants
nosant pas sortir de chez eux, il était relativement facile de venir à leur
secours. Il a cité lexemple dun capitaine sénégalais de la MINUAR, tué
plus tard dans les combats lors de la prise de Kigali, qui sétait spécialisé dans
la recherche des Tutsis : il allait les chercher chez eux et, en plaisantant avec les
miliciens ivres, il réussissait à leur faire franchir les barrages. Il a alors indiqué
que, malgré ces circonstances, au moment de lopération Amaryllis, on nétait
pas allé chercher les Tutsis qui demandaient de laide. Il a ajouté quil
connaissait le cas dun couple mixte, qui vit aujourdhui en France, dont on a
essayé de convaincre la femme de ne pas insister pour partir avec son mari, ou encore
que, alors que la plus grande pharmacie de Kigali était tenue par un Tutsi marié à une
Russe, on avait évacué la femme blanche, mais pas le mari et que lévacuation des
enfants avait donné lieu à une longue et très difficile négociation sur le tarmac de
laéroport.
M. Pierre Brana, faisant remarquer quil avait été dit
à la mission que toutes les personnes réfugiées à lambassade avaient pu être
évacuées mais que les membres du personnel navaient pas pu sy rendre parce
quils étaient chez eux, à lexception dune personne dorigine
Tutsie, M. Gérard Prunier a répondu quil avait entendu parler de cette
personne, mais quil ne la connaissait pas. Il a expliqué, en revanche, quil
savait que les gens réfugiés à lambassade étaient pour la plupart des
dignitaires du régime, un certain nombre dentre eux ayant voulu se mettre à
labri, parce quils nétaient pas du tout sûrs, avec juste raison, de
lissue du processus quils venaient de déclencher. Il a précisé quun
seul opposant politique avait pu entrer dans lambassade, Joseph Ngarembe, dont la
famille vit à Lille et qui est aujourdhui employé du tribunal international pour
traduire les documents en kinyarwanda. M. Ngarembe, qui était membre et cadre moyen
du parti-social démocrate rwandais dont tous les cadres de niveau supérieur ont été
assassinés, était entré à lambassade en raison dune amitié personnelle et
pas du tout à la suite dune décision politique.
Il a réaffirmé que les employés de lambassade navaient
pas reçu daide pour une possible évacuation, alors même quil aurait suffi
de les emmener non pas en France, mais simplement au Burundi ou en Ouganda pour les mettre
en sécurité.
M. Jacques Myard, demandant à M. Gérard Prunier,
où il se trouvait au moment des faits, celui-ci a répondu quil était à Paris et
quil tenait à préciser à M. Myard quil nétait en aucun cas un
témoin oculaire des événements quil exposait.
A propos des évacuations, M. Jacques Myard a précisé que
la centaine denfants qui avait été sortie dun orphelinat par larmée
française au moment de ces faits nappartenait, elle, à aucun parti.
M. Gérard Prunier a objecté que, autant il se réjouissait
de lévacuation de ces orphelins, autant cette opération avait servi de camouflage
pour évacuer un certain nombre de personnes fort peu recommandables, qui se sont
évaporées dès quelles ont mis le pied sur le sol de laéroport de Roissy.
Il a ajouté quil y avait, parmi elles, une quarantaine de soi-disant infirmiers que
lon navait jamais vus auparavant à lorphelinat et que lon
na jamais plus revus depuis. Il ne sagissait donc pas dune opération de
nature entièrement humanitaire.
M. Pierre Brana a rappelé que, dans son ouvrage,
M. Gérard Prunier avait écrit avec précaution : "Le colonel Bagosora,
directeur des services au ministère de la défense, éminence grise du gouvernement
provisoire, semble lorganisateur général de toute lopération. Il paraît
avoir coordonné la solution finale". Il lui a demandé sil pouvait fournir à
la mission dinformation des précisions complémentaires à ce sujet.
Exposant ensuite que le Rwanda avait toujours été présenté comme la
clé de voûte de la région et que, de fait, suite aux événements du Rwanda, se sont
produits ceux du Zaïre, il a souhaité connaître son point de vue sur cette thèse.
Enfin, il sest interrogé sur le rôle joué par lOUA, dont
il a estimé quil avait été pour le moins dune extrême discrétion.
M. Gérard Prunier a dabord répondu que lOUA
navait joué aucun rôle efficace et avait été, comme dhabitude,
complètement dépassée par les événements.
Il a ensuite estimé que le rôle du colonel Bagosora était
effectivement très important, précisant que celui-ci était un grand survivant,
quil avait survécu à tous les purges et remaniements ministériels et que son
itinéraire illustrait de manière exemplaire les luttes au sein de lAkazu.
Il a expliqué que, en 1992, le président Habyarimana avait demandé
au ministre de la défense James Gasana de le débarrasser dun certain nombre
dhommes de son entourage, quil trouvait peu sûrs, voire dangereux pour lui,
en les marginalisant ou en les éliminant de leur poste et que parmi ceux-ci figuraient
les colonels Rwagafilita, Serubuga, Sagatwa, avant quil ne change de camp, et
Bagosora. Il a ajouté que si James Gasana avait réussi pour les colonels Rwagafilita,
Serubuga et Sagatwa, il avait toujours échoué dans le cas du colonel Bagosora qui
représentait lultime point de résistance de Madame et de ses frères. Tant
quil demeurait secrétaire administratif du ministère de la défense, eux et leur
groupe gardaient, dans ce ministère, un accès quils estimaient absolument vital,
non seulement pour le contrôle de larmée, mais aussi parce que lanse du
panier dansait énormément. A ce propos, il a fait observer que le décuplement, en trois
ans, de leffectif de larmée, de 5 200 à 50 000 hommes, en
accroissant de façon considérable le budget de la défense, avait ouvert de façon tout
aussi considérable les possibilités de détournement de fonds, dabord pour
financer les milices -ainsi les milices comme les Interahamwe ou les Impuzamugambi
ont-elles été financées par de largent volé au ministère de la Défense- mais
aussi dans un but denrichissement personnel ou politique, largent transféré
en Belgique ou au Luxembourg pouvant servir de trésor de guerre pour le futur.
M. Gérard Prunier a ajouté que tel était le cas à lheure actuelle, et que
cette circonstance expliquait que les frères de Madame étaient toujours actifs. Il a
estimé quil ne croyait pas trahir de secret en disant que M. Rwabukumba,
frère de Madame, disposait de la signature sur son compte à Bruxelles, permettant le
fonctionnement de leur groupement politique. Il a ajouté que cest ce rôle
spécifique dagent du groupe au sein du ministère de la défense qui avait rendu
Bagosora impossible à écarter pour James Gasana, alors même quil était allé
jusquà fracturer les tiroirs du bureau de son ministre, pour y prendre des
documents. Il a indiqué, au passage, à quel point cette anecdote montrait que tout ne
baignait pas dans la tendresse et lamour au sein du camp des extrémistes.
A propos du rôle du colonel Bagosora lors de lattentat contre
lavion du président, M. Gérard Prunier a noté dabord que celui-ci
semblait pour ainsi dire avoir un peu " perdu les pédales " dans la
nuit du 7, et que, quand il était allé voir lambassadeur des Etats-Unis, ou
M. Booh-Booh, le représentant des Nations unies, il semblait dans un grand état
démotion. Il a ajouté que, compte tenu du désordre qui régnait alors, il était
très difficile de savoir sil était le point de contrôle des opérations ou le
sommet, le point central de laffaire. Il a précisé quon voyait une
nébuleuse de gens, que plusieurs personnes avaient joué des rôles clés et quil
était possible quil ny ait jamais eu de sommet .
Quant à la thèse du Rwanda, clé de voûte de la région,
M. Gérard Prunier a répondu quil ny croyait pas du tout, ou plus
exactement, que si la déstabilisation du Rwanda pouvait avoir des conséquences dans la
région, la paix au Rwanda navait aucune conséquence sur les pays frontaliers. Il a
cité lexemple de lOuganda, qui a été en état de guerre civile active ou
larvée de 1966 à 1986 sans que le Rwanda ait joué le moindre rôle, sauf à la fin,
entre 1981 et 1986, lorsque des réfugiés tutsis sont entrés dans lorganisation de
guérilla de Yoweri Museveni. A ce propos, il a précisé que ce nétaient pas les
Tutsis rwandais qui constituaient la majorité de la force de guérilla de Yoweri Museveni
en janvier 1986, quand il a pris Kampala, mais les Baganda, cest-à-dire
lethnie la plus nombreuse dans la région et que les Tutsis représentaient pour
leur part sans doute entre 20 et 30 % de cette force, et en tout cas moins de
40 %.
M. Pierre Brana lui demandant quelle explication il donnait de
limpuissance complète de lOUA dans le drame du Rwanda, M. Gérard
Prunier a évoqué plusieurs moments de lhistoire de cette organisation. Il a
dabord souligné quen 1978, quand le président Nyerere avait repoussé
larmée dIdi Amin Dada qui avait envahi la Tanzanie, mais lavait aussi
pourchassée jusquà Kampala dans le but de provoquer lécroulement du
régime, il avait été violemment critiqué par lOUA, qui avait estimé quil
sagissait dune ingérence dans les affaires dun Etat souverain. Il a
ajouté que le président Nyerere, complètement désabusé, avait dit, à lépoque:
"LOUA nest pas une organisation internationale, cest un syndicat de
chefs dEtat, dont le rôle essentiel est de se couvrir les uns les autres".
Il a ensuite exposé quen février 1986, lorsque Yoweri Museveni
avait pris le pouvoir en Ouganda, lun de ses premiers actes avait été de se rendre
à lOUA et dinsulter publiquement lassemblée générale de
lorganisation à laquelle il avait tenu, en substance, les propos suivants :
"Où étiez-vous, pendant quon nous massacrait ? Où étiez-vous, à
lépoque du régime dictatorial dIdi Amin ? Où étiez-vous pendant la
dictature dObote ? Quinze ans plus tard, il y a trois cent mille morts en
Ouganda. Vous ai-je déjà entendus dénoncer cette dictature de Noirs sur des
Noirs ? Je vous ai beaucoup entendu parler de lapartheid en Afrique du Sud. Je
ne vous ai dailleurs pas vu faire beaucoup à ce propos. Mais en ce qui concerne ce
qui sest passé en Ouganda, vous navez jamais parlé, parce que, pour vous, il
nest pas grave quun Africain tue un autre Africain." Ajoutant quil
aimait beaucoup le franc parler du président Museveni, et que cette intervention, dont
limpact devant lassemblée de lOUA avait été assez impressionnant, lui
avait fait un immense plaisir, il a conclu que si le général de Gaulle a qualifié
lONU, dans un moment dirritation, de "machin", il ne savait pas
comment il fallait qualifier lOUA.
Après avoir souligné quil avait écouté avec grand intérêt
la description de la dynamique interne de la société rwandaise quavait présentée
M. Gérard Prunier, et estimé quelle pouvait laisser penser que, quoi
quon ait fait, le résultat final aurait peut-être été le même, M. Jacques
Myard lui a demandé quelle attitude il aurait recommandée au Président de la
République si, en 1990, il avait été son conseiller pour les affaires africaines.
M. Gérard Prunier a répondu, quen 1990, il aurait
proposé denvoyer Noroît. Il a ajouté que cest sur la suite quil y
avait divergence. Il a estimé que la question était celle du prix que Noroît devait
coûter au régime Habyarimana, quil aurait fallu le fixer beaucoup plus haut et
quon avait vendu une marchandise de premier choix à un prix de Prisunic.
Il a jugé quil ne fallait à aucun prix que le FPR prenne Kigali
car les conséquences auraient été très graves. Il a ajouté que cétait aussi le
point de vue de beaucoup dopposants hutus en février 1993, lorsquà la suite
dune autre offensive, le FPR avait été a deux doigts datteindre Kigali. Il a
précisé que si le FPR sétait arrêté de lui-même, cest parce quil
avait noué des contacts avec lopposition hutue qui lui avait demandé de ne pas
prendre Kigali en raison des risques quaurait comporté cette action, les
extrémistes étant prêts à déclencher des massacres dans le reste du pays.
Il a considéré que la France avait la possibilité dexercer des
pressions réelles plus efficaces que celles quelle avait faites, dont il sest
déclaré certain quelles avaient existé, et que la mission les recueillerait dans
ses archives, mais qui se limitaient à des textes polis. Il a précisé quautant il
était sûr que toutes les conditions formelles dun soutien à la démocratisation
avaient été remplies, autant il ny avait pas eu de véritable politique de
contrainte et quon avait laissé trop de marge au régime.
M. Jacques Myard a alors demandé si cette politique de
pressions aurait pu suffire et si, eu égard au caractère ancestral de lantagonisme
entre les communautés hutus et tutsis, la démocratisation aurait pu être maintenue sur
la durée.
Relevant que M. Gérard Prunier avait employé des expressions
comme "massacres moins ambitieux" et "tactique de massacre", M. René
Galy-Dejean lui a demandé sil acceptait la conclusion que le massacre était
une forme de gouvernement au Rwanda. Il sest demandé, à linstar de
M. Myard, comment le type de pression quil suggérait pouvait avoir la moindre
efficacité dans ces conditions, sauf à aller jusquà la coercition extérieure
complète, afin dempêcher lexercice de cette forme de pouvoir que constituait
la tactique du massacre.
M. Gérard Prunier a dabord répondu quil y avait
eu aussi des moments dans lHistoire de lEurope où le massacre avait été une
tactique de gouvernement et que depuis les guerres de religion en France jusquà
lépisode nazi, on avait vu sur notre continent le massacre utilisé comme un moyen
daction politique.
Il a ensuite déclaré quil ne croyait pas à la fatalité de
façon générale et encore moins à celle de lHistoire. Il a relevé quavant
la période coloniale, on ne trouvait aucune trace de massacres mutuels entre Tutsis et
Hutus mais que, au contraire, les multiples guerres qui se déroulaient au Rwanda
opposaient chaque fois un lignage tutsi et ses clients hutus à un autre lignage tutsi
avec ses clients hutus. Ces guerres ressemblaient ainsi étrangement à celles quon
a connues au Moyen-âge, opposant des nobles avec leurs vassaux, possesseurs de chevaux,
suivis de leur piétaille, de vilains et de serfs.
Il a jugé que lévolution du Rwanda vers une situation de
massacres périodiques entre les communautés hutue et tutsie vers les massacres était le
produit dune histoire et que, comme tout produit, il pouvait être changé, faisant
valoir que si une situation a été créée, elle peut également être modifiée ou
remplacée. Sagissant de la France, il a estimé quelle aurait eu le droit de
ne pas intervenir mais que dans la mesure où elle décidait dintervenir, il fallait
le faire bien. A ce propos, il a précisé quà lépoque il y avait une marge
dintervention, une marge de manuvre, quil ny avait pas deux
communautés figées face à face, comme cest le cas à lheure actuelle mais
que des Hutus, comme Seth Sendashonga, pouvaient se retrouver au FPR, tandis quon
avait vu des chefs miliciens interahamwe tutsis. Il a ajouté que, maintenant, la porte
était fermée du fait du génocide et jugé que le but du génocide, et cest en
cela quil avait été un acte diabolique, avait été de détruire lespace de
liberté qui existait à lépoque entre les deux communautés. Sagissant du
FPR, il a indiqué que le génocide y avait provoqué la marginalisation des libéraux et
lavait transformé en bunker ethnique tutsi. Le génocide a ainsi donné aux
extrémistes tutsis loccasion de faire prévaloir une politique de rupture de tout
lien avec les hutus, décrits comme les assassins des tutsis.
Il a ajouté que la France avait loccasion délargir
lespace de liberté entre les deux communautés, de renforcer dautant la main
des libéraux et des modérés, aussi bien tutsis que hutus, dans leur parti respectif, de
façon à éviter que la situation soit prise en main par les extrémistes, mais que cette
politique nécessitait plus de fermeté. Il a estimé à ce propos quil fallait
parler au régime du président Habyarimana avec des mots quil était capable de
comprendre, des mots qui nétaient pas tendres, quil fallait littéralement le
soumettre à un chantage et que cest cette politique qui aurait permis de
désamorcer la crise. Il a ajouté que la France navait pas compris le Rwanda, mais
que, lorsquon ne comprenait pas, il ne fallait pas agir.
M. François Lamy sest interrogé sur la contradiction
entre la thèse dun attentat commis par des extrémistes hutus en vue de prendre le
pouvoir et de commettre le génocide et le déroulement des événements puisque, au lieu
dassister au phénomène classique de laffirmation de responsables politiques,
on avait vu, au contraire, la famille du président Habyarimana et les dignitaires du
régime se réfugier à lambassade de France et donner limpression dune
déliquescence totale.
Ensuite, rappelant que lors, de son audition, M. Jean-Christophe
Mitterrand avait contesté la phrase que M. Gérard Prunier avait citée ainsi que sa
présence dans son bureau, il lui a demandé ce quil savait des liens entre les
responsables politiques français et la famille du président Habyarimana et notamment des
relations entre M. Jean-Christophe Mitterrand et le fils du président Habyarimana.
M. Gérard Prunier a répondu que sur la déliquescence du
régime qui a suivi lattentat et le début du génocide, il se posait lui aussi des
questions. Il a estimé que, dans ces événements dune extraordinaire confusion, il
sétait passé plusieurs choses à la fois. Au sein même des extrémistes, certains
ont été épouvantés par ce quils avaient fait ; ils ont vu quils
avaient mis le feu à la maison et quils devaient lévacuer. Dautres,
habitués à une vie très confortable, comme Madame et ses frères, sont partis avec des
stratégies assez personnelles et avec lintention de revenir quand tout serait
terminé ; ils estimaient quen attendant, ils seraient mieux à Paris. Enfin,
des gens comme Kambanda, Sindikubwabo, Bicamumpaka, sont partis à Gitarama parce
quils avaient limpression que la situation militaire ne pouvait pas être
maîtrisée à Kigali et sont allés jusquau bout.
Sagissant de sa rencontre avec M. Jean-Christophe
Mitterrand, il a estimé que la mémoire de ce dernier lui faisait peut-être défaut et
déclaré quil pouvait donner des détails très précis, quil était venu lui
parler du Soudan, ce qui navait strictement rien à voir avec ce qui venait
darriver au Rwanda et quil ne sattendait pas, pas plus que
M. Mitterrand, dailleurs, à ce que le président Habyarimana appelle alors
quil était dans son bureau.
Concernant les liens de M. Jean-Christophe Mitterrand avec
M. Jean-Pierre Habyarimana, il a exposé quil y avait des témoins oculaires de
leurs relations et quon pouvait donner les dates où ils ont été vus ensemble au
Rwanda. Il a ajouté quil était étonnant que la mémoire de M. Mitterrand
soit défaillante au point doublier les lieux et dates de ces rencontres et que la
dernière fois où il avait été vu en compagnie de M. Jean-Pierre Habyarimana dans
un lieu public, cétait en avril 1992. Sinterrogeant sur lattitude
extrêmement défensive de M. Jean-Christophe Mitterrand lorsquon mentionnait
le nom de Jean-Pierre Habyarimana, et sur le fait quil dise quil ne la
pas connu, alors quil était facile dapporter la preuve du contraire, il a
déclaré, en revanche, que sur la nature de leurs relations, sur le contenu de leurs
conversations, il serait bien incapable dapporter la moindre précision.
Précisant quil navait pas posé sa question pour en rester
à lanecdote des rencontres de M. Jean-Christophe Mitterrand, M. François
Lamy a demandé à M. Gérard Prunier sil pensait quun certain
comportement de ladministration et des responsables politiques français avait pu
empêcher les autorités politiques davoir une vision claire de ce qui se passait
réellement au Rwanda.
M. Gérard Prunier a répondu quà son avis, on
navait pas vu ce qui sy passait et que M. Jean-Christophe Mitterrand
navait pas le moins du monde aidé à le voir.
Audition des Colonels Alain LE GOFF, Chef du
bataillon logistique Turquoise (20 juin-30 août 1994) et André SCHILL, Chef de
la cellule affaires humanitaires Turquoise (25 juin-23 août 1994)
(séance du 30 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a rappelé que la réalisation de
lopération Turquoise, action de grande ampleur, menée dans un délai rapide et
dans un environnement difficile et mal connu, avait nécessité une organisation solide et
des moyens importants. Cest la raison pour laquelle la mission avait souhaité
obtenir des indications sur laspect logistique de cette opération. La mission
désirait également mieux comprendre la contribution humanitaire de Turquoise et la
nature des secours qui avaient été apportés à une population soumise à de terribles
épreuves. Il a ajouté que le Colonel André Schill pourrait éclairer les parlementaires
sur lobjet même de lopération Turquoise, la mission ayant entendu à ce
sujet à la fois les témoignages de reconnaissance et des critiques.
Le Colonel Alain Le Goff a tout dabord indiqué quau
cours de lopération Turquoise, il avait exercé la fonction de commandant du
bataillon de soutien logistique, du 20 juin au 30 septembre 1994. Il a souhaité
présenter ce quétait le bataillon de soutien logistique, comment il avait assuré
le soutien de lopération Turquoise et quelles étaient les actions humanitaires
auxquelles il avait participé.
Il a précisé que le bataillon de soutien logistique (BSL) avait été
une unité très particulière, à durée de vie éphémère. Créé pour
lopération Turquoise le 20 juin 1994, il avait en effet été dissous le
30 septembre 1994, à la fin de la mission. Son rôle était dassurer le
soutien administratif et logistique de lopération, à linstar du groupement
de soutien logistique de lopération Daguet ou du bataillon de soutien logistique de
lopération Oryx, ou encore du régiment de commandement et de soutien de la
division multinationale sud-est à Mostar. Il sagissait dun détachement de
première catégorie, qui, à ce titre, disposait dune autonomie administrative et
financière complète. Lors de lopération Turquoise, il ny avait que deux
détachements de première catégorie sur le théâtre : le groupement interarmes du
Rwanda, à Kibuye, et le bataillon de soutien logistique.
Le BSL a été constitué à partir de 64 formations de métropole
et dune formation appartenant aux éléments français dassistance
opérationnelle en République Centrafricaine. Il comprenait des éléments des principaux
services et armes représentés : train, matériel, service de santé, service des
essences, commissariat, génie, transmissions, infanterie, sécurité civile, aumônerie,
poste aux armées et gendarmerie.
Le bataillon de soutien logistique a compté jusquà six cents
personnes sur les deux mille sept cents de lopération Turquoise, toutes des
personnels dactive, à lexception de cinq appelés. Il était articulé en
cinq unités élémentaires regroupées autour dun état-major classique : il
comprenait une compagnie de commandement à laquelle étaient réunis les services
destinés à la bonne marche, au fonctionnement et à la sûreté du bataillon ; une
compagnie logistique comportant deux pelotons de transport, un peloton de manutention, une
section des essences, un peloton de transit aéroportuaire et un peloton de circulation
routière ; une compagnie du matériel pour la réparation et les approvisionnements
des véhicules et des équipements, ainsi que pour la gestion dun dépôt de
munitions ; une compagnie du service de santé avec lantenne chirurgicale et
les moyens dévacuation, de ravitaillement et dhospitalisation associés et
enfin une compagnie du soutien de lhomme avec une section vivres et équipements et
une section dépuration et de distribution deau.
Le Colonel Alain Le Goff a souligné que la réalisation de
lorganigramme et la création de ce bataillon de soutien logistique avaient été
effectuées en cinq jours par létat-major de la Force daction rapide, à
partir des moyens des divisions, des brigades et éléments organiques de cette dernière.
Les unités se sont constituées et regroupées dans cinq garnisons dans lesquelles elles
ont attendu lordre dembarquement par voie aérienne. Elles ont été
acheminées par Antonov à Goma entre le 22 juin et le 17 juillet, puis ont
été déployées sur lemprise de laéroport de Goma, au nord de la ville, de
part et dautre de la piste.
Il a relevé que le caractère de mosaïque de ce bataillon
navait pas nui à sa cohésion et, par voie de conséquence, à son efficacité. La
diversité des origines des soldats le composant sexpliquait par le fait que les
personnels du service de santé et du service des essences provenaient de multiples
organismes, ce qui na pas nui outre mesure au bon déroulement de la mission. Les
pelotons et compagnies des autres armes étaient homogènes et formaient des cellules
constituées. Par ailleurs, la plupart des personnels appartenant à la Force
daction rapide avaient une solide expérience des interventions extérieures.
Le bataillon de soutien logistique avait deux rôles : le soutien
administratif, financier et comptable de la force, hormis la base aérienne de Kisangani,
et le soutien logistique des opérations.
Le dispositif logistique se composait de deux entités aux rôles
différents. Bangui, en République Centrafricaine, constituait la base arrière et
faisait office de relais entre Turquoise et la métropole. Goma, où se situait le
bataillon de soutien logistique, était la base avancée, cest-à-dire le pion de
soutien principal auquel les détachements étaient rattachés.
Le BSL a dabord exercé ses efforts au profit de
lopération Turquoise proprement dite, dont lessentiel du dispositif se
trouvait au Rwanda, en zone humanitaire sûre, du 20 juin au 22 août, puis, lors du
retrait de ces moyens, de la fin juillet au 22 août, il a offert des conditions
daccueil aux troupes désengagées et reconditionné leur matériel avant
embarquement, au moment de la constitution et de la montée en puissance du bataillon
interafricain, composé de forces de plusieurs pays (Sénégal, Tchad, Congo,
Guinée-Bissau et Niger) pendant la première quinzaine du mois daoût ; enfin,
il a assuré le soutien de ce bataillon interafricain, qui a remplacé les troupes
françaises en zone humanitaire sûre, du 22 août au 14 septembre, date à
laquelle il a été pris en compte dune manière effective par la MINUAR.
Puis, le BSL a effectué son propre désengagement, amorcé le
6 septembre et terminé le 30 septembre.
Le Colonel Alain Le Goff a alors précisé quels avaient été les
bénéficiaires de son soutien : dune part au Rwanda, le groupement interarmes,
à Kibuye, le groupement Est, le Commandement des opérations spéciales (COS) de
Gikongoro, le groupement Sud, le groupement Ouest, lElément médical
dintervention rapide (EMIR), jusquau 22 août, puis le bataillon
interafricain ; dautre part à Goma, le bataillon a soutenu le poste de
commandement interarmées de théâtre, le détachement de laviation légère de
larmée de terre et le détachement air.
Le Colonel Alain Le Goff a également fourni des précisions sur les
quatre fonctions majeures qui avaient été assurées : le soutien santé, le
maintien en condition, le soutien de lhomme et le ravitaillement.
Le maintien en condition avait comme finalité le maintien à niveau du
potentiel des matériels et le Service de santé celui des personnels. Le Service de
santé na été, fort heureusement, que peu sollicité en ce qui concerne les
forces. Le soutien de lhomme a beaucoup uvré pour donner un minimum de
confort aux personnels (cuisine, douches, blanchisserie de campagne, etc.). Le
ravitaillement consistait à accueillir, transporter et distribuer les ressources en
carburant, vivres, eau et munitions. La sous-fonction munition na pratiquement pas
eu à être exercée. Les fonctions santé et de maintien en condition ont été
essentiellement mises en uvre sur place, dans leurs installations respectives. Le
soutien de lhomme et le ravitaillement ont été tributaires du bon déroulement des
flux dapprovisionnement en provenance de la métropole via Bangui.
Les ressources et équipements étaient mis en place à Goma par voie
aérienne, Antonov mais aussi Boeing 747, C 130 et C 160. Une rupture de charge
avait alors lieu, qui était assumée par le peloton de transit aéroportuaire du BSL.
Les formations abonnées ont reçu leurs équipements et leur
ravitaillement, soit en urgence par voie aérienne, soit normalement par des convois
routiers. Ces derniers ont dû être stoppés le 14 juillet lorsque le FPR avait
abordé la frontière à Gisenyi. Le ravitaillement lourd a été acheminé, à partir de
cette date, sur le lac Kivu, grâce à une barge de vingt tonnes et un bac de quarante
tonnes, qui reliait Goma à Kibuye, Bukavu et Cyangugu. Ces bateaux ont été, bien
entendu, loués.
Lorganisation du soutien sest avérée originale,
dabord par la mise en place de la totalité des moyens par voie aérienne, ensuite,
par lobligation dutiliser la voie lacustre. Mais elle na pas posé de
difficultés majeures, car il ny a pratiquement pas eu de consommation de munitions
ni de blessés français. Seuls six blessés français et un blessé sénégalais ont
été dénombrés.
Le Colonel Alain Le Goff a souligné quinitialement il
navait pas été envisagé de conduire des actions humanitaires au Zaïre mais que
les groupements en zone humanitaire sûre, en dehors de leur mission de sécurité
pouvaient, en revanche, être appelés à en effectuer. LEMIR avait dailleurs
été déployé à cette fin à Cyangugu. Il a indiqué que la situation qui sétait
développée à Goma, à partir du 14 juillet, dans le domaine humanitaire, avait
dans ces conditions constitué une véritable surprise mais quune partie
significative des capacités étant restée disponible en santé et en transports, il
avait été possible de sy adapter.
Le Colonel Alain Le Goff a alors souhaité présenter brièvement les
faits, puis les actions humanitaires dans lesquelles le BSL avait été impliqué. Il a
indiqué que, suite à loffensive victorieuse du FPR à Ruhengeri, des centaines de
milliers de réfugiés avaient fui les combats en se dirigeant vers le lac Kivu et
notamment vers la frontière avec le Zaïre, à Gisenyi. Alors quils étaient
massés depuis plus de 72 heures à la frontière, celle-ci a été ouverte par les
Zaïrois le 14 juillet au matin. Très vite, la ville et ses environs ont été
littéralement submergés. Petit à petit, les réfugiés se sont répartis au nord et à
louest de Goma, ce qui a permis une reprise des communications, qui restaient
toutefois difficiles.
En revanche, la situation sanitaire sest rapidement
détériorée. Le choléra a fait son apparition. Les premiers morts sont apparus dans les
rues et au bord des routes dès le 17 juillet. LEtat zaïrois était
complètement dépassé. La ville de Goma navait plus les moyens de faire face à la
situation et les ONG étaient majoritairement déployées en zone humanitaire sûre, au
Burundi et en Tanzanie. Le commandement français sest vite rendu compte quil
fallait intervenir et le Général Jean-Claude Lafourcade a alors décidé
lengagement dune partie des capacités disponibles du bataillon de soutien
logistique.
Il a dabord fallu procéder au ramassage des morts du choléra.
Six circuits de ramassage ont été organisés, utilisant en tout jusquà douze
véhicules qui passaient au moins deux fois par jour dans les rues de Goma et de sa proche
banlieue. Au début, pendant les premières semaines, les soldats français ont ramassé
seuls les cadavres puis de la main duvre locale a été embauchée et
rétribuée pour cette tâche. Les ONG et les particuliers ont participé à
lenlèvement des corps, ce qui a considérablement accru les capacités disponibles.
En tout, 5 500 cadavres ont été ramassés jusquà la mi-août, et il a
fallu les ensevelir. En liaison avec le génie, le BSL a ouvert une fosse commune à
côté de laéroport. Au bout de quatre à cinq jours, il a été nécessaire
dorganiser laccès à la fosse pour éviter les encombrements et faciliter le
travail des engins. Cette zone était comme un immense chantier. Les soldats du bataillon
de soutien logistique réceptionnaient les véhicules amenant les cadavres, les
dirigeaient vers les fosses déjà creusées, faisaient déverser les corps par les engins
du génie, puis traitaient lensemble à la chaux avant remise en place de la terre.
Au bout de dix jours, le site a été saturé car
17 000 cadavres y avaient été enterrés. Une deuxième fosse a été ouverte
à côté de la frontière. Le nombre des inhumations a été évalué, pour les deux
fosses, à un total de 42 000 à 45 000. Les personnels du BSL ont travaillé
sur ces sites pendant plus dun mois, à raison dune dizaine dheures par
jour.
Le Colonel Alain Le Goff a également évoqué lassistance
médicale aux populations en précisant que le service de santé avait été sollicité
très tôt à cet effet. Dès le 30 juin, il avait opéré et soigné une centaine de
Tutsis évacués de la zone humanitaire sûre vers Goma par hélicoptère.
Lirruption des réfugiés dans Goma a amené à prendre en charge de très nombreux
malades et blessés, notamment lorsque le FPR a tiré six obus de 120 mm qui sont
tombés sur un quartier populaire, aux abords de laéroport, le 17 juillet.
La bioforce arrivée courant août a contribué, par ses campagnes de
vaccination massive, à juguler avec succès les épidémies de méningite et de choléra.
Son intervention dans les camps au nord et à louest de Goma nécessitait un
renforcement en moyens de transmission, transport, circulation et infanterie, afin
dassurer la sécurité des médecins dans ces zones qui étaient devenues
dangereuses.
Dans le flot des réfugiés, il y avait des orphelins, âgés de cinq
à douze ans. Dés la première nuit, une dizaine denfants étaient venus se mettre
sous la protection des soldats français qui étaient de garde aux abords de la route. Ces
soldats leur ont donné à boire et à manger. Très vite, ils sont devenus trente, puis
cinquante à la fin de la nuit. Après avoir rendu compte au Poste de commandement
interarmées de théâtre (PCIAT), les militaires français les ont transportés auprès
de personnes ou dassociations qui les ont pris en charge. Mais pendant une quinzaine
de jours, tous les matins, le BSL a eu ainsi à convoyer de trente à cinquante enfants
vers des centres de regroupement. A chaque fois quon amenait des orphelins, les
soldats apportaient des cartons de pain, des boîtes de conserves, des bonbons, des
biscuits quils avaient mis de côté afin de les distribuer aux enfants.
Le Colonel Alain Le Goff a souligné que la distribution de leau
épurée avait été laction la plus importante qui avait été menée. En effet, à
partir du moment où les orphelinats et les camps avaient été approvisionnés en eau
saine, le choléra avait reculé. Au début, le BSL était seul à remplir cette tâche et
ses possibilités étaient faibles. Il ne pouvait distribuer quune soixantaine de
mètres cubes deau par jour aux réfugiés. Les Américains, qui avaient installé
des épurateurs pouvant produire jusquà sept cents mètres cubes par jour,
navaient pas, en revanche, les capacités de transport requises et les ONG non plus
à cette époque. Le BSL a équipé ses moyens de transport avec des réservoirs souples
du commissariat et porté ainsi ses capacités de livraison jusquà deux cents
mètres cubes par jour, créant des circuits de distribution deau dans la ville et
les environs. Jusquà seize véhicules par jour ont été engagés dans cette
mission qui était la plus recherchée par les soldats français. En tout, jusquà
5 500 mètres cubes ont été délivrés. Fin juillet, les ONG ont pu de leur
côté engager des moyens très importants dans cette action. De la sorte, le choléra a
pratiquement disparu.
Sagissant de la distribution de laide gouvernementale
durgence, le Colonel Alain Le Goff a indiqué que le BSL avait assuré plus des
quatre cinquièmes du traitement des quelque 510 tonnes de médicaments, couvertures,
denrées alimentaires, tentes, que le France avait fait acheminer par avions affrétés.
Il avait été, à cette fin, renforcé par des personnels de la sécurité civile. Il a
indiqué quil était arrivé que plus dun tiers du régiment -soit
200 personnes- soit simultanément engagé dans les différentes actions
humanitaires : décharger les avions des ONG ou de laide gouvernementale
durgence, transporter les cadavres et les enterrer, organiser la circulation,
convoyer la bioforce, distribuer de leau, amener les orphelins dans une structure
daccueil, soigner les blessés et les malades.
Le Colonel Alain Le Goff a souligné que le BSL avait été marqué par
son engagement au profit des réfugiés et que ses hommes sétaient sentis
impliqués personnellement, au-delà, peut-être, de leur devoir de soldat, mais il
nétait pas possible de rester insensible à tant de détresse ou de rester les bras
croisés alors que des milliers dhommes mouraient sous vos yeux. Il a fait part de
la difficulté quil éprouvait à restituer ce que le BSL avait vécu et à décrire
la situation quil avait connue, notamment au mois de juillet.
Le Colonel André Schill a indiqué quil avait été adjoint
au général commandant la 9e DIMA qui fournissait une partie des troupes
engagées dans lopération Turquoise.
Il a souligné que Turquoise avait été, à bien des égards, une
opération singulière et novatrice, notamment pour ce qui relevait à lépoque de
son domaine daction, dans la mesure, en particulier, où elle avait pris en compte,
dès le stade de la planification, le facteur humanitaire, ce qui avait donné lieu, entre
autres, à la création dune cellule affaires civiles. Il a précisé quil
nétait pas envisagé pour autant que la force Turquoise se substitue aux acteurs
humanitaires spécialisés. Elle ne disposait pas en effet, à lexception dun
hôpital de campagne, de moyens humanitaires spécifiques.
Composée de neuf personnes dont quatre officiers, la cellule affaires
civiles conseillait et informait le commandant de la force en évaluant la situation et
les besoins humanitaires, assurait linterface avec létat-major des armées et
diffusait vers léchelon supérieur les renseignements à caractère humanitaire.
Elle assurait la liaison et la coordination avec la cellule humanitaire
interministérielle durgence française qui était présente à Goma, avec les
agences de lONU, avec les ONG, avec les communautés religieuses et avec la
société civile. Elle assurait le suivi des actions humanitaires engagées par Turquoise,
en liaison avec les autres cellules de létat-major et les unités sur le terrain,
en particulier le bataillon logistique. Elle participait à la gestion et à la projection
de laide humanitaire du gouvernement français, gérait les demandes
dintervention et dévacuation et collectait les informations concernant les
atteintes aux droits de lhomme.
Dans le déroulement général des opérations vues sous langle
humanitaire, le Colonel André Schill a distingué deux grandes
périodes : avant le 14 juillet et après. Dans la première phase, à partir du
22 juin, la force Turquoise sest mise en place à Goma, alors que
simultanément commençaient les opérations au Rwanda. Dès le 23, le conseiller pour les
affaires civiles, arrivé en précurseur avec les premiers éléments, a pris contact avec
les agences de lONU et les ONG représentées à Goma. Larrivée, le
28 juin, de la cellule humanitaire interministérielle durgence a permis de
créer une structure civilo-militaire appelé Cellule humanitaire France et qui, dans un
lieu civil, distinct du PC militaire, a organisé journellement une réunion
dinformation et de concertation avec les agences et les ONG qui se renforçaient à
Goma. Les renseignements obtenus par les forces de Turquoise sur la situation humanitaire
ont été présentés et commentés au cours de ces réunions ; en particulier, les
concentrations de personnes déplacées ont été répertoriées. A partir du début
juillet, le représentant permanent à Goma de la cellule durgence des Nations Unies
pour le Rwanda (United Nations Rwanda Emergency Office-UNREO), délégation spécialisée
du département des affaires humanitaires de lorganisation, a assisté à ces
réunions.
Le Colonel André Schill a indiqué que, simultanément, avait
commencé la gestion de laide gouvernementale française durgence, soit
environ trois avions de trente tonnes affrétés par semaine. Les quatre premiers avions
ont été pris en compte par les personnels de la cellule interministérielle avec
laide de transitaires locaux, mais par la suite et très rapidement, les capacités
logistiques de la force Turquoise ont permis un traitement totalement militaire de cette
aide. Pendant cette période, lhôpital militaire de campagne sest déployé
au sud de la zone humanitaire sûre et a commencé à fonctionner.
Dans la deuxième phase, à partir du 14 juillet, est arrivée à
Goma la tête dune colonne de plus dun million de réfugiés, qui a mis trois
jours à sécouler autour de la ville. Dès le 21, quatre cents cadavres
cholériques encombraient les rues de Goma. Les éléments de Turquoise ont alors mené
simultanément deux engagements. A Goma, sous la conduite dun responsable du Haut
Commissariat aux réfugiés des Nations Unies (HCR) et sous lil de deux cents
journalistes, les militaires français ont participé, avec deux cents autres
organisations et ONG, à la lutte contre le choléra et au sauvetage des réfugiés
rwandais: ramassage, enfouissement des cadavres, distribution deau, terrassement,
gestion de laéroport, déchargement des avions. Parallèlement, dans la
discrétion, les unités de combat menaient laction principale de Turquoise,
cest-à-dire la sécurisation de la zone humanitaire sûre pour favoriser
larrivée des organisations humanitaires en assurant à leur niveau les escortes de
convoi du soutien logistique, du transport et de la coordination.
En zone humanitaire sûre, malgré cette action des forces Turquoise,
lengagement des organisations humanitaires a été progressif et relativement lent.
Il nallait devenir massif quà la fin du mois daoût, alors que
lopération se terminait. Il na eu lieu que parce que les organisations
humanitaires craignaient alors la répétition dun exode du même type que celui de
Goma en juillet.
En conclusion, le Colonel André Schill a indiqué que la notoriété
des forces françaises auprès des grandes agences de lONU et des ONG était, à
lissue de lopération Turquoise, indiscutable et incontestée. Certaines des
ONG qui avaient été très critiques vis-à-vis de laction des militaires français
reconnaissaient alors volontiers publiquement lefficacité et la diversité de
laide quils avaient apportée. Cependant, cette notoriété ne devait pas
faire oublier que les efforts déployés pour engager les ONG dans le cadre de
lespace-temps de la manuvre Turquoise navaient eu quun succès
relatif.
Le Président Paul Quilès a demandé au Colonel André Schill et
au Colonel Alain Le Goff quelle était leur réaction face aux réserves formulées par
certaines ONG, sur le thème : " Chacun doit exercer son métier, les
militaires auraient dû intervenir pour faire cesser les massacres et arrêter leurs
auteurs, les organisations humanitaires pour secourir les populations. "
Le Colonel André Schill a répondu que ces réserves lui
paraissaient surprenantes dans la mesure où, si lon met à part le cas de Goma, les
militaires navaient pas mené daction spécifiquement humanitaire dans la zone
humanitaire sûre. Il a en outre souligné que les militaires étaient, comme les
organisations humanitaires, au service du responsable du HCR pour participer à la gestion
de la situation créée à Goma. En zone humanitaire sûre, les militaires ont très
rapidement organisé la sécurité et assuré les escortes de convois. Ils ont distribué
au total 500 tonnes daide gouvernementale durgence. Avec 500 tonnes
pour deux millions de personnes, on ne peut pas dire quils faisaient concurrence aux
ONG. Lhôpital de campagne fonctionnait. Dans cette période, en zone humanitaire
sûre, parmi les quelques ONG ou organismes de lONU qui agissaient, le CICR
distribuait 1 100 tonnes par semaines, le Programme alimentaire mondial,
600 tonnes, Caritas, 200 tonnes. Cest-à-dire quils soutenaient
400 000 personnes à raison dune ration journalière de 500 grammes.
Le Président Paul Quilès a demandé comment le BSL était
organisé pour éviter les accrochages ou les heurts entre les forces dintervention
qui avaient des conditions de vie convenables et les populations qui vivaient dans une
détresse extrême. Il a souhaité savoir comment survivaient ces populations et quel
était leur mode dorganisation.
Le Colonel André Schill a souligné que le Rwanda était un pays
très organisé et que, vu du Zaïre, il apparaissait comme une sorte de Suisse de
lAfrique où ladministration fonctionnait bien. A leur arrivée, le premier
travail des militaires en zone humanitaire sûre avait été dassurer la sécurité
et de créer les conditions dun fonctionnement minimum des administrations et des
organismes de support de la population. Les troupes avaient essayé de susciter un début
de reprise de ladministration locale, afin quil y ait un minimum
dorganisation dans les bourgs et les campagnes. La cohabitation avec les populations
les plus démunies, celles des camps de déplacés ou même des lieux où sétaient
regroupés les rescapés des massacres, se passait bien, parce que les campements des
militaires étaient relativement modestes. Il ny avait donc pas de différence
outrancière dans les conditions de vie, en particulier, dans la zone de Kibuye. A côté
de tous les PC des unités, il y avait des regroupements de Tutsis, qui avaient été
placés là, dune part, pour que leur protection en soit facilitée et, dautre
part, parce quà Goma, les militaires partageaient volontiers avec eux une partie de
leur ration.
M. Pierre Brana a demandé au Colonel André Schill sil
avait observé ou si on lui avait rapporté des scènes daffrontement entre
réfugiés dans les camps et si des armes y avaient été saisies ou vues.
Le Colonel André Schill a distingué, selon la terminologie des
Nations Unies, le terme de réfugiés, qui sappliquait aux populations passées au
Zaïre, et celui de déplacés. En zone humanitaire sûre, des déplacés se trouvaient
dans des conditions très proches de celles des réfugiés, même sils
nétaient pas considérés comme tels juridiquement.
Dans les camps de réfugiés autour de Goma, il ny a pas eu
daffrontements importants durant la période de lopération Turquoise. Il
ny avait pas darmes dans cette région, dans la mesure où larmée
zaïroise les avait fait déposer au passage de la frontière. Les FAR débandées,
mêlées à la population et au flot des réfugiés, sétaient fait confisquer leurs
armes au passage, ce qui avait dailleurs posé un problème de sécurité à Goma.
Le BSL a participé au ramassage de ces armes, puis à la destruction dexplosifs qui
se trouvaient au bord des routes et qui pouvaient présenter un danger. Les personnes
regroupées dans les camps navaient pas darmes, mais dans un pays où
500 000 personnes avaient été massacrées à la machette, la question de la
détention des armes était un peu accessoire. Il est certain toutefois que les
populations avaient gardé une organisation paroissiale et villageoise, et que les ex-FAR
restées en uniforme pouvaient éventuellement, ainsi que larmée zaïroise, exercer
sur elles à un certain nombre de pressions pour sapproprier une partie de
laide qui était distribuée.
Dans la zone humanitaire sûre, les personnes portant une arme étaient
désarmées par les groupements. Dans le camp de Nyarushishi, gardé par le CICR, il y a
eu des tentatives daffrontements, parce que cétait un camp homogène tutsi,
dans un environnement hutu, et que les habitants des environs se plaignaient de ce que les
déplacés étaient mieux traités queux.
M. Jacques Desallangre a souhaité avoir des précisions sur
la collecte dinformations relatives aux atteintes aux droits de lhomme.
Le Colonel André Schill a indiqué quavant le vote de la
résolution935 du Conseil de sécurité de lONU, créant une commission
denquête sur les violations des droits de lhomme, la cellule affaires civiles
avait pour mission de collecter, dans les renseignements qui remontaient des unités, ceux
qui pouvaient apparaître utiles pour déterminer les auteurs déventuels massacres
et la nature de leurs crimes. En application des directives reçues, la cellule affaires
civilo-militaires du poste de commandement interarmées de théâtre a transmis ces
informations, par lintermédiaire de la cellule diplomatique de Goma, aux
représentants de lONU venus enquêter sur les atteintes aux droits de lhomme.
Le Président Paul Quilès a demandé quels avaient été les
contacts avec les autorités locales dont le BSL avait eu besoin de solliciter le concours
pour ses différentes opérations. Rappelant que des avions lourds de transport à longue
distance avaient été loués aux Russes et aux Ukrainiens, et que des avions dAir
France avaient été utilisés, il a demandé combien dappareils avaient été
effectivement affrétés et si une demande de soutien en ce domaine avait été formulée
auprès des Américains, des Belges et des Anglais.
Le Colonel Alain Le Goff a répondu que le contact avec les
autorités locales passait par lintermédiaire du poste de commandement interarmées
de théâtre. La cellule affaires civiles de ce poste de commandement assurait
linterface avec, dune part, les organisations humanitaires, et, dautre
part, les autorités zaïroises. Lorsque le bataillon a été sollicité, un certain
nombre de démarches avaient déjà été effectuées en amont, notamment auprès des
autorités administratives et militaires de lEtat et de la ville de Goma. Aux
alentours des 14, 15 et 16 juillet, lors de larrivée de tous les réfugiés,
le BSL sest aperçu que les moyens que lEtat et la ville pouvaient mettre en
uvre étaient totalement insuffisants.
Lorganisation des transports stratégiques a été le fait de
létat-major des armées, où un bureau est chargé de cette question. Pour la mise
en place des forces de Turquoise, il a été fait appel à une centaine de rotations
dAntonov qui, à partir de cinq plates-formes en France, notamment Roissy, Nantes,
Istres et Lyon, ont amené les personnels, les matériels et les ressources. Ces avions
pouvaient atterrir à Goma, puisque la piste, longue de 3 300 mètres, le
permettait.
Les détachements qui sont venus de France et qui représentaient une
partie seulement de la force -1 500 personnes sur 2 700, le reste étant
principalement représenté par des unités de combat des forces prépositionnées en
Afrique- ont été mis en place par Antonov, essentiellement ukrainiens. Les autres types
dappareils ont permis la mise en place des personnels et de laide
gouvernementale durgence. Le désengagement de la force, à partir du mois de
septembre, a aussi été réalisé avec des Antonov. Au moment de ce désengagement, les
Etats-Unis ont été sollicités pour mettre à la disposition de la force des C5EA
Galaxy. Le BSL est revenu, en ce qui concerne le personnel, avec des avions appartenant à
Air France ou à larmée de lair. Le matériel et les ressources ont été
rapatriés avec des Antonov sur Djibouti. Le commandement avait à cur de diminuer
les boucles, car laffrètement de ces appareils est onéreux.
M. Bernard Cazeneuve, soulignant que la durée de
lopération Turquoise avait été limitée à deux mois et quil était prévu
que les Nations Unies prennent le relais, a demandé dans quelles conditions ce relais
avait été pris, sil y avait eu des difficultés et quels contacts le BSL avait
pris avec les forces qui lui avaient succédé.
Le Colonel Alain Le Goff a souligné que les Nations Unies avaient
pris le relais en zone humanitaire sûre. Il a précisé que les forces françaises y
avaient été remplacées par le bataillon interafricain qui avait débuté sa mission le
22 août. Le BSL a facilité sa montée en puissance pendant la première quinzaine
du mois daoût. Le général qui commandait la MINUAR sest rendu, pour sa
part, au moins deux ou trois fois au poste de commandement interarmées de théâtre de
Turquoise. Le PC du BSL a même accueilli une réunion entre le général commandant la
force Turquoise et le Général Romeo Dallaire. Outre les contacts pris au niveau du
commandement, des relations ont été établies pour faciliter le transfert du soutien du
bataillon interafricain de la force Turquoise à la MINUAR. Des réunions de travail ont
eu lieu à cet effet soit à Goma, soit à Kibuye avec des officiers de létat-major
de la MINUAR, responsables en particulier de tous les domaines du soutien.
En accord avec eux et le colonel commandant le bataillon sénégalais,
le transfert a été effectué le 14 septembre. Cest une des raisons pour
lesquelles le bataillon de soutien logistique est resté plus longtemps que la force
Turquoise et que sa mission sest terminée le 30 septembre. Sa mission était
de soutenir le bataillon interafricain tant que la MINUAR navait pas les moyens de
le prendre en compte. La date du 4 septembre était initialement prévue, mais
cest finalement le 14 septembre que sest effectué le transfert. Le
désengagement a eu lieu après que ce transfert eut été réalisé.
Audition de M. Michel ROCARD,
Premier Ministre (mai 1988-mars 1991), Député européen, Mme Edith CRESSON, Premier
Ministre (1991-1992), Commissaire européen, M. Roland DUMAS, Ministre des Affaires
étrangères (mai 1988-mars 1993), Président du Conseil constitutionnel, et Mme Edwige
AVICE, Ministre de la Coopération
et du Développement (mai 1991-avril 1992)
(séance du 30 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli Mme Edith
Cresson et M. Michel Rocard, anciens Premiers Ministres, ainsi que M. Roland Dumas,
ancien Ministre des Affaires étrangères de 1988 à 1993, et Mme Edwige Avice,
Ministre de la Coopération de mai 1991 à avril 1992. Il a souligné que leurs
témoignages permettraient à la mission de mieux comprendre quelle avait été
lappréciation, par les autorités politiques françaises, de la situation au
Rwanda, à la veille de la crise ouverte par loffensive du FPR, le 1eroctobre
1990, ainsi que les mécanismes de décision ayant présidé au déclenchement de
lopération Noroît, et au renforcement de la coopération militaire avec le Rwanda.
Mme Edith Cresson sest tout dabord félicitée de
linitiative prise par lAssemblée nationale de procéder à une analyse de la
crise rwandaise. Elle a souligné que, sous la Vème République, sauf,
sans doute, pendant les périodes de cohabitation, la gestion des questions africaines
relevait de relations directes entre la présidence de la République et les ministères
des Affaires étrangères, de la Coopération et de la Défense. Le chef du Gouvernement
ne jouait généralement pas un rôle de premier plan en ce domaine, sauf si une situation
présentait des éléments annonciateurs dune crise grave nécessitant la
mobilisation de lensemble des moyens publics.
Elle a relevé que tel navait pas été spécifiquement le cas
pour le Rwanda pendant son gouvernement. Au cours du sommet franco-africain de La Baule,
en 1990, le Président de la République, François Mitterrand, avait ouvert la voie, de
façon pragmatique, à un mouvement politique dévolution vers la démocratie des
pays africains francophones, dont le Rwanda. Par ailleurs, la volonté dautres
puissances, et notamment des Etats-Unis, de peser sur le destin de cette zone du monde est
indéniable, même si linfluence américaine sest surtout affirmée dans une
période postérieure à 1992.
La politique française vis-à-vis du Rwanda de mai 1991 à avril 1992
a comporté deux axes. Il sagissait, dune part, daider le Gouvernement
rwandais et son armée à faire face à des incursions de déstabilisation venues ou
soutenues de létranger, en particulier de lOuganda, où se trouvaient basées
les troupes du Front patriotique rwandais et où demeuraient des centaines de milliers de
réfugiés tutsis désireux de rentrer au Rwanda. Dautre part, les massacres à
caractère ethnique qui avaient ensanglanté dans le passé les relations entre Hutus et
Tutsis au Rwanda, et plus généralement dans la région des Grands Lacs, amenaient la
France à prôner avec vigueur auprès des pouvoirs en place louverture
démocratique et le dialogue avec les opposants. Bien entendu, cette action durgence
ne devait pas masquer la réalité dune coopération civile active, orientée
principalement vers lagriculture, léducation et la santé.
Mme Edith Cresson a souligné que la période de son gouvernement
avait été davantage marquée par lintensité de laction en faveur du
dialogue démocratique que par le soutien aux opérations militaires. Face à des attaques
relativement limitées à cette époque, lappui militaire en place a été
prolongé. Le niveau des exportations de matériels militaires autorisées par le
Gouvernement était réduit. Bien entendu, les missions assignées aux militaires
français consistaient à assurer un appui technique aux forces rwandaises ainsi
quune protection des ressortissants français, à lexclusion
dinterventions directes dans les opérations. Sur le plan politique, les voies du
dialogue et de louverture politique en direction de lopposition politique
ainsi que celles de la diversification ethnique ont été exploitées.
Mme Edith Cresson a alors cité deux exemples de cette attitude.
Les pressions directes exercées sur le Président Habyriamana, aussi bien par les
envoyés du Gouvernement français à Kigali que par le Président de la République, en
marge du Sommet de la francophonie qui sest tenu à lautomne 1991, au palais
de Chaillot, ont permis de faire évoluer la situation. Ainsi la Constitution rwandaise a
été modifiée dans un sens démocratique en juin 1991. Le dialogue a été également
poursuivi avec les opposants du FPR, dont un des dirigeants a été reçu au quai
dOrsay. Cette visite a été suivie dune rencontre à Paris entre
représentants du pouvoir et représentants du Front patriotique rwandais. Mme Edith
Cresson a estimé quavec le recul, il était délicat de porter un jugement objectif
sur cette période et sur les efforts entrepris par la France pour contenir les tensions
au sein de la société rwandaise. Ces efforts, qui visaient à instaurer plus de
démocratie et de dialogue, étaient nécessaires, justifiés et méritoires. Peut-être
pourrait-on rétrospectivement leur reprocher davoir été trop classiquement
politiques, cest-à-dire de sinscrire dans le droit fil de ce quavait
toujours été la politique de la France à légard des pays dAfrique
francophone, dans un climat et une période où le poids des réfugiés, leur aspiration
à rentrer au Rwanda et le refus obstiné du pouvoir à faire droit à cette aspiration
portaient en germe les ingrédients dune tragédie.
Mme Edith Cresson a souligné que la volonté dagir
navait pas manqué mais quelle navait peut-être pas été éclairée
par une compréhension suffisante de la réalité des forces à luvre, dans
une région dont léquilibre aurait nécessité une complète implication de la
communauté internationale.
Mme Edwige Avice a tout dabord rappelé quelle avait
exercé les fonctions de Ministre de la Coopération et du développement pendant une
courte période, de mai 1991 à avril 1992 mais quauparavant, depuis 1988, elle
avait exercé diverses responsabilités, en tant que Ministre délégué aux Affaires
étrangères, dont celle des Français de létranger et des droits de lhomme.
Ces responsabilités lont amenée à intervenir sur des questions concernant les
pays africains, à la demande du Ministre dEtat Roland Dumas, comme, par exemple, la
situation des réfugiés. Avant même dêtre Ministre de la Coopération, elle avait
donc eu à connaître des conflits ethniques et de violence dans la région des Grands
Lacs.
Elle a indiqué à ce propos quaprès des massacres perpétrés
au Burundi, elle avait, à la demande de Roland Dumas, convoqué lambassadeur de ce
pays et reçu une délégation avec laquelle elle avait évoqué en termes
particulièrement énergiques la situation des blessés. De même, au cours dune
mission au Kenya, elle avait à nouveau reçu, à lambassade de France, une
délégation du Burundi, pour réaffirmer lattitude de fermeté de la France à
légard des violences et en appeler au respect des droits de lhomme.
Soulignant quelle avait tenu à mentionner ces faits pour montrer
le contexte dans lequel elle agissait, elle a indiqué quelle avait parfaitement
conscience du risque de contagion de la violence aux pays voisins, notamment le Rwanda,
dans la mesure où la présence de 600 000 réfugiés dans ces pays, comme
limpossibilité de leur retour, créaient un abcès de fixation permanent. En
octobre 1990, après lattaque lancée contre le Rwanda par un mouvement armé venu
de lOuganda, la France a monté lopération Noroît, à laquelle participait
un bataillon belge, et commencé lévacuation de ses ressortissants. Une très
grande activité diplomatique sest alors déployée dans toute la région pour
chercher à mettre un terme au conflit. M. Jacques Pelletier, Ministre de la
Coopération, sest rendu sur place pour appuyer la démarche française,
parfaitement claire, qui avait a été définie par le Président de la République dans
sa lettre du 30 janvier 1991 au Président Habyarimana : la France appelait à
un règlement négocié et à une concertation générale, seule solution au conflit.
Mme Edwige Avice a fait observer quau moment où elle avait
pris ses fonctions, les termes de la politique française étaient définis sans
ambiguïté : une présence militaire avec Noroît, dans le double but de dissuader
le FPR de poursuivre sa recherche dune solution militaire et de protéger nos
ressortissants dune part ; une action diplomatique pour amener le Président
Habyarimana à négocier une solution de partage du pouvoir avec le FPR, ce quil
nenvisageait pas volontiers, et avec lopposition intérieure, ce quil
envisageait encore moins. Le Rwanda sétait déjà engagé, avec lappui de
pays de la région qui jouaient les médiateurs, dans des négociations qui avaient abouti
à un accord de cessez-le-feu et à une nouvelle Constitution, en juin 1991. Cette
démarche sest poursuivie. En août 1991, une rencontre des ministres ougandais et
rwandais des Affaires étrangères a eu lieu à Paris pour améliorer les relations entre
les deux pays. Dès juillet, le Président Habyarimana avait dailleurs accepté une
loi sur la formation des partis politiques. Le 21 septembre 1991 se tenait, à Paris,
une rencontre entre le major Kagame et M. Paul Dijoud, directeur des Affaires africaines
et malgaches. De nouvelles discussions entre des représentants des autorités de Kigali
et le FPR se déroulaient en octobre 1991 et janvier 1992. En décembre 1991 et en mars
1992, une mission française composée dun diplomate et dun militaire a été
chargée de lobservation des violations de la frontière avant le déploiement
dobservateurs des Nations unies.
Elle a remarqué quen avril 1992, juste avant son départ du
ministère de la Coopération, avait été constitué un gouvernement de coalition dirigé
par le Premier Ministre Dismas Nsengiyaremye, du MDR, qui était le chef de
lopposition. Cette démarche conduisait logiquement aux accords de paix
dArusha en août 1993. Laction diplomatique avait alors abouti à un protocole
signé par tous les partis politiques du Rwanda.
Mme Edwige Avice a également mentionné quau moment où
elle quittait le ministère de la Coopération, il était prévu une mission du Général
Varret, chef de la mission militaire de coopération, destinée à élaborer, au Rwanda,
un plan de démobilisation sur le modèle de celui qui avait été mis au point au Tchad.
La situation restait tendue, car les combats se poursuivaient dans le Nord, en zone
frontalière et en mars, dans le sud-est du Rwanda, il y avait eu trois cents morts dans
le Bugesera. M. Marcel Debarge, Ministre de la Coopération, effectua une mission à
Kigali en mai pour rappeler avec fermeté le message de la France. Il se rendit aussi en
Ouganda où il rencontra le Président Museveni.
En conclusion, Mme Edwige Avice a estimé que, sil fallait
juger cette période avec le recul, il apparaîtrait que ce nétait pas le Rwanda,
engagé dans les négociations, qui semblait connaître, à ce moment-là, la situation la
plus urgente. A cette époque, se déroulait une crise par semaine, conflit tchadien,
difficultés du Congo ou du Niger, problèmes du Togo et de Madagascar, arrêt de la
coopération avec le Zaïre. Cette époque très tendue nécessitait de plaider auprès
des instances internationales la cause des pays africains car les Américains faisaient
pression, par lintermédiaire notamment de la Banque mondiale, pour la dévaluation
du franc CFA, et certains pays, dont la Côte dIvoire, étaient menacés dune
forte diminution de laide internationale.
Mme Edwige Avice a rappelé quelle sétait rendue à
plusieurs reprises aux Etats-Unis et au Japon pour expliquer aux bailleurs de fonds que la
démocratie avait besoin du développement et que la France était déterminée à rendre
plus rigoureux le contrôle de lutilisation de laide.
A cette époque, avec laccord du Premier Ministre et du
Président de la République, un groupe de travail a été constitué pour définir de
nouveaux modes de relations avec lAfrique. M. Marcel Debarge a également
encouragé cette réflexion. M. Pierre Bérégovoy, alors Ministre de lEconomie
et des Finances, veillait tout particulièrement à ce que laide française soit
soumise à des conditions plus rigoureuses et davantage tournée vers des projets.
M. Pierre Joxe comme M. Roland Dumas poussaient aussi à la réduction des
dépenses militaires en Afrique. La réunion de Bangkok du Fonds monétaire international
et de la Banque mondiale, début 1992, a beaucoup insisté sur cette question. Ce point de
vue sur le niveau des dépenses militaires des pays africains était relayé par le
Général Varret, responsable de la Coopération militaire, qui avait notamment bâti le
plan de démobilisation du Tchad.
Mme Edwige Avice a fait observer quelle avait contribué à
resserrer les liens entre les ministères de la Coopération, des Affaires étrangères et
de la Défense, pour adopter une attitude commune sur ces sujets. La France avait la
volonté de ne pas être impliquée directement dans les conflits africains, tout en
respectant les accords quelle avait conclus et en protégeant ses ressortissants.
Les termes de laccord du 18 juillet 1975 avec le Rwanda prévoyaient que les
militaires français ne pouvaient en aucun cas être associés à la préparation et
lexécution des opérations de guerre, de maintien ou de rétablissement de
lordre ou de la légalité. En application de cet accord, laide militaire
était indirecte et visait à protéger les ressortissants étrangers, tout autre objectif
étant formellement exclu.
M. Michel Rocard sest montré heureux que la mission ait pris
en charge la tâche de première importance quelle sétait fixée.
Il a souligné que son approche de la question rwandaise était double.
Il avait en effet été Premier Ministre pendant la période où tout avait commencé,
mais, en tant que président de la Commission du Développement et de la Coopération du
Parlement européen, il avait également été amené à visiter le Rwanda et à tenter
dy bâtir une politique européenne avec un regard rétrospectif. Il a alors
proposé de donner lecture dune déposition quil avait rédigée.
Le Président Paul Quilès lui a suggéré de limiter, dans
un premier temps, son exposé à la période de trois ans où il avait été Premier
Ministre, et de réserver lautre partie, qui ne relève pas du témoignage mais de
lanalyse politique, à un échange ultérieur. La mission souhaitait en effet avant
tout comprendre les événements à partir des récits et des témoignages des acteurs.
M. Michel Rocard a rappelé quil avait été Premier
Ministre de la France du 10 mai 1988 au 15 mai 1991 et quil avait eu à
soccuper de lAfrique pour des raisons budgétaires et financières, ayant
été un des premiers à avoir songé quil était impossible dasphyxier ces
pays qui exportaient et à avoir soutenu lidée, contre lavis de nombreuses
autorités françaises, quil fallait en arriver à lajustement de la parité
du franc CFA. Les trois quarts de ces pays, qui étaient bien gérés et avaient quelque
chose à exporter, devaient bien sen sortir. M. Michel Rocard a alors souligné
quil était tacitement admis que laction diplomatique et militaire de la
France en Afrique échappait au Premier Ministre, et que cette restriction de ses
compétences faisait partie de règles dont le Président François Mitterrand
nétait pas linitiateur puisquelles lui étaient antérieures.
Il a indiqué que le Ministre de la Coopération de son gouvernement,
M. Jacques Pelletier, naurait pu lui rendre compte de son action sans mettre en
cause la confiance du Président de la République et a affirmé quil navait
jamais entendu parler du Rwanda pendant la période où il était Premier Ministre et
quil avait appris le lancement de lopération Noroît par la presse.
Soulignant quil nétait ni juge, ni historien, ni
journaliste, il a relevé que sa tâche, en visitant le Rwanda, sept ans après,
nétait pas décrire lhistoire ni de porter jugement sur elle, mais de
faire la politique européenne daujourdhui, cest-à-dire de porter des
jugements de valeur sur les perceptions des faits, ce qui est un autre problème que celui
de lexamen de moralité des décisions de la République française, à
lépoque.
Il a arrêté là son témoignage restant à la disposition de la
mission pour tout complément.
Il a communiqué le rapport de mission quil avait établi pour la
Commission du Développement du Parlement européen, au retour de son voyage au Rwanda, au
milieu du mois de septembre 1997 ainsi que la photocopie dune pièce, les fameux
"dix commandements du Hutu", publiés en décembre 1990 ainsi que le texte
dun projet de déclaration plus complet mais que le temps imparti ne lui permet pas
de lire en entier.
Le Président Paul Quilès a indiqué que lors dun
conseil des ministres, M. Roland Dumas, Ministre des Affaires étrangères, avait rendu
compte des événements du Rwanda et, notamment de lopération Noroît.
M. Michel Rocard a déclaré que M. Roland Dumas ne pouvait pas
avoir le souvenir dune intervention de sa part sur ce sujet.
M. Roland Dumas sest tout dabord réjoui de
loccasion qui lui était donnée dapporter quelques précisions et
daider au travail de la mission. Il a présenté en quelques mots la situation de
lensemble de lAfrique en 1990 et les interventions que le ministère avait
été amené à entreprendre au Rwanda sous sa direction, étant entendu que cette action
avait été menée en parfaite coordination avec les Premiers Ministres successifs et les
Ministres de la Coopération.
Formulant une observation de caractère général, il a dabord
indiqué que dans les années quatre-vingt dix, les acteurs se trouvaient, tant du côté
africain que du côté français, dans une situation assez paradoxale. Les événements
rwandais doctobre 1990 qui auront des prolongements jusquen 1994 se situaient
immédiatement après la rencontre de La Baule de juin 1990. La notion
" dAfrique du champ " pourrait laisser penser que les pays qui
en font partie se trouvent en harmonie. Or, il nen était rien, en particulier dans
la période évoquée car tout, en effet, y était contradictoire. Du côté africain,
dans cette période de transition due à lintervention du congrès de La Baule, la
variété simposait plutôt que lharmonie. Des pays, comme le Sénégal ou
lîle Maurice, connaissaient déjà des régimes démocratiques. Dautres, au
contraire, se trouvaient dans une situation de dictature plutôt que de régime
démocratique.
Les relations entre les pays du champ et la France nétaient pas
uniformes non plus au regard des accords de coopération et surtout de coopération
militaire. Avec certains, la France avait conclu des accords de coopération militaire
dassistance et de défense, avec dautres, à lextrême, aucun accord
nengageait notre pays.
Cétait le cas du Tchad car lorsque la France avait décidé
dy intervenir pour résister à linvasion extérieure, aucun accord de
défense navait été conclu avec ce pays. Cétait donc au nom des grands
principes généraux de la politique française que la décision dintervenir avait
été prise.
M. Roland Dumas a souligné que limportant appel au changement
lancé à La Baule pouvait se résumer en deux formules : " Le vent de
liberté qui a soufflé à lEst devra inévitablement souffler un jour en direction
du Sud " et - deuxième phrase qui résumait la pensée du Président de la
République de lépoque -: " Il ny a pas de développement sans
démocratie et il ny a pas de démocratie sans développement ".
M. Roland Dumas a estimé quau début des années 1990, le
dispositif institutionnel régissant la politique africaine de la France navait pas
changé depuis le Général de Gaulle. LAfrique restait un terrain réservé, mais
on constatait à lintérieur de lEtat une dispersion des compétences et des
centres de décision qui, si elle avait ses avantages, représentait un certain handicap
dans les moments de crise, même si elle saccompagnait fort heureusement dune
solide coordination. Cette coordination était assurée au niveau de la présidence de la
République, cest-à-dire au plus haut niveau de lEtat, qui bénéficiait de
lassistance de la cellule africaine et de létat-major particulier. Cette
organisation qui datait du début de la Veme République allait devenir un
handicap avec le temps.
Linfluence américaine commençait par ailleurs à se faire jour
en Afrique. Une réflexion était également en cours, sur la notion de droit
dingérence, sur ce quil voulait dire, si cétait un droit naturel ou un
droit créé par lensemble des nations, et comment il devait sexercer. Mais
personne nétait sûr ni de la conception quil fallait en avoir ni de
lusage quil fallait en faire.
M. Roland Dumas a indiqué que, lorsque loffensive du FPR a été
lancée le 1er octobre 1990, le Président de la République a commencé
très tôt, en liaison avec le Gouvernement, à réunir des conseils restreints. Avec
laide du ministère de la Coopération, le ministère des Affaires étrangères a
étudié les événements qui semblaient présenter des similitudes avec laffaire du
Tchad et de la Libye. On assistait, en principe, au retour de citoyens dun pays chez
eux, mais avec une aide extérieure. Il était en effet apparu très tôt que les actes
commis le 1eroctobre 1990 étaient en réalité soutenus fortement par un
pays voisin. La situation rappelait la politique du Colonel Khadafi entre 1985 et 1990,
qui consistait à prendre lapparence du soutien de revendications émanant des
nationaux dun pays voisin. Le colonel Khadafi prétendait quil était pour les
Tchadiens, derrière Goukouni Oueddeï, contre le Gouvernement de Hissène Habré. La
France a très vite découvert à la suite de ses propres investigations et grâce à
laide de ses alliés que derrière les Tchadiens du nord qui voulaient rentrer chez
eux se cachait en réalité larmée libyenne.
M. Roland Dumas a indiqué quil avait de même acquis très vite
la certitude que les "rebelles" du FPR étaient fortement soutenus par les
cadres et larmée de lOuganda. Certes, des éléments tutsis dorigine
rwandaise faisaient la guerre, mais ils étaient encadrés par lOuganda.
LOuganda leur fournissait des armements et des bases arrières où ils pouvaient se
replier. Cette situation posait à la France un problème, non seulement sur le terrain
juridique, en raison des accords qui dataient de 1975 et qui ont été rajeunis par la
suite, mais également sur le terrain politique : la présence de la France en
Afrique lobligeait à se préoccuper dune situation où un pays ami est
confronté à une agression extérieure.
M. Roland Dumas a indiqué quil avait alors proposé aux
membres du Gouvernement, au Premier Ministre, au Président de la République,
dintervenir. Puis il a présenté les deux initiatives prises dès que le danger qui
menaçait le Rwanda avait été mesuré. La ligne définie par le Président de la
République et par les premiers conseils restreints était claire et simple. Il
sagissait dabord de protéger les ressortissants français et étrangers. De
là, lopération qui a consisté à assurer le contrôle de laéroport, car
dans un pays enclavé comme le Rwanda, il était difficile denvisager une
évacuation par la terre. Il sagissait ensuite denvoyer, dans le cadre des
engagements qui nous liaient au Rwanda, des renforts pour arrêter loffensive qui
venait du Nord.
M. Roland Dumas a appelé lattention sur le fait quil a
été très précisément dit au cours de ce conseil restreint et au cours du conseil des
ministres, que la position de la France était de fournir au Rwanda les moyens de se
défendre contre une agression étrangère, mais quen aucun cas, les forces
françaises ne devaient intervenir dans ce combat. Il sagissait, en effet,
évidemment, dune résistance à une agression étrangère, mais aussi dun
problème intérieur auquel la France navait pas à se mêler. Non seulement la
France ne sest pas livrée à une intervention militaire directe mais elle a
recherché un rapprochement systématique en sadressant aux deux parties et à ceux
qui apparaissaient à lhorizon comme leur soutien. Cette action sinspirait du
discours prononcé quelques mois auparavant à La Baule, et visait à encourager le Rwanda
à sengager sur une voie démocratique, ce qui pouvait prendre plusieurs
formes : premièrement, la mise en place dun gouvernement de coalition,
doù la pression exercée sur le Président rwandais Habyarimana pour quil
cède un peu de terrain, change de mentalité et accepte de constituer ce
gouvernement ; deuxièmement, des élections et le retour de ceux qui aspiraient à
rentrer.
M. Roland Dumas a regretté que napparaisse peut-être pas
très bien dans les dépositions faites devant la mission, du moins dans ce qui en a été
rapporté par la presse, que, pour le chef de lEtat, la France devait faire ce
premier effort en faveur de la sécurité du Rwanda mais que, le plus tôt possible, un
arrangement intérieur devrait intervenir et que, si une intervention de maintien de la
paix apparaissait nécessaire, elle devrait incomber aux Nations Unies.
Cette position explique la nécessité dune action diplomatique
progressive, exposée à des progrès et à des reculs mais qui aboutira, après un
cessez-le-feu, et deux autres arrangements, à la signature du traité dArusha, en
août 1993.
Il a souligné que ce nétait pas un des moindres enseignements
de cette affaire que de constater que, malgré le changement de majorité et de
Gouvernement, la même politique a été poursuivie. Il a également insisté sur le fait
quen dépit du nombre des centres de décision et daction, il était important
quil y ait une coordination au niveau du chef de lEtat, ce qui a permis de
maintenir la ligne politique, telle quelle avait été définie dès 1990.
M. Roland Dumas a alors évoqué deux missions qui lui avaient été
confiées, indépendamment de celles qui consistaient à assurer, au niveau du quai
dOrsay, la coordination des actions diplomatiques. La première était dagir
sur le soutien apporté aux rebelles qui avaient envahi le Rwanda par le Nord. M. Roland
Dumas a indiqué quil avait été amené à se rendre à Londres, à deux ou trois
reprises, pour y rencontrer son homologue, M. Douglas Hurd, et obtenir de lui, dune
part, lassurance que le Royaume-Uni ne sengageait pas dans ce mouvement en
direction du sud, en soutien des troupes qui avaient franchi la frontière, et
dautre part, quil userait, au contraire, de son influence pour appuyer le plan
français de négociation et de constitution dun gouvernement de coalition dans la
perspective délections.
M. Roland Dumas a rappelé que lassurance lui avait été
donnée par le Gouvernement britannique que non seulement il soutenait laction du
Gouvernement français mais quil nétait pour rien dans loffensive du
FPR. Il a relevé quavec le recul, il pensait peut-être ne pas avoir saisi alors
toutes les nuances quil y avait dans ce propos et ne pas avoir suffisamment
remarqué que les Britanniques sétaient abstenus de lui parler des Américains. Il
a affirmé que, contrairement à ce que lon imagine, les Etats-Unis nourrissaient
depuis longtemps une visée, non pas de déstabilisation de la région mais de prise en
compte de ses évolutions dans leurs intérêts en terme de stratégie mondiale, en raison
notamment de la proximité du Soudan, quils considéraient comme une source de
terrorisme. Cet intérêt géostratégique faisait que les Américains poursuivaient,
depuis pas mal de temps, une même idée, ce que lon pouvait constater à la lecture
des télégrammes et au grand nombre de déplacements du Sous-Secrétaire dEtat pour
les Affaires africaines M. Hermann Cohen dans les pays dAfrique.
M. Roland Dumas a rapporté quayant fait savoir un jour à
M. Cohen quil serait heureux de le recevoir, comme Ministre des Affaires
étrangères, puisquil sintéressait beaucoup à lAfrique francophone,
il lui fut répondu de manière à peine polie, quaprès tout, les Américains
navaient pas à demander la permission de la France pour " se
promener " en Afrique.
M. Roland Dumas a indiqué que la seconde mission qui lui avait été
confiée était dintervenir auprès des Nations unies pour préparer au plus tôt le
remplacement des forces françaises par une force de lONU et quà cette
occasion, il avait constaté que certains membres du Conseil de sécurité
napprouvaient pas cette perspective avec ardeur.
Souhaitant établir un bilan, il lui est dabord apparu
nécessaire que la France redéfinisse à la lumière des incidents de 1990, une politique
densemble pour lAfrique et que sinstaure, un débat sur le plan
international, sur la notion dintervention, pour ne pas parler dingérence qui
a une connotation péjorative. En second lieu, il a regretté que la France nait pas
maintenu plus longtemps la présence de troupes dans lattente de larrivée des
forces de lONU. Ce maintien naurait toutefois pas changé grand chose à la
situation car la détermination avait été prise, et elle venait de loin, de reconquérir
le Rwanda par la force.
Laction menée jusquen août 1993 a réussi sur le plan
diplomatique mais non sur le plan militaire. Les Tutsis étaient non seulement de bons
guerriers mais aussi de bons stratèges. Lorsque la percée du nord a été arrêtée, ils
se sont comportés comme dautres au moment de la guerre des Ardennes et sont passés
par lest. Loffensive de 1993 qui menaçait à la fois les arrangements
politiques déjà conclus et lindépendance du Rwanda, a nécessité des
dispositions pour éviter que la capitale ne soit prise par les troupes rebelles.
Le Président Paul Quilès, rappelant que Roland Dumas avait
indiqué que la présence de la France au Rwanda reposait sur lengagement de
garantir la stabilité et la sécurité du pays, avec pour contrepartie la
démocratisation du système politique et le respect des droits de lhomme, et
soulignant quil était toujours facile de réécrire lhistoire, a demandé à
M. Michel Rocard sil pensait, avec le recul du temps, que le Président Habyarimana
faisait ce quil devait ou sil avait, comme lhypothèse en avait souvent
été évoquée au cours des travaux de la mission, en quelque sorte, joué un double jeu
en acceptant le dialogue avec lopposition intérieure et la négociation des accords
dArusha uniquement dans un but tactique.
M. Michel Rocard a souligné quil navait pas eu
connaissance écrite de laccord dassistance militaire de 1975.
Il a fait valoir quà lépoque, la France était liée par
plus dune dizaine daccords dassistance militaire avec divers pays
dAfrique et que ces accords représentaient simplement des compléments dune
politique générale qui consistait à favoriser les progrès vers plus de démocratie.
Il a estimé que lenjeu de laccord avec le Rwanda était
modeste et quil avait été signé à un moment où ce pays commençait seulement à
se construire en régime monoethnique persécuteur. Le régime rwandais ne commettait pas
encore de massacres. Les horribles "dix commandements" interviendront plus tard,
en 1990. Alors que lOuganda était placé sous lautorité dIdi Amin
Dada, le Rwanda représentait une zone paisible et tranquille et avait encore son image de
" Suisse de lAfrique " quHabyarimana va détruire assez
vite.
Il a exprimé un désaccord ponctuel avec M. Roland Dumas, non sur
les faits mais sur leur interprétation. Il a considéré quen 1975, les deux
Présidents Giscard dEstaing et Habyarimana étaient parfaitement fondés à signer
laccord de coopération militaire entre les deux pays mais que celui-ci fondera en
droit lappel à laide que le Président Juvénal Habyarimana a adressé à la
France au moment de loffensive du Front patriotique rwandais, en 1990.
Il a souligné que le Conseil des Ministres est une instance solennelle
où chaque mot compte, et où il est inconvenant dintervenir sur une affaire à
laquelle vous nêtes pas convié à vous mêler. Son ordre du jour est en outre
chargé. Il a ainsi mentionné quen tant que Premier Ministre, il se trouvait
impliqué dans la bataille de la CSG et la gestion de la crise du Golfe, après que le
Koweït eut été envahi. Son attention nétait pas appelée sur un problème dont
il eût été inconvenant quil se mêle, et il na pas prêté toute
lattention qui aurait convenu à lintervention militaire de la France.
M. Roland Dumas a fait remarquer, sans vouloir polémiquer avec son
ancien Premier Ministre, quil était un peu inquiet de constater que ce dernier
nécoutait pas beaucoup son Ministre des Affaires étrangères.
M. Michel Rocard a suggéré que la réciproque avait pu être
vraie et a proposé de laisser à la mission sa déposition écrite pour quelle soit
étudiée.
Il a récusé complètement la comparaison de la crise rwandaise avec
celle du Tchad. Khadafi était le chef dun Etat étranger, dont les troupes
nétaient quétrangères alors que le Front patriotique rwandais était pour
lessentiel composé de Rwandais tutsis. Il a rappelé que Paul Kagame avait trois
ans quand sa famille avait fui les persécutions anti-Tutsis. Cest pour cette raison
quil était anglophone et quil avait fait toute sa carrière en Ouganda.
Au fur et à mesure que le régime Habyarimana se durcissait, un
certain nombre de Hutus, dont lactuel Président de la République rwandaise,
Pasteur Bizimungu, rejoignaient le Front patriotique rwandais parce quils estimaient
nécessaire de le combattre. LOuganda était la base arrière du FPR. Il en avait
fourni les cadres, les uniformes, les munitions et des soldats, mais on ne peut pas
considérer que linstrument de combat que constituait le FPR ait été aux mains
dune puissance étrangère.
M. Michel Rocard a estimé que la France sétait trompée de
camp et quelle avait soutenu trop longtemps un régime qui devenait indigne. Mais
elle était liée par un acte légal de solidarité, qui aurait nécessité beaucoup de
solennité et deffort de collecte dinformations pour être dénoncé à temps.
M. Pierre Brana, a rappelé au Premier Ministre quil avait
déclaré, le 6 octobre 1990 à la télévision : " Nous avons envoyé
des troupes pour protéger les ressortissants français, rien de plus. Cest une
mission de haute sécurité et un devoir républicain ". Il a alors
souligné que, si quelques jours avaient suffi pour évacuer tous les ressortissants, nos
soldats étaient ensuite restés au Rwanda. Il a demandé à M. Rocard sil y avait
eu débat à ce sujet au conseil des ministres, dans la mesure où sa déclaration du
6 octobre se trouvait dépassée par les événements, et sil existait une
divergence à cet égard avec le Président de la République.
M. Michel Rocard a répondu quil ny avait pas eu
divergence avec le Président de la République sur ce sujet étant donné que, ne
disposant pas dinformations, il nentendait pas soutenir une thèse différente
de la sienne et que la nécessité de protéger nos ressortissants était incontestable.
Il a reconnu que cétait longtemps après quil avait appris que les soldats
français avaient fait plus que cela. Il a souligné que lon tenait pour acquis au
Rwanda que le fondateur du Front patriotique rwandais, et de larmée de libération,
le Général Fred Rwigyema, avait été tué, lors de loffensive doctobre
1990, par un obus français tiré par des artilleurs français. Il a alors estimé
important que la mission puisse éclaircir cette question et infirmer une rumeur qui
lavait beaucoup gêné pendant son voyage, dans la mesure où il naurait pas
été en état de la démentir formellement. Selon lui, les troupes françaises étaient
allées au-delà de la mission qui découlait dune lecture honnête du
procès-verbal du conseil des ministres.
Le Président Paul Quilès a souligné que, sur ce point, la
mission disposait de documents abondants qui lui permettront de progresser dans
létablissement des faits. Il a indiqué quau conseil des ministres du
17 octobre, M. Roland Dumas avait précisé que nos troupes avaient évacué 316
ressortissants, soit environ la moitié de la communauté française, conformément à la
mission impartie à lopération Noroît et que le Président de la République avait
alors souligné : " lintervention de nos troupes au Rwanda
na pas dautre objet que dassurer la protection de nos compatriotes. La
France na pas à se mêler des combats dorigine ethnique qui se déroulent
dans ce pays. Nous entretenons des relations amicales avec le Gouvernement du Rwanda, qui
sest rapproché de la France après avoir constaté la relative indifférence de la
Belgique à légard de son ancienne colonie. "
M. Bernard Cazeneuve a souhaité avoir des précisions sur les
modalités dengagement de lopération Noroît. Il a estimé quil
nétait pas anormal au regard de la Constitution que la décision dengager une
opération aussi lourde que lopération Noroît, fût-elle réduite à une
opération dévacuation de ressortissants, puisse relever dune prérogative du
Président de la République.
M. Michel Rocard a répondu à M. Cazeneuve quil partageait
entièrement son analyse.
M. Bernard Cazeneuve a considéré quen cas
dintervention française dans un pays étranger, les décisions relevaient de la
prérogative conjointe du Président de la République, lorsquil sagissait
dopérations militaires, et du Gouvernement pour la politique de développement, ou
les actions diplomatiques. De plus, lorsquune opération comme Noroît est engagée,
une cellule de crise rassemblant tous les cabinets des ministres concernés se réunit au
ministère des Affaires étrangères.
M. Roland Dumas a ajouté quà un niveau supérieur à celui
de la cellule de crise, des réunions sont constamment provoquées par le Président de la
République, sous la forme de conseils restreints réunissant les ministres compétents
pour traiter un sujet donné. Il a estimé quen comparaison dautres
opérations réalisées en Afrique, Noroît navait pas été une opération lourde.
Elle avait un double but. Le premier et le plus urgent était dévacuer les
ressortissants. Mais il y avait aussi une obligation juridique générale, résultant des
accords passés avec le Rwanda, qui consistait à fournir une formation, dabord à
la Gendarmerie, puis aux forces armées rwandaises. A cet effet, ont été envoyées sur
place au titre de Noroît deux ou trois centaines dhommes qui avaient pour mission
dassister les forces rwandaises sans intervenir directement dans le combat. La
seconde mission de lopération Noroît était donc daider larmée
rwandaise à résister à une agression venue de lextérieur.
Lopération restait légère mais elle allait devenir plus
importante après loffensive sur le sud-est du Rwanda, qui menaçait Kigali.
Lintervention militaire française était donc destinée, dune part, à
lévacuation des ressortissants français et belges, et, dautre part, à
assister larmée rwandaise, afin quelle puisse rétablir lordre dans la
zone et que notre coopération civile avec le Rwanda puisse se dérouler normalement en
favorisant notamment la marche vers la démocratie.
Le Président Paul Quilès a relevé que linformation
du Parlement sur les accords de coopération ferait vraisemblablement partie des
propositions de la mission. En effet, non seulement des accords restent secrets, mais les
ministres concernés nen ont pas connaissance. Linformation du Parlement sur
les accords qui nous lient aux pays africains permettrait une plus grande transparence et
une meilleure connaissance du cadre précis de nos intervention militaires.
Il a considéré que lopération Noroît était allée au-delà
des accords de coopération existants. Sil sagissait, dans un premier temps,
dévacuer nos ressortissants, à la suite de ce que daucuns ont appelé une
attaque simulée de Kigali, permettant au Président Habyarimana de demander des effectifs
supplémentaires, la présence militaire française au Rwanda sest prolongée, alors
que les accords en vigueur ne permettaient pas daller aussi loin.
M. Bernard Cazeneuve soulignant que le Président de la République
est le chef des armées, que le Gouvernement conduit la politique de la nation, que des
cellules de crise sont mises en place et que des conseils restreints sont réunis, a
demandé comment les institutions ont concrètement fonctionné dans le cas rwandais, face
à un problème courant et classique en Afrique.
M. Michel Rocard a indiqué quil était hautement
vraisemblable que son conseiller sécurité ait participé à la cellule de crise, ainsi
que son conseiller diplomatique. Dès lors quil excluait toute possibilité
dinfluer sur les décisions relatives à la question rwandaise, il y avait pris un
intérêt inférieur à la normale. Il sétait consacré avant tout à la bataille
de la CSG, et avait suivi la préparation de la guerre du Golfe, mais non laffaire
rwandaise. La mécanique de lEtat fonctionnait, les organigrammes officiels sont une
chose et la réalité des relations de confiance entre décideurs en est une autre. Compte
tenu de la Constitution et de la nécessité dun commandement unique dans les
affaires graves, il était normal quil ny ait eu quun seul chef.
M. Michel Rocard na pas discuté cette attribution constitutionnelle, même
sil a été attentif à ce que les formes soient respectées*.
M. Roland Dumas a ajouté que, lorsque des réunions se tenaient au
quai dOrsay, il veillait à ce que Maurice Ripert, membre du cabinet du Premier
Ministre fût présent. Il lui était alors demandé expressément de rendre compte au
Premier Ministre, qui avait la responsabilité dune partie de laction. Il a
souligné que, lorsque se tenaient chaque semaine à lElysée les réunions
consacrées à la préparation de la guerre du Golfe, étaient toujours présents non
seulement les militaires, mais aussi le Premier Ministre, qui prenait part à la
discussion et, par conséquent, à la décision.
M. Michel Rocard a confirmé les propos de M. Roland Dumas. Il a
relevé que, dans le cas de la guerre du Golfe, lengagement était plus grave et
plus lourd. Pour ce qui est du partage des responsabilités dans la gestion de la crise
rwandaise, il a distingué entre les décisions de gestion et les décisions
dorientation. Il a regretté ne pas avoir eu suffisamment dinformations sur
les "dix commandements" de 1990 et sur le régime Habyarimana, qui méritera à
la fin lappellation technique, par un universitaire, de nazisme tropical. La nature
des délibérations de puissance publique pour sengager était telle quil
fallait que léquilibre des causes soit représenté. Cette condition na pas
été remplie. M. Michel Rocard sest donc interrogé sur le déséquilibre qui
a caractérisé linformation de lappareil de lEtat et a qualifié
lintervention de la France de faute géopolitique mais non de faute contre
lhonneur. Au cas où une faute contre lhonneur aurait éventuellement été
commise, il appartiendra à la mission de lévaluer, notamment en déterminant si
laide aux forces armées rwandaises a été maintenue alors que le scandale était
devenu trop grave. Il a demandé quil lui soit donné acte que la portée de la
décision dintervenir au Rwanda navait pas été débattue au sommet de
lEtat dans des conditions équilibrées au moment où il le fallait et quil
avait, pour sa part, loyalement fait fonctionner la machine de lEtat et appliquer
les décisions prises.
Le Président Paul Quilès a relevé quil appartenait
également à la mission dexaminer comment avaient fonctionné les mécanismes
dinformation des autorités compétentes, puisquelle avait accès aux
documents concernés, qui ont été déclassifiés pour les besoins de ses travaux, en
particulier les télégrammes diplomatiques, les rapports de mission et les déclarations.
Mme Edith Cresson a souligné que le rôle du Premier Ministre est
très lourd et que celui-ci est sollicité de toutes parts. Il a pour mission de conduire
la politique de la nation qui consistait, dans la gestion des problèmes africains, à se
conformer au discours de La Baule, cest-à-dire à aider les pays dAfrique
francophone à évoluer vers davantage de démocratie par tous les moyens possibles,
notamment par la voie diplomatique.
Se demandant si le Président Habyarimana avait eu des
arrière-pensées, sil avait été sincère lorsquil a constitué un
gouvernement avec lopposition ou pris des dispositions apparemment démocratiques,
elle a estimé que les événements semblaient plus compliqués. Quant à laction du
Premier Ministre, elle a pu consister par exemple, à tout faire pour que les Ministres
des Affaires étrangères ougandais et rwandais se rencontrent -comme ce fut le cas en
août 1991- que des missions diplomatiques françaises puissent se rendre sur place ou que
la visite du major Kagame auprès du directeur des Affaires africaines et malgaches se
passe bien. Mme Edith Cresson a indiqué que le Premier Ministre ne lisait pas tous
les télégrammes, quil disposait pour cela auprès de lui dune cellule
diplomatique et dun conseiller militarise. Elle a également souligné que pendant
la période où elle était à Matignon, elle avait été principalement tenue informée
de lactivité diplomatique relative au Rwanda qui, à ses yeux, représentait
lessentiel de laction de la France à ce moment.
M. Jacques Myard a demandé à M. Michel Rocard ce qui, à part la
victoire militaire du FPR, lui faisait dire que la France sétait trompée de camp,
alors que de 1990 à 1992, rien ne disait que les choses allaient tourner de cette
manière. Il a considéré quil nétait absolument pas sûr et certain que
lon sétait trompé de camp mais que la situation avait évolué dans un sens
qui avait échappé aux puissances extérieures.
Il a également demandé à M. Roland Dumas quel motif avait conduit le
Président Mitterrand à décider de sengager, non pas sur la base de laccord
de 1975, qui était un accord dassistance technique ordinaire, mais sur la base de
principes généraux du droit international selon lesquels un Etat peut en aider un autre
face à une agression.
M. Michel Rocard a rappelé que le Président de la République
avait eu, en plusieurs occasions, la possibilité de sexprimer à propos de la crise
rwandaise. Il était lui-même, dès le début, assez en accord avec lanalyse du
Président de la République. La comparaison avec la crise tchadienne doit être
modérée, mais elle nest pas dépourvue de tout intérêt. Loffensive du FPR
était une agression venue de lextérieur, disposant de moyens extérieurs au pays,
conduite par des ressortissants du Rwanda et pouvant conduire à un renversement de
situation. Mais ce qui intriguait beaucoup le Président de la République était,
au-delà de cette réflexion, de constater que la France, qui sétait engagée à
maintenir la stabilité au Rwanda, mais aussi dans dautres pays de la région,
devait honorer cet engagement sous peine de perdre une partie de son crédit, au
détriment dautres influences, et de ne plus avoir le même prestige et ni la même
autorité à légard dautres pays de lAfrique noire.
Il a relevé que ce raisonnement avait prévalu aussi au Tchad et a
indiqué que lorsque larmée de M. Goukouni Oueddei descendait du Tibesti, avec
derrière elle laviation libyenne, la France avait accueilli à Paris tous les chefs
dEtat de lAfrique noire. Ceux-ci avaient alors demandé aux autorités
françaises de ne pas abandonner la partie du territoire tchadien où se déroulait
loffensive, une théorie voulant que le Tchad soit exposé au risque dun
partage en deux régions, parce que, si la France nintervenait pas, ce genre
dopérations venues de lextérieur, et plus ou moins présentées comme des
revendications de politique intérieure, allaient se multiplier.
M. Pierre Brana a observé que, si le Président Habyarimana avait
réglé le problème des réfugiés, leurs enfants nauraient pas cherché à revenir
dans leur pays et que lon pouvait dès lors considérer loffensive
doctobre 1990 à la fois comme une agression extérieure et comme une guerre civile.
Et, en fait, comme une tentative de retour au pays de réfugiés rwandais avec une aide
extérieure.
M. Roland Dumas a répondu que sur le plan historique, les
querelles entre ethnies lui rappelaient les guerres de religions que la France a connues.
Lorsque les protestants et les catholiques saffrontaient, les premiers cherchaient
le soutien de la grande puissance protestante la plus proche, qui était
lAngleterre, doù le siège de La Rochelle, et les seconds sadressaient
à la puissance catholique également la plus proche, à savoir lEspagne.
Il a estimé que le raisonnement suivi à propos de la crise rwandaise
nétait pas contraire aux données de lHistoire et à la réalité des faits,
quil sagissait dune agression venue de lextérieur, même si elle
portait la revendication légitime dune minorité davoir été évincée de la
vie politique intérieure du Rwanda et même si le régime imposé par un Hutu du nord, le
Président Habyarimana, était devenu odieux avec le temps. Le droit dont se réclamait le
FPR pouvait sexprimer dans un régime démocratique, que la France souhaitait aider
à instaurer mais il est possible de se demander sil était juste daller
chercher une aide extérieure pour combattre par la force une autorité légitime reconnue
sur le plan international alliée de la France.
M. Michel Rocard a ajouté que M. Roland Dumas avait raison de
renvoyer à une longue histoire même sil nen avait pas nécessairement la
même lecture. Il a fait un parallèle entre le Front patriotique rwandais qui a mis fin
au génocide et peut être considéré comme une armée de libération venue de
létranger, et la division Leclerc venue dAngleterre. Il a estimé que sa
lecture des événements le conduisait à penser quil sagissait dune
guerre civile, dans laquelle une armée de libération était venue de lextérieur,
parce quelle ne pouvait pas se former à lintérieur, et avait entrepris la
reconquête du pouvoir avec lappui dun pays étranger selon un schéma très
classique dans le monde contemporain.
Pour répondre avec précision à M. Jacques Myard, il a fait
valoir que, sur le plan de la moralité, dès les années 1985-1990, le régime
Habyarimana était devenu infiniment plus odieux que dans le passé, que le voulaient ses
engagements internationaux et, en tout cas, que ce que souhaitaient pour leur avenir les
Rwandais en train de créer le Front patriotique rwandais.
Il a convenu quil sagissait dune analyse politique et
non dun jugement sur le droit et lhonneur. Il a remercié M. Pierre Brana
davoir précisé cette interprétation, soulignant quon était dans
lévaluation politique. Lidée que lavenir de lAfrique appartient
à des pays plus démocratiques et plus respectueux des droits de lhomme et
quil ny a pas de développement sans démocratie, était déjà partagée par
les adversaires dHabyarimana. Cest en ce sens que la France sest
trompée de camp et cest pour cette raison quelle se trouve dans une grande
difficulté pour entretenir une relation sérieuse avec lAfrique de lEst
solidaire de Paul Kagame.
Le Président Paul Quilès a demandé à M. Michel Rocard si,
avec le recul, il envisageait un seul instant que le Gouvernement français, le sien ou le
suivant, aurait pu dans un pays dAfrique comme le Rwanda défendre le FPR,
cest-à-dire un mouvement qui visait à abattre le régime au pouvoir.
M. Michel Rocard a rappelé quun gouvernement se posait
souvent la question de savoir sil avait raison de soutenir un régime légal, à la
moralité un peu incertaine sur le plan des droits de lhomme. Il a estimé que si,
en 1990, il avait participé à la chaîne de décision et sil avait eu
linformation que, dès 1990, le régime dHabyarimana était ce quil y
avait de plus abominable parmi les pays avec lesquels la France coopérait, il se serait
battu pour une autre orientation. Il a affirmé quil fallait néanmoins sauver nos
ressortissants, ce qui était une autre affaire.
Le Président Paul Quilès a relevé que, même sil
sagissait dune autre affaire, il fallait commencer par là.
M. Michel Rocard a fait valoir que le Front patriotique rwandais
navait jamais menacé les ressortissants européens.
M. Jean-Louis Bernard a demandé à M. Roland Dumas sil avait
rencontré personnellement le Général Habyarimana et si, entre 1988 et 1993, son
ministère considérait le Président rwandais comme un dictateur africain imperméable à
des pressions morales, politiques, économiques ou bien, au contraire, comme un homme
dEtat modéré, capable de faire avancer le partage du pouvoir et la démocratie. Il
a estimé que, selon les époques, on peut être politiquement efficace mais éthiquement
incorrect.
M. Michel Rocard a souligné que si des divergences
danalyse étaient apparues en 1990, à la lecture des "dix commandements",
elles nétaient pas venues à sa connaissance.
M. Jean-Louis Bernard a également souhaité savoir sil y
avait eu une divergence ou une convergence danalyses entre la cellule africaine de
lElysée, le ministère des Affaires étrangères et le ministère de la
Coopération et si rétrospectivement, M. Roland Dumas ne pensait pas que les différents
ministères avaient gravement sous-estimé le poids politique, militaire et surtout
médiatique du Front patriotique rwandais. Enfin, se déclarant frappé quà la fin
de son propos liminaire, M. Roland Dumas ait parlé des " rebelles "
du FPR, il lui a demandé sil considérait quactuellement, à Kigali, le
pouvoir était aux mains de rebelles ou de Hutus ralliés et de Tutsis exilés
dorigine rwandaise.
M. Roland Dumas a dabord indiqué quil avait, en effet,
rencontré plusieurs fois le Président Habyarimana. Chaque fois que le Président de la
République le recevait, il conviait également M. Roland Dumas. Le Président
Habyarimana était également venu lui rendre visite au Quai dOrsay, pour une
rencontre en tête à tête. Il avait également eu un entretien avec lui lorsquil
était de passage à Paris, dans un salon de laéroport de Roissy. Il a indiqué
quil lui avait tenu à chaque fois le même discours que celui quil venait de
rappeler.
Le quai dOrsay estimait que le régime du Président Habyarimana
nétait pas un modèle de vertu et de démocratie, mais quil présentait
lavantage de maintenir dans le pays une certaine stabilité.
Dès que lon sest préoccupé de lévolution
politique du Rwanda, des pressions constantes ont été exercées sur le Général
Habyarimana dont la réponse était toujours : " Je ne peux pas aller
plus vite et plus loin dans limmédiat, mais comptez sur moi ". En
réalité, il a eu la volonté dévoluer, mais il était en même temps tenu par son
appareil et par ses extrémistes. Il sappuyait sur le clan de sa femme et sur
lethnie hutue du nord. Il était " prisonnier " de cette ethnie,
le mot " prisonnier " devant, comme le mot
" rebelle " être compris entre guillemets.
Il a fait observer que quelques difficultés avaient parfois surgi avec
la Direction des affaires africaines - pas du tout avec le ministère de la Coopération
-, qui trouvait que, de temps en temps, la cellule africaine de lElysée
" tirait un peu la couverture à elle ". Cétait presque devenu
un automatisme, qui nétait pas particulier au Rwanda. Quand un chef dEtat
africain nobtenait pas tout ce quil voulait du ministère de la Coopération,
du ministère des Affaires étrangères, du ministère des Finances ou de la Caisse
centrale de coopération, il appelait un collaborateur du Président de la République,
parce quil pensait quil aurait un contact direct plus efficace. Cétait
un léger dysfonctionnement, mais il ny avait pas de divergences.
Laspect médiatique de la crise rwandaise a été probablement
sous-estimé, de même que limportance du mouvement favorable au FPR et le soutien
quil avait su mobiliser pour atteindre ses objectifs. Se contenter de dire que
cétait une guerre civile qui prolongeait les guerres ethniques du passé ne
correspond pas tout à fait à la situation car, sur le plan technique, le mouvement qui
venait du Nord était beaucoup plus puissant, organisé et habile que ne laurait
été une simple insurrection et la démonstration a été faite de son efficacité.
Il a jugé que la désignation du FPR par le terme de
"rebelles" employé entre guillemets rendait compte de lévolution des
circonstances historiques et a rappelé que, pendant lOccupation, les résistants
étaient qualifiés de " terroristes ", avant de devenir les
vainqueurs et les gestionnaires du pays.
Mme Edwige Avice a observé quil y avait au Rwanda 85 à
90 % de Hutus et que cette situation donnait la mesure des difficultés rencontrées.
En tant quancien Ministre de la Coopération, elle a déclaré
quil lui était difficile dentendre que la France navait pas choisi le
bon camp. Elle a estimé quà lépoque, la France risquait dêtre prise
à partie, dans beaucoup de pays, par une ethnie ou par une autre, par un camp ou par un
autre avec, au milieu, ses ressortissants. Elle a considéré que la seule règle à
garder en tête, est que la démocratie, comme la réconciliation nationale, ne se
construit quen fonction dévolutions internes et quil sagit
parfois dun long processus. Ce nest pas par des interventions extérieures ni
en choisissant un camp plutôt quun autre que lon peut aboutir à ce
résultat.
M. Michel Rocard a récusé la notion de camp et a préféré
celle de cause soulignant que le drame avait largement frappé tous ceux qui
navaient pas envie de tuer, quils fussent Tutsis ou quils fussent Hutus,
et à qui on a enlevé la parole. Le tiers des massacrés du génocide étaient des Hutus
modérés, cest-à-dire ceux qui avaient refusé dêtre enrôlés dans les
pelotons de tueurs.
M. François Lamy, rappelant que la France était intervenue
directement au Tchad sans accord de défense, et au Rwanda sur la base dun accord de
coopération militaire, dont ce nétait pas vraiment lobjet, a estimé que
dans les deux cas lintervention était dénuée de base juridique.
Il a alors demandé à M. Roland Dumas sil navait pas
limpression davoir appliqué un schéma classique sur un pays mal connu, parce
quhistoriquement, il ne faisait pas partie des pays anciennement colonisés par la
France. Puis, il a souhaité savoir pourquoi, alors que la France veillait à être très
présente et ne désirait pas que les Américains interviennent, elle avait décidé
brusquement, en 1993, de " passer la main " à lONU, tandis
quà la même période cette organisation montrait ses limites en Bosnie et faisait
déjà lobjet de critiques. Pourquoi, après sêtre engagée pendant trois
ans, la France avait-elle choisi de se désengager au profit dune organisation dont
elle savait que lefficacité militaire nétait pas sa plus grande qualité.
M. Roland Dumas a confirmé que les autorités françaises avaient
agi de façon classique mais quelles sétaient trouvées devant une situation
secouée de courants contraires, tels que ceux suscités par le discours de La Baule, et
une évolution quil était facile de concevoir mais difficile de réaliser. Il a
risqué un jeu de mots sur un poème célèbre en proposant la formule : nous
avons essayé sur des vers anciens de faire des chants nouveaux.
Il a rappelé quil avait dabord été fait appel à
lOUA, qui avait fait très vite la démonstration de son impuissance, ce qui
nétait pas la première fois. La France était animée par le désir de maintenir
la stabilité du Rwanda, sans être pour autant engagée dans un conflit dont elle sentait
bien quil allait prendre une mauvaise tournure, surtout après les offensives de
1993 et où larmée française risquait dêtre impliquée outre mesure.
Le Président de la République avait donné comme instruction de
contacter dabord lOUA, ensuite lONU, pour favoriser linstauration
dun régime démocratique ou dun embryon de régime démocratique avec la
présence dune force internationale.
Il a ajouté que sil avait été encore en fonction en 1994, il
aurait plaidé pour le maintien des forces françaises pour permettre aux forces de
lONU de prendre mieux le relais et dans de meilleures conditions.
Le Président Paul Quilès a rappelé à M. François Lamy que la
mission, en létat actuel de ses travaux, constatait que lOUA avait échoué,
bien que des demandes nombreuses lui aient été faites pour quelle contribue à la
solution du conflit et que le Président Museveni en ait été le président en exercice
en 1990.
M. Roland Dumas a relevé que cet argument avait été avancé
puisquon pensait que le président de lOUA mènerait des actions que le
président de lOuganda aurait été peut-être réticent à entreprendre.
Le Président Paul Quilès a ajouté que, sagissant de
lONU, la mission poserait des questions à ses responsables actuels et de
lépoque, étant donné quelle constatait dans tous les documents auxquels
elle avait accès, quil ny avait pas eu de véritable volonté de sa part de
sintéresser sérieusement au dossier du Rwanda, pour parler en termes
diplomatiques.
M. François Loncle, évoquant lattentat commis en avril 1994
contre lavion du Président Habyarimana, a souhaité connaître le point de vue de
M. Roland Dumas sur les circonstances de cet événement tout à fait décisif.
M. Roland Dumas a répondu quil ne pouvait se livrer
quà un certain nombre de considérations techniques sur larme utilisée.
Rappelant le vieil adage : " A qui profite le crime ?
", il a exprimé le sentiment profond que cétait une opération politique
destinée à casser le processus de paix, notamment le processus dArusha. Il a
remarqué que cet attentat navait profité quà ceux qui étaient opposés aux
accords dArusha qui étaient en cours dapplication, cest-à-dire les
extrémistes de plusieurs camps.
Il a estimé que si la pression internationale, en particulier
française, avait continué de sexercer sur le Président du Rwanda, on aurait pu,
sinon améliorer lhomme, du moins faire évoluer le régime. Il nen reste pas
moins quà partir du moment où il avait accepté le processus dArusha, il
avait signé son arrêt de mort, mais les coups pouvaient venir aussi bien de son camp que
de lautre.
M. Michel Voisin, rappelant que la présence des troupes
françaises, belges et zaïroises avaient aidé, par leurs
" gesticulations ", les FAR à repousser loffensive du FPR
doctobre 1990, a demandé ce qui avait motivé la décision politique de maintenir
les forces françaises, alors que les autres forces sétaient retirées et que, par
la suite, les Nations Unies avaient mis en place le groupe des observateurs neutres.
M. Roland Dumas a souligné que la France avait eu une autre
approche du problème. Les Belges sétaient retirés à la suite dune campagne
menée contre eux car leur présence était difficilement admise, dans la mesure où ils
représentaient lancienne puissance coloniale, ce qui nétait pas le cas de la
France. Pour ce qui est du Zaïre, on demandait toujours au Général Mobutu
daccompagner les interventions destinées à préserver la stabilité régionale,
mais à la première occasion, il retirait ses éléments. La France était venue pour
assurer lévacuation de ses ressortissants, ce qui a été fait, bien que des
Français soient restés là-bas, et parce quelle avait une obligation, à
légard du Rwanda, que les autres pays navaient pas notamment en matière de
formation des forces rwandaises qui devaient recevoir une assistance.
Il a indiqué que, sagissant du maintien de nos forces, il avait
assisté au conseil au cours duquel la décision avait été prise et quil y avait
été favorable, parce quil sentait que les difficultés allaient renaître et que
les renseignements, notamment les télégrammes reçus de lOuganda, ne rassuraient
pas sur les intentions du FPR. Il a été de ceux qui ont dit quil fallait, au moins
pendant quelque temps, voir ce qui allait se passer. Les effectifs nont alors pas
été augmentés, au contraire, ils ont été réduits à quelques dizaines dhommes.
M. Bernard Cazeneuve, a souhaité revenir sur la remarque de
M. Roland Dumas selon laquelle les Etats-Unis développaient à légard de la
région des Grands Lacs un fort tropisme qui avait conduit le Sous-Secrétaire dEtat
Hermann Cohen à refuser de le rencontrer alors quil était sollicité sur cette
affaire. Il a indiqué, à ce propos, que les documents émanant du ministère des
Affaires étrangères quil avait pu consulter témoignaient, jusquen 1992, du
souci de la France de préserver son influence, alors quaprès cette date
lintervention américaine paraît être davantage souhaitée.
Il a souhaité savoir si M. Roland Dumas pensait quil était
judicieux de vouloir régler le problème seuls, alors que sa complexité extrême
apparaissait dès lorigine et que les Etats-Unis pouvaient exercer sur
lOuganda la même pression que celle que nous exercions sur le Président
Habyarimana.
Enfin, il a interrogé M. Roland Dumas sur les dispositifs
diplomatico-militaires de gestion des crises en Afrique. Il a demandé si son expérience
au Quai dOrsay lui permettait destimer que la Mission militaire de
coopération, qui dépend du ministère de la Coopération, facilitait laction ou,
au contraire, entretenait lopacité lors de la gestion des crises.
M. Roland Dumas a rappelé quil avait tenu à mentionner
lincident survenu avec M. Hermann Cohen, en sachant que, bien évidemment, des
rencontres se tenaient au niveau des chefs de service et quil avait approuvé la
réunion à laquelle ce diplomate américain avait participé au quai dOrsay avec
Paul Dijoud. Il a toutefois regretté la désinvolture avec laquelle les Etats-Unis, se
sachant dans une zone dinfluence française et le reconnaissant, traitaient la
France.
Il a indiqué quil linvitait à Paris pour un échange de
vues et quil avait trouvé sa façon dagir un peu cavalière. Il a précisé
quil avait choisi dintervenir prioritairement auprès des Britanniques,
influents en Ouganda pour associer les Américains, mais le processus était déjà bien
avancé et le Royaume-Uni navait plus de capacité dintervention.
La difficulté du jeu à conduire avec les Américains tenait au fait
quils tenaient des propos dans les discours officiels et dans les rencontres et
avaient, avec les Etats concernés, des comportements différents et en contradiction avec
ces propos. Il a souligné quil avait assisté à des manuvres de cet ordre
dans des pays où la présence des Etats-Unis nétait absolument pas justifiée, si
ce nest par la richesse du sous-sol, par exemple, au
Gabon, o? lintervention des délégations américaines se faisait insistante. Il a
relevé que la politique américaine sétait ensuite légèrement infléchie
et que les choses étaient revenues un peu dans lordre, en raison de
léquilibre des deux forces en présence : le Gouvernement et les intérêts
économiques.
Enfin, il a fait observer que la mission militaire de coopération,
dans la mesure où elle avait de bons rapports avec les services du ministère de la
Défense, pouvait être utile mais quil y avait des tiraillements entre
administrations.
M. Pierre Brana a souhaité savoir si effectivement les Etats-Unis
sintéressaient moins au Rwanda quà lOuganda, notamment comme point
dancrage dans la lutte contre certaines influences provenant du Soudan. Puis il a
demandé si une réflexion avait été engagée au niveau ministériel ou à celui du
conseil des ministres sur la manière dont le discours de La Baule avait pu être perçu
en Afrique de lEst, étant donné la spécificité de cette région, que la France
connaissait peu, et qui est très différente de lancienne AOF et de lancienne
AEF.
Enfin, il a demandé si la position française aurait été la même si
le FPR avait été principalement composé de Tutsis burundais ou zaïrois,
cest-à-dire de francophones.
M. Roland Dumas a partagé le point de vue selon lequel le Rwanda
était un relais pour les Etats-Unis et quils étaient plutôt intéressés par
lOuganda et par la proximité du Soudan, les services spéciaux américains
considérant ce pays comme un lieu de formation de terroristes.
Il a affirmé queffectivement la région des Grands Lacs
nétait pas du tout comparable à lAfrique francophone qui avait connu la
colonisation française et que la présence de la France y était de plus fraîche date.
Il ny a rien de commun entre les " eaux mêlées " du Sénégal
et de la France, par exemple, et des pays comme le Burundi et lOuganda, qui ont
connu dautres systèmes coloniaux, qui ont été bouleversés par lhistoire et
qui ont connu successivement loccupation allemande, loccupation belge et enfin
une présence française.
Il a rappelé que la francophonie avait été un argument utilisé en
faveur de lintervention française. Dans lesprit du Président de la
République, elle créait une obligation de solidarité mais il nétait pas question
de revenir à lesprit de Fachoda. Il ne sagissait pas dune rivalité
entre le monde anglo-saxon et le monde francophone, mais la constatation quil y
avait, dun côté, des Tutsis francophones, de lautre, des Tutsis anglophones,
constituait une complication supplémentaire. Ce facteur na cependant pas été
déterminant.
Audition de M. Ahmedou OULD-ABDALLAH
Ancien représentant spécial du Secrétaire général de lONU au
Burundi
(séance du 1er juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Ahmedou
Ould-Abdallah, représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies au
Burundi de novembre 1993 à octobre 1995. Il a rappelé que depuis 1985, il était chargé
des questions africaines aux Nations Unies, et quà ce titre il avait été envoyé
en mission au Burundi, notamment pour aider au rétablissement du dialogue entre les
différents partis burundais, pour contribuer à la restauration des institutions
démocratiques après lassassinat du Président Ndadaye, en octobre 1993, et pour
favoriser la constitution dune commission denquête sur cet événement. Il a
également souligné son rôle, que de nombreux observateurs ont considéré comme
essentiel, dans lapaisement des tensions qui ont suivi la mort du Président
burundais, Ntaryamira, lors de la destruction de lavion du Président Habyarimana.
Il a indiqué que, depuis 1996, M. Ahmedou Ould-Abdallah exerçait les fonctions de
Secrétaire exécutif de la Coalition mondiale pour lAfrique, organisation
intergouvernementale chargée dencourager les réformes institutionnelles,
économiques et politiques en Afrique, de favoriser le dialogue interafricain et de
réfléchir aux modes de prévention des conflits sur ce continent.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a indiqué que son intérêt pour la
région des Grands Lacs tenait au fait quil avait exercé pendant deux années les
fonctions de représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies au Burundi.
Il a estimé que le Rwanda était une belle région, mais une région tendue où les
antagonismes -que lon cherchait à exporter- sont très forts. Il a précisé
quil était environ 20 heures 20, 20 heures 30 à Bujumbura quand la tour
de contrôle a averti de difficultés à Kigali et ce nest quun peu plus tard
quil a appris que lavion du Président rwandais avait explosé.
Peu après lattentat, il est entré en contact avec le président
de lAssemblée du Burundi à qui il a demandé de convoquer le Premier Ministre, le
Chef détat-major et le Ministre de la Défense, afin denvisager les mesures
à prendre, concernant notamment la déclaration annonçant quun accident venait de
se produire. Le Président Ntaryamira étant certainement mort, il fallait agir vite de
façon à prendre de vitesse tous les extrémistes et apaiser la situation. Pendant la
préparation du discours du Président de lAssemblée, il a appelé New York -vers
21 heures 30- pour informer le Secrétaire général de lONU de la situation.
Il a également appelé ses collègues de Kigali. Vers 22 heures 30, accompagné du
Président hutu de lAssemblée burundaise, il sest rendu à létat-major
prévenir toutes les garnisons militaires et le Président de lAssemblée a appelé
tous les gouverneurs de province pour leur demander de collaborer avec les militaires.
Le vendredi 8 avril et le samedi 9 avril, les personnels
civils des Nations Unies ont quitté Kigali pour Bujumbura, où ils lui ont confirmé que
les massacres avaient débuté le 6 avril vers 22 heures et quil
sagissait de massacres sélectifs. Les personnels africains des Nations Unies
devaient montrer leur pièce didentité pour échapper aux massacres. Le samedi
9 avril, les Français et les Belges ont envoyé des troupes à Kigali afin
dévacuer leurs ressortissants ; les Américains lui ont demandé, le même
jour, de faciliter latterrissage de leurs avions à Bujumbura pour les mêmes
raisons. Il a souligné que la situation à Kigali nintéressait personne. Les
représentants des grands pays et la presse internationale étaient beaucoup plus
intéressés par les événements dAfrique du Sud. Il ny avait donc personne
à Kigali, tout le monde pensait quil ne sagissait que dun massacre de
plus dans la région. Ce nest que vers le 10 ou 12 avril que la presse
sest intéressée à ce qui se passait dans cette région du monde.
Il na pas souhaité porter de jugement sur le comportement de la
MINUAR le 6 avril, estimant que celle-ci ne sétait rendu compte de la gravité
de la situation que lorsquelle avait commencé à lui échapper.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a indiqué quà son arrivée, en
novembre 1993, il avait perçu une tension due au fait que les accords dArusha
étaient ressentis comme un processus imposé au gouvernement et au FPR. Il a toutefois
fait remarquer quil en allait souvent ainsi, les belligérants ayant souvent besoin
dune intervention extérieure pour parvenir à un accord.
Il a souligné que, conformément à la tradition de lONU qui
veut que le commandant dune force soit un représentant du contingent le plus
important, le Secrétaire général avait nommé le Général canadien Romeo Dallaire à
la tête de la MINUAR. Il a estimé que le déficit de coordination entre le représentant
spécial de lONU, le Camerounais Jacques Booh-Booh, et le chef de la MINUAR pourrait
avoir pour origine lannonce faite au Général Dallaire de son éventuelle
nomination en qualité de chef de la mission politique et militaire.
La suite des événements est connue ; une partie de la population
tutsie du Rwanda a été exterminée, ce qui correspond à la définition dun
génocide. Il a rappelé que la convention des Nations Unies du 9 décembre 1948
punissait non seulement les auteurs du génocide, mais également la conspiration,
lincitation, la tentative et la complicité de génocide.
Le Président Paul Quilès a rappelé les différentes hypothèses
couramment évoquées concernant les auteurs de lattentat contre lavion du
Président rwandais, qui a coûté la vie au Président burundais. Il a souhaité savoir
si M. Ahmedou Ould-Abdallah privilégiait une piste particulière et sil avait
eu connaissance de démarches entreprises par le Burundi auprès du Rwanda et des Nations
Unies pour demander louverture dune enquête.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a tout dabord souligné que
cette région était minée par le virus de la rumeur, qui atteignait aussi bien les
dirigeants que les paysans, au point quelle en devenait un outil politique,
doù lextrême prudence avec laquelle il convenait dinterpréter toute
information.
Une semaine avant lattentat du 6 avril, le Président
rwandais avait demandé au Président burundais de laccompagner au Zaïre. Cette
démarche avait gêné M. Ahmedou Ould-Abdallah qui ne souhaitait pas que les
événements du Rwanda contaminent et déstabilisent le Burundi. Sachant que les Tutsis du
Burundi naimaient pas le Président rwandais, il avait recommandé au Président
burundais de ne pas emprunter le même avion. La rumeur prétendait que le Président
rwandais se sentant menacé se servait du Président burundais pour se protéger. Le
6 avril, le même scénario sest reproduit, le Président Ntaryamira étant
rentré dArusha dans lavion du Président rwandais.
Il a estimé que lattentat avait été exécuté par des amis du
Président Habyarimana. En effet, en Afrique, lorsquun président voyage, il est de
tradition que les corps constitués soient présents à laéroport pour
laccueillir à son retour. Or, ce jour-là, personne navait été invité pour
cet accueil, ce qui permet de penser que ceux qui dhabitude invitaient les corps
constitués savaient que lavion narriverait jamais.
Le Président Paul Quilès a demandé à M. Ahmedou
Ould-Abdallah sil avait eu dautres occasions de constater labsence des
corps constitués lors du retour dun président.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a répondu par la négative
soulignant quune telle situation avait pu se produire ailleurs, mais a insisté sur
cette entorse à une pratique institutionnalisée. Il a considéré que le fait que le
Président ait été accompagné de son chef détat-major navait pas de
signification particulière, dans la mesure où les chefs détat-major
navaient en fait pas de pouvoir et ne pouvaient pas, par conséquent, servir de
protection.
Il a précisé quil avait proposé au gouvernement burundais de
demander la création dune commission denquête. Il sagissait dune
demande de principe car, lONU navait pas les moyens de mener une enquête, et
il ne sagissait pas dune priorité. Il convenait dabord de retrouver le
corps du Président -et ceux des deux ministres qui laccompagnaient- afin de
lenterrer officiellement pour mettre fin aux rumeurs et stabiliser la situation dans
le pays.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir sil avait eu
connaissance dune demande denquête, formulée ultérieurement, auprès du
Rwanda.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a indiqué que cette demande avait
été formulée pour le principe, mais quelle ne figurait pas au nombre des
priorités du gouvernement qui souhaitait éviter avant tout que la situation intérieure
se dégrade. Il convenait déviter quaprès lattentat contre le
précédent Président, la rumeur véhicule lidée que le Président burundais
constituait la cible de lattentat.
Le Président Paul Quilès a voulu savoir si lassassinat du
Président Ndadaye, le 21 octobre 1993, avait pu constituer -comme certaines
personnes lont dit- un signe dencouragement pour ceux qui envisageaient un
coup dEtat au Rwanda et quelles avaient été les conséquences de cet assassinat
sur lévolution de la situation rwandaise, dans la mesure où la force de lONU
nétait toujours pas mise en place.
M. Pierre Brana a estimé que le putsch du 21 octobre
avait constitué le véritable point de départ dune politique visant à " tuer
pour ne pas être tué ". Les putschistes et les troupes loyalistes ne
sétant pas affrontés, laissant ainsi supposer quils entretenaient une
certaine complicité, il a souhaité savoir si lONU avait fait une analyse de cette
situation et si elle était intervenue auprès de lOuganda, où sétaient
réfugiés les putschistes.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a fait remarquer que
lassassinat du Président Ndadaye avait constitué un événement exceptionnel au
Burundi, car contrairement à beaucoup de pays africains, il y avait dans ce pays un
respect protocolaire, historique du Chef de lEtat. Bien que la mort y fût un
phénomène quotidien, jamais un Chef dEtat navait été assassiné. De
nombreuses thèses ont circulé concernant cet assassinat, certaines impliquant le FPR ou
lancien président qui ne voulait pas dun Président Hutu, dautres
prétendaient quil avait été commis pour empêcher les Hutus modérés, proches
des Tutsis, daccéder au pouvoir.
Il a estimé quaucune de ces thèses nétait crédible et
que lattentat avait été perpétré par des personnes désemparées. Le pays étant
pauvre, il ny avait pas dalternative à des fonctions au sein du gouvernement.
Les gens étaient désespérés, ils sétaient endettés auprès des banques et
avaient peur que le nouveau régime ne les obligent à rembourser, tout comme ils
craignaient de perdre leur fonction et leur source de revenus.
Il a partagé lanalyse de M. Pierre Brana concernant une
éventuelle complicité entre les putschistes et les loyalistes. Larmée du Burundi,
comme larmée du Rwanda, était contrôlée par une seule ethnie. Larmée du
Burundi était constituée à 80 % de Tutsis et à 20 % de Hutus, issus
dailleurs de la même province. Tous les militaires étaient par conséquent
frères, cousins, beaux-frères, etc.. Ils nallaient pas se battre parce quun
membre de leur famille avait assassiné une personnalité extérieure à leur milieu. Il a
souligné que la plupart des coups dEtat, dans ces régions, étaient réalisés par
des sous-officiers ou des jeunes cadets et quil était hors de question
dimportuner un cousin pour ce quil fait. Au Rwanda, larmée était à
100 % composée de Hutus de la même province. Il ny avait donc pas de
distinction entre les putschistes et les loyalistes. Il sest déclaré persuadé que
les officiers opposés au putsch navaient pas de prise sur les autres, en raison des
liens familiaux ou des complicités.
Il a insisté sur le particularisme des armées du Rwanda et du
Burundi. Les officiers sont généralement bien formés, ayant fait leurs études en
France ou en Allemagne, mais nont jamais fait de guerre et savent quun
sous-officier peut leur tirer dessus, ce qui crée des rapports bizarres, les adjudants et
les caporaux-chefs étant de fait les véritables titulaires du commandement.
Enfin, il a précisé que le chef présumé des putschistes ne
sétait pas rendu en Ouganda, mais au Zaïre. Le Colonel Sylvestre Ningaba, censé
être le chef spirituel ou politique du putsch y a été emprisonné pour une tentative de
coup dEtat commise le 5 juillet 1993. Il a été ensuite extradé de Kinshasa.
Trois lieutenants se sont réfugiés à Kigali et les autorités burundaises ont fait une
demande formelle dextradition auprès du gouvernement rwandais.
A M. Pierre Brana qui sinterrogeait sur un éventuel
soutien de lONU à cette démarche, M. Ahmedou Ould-Abdallah a indiqué
quà sa connaissance, lONU avait simplement appuyé la demande.
M. Michel Voisin a fait part de son désaccord avec la
présentation quavait faite M. Ahmedou Ould-Abdallah du climat qui a suivi
lavènement de M. Ndadaye. Ayant été observateur des élections de 1993, il a
précisé quà lannonce des résultats des mesures de sécurité avaient été
prises et quun couvre-feu avait même été décrété. Des Burundais étaient
atterrés et anxieux. Ils ont clairement annoncé que le nouveau président allait être
assassiné, indiquant même le nom du régiment qui conduirait lopération. La suite
des événements a démontré combien ces personnes avaient raison, ce qui la
conduit à émettre des doutes sur la réalité de la tradition historique de respect du
Chef de lEtat.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a soutenu que, du fait du système
monarchique antérieur, les Burundais avaient un respect certain pour les hiérarchies et
les chefs dEtat. Il a émis lhypothèse selon laquelle lannonce
dun attentat futur contre le Président Ndadaye pouvait constituer une entreprise de
manipulation, ce qui correspond bien à lesprit et à la pratique dune partie
de la population burundaise. Il sest toutefois déclaré persuadé quil y
avait une volonté de renverser le régime. Lorsque le Président Buyoya a été battu le
29 juin 1993, les étudiants tutsis ont manifesté dans les rues et une tentative de
coup dEtat a eu lieu. Ces réactions peuvent sexpliquer par la pauvreté de la
population qui ne voyait pas dalternative à la fonction publique, source de tous
les maux : corruption, trafic avec le Zaïre. Par ailleurs, ils se doutaient que les
survivants hutus du massacre de 1972 reviendraient, ce qui augmentait leur peur. Un clan a
donc certainement planifié lexécution, puis la mise en oeuvre.
M. Bernard Cazeneuve a souligné limportance du rôle
diplomatique du représentant de lONU dans un pays victime dune crise
extrêmement profonde, situé dans une sous-région traversée par des conflits meurtriers
qui conduiront, pour ce qui concerne le Rwanda, au génocide. Il a estimé que sa
situation au coeur du réseau des relations diplomatiques et politiques, lui permettait de
bien percevoir les enjeux de ces conflits et le rôle de ceux qui sy trouvent
impliqués, ce qui lautorisait à exprimer la vision de la communauté
internationale et des représentants des organismes multilatéraux sur le rôle de la
France au Rwanda entre 1993 et 1995.
Rappelant quil était aujourdhui en charge du dossier de la
prévention des crises en Afrique, dans un cadre multilatéral, il a souhaité savoir
quelles réflexions lui inspirait la situation qui a prévalu dans la région des Grands
Lacs entre 1990 et 1995, et comment il interprétait lextraordinaire faiblesse de
lOUA et lincapacité de lONU à intervenir. Il sest également
enquis des propositions quil pouvait formuler pour que la gestion des crises, dans
un cadre multilatéral, en Afrique soit plus efficace
Soulignant que M. Ahmedou Ould-Abdallah avait vécu au Burundi une
période pendant laquelle deux présidents burundais ont été assassinés à quelques
mois dintervalle, ce qui avait dû provoquer un profond traumatisme dans la
population, il a demandé pourquoi la situation ny avait pas tourné à la tragédie
comme ce fut le cas au Rwanda : le dispositif de lONU y était-il plus
efficace et plus performant au Burundi ?
M. Ahmedou Ould-Abdallah a indiqué que la population du
Rwanda et du Burundi suffoquait sous le surpeuplement, leur densité démographique étant
la même que celle du Japon ou des Pays-Bas, 360 habitants au kilomètre carré.
Cependant, il sagit de vrais Etats -même langue, même culture, de vieux régimes
établis- qui, depuis les années soixante, vivent au rythme des massacres, dus à
lattitude des leaders politiques, qui pour se maintenir au pouvoir ont renforcé la
haine ethnique.
En arrivant au Burundi, il avait été surpris de constater, par
exemple, quil nexistait pas de corps dadministrateurs. En Afrique
francophone, quel que soit le niveau de développement du pays, il existe des
préfectures, une administration structurée avec des fonctionnaires formés, alors que
dans un pays comme le Burundi ou le Rwanda, nimporte qui peut être nommé
gouverneur de province ou préfet. Pendant la colonisation, lEglise assurait les
soins, léducation et ladministration, rien de structuré na été mis
en place depuis.
La France était présente au Burundi et au Rwanda et a participé à
la gestion de la crise doctobre 1993 au Burundi, notamment grâce à la présence de
gendarmes. Leur effectif ne dépassait pas la trentaine, mais ils avaient la ferme
volonté de maintenir lordre. Une douzaine de gendarmes supplémentaires sont venus
de Paris les renforcer, ce qui a permis de stabiliser la situation et donné la
possibilité aux militaires qui avaient fait le putsch de reculer en sauvant la face tout
en protégeant les Hutus.
La France a traditionnellement dans la région un rôle particulier qui
conduit ses alliés à penser que les Français sont envahissants, " quils
savent mieux que les autres ".
M. Bernard Cazeneuve a demandé sil considérait
quil sagissait dun trait de caractère français dêtre
envahissant ou plutôt dun trait de caractère des autres pays européens de
considérer que les Français le sont.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a relevé la nuance, précisant que
dans lensemble les Européens prétendaient que les Français se considéraient
comme les experts des problèmes africains. Il a toutefois constaté que la France et le
Royaume-Uni avaient en commun une approche différente de lAfrique,
sinscrivant dans une perspective à long terme, malgré les relations étroites
entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis. La volonté de changer lAfrique prend en
compte la nécessité de ne pas bouleverser les mentalités et les attitudes des
Africains.
M. Bernard Cazeneuve a noté que la complicité
franco-britannique navait pas été apparente dans la gestion du dossier rwandais.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a considéré quil convenait
mieux en loccurrence de parler de conceptions communes. Les Britanniques ne diront
jamais que les Français connaissent mieux les problèmes africains, tant les conceptions
de lEtat et la vision de lAfrique sont proches dans les deux pays. Pour la
France, comme pour la Grande-Bretagne, linstauration de la démocratie doit être
progressive et seffectuer sans heurt. Toutefois, il est non moins exact que
lon reconnaît maintenant un rôle réel à la France en Afrique. De nombreux
militaires burundais ont accompli leurs études en France ou en Allemagne, les relations
militaires avec la Belgique ayant été rompues. Les gendarmes français présents au
Burundi étaient donc particulièrement bien acceptés, ils nont jamais fait
lobjet de menaces.
Sagissant de la prévention des crises, il a souligné quil
était clair que la France, en faisant savoir quelle était prête à intervenir
militairement, a joué un rôle dissuasif, que ce soit au Tchad ou en Mauritanie quand, en
1976, le Polisario la attaquée à partir de lAlgérie. Ces actions
préventives ont été très efficaces. Il a indiqué quil nétait certes pas
possible de prévoir les conflits, mais quen montrant une certaine fermeté sans se
contenter de discours, une prévention pouvait être efficace. Il a estimé que le rôle
préventif joué par la France dans la région avait eu un effet certain et a déclaré
que la présence française au Rwanda en 1990 ne lavait pas choqué, car il avait
vécu une situation identique au Tchad. Toutefois, lorsque le conflit dégénère et que
la situation dérape comme en 1994, on ne peut empêcher que lopinion publique se
pose des questions qui peuvent causer bien des dégâts dont on ne prend conscience que
plus tard.
Les grands pays, tels que la France, le Royaume-Uni ou les Etats-Unis,
navaient pas dintérêt particulier pour intervenir au Burundi ou au Rwanda.
Lorsque les Nations Unies, sur place, ont fait des propositions cohérentes, ils ont eu
tendance à les accepter. M. Ahmedou Ould-Abdallah a reconnu que les Nations Unies
avaient commis deux erreurs. La première, quand les forces de la MINUAR ont accepté de
reculer à la demande des militaires rwandais. A ce sujet, il sest déclaré
persuadé que les forces de lONU avaient reçu lordre de pénétrer dans
laéroport afin de procéder aux premières investigations lorsque lavion a
explosé au-dessus de laéroport. Or des soldats hutus ivres les ont refoulés.
Le Président Paul Quilès a relevé limportance des propos
tenus par M. Ahmedou Ould-Abdallah et lui a demandé si le contingent de lONU,
qui était sur place, avait la possibilité dagir au regard des dispositions de la
Charte de lONU dans la mesure où il ressortait de son propos que les troupes de
lONU nétaient pas obligées de laisser le terrain libre à des émeutiers.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a précisé que le mandat de la
MINUAR au Rwanda relevait du chapitre VI et quelle devait par conséquent agir
en accord avec le gouvernement local. Cependant, lorsque la situation sest aggravée
et a menacé la paix et la sécurité, la notion de souveraineté nationale navait
plus de légitimité, la situation nétant plus maîtrisable, le respect du droit
international ne devait plus être une règle intangible et laction simposait.
Or, à 20 heures 45, des troupes de lONU étaient présentes sur le
terrain quand lavion a explosé. Elles auraient dû pénétrer dans
laéroport. Il nappartenait pas à un sergent chef rwandais de leur imposer de
reculer. Perdre la face dans de telles circonstances a entamé la crédibilité de la
MINUAR.
La seconde erreur a été de livrer une femme enceinte, Premier
Ministre, aux troupes ennemies. Un tel acte navait rien à voir avec une décision
du Conseil de Sécurité, car elle concernait une personne. Il sagit là de deux
erreurs fondamentales de la MINUAR.
M. René Galy-Dejean a souhaité savoir doù
M. Ahmedou Ould-Abdallah tenait ces renseignements.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a indiqué quil les tenait de
ses collègues, présents à Kigali. En effet, les troupes des Nations Unies étaient
postées en permanence à laéroport, qui était une base militaire rwandaise. Le
Général Romeo Dallaire a donné lordre à certains de ses militaires de pénétrer
dans laéroport pour y effectuer une reconnaissance. Les militaires rwandais les ont
refoulés. Bien que cette information doive être vérifiée, il sest déclaré
quasiment certain de son authenticité. Il a précisé que ces événements lavaient
conduit par la suite à naccepter dêtre accompagné dans ses fonctions au
Burundi que par des troupes agissant en vertu du chapitre VII, estimant quun
militaire hors détat dagir se trouvait dans une situation pire que celle
dun civil. Ce constat a hélas été vérifié lors du massacre de Mme Agathe
Unwilingiyimana, le Premier Ministre du Rwanda, qui sétait réfugiée chez des
militaires des Nations Unies, ces derniers, dès lors quils avaient accepté
dêtre désarmés avaient perdu tout ascendant psychologique sur leurs agresseurs.
Ils auraient dû sinterposer physiquement, or ils nen avaient pas le droit.
Revenant sur les propos de M. Ahmedou Ould-Abdallah selon lesquels
les crises pourraient être évitées, non pas par des discours, mais par la fermeté des
forces internationales présentes, M. Kofi Yamgnane a considéré que des
négociations ou des interventions devaient être possibles avant quun malentendu ne
se transforme en conflit ouvert, voire en massacres. Considérant que lAfrique
navait mis en place aucune structure pour régler les conflits, il sest
interrogé sur lintérêt que pouvaient avoir les pays du nord à prévenir les
crises au sud.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a regretté quil ny ait
pas de véritable prévention des conflits en Afrique, estimant toutefois quelle
était difficile à réaliser des lors que les populations sont déterminées à se
battre. Force est de constater que parfois les Nations Unies ne disposent pas de moyens de
prévention convaincants, pas plus que lOUA. Pour empêcher les conflits des
pressions sont nécessaires pour décourager les parties davoir recours à la
violence. Elles doivent prendre conscience que la guerre pourrait leur coûter cher. Il
faut faire pression sur leurs leaders en interdisant la délivrance des visas, en refusant
des bourses à leurs enfants, en bloquant leurs comptes en banque à létranger,
etc. Il convient de faire en sorte que les responsables des conflits ne se sentent en
sécurité nulle part. Sans exercer ces pressions, il ne sera pas possible
dempêcher les conflits. Les chefs de guerre et de factions agissent comme des
mafieux et la communauté internationale doit parfois faire de même. Il nest par
contre pas fondamental de contrôler les ventes darmes, lAfrique regorgeant
darmes individuelles, que ce soit au Nigeria, au Zimbabwe ou au Soudan. Elles sont
exportées par les mafias de Hongkong, de Macao, de Russie, rendant tout contrôle
impossible. Lorsque les armes étaient exportées par des pays démocratiques, il était
possible dexercer des pressions par lintermédiaire des ONG ou de la presse
pour empêcher quelles soient livrées à des parties en conflit.
Les pays africains ne peuvent pas faire de prévention car ils ne
disposent pas de moyens de pression sur leurs habitants, notamment sur leurs chefs de
guerre. En revanche, les pays du nord ont, pour leur part, de nombreuses raisons pour
sengager dans la prévention des conflits en Afrique, ne serait-ce que pour éviter
lafflux de réfugiés sur leur territoire et parce que les ONG et la presse en
alertant lopinion publique sur la situation africaine les contraignent à
laction.
Sagissant de la gestion des crises africaines par les Africains,
il a déclaré ne pas partager lanalyse de M. Kofi Yamgnane et a considéré
que les crises africaines sont des crises internationales dont le règlement relève des
Nations Unies. Les crises menaçant la paix, telles que celles de Bosnie, du Cambodge, de
lAfghanistan, du Liberia, ou du Burundi ont une dimension internationale. Il a
considéré quil existait une alliance objective entre les bureaucrates africains
qui cachent leur incompétence en affirmant quils vont, seuls, gérer leurs crises,
et lextrême droite européenne qui ne souhaite pas intervenir en Afrique. Quand il
sagit dintervenir en Haïti, en Bosnie, au Cambodge ou en Afghanistan, les
Européens et les Américains répondent présents. Pourquoi ne serait-ce pas le cas en
Afrique, dautant quil existe des conflits dintérêt entre puissances
africaines, notamment lorsquun grand pays domine une région et quil y impose
son système ? La volonté récemment exprimée par les Etats-Unis, la France et le
Royaume-Uni de soutenir une action concertée de troupes africaines peut paraître une
excellente initiative. Elle ne règle toutefois pas le problème des pays africains qui
ont recours à la force dans leurs relations avec leurs voisins. Cest la raison pour
laquelle M. Ahmedou Ould-Abdallah a souhaité que les crises africaines soient
gérées par la communauté internationale dont les fondements démocratiques sont plus
assurés que ceux des pays africains.
M. Kofi Yamgnane sest interrogé sur la possibilité
dune nouvelle crise identique à celle du Rwanda en Afrique.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a répondu par la négative. Les pays
africains connaissent des violences, mais elles nont aucun point commun avec un
génocide. En effet, pour commettre un génocide, il faut lavoir pensé, planifié,
il faut une volonté politique de massacrer toute une population, ce qui nécessite le
consentement des troupes qui massacreront la population visée. Au Rwanda,
lexécution de telle ou telle personne, était subordonnée à sa présence sur une
liste communiquée par les autorités et recensant tous les noms des victimes à abattre.
Après avoir rappelé que les accords dArusha prévoyaient le
retrait de la présence militaire française au Rwanda, M. Michel Voisin a
indiqué que des voix sétaient élevées pour dire que leur maintien aurait pu
éviter laggravation de la situation. Il a souhaité connaître le sentiment de
M. Ahmedou Ould-Abdallah sur ces commentaires.
M. Ahmedou Ould-Abdallah na pu affirmer que le maintien
des troupes françaises aurait suffi à éviter le génocide. Toutefois, il est certain
que leur présence aurait eu un effet dissuasif beaucoup plus crédible que celle des
troupes de la MINUAR, dans laquelle un contingent pouvait refuser dexécuter un
ordre donné par un chef dune autre nationalité. Il a fait part de sa satisfaction
à lannonce de lopération Turquoise, à un moment où les Nations Unies
connaissaient une situation extrêmement difficile et étaient discréditées après les
événements de Bosnie et de Somalie. Par lopération Turquoise la communauté
internationale prouvait quelle existait, quelle agissait et quelle
pouvait dire " non ", cest-à-dire sopposer aux
événements. Lopération Turquoise a démontré quun contingent national
structuré était plus crédible quun assemblage de contingents ne disposant pas
dune chaîne unique de commandement. Sagissant du retrait des troupes
françaises, il avait été exigé par le FPR, la question de leur maintien ne se posait
donc pas.
M. François Loncle a remercié M. Ahmedou Ould-Abdallah
pour la pertinence de ses analyses, mais a demandé si, dans le cas de crises mineures en
Afrique, il ne serait pas plus judicieux que lONU aide lOUA à se renforcer
pour lui permettre dintervenir. Il a ensuite fait observer que, à maintes reprises,
des démarches et des textes de lEglise catholique de la région avaient eu pour
effet de dresser les ethnies les unes contre les autres, et sest interrogé sur le
rôle réel quelle avait pu jouer directement ou indirectement dans
lenchaînement des événements de la crise rwandaise.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a rappelé que lOUA avait
créé, en 1994, un bureau appelé " organe central pour la prévention et la
gestion des conflits ", au renforcement duquel tous les grands pays ont
contribué en fournissant soit des experts soit des équipements. Cet organe existe donc,
mais il est vrai quil mérite plus dintérêt afin de gagner en efficacité.
Il a souligné la difficulté de répondre à la question concernant le rôle de
lEglise catholique, qui a une présence historique dans la région. Quand les grands
pays ont donné le Congo au roi Baudouin, celui-ci a fait appel aux Britanniques pour la
gestion des mines et à lEglise pour les soins, léducation,
ladministration et lévangélisation de la population. Au Rwanda et au
Burundi, lEglise a joué un rôle assez positif au plan agricole, par exemple. Ces
deux pays, malgré leurs difficultés, étaient autosuffisants sur le plan alimentaire. En
outre, les taux de scolarisation étaient cinq à six fois plus élevés que dans le reste
de lAfrique. Les cuisiniers, les jardiniers, contrairement au reste de
lAfrique, savaient lire et écrire. Il a été dit que lEglise avait
encouragé le surpeuplement, quelle avait évité lurbanisation qui aurait
facilité lintégration, les gens des villes ne sachant pas sils sont Hutus ou
Tutsis. Pour avoir passé beaucoup de temps avec des prêtres et des évêques, il a pu
témoigner de leurs difficultés face aux antagonismes ethniques.
M. Pierre Brana a constaté que ces régions étaient
surpeuplées et que le contrôle des naissances avait certainement été freiné par
lEglise.
M. Ahmedou Ould-Abdallah en a convenu. Il a considéré que
lun des grands problèmes, souvent sous-estimé, de la région des Grands lacs,
était bien le surpeuplement auquel sajoutait la pauvreté. Le Burundi, avec une
surface de 28 000 km², compte 6 millions dhabitants et le Rwanda qui est
de taille comparable en comptait 7 millions ; lensemble du Kivu est
surpeuplé. Les crises successives ont déterminé les populations à avoir plus
denfants ; cétait pour elles une question de survie car il ne fallait
pas laisser la place aux autres.
Le Président Paul Quilès sest interrogé sur les solutions
envisageables dans une région qui, depuis trente ans, connaît des massacres et des
déplacements de populations. Comment enrayer un processus qui semble sautoalimenter
en raison de linteraction de facteurs tels que le développement des extrémismes,
la ruine dune économie en perdition et la surpopulation ?
M. Ahmedou Ould-Abdallah a souligné limportance du
sujet. Depuis 1959 ces pays sont en crise. Tout a commencé au Rwanda avec le massacre et
lexpulsion des Tutsis, au moment de lindépendance, puis a continué au
Burundi, les cycles de violence revenant tous les trois ans. Les violences que ces pays
ont connues ont revêtu une particulière gravité depuis près de quarante ans. En outre,
leurs conflits ont divisé les pays occidentaux, lONU et lOUA. Le Rwanda et le
Burundi ont réussi à culpabiliser les autres pays en leur faisant prendre position pour
ou contre telle ou telle ethnie. Il a insisté sur le fait que la communauté
internationale se devait de dénoncer haut et fort ce qui sest passé, et ce qui se
passe encore, mais quelle ne devait pas entrer dans les affaires internes de ces
pays. La seule façon daider ces populations victimes de leur histoire -elles se
sont enfermées dans un véritable ghetto psychologique-, est de refuser de se prêter à
tout chantage. Il faut rétablir parmi elles le respect des droits de lhomme et
aider notamment le Burundi à sortir de lembargo qui lui est imposé.
M. Jacques Myard a considéré que la croissance
démographique de pays comme le Rwanda, le Burundi et le Kenya et au-delà le Maghreb et
lEgypte posait le double problème du contrôle des naissances et de la
surpopulation. La poursuite de cette évolution bloquerait à terme tout développement et
produirait une jeunesse " interdite davenir ",
susceptible de programmer de futures catastrophes.
M. Ahmedou Ould-Abdallah a souligné quavec une
croissance démographique de 3 à 4 %, la croissance économique devrait être
dau moins 8 %, ce qui était tout à fait impossible pour des pays pauvres et
enclavés. Actuellement le Rwanda exporte son café vers Mombasa ; or son
acheminement est entravé par le rançonnement effectué par les douaniers et policiers
corrompus qui arrêtent et pillent les transporteurs. Les agriculteurs et les éleveurs
sont qualifiés, et indépendants économiquement, mais ils manquent de terres et de
débouchés et se retrouvent piégés comme ils ont piégé la communauté internationale.
Face aux contradictions internes des pays africains, la seule solution plausible réside
dans le développement économique qui doit constituer la clef de voûte de
lintervention des pays du nord.
Audition de M. Bernard LODIOT
Ambassadeur en Tanzanie (22 mars 1990-10 décembre 1992)
(séance du 2 juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Bernard Lodiot, qui
a été ambassadeur de France en Tanzanie de mars 1990 à décembre 1992.
Il a rappelé quen 1990 et 1991, la Tanzanie a offert sa
médiation à lOuganda et au Rwanda pour que soit trouvé un accord concernant le
conflit entre le Président Habyarimana et le FPR ainsi que le grave problème des
réfugiés. La Tanzanie a également proposé sa médiation en 1992 dans la négociation
dArusha pour pacifier définitivement le Rwanda. Elle a donc joué un rôle
diplomatique extrêmement actif.
M. Bernard Lodiot a précisé que pendant toute la durée de
son séjour à Dar Es-Salam, le problème du Rwanda et de la stabilité régionale a
toujours été au coeur des entretiens quil avait eu, tant avec le Président Mwinyi
quavec le ministère des Affaires étrangères et ses divers interlocuteurs
habituels. Tout ce qui pouvait risquer de porter atteinte à la stabilité régionale
était une source de préoccupations pour la Tanzanie.
Le problème des réfugiés constituait une préoccupation majeure pour
Dar Es-Salam.. M. Bernard Lodiot a cité un entretien entre M. Jacques
Pelletier, qui était alors Ministre de la Coopération, et le Président Mwinyi, au cours
duquel ce dernier disait à son interlocuteur : " On na jamais
entendu parler dun seul réfugié tanzanien à lextérieur. En revanche, nous
accueillons sur notre sol des centaines de milliers de réfugiés rwandais, burundais ou
zaïrois. Cest à ce titre que nous appelons la communauté internationale à
prendre en compte ce problème des réfugiés et à nous aider à le régler. "
Le Rwanda était à lévidence une des préoccupations majeures
de la politique étrangère de la Tanzanie.
Au départ, la Tanzanie témoignait une sympathie non dissimulée pour
le Président Museveni, une attente un peu impatiente vis-à-vis du Général Habyarimana
à qui il était reproché de ne pas faire assez pour ouvrir le dialogue politique à
lopposition, et enfin beaucoup dagacement à légard du Maréchal Mobutu
que lon accusait de se mêler de choses qui le regardaient peu et pour des fins de
pure politique intérieure.
M. Bernard Lodiot a déclaré avoir entendu le Président et ses
interlocuteurs dire que la présence militaire française au Rwanda était légitime car
fondée sur des accords : ils espéraient que la France exercerait sur Habyarimana
les pressions nécessaires pour que le processus démocratique saccélère. Il
na jamais perçu chez ses interlocuteurs tanzaniens la moindre acrimonie ou la
moindre réticence vis-à-vis de la politique du Gouvernement français.
Le Président Paul Quilès a évoqué une réunion
tripartite doctobre 1990 entre M. Mwinyi, M. Museveni et le Président
Habyarimana soulignant que cette réunion avait dégagé des principes qui auraient pu
permettre un règlement du conflit, il a demandé à M. Lodiot comment il expliquait
léchec de ces premières initiatives.
M. Bernard Lodiot a mis en avant la méfiance entre les
Présidents Habyarimana et Museveni.
Il a fait remarquer que les principes qui avaient été acquis à la
conférence de Mwanza, à savoir lengagement du Président Habyarimana de renforcer
louverture politique de son gouvernement sous les auspices de lOUA, et
lengagement de la Tanzanie et de lOuganda de faire pression sur le FPR pour
quil accepte à la fois le cessez-le-feu et son contrôle par des troupes neutres,
constituaient des préalables dont les conditions ne paraissaient pas réunies à
lépoque. Personne ne croyait beaucoup au cessez-le-feu.
La mise sur pied dun groupe dobservateurs militaires était
rendue dautant plus difficile quon ne savait pas à quel pays faire appel pour
le constituer. Tout cela explique quà lissue de la rencontre de Mwanza le
pessimisme était tout à fait réel.
Le Président Paul Quilès a demandé pourquoi il navait pas
été possible de mettre en place ce groupe dobservateurs militaires. Il a fait
remarquer quil semblait un peu étrange, avec le recul du temps, quon puisse
prendre des décisions, sans se préoccuper de leur mise en oeuvre.
M. Bernard Lodiot a rappelé que les quatre-vingts
observateurs militaires dont on parlait à lépoque, sont apparus, dentrée de
jeu, tout à fait insuffisants pour contrôler lintégralité du cessez-le-feu.
Il était indispensable, par ailleurs, de trouver des observateurs
neutres. La Tanzanie, si elle contribuait à la constitution de ce groupe
dobservateurs militaires, noffrait pas la garantie que ses troupes seraient
neutres et suffisamment objectives.
Le faible nombre dobservateurs militaires sur lequel on
sétait entendu à lorigine et la difficulté de trouver des observateurs
militaires venant dautres pays non voisins du Rwanda nont donc fait
qualimenter le pessimisme de lépoque.
Le Président Paul Quilès a évoqué une conférence sur les
réfugiés tenue à Dar Es-Salam au mois de février 1991 et souligné que cette
conférence a formulé des propositions qui nont pas été appliquées sur le
terrain.
Il a demandé à M. Lodiot sil jugeait que les uns et les
autres sétaient suffisamment engagés dans la traduction en actes concrets de ces
intentions.
M. Bernard Lodiot a souligné quaucun des pays
navait les moyens financiers de contribuer à résoudre le problème des réfugiés
dans la région. Cest la raison pour laquelle la Tanzanie a constamment fait appel
à lEurope et, en particulier, à la France, pour aider à résoudre ce problème.
Mais les moyens financiers nont jamais suivi.
M. Pierre Brana a demandé si des pressions étaient exercées
par le Gouvernement de la Tanzanie et son Président, auprès de M. Habyarimana, pour
que ce dernier accepte le retour des réfugiés présents en Ouganda depuis 1959.
M. Bernard Lodiot a répondu que M. Mwinyi a souvent dit
à M. Habyarimana quil fallait quil accepte le retour des réfugiés où
quils soient, aussi bien en Ouganda quen Tanzanie. Le Président Mwinyi était
très souvent agacé par le FPR. Il a déclaré avoir entendu le Ministre des Affaires
étrangères sexclamer : " Ils exagèrent, ils posent des
conditions absolument inacceptables par Habyarimana. "
Le gouvernement tanzanien était finalement plus proche de
lopposition démocratique rwandaise que du FPR car ce dernier, du fait de ses
exigences estimées outrancières à Dar Es-Salam, avait perdu beaucoup de crédibilité.
M. Yves Dauge a demandé si le FPR avait une existence et une
action en Tanzanie, ou si les réfugiés y attendaient simplement un éventuel retour sans
participer au conflit.
M. Bernard Lodiot a répondu que le FPR navait pas de
base à Dar Es-Salam, mais quil existait des camps de réfugiés.
M. Pierre Brana a demandé si le gouvernement tanzanien était
conscient que le problème des réfugiés rwandais dOuganda, avec un FPR qui
bénéficiait du soutien logistique du Président Museveni, pouvait constituer un facteur
de déséquilibre profond pour toute la région dans les années à venir.
M. Bernard Lodiot a répondu que le gouvernement tanzanien
navait sûrement pas considéré à lépoque que la présence des réfugiés
rwandais en Ouganda et lattaque de 1990 pouvaient constituer le facteur déclenchant
dune crise grave au Rwanda. En fait, la Tanzanie était plus préoccupée par les
réfugiés rwandais sur son propre sol que par les réfugiés rwandais dans les autres
pays.
M. Pierre Brana a pris acte que les deux grandes
préoccupations de la Tanzanie étaient, dune part, les réfugiés et, dautre
part, la stabilité de la région. Il a demandé si le gouvernement tanzanien faisait le
lien entre ces deux problèmes.
M. Bernard Lodiot a estimé que le gouvernement tanzanien
navait pas pris toute la mesure du risque.
Le Président Paul Quilès a demandé si gouvernement tanzanien
était proche du gouvernement ougandais, sil avait de bonnes relations avec lui.
M. Bernard Lodiot a confirmé quil y avait toujours eu
de bonnes relations entre les gouvernements tanzanien et ougandais.
Le Président Paul Quilès a demandé si ces bonnes relations
avaient amené la Tanzanie à garder une attitude de stricte neutralité quand les choses
se sont envenimées sur le plan militaire.
M. Bernard Lodiot a répété que le Président Mwinyi
avait toujours entretenu de bonnes relations avec le Président Museveni mais que le FPR
avait fini par singulièrement lagacer. Il a cité lexemple de la conférence
dArusha de juillet 1992 où les exigences de la délégation du FPR avaient
provoqué une sérieuse crise entre le facilitateur tanzanien et cette délégation.
Le Président Paul Quilès a rappelé que le progrès des
négociations avait été dû en grande partie à lattitude du Ministre des Affaires
étrangères du premier gouvernement pluripartite du Rwanda, M. Ngulinzira. Il a
demandé quelles étaient les relations entre le Président Habyarimana et son Ministre et
quelle avait été lattitude de la France au regard des divergences qui opposaient
les deux hommes.
M. Bernard Lodiot sest déclaré avoir été très
frappé par lexpérience, la cohésion et lintelligence de la délégation du
FPR, en comparaison dune délégation gouvernementale rwandaise dépourvue
dinstruction. M. Ngulinzira était issu de lopposition démocratique. Ses
relations avec le Président Habyarimana nétaient pas bonnes, pas plus quavec
les autres membres de la délégation. Cette situation avait produit une impression
extrêmement pénible sur la présidence tanzanienne et les observateurs.
Le Président Paul Quilès a demandé sil était vrai que
M. Ngulinzira avait fait progresser les négociations et comment ses efforts étaient
ressentis par les gens proches du Président Habyarimana.
M. Bernard Lodiot a rappelé que le facilitateur tanzanien
avait, au préalable, demandé à la délégation gouvernementale rwandaise de
sentendre avec le Président Habyarimana. La délégation rwandaise était donc
retournée à Kigali et avait obtenu du Président rwandais des instructions beaucoup plus
précises quen juillet 1992.
M. Yves Dauge a demandé sil y avait en Tanzanie
une population tutsie présente depuis des générations, comme cela était le cas dans
dautres pays avoisinants.
M. Bernard Lodiot à répondu quà lorigine, il
ny avait pas de population tutsie en Tanzanie.
M. Yves Dauge a demandé si les Tutsis ont participé à des
gouvernements tanzaniens.
M. Bernard Lodiot a répondu par la négative. La politique
tanzanienne vis-à-vis des réfugiés a toujours consisté à permettre leur installation
en leur donnant des terres et la possibilité de sintégrer, notamment en leur
octroyant la nationalité tanzanienne, ce qui nallait pas sans tensions parfois avec
les populations locales qui se sentaient particulièrement frustrées. Mais il ny a
jamais eu dincident majeur entre les réfugiés et les populations locales.
Le Président Paul Quilès a demandé pourquoi la Tanzanie avait
été choisie, de préférence au Zaïre, pour être le pays facilitateur de la
négociation.
M. Bernard Lodiot a rappelé que le Président Mobutu
navait pas toute la sympathie quon aurait pu attendre de la part des pays de
la région. En revanche, compte tenu de sa politique vis-à-vis des réfugiés et de son
souci affiché de stabilité régionale, compte tenu également du passé et de la
personnalité du Président Nyerere, la Tanzanie avait toujours été un des pays les plus
respectés dans la région.
Le Président Paul Quilès a demandé si les Etats-Unis et la
Belgique avaient un avis sur ce choix et quels étaient les rapports de ces pays avec la
Tanzanie au cours de ces négociations.
M. Bernard Lodiot a précisé quaprès avoir connu des
vicissitudes très graves, les relations entre les Etats-Unis et la Tanzanie étaient
redevenues bonnes. Il a indiqué quil assistait à la conférence dArusha en
tant quobservateur de même que lambassadeur des Etats-Unis,
lambassadeur du Burundi et le directeur dAfrique au ministère belge des
Affaires étrangères. Les Belges, les Français et les Américains étaient les
observateurs occidentaux privilégiés. Il a ajouté que lon attendait moins des
Américains que des Français pour faire pression sur le gouvernement rwandais.
M. Pierre Brana a demandé sil avait eu
limpression que les Etats-Unis sintéressaient beaucoup plus que par le passé
à lAfrique orientale.
M. Bernard Lodiot a répondu par la négative.
M. Pierre Brana a demandé si les Etats-Unis attachaient une
attention particulière au Rwanda.
M. Bernard Lodiot a répondu à nouveau par la négative et a
déclaré que lambassadeur américain présent comme observateur obéissait à ses
instructions mais semblait avoir une connaissance assez limitée du dossier.
Le Président Paul Quilès a demandé comment la Tanzanie avait
réagi lorsquil a été question dinstaller à la frontière entre
lOuganda et le Rwanda et au Rwanda même des contingents sous lautorité de
lONU et que les Français se sont engagés à retirer leurs troupes du Rwanda.
M. Bernard Lodiot a répondu que les Tanzaniens nont
jamais insisté sur ce point. Le problème sest posé lorsque le groupe
dobservateurs militaires a été mis en place. Larticle 2, paragraphe 6 de
laccord de NSele prévoyait quil fallait que les troupes étrangères
quittent le Rwanda. Or, les Tanzaniens nont jamais exercé de pression pour que
cette stipulation sapplique à la France.
Audition de M. Georges ROCHICCIOLI
Ambassadeur en Tanzanie (10 décembre 1992-4 mai 1995)
(séance du 2 juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Georges
Rochiccioli, ambassadeur de France en Tanzanie de décembre 1992 à mai 1995. Il a
souligné que M. Georges Rochiccioli a occupé ses fonctions au moment où les
négociations dArusha, après de nombreuses difficultés, ont débouché sur les
accords daoût 1993.
M. Georges Rochiccioli a tout dabord exposé quil
navait jamais entendu prononcer le mot Rwanda à loccasion des visites
quil avait rendues aux différentes administrations, cellules et autorités
militaires, avant son départ en poste, sauf au quai dOrsay bien entendu.
Au Département, la négociation dArusha était suivie par un
observateur que le ministère envoyait en fonction de limportance des sujets
traités. En son absence, la relève était prise par les diplomates en poste à Dar
Es-SalaM. Pour des raisons diverses, le Département a mis fin à cette procédure
dobservateurs particuliers et lui a demandé de suivre à temps complet cette
négociation dArusha, avec son collaborateur, M. Jean-Christophe Belliard, ce
quils ont fait jusquau mois daoût, au cours duquel ont été signés
les accords.
Certes, la mission était essentiellement une mission
dobservation, de contact avec les autorités tanzaniennes qui jouaient le rôle de
facilitateur et avec des diplomates belges, allemands et américains qui étaient
eux-mêmes également observateurs. Bien entendu, au moment où les sujets les plus
importants étaient traités, lambassadeur de France au Rwanda, qui avait la
connaissance du sujet et des hommes, venait en renfort à Arusha pour participer
également à la négociation.
La mission navait aucune autre instruction que de suivre et
maintenir les contacts, tant avec ceux qui négociaient quavec ceux qui entouraient
la négociation, et de rendre compte au Département.
Ultérieurement, après lattentat davril 1994,
lambassade en Tanzanie a eu à connaître des événements du Rwanda en raison de
lafflux de réfugiés quils avaient provoqués sur le territoire tanzanien.
Là aussi, la mission de M. Rochiccioli fut de renseigner Paris sur la situation des
camps où se regroupaient ces réfugiés et son évolution possible tout en maintenant les
contacts les plus étroits, tant avec les différentes ONG présentes quavec les
organismes relevant des Nations Unies.
Le Président Paul Quilès a demandé des indications sur
lattitude de la Tanzanie et des observateurs belges et américains à légard
de la revendication du FPR qui consistait à poser le retrait des troupes françaises
comme préalable à toute discussion sur la formation dune nouvelle armée nationale
rwandaise. Il a rappelé que le prédécesseur de M. Georges Rochiccioli avait
rapporté que la Tanzanie considérait que, puisquil y avait un accord entre la
France et le Rwanda, cette présence nétait pas fondamentalement critiquable.
M. Georges Rochiccioli a expliqué que le rôle des autorités
tanzaniennes dans cette négociation avait véritablement été un rôle darbitre.
Elles tenaient à leur rôle de facilitateur. Elles avaient pu amener les différentes
parties à Arusha et, pendant toute la négociation, elles se sont vraiment efforcées de
maintenir la balance entre le FPR et le gouvernement rwandais de lépoque, de façon
très neutre, du moins la plus neutre possible. A leur avis, il nétait pas question
dimposer le départ des troupes françaises du Rwanda comme condition essentielle à
laboutissement de la négociation qui se déroulait à Arusha.
Il convient de rendre hommage à laction quont menée les
autorités tanzaniennes à lépoque. Elles se sont toujours efforcées de jouer leur
rôle de facilitateur dans la plus grande neutralité possible et de renseigner les
différents observateurs qui suivaient la négociation.
Le Président Paul Quilès a demandé comment la Tanzanie avait
réagi lorsquil y avait eu violation du cessez-le-feu par le FPR en février 1993.
Daprès ce quon peut savoir, le gouvernement tanzanien aurait demandé à la
France de faire davantage pression sur le Président Habyarimana pour faire cesser les
exactions contre les Tutsis.
M. Georges Rochiccioli a déclaré quil ne pouvait pas
répondre à cette question. Il ne se souvenait pas de pressions insistantes des
autorités tanzaniennes pour amener la France à changer de politique au Rwanda.
M. Pierre Brana a demandé en quoi consistait le rôle de
M. Rochiccioli, sil rencontrait les différents protagonistes et sil
avait des entretiens avec eux .
M. Georges Rochiccioli a exposé quil assurait une
permanence constante à Arusha avec son collaborateur, M. Jean-Christophe Belliard,
sauf lorsquil y avait quelques temps morts. Leur présence était quasi-continue.
Tout se passait dans le cadre assez réduit dun hôtel. Il leur était permis
dassister à certains moments de la négociation dans la salle des séances. Le
reste du temps les contacts se faisaient en commission avec les autorités tanzaniennes
qui leur rendaient compte de lévolution des négociations lorsquelles se
déroulaient en dehors de la présence des observateurs. Cela se faisait sur un plan
informel mais quotidien.
M. Pierre Brana a demandé sil y avait beaucoup de
huis-clos.
M. Georges Rochiccioli a précisé que les négociations
étaient assez ouvertes.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir sil y avait
beaucoup de discussions de couloirs.
M. Pierre Brana a demandé si ces conversations en coulisses
se faisaient devant les observateurs.
M. Georges Rochiccioli a répondu par laffirmative.
M. Pierre Brana sest enquis de savoir quels observateurs
étaient présents en permanence outre la France.
M. Georges Rochiccioli a précisé quil y avait les
Belges, les Allemands et les Américains. LEgypte était également représentée en
permanence, ainsi que le Zaïre, le Burundi et le Zimbabwe. Tous les pays africains
nétaient pas représentés.
M. Pierre Brana a demandé sil y avait un représentant
permanent de lOUA.
M. Georges Rochiccioli a répondu que par la négative.
Le Président Paul Quilès a fait observer quil y avait un
représentant du Président Museveni, qui avait de fait une double casquette.
M. Georges Rochiccioli a précisé que le Président Museveni
nétait pas représenté en tant que Président de lOUA.
Le Président Paul Quilès a rappelé quau cours de son
audition devant la mission, M. Gasana, qui avait participé aux négociations en
qualité de Ministre de la Défense du Rwanda, avait regretté la faiblesse de la
contribution française à ces négociations.
Il a demandé à M. Rochiccioli comment il pouvait
expliquer ce jugement et si la France aurait pu faire plus.
M. Georges Rochiccioli a estimé quà partir du moment
où la négociation plaçait les deux parties sous légide du facilitateur
tanzanien, qui plus est à Arusha même, la France et les autres observateurs
navaient rien dautre à faire que du lobbying ou de lobservation au sens
strict. Il a émis lhypothèse quil fallait peut-être comprendre
lobservation de M. Gasana comme un reproche fait à la France de ne pas avoir
exercé de pressions en dehors du contexte dArusha.
Le Président Paul Quilès a précisé que M. Gasana parlait
dArusha.
M. Georges Rochiccioli a déclaré que la France ne
pouvait agir autrement quelle la fait à moins doutrepasser son rôle
dobservation. Il a fait remarquer que si les observateurs
étaient sortis de leur rôle, cette attitude aurait été vraisemblablement très mal
perçue par les Tanzaniens. Certains observateurs faisaient quand même un peu
dactivisme comme lambassadeur américain, par exemple.
Le Président Paul Quilès a demandé de quelle façon.
M. Georges Rochiccioli a expliqué que lambassadeur
américain tenait des propos quon pouvait qualifier de soutien aux positions
défendues par le Président Museveni. Mais ce nétaient que des propos de couloir
car il nintervenait jamais au cours de la négociation proprement dite.
M. Pierre Brana a souhaité savoir si M. Rochiccioli
avait assisté à la rencontre de Dar Es-Salam qui sest déroulée le 4 et le
5 avril, avant lattentat.
M. Georges Rochiccioli a confirmé sa présence à cette
rencontre. Tous les membres du corps diplomatique y avaient été conviés par le
Président Mwinyi.
M. Pierre Brana a demandé si M. Rochiccioli avait perçu
une certaine tension. On a lu un peu partout quil y avait eu des retards, plus ou
moins voulus dans le déroulement des travaux.
Le Président Paul Quilès a relevé que lon avait dit que
Président Museveni aurait retenu le Président Habyarimana.
M. Georges Rochiccioli a déclaré quil navait
rien remarqué de particulier. Dans certains pays, les emplois du temps sont bien souvent
un peu bouleversés. A posteriori, si on interprète ces modifications comme le résultat
de calculs politiques, toutes les conclusions sont possibles.
M. Pierre Brana a demandé si les participants avaient
limpression de vivre un moment important.
Le Président Paul Quilès a rappelé que daprès certains
témoignages, il sagissait presque de laube dune ère nouvelle et que
lon était convaincu que tous les problèmes allaient enfin se régler. Il paraît
que le Président Museveni voulait faire venir le Président Habyarimana en Ouganda pour
accomplir des progrès décisifs dans le processus de paix.
M. Georges Rochiccioli a estimé que lévolution des
attitudes nétait pas aussi spectaculaire et que cette réunion ne serait pas
entrée dans lhistoire, sil ny avait pas eu laccident malheureux
qui la suivie. Dire le contraire est un peu une réécriture de lhistoire.
M. Bernard Cazeneuve a relevé que de nombreux témoignages
rapportaient que le Président Habyarimana avait déclaré à la fin de la réunion à
laquelle il avait assisté quil considérait que des choses déterminantes
sétaient passées et quil croyait, pour la première fois depuis le début du
processus de négociation à Arusha, que le dialogue et la réconciliation étaient
possibles.
Il a également été indiqué que le Président Museveni avait
demandé au Président Ntaryamira de rentrer avec le Président Habyarimana à Kigali pour
se rendre plus facilement le lendemain à Kampala afin de participer à une réunion de
travail destinée à sceller définitivement leur accord.
M. Georges Rochiccioli a répondu quil navait
aucune information à ce sujet.
M. Jacques Myard a demandé si, à la fin de cette journée du
6 avril, M. Rochiccioli était au courant de ce qui sétait passé lors des
négociations ou sil attendait un compte rendu.
M. Georges Rochiccioli a indiqué quil avait directement
suivi les négociations à Arusha, mais quà Dar Es-Salam il devait attendre la
publication dun compte rendu, ce qui navait pas encore été fait le soir du 6
avril.
M. Jacques Myard a demandé si ce compte rendu avait été
publié par la suite.
M. Georges Rochiccioli a répondu par la négative car après
lattentat, les problèmes ont pris une autre envergure.
M. Bernard Cazeneuve sest interrogé sur le
fonctionnement diplomatique dun processus comme celui dArusha. Deux parties
négociaient entre elles : le FPR et le gouvernement dHabyarimana. Il y avait
un facilitateur, le gouvernement tanzanien, et des observateurs. On peut sinterroger
sur le rôle de ces observateurs : soit ils observent sans rien dire et, dans ce cas,
il sagit dun exercice dont lutilité politique mérite sans doute
dêtre démontrée ; soit ils interviennent et, dans ce cas, il est
intéressant de comprendre comment ils interviennent, quels objectifs ils poursuivent en
intervenant et quelles sont les relations qui se nouent entre eux.
M. Georges Rochiccioli a répondu que le rôle des
observateurs était dobserver.
M. Bernard Cazeneuve sest inquiété de cette activité.
M. Georges Rochiccioli a précisé que, dans la négociation
dArusha, il faisait de lobservation de terrain et que lambassadeur de
France au Rwanda venait en renfort lorsque la négociation prenait une tournure importante
sur des points essentiels. Le rôle lambassade de Dar Es-Salam était un rôle
dobservation, au sens le plus plat du terme. Bien entendu, le Département lui
demandait de temps à autre de faire passer des messsages à lautorité tanzanienne
qui servait de facilitateur. Les messages aux délégations rwandaises étaient en
revanche délivrés par lambassadeur au Rwanda.
M. Bernard Cazeneuve, rappelant que les observateurs
assistaient à lensemble des réunions, en tiraient des informations qui pouvaient
aboutir éventuellement à des conclusions et des démarches communes, a demandé
sils avaient beaucoup de contact entre eux.
M. Georges Rochiccioli a déclaré que ses relations avec ses
collègues, allemands et belges en particulier, étaient particulièrement étroites et
que léchange dinformations était vraiment très loyal. Avec les collègues
africains, la communication passait bien. Avec les Tanzaniens, la communication passait
très bien parce quils jouaient le jeu très loyalement et très correctement.
M. Pierre Brana a souhaité savoir si M. Georges
Rochiccioli se souvenait de messages que le Département aurait pu demander de faire
passer au facilitateur par lintermédiaire de lambassadeur au Rwanda ou par
lui-même.
M. Charles Cova a demandé si lambassadeur au Rwanda lui
apportait une aide pour la connaissance des dossiers et des hommes.
M. Georges Rochiccioli a précisé que lambassadeur au
Rwanda nétait pas chargé de lui apporter une aide. Lorsque la négociation le
justifiait, il faisait le déplacement pour Arusha, et lorsque les sujets abordés
étaient très importants, il venait vraisemblablement avec des instructions du
Département.
M. Charles Cova a demandé si lambassadeur au Rwanda lui
demandait dintervenir auprès des Tanzaniens pour leur communiquer des messages.
M. Georges Rochiccioli a répondu par la négative.
M. Charles Cova a demandé si M. Rochiccioli avait
uniquement un rôle de messager.
M. Georges Rochiccioli a répondu par laffirmative et
quil se considérait comme un messager informel.
M. Jacques Myard a souhaité savoir ce que voulait dire le
terme " messager informel " et si on pouvait lassimiler au rôle
dun " petit télégraphiste ".
M. Georges Rochiccioli a répondu quun consensus
existait sur la nécessité de faire aboutir les accords dArusha et que chaque
observateur sefforçait non pas dorienter les débats, mais de faire passer
certains messages, de faire apparaître certaines difficultés, de compléter
éventuellement linformation des Tanzaniens sur des points précis.
M. Pierre Brana a demandé si lambassadeur de France au
Rwanda avait des contacts directs avec les négociateurs, que ce soit léquipe du
Président Habyarimana ou le FPR.
M. Georges Rochiccioli a déclaré que lambassadeur au
Rwanda était un observateur plus engagé du fait de sa connaissance beaucoup plus grande
des dossiers.
M. Pierre Brana a demandé si lambassadeur au Rwanda
avait des messages du Département à faire passer aux négociateurs.
M. Georges Rochiccioli a répondu quil ignorait
la réponse à cette question.
Le Président Paul Quilès a demandé a partir de quel moment le
représentant de lONU à Arusha avait participé aux discussions et quelle avait
été sa contribution à la conclusion de laccord.
M. Georges Rochiccioli a observé que la présence du
représentant des Nations Unies ne lavait pas marqué de façon particulière.
Le Président Paul Quilès a noté que si la contribution de ce
représentant avait été très forte, elle aurait marqué M. Georges Rochiccioli.
M. Georges Rochiccioli a estimé que la contribution de ce
représentant navait pas été essentielle à la signature des accords.
Audition de M. Jean-Christophe BELLIARD
Premier Secrétaire de lambassade de France en Tanzanie (avril
1991-juillet 1994), représentant de la France en qualité dobservateur aux
négociations dArusha
(séance du 2 juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Accueillant M. Jean-Christophe Belliard, premier Secrétaire à
lambassade de France en Tanzanie de 1991 à 1994 et, à ce titre, observateur pour
la France du processus des négociations dArusha, le Président Paul Quilès
a mis laccent sur lintérêt de cette audition puisque le processus de
négociations dont M. Jean-Christophe Belliard avait été observateur était au
coeur des préoccupations de la mission, certains considérant même que cest
lhostilité à leur entrée en application qui avait pu être le motif de
lattentat contre le Président Habyarimana. Il a ajouté que pour la mission
dinformation, il était très utile, et même essentiel, détudier
attentivement le contenu de ces accords, leur faisabilité, leur perspective
dapplication et la position des différents participants aux négociations qui ont
permis leur élaboration.
M. Jean-Christophe Belliard a tout dabord exposé
quagent du cadre dOrient maîtrisant le swahili et le somali, il avait fait
lessentiel de la première partie de sa carrière en Afrique, au Kenya puis au
Soudan, après quoi, entre 1987 et 1991, il avait été affecté à la direction des
Affaires africaines et malgaches où il sétait occupé du Rwanda et du Burundi, et
ensuite en Tanzanie comme adjoint de lAmbassadeur. Il a précisé que cest au
cours de ce séjour tanzanien quil lui avait été demandé daller à Arusha
et quil en avait suivi les négociations pendant environ seize mois.
Il a ajouté quil avait été présent à Arusha en juin 1992,
pour la première négociation, qui a conduit à un cessez-le-feu et à la création du
Groupe dobservateurs militaires neutres (GOMN), puis pour la négociation et la
signature du protocole sur lEtat de droit, pour celles du protocole sur la question
des réfugiés, et quil avait ensuite suivi la négociation sur le partage du
pouvoir et la négociation militaire, sur le reformatage de larmée et la question
des pourcentages, jusquà la conclusion. Il a précisé que les deux parties ayant
gardé pour la fin les sujets les plus difficiles et les plus épineux, il était resté
jusquà la signature définitive des accords, le 4 août 1993. Retourné
ensuite en poste à lambassade, il avait continué à suivre la question rwandaise
et, le 6 avril 1994, il était dans les couloirs du sommet de Dar Es-Salam, les
observateurs dArusha nétant pas autorisés à participer aux discussions
elles-mêmes.
Il a indiqué que ce jour là, il avait discuté avec les trois pilotes
français et quil sétait entretenu avec le Président Habyarimana
lorsquil était sorti.
Nommé à Washington après son séjour en Tanzanie, il avait été
cependant brièvement affecté à Goma pendant les deux mois de lopération
Turquoise, le premier mois en tant quadjoint de lAmbassadeur Yannick Gérard,
à lépoque Directeur adjoint de la direction des Affaires africaines et malgaches,
et ensuite seul jusquà la fin de lopération Turquoise ; il avait alors
quitté Goma par le même avion que le Général Jean-Claude Lafourcade.
M. Jean-Christophe Belliard a alors présenté les deux
délégations en présence à Arusha, celle du FPR et la délégation rwandaise.
Il a expliqué que la délégation du FPR était une délégation unie
qui parlait dune seule voix. Le Président en était M. Pasteur Bizimungu, qui
est aujourdhui Président du Rwanda. Il était le seul francophone de cette
délégation et il était le seul à parler. Avec lui se trouvait M. Théogène
Rudasingwa, à lépoque secrétaire général du FPR et aujourdhui Ambassadeur
du Rwanda à Washington qui na pas dit un mot de toute la négociation mais qui
était lhomme clé. Etaient également présents M. Patrick Mazimpaka, qui
prenait la parole à loccasion, et M. Jacques Bihozagara, francophone, mais qui
parlait rarement.
Il a précisé que lorsquon faisait une proposition à cette
délégation rwandaise, elle disait toujours : " On vous répondra
demain ". Entre temps, un contact était opéré par M. Théogène
Rudasingwa avec M. Paul Kagame, qui se trouvait à lépoque à Mulindi. En
fait, la délégation du FPR, cétait M. Paul Kagame. M. Paul Kagame
décidait et M. Pasteur Bizimungu parlait.
Il a ensuite décrit la délégation gouvernementale rwandaise. Cette
dernière était très divisée. Son chef était M. Boniface Ngulinzira qui était à
lépoque le Ministre des Affaires étrangères du Rwanda, un ministre de la mouvance
démocratique, membre du MDR et qui a été assassiné le 6 avril, aussitôt après
lattentat contre le Président Habyarimana. Il était accompagné de
lAmbassadeur Pierre-Claver Kanyarushoki, lhomme de confiance du Président
Habyarimana, qui était à lépoque Ambassadeur du Rwanda en Ouganda, et également
du Colonel Bagosora.
M. Jean-Christophe Belliard a ajouté que la délégation
rwandaise était en perpétuel désaccord et donc en situation de faiblesse dans cette
négociation. Sur ce point, il a précisé quil arrivait, par exemple, que le
Ministre Ngulinzira, quil voyait en permanence et en tête-à-tête, lui donne son
accord sur une formulation, mais tout en le prévenant que ce nétait pas lui qui
décidait et quil fallait en parler à M. Kanyarushoki. Il lui fallait alors
aller discuter avec lAmbassadeur Kanyarushoki, ce qui constituait une partie
importante de son travail. Lorsque M. Kanyarushoki était convaincu, il finissait par
lui exprimer son accord et celui du Président Habyarimana, mais ajoutait quil
fallait désormais convaincre le Colonel Bagosora.
Il a jugé que cest le FPR qui avait gagné à Arusha, et cela
parce quil était uni tandis que la délégation rwandaise était complètement
divisée et narrivait pas à se mettre daccord. Il a estimé aussi quen
fait, il avait si bien gagné quil avait obtenu trop de concessions et avait, par
contrecoup, suscité la réaction des extrémistes hutus. Il a conclu que le FPR avait
mené de main de maître une négociation difficile, mais que la victoire diplomatique
quil avait obtenue avait eu des effets secondaires graves.
Il a ajouté que, alors même que le facilitateur de la négociation
était tanzanien et que les Tanzaniens nétaient pas forcément des plus neutres aux
moments les plus importants, la négociation avançant, on avait pu observer une
exaspération tanzanienne croissante à légard du FPR, qui rejetait en permanence
des formulations raisonnables.
Sagissant des observateurs, il a indiqué quils ne
prenaient pas la parole pendant la négociation, mais intervenaient dans les couloirs, que
certains, comme celui du Zaïre, ne venaient pas et que ceux qui comptaient étaient les
représentants des Etats-Unis, de la Belgique et de la France.
M. Jean-Christophe Belliard a alors indiqué que le premier
contact quil avait eu avec M. Pasteur Bizimungu avait été très
difficile : lors de la première séance introductive, alors que celui-ci
sétait exprimé toute la journée en français, il lui avait répondu en anglais
lorsquil avait voulu le saluer ce qui avait créé une certaine tension. Il lui
avait alors proposé de conduire leurs entretiens non pas en français ou en anglais, mais
en swahili. Cette proposition leur avait permis de trouver une sorte de terrain
linguistique neutre. Au bout de seize mois, leurs relations personnelles sétaient
nettement améliorées.
Il a souligné quil y avait au départ un vrai contentieux entre
la France et le FPR. Il a précisé que, même si ses relations personnelles avec les
membres de la délégation du FPR étaient amicales, dès quil sagissait de
politique et de la négociation, il était obligé de passer par les représentants des
autres pays, par exemple par celui du Sénégal, qui exerçait à lépoque la
présidence de lOUA et qui avait dépêché son Ambassadeur sur place, ou par
lobservateur américain.
M. Jean-Christophe Belliard a ensuite expliqué quil
souhaitait parler de trois sujets qui lui semblaient avoir constitué des enjeux
essentiels de la négociation, et qui pouvaient contribuer à expliquer la suite des
événements.
Il a dabord évoqué la question de la CDR. Il a indiqué que,
sagissant du protocole sur le partage du pouvoir, il avait reçu une instruction
ferme et écrite de la direction des Affaires africaines et malgaches dintégrer la
CDR, cest-à-dire les extrémistes hutus, dans le jeu politique, ce qui supposait
quelle ait des responsabilités dans le gouvernement issu des accords ou, à
défaut, au moins des députés à lAssemblée nationale. La France estimait en
effet quil valait mieux intégrer ces extrémistes au jeu politique pour éviter
quils deviennent incontrôlables. En Afrique du Sud, cest dailleurs la
politique quavait suivie Nelson Mandela vis-à-vis des extrémistes blancs.
Il a indiqué que la réponse du FPR avait été totalement négative
et quil avait été impossible dobtenir la moindre concession de sa part. Il a
ajouté que lobservateur américain, le Colonel Tony Marley, et lAmbassadeur
des Etats-Unis à Dar Es-Salam, quil avait alors sollicités, avaient refusé de
porter le sujet devant le FPR, la position des Etats-Unis étant également de refuser la
CDR.
Il a estimé que limpossibilité de parvenir à un accord sur ce
point avait eu des conséquences graves pour la suite des événements et indiqué
quau moment de la négociation du partage des pouvoirs, le Colonel Bagosora avait
demandé à le voir pour lui déclarer quil fallait absolument que la CDR soit
représentée.
Il a ensuite évoqué les négociations militaires. Il a indiqué
quelles avaient été les plus difficiles et les plus longues, et quelles
sétaient conclues par un succès du FPR. En effet, alors quau départ, la
délégation gouvernementale rwandaise avait proposé au FPR un quota de 15 % des
postes de larmée rwandaise, en considérant quil représentait les Tutsis,
soit 15 % de la population du Rwanda, il a finalement obtenu 40 % des effectifs,
mais surtout 50 % des officiers ainsi que les postes quil souhaitait,
cest-à-dire par exemple le renseignement militaire et la sécurité du territoire.
M. Jean-Christophe Belliard a souligné que cest au milieu
des négociations militaires quétait intervenu lassassinat du Président
Ndadaye, premier Président hutu du Burundi, par des extrémistes tutsis, et indiqué
quà ce moment, alors que les négociations se passaient plutôt bien, le Colonel
Bagosora lui avait dit que les événements du Burundi allaient se reproduire au Rwanda,
que le FPR faisait semblant de négocier, mais quen fait il cherchait à obtenir les
leviers nécessaires pour faire un coup dEtat.
M. Jean-Christophe Belliard a enfin évoqué la question de la
force militaire internationale qui serait mise en place une fois les accords signés. Il
fallait choisir entre lONU et lOUA. La position tanzanienne consistait à
jouer la carte de lOUA, dont le Secrétaire général était tanzanien. Cela faisait
laffaire du FPR, qui souhaitait aussi lOUA. En revanche, la position du
Gouvernement rwandais, qui était également celle de la France, était quil fallait
que lONU soit engagée parce quelle avait lexpérience de ce genre de
missions et quelle était capable de les mener à bien.
Dans la mesure où pendant des mois, on navait pas réussi à
conclure sur ce sujet, celui-ci avait donc été reporté à la fin de la négociation.
A la fin du mois de juillet, les délégués du FPR ont finalement dit
quils voulaient bien accepter la garantie de lONU mais mis en garde sur les
délais nécessaires à son intervention puisquil allait falloir que le Conseil de
sécurité adopte une résolution, puis que lorganisation trouve des troupes.
M. Jean-Christophe Belliard a exposé que, de fait, sans la
présence des Nations Unies sur place, il ne pouvait pas y avoir formation du gouvernement
intérimaire ; ainsi, en attendant leur arrivée, tout le processus était bloqué.
Soulignant quen fait, la résolution du Conseil de sécurité
avait été votée au mois doctobre et que les troupes de la MINUAR étaient
arrivées au mois de décembre, soit dans les quatre mois environ, M. Jean-Christophe
Belliard, a estimé que, si le FPR avait voulu jouer le jeu des Nations Unies depuis le
début, il aurait pu le faire, puisquil était conscient des délais
quimposait leur intervention et quen refusant daboutir à un accord sur
cette question et en prolongeant de ce fait les négociations il avait volontairement
perdu quatre mois supplémentaires.
Il a également fait remarquer quaprès la signature des accords,
le FPR navait cessé daccuser le Président Habyarimana de bloquer leur
application et de manoeuvrer pour que le processus échoue.
M. Jean-Christophe Belliard a ensuite abordé laction de la
France à Arusha. Il a expliqué que celle-ci avait dabord insisté sur les
principes et que ce nétait pas si facile. Ainsi, pour le protocole sur lEtat
de droit, il avait fallu négocier durement avec le FPR qui présentait des formulations
à lougandaise, telles que la démocratie sans parti par exemple. Sur ce dernier
point, lorsquune formulation satisfaisante avait finalement été trouvée, le FPR,
renversant totalement ses prises de position, sen était pris à la délégation
rwandaise laccusant dêtre antidémocratique. M. Jean-Christophe Belliard
a considéré que, compte tenu de ses positions antérieures, le FPR avait alors
franchement dépassé la mesure.
De même, sur le protocole concernant les réfugiés, trois semaines
avaient été perdues sur la notion de rapatriement volontaire. Alors que la vie
internationale est organisée autour de cette notion de volontariat, il ne semblait
évident, ni pour le FPR ni pour les Américains, que le mot " volontaire "
doive apparaître.
M. Jean-Christophe Belliard a expliqué que, chaque fois, la
France devait se battre pour ces principes, et ce, eu égard à son statut
dobservateur, en coulisses, par lintermédiaire des représentants
sénégalais, belge ou américain.
M. Jean-Christophe Belliard a par ailleurs exposé quà
Arusha, la France avait également fait pression en permanence sur la délégation
rwandaise. Dans ce cadre, son travail quotidien était de répéter aux Rwandais,
quils allaient devoir partager le pouvoir et donc faire des concessions, mais
quen revanche, ces concessions devaient avoir des limites et rester raisonnables.
Lambassade de France recevait des instructions de Paris en ce sens. Il a indiqué
quen revanche la France navait pas de moyen de pression sur le FPR.
M. Jean-Christophe Belliard a ajouté que ce travail est devenu
très frustrant à un moment donné. Pour les négociations militaires, il avait reçu
instruction de Paris daller jusquà 30 % de membres du FPR dans
larmée rwandaise. Une fois cette concession obtenue des Rwandais, le FPR a exigé
plus. Une fois laccord obtenu pour 40 % des effectifs, le FPR a voulu un
pourcentage supérieur pour les officiers et, une fois ce résultat obtenu, il a encore
voulu la Direction des renseignements militaires.
Il a indiqué que tout le monde en était exaspéré, y compris le
facilitateur tanzanien, qui en désespoir de cause a dû plusieurs fois faire appel à son
Ministre de la Défense, voire au Président Mwinyi qui est venu deux fois à Arusha.
M. Jean-Christophe Belliard a ensuite évoqué la journée du
6 avril 1994, date de lattentat contre le Président Habyarimana.
Précisant quil navait pas assisté au sommet de Dar
Es-Salam, qui avait été convoqué par les Tanzaniens et auquel avaient participé le
Président burundais, le Président ougandais, les Tanzaniens et bien sûr le Président
Habyarimana, puisque les observateurs ny étaient pas autorisés, il a indiqué
quà la sortie du sommet, il avait échangé quelques mots avec le Président
Habyarimana. Celui-ci était en retard, la nuit équatoriale était déjà tombée et il
devait absolument rentrer. M. Jean-Christophe Belliard était allé vers lui,
lavait salué et, tout en marchant, lui avait demandé si la conférence
sétait bien passée. M. Habyarimana lui avait répondu : " Cest
un bon sommet et, vous allez voir, cela va marcher cette fois-ci. "
Il a ajouté quil lavait alors entendu proposer au
Président du Burundi, M. Cyprien Ntaryamira, de monter dans son avion. Après quoi,
il était allé senquérir du déroulement du sommet auprès de lAmbassadeur
du Rwanda.
M. Jean-Christophe Belliard a expliqué quil était ensuite
allé dîner chez lAmbassadeur dAllemagne, sans passer par lambassade
pour rédiger un télégramme, en se disant quil pourrait le faire le lendemain
matin. A 8 heures du matin, à son arrivée à lambassade, le garde de la
sécurité lui a demandé sil avait lu la presse. Il lui a montré le gros titre
annonçant la mort du Président Habyarimana.
M. Jean-Christophe Belliard a abordé ensuite lopération
Turquoise. Il a précisé qualors quil était encore en poste à Dar Es-Salam,
Paris lavait affecté pour un temps à Goma, où avait été installée une petite
structure, dabord pour être ladjoint de lAmbassadeur Yannick Gérard
puis, au bout dun mois, en tant que responsable de ce poste diplomatique.
Il a expliqué que le 14 juillet, il sétait produit un
événement inouï : on avait vu arriver à pied un million de réfugiés. La ville,
qui nétait peuplée la veille que de quelques milliers dhabitants, en
comptait plus dun million le lendemain.
Il a indiqué que pendant la première partie de son séjour, les
contacts politiques lavaient plus mobilisé que les questions humanitaires. Goma se
trouve à la frontière du Zaïre et du Rwanda. Elle fait face, de lautre côté de
la frontière, à la ville rwandaise de Gisenyi où le Gouvernement intérimaire rwandais
hutu en fuite sétait installé. Le poste français de Goma recevait quotidiennement
des appels au secours de ce gouvernement intérimaire. Les diplomates français avaient
instruction de ne pas aller rencontrer ses membres à Gisenyi et ne pas les recevoir à
Goma, cette instruction valant tout particulièrement pour le Premier Ministre.
M. Jean-Christophe Belliard a précisé quune fois, il avait
été impossible de résister, et que le chef de poste avait reçu lun des
ministres. Lentretien, auquel il avait lui-même assisté, avait été très formel.
Le Ministre a demandé laide de la France ; on la remercié de sa visite
et on lui a souhaité un bon retour. Cétait une fin de non recevoir.
Il a ajouté quà une autre reprise, il lui avait été demandé
de recevoir M. Ferdinand Nahimana, le directeur de la Radio des Mille Collines, qui
était de passage. Lentretien sétait déroulé un peu de la même façon.
M. Ferdinand Nahimana a exposé ses soucis et la visite sest soldée également
par une fin de non recevoir.
Il a souligné que cétait à ces échanges que sétaient
limités les contacts purement politiques avec les autorités de fait de Gisenyi.
M. Jean-Christophe Belliard a ensuite évoqué plus précisément
laction politique de la France dans les dernières semaines de lopération
Turquoise. Il a indiqué que la tâche essentielle qui avait mobilisé les fonctionnaires
et les militaires français à cette période avait été, tout en expliquant aux Rwandais
hutus de la zone humanitaires sûre que des militaires français allaient partir et que le
FPR allait arriver dans trois semaines, de les convaincre de ne pas senfuir et de
leur faire comprendre que le FPR nétait pas composé de monstres avec des cornes et
des queues, comme le répétait sans cesse la Radio des Mille Collines.
Il a ajouté que les Français étaient allés plus loin encore. Ils
sont allés chercher des ministres du nouveau gouvernement rwandais dans la zone tenue par
le FPR, et les ont amenés dans la zone humanitaire sûre, dans des stades, pour
quils sadressent à la population. Sont ainsi venus M. Seth Shendashonga,
Hutu et, à lépoque, Ministre de lIntérieur, qui a été récemment
assassiné à Nairobi, et M. Jacques Bihozagara. On voyait ainsi des ministres du FPR
protégés par des soldats français, sadresser à des populations civiles hutues
pour leur dire quils allaient arriver dans trois semaines, et les persuader de ne
pas partir.
Il a fait valoir que lopération Turquoise avait dabord
rempli cette mission : stabiliser une région, y maintenir la population et organiser
le mieux possible la transition politique.
Sur ce point, il a ajouté quil avait passé les derniers jours
de lopération Turquoise à la frontière entre le Rwanda et le Zaïre. Installé
sur le pont entre Cyangugu, au Rwanda, et Bukavu, au Zaïre, il comptait les
passages ; or, alors que le 14 juillet, il avait vu arriver un million de
personnes, ces jours là, il y avait deux cents départs et cent retours quotidiens ;
il ny avait pas dexode.
Il a estimé que si un exode des populations de la zone humanitaire
sûre avait eu lieu, les conséquences auraient été dramatiques.
Il sest déclaré convaincu que sans Turquoise il y aurait eu un
deuxième Goma à Bukavu, et au moins un troisième Goma au Burundi ; en effet, une
partie de la population de la zone humanitaire sûre se serait réfugiée au Burundi. De
plus, la situation du Burundi étant alors extrêmement instable, on peut envisager
quun tel afflux de réfugiés aurait pu avoir les conséquences politiques les plus
graves.
Il a conclu que le vrai succès de lopération Turquoise, la
vraie réussite des militaires français, ce nétait pas uniquement davoir
sauvé des vies, fourni de leau ou soigné les populations, mais plutôt
davoir protégé ces dizaines de milliers de vies humaines dont on ne sait même pas
à quel point elles ont été menacées, en faisant en sorte quil ny ait pas
dexode vers Bukavu et le Burundi.
M. Jean-Christophe Belliard a souhaité conclure son propos par un
souvenir plus personnel. A lâge de 19 ans, il avait effectué à bicyclette un
voyage en solitaire de quatre mois dans la région. Ce voyage lavait conduit, depuis
lOuganda, le Rwanda et le Burundi, jusquau pont sur lAkagera, qui est en
fait le Nil, à la frontière entre le Rwanda et la Tanzanie.
Après lattentat contre lavion présidentiel, il avait
reçu de lAmbassadeur la permission daller jusquà la frontière
rwandaise. Il sétait retrouvé sur le même pont, mais de lautre côté de la
rivière. Celle-ci était méconnaissable, elle était encombrée de centaines de
cadavres. Il avait rencontré un chauffeur routier tanzanien qui venait de Kigali et avait
réussi à sortir du Rwanda. Celui-ci, en larmes, lui avait décrit ce quil avait
vu, les assassinats et sa sortie de Kigali par des rues et des routes jonchées de
milliers de cadavres.
Le Président Paul Quilès a évoqué les accords dArusha.
Faisant remarquer quaujourdhui, il était de bon ton de dire quils
étaient inapplicables, il a relevé que la politique française, telle quon pouvait
la voir à loeuvre à travers les déclarations, les télégrammes diplomatiques et
les consignes données à nos représentants, était néanmoins de favoriser, dans toute
la mesure du possible, la conclusion dun accord entre les belligérants. Il a alors
demandé à M. Jean-Christophe Belliard si, à lépoque, il était visible que
les accords conclus ne seraient pas mis en oeuvre.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu quau contraire
cest un vrai soulagement qui avait accompagné leur conclusion. Il a ajouté que le
4 août 1993 avait été une vraie fête : on voyait les Rwandais des deux
délégations sembrasser, danser ensemble, alors que si, jusque là, les deux
parties se saluaient, il ny avait jamais eu une telle familiarité.
Il a indiqué quil avait beaucoup parlé de ces accords avec le
facilitateur tanzanien et quil continuait à en discuter avec lui, étant donné
quil se trouvait être aujourdhui comme lui-même en poste en Afrique du Sud.
Il a souligné que tous deux convenaient que les accords dArusha étaient ceux qui
résultaient des négociations et quon navait pas obtenu dautres accords
que ceux-là.
Il a précisé que lui-même faisait à lépoque partie de ceux
qui pensaient quils allaient réussir et que ce nétait que rétrospectivement
quil sétait mis à rechercher quels étaient les points qui pouvaient
révéler les causes de leur échec. Il a ajouté que ses propos sur la CDR, lONU,
lOUA et les questions militaires étaient la traduction de cette réflexion.
M. Bernard Cazeneuve lui a alors demandé si, a posteriori,
il considérait que le FPR avait eu un très haut niveau dexigences pendant les
discussions parce quil considérait que les accords étaient importants, quil
fallait que les négociations aboutissent et que ses intérêts devaient être
préservés, ce qui signifie que la dynamique de partage du pouvoir avait un sens pour
lui, ou si au contraire il estimait que le FPR avait multiplié les exigences pour que les
négociations naboutissent pas, et que les accords avaient été conclus malgré
lui.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu quil croyait que
le FPR avait été très dur dans la négociation pour obtenir précisément certains
éléments daccord.
Il a ajouté que chacune des deux parties avait peur de lautre et
voulait des garanties. Il a indiqué que la hantise du FPR était la sécurité des
ministres qui allaient le représenter dans le gouvernement de Kigali. Cest ce qui
explique que sa délégation ait négocié la venue dun bataillon de six cents
militaires sur place. Il a estimé que, pour le reste, le FPR avait concentré ses efforts
sur les éléments qui lui auraient permis, après coup, après la période de transition,
de sassurer des garanties.
Il a précisé à ce propos que, dans la négociation, le FPR avait
cédé sur un point, la durée de la période de transition. Le gouvernement de Kigali la
souhaitait évidemment la plus courte possible. Il était au pouvoir, et il avait
lassurance de gagner les élections. Il voulait donc quelle soit limitée à
un an, tandis que le FPR voulait une période de cinq ans. Or, le FPR a accepté de
transiger à vingt-deux mois. M. Jean-Christophe Belliard a indiqué que, sur le
coup, cette concession lavait beaucoup surpris. Avec le recul, il a déclaré
quil pensait que le FPR savait à ce moment-là quil ne serait pas allé
jusquau bout de la période de transition. Cest pourquoi il voulait le
ministère de lIntérieur, quil a obtenu, et un vrai partage des
responsabilités militaires, ainsi que lattribution des quelques postes clefs déjà
évoqués. M. Jean-Christophe Belliard a ajouté quen revanche, on sentait
vraiment que le partage du pouvoir politique, la répartition des ministères, le poste de
Premier Ministre nintéressaient pas les délégués du FPR.
Il a estimé que le FPR savait très bien que le résultat des
élections naurait pas été à son avantage. Lors des élections qui
sétaient déroulées au Burundi, le Président Buyoya navait obtenu que
30 % des voix environ, alors quil y avait déjà un certain dépassement du
clivage entre Hutus et Tutsis puisquun tel résultat supposait que 15 % de
Hutus aient voté pour lui. Il a ajouté quil pensait que les négociateurs du FPR
avaient négocié avec cette perspective en tête.
M. Bernard Cazeneuve demandant ce que signifiait le fait
davoir autant dexigences pour participer à un gouvernement au sein duquel on
sait quon ne restera pas parce quon perdra le pouvoir au terme dun
processus démocratique, et le Président Paul Quilès considérant quil
fallait aller jusquau bout du raisonnement et penser à un coup dEtat, M. Jean-Christophe
Belliard a répondu quà son avis le FPR jugeait quil avait besoin
dun an de présence à Kigali. Rappelant que la frontière ougandaise nest
quà 60 km de Kigali par la route et que, lorsque, en février ou mars 1993,
des massacres ont eu lieu dans la préfecture de Gisenyi, le FPR a rompu le cessez-le-feu
et a avancé facilement jusquà 20 ou 30 km de la capitale, il a estimé que
ses forces auraient pu facilement la prendre pendant la guerre, et que, sil ne
lavait pas fait, cest seulement parce quil savait quil
naurait pas pu gérer politiquement sa victoire.
M. Bernard Cazeneuve, exposant quil comprenait bien
linterprétation rétrospective des faits présentés par M. Jean-Christophe
Belliard, lui a alors demandé si, entre la conclusion des accords dArusha et le
6 avril 1994, il aurait pu se passer des événements de nature à conduire le FPR à
faire un coup dEtat, par exemple en tirant sur lavion présidentiel.
Le Président Paul Quilès, faisant alors remarquer que, selon
certains interlocuteurs de la mission, le FPR avait joué un jeu qui a beaucoup inquiété
le Président Habyarimana, et encore plus son entourage, en tentant de le destituer pour
corruption par la voie de procédures légales, a demandé à M. Jean-Christophe
Belliard ce quil pensait de cette interprétation.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu que, sur ce dernier
point, cétaient les diplomates français en poste à Kigali à ce moment là qui
pourraient répondre.
Il a réitéré son interprétation rétrospective des négociations,
selon laquelle le FPR avait bien souhaité quun accord finisse par être signé et
appliqué, tout en préparant le terrain pour des évolutions ultérieures. Il
sagissait pour le FPR, une fois rentré à Kigali, davoir ses arrières
assurés et de disposer des leviers permettant, le moment venu, de passer à
laction.
Rappelant alors que le FPR avait refusé absolument que la CDR soit
incluse dans le processus et que des ministres de ce parti extrémiste puissent siéger au
sein du gouvernement, M. Bernard Cazeneuve a demandé sil en était
résulté quil navait effectivement pas été intégré dans les institutions
de transition.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu quen effet, la
CDR navait été incluse ni dans le gouvernement, ni dans lassemblée de
transition. Il a ajouté quà un moment donné, tout en ayant renoncé à
lintégration au gouvernement, on essayait de faire en sorte quelle dispose au
moins de quelques députés.
M. Bernard Cazeneuve sest alors étonné de cette
absence de la CDR, rappelant que lAmbassadeur Jean-Michel Marlaud avait indiqué à
la mission que cest parce quil avait été accepté par le FPR comme membre du
gouvernement de transition à base élargie quon avait accepté de procéder à
lévacuation de M. Ferdinand Nahimana à la suite de lattentat.
M. Jean-Christophe Belliard a alors fait remarquer que
M. Ferdinand Nahimana, directeur de la Radio des Mille Collines, nétait pas
membre de la CDR mais du MRND et que cest à ce titre quil avait été retenu
comme membre du gouvernement transitoire à base élargie, le responsable de la CDR étant
M. Théoneste Nahimana.
M. Bernard Cazeneuve sest alors interrogé sur les
raisons pour lesquelles, quelques semaines après son évacuation de Kigali,
M. Ferdinand Nahimana était à Goma au Zaïre.
M. Pierre Brana a demandé à M. Jean-Christophe Belliard
dune part, son intime conviction sur les auteurs de lattentat du 6 avril
1994 : extrémistes hutus ou FPR, dautre part sil était exact que le
Président Habyarimana avait accepté que la CDR nait pas de représentant au
gouvernement, et, enfin sur ce que venait demander à la France le directeur de la Radio
des Mille Collines à Goma.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu que M. Ferdinand
Nahimana voulait dabord être reconnu et quon lui parle ; ensuite dans la
mesure où il avait plaidé pour que le poste diplomatique français rencontre le
gouvernement de Gisenyi, dont plusieurs demandes en ce sens avaient déjà été
écartées, on peut penser quil revenait à la charge, en tant
quintermédiaire.
Sur le premier point, M. Jean-Christophe Belliard a fait observer
quil ne disposait pas de plus déléments que quiconque et que, de ce fait, il
ne lui paraissait pas intellectuellement honnête de répondre.
Revenant sur le sommet de Dar Es-Salam, le Président Paul Quilès
a demandé à M. Jean-Christophe Belliard si, bien quil nait pas assisté
aux débats, il avait eu des informations a posteriori sur leur contenu et
à quels éléments le Président Habyarimana faisait allusion lorsquil lui avait
dit que cétait une bonne rencontre et que laffaire allait marcher cette
fois-ci.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu que le blocage à ce
moment-là venait de la question de lintégration de la CDR, et delle
seulement. Il a précisé que comme le processus avait pris du retard, la CDR, qui avait
été déboutée parce quelle avait refusé le code déthique, en avait
profité pour entreprendre une ultime tentative en vue dêtre intégrée et que
cest pour cette raison quun sommet avait été convoqué à Dar
Es-SalaM. Il a ajouté que le Président Habyarimana ayant accepté que la CDR ne
soit pas intégrée dans les institutions politiques nouvelles, il ny avait donc
plus dobstacle à la mise en oeuvre des accords. M. Jean-Christophe Belliard a
précisé que, daprès lui, le fait que le Président Habyarimana lui ait dit que
tout était réglé alors quil rentrait à Kigali après avoir prêté serment,
quon savait qui étaient les ministres, que le gouvernement était constitué et que
les 500 ou 600 hommes du bataillon du FPR étaient déjà sur place, voulait dire que
lensemble du dispositif prévu par les accords était prêt à être mis en oeuvre
et allait désormais lêtre.
A M. Jacques Myard qui se demandait si le ministère des
Affaires étrangères à Paris se rendait compte que la façon dont le FPR faisait monter
les enchères était lourde de menaces quant à lapplication sincère des accords
dArusha, M. Jean-Christophe Belliard a répondu quil nétait
pas si simple de tirer cette conséquence de son attitude. Il a ajouté que, par
définition, le processus des négociations est délicat ; il faut faire des
concessions à un moment donné. Il a aussi fait observer que la France nétait pas
le seul observateur mais que la Belgique ou les Etats-Unis létaient aussi, et que,
surtout, cétait la partie rwandaise qui faisait ou non telle concession et que
cétait elle qui avait donc accepté que 40 % des effectifs militaires et
50 % des officiers proviennent du FPR.
Il a précisé quil y avait eu de nombreux allers et retours
entre Arusha et les capitales avant quon saccorde sur ce pourcentage, et que
les négociations duraient depuis le mois de juin 1992.
Il a enfin expliqué que, lorsquon arrive à une formule à
lissue dune négociation, elle est, à défaut dêtre la formule
idéale, celle sur laquelle on a réussi à sentendre, et donc à laquelle on
adhère.
M. Jacques Myard lui demandant en quelle langue se faisaient
les négociations, M. Jean-Christophe Belliard a répondu quelles
avaient lieu en français et en anglais. Il a ajouté que si le représentant des Nations
Unies, un Zimbabwéen, et le facilitateur tanzanien sexprimaient en anglais, les
représentants du gouvernement rwandais parlaient tous français ainsi que les trois
porte-parole du FPR, MM. Pasteur Bizimungu, Patrick Mazimpaka et Jacques Bihozagara.
Il a précisé quen revanche, lorsque les deux délégations discutaient entre
elles, elles utilisaient le kinyarwanda.
M. Jean-Christophe Belliard a ensuite précisé, à la demande
de M. Jacques Myard, que les observateurs avaient accès à la salle des
négociations, les deux parties étant dun côté et les observateurs ensemble de
lautre côté.
Faisant remarquer que, si le détachement Noroît avait bien quitté le
Rwanda en décembre 1993 en application des accords dArusha, le dispositif de
coopération militaire, constitué de vingt-six assistants militaires techniques, avait en
revanche été maintenu, M. François Lamy a demandé si cette question avait
été abordée lors des négociations.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu que dans la
négociation, on ne parlait jamais de " troupes françaises " mais de
troupes étrangères, chacun sachant ce quil fallait entendre par là. Il a ajouté
que, sil était clair que les Français partiraient le jour où la force
internationale, qui restait à définir, émanant soit de lOUA, soit des Nations
Unies, arriverait, en revanche, la question des assistants militaires techniques
navait pas été abordée à Arusha et quil ne pouvait donc pas apporter de
réponse sur ce sujet.
Revenant sur la conférence de Dar Es-Salam, le Président
Paul Quilès a demandé si tout le monde savait que la discussion allait porter sur la
participation des extrémistes au gouvernement et au jeu politique.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu que cétait
lobjet de la rencontre et que tous savaient que cétait sur cette question
quallaient porter les discussions.
Le Président Paul Quilès a alors demandé si les extrémistes qui
entouraient le Président Habyarimana en étaient informés et, en ce cas, sils
avaient une idée de la conclusion de la rencontre, cest-à-dire sils
pensaient quils pouvaient échouer. Il a à ce propos évoqué lhypothèse
selon laquelle, sils avaient pensé que le Président Habyarimana était en quelque
sorte en train de les trahir, ils auraient pu organiser lattentat.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu que cest pour
résoudre le problème de la demande de participation de la CDR que lensemble des
négociateurs sétait déplacé à Dar Es-Salam, et quil était clair que
cétait bien le sujet qui allait être traité.
Quant à savoir si les extrémistes hutus savaient ce que le Président
Habyarimana avait en tête en arrivant dans la salle des négociations et si le Président
lui-même avait une idée précise du résultat des discussions, il a avoué son
ignorance. Il a ajouté que tout ce quil savait était que le Président Habyarimana
avait conclu un accord et quil était sorti de la salle des conférences avec cette
assurance.
M. Jacques Myard a alors demandé si, entre la signature des
accords dArusha et le sommet du 6 avril 1994, des rencontres avaient eu lieu
pour traiter de la participation de la CDR.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu que le 4 août
1993, la question de la participation de la CDR avait été résolue par la négative,
puisque ce parti avait refusé de signer les accords. Elle avait surgi de nouveau
seulement dans la semaine précédant le 6 avril, la CDR profitant des lenteurs de la
mise en oeuvre du processus dArusha pour tenter de revenir dans le jeu.
M. Jacques Myard sest alors demandé si, la réunion
étant convoquée pour traiter de la participation de la CDR mais le FPR la rejetant et
les dirigeants de cette même CDR se doutant que le Président Habyarimana allait accepter
leur exclusion, on pouvait envisager quils aient appris sa décision de céder lors
de sa sortie de la salle de conférence et quils soient ensuite passés à
lacte et aient provoqué lattentat contre son avion.
Il sest alors posé la question de savoir si la France avait fait
pression sur le Président Habyarimana pour quil cède sur la participation de la
CDR.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu quil nen
savait rien.
Le Président Paul Quilès a alors cité le passage suivant du
rapport de fin de mission de lAmbassadeur Jean-Michel Marlaud.
" Lobjectif était, pour le MRND de débaucher
suffisamment dopposants pour détenir une minorité de blocage dun tiers et,
pour le FPR, dobtenir la majorité de deux-tiers qui lui permettait dimposer
sa loi. La CDR pouvait avoir un rôle charnière.
A lAssemblée nationale, tous les sièges avaient été
répartis. Seul demeurait ouvert le problème de la CDR, le parti extrémiste hutu
souhaitant signer le code déthique politique et obtenir ainsi un siège à
lassemblée.
Le FPR sy est opposé. Le Président Habyarimana et les partis
dopposition y étaient favorables. La communauté internationale avait aussi pris
position en faveur de cette signature qui permettait ensuite de faire pression sur la CDR
pour quelle respecte le code déthique politique inclus dans les accords
dArusha et interdisant dattiser les haines ethniques et
régionales. "
M. Jean-Christophe Belliard a répondu que ces questions se
négociaient à Kigali, et que, pendant ce temps, il était lui à Dar Es-SalaM. Il a
ajouté que ce nétait que le 3 ou le 4 avril quil avait appris, les
Tanzaniens faisant les préparatifs, quune conférence allait se tenir et que le
sommet avait eu lieu le 6.
En revanche, M. Jean-Christophe Belliard a indiqué quà son
avis le Président du Burundi, Cyprien Ntaryamina était mort tout simplement parce que
son avion était trop lent. Il a ajouté en effet quil avait entendu le Président
Habyarimana lui proposer de lemmener, en ces termes : " Viens, ce
sera plus rapide. Viens jusquà Kigali, ensuite je te prête mon avion jusquà
Bujumbura. "
Le Président Paul Quilès lui demandant sil avait discuté
avec les membres de léquipage de lavion avant le décollage, M. Jean-Christophe
Belliard a répondu quil avait eu avec eux une conversation banale, pour passer
le temps, et quils navaient pas lair particulièrement inquiets.
M. Jacques Myard a considéré quil ressortait de
laudition de M. Jean-Christophe Belliard que le processus dans lequel les
Rwandais de lintérieur et le FPR sétaient engagés pouvait, selon la façon
dont il était géré, se retourner contre les uns ou les autres, et quils étaient
conscients les uns et les autres quil reviendrait à celui qui jouerait de la
manière la plus fine, la plus forte et la plus rapide au moment opportun de porter
lestocade, lissue des événements se décidant pendant cette période
intermédiaire.
Il a jugé que, dans ces conditions, éliminer le Président
Habyarimana était un jeu dangereux aussi bien pour lune que pour lautre
partie. En effet, du côté du FPR, éliminer le Président Habyarimana signifiait se
priver de la période dessai pendant laquelle on allait pouvoir acquérir la
maîtrise des leviers du pouvoir. Du côté de la CDR, lassassinat du Président
Habyarimana pouvait faire perdre toute maîtrise de la situation. M. Jacques Myard en
a conclu que les assassins du Président Habyarimana sétaient comportés comme des
apprentis sorciers.
M. Jean-Christophe Belliard a rappelé que la méfiance était
intrinsèque à toute négociation et que, devant le même résultat, on pouvait provoquer
lévénement irréparable en se préparant à léventualité de léchec,
ou enclencher la réussite en jouant le jeu de laccord.
M. Jacques Myard sest alors demandé si le processus
dArusha, qui était un processus politique, avait la moindre chance de succès dès
lors quon connaissait la permanence du fait ethnique, et si lopposition entre
Hutus et Tutsis ne viciait pas structurellement tout processus démocratique.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu quon
naurait pas imaginé le 3 ou le 4 août ce qui allait se produire ensuite,
puisquun processus de ce type venait de réussir au Burundi.
Il a ajouté que, lors de sa première arrivée au Rwanda, à
19 ans, il avait posé sa bicyclette, planté sa tente et sétait retrouvé au
milieu dune centaine denfants ; sa première question avait consisté à
leur demander sils étaient Hutus ou Tutsis ; ils lavaient regardé
effarés.
Il a précisé que cet effarement lavait amené à
sintéresser de manière particulière à cette question de lopposition entre
Hutus et Tutsis, mais que plus il sy intéressait, moins il était capable de
trouver de réponse.
Indiquant quil ne pouvait pas dire quil ny avait pas
de fait ethnique, il a souligné surtout quil voyait mal aujourdhui, compte
tenu de ce qui sétait passé, comment on pouvait trouver une troisième voie, alors
quil avait cru que lavenir du Rwanda serait dessiné par la mouvance et les
idées dhommes politiques comme MM. Twagiramungu ou Ngulinzira. Lensemble
de cette tendance ayant été liquidée après le 6 avril 1994, il ne voyait plus quelles
perspectives pouvaient souvrir pour le Rwanda.
Il a alors fait état des équations formulées à propos des
événements du Rwanda : " France = Habyarimana, Habyarimana =
génocide, donc France = génocide ". Il sest déclaré en
désaccord avec un tel raisonnement, et a jugé que si la France avait effectivement des
relations avec Habyarimana, on ne pouvait pas établir un rapport dégalité entre
Habyarimana et le génocide.
Revenant sur la CDR, M. Jacques Myard lui a demandé
sil avait pu constater linfluence des extrémistes hutus sur la délégation
du gouvernement rwandais pendant la négociation dArusha.
M. Jean-Christophe Belliard a répondu que tel était le cas.
Relevant néanmoins que la conclusion aurait été plus rapide si le FPR avait accepté de
faire plus de concessions, il a rappelé que, comme il lavait dit dans son exposé
liminaire, lorsque le Ministre Ngulinzira avait accepté une formulation, il allait
ensuite voir lAmbassadeur Kanyarushoki qui lui répondait que si le Président en
était daccord, dautres ne létaient pas et quil devait aussi
tenir compte de leur avis. Il a ajouté quil avait même assisté à plusieurs
reprises à des scènes de désaccord au sein de la délégation du gouvernement
rwandais ; on levait alors la séance et on remettait la suite de la discussion à
plus tard.
Audition de M. Yannick GÉRARD
Ambassadeur en Ouganda (18 août 1990-6 août 1993)
(séance du 7 juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Yannick Gérard,
Ambassadeur en Ouganda du 18 août 1990 au 6 août 1993. Il a rappelé
quil était en fonction à Kampala lorsque le FPR, basé en Ouganda, a lancé son
offensive le 1er octobre 1990 et quil a également suivi, entre 1990
et 1993, lévolution de la situation, caractérisée par des alternances de
négociations, de cessez-le-feu et de reprise de la guérilla. Il a participé à la
tentative de mise en place dun dispositif dobservation militaire à la
frontière entre lOuganda et le Rwanda. Il était toujours en fonction lorsque le
processus de négociation des accords de paix dArusha sest achevé en août
1993. Son témoignage donnera la possibilité dapprécier la position de
lOuganda dans le conflit rwandais et de mieux comprendre les relations
quentretenaient les autorités ougandaises avec le FPR.
M. Yannick Gérard a indiqué quil avait effectivement
pris ses fonctions en Ouganda environ six semaines avant linvasion du Rwanda par le
FPR et quil les avait exercées jusquà deux ou trois jours après les accords
dArusha.
Il a précisé quen ce qui concernait laction du FPR au
Rwanda, le secret devait être bien gardé car quasiment personne ne parlait de
léventualité dune telle attaque à partir de lOuganda. Les forces
ayant mené cette attaque comptaient, au début, près de 4 000 à
5 000 hommes, dont la quasi-totalité appartenait à larmée ougandaise
quils avaient quittée avec armes et bagages le 1er octobre pour
entrer au Rwanda.
Il a estimé quil était difficile de mesurer avec exactitude le
degré de responsabilité personnelle de Museveni dans le déclenchement du conflit, et
que lalternative suivante était envisageable, soit il ignorait les préparatifs
comme il a voulu le faire croire pendant un certain temps au monde entier, soit il les a
lui-même personnellement organisés. De ces deux thèses, la première ne paraît guère
plausible compte tenu des informations disponibles concernant lassistance, au moins
logistique que la NRA (National Resistance Army), a apportée par la suite aux rebelles et
de lappui diplomatique que Museveni na pas ménagé au FPR pendant toutes ces
années. Avec le recul du temps et une meilleure connaissance de sa pensée et de sa
façon dagir, notamment à propos du sud Soudan, la seconde hypothèse selon
laquelle il aurait lui-même organisé, orchestré loffensive
doctobre 1990, ne paraît pas invraisemblable, mais il est difficile de mesurer
avec précision le degré de son implication personnelle dans le déclenchement de cette
offensive.
Pour mieux faire comprendre ce qui sest effectivement passé,
M. Yannick Gérard a souligné létroitesse des liens personnels qui unissaient
Museveni aux Tutsis rwandais vivant en Ouganda. Ceux-ci provenaient de deux vagues
successives dimmigration. La première, qui remonte au début du XXème
siècle, était composée de Rwandais fuyant la colonisation belge pour venir travailler
dans les plantations britanniques dont le protectorat était réputé moins oppressif.
Elle résultait également des échanges de territoires entre colonisateurs européens en
1910. La seconde vague dimmigration de 1959-60 avait été provoquée par la prise
du pouvoir à Kigali par les Hutus et ne concernait quune partie des émigrants qui
sétaient également réfugiés dans divers pays voisins du Rwanda : Zaïre,
Ouganda, Burundi, Tanzanie. En 1960, ces Tutsis rwandais installés en Ouganda étaient
estimés à 75.000 par le Haut Commissariat aux Réfugiés. En 1991, le recensement
national officiel évaluait leur nombre à 247.000. Il sagissait de lensemble
des réfugiés de 1959, de leurs familles et de leurs descendants qui ne possédaient pas
la nationalité ougandaise.
Ayant été plus ou moins persécutés par les régimes dAmin
Dada et dObote, considérés comme des étrangers aux droits incertains, installés
pour la plupart dans le sud, dans louest et dans le sud-ouest du pays, apparentés
ethniquement aux Bahima dOuganda, les enfants de réfugiés rwandais ont, depuis le
début de la lutte armée de Museveni contre le régime Obote, de 1980 à 1985, constitué
une clientèle et un vivier de recrutement pour les forces participant à cette lutte et
ils ont permis à Museveni de parvenir au pouvoir en janvier 1986. Au lendemain de la
prise de Kampala et dans les années qui ont suivi, les postes les plus importants de la
défense ougandaise et les principales fonctions de commandement au sein de larmée
ougandaise ont été occupés par ces Tutsis. Fred Rwigyema, ordonnance de Museveni
pendant toutes les années de guérilla interne et vice-Ministre de la Défense, est
devenu le chef des rebelles lors de loffensive doctobre 1990 et a été
tué dans les tous premiers jours de cette offensive. Le Colonel Banyingana, décédé au
début de linvasion, ancien chef des services médicaux de larmée ougandaise,
était un autre de ces rebelles tutsis et le Major Kagame avait été chef des services de
renseignement de larmée ougandaise. Les principaux commandements régionaux,
notamment dans le nord et le nord-est du pays étaient entre les mains de ce que lon
appelait là-bas les Banyarwanda, les Rwandais installés en Ouganda. Ceux-ci étaient
souvent choisis pour suivre des stages de formation complémentaire aux Etats-Unis.
M. Yannick Gérard a considéré que lhypothèse dun
pacte conclu pendant la période de guérilla avec Museveni au terme duquel, une fois la
victoire acquise et consolidée en Ouganda, celui-ci aiderait le FPR dans la mesure de ses
moyens à reconquérir le pouvoir au Rwanda, était tout à fait probable. Tout indique
que, dès le début de lattaque, en octobre 1990, Museveni savait quil ne
pouvait pas, vis-à-vis de la communauté internationale et de la population ougandaise,
apporter une assistance ouverte aux rebelles rwandais. La première réaction officielle
du gouvernement ougandais, le 2 octobre 1990, a dailleurs été de
dire : " Nous condamnons cette action qui a été menée à partir
de notre territoire. " et dannoncer des mesures solennelles comme la
fermeture de la frontière, la prohibition de lassistance aux rebelles et
linterdiction de leur retour en Ouganda.
Le Président Museveni était en voyage à New York à
lassemblée des Nations Unies au moment du déclenchement de loffensive. Dès
son retour, le 10 octobre, il sest employé à démontrer sur un plan
diplomatique la justesse de la cause des rebelles. Déjà en 1989, dans un entretien avec
le Président Habyarimana, il lavait mis en garde contre le mécontentement des
réfugiés rwandais en Ouganda qui souhaitaient obtenir le droit de rentrer dans leur
pays. Il se défendait davoir été informé de leur projet dattaque et
continuait donc officiellement à la condamner, tout en estimant que le problème devait
pouvoir trouver une solution négociée. Il affirmait que lOuganda et larmée
ougandaise napportaient aucune assistance aux rebelles, mais quil était
possible quil y ait quelques complicités individuelles la frontière nétant
pas imperméable. Il prétendait que lOuganda ne pouvait pas être tenue pour
responsable dans cette affaire, le pays nétant pas en mesure de retenir des gens
qui voulaient rentrer chez eux. Enfin, il ajoutait que la communauté internationale
était la bienvenue pour déployer des observateurs à la frontière si elle voulait
sassurer quaucune assistance nétait prodiguée aux rebelles à partir
de lOuganda.
Dans les nombreux entretiens diplomatiques confidentiels que la
représentation diplomatique française a eus avec lui de 1991 à 1993, le Président
Museveni a par la suite, reconnu quil conservait une influence sur les principaux
rebelles qui étaient partis dOuganda. Il admettait également, surtout à partir de
la constitution à Kigali dun gouvernement de coalition en avril 1992, que la France
exerçait dimportantes pressions sur le Président Habyarimana afin notamment
dencourager les autorités rwandaises à négocier un règlement du conflit. Il
continuait destimer que le Président rwandais se comportait en chef de tribu et non
pas en homme dÉtat. A certains moments, il a critiqué les conséquences de la
présence militaire française au Rwanda qui, selon lui, retardait le règlement du
conflit et renforçait " lintransigeance " du régime
Habyarimana. Les informations qui ont été recueillies au fil des mois par la diplomatie
française attestent bien quune aide, au moins logistique, a été apportée aux
rebelles par larmée ougandaise. La lettre davril 1993 dans laquelle le
Président du FPR reproche au secrétaire général des Nations unies de vouloir couper
les lignes dapprovisionnement de ses forces en envisageant un déploiement
dobservateurs à la frontière ougandaise, confirme ce qui était depuis longtemps
une quasi-certitude.
M. Yannick Gérard a toutefois fait remarquer quen près de
trois ans dappui ougandais aux rebelles, dautres pays, tels que la Grande
Bretagne ou les Etats-Unis, semblaient ne pas avoir tenu beaucoup rigueur au Président
Museveni de cette politique. Tous ces pays, de même que lAllemagne ou les pays
nordiques ont maintenu leur coopération avec lOuganda comme si de rien
nétait.
Il a noté que, même dans son pays, le Président Museveni
navait jamais cherché à transformer lappui quil apportait aux rebelles
en cause nationale. Lassistance quil leur a prodiguée a toujours été
clandestine. Cette attitude trouvait sa justification dans le fait quen Ouganda
lethnie bahima, celle du Président Museveni et bien évidemment les Banyarwandas
civils, éprouvaient une réelle sympathie pour le FPR, que ne partageait pas la vingtaine
dautres tribus composant la population. Au départ du FPR, le sentiment de la
majorité de la population ougandaise pourrait être résumé dans la formule :
" Bon débarras ! " La politique du Président Museveni
vis-à-vis du FPR provoquait plutôt de linquiétude, sans quelle nait
jamais été remise en cause publiquement. Il ny a pas eu le débat au Parlement
ougandais sur cette question. Linquiétude ressentie par les Ougandais du nord
portait sur les répercussions au plan international de cette politique. Dune façon
générale, le langage très clair que Museveni tenait devant les diplomates au sujet du
Sud-Soudan paraît assez bien transposable pour définir son attitude à légard du
conflit rwandais : il disait quil fallait négocier et rechercher un règlement
politique mais, à défaut dobtenir satisfaction dans le cadre des négociations,
les armes auraient le dernier mot.
M. Yannick Gérard a ensuite évoqué les contacts quil
avait eus avec les représentants du FPR à Kampala. Pendant trois ans, il a saisi toutes
les occasions, notamment les demandes de visas, pour maintenir le contact avec les
représentants du FPR et certains dentre eux étaient venus lui expliquer leur cause
dès octobre 1990, quelques jours après le début des combats. Les initiatives de ces
rencontres étaient partagées mais venaient généralement de leur part
lorsquils avaient un message à faire passer. Il a précisé quil navait
pas rencontré les trois principaux dirigeants rebelles, tués dès le début de la
guerre, MM. Rwigyema, Banyingana et Bunyenyezi. Il a indiqué avoir eu, en revanche,
plusieurs entretiens avec le Major Kagame en septembre 1991, en septembre 1992 et en
juillet 1993, ainsi quavec le Colonel Kanyarengwe qui était le Président du FPR,
avec Pasteur Bizimungu, Tito Rutaremara, boursier du gouvernement français pendant
huit ans et quelques autres comme Jacques Bihozagara, M. Patrick Mazimpaka, ou
Théogène Rudasingwa. Selon les circonstances, combats ou négociations, ces contacts ont
été plus ou moins faciles mais se sont toujours déroulés dans la courtoisie. A partir
du moment où les négociations dArusha se sont vraiment nouées, de juillet 1992
jusquen 1993, ces contacts avec le FPR se sont raréfiés.
De ces rencontres, M. Yannick Gérard a dit quil avait
retiré, dès le début du conflit, limpression dun groupe déterminé,
composé de nombreux éléments, intelligents, voire brillants pour certains dentre
eux. Il était clair quils disposaient dun réseau de contacts que leur
offrait la diaspora tutsie un peu partout, aux Etats-Unis, en Belgique, au Zaïre, au
Burundi, et que cette diaspora était financièrement à laise. Le programme
politique du FPR tel quil a été présenté en octobre-novembre 1990
sinspirait, jusquà la caricature, de celui du NRM (National Resistance
Movement), le mouvement politique ougandais que Museveni avait lancé pendant sa guérilla
dans les années 1980. Il était clair aussi que les rebelles rwandais, lors de
loffensive doctobre, étaient partis avec la conviction quils allaient
pouvoir reproduire au Rwanda ce quils avaient fait en Ouganda avec Museveni.
Bien quils aient affirmé au cours de ces trois années ne rien
avoir contre la France, ils indiquaient cependant quils ne comprenaient pas ce qui
leur apparaissait comme un soutien au régime dHabyarimana. Souvent, ils espéraient
quune fois la question réglée, la coopération entre la France et le peuple
rwandais réconcilié avec lui-même, pourrait reprendre et se développer. A chacune de
leurs rencontres, M. Yannick Gérard a précisé quil avait toujours mis
laccent sur les efforts permanents développés par la France à Kigali pour
promouvoir le dialogue, louverture et la réconciliation nationale de tous les
Rwandais, et souligné, en sappuyant sur la Constitution de 1991 ou le gouvernement
de coalition de 1992, que ces efforts avaient porté leurs fruits. Il expliquait que la
France était disposée à soutenir tout accord, tout compromis politique et pacifique qui
résulterait des négociations dArusha. Dailleurs, au lendemain de ces
accords, le FPR a remercié par écrit la France des efforts quelle avait faits pour
soutenir les négociations. Cest sur cette note optimiste et confiante que son
séjour en Ouganda sest achevé.
Le Président Paul Quilès a fait tout dabord allusion à une
rencontre entre les Présidents rwandais et ougandais le 17 octobre 1990 au cours de
laquelle avaient été dégagés les principes dun règlement portant aussi bien sur
le dialogue intérieur au Rwanda et les conditions dun cessez-le-feu, que sur la
mise en place dune conférence régionale ; il a souhaité connaître la
position réelle du Président Museveni par rapport à lensemble de ces
questions : souscrivait-il à ces principes de bonne foi, était-il réellement
disposé à favoriser leur application ? Rappelant que le Président Museveni avait
été Président en exercice de lOUA, il a demandé quel était son rôle en cette
qualité et quelles avaient été les suites de sa rencontre avec le Ministre de la
Coopération, M. Jacques Pelletier, en novembre 1990.
M. Yannick Gérard a indiqué, que sagissant de la
conférence du 17 octobre 1990 à Mwanza entre les Présidents Museveni et
Habyarimana, il croyait se souvenir quelle comprenait également des représentants
de la Tanzanie, du Burundi, du Zaïre et dautres pays. Bien quil nait
plus en tête les principes résultant de cette rencontre, il a estimé que certains
dentre eux impliquaient des changements dans la politique rwandaise, concernant
notamment le libre retour des réfugiés rwandais et la tenue dune conférence
régionale dont il convenait de fixer la portée. Les années 1990 à 1992 ont été
marquées par une série de rencontres un peu comparables à cette conférence de Mwanza
auxquelles participaient notamment le FPR et le gouvernement rwandais.
Le Président Museveni a manifestement adhéré à ce processus qui
allait dans le sens quil souhaitait, ce qui est de nature à expliquer
labsence de réelle évolution jusquà ce que la négociation ne se noue
véritablement. Celle-ci débutera réellement à partir de juillet 1992, quelque temps
après la mise en place dun gouvernement de coalition au Rwanda.
Lactivité de lOUA na pas été particulièrement
marquée par la présidence, de juin 1990 à juin 1991, de Museveni qui a adopté pendant
cette période un profil très bas. La question sest posée déventuelles
interférences de lattaque du FPR sur lexercice de son mandat. Finalement,
avec le recul du temps, il apparaît quil ny avait pas vraiment de relation
significative à établir entre les deux événements.
Il a ensuite précisé que M. Jean-Christophe Mitterrand
accompagnait M. Jacques Pelletier lors de sa visite à Kampala en novembre 1990. Au
cours de leurs entretiens avec le Président Museveni, celui-ci a développé les
positions officielles selon lesquelles il ignorait les actions entreprises par le FPR, en
les nuançant toutefois par lévocation du problème du retour des réfugiés dont
la solution découlait dune évolution du régime rwandais. Cette dernière
préoccupation était aussi celle de la France qui souhaitait notamment louverture
du régime dHabyarimana à lopposition. Dautres visites ministérielles
ont suivi celles du Ministre de la Coopération et, en sa qualité dambassadeur, il
a souvent eu pour instruction de rendre visite au Président Museveni pour
lentretenir des positions françaises.
M. Pierre Brana a demandé si, au cours des rencontres avec
les diverses délégations du FPR, M. Yannick Gérard avait pu noter des nuances,
voire des divergences, dans le discours tenu, et si laccord de sécurité mutuelle
signé entre lOuganda et le Rwanda correspondait à une volonté réelle de
lOuganda de stopper les infiltrations du FPR vers le Rwanda. Il a également fait
part de ses interrogations sur le sens quil fallait donner à la participation, en
qualité dobservateur, de lOuganda aux négociations dArusha. Enfin, il
a souhaité savoir si la concomitance de lattaque du FPR avec lexercice de la
présidence de lOUA par Museveni pouvait être interprétée comme marquant sa
volonté de manifester son absence dimplication dans le conflit, voire comme une
tentative de freiner toute initiative quaurait pu envisager lorganisation
africaine.
M. Yannick Gérard a tout dabord précisé quil
existait des variantes dans le discours de ses interlocuteurs, mais que celles-ci tenaient
plus à leur qualité et à leur place dans la hiérarchie interne du mouvement FPR. Parce
quil en était lanimateur, M. Paul Kagame pouvait se permettre un langage
plus souple, donnant parfois limpression douverture. Il avait une plus grande
latitude dans son expression que dautres représentants du FPR à des niveaux moins
élevés ou appartenant à lautre ethnie. Le ton du discours a varié dans le temps,
selon que lon était dans une phase où les négociations pouvaient donner
limpression de progresser, de bien évoluer ou dans une phase de combats. Pendant
toute cette période, lalternance des situations expliquait les variations de la
tonalité du discours. Par contre, dans la présentation par le FPR de la cause quil
défendait, le discours fut toujours le même. La doctrine na pas évolué au cours
de ces trois années, comme si elle avait été bien mise au point avant le début du
conflit. De même, lorsque les membres du FPR se défendaient dappartenir à un
mouvement ethnique, leurs théories et leurs argumentations ne variaient presque pas.
Il a constaté que la présence à Kampala de membres du FPR
nétait a priori pas compatible avec la politique officielle du Gouvernement
ougandais, celui-ci ayant déclaré dès octobre 1990 quils étaient des
déserteurs, devaient être considérés comme des traîtres et arrêtés sils
revenaient sur le territoire ougandais. Tel nétait manifestement pas le cas.
Quil y ait eu des tensions entre les uns et les autres, entre le pouvoir ougandais
et le mouvement FPR, cela na jamais vraiment transparu dans les contacts quil
a eus avec eux. Mais il est possible, même probable, quà certains moments, en
particulier en février 1993, lorsque le FPR a lancé une offensive généralisée au
Rwanda, le Président ougandais ait essayé de le convaincre de ne pas pousser
lavantage trop loin, ne serait-ce quen termes tactiques. Tel était,
semble-t-il, sa position à lépoque malgré les inévitables divergences
dapproche tactique entre Museveni et les dirigeants du FPR sans pour autant
quil y ait eu de véritables tensions politiques.
M. Yannick Gérard a estimé que la signature de laccord de
coopération mutuelle sur la surveillance de la frontière ougando-rwandaise du
8 août 1991 constituait plus un signe donné à la communauté internationale que la
manifestation dune volonté réelle de lOuganda. En effet, il sagissait
plus dun effet daffichage dans la mesure où il était loisible de revendiquer
le déploiement dobservateurs à la frontière tout en sachant que sa configuration
sur 250 kilomètres dans une région montagneuse en empêchait de facto la
réalisation effective, dautant plus que lessentiel du soutien ougandais au
FPR se déroulait de nuit.
Il a ensuite considéré que la personnalité du Secrétaire
dEtat ougandais, désigné comme observateur aux négociations dArusha pouvait
être un indice du rôle modérateur que lOuganda aurait pu jouer auprès du FPR.
Cette impression est étayée par le fait quil était de lintérêt de
lOuganda dafficher une telle attitude, mais aussi par la bonne connaissance de
la scène internationale quavait le Président Museveni et qui le poussait à
encourager le FPR à se montrer plus modéré.
Enfin, M. Yannick Gérard a estimé quil était difficile de
répondre à la question de savoir sil existait un rapport entre lexercice de
la présidence de lOUA par Museveni et le début du conflit. Il na pas
totalement exclu que le Président Museveni ait pu envisager dutiliser son mandat
pour pouvoir se disculper par la suite, mais il a souligné quil fallait toutefois
garder présent à lesprit que lOUA nétait pas une institution connue
pour avoir des interventions de poids. Le Président Museveni navait donc pas dû
sinquiéter des réactions quaurait pu avoir lOUA ou les appréhender
outre mesure.
M. Bernard Cazeneuve a souhaité savoir si le Président
Museveni aurait pu sappuyer sur sa présidence de lOUA pour encourager
laction du FPR en lassurant dune neutralité bienveillante de
lorganisation.
M. Yannick Gérard a tout dabord rejeté cette
hypothèse, estimant que lexercice de la présidence de lOUA ne pouvait
quinciter Museveni à prendre un peu de recul ou à avoir une attitude relativement
réservée par rapport à cette affaire. Toutefois, il a considéré, au regard des
actions modestes de lOUA sur la question, quaucune hypothèse nétait à
exclure tout en soulignant que cette circonstance navait sans doute pas dû être un
élément décisif dans lengagement du FPR.
Rappelant quà la suite dune réunion des Ministres des
Affaires étrangères du Rwanda et de lOuganda à Paris, le 14 août 1991, la
France sétait vu confier la mission de recueillir toute information sur les
violations du cessez-le-feu, le Président Paul Quilès a souhaité savoir si le
travail de la mission dobservation française dirigée par lambassadeur
Gendreau qui a procédé à une surveillance de la frontière rwando-ougandaise entre
novembre 1991 et mars 1992, avait été facilité par les autorités ougandaises et si les
forces françaises avaient été autorisées à franchir la frontière ougandaise dans le
cadre de cette mission.
M. Yannick Gérard a indiqué que la question du
franchissement de la frontière par les forces françaises du Rwanda ne sétait
jamais posée. Il sagissait dune mission temporaire dont lobjet était
de recueillir des informations lorsque lun des deux gouvernements se plaignait
dagissements de la part de son voisin sur son territoire. LAmbassadeur
Gendreau sest effectivement rendu sur le terrain, à plusieurs reprises, du côté
rwandais et à deux reprises, du côté ougandais dans le cadre déchanges
dinformations.
Le Président Paul Quilès a fait part de ses interrogations sur
lintérêt dune telle mission.
M. Yannick Gérard a précisé que la mission avait pour objet
de montrer tout lintérêt que la France manifestait sur le sujet, dillustrer
sa volonté, dans la continuation de la rencontre des ministres des Affaires étrangères
rwandais et ougandais, de jouer un rôle dans cette affaire, mais que les travaux de la
mission navaient vraisemblablement pas eu un impact décisif sur lévolution
du conflit.
A M. Bernard Cazeneuve, qui relatait le contenu
darticles de presse indiquant que certains militaires français avaient franchi la
frontière, dans le cadre dopérations dites spéciales, pour des missions de
reconnaissance, M. Yannick Gérard a répondu quil navait jamais
eu déchos particuliers sur de telles actions.
Le Président Paul Quilès a souligné quà la suite de la
constitution du premier gouvernement pluripartite au Rwanda en avril 1992, la France avait
demandé à lOuganda de faire pression sur le FPR pour quil abandonne la lutte
armée. Il a souhaité connaître quelles avaient été les réactions du gouvernement
ougandais à cette demande.
M. Yannick Gérard a rappelé que le mois davril 1992
avait constitué un tournant pour laction diplomatique française puisquelle a
pu, dès lors, arguer dun résultat considérable dans les pressions quelle
avait exercées pour faire évoluer les positions rwandaises. Il na pas été en
mesure de préciser les propos qui lui ont été alors tenus mais a noté que quelques
mois plus tard, à partir de juin ou juillet, les négociations se sont engagées. Le
Ministre des Affaires étrangères rwandais, M. Ngulinzira, a engagé un véritable
dialogue, les premiers contacts ayant eu lieu à Kampala en juin 1992. Sil y a eu un
début de réelle négociation, le FPR na toutefois pas renoncé à la dimension
militaire de son action.
M. Jacques Myard a demandé des précisions sur la lettre que
le FPR aurait adressé au gouvernement français en 1993.
M. Yannick Gérard a précisé quil avait fait allusion
à une lettre de remerciement, datée daoût ou septembre 1993, émanant soit de
M. Paul Kagame, soit du Colonel Kanyarengwe, Président du FPR, pour le rôle que la
France avait joué en encourageant les négociations dArusha.
Revenant sur les propos antérieurs de M. Yannick Gérard, M. Jacques
Myard a souhaité savoir si le sentiment de soulagement suscité par le départ des
Tutsis rwandais du territoire ougandais était largement partagé et sil était lié
à des incidents entre les deux populations.
M. Yannick Gérard a indiqué que, contrairement à
lépoque dIdi Amin Dada et dObote, il ny avait pas
dincidents avec la population dorigine rwandaise en 1990 mais que celle-ci
était encore perçue comme étrangère et donnait aux nationaux limpression de
réussir dans les affaires. De même, les Tutsis rwandais étaient nombreux dans
ladministration ougandaise qui nappliquait pas la règle de
lappartenance nationale pour ses recrutements, doù une certaine jalousie de
la part de la population dorigine ougandaise.
Audition de M. François DESCOUEYTE
Ambassadeur en Ouganda (janvier 1994-décembre 1997)
(séance du 7 juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès
Le Président Paul Quilès a accueilli M. François
Descoueyte, ambassadeur en Ouganda de janvier 1994 à décembre 1997. Il a rappelé
quil était entré en fonction au moment où les événements rwandais prenaient une
tournure tragique puisque les premiers mois de sa nomination coïncidaient avec les
difficultés de mise en application des accords dArusha et avec la montée
incontrôlée des tensions ethniques qui ont abouti, après lassassinat du
Président Habyarimana, aux massacres et au génocide. Son audition permettra
dappréhender linfluence que le Président Museveni a pu exercer sur le
déroulement de la crise, dans les mois qui ont précédé le génocide, en ce qui
concerne notamment lapplication des accords dArusha et la mise en place du
gouvernement de transition à base élargie.
M. François Descoueyte a indiqué que, vu depuis Kampala,
trois éléments semblaient avoir joué un rôle important dans la crise rwandaise :
la politique intérieure de lOuganda, ses relations avec le Rwanda et la politique
des principaux acteurs de la communauté internationale.
Sagissant de lOuganda, il convient de garder à
lesprit la descente aux enfers qua connue ce pays pendant une décennie, de
1975 à 1985, sous les régimes dAmin Dada et dObote. Le bilan de cette
période est estimé à 800 000 morts et à une division par quatre de la
production économique du pays. Cest seulement en lan 2000, daprès les
calculs économétriques, que le pays retrouvera le niveau de revenu par tête quil
avait atteint lors de son indépendance en 1962.
Dans ces conditions, larrivée au pouvoir du Président Museveni
en janvier 1986, après cinq ans de guérilla, a été vécu par beaucoup
dOugandais, sauf au nord - la région doù étaient originaires les
détenteurs du pouvoir précédent- comme une libération et comme le début dun
renouveau : stabilité politique, croissance économique rapide, de lordre de
5 à 7 % par an, progrès incontestables des droits de lhomme individuels
par rapport à la période antérieure et par rapport aux pays voisins. Ainsi
sexpliquent les jugements contrastés qui ont pu être portés sur lOuganda et
son gouvernement car la performance de développement récente de lOuganda est
lune des meilleures dAfrique, mais le pays nen reste pas moins lun
des moins avancés du monde comme presque tous ces voisins. On ne saurait donc ni
sous-estimer, ni surestimer ce pays de 20 millions dhabitants dont les
relations économiques et culturelles avec la France ne cessent du reste de se
développer.
Cest de la période sombre de lhistoire contemporaine de
lOuganda, vécue dans lindifférence de la communauté internationale -CNN
nexistait pas à lépoque- que datent les liens inextricables noués entre le
Président Museveni, et son mouvement du NRM, et les plus dynamiques des réfugiés tutsis
rwandais qui se regrouperont plus tard dans le FPR. Les rescapés des massacres de Tutsis
de 1959 à 1962 au Rwanda se sont en effet réfugiés nombreux en Ouganda, en particulier
dans louest du pays, dans la région de lAnkole où existent des similitudes
de structures sociales avec le Rwanda, les Tutsis ressemblant fort aux Bahima qui y vivent
tandis que les Hutus sont plus proches des paysans de cette région
Ces Tutsis réfugiés et leurs enfants, souvent très jeunes, ont été
persécutés sous le régime Obote qui en avait fait les boucs émissaires de ses
difficultés. Ils étaient pourchassés, désignés à la vindicte publique dans cette
époque sombre de lhistoire du pays. Ils étaient également empêchés de retourner
au Rwanda par le régime Habyarimana qui considérait quil ny avait pas assez
de place pour cette minorité agissante et encombrante dont les ambitions étaient
évidentes. Les Tutsis les plus énergiques navaient donc dautre choix que de
senrôler dans la guérilla du Président Museveni et de prendre le maquis. Ils ont
ainsi représenté jusquà un quart des cadres et non pas des effectifs de
base et des officiers de lArmée de résistance nationale où ils se sont
signalés comme étant parmi les plus combatifs.
Dès la prise de pouvoir par le Président Museveni, les cadres tutsis
rwandais font valoir leurs qualités et atteignent des positions importantes, non
seulement dans larmée et ladministration ougandaises mais aussi dans les
affaires. Leurs succès éveillent la jalousie, notamment à Kampala et dans la région
centrale du Buganda où les habitants se mettent à critiquer -la presse de cette époque
en fait état régulièrement- ce quils appellent la " mafia
tutsie ".
En janvier 1990, vient en discussion au Parlement ou à ce qui en
tenait lieu, le Conseil national de la résistance, une loi sur la propriété des terres
qui interdit lacquisition, même à titre onéreux, de terres ougandaises par des
étrangers. Le Président Museveni est, à lépoque, accusé, notamment par la
population bugandaise et lopposition politique de lépoque, de favoriser la
minorité tutsie rwandaise. Il cherche à se débarrasser de ces accusations en limogeant
des responsables tutsis, à commencer par Fred Rwigyema, vice-ministre de la Défense, le
titulaire du portefeuille de la défense étant par tradition le Président. Cest
alors que les Rwandais tutsis qui estimaient avoir droit à la reconnaissance des
populations ougandaises pour la part quils avaient prise à la lutte de libération,
comprennent avec amertume, -cela se voit très bien dans les nombreux propos tenus par
Kagame ultérieurement- quils ne seront jamais chez eux en Ouganda.
Les plus décidés dentre eux se rendent compte que leurs postes
de commandement dans larmée vont leur être retirés et que bientôt, ils
nauront plus les moyens de mettre en oeuvre la seule solution quils estiment
leur rester : linvasion par les armes de leur propre pays. Ils déclenchent
alors la première attaque sur Kagitumba. Elle est fort mal préparée, décidée à la
va-vite, et déclenchée précipitamment le 1er octobre 1990, alors que
Museveni et Habyarimana se trouvent à New York.
M. François Descoueyte a tenu à souligner -et cela a été
rarement mis en valeur dans les commentaires sur lorigine de la crise- que cette
attaque du FPR sur le Rwanda, nétait quune face de la médaille, lautre
face étant que ses membres avaient été poussés dehors par lOuganda. Le
Président Museveni, en effet, navait rien à perdre. Que le FPR gagne ou perde, il
avait réglé un problème de politique intérieure, potentiellement dangereux, en se
débarrassant des Tutsis rwandais. Dans tous les témoignages de première main concernant
les discussions du FPR avec le Président Museveni à lépoque, le message que
répète le Président ougandais est que certes, ils sont libres de partir et quil
ne fera rien pour les retenir, mais quune fois partis, il nest pas question
quils reviennent.
La communauté internationale a eu bien des difficultés à comprendre
la dynamique des événements, quand bien même elle y portait intérêt. Ses réactions
ont été fondées sur des principes : linviolabilité des frontières, le
règlement pacifique des différents, le non-recours à la force. Ils ont certes, toute
leur valeur. Ce sont ceux de la charte des Nations unies mais, sur le terrain, les
protagonistes, même sils les connaissaient, ne les avaient pas pour autant
intériorisés. Dans la région des Grands Lacs, le recours à la force est bel et bien la
première solution qui vient à lesprit des responsables de tous bords. Cette
vision, à lopposé du droit international, est à lorigine des nombreux
malentendus entre la communauté internationale la France, les Etats-Unis et
dautres puissances mondiales et les dirigeants de la région quels quils
soient. Il est essentiel dinsister sur la difficulté pour la communauté
internationale de transposer ses valeurs et ses grilles de lecture dans un milieu situé
presque aux antipodes, en termes de développement économique et social par rapport aux
principales puissances mondiales.
M. François Descoueyte a indiqué que ces précisions lui
étaient apparues indispensables pour tenter de situer les responsabilités dans le
déroulement des événements et pour tirer du drame rwandais quelques leçons pour
lavenir.
Sagissant des responsabilités, la première incombe aux acteurs
politiques et opérationnels des massacres, même si la peur a joué un rôle des deux
côtés. En second lieu, les Etats voisins sont responsables pour avoir soutenu des deux
côtés une solution de force dont ils avaient gravement sous-estimé les conséquences
catastrophiques. Certes, la France navait pas non plus prévu le génocide mais elle
avait répété les avertissements sur la gravité des violences qui risquaient
dêtre déclenchées par une approche militaire. Celui-ci jurait, à lépoque,
quil ne lui faudrait pas huit jours pour arriver à Kigali, ce qui était
militairement raisonnable, mais aussi quil y serait accueilli à bras ouverts par la
population, enfin libérée de la dictature dHabyarimana. Ses membres se sont sans
doute piégés eux-mêmes en adhérant à leur propre propagande de guerre. Il a indiqué
que lors de sa dernière conversation avec le Président Museveni sur le Rwanda, il y a
près dun an, celui-ci avait conclu la conversation en disant que, dans la crise
rwandaise, tout le monde avait fait des erreurs, y compris lui-même.
Enfin, il a estimé que la communauté internationale avait également
une responsabilité, celle de navoir pas réussi à empêcher le génocide. Cette
responsabilité nest pas du même ordre que celle davoir perpétré des
massacres, ni même davoir soutenu, plus ou moins aveuglément, ou laissé faire les
partisans de la force. Au Rwanda, comme dans lex-Yougoslavie, la logique qui
prévalait à lépoque de la crise était celle du " qui nest pas
pour moi est contre moi ". Dans une telle situation, il ny a pas à
proprement parler, une fois que le fossé du sang sest élargi, despace de
médiation ou de neutralité, comme un responsable dONG humanitaire la bien
dit : " il ny avait plus, à une époque, despace
humanitaire ".
En tentant, presque seule, limpossible, la France a exprimé sa
solidarité avec les peuples africains, plus profonde que dans tout autre pays extérieur
au continent. Elle na pu, à elle seule, changer le cours des événements qui
sinscrivaient dans un long cycle de violences intergénérationnelles et
réciproques entre les groupes concernés.
Il a considéré quà long terme, la solution passait dans la
région des Grands Lacs par lintégration économique régionale, par ce que Jean
Monnet et les fondateurs de lEurope ont appelé la communauté dintérêts. Ce
sera laffaire, dans cette région des Grands Lacs, dune, deux ou plusieurs
générations. La France peut y aider en soutenant lintégration dau moins
trois ensembles économiques viables en Afrique subsaharienne, louest, le sud et
lest du continent.
Par ailleurs, les pays développés doivent approfondir leur
réflexion, leur connaissance de lensemble des régions africaines avec lesquelles
ils ne sont pas familiarisés. Il sagit daffirmer clairement la primauté des
droits de lhomme individuels sur la forme des institutions démocratiques qui
varient nécessairement en fonction du degré de développement économique et social du
pays. Dans le couple droits de lhomme individuels et démocratie, il a estimé que
le premier terme était plus important que le second, notamment le droit à la vie qui,
dans cette région, était encore des plus précaires. Linformation réciproque est
donc très importante et il est fondamental de maintenir les contacts avec toutes les
parties. Telles étaient ses instructions quand il est parti pour lOuganda le
7 janvier 1994. Le 4 juillet, il était dans le bureau du Président
Museveni avec Kagame qui était de passage à Kampala où il était venu la veille de la
chute de Kigali tant il était sûr de son fait. Il a été le premier officiel français
à retourner à Kigali, le 6 août, après le changement de régime pour négocier la
réouverture progressive de notre ambassade.
M. François Descoueyte a souligné que de 1991 à 1994, les
Présidents français et ougandais ne sétaient pas rencontrés et quil avait
par conséquent tout mis en oeuvre, en Ouganda comme à Paris, pour faire en sorte que les
deux Présidents se rencontrent, considérant que quel que soit le contenu du dialogue, il
était important quil soit établi, tant au niveau présidentiel que ministériel.
Aucun ministre français de la coopération, bien que trois dentre eux laient
assuré quils allaient le faire, na visité cette région des Grands Lacs
depuis plus de cinq ans. Or, il est important daller sur place pour comprendre.
Il a insisté sur limportance du rôle joué par la communication
dans une crise comme celle du Rwanda. Il fut un temps où toutes les informations sur
cette crise étaient disséminées par deux canaux : Reuter et CNN. La France doit
fournir un effort pour faire monter en puissance ses propres canaux de communication et
pour tenter dinfluencer ces canaux primordiaux dans le monde anglophone que sont
Reuter et CNN. La communication appelle donc un effort particulier, ne serait-ce
quen termes de contre-désinformation car le monde était plongé au sujet du Rwanda
dans une atmosphère de propagande de guerre.
Enfin, il a considéré que, dans le cas dune crise à grande
échelle, comme au Rwanda ou en ex-Yougoslavie, impliquant des dizaines de milliers de
combattants, la condition dune action efficace, à supposer quelle soit
possible, résidait dans laction massive et commune des principales puissances
mondiales : plus de coopération serait donc également souhaitable.
Le Président Paul Quilès a fait part de lintérêt
particulier quil avait porté aux propos de lintervenant, notamment pour son
analyse des raisons ayant conduit le FPR à déclencher son offensive. A ce propos, il a
demandé des explications complémentaires sur la loi ougandaise de janvier
1990 limitant lachat de terres par des étrangers.
M. François Descoueyte a précisé que cette loi avait fait
lobjet dune longue discussion au Parlement en janvier 1990 et quelle
reflétait une situation de rejet des Tutsis rwandais par la société, sinon ougandaise
en général, du moins bagandaise. Il a rappelé que la société ougandaise de la région
centrale de Kampala tenait la clef du pouvoir politique en Ouganda et que le Président
Museveni ne pouvait pas gouverner uniquement avec lappui de louest, sa
région. Sachant que le nord lui était hostile, il lui fallait absolument avoir au moins
une petite majorité dans la région du centre, lest étant divisé par moitié
entre les partisans du régime actuel et lopposition. A cette époque, il
commençait à préparer les élections à lassemblée constituante, les premières
élections, " démocratiques " qui aient eu lieu en Ouganda depuis la
prise du pouvoir par le NRM en 1986. Il devait commencer à réfléchir aux campagnes
électorales, des élections présidentielles et législatives ayant eu lieu ensuite.
Le Président Paul Quilès a souhaité connaître quelle avait
été lattitude de lOuganda à légard du génocide, notamment quelles
avaient été les positions publiques prises à ce sujet par les autorités ougandaises et
quel jugement les Ougandais avaient porté sur lopération Turquoise.
M. François Descoueyte a indiqué que les contacts quil
avait eus avec les différents protagonistes avant le 6 avril 1994, notamment avec
les responsables du FPR qui se trouvaient pour la plupart à Kampala, montraient bien que
lon était dans une logique de guerre et que lespoir de sortir de cette
logique samenuisait de jour en jour. Il a souligné que lidée même de
partage du pouvoir ne venait pas naturellement aux responsables politiques de cette
région. Sitôt lattentat du 6 avril, le Président Museveni a pris
linitiative de réunir les ambassadeurs américain, britannique et français, une à
trois fois par semaine pendant le mois davril, pour obtenir la compréhension de la
communauté internationale. Etaient également présents à la plupart de ces réunions le
secrétaire général du FPR, lambassadeur du Rwanda, aujourdhui réfugié en
France, et le médiateur tanzanien, dit " facilitateur ".
Lidée développée par le Président Museveni était
déviter à tout prix que la crise rwandaise, par effet de dominos, ne contamine
toute la région et dégénère en un affrontement, entre des troupes notamment
françaises, et le FPR ou les forces ougandaises. Cette attitude a été constante. Le
leitmotiv du Président Museveni était déviter lescalade et la contagion. A
chaque occasion, il lui était rappelé que la France nétait lennemi de
personne et quelle navait nullement lintention de faire la guerre à qui
que soit. Cette position a été également expliquée au FPR qui avait du mal à la
croire.
Lune des grandes obsession du FPR étant à lépoque de
savoir si son gouvernement serait reconnu par la France, après la prise de Kigali,
M. François Descoueyte a indiqué quil avait été amené à expliquer que la
pratique française nétait pas, à la différence de la pratique américaine, de
reconnaître les gouvernements mais les Etats et que si le FPR arrivait au pouvoir dans la
capitale, il serait, ipso facto, considéré par la France comme le gouvernement du
Rwanda. Le FPR craignait que la France ne se mette en travers de sa conquête du pouvoir.
Il a alors évoqué les conditions dans lesquelles il avait, le
4 juillet, participé à une rencontre entre le Président Museveni et le Major
Kagame. Le 3 juillet 1994 au soir, il a reçu un appel téléphonique du Président
Museveni qui lui a expliqué quil venait de voir sur CNN que des soldats du FPR
avaient tiré sur les troupes françaises de lopération Turquoise. Le Président
lui a déclaré : " Cest inacceptable. Kagame est aujourdhui
à Kampala. Je le verrai demain. Je vais lui dire quil nest pas question que
ce genre de chose se reproduise ". M. François Descoueyte a alors
suggéré au Président Museveni de linviter à cet entretien avec celui quon
appelait déjà lhomme fort du Rwanda. Bien quanecdotique, la discussion
permet de comprendre les attitudes de lun et de lautre. Le Président Museveni
revenait de Paris où avait été organisée la première rencontre depuis trois ans entre
le Président Mitterrand et lui, à lissue de laquelle il avait accepté la
publication dun communiqué disant quil navait pas dobjection à
lopération Turquoise, dans la mesure où celle-ci resterait dans les limites de son
mandat strictement humanitaire et serait rapatriée dans un délai de deux mois. Au cours
de la rencontre du 4 juillet, le Président Museveni a fait mine de vendre
lopération Turquoise à Kagame. Il expliquait que cette zone humanitaire était une
bonne chose et quil serait bien utile quune puissance accepte dassurer
cette mission au sud-Soudan. Il exposait à Kagame quil navait aucune raison
dadopter une attitude hostile dans la mesure où lopération sen tenait
strictement au mandat défini.
La discussion sur les conditions du cessez-le-feu qui a suivi ces
propos liminaires a permis à M. François Descoueyte dobserver la différence
de comportement des deux hommes. Museveni ayant commencé à dessiner sur un papier une
ligne de cessez-le-feu, Kagame a précisé que pour envisager dinstituer cette ligne
en deçà de la frontière du Zaïre, il faudrait deux conditions : dun point
de vue militaire, elle devait être géographiquement facile à tenir -rivière, ligne de
crêtes, accident naturel quelconque- ; dun point de vue politique, il devait,
pour appliquer le cessez-le-feu, avoir en face de lui un interlocuteur responsable. Or, il
a émis les plus extrêmes réserves sur les capacités du gouvernement intérimaire à
faire appliquer ces décisions. Dans ces conditions, il envisageait de poursuivre son
action jusquà la frontière du Zaïre. Le Président Museveni est alors
intervenu : " Ne dites pas cela à lambassadeur de
France ". Il était clair que Kagame sétait montré assez direct,
tenant des propos marqués par une franchise parfois abrupte, alors que Museveni
apparaissait comme un politicien beaucoup plus habile et plus soucieux des réactions de
la communauté internationale ; il a dailleurs réussi à se faire une
réputation internationale flatteuse.
Afin de permettre à la mission de mieux cerner la personnalité du
Président Museveni, M. François Descoueyte a relaté un entretien quil avait
eu avec lui à lissue de sa dernière rencontre avec le Président Jacques Chirac.
Comme il lui demandait pour quelle raison il navait pas parlé très franchement au
Président français de ce qui se passait au Zaïre, le Président Museveni lui a répondu
que cétait sans doute dû à son absence de relations avec les autorités
françaises au moment de sa guerre secrète, qui ne permettait pas détablir
aujourdhui un climat de confiance dans les échanges.
M. François Descoueyte a noté au passage que les rapports avec
lANC ou la SWAPO étaient actuellement plus empreints de confiance dans la mesure
où la France les a soutenus à lépoque de leurs luttes, ce qui na pas été
le cas avec le Président Museveni en Ouganda. Cette tradition de confiance dans les
moments difficiles nexistant pas, il convient désormais de la bâtir de manière
plus normale et plus classique, dans les relations entre Etats.
Il a précisé que le Président Museveni voulait à tout prix éviter
de se trouver en position antagonique avec la France à propos de lopération
Turquoise. Contrairement aux Rwandais qui soupçonnaient la France dintentions
hostiles, il accordait crédit aux promesses françaises, compte tenu de son expérience
des relations franco-ougandaises. Il nétait pas autrement préoccupé dun
quelconque dérapage de lopération Turquoise. Il était conscient que ce genre
dopération impliquant un millier dhommes sur un terrain où évoluaient
30 000 soldats du FPR ne pouvait être que temporaire. Les entretiens avaient
alors pour objet de faire connaître à Paris son attitude et ses réflexions sur le
conflit. Sil na jamais admis son soutien au FPR, cest essentiellement
parce quil réglait ainsi une question intérieure en appuyant indirectement le
départ des Tutsis rwandais dOuganda. M. François Descoueyte a indiqué
quil avait pu vérifier ce dernier point à loccasion dentretiens avec
son collègue ambassadeur des Etats-Unis avec qui il confrontait ses notes concernant des
questions identiques posées au Président Museveni et dont les réponses comportaient
parfois des nuances importantes.
Il a souligné que ce comportement découlait dune différence de
culture dont il ne faut pas se formaliser trop rapidement. La distinction entre
limagination et la réalité nest pas si claire dans cette région. La région
des Grands Lacs est culturellement dominée par le paganisme bien que les statistiques
fassent état dune population christianisée à 90 %. Or les travaux de
sciences sociales montrent, sans quil y ait là aucun jugement de valeur, que le
paganisme est différent du christianisme dans la mesure où il identifie rapports de
force et rapports de sens. Il ny a donc pas de place pour un troisième terme
arbitre qui serait moral ou éthique. Il sagit de références profondément et
objectivement différentes de celles des principaux acteurs de la communauté
internationale.
M. Pierre Brana a souhaité savoir si le Président Museveni
et lambassadeur des Etats-Unis avaient des contacts particuliers et si ce dernier
avait eu un rôle spécifique. Evoquant le contenu des télégrammes diplomatiques qui
indiquent que, sous linfluence du FPR, lOuganda insistait beaucoup pour que la
MINUAR ne soit pas confondue avec la MONUOR, il a demandé à lintervenant comment
il expliquait cette insistance.
M. François Descoueyte a rappelé que les Etats-Unis, étant
la première puissance mondiale, avaient une position spécifique, ce qui expliquait que
lambassadeur des Etats-Unis ait partout un rôle un peu particulier. Toutefois, son
influence sur les décisions et le comportement du Président Museveni était limitée, ce
dont les Américains se sont progressivement aperçus. Les dirigeants africains possèdent
un véritable talent politique. Nayant guère de ressources financières et peu de
capacités militaires, ils sont forcément dépendants de lextérieur. Mais ils ont
la capacité dinfluencer les décisions de partenaires beaucoup plus puissants
queux. Il faut se souvenir quà lépoque de Machiavel en Europe, la
région des Grands Lacs connaissait déjà des Etats constitués. Il ne sagissait
pas des sociétés horizontales, par classe dâge que lon trouve ailleurs en
Afrique et aussi en Ouganda au nord et à lest, mais bien de théocraties militaires
avec un appareil dEtat et un système de renseignement. Il existe donc dans cette
région une longue tradition de sophistication dans le maniement dun appareil
dEtat, fût-il très modeste par rapport à ceux des grandes puissances.
Le Président Museveni a probablement pu manipuler les Etats-Unis. Il
faut comprendre quil est avant tout un leader nationaliste qui se bat pour
lintérêt de son pays et qui se distingue, en ce domaine notamment, des dictateurs
à tendance familialiste ou tribaliste. Il nest pas pour autant un idéaliste avant
tout préoccupé de la Charte des Nations Unies. Lerreur quil a commise dans
la crise rwandaise a été de se soucier assez peu des conséquences quaurait au
Rwanda, lexpulsion de cette minorité agissante tutsie qui le gênait en politique
intérieure.
Les Américains ont attaché une grande importance à lOuganda en
raison de sa frontière avec le Soudan qui en fait un cordon sanitaire avec
lEthiopie et lErythrée. Les intérêts américains dendiguement du
Soudan et ceux du Président Museveni concordaient puisquen Ouganda, la seule
véritable menace militaire est au nord, constituée non seulement par le Soudan, mais
aussi par une rébellion soutenue par le Soudan. Il y avait donc coïncidence objective
entre les intérêts américains et ougandais. Les Américains ont cru pouvoir affirmer
leur influence en apportant à lOuganda une aide militaire qui était destinée au
nord et non à louest. Lorsquils se sont aperçu quune partie de cette
aide militaire était détournée de son objectif, ils ont commencé à tirer le signal
dalarme. Pendant toute la crise zaïroise, il est apparu clairement que les
Américains délivraient avertissement sur avertissement au Président Museveni pour faire
en sorte quil nintervienne pas aux côtés des troupes de Kabila. Tout le
monde sait depuis quil la fait avec des effectifs limités et pour une brève
période, ce qui a été officialisé par le chef détat major devant le Parlement
ougandais. Il a refusé de ladmettre devant Mme Allbright et devant le
Président Chirac, comprenant bien que ce genre dagissements serait mal compris et
mal jugé. La confiance que les dirigeants concernés pouvaient lui accorder en a été
réduite.
Linfluence des Etats-Unis sur la politique ougandaise
nétait manifestement pas aussi importante quils lauraient souhaitée.
M. François Descoueyte a indiqué, à titre dexemple, que la pression exercée
par les Etats-Unis sur le Président ougandais en faveur de la démocratisation avait
donné lieu à un incident diplomatique américano-ougandais.
Le Président ougandais avait alors déclaré à plusieurs reprises, et
notamment en conférence de presse, que les occidentaux ne se rendaient pas compte de
certaines caractéristiques de la société ougandaise et notamment dun seuil très
bas de déclenchement de la violence. Suivre les conseils de démocratisation des
Américains serait irresponsable car, si les choses tournaient mal, ils évacueraient
leurs ressortissants tandis que les Ougandais resteraient sur place et subiraient des
violences. Par conséquent, les Etats-Unis pouvaient exprimer leur opinion mais il était
hors de question que quiconque dicte au Président ougandais la conduite à tenir en
politique intérieure.
A plusieurs reprises, le Président Museveni lui a demandé
dexpliquer aux autorités françaises quil ne " roulait pas pour
les Américains, ni pour personne dautre, mais pour lOuganda ".
Il ajoutait que la France était la bienvenue et quil navait pas
lintention de concéder un privilège aux Américains, sachant quils
labandonneraient si dautres intérêts les appelaient ailleurs. Ses propos ont
été vérifiés par la suite, notamment sur des questions économiques. Il sagit
dun dirigeant nationaliste qui prendra laide doù quelle vienne.
Les Américains lui ont proposé beaucoup daide en pensant au Soudan.
M. François Descoueyte a indiqué que le Président Museveni lui avait fait de
nombreuses demandes de coopération civile et militaire qui ont été transmises au
Département, sans réponse positive, alors que, dans le même temps, les Etats-Unis y ont
donné suite. Les Américains conduisent une " Realpolitik ", visant
à défendre avant tout leurs intérêts, faisant passer au second plan le soutien aux
institutions internationales. Cest dans le cadre de cette politique quils ont
envoyé en Ouganda, au titre de la coopération militaire, des forces spéciales.
Sagissant de la MONUOR, il a précisé que la mission
internationale des Nations Unies à la frontière ougando-rwandaise avait un mandat plus
réduit que celui de la MINUAR et des moyens plus limités. Tous les experts ont souligné
le manque de sérieux de cette mission. Il sagissait simplement dun signe
politique. Elle navait aucune possibilité de contrôler la longue frontière entre
le Rwanda et lOuganda. Jusquau dernier moment, elle ne disposait ni des
matériels de vision nocturne, ni des hélicoptères qui lui auraient permis de remplir sa
tâche. Une partie de la frontière lui était interdite. Quand elle a eu enfin des
hélicoptères et quun pilote brésilien particulièrement courageux a survolé la
zone qui lui était interdite par les accords, il a vu des camions militaires bâchés se
dirigeant vers la frontière. Il a alors essuyé quelques tirs et a fait rapidement
demi-tour. La MONUOR était un alibi commode pour les Ougandais. Ils pouvaient afficher
les résultats négatifs de la mission. Ceux-ci navaient rien détonnant car
tout se passait la nuit dans une zone non couverte par la mission. La MINUAR aurait
peut-être été plus efficace.
Audition de M. Claver KANYARUSHOKI
Ambassadeur du Rwanda en Ouganda (jusquen août 1994)
(séance du 7 juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a rappelé brièvement les fonctions
successives occupées par M. Claver Kanyarushoki. De 1991 à 1992, il a
participé, en tant que chef de la délégation du gouvernement rwandais, aux
négociations de paix entre le Rwanda et le FPR, puis à celles dArusha de
juillet 1992 à août 1993, en tant quadjoint au chef de la délégation
du gouvernement rwandais. Il sest ensuite trouvé aux Nations unies, après
août 1993, pour négocier le déploiement d'une force de maintien de la paix et les
discussions auxquelles il a participé ont débouché, le 5 octobre 1993, sur la
création de la MINUAR. Il est arrivé en France le 1er septembre 1994 après
avoir participé aux efforts de relance des négociations de paix à Kampala, en
avril 1994, et à Arusha en mai 1994. Il a alors refusé le poste de ministre du
Plan que lui proposait le premier gouvernement du FPR parce quil considérait que
celui-ci ne voulait plus mettre en oeuvre les accords de paix d'Arusha.
M. Claver Kanyarushoki a indiqué quil avait eu à
traiter, lors des discussions de paix, du problème de la présence des forces
étrangères au Rwanda. Il a souligné que le FPR avait toujours demandé que le retrait
de ces forces soit une partie intégrante des différents accords de cessez-le-feu et en
avait toujours fait un préalable à la poursuite de toute négociation.
Il a précisé que tous les efforts menés pour prévenir la guerre
avaient porté sur la résolution du problème des réfugiés qui a mal été géré du
côté rwandais. En 1990, on avait toutefois sérieusement commencé à s'en occuper. Une
commission mixte ministérielle rwando-ougandaise à laquelle ont participé l'OUA et le
HCR avait poursuivi ses travaux jusquà un stade très avancé et avait élaboré un
plan d'action pour résoudre la question des réfugiés rwandais. La dernière réunion de
cette commission sest tenue du 27 au 30 juillet 1990 à Kigali.
Le plan quelle avait élaboré na pu aboutir car le FPR
craignait de perdre la légitimité de son mouvement et celle dune attaque armée
contre le Rwanda une fois que le problème des réfugiés aurait été résolu. Il serait
intéressant de comparer toutes les causes présentées par le FPR pour justifier la
guerre et les tentatives de résolution de ce problème des réfugiés.
Après le déclenchement de la guerre, des efforts ont été entrepris
pour essayer de résoudre le conflit par les négociations. Il y a eu des négociations
secrètes et des négociations officielles, côté politique et côté politico-militaire.
Il y en a même eu à Paris, qui ont impliqué le FPR et le gouvernement rwandais, et
d'autres impliquant directement le gouvernement rwandais et le gouvernement ougandais.
M. Claver Kanyarushoki a évoqué une réunion tripartite qui a eu lieu à Paris, le
14 août 1991, entre les ministres des Affaires étrangères rwandais et
ougandais et le directeur du département Afrique au Quai d'Orsay. Lors de cette réunion,
l'aide de la France a été sollicitée pour départager les deux pays qui s'accusaient
mutuellement d'agression. Suite à cette réunion, la France a envoyé la Mission
d'observation française (MOF) à la frontière rwando-ougandaise, entre
novembre 1991 et mars 1992.
Des représentants du Rwanda et de l'Ouganda, se sont à nouveau
retrouvés, le 20 juin 1992, à Paris, pour recevoir les conclusions de cette
mission. Il avait été demandé que la France utilise éventuellement des moyens
technologiques pour vérifier si des troupes et des matériels de guerre franchissaient la
frontière en provenance de l'Ouganda.
Il y a eu ensuite les négociations d'Arusha mais aussi des
négociations bilatérales à Paris, au Quai d'Orsay, entre le FPR et le gouvernement
rwandais, en octobre 1991 et en janvier 1992.
En juin 1992, sest tenue une réunion entre le
gouvernement rwandais et le FPR au Centre Kléber de Paris pour déterminer le nouveau
programme des négociations. C'était après la mise en place, en avril 1992, du
gouvernement de coalition à Kigali. Cest à partir de cette réunion de
juin 1992, à Paris, que l'on a décidé d'aller à Arusha afin dy poursuivre
les négociations et de relancer les discussions en vue dun accord de cessez-le-feu.
Cet accord de cessez-le-feu a été finalement conclu à Arusha du 10 au
12 juillet 1992 et a été suivi de négociations politiques pendant plus de
douze mois.
La participation des troupes ougandaises au conflit a surtout consisté
à accorder un appui logistique plus quà intervenir directement, même si on a
assisté, à des moments critiques, notamment en février 1993, à des entrées sur
le territoire rwandais de quelques bataillons ougandais qui se sont rapidement repliés en
Ouganda pour laisser le FPR occuper les positions qu'ils avaient aidé à conquérir.
M. Claver Kanyarushoki a souligné que les efforts de la France
ont beaucoup contribué à l'apaisement du conflit et ont poussé le gouvernement rwandais
au compromis. La France a joué un grand rôle dans toutes les négociations, notamment
avec la participation dobservateurs à Arusha. Elle a contribué à l'adoption des
résolutions des Nations unies concernant le Rwanda relatives notamment à la MONUOR, à
la MINUAR, et à lOpération Turquoise.
Le Président Paul Quilès a demandé qui composait la délégation
rwandaise aux accords dArusha et selon quelles modalités le président Habyarimana
participait à ses décisions. Il a souhaité obtenir des précisions sur
lorganisation des discussions avec le FPR.
Le Président Paul Quilès sest également préoccupé de
connaître les positions des principaux pays membres du Conseil de sécurité lors du vote
sur le déploiement dune force de maintien de la paix au Rwanda ainsi que celles du
Secrétaire général de l'ONU et de son adjoint responsable des opérations de maintien
de la paix.
M. Claver Kanyarushoki a précisé que la délégation du
gouvernement rwandais aux négociations dArusha était dirigée par le ministre des
Affaires étrangères, issu du parti MDR (Mouvement démocratique républicain). Le
gouvernement de coalition constitué en avril 1992 comprenait en effet des représentants
de quatre ou cinq partis politiques, dont le principal parti d'opposition, le MDR, qui
avait obtenu les postes de Premier ministre et de ministre des Affaires étrangères.
Le gouvernement a décidé de changer le chef de délégation au moment
où allait sengager, en février 1993, une série de discussions sur
l'intégration des forces armées des deux parties au conflit. Le ministre des Affaires
étrangères a alors été remplacé par le ministre de la Défense. La série de
discussions na pas débuté officiellement, puisque le FPR a bloqué les
négociations en exigeant que le gouvernement rwandais démette plusieurs responsables des
préfectures où sétaient déroulés des massacres. Il a lancé, le 8 février
1993, une offensive généralisée qui a mis fin, temporairement, aux négociations.
Les négociations ont repris en mars 1993, avec à nouveau le
ministre des Affaires étrangères comme chef de délégation. M. Claver Kanyarushoki
était alors son adjoint.
Au début des négociations dArusha, les partis autres que le MDR
ou le MRND, ont demandé à être représentés dans la délégation du gouvernement
rwandais. Cette demande a été formulée après le premier " round "
des négociations d'Arusha, qui avait traité de l'Etat de droit. A partir du mois
d'octobre 1992, quand le protocole sur le partage du pouvoir a commencé à être
négocié, participaient également aux discussions des représentants du parti libéral,
du parti social-démocrate et du parti démocrate chrétien. La délégation rwandaise
était alors censée comprendre des représentants de tous les partis représentés au
gouvernement.
Les négociations sorganisaient autour du médiateur, que
lon appelait " facilitateur ". Ce rôle de médiateur revenait
à la république de Tanzanie, dont la délégation était dirigée au début par des
ministres puis par le directeur des Affaires africaines du ministère des Affaires
étrangères. Etaient également présents plusieurs observateurs dont la France,
l'Allemagne, la Belgique et les Etats-Unis. L'OUA a été très active dans ce processus
de négociation ainsi que les Nations unies. La plupart du temps, l'ordre du jour était
fixé à l'avance. Des négociations bilatérales sengageaient directement entre le
FPR et la délégation du gouvernement rwandais, sous la présidence du représentant du
médiateur. Parfois, il y avait des huis clos. Avant d'entamer la discussion dun
point de lordre du jour, chacun exposait son point de vue. En cas de blocage, on
recourait au facilitateur et aux observateurs lors des réunions en séance plénière.
S'agissant du processus de décision au sein la délégation rwandaise,
M. Claver Kanyarushoki a précisé que le ministre chef de la délégation
était en permanence en relation avec le Premier ministre. Il a indiqué qu'il avait
beaucoup plus de facilité à communiquer avec le Premier ministre, qui était de son
parti, qu'avec le Président. Le conseil des ministres se réunissait à Kigali en cas de
blocage ou pour chaque décision sur des points importants. Il y a eu de nombreux blocages
concernant l'intégration des forces armées. Il y avait déjà eu des problèmes sur le
partage du pouvoir dans les ministères. La délégation préparait à Arusha les
propositions de compromis ou les positions que le gouvernement adoptait par la suite et
quil lui transmettait.
Lors de la négociation relative à la création de la MINUAR, le point
de vue de la délégation rwandaise n'a pas varié. Compte tenu de l'incapacité de l'OUA
à gérer lintervention des observateurs chargés de surveiller le cessez-le-feu, le
gouvernement rwandais avait demandé que les Nations unies prennent en charge le contrôle
de l'application des accords de paix lorsquils seraient conclus. Le FPR y était
totalement opposé ; il ne voulait pas entendre parler des Nations unies et
préférait rester dans le cadre de lOUA. De toute évidence, le FPR ne voulait pas
d'un processus de paix sérieusement surveillé et d'une force qui aurait pu s'imposer en
cas de besoin. La délégation du gouvernement rwandais a toutefois continué de soutenir
la proposition d'une force de maintien de la paix des Nations unies et le FPR s'y est
finalement rallié.
S'agissant de la position des pays membres du Conseil de sécurité,
M. Claver Kanyarushoki a souligné que la France avait pratiquement piloté, de bout
en bout, les négociations sur la résolution créant la MINUAR, adoptée le
5 octobre 1993. Les autres pays, en règle générale y étaient favorables. Le
problème concernait plutôt le niveau des effectifs de cette force et sa mission. Une
certaine résistance provenait des Etats-Unis et une visite à Washington dune
délégation conjointe du gouvernement rwandais et du FPR a été nécessaire pour que les
Etats-Unis lèvent leur réserve. C'était peu après la débâcle de la Somalie et les
Etats-Unis ne voulaient pas être impliqués, d'une manière ou d'une autre, dans d'autres
opérations de maintien de la paix.
Chacun était conscient toutefois de la nécessité dobtenir une
force pour la mise en oeuvre des accords dArusha, qui avaient été très longs à
négocier. Les Etats-Unis ont finalement accepté que cette force soit créée à la
condition de réduire de façon drastique ses effectifs et sa mission. Le
Secrétaire-général des Nations unies et son adjoint chargé des opérations de maintien
de la paix, soutenaient pour leur part sa création.
Le Président Paul Quilès a rappelé pour leur part que le
représentant de la France aux négociations dArusha a fait part devant la Mission
de dissensions qui se manifestaient de manière quasi-publique entre les membres de la
délégation rwandaise.
M. Claver Kanyarushoki a précisé que la délégation du
gouvernement rwandais, comme celle du FPR, était composée de membres issus des partis
politiques, de l'administration, mais aussi des forces armées. Parmi ces derniers, il y
avait le Colonel Bagosora. Il y a eu effectivement des dissensions et quelques éclats au
sein de la délégation. Ayant dû s'absenter pour apporter un message au président
ougandais, M. Claver Kanyarushoki a précisé quil n'était pas présent à
Arusha entre les 4 et 12 décembre 1992, mais quil avait appris
qu'il y avait eu alors un très grave incident qui ne provenait pas du
colonel Bagosora ou des membres des forces armées, mais d'un des militants du MRND
qui faisait partie de la délégation. Ce dernier avait pratiquement désavoué le
ministre des Affaires étrangères, qui était chef de la délégation.
A partir d'octobre 1992, les désaccords au sein du gouvernement
de coalition à Kigali se transposaient au sein de la délégation, qui était devenue une
mosaïque des représentants de différents partis, qui provoquaient parfois quelques
incidents. Il y a eu cet éclat où un membre du MRND, suivi par les autres membres de son
parti, a claqué la porte. Ces manifestations de désaccord avaient toutefois lieu lors
des séances de discussions internes à la délégation qui précédaient les rencontres
avec le FPR ou les séances plénières en présence des observateurs.
Lorsque des concessions ont été faites dans la négociation du
protocole sur l'intégration des forces armées, il y a eu aussi des éclats de voix entre
le colonel Bagosora et le ministre des Affaires étrangères à propos de questions
sur lesquelles ils ne parvenaient pas à se mettre d'accord. Bagosora étant pratiquement
le plus gradé des militaires, il assumait de fait le leadership des membres de la
délégation appartenant aux forces armées.
M. Pierre Brana a supposé que le président Habyarimana avait
dû demander au président Museveni de cesser ou de diminuer son aide au FPR. Il a
souhaité connaître lattitude du président de lOuganda lorsquil
recevait ces demandes.
Il a demandé également si le président Museveni n'aurait pas été
mécontent de voir les réfugiés rwandais quitter lOuganda comme peut le laisser
supposer le vote -si cette information est exacte-, en octobre 1990, dune loi
interdisant aux étrangers d'acheter des terres dans ce pays. Il a voulu savoir si cet
élément avait pesé dans l'esprit des dirigeants du FPR, lors du déclenchement de
loffensive d'octobre 1990 .
Il a voulu connaître également l'attitude du président Museveni
au moment des négociations d'Arusha, notamment à légard du FPR.
Il sest enfin interrogé sur la politique des Etats-Unis à
légard de lOuganda et sur laide quils ont pu apporter à ce pays.
M. Claver Kanyarushoki a souligné que le président Museveni
avait un ascendant, qu'il a dû conserver, sur le FPR. Chaque fois qu'il y avait dans les
négociations des blocages, de la part du FPR, sur des questions que le
président Museveni considérait comme secondaires, voire puériles, il intervenait
souvent pour les lever.
L'influence qu'il avait sur le FPR était déterminante. En témoignent
les diverses démarches des délégations de différents pays, y compris de la France et
des Etats-Unis, ainsi que du médiateur tanzanien. Lorsqu'il y avait un blocage provenant
du FPR, tout le monde allait à Kampala. Généralement, le président ougandais, très
attentif, parvenait à lever ces blocages.
La présence des réfugiés en Ouganda et les difficultés quelle
créait pour le gouvernement et même le président ougandais qui était traité de
Rwandais par l'opposition, ont certainement joué dans le sens du laissez-faire. Ce
n'était un secret pour personne que les réfugiés rwandais, de 1986 à 1990, ont
procédé à la formation dune armée distincte au sein de l'armée ougandaise. Leur
action était facilitée par la position des officiers d'origine rwandaise au sein de la
NRA, l'un d'entre eux, le général-major Rwigyema, occupant même le poste de
vice-ministre de la Défense et de commandant en second des forces armées ougandaises. De
nombreux autres officiers dorigine rwandaise, y compris Paul Kagame, occupaient
également des positions stratégiques au sein de l'armée ougandaise.
Le souci de résoudre le problème des réfugiés qui gênait beaucoup
le président ougandais et son parti, les a certainement incités à laisser le FPR agir
à sa guise. Le président ougandais et ses proches craignaient, en cas déchec, de
revoir " tout ce petit monde " revenir en Ouganda. Les militaires
dorigine rwandaise étaient cependant partis avec armes et bagages. D'ailleurs, dans
la foulée de la première offensive, un grand nombre de réfugiés civils excités
avaient suivi le mouvement.
M. Claver Kanyarushoki a jugé que, globalement, le président
Museveni avait joué un rôle modérateur lors des négociations dArusha même si,
lorsquil nétait pas d'accord avec certaines positions du gouvernement, il
confortait le FPR dans lintransigeance.
M. Claver Kanyarushoki a déclaré quil avait
toujours entretenu de très bonnes relations avec les trois ou quatre ambassadeurs
américains qui se sont succédés en Ouganda, tout au long de son séjour. En 1987,
le président rwandais avait demandé au Département d'Etat américain, lors d'une visite
à Kigali du sous-secrétaire d'Etat chargé des Affaires africaines, de vérifier si une
invasion était préparée par le FPR au sein de l'armée ougandaise. L'ambassadeur des
Etats-Unis à Kampala avait été chargé deffectuer cette vérification. Il avait
cru obtenir lassurance que les réfugiés rwandais, au sein de l'armée ougandaise,
n'étaient pas du tout intéressés par leur retour au Rwanda et préféraient être
intégrés en Ouganda. L'ambassadeur américain avait, de fait, posé la question au
vice-premier ministre ougandais qui était un proche du FPR.
Au fur et à mesure des péripéties, des négociations, des offensives
et des violations de cessez-le-feu, l'ambassadeur des Etats-Unis à Kampala, comme
l'ambassadeur de France, ont incité le président ougandais, au cours de leurs fréquents
entretiens avec lui, à interrompre son aide au FPR ou à agir sur lui pour favoriser les
négociations.
Les Etats-Unis ont toujours refusé daider à établir que des
troupes et des camions chargés de matériels militaires passaient régulièrement la
frontière ougandaise à destination du Rwanda. Ils affirmaient qu'ils nobservaient
pas de mouvement de ce type et qu'ils n'allaient pas mobiliser leurs moyens satellitaires
pour surveiller la frontière rwando-ougandaise. M. Claver Kanyarushoki sest
pourtant déclaré convaincu que les moyens dobservation des Etats-Unis avaient
permis de voir des mouvements dont les autorités américaines ne voulaient pas faire
état.
Le président Museveni a avoué lui-même que le FPR bénéficiait de
laide des renseignements militaires ougandais, étant donné que M. Kagame
n'avait pas coupé le cordon ombilical avec ce service. M. Claver Kanyarushoki a
relaté que l'ambassadeur des Etats-Unis lui avait confié être persuadé que l'Ouganda
apportait son aide au FPR. Sa divergence avec lui portait uniquement sur limportance
supposée de laide accordée.
M. Claver Kanyarushoki a fait part dinformations selon
lesquelles du matériel militaire américain a été acheminé à travers l'Ouganda à
destination de la guérilla soudanaise, la SPLA, de John Garang. Il na pas pu
vérifier ces informations mais il a déclaré posséder de fortes présomptions
quil y avait des prélèvements sur ces lots en faveur du FPR. Il navait
toutefois pas de certitudes à ce sujet et sinterrogeait sur les éventuelles
réactions américaines face à de telles pratiques, dans lhypothèse où elles
auraient été constatées.
Audition de M. Herman COHEN
Conseiller pour les Affaires africaines du Secrétaire dEtat
américain aux Affaires étrangères (avril 1989-avril 1993)
(séance du 7 juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Herman Cohen,
sous-secrétaire d'Etat pour les Affaires africaines du gouvernement américain entre
avril 1989 et avril 1993. Il a précisé que M. Herman Cohen avait
participé, à plusieurs reprises, en tant qu'observateur, aux négociations entre les
représentants du gouvernement rwandais et ceux du FPR.
M. Herman Cohen a souligné tout dabord que la France
n'était pas le seul gouvernement à avoir soutenu le président Habyarimana qui a
reçu en son temps lappui des Etats-Unis, de l'Allemagne, des Nations unies, de la
Banque mondiale, du Fonds monétaire international. Tous considéraient le gouvernement du
Rwanda comme légitime et méritant une aide. A Washington, lAgence pour le
développement international (USAID) notamment était très satisfaite du Rwanda, en
raison du succès de son programme d'ajustement structurel.
M. Herman Cohen a affirmé que l'invasion du
1er octobre 1990 avait surpris les Etats-Unis qui nen avaient pas été
avertis, malgré leurs excellentes relations bilatérales et leur programme de
coopération militaire avec l'Ouganda, et le fait que M. Kagame ait étudié dans une
école militaire américaine. M. Herman Cohen a déclaré quil avait reproché
à lépoque à lambassade américaine à Kampala et aux services de
renseignements de ne pas avoir été à même de prévoir cette attaque.
M. Herman Cohen a relaté que, le 1er octobre
1990, il était à New York, avec le président Bush et le secrétaire
dEtat Baker, pour une réception offerte aux chefs d'Etat africains qui
participaient au sommet de l'Enfant. A lannonce de lattaque du FPR, les
présidents Habyarimana et Museveni qui étaient présents se sont retirés pour en
discuter, le président Museveni affirmant qu'il n'était au courant de rien.
Les Etats-Unis navaient pas lieu dêtre satisfaits de cette
invasion. Le FPR n'était pas accueilli à bras ouverts par la population rwandaise, ce
qui mettait à bas la thèse dune armée de libération. Cette attaque était même
critiquée par certains Tutsis qui disaient que, si le FPR gagnait la guerre, les Tutsis
rwandais en feraient les frais et quils seraient tous tués. La première
conséquence de cette invasion a dabord été une catastrophe humanitaire qui a
jeté sur les routes 250 000 réfugiés. Linvasion, qui survenait en outre
à la fin du programme d'ajustement structurel, contraignait le Rwanda à accroître ses
dépenses budgétaires pour acheter des armes et pour augmenter les effectifs de
larmée, qui passaient de 5 000 à 50 000 hommes. Il nest donc
pas étonnant que les Etats-Unis se soient réjouis de larrivée des soldats
français. Cette intervention permettait de stabiliser le front, datténuer la
catastrophe humanitaire et douvrir un espace pour les négociations.
Entre octobre 1990 et avril 1992, la politique des Etats-Unis a été
volontairement peu active au Rwanda. Il faut rappeler quils étaient alors très
occupés par leur rôle de médiateur en Angola, au Mozambique, au Soudan et en Éthiopie.
Le Rwanda était moins prioritaire. La France et la Belgique y étaient en revanche
présentes et lOUA avait décidé de prendre en mains les négociations.
M. Herman Cohen a relaté quil sétait
rendu à Kampala le 8 et 9 mai 1992 pour y rencontrer le président Museveni.
Lambassadeur américain au Rwanda estimait alors que les Etats-Unis pouvaient
faciliter les négociations. M. Herman Cohen a donc demandé au président Museveni
de faire pression sur le FPR pour quil accepte de négocier de bonne foi. Le
président Museveni a donné son accord, à la condition que lon fasse
également pression sur le président Habyarimana car il estimait que lorigine
du conflit était rwandaise et non ougandaise. Lors de son séjour au Rwanda les 10 et
11 mai, M. Herman Cohen a déclaré avoir découvert que l'ancien système de
parti unique avait disparu, remplacé par un système multipartite, à loccasion
notamment dune grande manifestation organisée en son honneur, par
lopposition, dans les rues de Kigali. Il a rencontré le président Habyarimana
qui lui a fait observer que le problème était, pour lui, dabord ougandais et non
rwandais.
M. Herman Cohen a relaté quil avait passé
beaucoup de temps avec le Premier ministre et le ministre des Affaires étrangères
rwandais qui étaient des responsables de l'opposition. Il a été étonné de constater
qu'eux aussi étaient opposés à la perspective de négociations avec le FPR car ils en
avaient peur. M. Herman Cohen a dû les persuader daccepter ces négociations.
Finalement, le ministre des Affaires étrangères rwandais sest rendu dans cet
esprit à Kampala le 24 mai.
Le 6 juin 1992, les discussions préliminaires ont commencé à Paris.
Le samedi 20 juin, une réunion sest tenue dans cette ville entre
M. Dijoud, directeur des Affaires africaines et malgaches, M. Ssemogerere,
ministre des Affaires étrangères de lOuganda et M. Herman Cohen. Cette
réunion avait été suscitée par M. Dijoud qui avait demandé à M. Herman
Cohen de lappuyer auprès du ministre ougandais afin que ce dernier obtienne du FPR
quil renonce aux conditions inadmissibles quil avait posées en préalable à
toute négociation, notamment la démission du gouvernement Habyarimana. Au cours de cet
entretien, M. Ssemogerere sest défendu de toute aide au FPR mais
M. Herman Cohen lui a précisé que les Etats-Unis dépensaient des millions de
dollars en aide humanitaire au Rwanda et que si cette situation se prolongeait, ils
seraient obligés de réduire, par mesure déconomie, leur contribution en faveur de
lOuganda. M. Ssemogerere en a pris acte et est rentré à Kampala. Le
12 juillet suivant, les négociations d'Arusha commençaient. Indéniablement,
cétait le résultat des pressions conjointes de la France et des Etats-Unis sur les
gouvernements rwandais et ougandais.
Les Etats-Unis avaient envoyé un observateur aux négociations
dArusha, l'ambassadeur David Rawson. Ses instructions étaient d'encourager les
discussions susceptibles de conduire à un système démocratique au Rwanda. L'OUA a joué
un grand rôle dans les négociations, en particulier le ministre des Affaires
étrangères de la Tanzanie.
M. Herman Cohen a indiqué quil navait pas
personnellement suivi les négociations d'Arusha de très près. Mais fin 1992 et
début 1993, il a commencé à recevoir des signaux indiquant que la situation
évoluait de manière défavorable. La CIA a fait une analyse, fin 1992, selon
laquelle, il serait impossible d'appliquer les accords. A Arusha, un siège restait vide,
celui du président Habyarimana qui n'était pas présent. Le ministre des Affaires
étrangères du Rwanda négociait de fait sans l'appui du président Habyarimana et
il semblait impossible denvisager la mise en oeuvre daccords obtenus dans ces
conditions.
M. Herman Cohen sest déclaré avoir été un peu choqué de
constater que les accords dArusha attribuaient au FPR 50 % des officiers et
40 % des effectifs de larmée, et quil permettaient à six cents de ses
soldats de stationner au Rwanda pendant la période de transition. Il sest souvenu
avoir dit que cette concession provoquerait des réactions hystériques parmi la
population hutue. Il était donc très pessimiste lorsquil a quitté ses fonctions
en avril 1993. M. Herman Cohen a, au reste, souligné le rôle positif quavait
joué la France tant par la présence de ses soldats que par son action diplomatique.
M. Herman Cohen a déclaré quaprès le déclenchement du
génocide, il avait été très fâché de lattitude du gouvernement des Etats-Unis
qui avait empêché une intervention de l'ONU. Il la même écrit dans un article
paru dans le Washington Post du 4 juin. Il a estimé que lopération
Turquoise avait été le seul effort entrepris pour sauver la vie des Tutsis et il a
chiffré entre 20.000 ou 40.000 le nombre de Tutsis ainsi épargnés grâce à la France.
Le Président Paul Quilès a demandé M. Herman Cohen
sil avait été informé des rencontres entre des représentants du FPR et du
gouvernement rwandais, organisées à Paris entre octobre 1991 et janvier 1992.
M. Herman Cohen a répondu quil en était tenu informé
par lambassade des Etats-Unis à Paris, même sil navait pas beaucoup de
détails.
Le Président Paul Quilès a interrogé M. Herman Cohen sur la
politique africaine des Etats-Unis dans la région des Grands Lacs et sil était
vrai quils considéraient lOuganda et le président Museveni comme un point
dappui contre toute tentative de déstabilisation de la région en provenance
notamment du Soudan.
M. Herman Cohen a confirmé que les Etats-Unis étaient très
favorables à l'Ouganda et au président Museveni pour plusieurs raisons. Ce dernier
était considéré comme une personnalité nouvelle aux idées modernes, qui cherchait à
bâtir une économie de marché. Il est vrai que les Etats-Unis craignaient une
déstabilisation en provenance du Soudan mais ils ont toujours refusé, du moins lorsque
M. Herman Cohen était aux affaires, de vendre des armes à lOuganda bien que
M. Museveni disait craindre une invasion des forces soudanaises. Cette crainte
paraissait non fondée à M. Herman Cohen qui faisait observer que la principale
menace consistait surtout dans lappui que le Soudan accordait aux rebelles de
lOuganda.
M. Herman Cohen a démenti à ce propos que les Etats-Unis aient
fourni des armes à M. Museveni pour quil les partage avec le FPR. Certes,
l'administration Clinton a décidé de fournir des matériels militaires à lOuganda
mais il ne sagissait pas darmes, mais simplement de camions et
duniformes.
Le Président Paul Quilès a demandé si M. Herman Cohen
possédait des informations sur les sources dapprovisionnement en armes et munitions
du FPR.
M. Herman Cohen a précisé quelles avaient été
prélevées sur les stocks de lOuganda. Les responsables du FPR faisant partie de
l'armée ougandaise, ils avaient accès aux armes qui se trouvaient dans ses stocks. Des
armes ont également été prises à larmée rwandaise.
M. Pierre Brana a demandé si, au sein de lONU, les
interventions des Etats-Unis allaient dans le même sens que celles de la France qui
tendaient à éviter toute solution militaire risquant de déboucher sur des massacres.
M. Herman Cohen a expliqué que, lorsquil était aux
affaires, l'ONU nétait pas encore partie prenante aux discussions qui demeuraient
bilatérales entre lOuganda et le Rwanda. Les Etats-Unis ont toujours soutenu des
négociations qui amèneraient une transition démocratique au Rwanda. Ils encourageaient
à lépoque les efforts de lOUA qui leur semblait devoir être privilégié
par rapport à lONU.
M. Pierre Brana a demandé si, avec le recul du temps,
M. Herman Cohen avait le sentiment que M. Museveni sétait servi davantage
des Etats-Unis que les Etats-Unis de lui et sil en était de même pour
M. Habyarimana avec la France.
M. Herman Cohen a rapporté que le président Museveni
pensait, avec raison, que les Etats-Unis seraient réticents à critiquer publiquement
l'Ouganda pour linvasion du Rwanda par le FPR. Ce fut sans doute une erreur de
Washington de ne pas demander quil soit mis fin à l'invasion et que les
envahisseurs se retirent en Ouganda. Les Etats-Unis ont surtout pensé à utiliser cette
invasion comme un moyen dencourager des négociations entre Rwandais pour une
transition démocratique.
M. Herman Cohen a estimé que la France avait eu tort d'accorder
trop sa confiance à M. Habyarimana et de dire à l'avance, qu'elle serait à ses
côtés quelle que soit la situation, et quoi quil fasse sur le plan militaire et
politique. C'était, au demeurant, la même situation des deux côtés. La France et les
Etats-Unis étaient tous les deux trop gentils avec leur "client" respectif.
M. Pierre Brana a demandé quelle était l'attitude de Mobutu
à l'égard d'Habyarimana et de Museveni et si la déstabilisation du Rwanda a été
la cause de la chute du régime zaïrois.
M. Herman Cohen a déclaré que Mobutu haïssait Museveni. Il
le regardait comme un jeune arriviste moderne tout en sachant que Museveni le considérait
comme un représentant des dictateurs de lancien style, et le détestait en retour.
Mobutu, qui était très ami avec Habyarimana était, par ailleurs, convaincu que l'armée
ougandaise appuyait Kabila.
Mobutu croyait, après le déclenchement du génocide, que les Hutus
allaient gagner. Il fondait son jugement sur lidée quil était impossible que
les Tutsis tuent tous les Hutus. Il soutenait les Hutus, également pour des raisons
intérieures, car au Zaïre même il y avait une minorité tutsie qui n'était pas bien
vue par le reste de la population.
M. Pierre Brana a demandé quels étaient les intérêts
géopolitiques des Etats-Unis dans la région des Grands lacs.
M. Herman Cohen a estimé que, si lon mettait à part le
problème du Soudan, il n'y avait pas de réelle stratégie géopolitique des Etats-Unis
dans cette région, du fait notamment de labsence de ressources naturelles. Ils
considéraient toutefois l'Ouganda comme un pays ayant de grandes chances de se
développer, avec une bonne politique économique.
M. Pierre Brana a demandé si M. Herman Cohen pensait que
les Etats-Unis avaient tout fait pour retarder le moment où les Nations unies auraient
utilisé le terme de génocide, afin déchapper à l'obligation d'intervention.
M. Herman Cohen a répondu par laffirmative. Après
lépisode somalien, les Etats-Unis étaient devenus allergiques à toute
intervention militaire de l'ONU dans les pays sous-développés. M. Lake, qui était
chargé de la sécurité nationale à la Maison Blanche, a donné en 1997 une interview
où il reconnaissait navoir pas voulu, à lépoque, envoyer au Rwanda des
soldats qui risquaient de subir le même sort quen Somalie. Mais il n'était pas
prêt non plus à permettre lenvoi dune force africaine qui aurait été
disponible et que le Secrétaire général de lOUA avait promise si on lui avait
fourni la logistique.
Les américains, qui ont longtemps refusé de reconnaître le
génocide, pour échapper aux conséquences juridiques dune telle reconnaissance,
nont pas voulu non plus approuver une action du Conseil de sécurité.
M. Herman Cohen a estimé que la défaite de Mobutu a été
dabord provoquée par sa propre attitude. Il n'a rien fait, dans les camps, pour
séparer les réfugiés de ceux qui avaient perpétré le génocide. Il a voulu, au
contraire, aider les responsables du génocide à attaquer le Rwanda. De ce fait, le
nouveau gouvernement rwandais a décidé de détruire les camps, alors même que la
communauté internationale ne faisait rien. A cette occasion, le Rwanda sest aperçu
que l'armée du Zaïre n'était pas une vraie armée, et le résultat a été l'arrivée
de Kabila au pouvoir. L'effet domino a donc joué mais de manière indirecte.
M. François Loncle a rappelé que M. Roland Dumas
sétait plaint devant la Mission de lattitude de M. Herman Cohen. Il a
demandé si, dans les moments décisifs, il y avait eu des différences d'appréciation
très nettes entre la France et les Etats-Unis.
M. Herman Cohen sest déclaré très étonné du
sentiment de M. Roland Dumas étant donné quil passait très souvent à Paris
où il avait de nombreux entretiens avec MM. Dijoud, de la Sablière,
Jean-Christophe Mitterrand ou Delaye. Aucune demande d'entretien, à sa connaissance,
ne lui a été adressée par M. Dumas, sinon M. Herman Cohen aurait considéré
comme un honneur de rencontrer le ministre.
M. François Loncle a demandé quelle était la nature exacte
de laide américaine au FPR et ce quil pensait des thèses selon lesquelles
les Etats-Unis auraient pris une part dans lattentat du 6 avril 1994.
M. Herman Cohen a affirmé que les Etats-Unis
napportaient aucune aide au FPR. Une douzaine dofficiers du FPR avait suivi
des cours aux Etats-Unis, mais cétait dans le cadre de la coopération militaire
américaine avec l'Ouganda. Ils avaient reçu cette formation en tant que militaires
ougandais. Il a souligné par ailleurs que les Etats-Unis avaient toujours refusé les
propositions dachat darmes du Président Museveni, et que le FPR ne pouvait
donc en bénéficier par cet intermédiaire.
M. Herman Cohen sest déclaré très étonné de la théorie
d'un complot anglo-saxon contre les intérêts de la France qui ne correspondait à aucune
réalité. Si les Etats-Unis avaient voulu entreprendre une action contre les intérêts
français en Afrique, ils nauraient pas commencé par le Rwanda, car cest un
pays de très petite importance. Les Etats-Unis ont toujours reconnu le " pré
carré français " en Afrique comme un élément positif, qui nétait pas
contraire aux intérêts américains dans la mesure où il se traduisait par une aide
substantielle en faveur des pays concernés.
Cette crainte dun complot anglo-saxon a empêché un réel
dialogue entre la France et les Etats-Unis pendant la crise, à lexception de la
période où M. Dijoud dirigeait le service des Affaires africaines et au cours de
laquelle la coopération entre les deux pays a donné de très bons résultats.
M. Herman Cohen a, du reste, déclaré quil parlait très peu du Rwanda avec
ses interlocuteurs parisiens.
Quant à l'attentat contre le président Habyarimana, M. Herman
Cohen a pris acte de la thèse selon laquelle les missiles soviétiques tirés contre
lavion venaient du golfe persique, quils avaient été récupérés en Irak
par les Etats-Unis et donnés à l'Ouganda qui les aurait, à son tour, livrés au FPR.
Mais M. Herman Cohen na pas pu faire de commentaires à ce sujet,
lattentat ayant eu lieu après quil eut quitté ses fonctions. Il a toutefois
estimé que la famille dHabyarimana avait organisé cet attentat, en tout cas
cest ce quil avait entendu dire par des membres de lambassade des
Etats-Unis à Kigali. Sa famille reprochait à Habyarimana dêtre trop mou et de
vouloir des compromis avec le FPR. M. Herman Cohen a cependant déclaré ne détenir
toutefois aucune preuve de cette supposition.
Le Président Paul Quilès a souligné que la mission était avide
déléments factuels.
M. Bernard Cazeneuve a fait valoir que lorsquon examine
les textes philosophiques qui ont inspiré le FPR et l'action de Museveni, on s'aperçoit
qu'ils sont d'inspiration fortement marxiste avec beaucoup de concepts idéologiques
empruntés à la pensée de Marx. Les Etats-Unis nayant pas dintérêt
particulier à aider lOuganda, mais entretenant seulement des relations amicales
avec ce pays et ne manifestant pas vraiment de tropisme marxiste, il a demandé sur
quelles bases étaient fondées ces relations.
M. Herman Cohen a considéré que Museveni était
effectivement marxiste quand il était étudiant à l'Université de Dar Es Salam mais que
ce nétait déjà plus le cas lorsquil est arrivé au pouvoir. Il était,
parmi les dirigeants africains, le plus favorable à l'économie de marché.
LOuganda est le pays où il est le plus facile dinvestir, alors que ce
nest pas toujours le cas dans les pays africains.
M. Bernard Cazeneuve a demandé si beaucoup d'Américains ont
investi en Ouganda.
M. Herman Cohen a répondu par la négative. Il a souligné
que les entrepreneurs américains s'intéressent peu à l'Afrique, sauf dans certains
secteurs comme l'énergie, le pétrole et les télécommunications.
M. Bernard Cazeneuve a souhaité obtenir des précisions sur
le comportement des Etats-Unis à légard de la négociation des accords
dArusha à partir de 1992, dès lors quils avaient acquis la certitude,
exprimée dans une note de la CIA, quils ne seraient pas appliqués.
M. Herman Cohen a rappelé quà cette époque, il
se préparait à quitter ses fonctions, du fait de lélection de M. Clinton. Il
a toutefois indiqué que les Etats-Unis avaient continué à encourager les deux parties
au dialogue, sans être véritablement actifs.
M. Bernard Cazeneuve a demandé si M. Herman Cohen
considérait que la France avait mené une bonne politique vis-à-vis du gouvernement
d'Habyarimana.
M. Herman Cohen a répondu par laffirmative. Il a
rappelé que tout le monde était content du régime d'Habyarimana entre 1985 et 1990.
Contrairement à ce que M. Michel Rocard a mentionné, lors dune audition
précédente, ce nétait pas un régime qui devenait de plus en plus odieux. Tout le
monde l'appuyait et il était normal que la France ait une coopération militaire avec
lui.
M. Bernard Cazeneuve a demandé si les Etats-Unis avaient
prévu le génocide.
M. Herman Cohen a répondu par la négative mais il a reconnu
quil y avait, à lépoque, des signes inquiétants qui auraient dû être
mieux interprétés, comme les assassinats où la création de la Radio Mille Collines.
Personne na imaginé la possibilité dun génocide alors même quil y en
avait eu un au Burundi en 1972.
M. Bernard Cazeneuve a rappelé que Romeo Dallaire avait
envoyé une dépêche à New-York pour indiquer que quelque chose de terrible se
préparait.
M. Herman Cohen a répondu que cet épisode se situait après
son départ des affaires.
M. Jacques Myard a demandé si M. Herman Cohen
navait pas eu le sentiment que certains intérêts américains, quil a
distingués du Gouvernement, avaient avantage à une victoire du FPR, qui aurait pu avoir
des répercussions jusquà Kinshasa.
Il a également souhaité savoir si M. Herman Cohen pensait
quessayer de plaquer sur la sociologie africaine un processus démocratique tel que
celui que prévoyaient les accords dArusha, nétait pas voué à l'échec du
fait des clivages ethniques.
M. Herman Cohen a fait part de ses doutes quant à
lexistence dune vision stratégique de ladministration Clinton à
légard de la zone des Grands lacs. Même après la prise de Kisangani par Kabila,
les Etats-Unis cherchaient encore une solution avec Mobutu. Il nont jamais eu
lidée que le FPR serait l'instrument du changement au Zaïre.
Quand sest posé le problème de laction des extrémistes
dans les camps, où ils prenaient les réfugiés en otage, M. Kagame a demandé aux
Etats-Unis dagir et averti quil interviendrait sils ne le faisaient pas.
Il a attendu douze mois et a détruit les camps. Mais les Etats-Unis n'ont pas réfléchi
aux conséquences ultérieures de cette action. Même M. Kagame na pas pensé
quelle allait mener à la défaite de Mobutu.
M. Herman Cohen a jugé que les accords dArusha
nétaient pas mauvais, à lexception des clauses sur le partage de
larmée qui avantageaient trop le FPR. En outre, le Président Habyarimana
navait pas participé à la négociation mais laissé agir son ministre des Affaires
étrangères.
Il a regretté que la communauté internationale ait été obsédée
par la signature de ces accords, ce qui a conduit à négliger danalyser
précisément leur contenu pour savoir sils pouvaient être appliqués.
Lalerte de la CIA est venue un peu tard. Cette obsession de faire signer à tout
prix des accords quel que soit leur contenu avait déjà créé des difficultés en
Angola. Les Etats-Unis en avaient tiré les leçons au Mozambique, où ils ont refusé des
accords qui ne leur semblaient pas applicables.
Le Président Paul Quilès a évoqué la directive présidentielle
n° 25 du 5 mai 1994, qui prévoit que les Etats-Unis ne soutiendront
militairement ou financièrement des opérations des Nations Unies que si elles sont
utiles aux intérêts nationaux américains. Il semble bien que cette directive ait été
appliquée pour la première fois dans laffaire rwandaise. Il a demandé à
M. Herman Cohen sil pensait que le contenu de cette directive était de nature
à donner une impulsion nouvelle au rôle de la communauté internationale, et plus
exactement du Conseil de sécurité.
M. Herman Cohen sest déclaré atterré par la directive
présidentielle n° 25. Après le voyage du président Clinton en Afrique, son
administration a demandé des avis dexperts, nappartenant pas au gouvernement,
pour savoir ce quil fallait faire en Afrique. Le conseil de M. Herman Cohen a
été dabroger cette directive. Certes, il est très difficile, pour des raisons de
politique intérieure, denvoyer des soldats américains dans des missions de
lONU après ce qui sest passé en Somalie. Mais il est ridicule de refuser
d'envoyer des soldats d'autres pays, sous l'autorité des Nations unies. Si on avait
envoyé le détachement de 5 000 soldats africains que lOUA proposait,
leur seule présence aurait rendu le génocide plus difficile. Un paysan qui a un soldat
étranger à côté de lui ne va pas couper la tête de son voisin à la machette. Une
simple présence de lONU aurait pu sauver de nombreuses vies.
M. Herman Cohen a estimé que lattitude des Etats-Unis
sexpliquait aussi par une question d'argent. Les Etats-Unis ont un gros arriéré de
contributions au budget des Nations unies, surtout au titre des opérations de maintien de
la paix. Ils ne veulent donc pas autoriser des opérations qui augmenteraient ces
arriérés. La crise centrafricaine a récemment soulevé la même difficulté. Il a été
difficile dobtenir laccord des Etats-Unis pour une action de maintien de la
paix. Après avoir finalement voté positivement en faveur de cette action, le
gouvernement américain a eu des difficultés avec le Congrès. La révision de la
directive présidentielle n° 25 apparaît dans ces conditions nécessaire.
M. Bernard Cazeneuve a demandé si une mission
dinformation pourrait être créée aux Etats-Unis sur les événements du Congo
Kinshasa.
M. Herman Cohen a rappelé que les enquêtes faisaient partie
de lactivité quotidienne des commissions du Congrès, même si elles ne sont pas
aussi longues quen France.
M. Bernard Cazeneuve a demandé si ces enquêtes concernaient
des sujets sur lesquels la responsabilité américaine est très fortement mise en cause
par la presse.
M. Herman Cohen a remarqué que le Congrès enquête surtout
sur les sujets qui passionnent le public américain, comme l'affaire
" Iran-Contras " dans laquelle les Etats-Unis ont fourni des armes à
l'Iran pour de l'argent destiné à financer les Contras au Nicaragua. Cette affaire a
passionné tout le monde et le Congrès a mené sur ce sujet une très grande enquête.
Mais tous les jours, il y a de petites enquêtes qui ennuient beaucoup les responsables de
lexécutif obligés de témoigner devant le Congrès.
Audition de M. Henri RETHORÉ
Ambassadeur au Zaïre (20 juin 1989-8 décembre 1992)
(séance du 8 juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Henri Rethoré,
Ambassadeur au Zaïre du 20 juin 1989 au 8 décembre 1992. Il a expliqué que la
mission dinformation sur le Rwanda souhaitait entendre les responsables
diplomatiques en poste dans les pays voisins du Rwanda de 1990 à 1994, même si
lincidence des événements rwandais navait peut-être pas été la plus forte
au Zaïre.
M. Henri Rethoré a dabord souligné quil était
un témoin lointain des événements qui faisaient lobjet des travaux de la mission
dinformation : lointain dans le temps, puisquil avait cessé ses
fonctions au Zaïre en décembre 1992, alors que lon nen était encore
quaux prémices du drame rwandais de 1994 ; lointain dans lespace,
Kinshasa étant, dune part, séparée de Kigali par près de
2 000 kilomètres et par une immense forêt, et, dautre part, située dans
un environnement physique, humain, culturel et économique extrêmement différent ;
lointain, enfin, en raison du contexte dans lequel il avait travaillé comme ambassadeur.
Il a rappelé à cet égard quil avait, tout au long de son
séjour à Kinshasa, vécu la décomposition du Zaïre : la fin du monde bipolaire,
la fin du soutien des occidentaux au régime en place dans ce pays, les tactiques
catastrophiques du Maréchal Mobutu pour garder le pouvoir, son repli à Gbadolite -sa
résidence personnelle à 1 000 kilomètres de la capitale-, le poids croissant
de son entourage clanique, son effacement progressif de la scène internationale et sa
perte de crédibilité en Afrique. M. Henri Rethoré a également rappelé que
cétait dans cette débâcle quavait été assassiné, par la garde
présidentielle, en janvier 1993, lAmbassadeur de France au Zaïre, M. Philippe
Bernard.
M. Henri Rethoré a fait observer quà cette époque et vu
de Kinshasa, le Rwanda, dont on savait les problèmes ethniques et politiques, et dont on
pensait bien quil connaîtrait un jour de nouvelles flambées de violence,
apparaissait comme un exemple de développement, contrairement au Zaïre où tout était
en ruine. Le Rwanda était ce que nétait pas le Zaïre : le pays des routes
parfaites, des champs cultivés, de lélectricité et même du téléphone. Il a
mentionné, à ce propos, le fait que lorsquil était à Goma, au Kivu il fallait
aller de lautre côté de la frontière, au Rwanda, à Gisenyi, pour téléphoner.
Quant à limage du Président Habyarimana, elle était plutôt bonne. Il a ajouté
à ce sujet que ses collègues étrangers en poste à Kinshasa, revenaient toujours très
impressionnés de leurs missions périodiques au Rwanda, pays dans lequel, à cette
époque, comme ailleurs en Afrique, le processus de démocratisation semblait engagé,
même si chacun était conscient quil y avait fort à faire en matière de respect
des droits de lhomme, quoique, là encore, la comparaison entre le Rwanda et le
Zaïre paraissait, à tort ou à raison, accablante pour ce dernier.
M. Henri Rethoré a évoqué les activités agressives du FPR, au
sujet desquelles il avait eu des conversations avec son collègue rwandais, à Kinshasa,
avec certains conseillers du Maréchal Mobutu ainsi quavec les représentants des
institutions internationales, expliquant que les uns, dont il était lui-même,
considéraient lattaque doctobre 1990 comme une agression à légard du
Rwanda, tandis que les autres y voyaient le geste désespéré de jeunes gens auxquels le
régime du Président Habyarimana refusait le retour dans leur pays. M. Henri
Rethoré a précisé que les représentants des organisations internationales, notamment,
voyaient dans la position du régime rwandais une attitude anti-Tutsi et anti-anglophone,
mais que dans ces années-là et jusquen 1992, on croyait encore possible une
réconciliation entre Rwandais, grâce à des changements institutionnels.
M. Henri Rethoré a expliqué que le Rwanda, le Burundi et
lOuganda ne pesaient pas de façon prioritaire dans les préoccupations dun
diplomate en poste à Kinshasa. Il a précisé quil nétait informé que
succinctement de la politique française à légard du Rwanda et que les
télégrammes échangés entre Paris et Kigali nétaient pas systématiquement
communiqués à Kinshasa, pas plus que les notes et synthèses de la direction des
affaires africaines et malgaches relatives à la crise rwandaise.
Il a déclaré avoir néanmoins eu à connaître de laffaire
rwandaise entre 1990 et 1992, plus ou moins directement, dans différentes occasions.
La première occasion survint en octobre 1990, lors de lattaque
du FPR. A la requête du Président Habyarimana, le Président Mobutu avait envoyé au
Rwanda un corps denviron 2 000 hommes, composé déléments de la
division spéciale présidentielle, dun bataillon de la 31ème brigade parachutiste
et du service daction et de renseignements militaires. En appui aux FAR, cette
troupe progressa jusquà Gabiro, au nord du Rwanda, où elle perdit un homme et eut
plusieurs blessés. Sur ordre du Maréchal, selon les uns, à la demande du Président
Habyarimana, selon les autres, elle rentra au Zaïre après quinze jours, non sans
dêtre livrée à quelques pillages, notamment celui de lhôtel de Gabiro.
La deuxième occasion intervint en juillet 1991. M. Henri Rethoré
a expliqué quil avait participé, à cette date, à Kigali, à une conférence
régionale dambassadeurs, organisée par le directeur des affaires africaines et
malgaches, à lépoque M. Paul Dijoud. Celui-ci avait alors présenté,
sagissant du Rwanda, point majeur de lordre du jour, la ligne politique
française : rétablissement par le dialogue des rapports entre lOuganda et le
Rwanda grâce à la relance de la diplomatie française dans la région ;
réouverture de la route Kigali-Kampala, axe majeur entre le Rwanda, le Burundi, le Zaïre
et le port de Mombasa au Kenya, que lon appelait le corridor et qui avait une
extrême importance sur le plan économique ; réaffirmation, à lattention des
dirigeants rwandais, dun lien fort entre laide française et le processus de
démocratisation. M. Henri Rethoré a ajouté que les problèmes démographiques et
fonciers avaient également été abordés, compte tenu de leur importance pour le Rwanda,
de même que la question de la nécessaire suppression des mentions dappartenance
ethnique sur les cartes didentité. En marge de la réunion, M. Paul Dijoud avait
eu des contacts avec les différents partis politiques rwandais qui venaient dêtre
autorisés et avec les autorités en place. M. Henri Rethoré a précisé quil
avait été reçu à cette occasion, avec M. Paul Dijoud, par le Président
Habyarimana et son épouse, et quà lissue de cette réunion, le Ministre des
Affaires étrangères rwandais était parti, à bord dun avion personnel, vers
Gbadolite, sans doute pour " rendre compte " au maréchal Mobutu.
M. Henri Rethoré a fait observer que, à laller, comme au retour, il avait
fait le trajet par la route entre Goma et Kigali, en longeant la frontière nord du
Rwanda, et que, si lon voyait beaucoup de militaires, le pays paraissait alors calme
et étonnamment civilisé par rapport au Zaïre.
M. Henri Rethoré a indiqué quil avait également eu à
connaître de la question rwandaise lors de ses visites au Kivu, durant lesquelles il
avait rencontré à Goma des personnes dorigine rwandaise qui y étaient installées
depuis des générations, les Banyamulenge. Ces personnes avaient été transférées par
les Belges, au moment de la colonisation, pour peupler le Kivu ou bien sétaient
réfugiées au Kivu au début des années soixante et en 1973. M. Henri Rethoré a
expliqué que ces Rwandais se montraient très inquiets de lattitude du gouvernement
zaïrois qui manifestait la plus mauvaise volonté à leur reconnaître la nationalité
zaïroise. Une loi de 1972 avait accordé cette nationalité à tous les Rwandais
installés au Zaïre avant 1950, mais elle avait été abrogée dans les années
quatre-vingts sous la pression des populations autochtones et de leurs représentants.
Dans la perspective délections au Zaïre, comme le prévoyait la
démocratisation annoncée par le Président Mobutu en 1990, une procédure
didentification avait été décidée. Cette procédure traînait du fait de son
rejet, non seulement par lopinion locale, qui ne tenait pas du tout à voir tous ces
Tutsis confirmés comme zaïrois, mais également par le Président de lAssemblée
nationale, aujourdhui réfugié en Tanzanie et qui avait mené un combat farouche
contre les Banyamulenge. M. Henri Rethoré a ajouté que, dans la pratique, ceux qui
étaient chargés de la mise en oeuvre de cette procédure didentification
rançonnaient ceux qui demandaient à être identifiés comme zaïrois. Il a précisé
quil était évident, à cette époque, que le climat se détériorait au Kivu entre
la population autochtone et les étrangers dorigine rwandaise, présents depuis des
générations, le plus souvent Tutsis, actifs, entreprenants, plus riches que la moyenne
et qui finançaient à la fois les autorités zaïroises et le FPR. Déjà, dans le nord
du Kivu, plus ou moins bien contrôlé par larmée zaïroise, les incursions du FPR
étaient fréquentes et impunies. Il fut même dit, à cette époque, quil y avait
des camps dentraînement du FPR dans le nord du Kivu. La situation était aussi
confuse dans la partie du Haut-Zaïre, située aux confins du Soudan.
M. Henri Rethoré a déclaré quà loccasion dun
tête à tête avec le Président Mobutu en 1991, il lui avait fait part de ses
inquiétudes sagissant du Kivu, mais que ce dernier avait tenu des propos rassurants
sur ses intentions, affirmant quil comprenait parfaitement le désir des populations
dorigine rwandaise dêtre stabilisées et reconnues comme zaïroises dès lors
quelles travaillaient au Zaïre. Il avait, en outre, affirmé à M. Henri
Rethoré que lidentification serait menée à bien, toujours dans la perspective des
élections à venir. M. Henri Rethoré a indiqué à cet égard quen 1986, les
élections législatives navaient pas pu être organisées dans le Kivu, parce que
lon ne savait pas distinguer les étrangers des populations locales.
Il a toutefois fait observer que, comme toujours, le Président Mobutu
navait pas su sabstraire du réseau dinfluence qui lenserrait de
plus en plus et que, inquiet à légard de toute perspective de changement,
peut-être déjà malade, ayant perdu une bonne partie de son autorité, il avait oublié
ses projets et choisi limmobilisme. M. Henri Rethoré a cependant insisté sur
le fait que le Président Mobutu néprouvait aucune hostilité personnelle à
légard des Tutsis, quil avait dailleurs eu, comme directeur de cabinet,
un Tutsi de grande valeur, M. Barthélémy Bisengimana, mort de maladie en
1992, et quen fait, le Maréchal avait un mauvais souvenir des autochtones du Kivu
qui avaient soutenu, à lépoque des rébellions de 1965, son adversaire Mulélé.
M. Henri Rethoré a expliqué que le Maréchal Mobutu avait
néanmoins tenté dapporter son concours au Président Habyarimana, en raison, tout
dabord, des liens personnels très forts qui les unissaient, ensuite parce que
lintégrité du territoire zaïrois, qui était la préoccupation de sa vie et le
succès de son action depuis 1965, était menacée, et, enfin, en vue de sauvegarder son
pouvoir personnel.
Il a ajouté quétant le doyen des Chefs dEtat de la
région et le chef du deuxième Etat francophone du monde, comme il le disait, le
Président Mobutu avait toujours voulu jouer un rôle sur la scène internationale,
quà cette époque où son pouvoir seffritait, cétait, avec la
défense, le seul domaine réservé que lui reconnaissaient les institutions de la
transition démocratique, préparée notamment par la conférence nationale. Cest
dans cette perspective que sinscrivait, en 1990, dans le cadre de la Communauté
économique des Grands Lacs (CEPGL), la création dune commission chargée de
superviser le retour des réfugiés au Rwanda. En octobre 1990, aussitôt après
lattaque du FPR, une réunion avait été organisée entre les Chefs dEtat de
la CEPGL. Le Président Mobutu avait été chargé dune médiation, qui était
déjà un peu entachée par le fait quil avait envoyé un corps expéditionnaire aux
côtés des troupes du Président Habyarimana, ce qui le rendait suspect aux yeux du FPR
et de la partie ougandaise. En mars 1991, cette médiation avait abouti à Nsele,
dans la banlieue de Kinshasa, à la signature dun accord de cessez-le-feu et à la
décision de déployer un groupe dobservateurs neutres africains sous légide
de lOUA, décision qui ne fut pas suivie deffet. En septembre 1991, au sommet
de Gbadolite, les négociations se poursuivirent, en prélude aux réunions dArusha.
La médiation du Maréchal Mobutu nétait cependant pas allée jusquà son
terme et celui-ci avait alors cessé de jouer un rôle actif, ce qui témoignait de
leffacement du Zaïre confronté à des problèmes intérieurs majeurs sur lesquels
se fixa lattention des représentants français, américains et belges à Kinshasa.
M. Henri Rethoré a estimé quun Zaïre fort aurait pu
donner un autre tour aux événements de 1994, mais que son effondrement, prévisible et
inéluctable eu égard au système de gouvernement du Président Mobutu, avait été et
restait dramatique pour la région des Grands Lacs. Citant pour conclure une phrase de
Tocqueville quil avait mise en exergue dans son rapport de fin de mission en
1992 : " Il ny a quun grand génie qui puisse sauver un
prince qui entreprend de soulager ses sujets après une oppression longue ",
M. Henri Rethoré a jugé que, six ans plus tard, après ce qui sétait passé
au Rwanda et au Zaïre, on appréciait singulièrement la pertinence de cette citation
sagissant des deux Chefs dEtat zaïrois et rwandais de lépoque.
Le Président Paul Quilès a fait observer que le témoignage de
M. Henri Rethoré recoupait celui des anciens ambassadeurs français en Ouganda,
concernant notamment lattitude des autorités politiques des pays limitrophes du
Rwanda à légard des réfugiés. Il a noté que ces communautés déplacées,
constituées en général de personnes actives, entreprenantes et disposant de moyens
supérieurs à ceux de la majorité de la population locale, avaient, de ce fait, été
rapidement rejetées par celle-ci. Le Président Paul Quilès a alors souhaité que
M. Henri Rethoré précise son analyse de la communauté tutsie, en présentant
notamment son organisation, ses rapports avec le FPR et sa volonté de revenir au Rwanda,
sans doute exacerbée par le rejet dont elle était lobjet.
M. Bernard Cazeneuve a posé une question complémentaire
relative à lexistence éventuelle, parmi ces réfugiés, dune élite
susceptible de dispenser un enseignement politique concernant lavenir de leur nation
et de leur communauté.
M. Henri Rethoré a rappelé quil y avait eu plusieurs
vagues dentrée de Tutsis au Zaïre et indiqué que ceux qui étaient au Zaïre de
longue date navaient quune ambition, celle de devenir Zaïrois. Ces réfugiés
vivaient en effet fort bien au Zaïre où ils possédaient des plantations, des élevages,
des boucheries, des abattoirs, et étaient bien intégrés. Cette première vague de
réfugiés sétait dailleurs si bien insérée dans la société zaïroise que
lun de ses représentants, M. Barthélémy Bisengimana, avait été
directeur de cabinet du Président de la République pendant des années. Il
sagissait de personnes actives qui savaient parfaitement quelles ne
retrouveraient pas au Rwanda la situation florissante qui était la leur dans le nord du
Kivu.
M. Henri Rethoré a fait observer que le gouvernement zaïrois
nétait cependant pas capable, à ce moment-là, alors quil nétait
pourtant pas encore submergé par des vagues de réfugiés, de les assimiler et de les
considérer comme Zaïrois. Il a alors évoqué les reproches qui avaient été faits au
Premier Ministre M. Kengo Wa Dondo quon accusait dêtre issu dune
mère étrangère -elle était rwandaise- et de nationalité " douteuse ".
Quant aux réfugiés arrivés plus récemment au Zaïre, M. Henri
Rethoré a indiqué quils connaissaient de grandes difficultés économiques et
désiraient, sans aucun doute, rentrer chez eux, au Rwanda, mais quils y étaient
également rejetés.
M. Bernard Cazeneuve a souhaité savoir comment les Tutsis
installés depuis longtemps au Zaïre percevaient ces nouveaux venus.
M. Henri Rethoré a répondu quà sa connaissance, il
ny avait aucun problème entre les Tutsis anciennement installés et les nouveaux
arrivants et que la solidarité jouait entre eux, avec, comme objectif commun,
lidée quil fallait devenir zaïrois.
Au Président Paul Quilès qui lui demandait à combien de
personnes pouvait être évalué le nombre de réfugiés, M. Henri Rethoré a
indiqué, sans pouvoir donner un chiffre précis, quils étaient très certainement
plusieurs milliers, mais quils nétaient pas organisés en tant que
communauté tutsie au Zaïre -le Maréchal aurait, de toute façon, veillé à
lempêcher-, quils navaient aucune activité politique en tant que
Tutsis, mais cotisaient fortement, notamment au FPR qui devait venir les taxer sachant
quils avaient de largent.
M. Bernard Cazeneuve sest interrogé sur les motifs qui
conduisaient ces Tutsis à cotiser au FPR, alors quils étaient intégrés dans la
vie économique zaïroise.
M. Henri Rethoré a estimé quils acceptaient
dêtre rackettés, ne sachant pas quel serait leur avenir et préférant donc
prendre des garanties. Il a ajouté que ces personnes, allant très souvent à Kigali et
nétant pas du tout coupées du Rwanda, savaient ce qui sy préparait et
préféraient ménager lavenir.
M. Pierre Brana a demandé à M. Henri Rethoré si
ce nétait pas également par solidarité avec ces réfugiés en situation précaire
que ceux qui étaient intégrés dans la vie zaïroise cotisaient au FPR de façon
volontaire, afin de leur garantir le droit de revenir, un jour, au Rwanda, sils le
souhaitaient.
M. Henri Rethoré a exprimé son accord avec ce raisonnement.
Si dun côté, les Tutsis du Kivu sentaient que la situation y était très instable
et constataient une grande agressivité des populations locales à leur encontre, il
existait également une solidarité tutsie et un sentiment de fierté très puissant au
sein des Tutsis.
M. Bernard Cazeneuve a souhaité connaître la nature de leurs
activités commerciales.
M. Henri Rethoré a répondu quils étaient présents
dans tous les domaines -lessence, le pétrole, les commerces dhuile et
dalimentation- et quen outre, ils exerçaient des activités locales très
appréciées, telles que lexploitation des grandes plantations, des élevages et des
abattoirs, toutes ces activités ayant été réduites à néant lorsque le désordre
sétait installé dans la région.
M. Jean-Louis Bernard a voulu savoir sur quels éléments
reposait lintime conviction de M. Henri Rethoré que les réfugiés tutsis
versaient leur obole au FPR.
M. Henri Rethoré a indiqué que cette information faisait
partie des renseignements dont disposait lambassade, même si elle nen avait
pas la preuve formelle. Toutes les informations dont elle disposait se recoupaient
cependant et montraient également que des membres du FPR venaient sentraîner dans
le nord du Kivu et commençaient à sy installer.
Le Président Paul Quilès a demandé à M. Henri Rethoré
comment il expliquait quen mars 1991, lors de la réunion qui avait donné lieu aux
accords de Nsele, le Maréchal Mobutu avait amené avec lui une délégation du FPR
conduite par MM. Bizimungu et Kagame. Il a également voulu connaître létat
des rapports entre le Président Mobutu et le FPR.
Sagissant de la première question, M. Henri Rethoré
a estimé ce geste effectivement très surprenant sachant que le Maréchal sétait
rangé du côté du Président Habyarimana dès lagression du FPR. Le fait est
cependant que le Maréchal Mobutu avait réussi à convaincre ces deux personnalités de
venir à Nsele.
Quant aux rapports entre le Maréchal Mobutu, alors triomphant, et le
FPR, M. Henri Rethoré a fait observer quil ny avait entre eux aucune
espèce de familiarité. Il a ajouté que le Maréchal Mobutu voulait jouer le rôle de
grand médiateur de la région et quil sétait ensuite vanté davoir
réussi à faire venir ces personnes, de la même manière quil sétait
vanté, en 1989 davoir réuni MM. Dos Santos et Savimbi à
Gbadolite, tout en regrettant que ces rencontres naient pas produit davantage de
résultats.
M. Bernard Cazeneuve, évoquant les bonnes relations
entre le Maréchal Mobutu et le Président Habyarimana, dont M. Henri Rethoré avait
fait état, sest demandé quel était, au-delà des tempéraments, le substrat
philosophique de cette connivence politique.
M. Henri Rethoré a déclaré quil nétait pas
aisé de saisir les ressorts de cette amitié, notant toutefois que les deux hommes
étaient tous les deux des militaires, des Chefs dEtat et quils travaillaient
dans la cadre de la Communauté des Grands Lacs. Il a ajouté que le Maréchal Mobutu
considérait le Président Habyarimana comme son jeune frère et quil avait
probablement le sentiment quil avait besoin de ses conseils.
A M. Bernard Cazeneuve qui lui demandait sil
ny avait pas, dans cette amitié, une certaine condescendance de la part du
Président Mobutu, M. Henri Rethoré a répondu que ce dernier était
le doyen et quayant de grandes difficultés avec le Kenya et lOuganda, il
avait tendance à rallier autour de sa personne les dirigeants francophones.
M. Bernard Cazeneuve sest alors interrogé sur la vision
quavait le Maréchal Mobutu de la personnalité et des vues politiques du Président
Museveni.
M. Henri Rethoré a déclaré que le Président Mobutu
sen méfiait énormément, ayant, peut-on supposer, conscience quil pouvait
jouer un rôle important dans la région. En outre, le Président Museveni étant
anglophone et le Maréchal ne parlant pas un mot danglais, ils navaient aucun
contact. M. Henri Rethoré a ajouté que le Maréchal Mobutu avait été très agacé
lorsque le Président Museveni, invité à Paris, en 1989 pour le bicentenaire de la
Révolution, avait été reçu avec les honneurs et considéré comme un plus grand
démocrate que lui.
M. Bernard Cazeneuve sétant demandé, avec étonnement,
si le Maréchal Mobutu avait le sentiment dêtre un grand démocrate, M. Henri
Rethoré a répondu par laffirmative et indiqué quil affirmait avoir
décidé lui-même le processus de démocratisation, en 1990, avant le discours de La
Baule. Il a ajouté quaux yeux du Président zaïrois, le Président Museveni, comme
dailleurs tous les dirigeants anglophones, nétait pas un démocrate,
puisquil sen tenait à un parti unique. Cest pourquoi il avait été
meurtri que le Président Museveni soit mieux reçu en France que lui, Maréchal Mobutu,
qui avait tant fait pour essayer de développer la démocratie dans son pays.
M. Antoine Carré, évoquant les propos de M. Henri
Rethoré selon lesquels, dans ces années-là, on croyait encore possible une
réconciliation entre Hutus et Tutsis, sest demandé sil sagissait
dune analyse politique des Chefs dEtat de la région ou dune analyse des
milieux étrangers et quels étaient ceux qui partageaient ce point de vue.
M. Henri Rethoré a rappelé le contexte de démocratisation
qui avait suivi le discours de La Baule, faisant observer quon pensait alors que les
problèmes des pays africains allaient être réglés grâce au multipartisme et à
lintroduction des différentes tendances politiques dans les instances dirigeantes
de lEtat. Il a précisé que telle était, en tout cas, la vision des diplomates
étrangers en poste à Kinshasa. Quant à savoir si le Président Mobutu pensait vraiment
quune réconciliation fût possible, il a déclaré nen être pas certain.
Audition de M. Jacques DEPAIGNE
Ambassadeur au Zaïre (28 juillet 1993-12 janvier 1996)
(séance du 8 juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Jacques Depaigne, en
poste au Zaïre de juillet 1993 à janvier 1996. Il a rappelé que la mission avait
souhaité entendre lAmbassadeur pour mieux apprécier ce quavait été, au
cours de cette période, la politique suivie par les autorités zaïroises concernant à
la fois les négociations dArusha et la participation du Zaïre à lopération
Turquoise.
M. Jacques Depaigne a tout dabord précisé que, bien
quayant été Ambassadeur au Zaïre à lépoque du génocide, il était resté
assez loin des événements, notamment au moment de lopération Turquoise car, même
avant linstallation dune cellule du ministère des Affaires étrangères à
Goma, lAmbassadeur de France à Kinshasa avait pour instruction de ne pas se rendre
sur le terrain. Lors de la venue des ministres et du Premier Ministre dans le Kivu, il
était entendu quils venaient voir les soldats français et non les Zaïrois.
Il a également souhaité cadrer le tableau quelque peu surréaliste du
Zaïre de lépoque en indiquant que la situation sy était vite aggravée,
quà son arrivée à Kinshasa le Gouvernement de M. Birindwa venait
dêtre nommé et quil avait instruction -ce qui est étrange pour un
Ambassadeur- de navoir aucun contact avec lui. Seul le Maréchal Mobutu était
considéré comme légitime, mais ce dernier habitant à 1 500 kilomètres, les
rencontres nétaient pas très fréquentes. Pendant plusieurs mois, y compris au
début du génocide, le Gouvernement zaïrois était considéré comme infréquentable et
lune des raisons pour lesquelles aucun déplacement navait été effectué,
cest quil ne fallait pas courir le risque dêtre accueilli par lun
de ses ministres.
Il a répété que, par conséquent, il était resté éloigné des
événements et quil avait limpression que lensemble du processus,
depuis les discussions de paix jusquà " linvasion ",
comme disait le Gouvernement zaïrois, devenu fréquentable avec larrivée de
M. Kengo Wa Dondo après le mois de juillet, avait été totalement subi par le
Zaïre. Le degré de délabrement de lensemble des structures de lEtat
zaïrois était tel -comme on a pu le vérifier à lentrée de
M. Laurent-Désiré Kabila- que la capacité zaïroise en nimporte quel
domaine, que ce soit pour organiser laccueil des réfugiés, essayer de les
repousser ou de contrôler leur entrée, sétait révélée tout a fait
insuffisante.
Lorsque le flot des réfugiés était entré dans le pays,
larmée zaïroise avait exercé un minimum de contrôles. Les armes lourdes des
ex-forces armées rwandaises avaient été saisies et les FAR plus ou moins regroupées
mais ces actions avaient été conduites avec approximation, de telle sorte quune
véritable gestion de la situation était impossible. Néanmoins, les armes, dont la
restitution était devenue un des sujets essentiels de discussion, avec le retour des
réfugiés que réclamaient les Zaïrois, au fil des mois, lors des discussions
bilatérales engagées entre le Gouvernement de M. Kendo Wa Dondo et les responsables
rwandais, notamment au niveau du ministère de lIntérieur, avaient en réalité
été conservées par les Zaïrois comme moyen de pression sur les Rwandais.
M. Jacques Depaigne a souligné que le leitmotiv du Gouvernement
zaïrois était le départ des réfugiés qui furent, petit à petit, considérés comme
la cause de tous les ennuis dans cette région. Le Ministre de lIntérieur de
lépoque, devenu ensuite Ministre des Affaires étrangères, M. Kamanda Wa
Kamanda, avait imaginé un système très difficile à mettre au point : il aurait
souhaité que soit instituée une fiction dextra-territorialité et que lon
transfère les camps du Zaïre au Rwanda mais en considérant leur périmètre comme
zaïrois pour quils continuent de bénéficier de la protection du HCR et soient
soustraits à la pression des forces rwandaises. Naturellement, cette demande navait
pas pu aboutir et, au fil des mois, limpression sétait installée que le
Gouvernement ne contrôlait rien, ce qui était dailleurs le cas pour pratiquement
nimporte quel domaine et de manière particulièrement frappante pour tout ce qui
concernait le traitement du problème des réfugiés.
Pendant ce temps, le Maréchal Mobutu se montrait incapable dagir
véritablement, faute de relations satisfaisantes avec ses collègues des pays
environnants et également en raison de son peu dinclination à suivre un dossier et
à conduire une stratégie.
M. Jacques Depaigne a fait observer en conclusion que
labsence du Maréchal Mobutu au sommet de Dar Es-Salam sexpliquait très bien
et que, sur le moment, elle navait même pas posé de questions particulières. Le
Maréchal ayant convoqué les deux principaux protagonistes, il avait fait, en quelque
sorte, son " numéro ", ce qui devait lui suffire. De plus, la
qualité de laccueil qui lui aurait été réservé par ses autres collègues
nétait pas suffisamment garantie pour quil pense devoir effectuer le
déplacement.
Le Président Paul Quilès a demandé quelle avait été
lappréciation portée par les autorités zaïroises ou par le Maréchal Mobutu sur
le contenu des accords dArusha au moment de leur conclusion et de leur entrée en
vigueur.
M. Jacques Depaigne a répondu que ces accords étaient
officiellement appréciés, comme sinscrivant dans une évolution jugée -toujours
officiellement- positive mais il a fait remarquer que cétait aussi une époque où
il ny avait guère dopinion représentative au Zaïre. La presse, très
nombreuse, était pour lessentiel dopposition et on nentendait pas
véritablement de voix officielles sexprimer. Il a ajouté que le Maréchal Mobutu
avait clairement choisi son camp et a indiqué quil nétait pas certain
quil nait pas émis quelques réserves.
Le Président Paul Quilès a rappelé que, même sil avait
choisi son camp, il était venu avec les représentants du FPR à la réunion de 1991.
M. Jacques Depaigne a précisé que cette circonstance ne
lavait pas empêché de choisir son camp et quil avait dailleurs parfois
manifesté en privé un sentiment de solidarité bantoue, expression entendue chez les
responsables zaïrois.
Le Président Paul Quilès a demandé en quoi consistait cette
solidarité.
M. Jacques Depaigne a indiqué que cétait quelque chose
de vague, répondant à ce qui était encore un fantasme : la notion dune
grande région tutsie réunissant le Rwanda, le Burundi, le Kivu et lOuganda.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir si, au nom de
" la solidarité bantoue ", le Maréchal Mobutu avait pu intervenir
auprès du Président Habyarimana pour favoriser lentrée en vigueur des accords
dArusha, ou pour lalerter contre la montée des tensions ethniques.
M. Jacques Depaigne a répondu que tel était, en tout cas, ce
que la France demandait au Maréchal de dire par des canaux divers, le Maréchal ayant de
nombreux contacts avec les dirigeants francophones en dépit du sort difficile qui lui
était réservé.
Le Président Paul Quilès a demandé si cétait le message
que lAmbassadeur transmettait et si le Maréchal appliquait cette recommandation.
M. Jacques Depaigne a précisé que le message ne transitait
pas forcément par le canal de lAmbassadeur et que le Maréchal avait appliqué
cette recommandation puisquil ne sétait pas activement opposé au processus
dArusha.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir comment
sétaient déroulées les négociations entre le Zaïre et la France au moment de
lopération Turquoise. Il a relevé à ce propos que la création de la zone
humanitaire sûre était considérée comme une solution permettant déviter
notamment au Zaïre un afflux de réfugiés, dont le moins que lon puisse dire est
quil nétait pas souhaitable pour ce pays.
M. Jacques Depaigne a considéré quil ny avait eu
aucun problème et a indiqué que le Maréchal avait accepté tout de suite. Le Maréchal
recherchait une amélioration de sa position internationale et la France la,
dune certaine façon " remis en selle ", ce que
lopposition zaïroise avait dailleurs reproché. Avec, en outre, la nomination
de M. Kengo Wa Dondo, Premier Ministre élu par le gouvernement de transition, le
pouvoir zaïrois devenait ainsi plus acceptable quavec M. Birindwa à sa tête.
M. Pierre Brana a souhaité savoir si la flambée de violence
dans la région du Kivu était ressentie comme la conséquence des événements du Rwanda
et ce quen pensait le Maréchal Mobutu.
M. Jacques Depaigne a rappelé quil sagissait
dune situation ancienne mais qui avait connu avec laffaire du Rwanda une
aggravation considérable du fait que des réfugiés hutus étaient venus au Zaïre alors
que les Banyarwanda étaient en conflit avec les populations autochtones pour la
possession des terres depuis fort longtemps. A lépoque, on parlait dailleurs
beaucoup des Banyarwanda et pas du tout des Banyamulenge qui, au sud du Kivu, furent par
la suite le fer de lance de Laurent-Désiré Kabila. Là encore, il ny avait pas
véritablement de position arrêtée : larmée zaïroise pouvait à la fois
prendre le parti des Banayarwanda ou des populations autochtones, non pas en fonction de
considérations politiques mais en fonction de considérations financières,
cest-à-dire quelle choisissait ceux qui pouvaient lui donner le plus
dargent.
M. Pierre Brana a évoqué la comparaison avec les seigneurs
de la guerre.
M. Jacques Depaigne a ajouté quil était impossible de
conduire une véritable politique, faute de moyens de transmission entre les pouvoirs
politiques et larmée.
M. Pierre Brana, rappelant que le Maréchal Mobutu avait
annoncé quil allait se donner les moyens darrêter les criminels, a demandé
si ces déclarations avaient été suivies dun début de mise en application ou si
elles nétaient quun effet de théâtre.
M. Jacques Depaigne a souligné quelles répondaient à
une véritable volonté partagée, à cette époque, par le Gouvernement de M. Kengo
Wa Dondo, mais que les autorités étaient incapables de les mettre en application. Ce qui
aurait été déjà extrêmement difficile pour nimporte quel Gouvernement
létait encore davantage pour les autorités zaïroises. La seule mesure mise en
oeuvre fut dorganiser la sécurité à lintérieur des camps. Le HCR avait
financé, en quelque sorte, une milice privée composée de militaires zaïrois quil
avait décidé dhabiller, de payer et dencadrer et dont tout le monde
reconnaissait, à lépoque en tout cas, quils faisaient un assez bon travail.
Larmée nétait pas composée de mauvais soldats mais elle était
décomposée ; dès lors que ses hommes se sont trouvés encadrés, ils ont bien
travaillé. Cette démarche aurait pu marquer le point de départ dune espèce de
tri entre les responsables dactes de génocide et les autres. Cependant, la pression
des milices était très forte à lintérieur des camps et on nétait pas
parvenu à les empêcher de lexercer.
Lune des conséquences de cette incapacité des autorités
zaïroises à gérer la situation a été une décision, prise par le Gouvernement
zaïrois à la fin du mois daoût 1994, dexpulser les réfugiés. Lidée
était que lexpulsion par la force permettrait aux réfugiés déchapper à la
pression des milices à lintérieur des camps mais, naturellement, cette entreprise
était impossible.
M. Pierre Brana a souhaité savoir quelle était la validité
de lanalyse de la presse notamment, mais aussi de la littérature, qui présentait
souvent le Maréchal Mobutu comme un pompier pyromane, laissant entendre par là
quil aurait, par moments, exacerbé les tensions ethniques pour ensuite calmer le
jeu.
M. Jacques Depaigne a répondu que cette tactique faisait
partie de sa méthode mais que, dans ce cas précis, la situation était déjà
extrêmement difficile.
M. Pierre Brana a souhaité savoir si les événements du
Rwanda, notamment le génocide, figuraient parmi les causes de la chute de Mobutu,
autrement dit, si la théorie des dominos dont on a beaucoup parlé dans la région,
pouvait être prise en compte.
M. Jacques Depaigne a affirmé que le régime de Mobutu se
dégradait très nettement de lui-même. La théorie à laquelle se référait
M. Pierre Brana supposerait quil y ait eu une organisation quelque part qui ait
prévu la chute des différents dominos. Les opportunités ont été utilisées :
personne ne parlait de M. Laurent-Désiré Kabila, la seule référence à cette
personnalité se trouvait dans les mémoires de Che Guevara qui en disait dailleurs
beaucoup de mal. En outre, les soutiens de M. Laurent-Désiré Kabila ne souhaitaient
même pas, au départ, quil aille jusquà Kinshasa.
M. Pierre Brana a demandé à M. Jacques Depaigne
sil avait rencontré M. Laurent-Désiré Kabila avant son arrivée au pouvoir.
M. Jacques Depaigne a répété que personne nen parlait
et que personne ne le connaissait, ce qui était également le cas de son collègue
américain, des différents diplomates et des Zaïrois au Gouvernement.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir quelle était
lanalyse de lAmbassadeur sur les événements qui se déroulaient dans
lex-Zaïre et qui étaient largement la conséquence de ce qui sétait passé
en 1994 au Rwanda. Il a rappelé quun rapport de lONU venait récemment de
faire état de toute une série de massacres, ou pour le moins de disparitions massives de
populations.
M. Jacques Depaigne a indiqué quà Nairobi, pendant les
premiers mois où il était en poste, il avait rencontré MM. Kengo Wa Dondo et
Kamanda qui étaient venus au seul sommet auxquels les responsables zaïrois avaient
assisté. Il avait vu se mettre en place un début de logistique pour une intervention
humanitaire que la France seule réclamait en décembre 1996 -notamment avec un général
et un état-major canadiens. Il y avait eu quelques discussions et, finalement,
cétait au grand soulagement de la plupart des membres de la communauté
internationale quil avait été décidé que lopération, jugée impossible,
naurait pas lieu.
La politique de lépoque était de laisser les réfugiés partir
dans la forêt. Lorsque les camps avaient été attaqués et que la vie des réfugiés
était devenue impossible, certains dentre eux étaient rentrés au Rwanda. Ce
retour avait été jugé satisfaisant par le Gouvernement rwandais, tous les autres étant
considérés comme coupables de génocide.
Le Président Paul Quilès sest demandé si ce soupçon
justifiait leur disparition.
Audition de M. Marcel CAUSSE
Ambassadeur au Burundi (6 février 1990-17 février 1993)
(séance du 8 juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Marcel Causse,
Ambassadeur de France au Burundi de 1990 à février 1993. Il a souhaité que
M. Marcel Causse expose à la mission dinformation comment il avait vécu, du
Burundi, lévolution de la situation au Rwanda durant la période où il était en
poste et quelles répercussions les événements qui survenaient au Rwanda ou au Burundi
pouvaient avoir chaque fois sur lautre des deux pays.
M. Marcel Causse a dabord exposé que lorsquil
avait pris ses fonctions au Burundi, le 6 février 1990, le Major Pierre Buyoya
présidait aux destinées du pays depuis deux ans et demi. Il a ajouté que le traumatisme
subi par les populations à la suite des massacres ethniques daoût 1988 était
encore très vivace et précisé quau Burundi comme au Rwanda voisin, toute la vie
politique était conditionnée par la lutte que se livrent depuis des décennies les deux
composantes de la population, les Hutus et les Tutsis.
Il a indiqué que la répartition entre les deux ethnies était la
même dans chacun des deux pays, les Hutus représentant près de 80 % de la
population et les Tutsis un peu moins de 20 %, et que, au Burundi comme au Rwanda,
ces ethnies ne se distinguaient lune de lautre ni par le territoire, ni par la
langue, ni par la religion, ni par des coutumes particulières. Il a fait observer
cependant quau Burundi, contrairement au Rwanda, il y avait longtemps que toute
référence à une origine ethnique avait disparu des cartes didentité et autres
documents administratifs et que, à lépoque, cétait lethnie
minoritaire tutsie qui y était au pouvoir et qui y constituait et dirigeait
larmée. Cétaient donc les Hutus qui, dans les périodes de tension, étaient
victimes de la soldatesque tutsie.
Il a exposé que les excès commis lors des massacres de 1988, quelques
mois après la prise du pouvoir par le Major Buyoya, avaient décidé celui-ci à tenter
de changer le cours des choses, et ce, dabord en prônant lunité nationale.
Dès le 4 octobre 1988, il mettait en place une commission consultative sur
lunité nationale. La charte de cette commission qui affirme, entre autres choses,
la suprématie des droits de lhomme au Burundi, fut adoptée par plus de 89 %
des suffrages exprimés, lors dun référendum populaire, le 5 février 1991.
M. Marcel Causse a estimé que cette charte et la campagne dexplication qui
la entourée, si elle navait pas empêché le renouvellement dincidents
interethniques graves, comme en novembre 1991 ou en avril 1992, avait cependant largement
contribué à une évolution favorable des esprits.
Il a précisé que, bien quil ait été porté au pouvoir par
larmée, le Major Buyoya avait eu pour deuxième objectif déliminer
progressivement tous ses représentants des instances politiques. Ce processus avait été
achevé avec lacceptation, le 9 mars 1992, dune nouvelle constitution,
interdisant toute activité politique aux militaires. M. Marcel Causse a indiqué
que, parallèlement, une action était menée contre lomnipotence des Tutsis au sein
de larmée. Tous les ans pendant cette période, on a pu constater une augmentation
du nombre des élèves officiers dethnie hutue, ceux-ci constituant un tiers de la
promotion en 1993.
Il a ajouté que la même politique douverture fut menée en ce
qui concerne laccès aux fonctions gouvernementales. Doctobre 1988
jusquau changement de régime en 1993, tous les gouvernements furent dirigés par un
Hutu, M. Adrien Sibomana. De plus, alors que dans un premier temps, la participation
des deux ethnies était égalitaire, dès le 2 avril 1992 les Hutus devinrent
majoritaires avec quatorze ministres contre dix Tutsis.
M. Marcel Causse a exposé que si les Occidentaux considéraient
que cette évolution devait rapidement aboutir à une démocratisation totale assortie du
multipartisme, le Major Buyoya, homme éclairé sil en était, semblait néanmoins
souhaiter que le processus soit plus évolutif. Cependant, sur la pression de la France,
notamment après le discours de La Baule, il avait fini par se résoudre à accélérer la
démocratisation. En mai 1990, il annonçait dans son programme de réformes la
préparation dune constitution. Celle-ci fut approuvée par référendum le
9 mars 1992, par 90,23 % des électeurs inscrits, et proclamée le 13 mars.
La première conséquence fut linstauration du multipartisme. LUPRONA perdit
son statut de parti unique. Sept autres formations apparurent dont la principale, le
FRODEBU, devint rapidement le parti des Hutus, et le principal adversaire de
lUPRONA. Des élections à tous les échelons eurent lieu ensuite et virent la
victoire des Hutus. M. Marcel Causse a fait remarquer que si lon avait pu
constater, à cette occasion que, pour les Burundais, lintérêt de lethnie
passait avant celui de la Nation, le Major Buyoya avait cependant obtenu 34 % des
voix aux élections présidentielles, ce qui signifie quun nombre de Hutus
représentant environ 14 % du corps électoral avait, malgré tout, voté pour lui.
M. Marcel Causse a alors analysé les relations entre le Burundi
et le Rwanda. Il a considéré que cest certainement avec le Rwanda que le Burundi a
entretenu les pires relations de voisinage alors que ces deux pays présentent les mêmes
caractéristiques de dimension et de composition ethnique.
Il a estimé que lorigine de ces tensions tenait sans doute au
fait que le pouvoir dans chacun des deux pays était alors dans les mains dune
ethnie différente, chacune ayant contraint à lexil dans lautre pays des
milliers de réfugiés.
Il a ajouté que, si les Rwandais tutsis réfugiés au Burundi
navaient pas beaucoup interféré dans les relations bilatérales, il nen
était pas de même des Burundais hutus réfugiés au Rwanda. Ceux-ci, parqués nombreux
dans des camps du HCR proches de la frontière, ont servi de base de recrutement au
PALIPEHUTU, parti dopposition au régime burundais, prônant la violence et donc
interdit au Burundi, mais soutenu par le Gouvernement du Président Habyarimana, et
installé au Rwanda.
Il a précisé que, pour sa part, le Président Habyarimana, lors de
lattaque du FPR, en octobre 1990, avait accusé le Burundi dapporter une aide
importante aux rebelles tutsis venus dOuganda, et avait même réussi à en
convaincre le Gouvernement français. Il a ajouté quil avait lui-même dû, dans
les jours qui avaient suivi cette attaque, effectuer, en tant quAmbassadeur de
France au Burundi, deux démarches successives auprès du Major Buyoya pour le mettre en
garde contre une telle assistance, mais que le Président du Burundi avait toujours
proclamé sa neutralité dans ce conflit. Il sest déclaré persuadé de la
sincérité de celui-ci, faisant remarquer que malgré les sentiments favorables de
lélite tutsie burundaise à légard du FPR, et son rejet profond de la
personnalité du Président Habyarimana, le Major Buyoya avait toujours fait preuve de la
plus grande prudence dans ses relations avec le régime alors en place à Kigali.
Il a enfin expliqué que la présence militaire française au Rwanda
faisait lunanimité contre elle au Burundi, même si ses interlocuteurs officiels ne
lavaient jamais ouvertement critiquée.
Le Président Paul Quilès a alors demandé à M. Marcel
Causse sil pouvait préciser les caractéristiques de la communauté des réfugiés
tutsis rwandais au Burundi, forte de 300 000 personnes en 1990 selon ses
informations, et notamment sil sagissait dune communauté intégrée,
quelles relations elle entretenait avec les Tutsis du Burundi, et si elle souhaitait
rester dans ce pays ou revenir au Rwanda.
M. Marcel Causse a répondu que les réfugiés tutsis rwandais
nétaient pas, pour la plupart, parqués dans des camps de réfugiés comme
cétait le cas des réfugiés hutus burundais au Rwanda mais quils étaient
assez intégrés dans la population -il y avait par exemple des mariages entre Burundais
et réfugiés rwandais- et même dans ladministration burundaise où beaucoup de
fonctionnaires, voire de chefs de service, étaient des réfugiés rwandais. Il a ajouté
que lui-même, à lambassade, avait parmi son personnel de nombreux réfugiés
tutsis rwandais et que lorsque les Tutsis avaient repris le pouvoir au Rwanda, si certains
étaient partis pour ce dernier pays, dautres avaient préféré rester.
Il a précisé quil navait jamais entendu parler
dinterférences importantes dans la vie publique burundaise de ces Rwandais.
A une question complémentaire du Président Paul Quilès, M. Marcel
Causse a répondu que durant les trois années quil avait passées au Burundi,
il navait jamais remarqué dinfluence spécifique de ces réfugiés, et
ajouté quon ne pouvait pas les distinguer du reste de la population dans la mesure
où ils étaient en tout point semblables aux Burundais.
A une nouvelle question du Président Paul Quilès sur
lopinion du Gouvernement burundais sur linfluence de la France auprès du
Président rwandais, M. Marcel Causse a répondu que les Burundais devaient
supposer que cette influence était importante et pacificatrice puisque, à plusieurs
reprises, le Président Buyoya lui avait demandé de transmettre des messages au
Gouvernement français afin quil intercède auprès du Chef de lEtat rwandais
pour quil contienne la violence de la radio rwandaise, qui jetait de lhuile
sur le feu tous les jours, et du PALIPEHUTU.
Il a ajouté que ce jugement avait changé lorsque larmée
française était intervenue au Rwanda. Il a précisé que si ses interlocuteurs officiels
navaient jamais critiqué la présence de larmée française, le bruit courait
au Burundi que les militaires français intervenaient directement auprès de larmée
rwandaise dans les combats contre le FPR. En privé ses interlocuteurs plus familiers, des
proches du Gouvernement, tutsis ou hutus, avec qui il entretenait des relations amicales,
condamnaient assez fermement lintervention de larmée française.
Revenant sur les mauvaises relations qui existaient entre le Burundi et
le Rwanda et auxquelles il supposait que devaient correspondre de mauvaises relations
entre le Président Buyoya et le Président Habyarimana, M. Bernard Cazeneuve
a demandé à M. Marcel Causse sil expliquait cette situation plutôt par des
raisons ethniques, le Président Buyoya, Tutsi, voyant avec beaucoup de méfiance et de
ressentiment la politique de ségrégation ethnique du Président Habyarimana, ou plutôt
pour des motifs politiques le Président Buyoya sétant engagé dans une politique
de démocratisation que le Président Habyarimana navait, au contraire, mise en
oeuvre quavec retard.
M. Marcel Causse a répondu quon ne pouvait pas nier
linfluence ethnique dans ce qui était sans doute plus que de
lincompréhension entre les deux Présidents.
Il a ajouté que lanimosité contre le Président Habyarimana
était répandue dans lensemble de la population burundaise. Il a précisé que la
politique de ce dernier était généralement mal perçue au Burundi, en particulier par
les Hutus proches du Gouvernement. Avant même lattaque du FPR, elle était
ressentie comme une politique de clan plus que dethnie, la façon dont le Président
Habyarimana favorisait, à lintérieur de lethnie hutue, son clan familial
étant fortement critiquée.
M. Bernard Cazeneuve lui demandant si lexercice de la
politique était différent au Burundi, M. Marcel Causse a répondu
que, pour lui, le Président Buyoya était lhomme providentiel de ce pays, un homme
ayant le sens de lEtat et qui essayait de donner à son peuple le sens de la Nation
et de léloigner petit à petit des rivalités ethniques. Il a estimé que,
sil était resté au pouvoir, on naurait pas connu les massacres qui ont été
perpétrés après son départ.
Il a ajouté quil navait jamais entendu parler à son
sujet, après quil eut quitté le pouvoir ou depuis quil la repris,
daccumulation de fortune personnelle ou de prévarications et a conclu quà
son avis il sagissait dun homme de grandes qualités morales.
M. Pierre Brana a alors évoqué la rencontre qui avait été
organisée entre le Président Buyoya et la direction du PALIPEHUTU à Paris, en octobre
1991, en marge du sommet de la francophonie et qui avait été ajournée du fait
quavait éclaté au Burundi une série dattaques contre des installations
militaires et contre des civils tutsis. Il a demandé à ce propos à M. Marcel
Causse comment il expliquait que le PALIPEHUTU ait pu en même temps accepter de
rencontrer le Major Buyoya et soutenir des attaques sur le terrain destinées à torpiller
la rencontre quil avait acceptée, et si cette offensive était due à un double jeu
de sa part ou à laction dune frange extrémiste hutue.
M. Marcel Causse a répondu quil se souvenait bien que
la visite officielle à Paris du Président Buyoya quil accompagnait, avait été
écourtée et que la délégation burundaise avait repris lavion en catastrophe deux
ou trois jours avant la date prévue, mais quil lui semblait quon avait
accusé à lépoque non pas le PALIPEHUTU, mais plutôt des Tutsis extrémistes.
M. Pierre Brana lui a répondu que nombre de chercheurs,
notamment M. Filip Reyntjens et M. Jean-Pierre Chrétien, estimaient au
contraire que cette série dattaques était loeuvre du PALIPEHUTU.
Il lui a ensuite demandé sil pensait que le Président
Habyarimana avait une influence sur les Hutus du Burundi.
M. Marcel Causse a répondu quil pouvait au moins
lexercer grâce à la Radio des Mille Collines, qui était bien captée et très
écoutée au Burundi. Il a indiqué à ce propos que le Président Buyoya avait fait
demander au Président François Mitterrand dintervenir auprès du Président
Habyarimana pour faire cesser les attaques virulentes de cette radio, qui était
également très écoutée par les Hutus burundais réfugiés au Rwanda.
En réponse à une question du Président Paul Quilès, il a
ajouté que pendant quil était en poste, il navait pas entendu parler
dune radio extrémiste hutue au Burundi.
M. Pierre Brana a alors demandé à M. Marcel Causse
sil pensait que le Major Buyoya avait la volonté de développer progressivement la
démocratie malgré le clivage ethnique et, eu égard notamment au nombre de Hutus qui
avaient voté pour lui lors de lélection présidentielle, sil y avait une
chance que le Burundi parvienne dans un délai raisonnable à dépasser ce clivage.
M. Marcel Causse a répondu quil ne fallait pas
précipiter les choses, dautant que la nouvelle période de massacres que le Burundi
venait de traverser avait provoqué linversion de lensemble du processus
quavait petit à petit mis en place le Président Buyoya, jusquà revenir
peut-être même en deçà de son point de départ.
Le Président Paul Quilès, remarquant que le Président Buyoya
était revenu au pouvoir grâce à un coup dEtat et non pas à des élections, M. Marcel
Causse a précisé que, comme la première fois, ce nétait pas le Major Buyoya
qui avait agi mais larmée qui, après avoir repris le pouvoir, le lui avait
confié. Il a ajouté, à lappui de cette analyse, quil y avait certainement
dans larmée burundaise des officiers supérieurs pleins dambition et que, si
ceux-ci navaient pas estimé que le Major Buyoya était lhomme de la
situation, ils auraient sûrement pris eux-mêmes le pouvoir plutôt que de le lui
confier.
Après que le Président Paul Quilès et M. Bernard
Cazeneuve se furent montrés dubitatifs devant cette interprétation, M. Pierre
Brana a demandé quelle était la proportion de Hutus dans larmée burundaise.
M. Marcel Causse a répondu que, tous les ans, il y avait des
concours dentrée à lécole dofficiers et que la promotion 1993 était
composée pour un tiers de jeunes officiers hutus, ce qui constituait un grand progrès.
Il a ajouté que, le concours ne comportant aucun quota, rien ne sopposait en
principe à ce que toute la promotion soit hutue. Cependant, les jeunes Tutsis étant
élevés dans des familles aisées où la culture est dun accès plus facile, leurs
chances de succès étaient plus grandes, la différence de situation entre les deux
ethnies sapparentant à celle que lon peut observer entre les classes sociales
en France ou en Europe.
Répondant ensuite à une question de M. Pierre Brana sur
les conditions dun dépassement des clivages ethniques au Burundi, M. Marcel
Causse a considéré que, pour peu quon laisse au Président Buyoya le temps
nécessaire, ce qui supposait aussi quil ne connaisse pas le sort de ses
prédécesseurs, une évolution positive était tout à fait envisageable et cela en une
seule génération.
Evoquant alors une affaire survenue en avril 1989, avant la nomination
de M. Marcel Causse comme Ambassadeur au Burundi -lexpulsion du Burundi de
ressortissants libyens au motif quils étaient les hommes de lancien
Président Bagaza-, M. Pierre Brana lui a demandé si ce problème de
présence libyenne avait connu des suites.
M. Marcel Causse a répondu quil nen avait eu
aucune et que dailleurs limportance quavait pris alors la présence de
la Libye au Burundi sexpliquait mal.
Soulignant que le Rwanda et le Burundi connaissaient les mêmes
conditions géographiques, économiques et démographiques -même répartition ethnique,
même absence dindustrie ou de richesses minières susceptibles dabsorber le
surplus de population-, M. Bernard Cazeneuve sest demandé comment une
situation analogue avait pu aboutir à une telle tension et à de tels massacres au
Rwanda, tandis quau Burundi, malgré les difficultés, les affrontements
navaient pas pris cette ampleur.
M. Marcel Causse a répondu que cette différence était
peut-être due aux personnalités des deux chefs dEtat, lun ayant su gouverner
avec prudence et beaucoup de lucidité tandis quen favorisant peut-être
excessivement son clan, lautre avait encouru lhostilité non seulement des
Tutsis, mais aussi dune grande partie des Hutus.
Il a ajouté quau Burundi les difficultés étaient purement
internes, lassassinat du Président Ndadaye ayant été le fait de Tutsis burundais
tandis quau Rwanda larmée du FPR, composée de Tutsis vivant en Ouganda
depuis une, voire deux générations, et maîtrisant désormais, outre le kinyarwanda,
langlais et non plus le français, pouvait presque apparaître comme une force
étrangère.
Il a néanmoins précisé que le Burundi, où les massacres de 1993
avaient fait entre 50 000 et 100 000 morts, qui sajoutaient aux
100 000 ou 200 000 morts des massacres de 1972, apparaissait comme un
pays meurtri et que la sérénité politique y serait longue à rétablir.
Le Président Paul Quilès a alors demandé si la Communauté
économique des pays des Grands Lacs, dont le Burundi assurait la présidence en 1990,
avait pu constituer un cadre approprié pour régler les problèmes politiques et
économiques des réfugiés Tutsis qui se posaient dans toute la région.
M. Marcel Causse a répondu que la Communauté économique des
pays des Grands Lacs ne constituait certainement pas une structure appropriée pour
régler ce type de difficultés, la preuve étant quelle navait eu aucune
efficacité en ce domaine.
Il a ajouté en revanche quelle avait certainement favorisé les
échanges, les contacts, le dialogue, non seulement entre les chefs dEtat mais aussi
entre leurs ministres.
Le Président Paul Quilès lui demandant sil avait souvenir
de ce qui sétait passé lors de la réunion tenue en février 1993, à Bujumbura,
entre lopposition au Président Habyarimana et le FPR, sous la présidence de
MM. Twagiramungu et Kanyarengwe, M. Marcel Causse a répondu que,
sil y avait des réfugiés éminemment politiques au Burundi, lun dentre
eux ayant même été reçu par le Directeur des Affaires africaines et malgaches,
M. Michel Lévêque, lors de la visite au Burundi du Ministre Jacques Pelletier, il
ny avait pas pour autant de relations entre le FPR rwandais et les autorités
burundaises.
Il a ajouté quen revanche, dès la constitution dun
gouvernement rwandais plus ouvert, comportant des Hutus de lopposition, les
relations entre le Burundi et le Rwanda sétaient améliorées : il y avait eu
des contacts entre les ministres, ce qui navait pas eu lieu parfois depuis des mois,
voire des années, et même entre les autorités administratives de chaque côté de la
frontière.
Il a précisé, à la demande de M. Pierre Brana, que la
frontière entre les deux pays était très perméable, nétant faite que de
collines et comportant de nombreuses zones boisées.
Auditon de M. Henri CRÉPIN-LEBLOND
Ambassadeur au Burundi (17 février 1993-5 janvier 1995)
(séance du 8 juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Henri
Crépin-Leblond, Ambassadeur de France au Burundi de février 1993 à janvier 1995. Il a
rappelé que lannée 1993, au cours de laquelle M. Henri Crépin-Leblond avait
pris ses fonctions, avait été marquée par la reprise des négociations dArusha,
par la conclusion des accords de paix, le 4 août mais aussi, au Burundi, par
lélection démocratique du Président hutu Ndadaye et son assassinat quelques mois
plus tard.
Ajoutant que ce dernier événement avait provoqué dans le pays de
graves massacres, mais aussi ébranlé gravement le dispositif de paix mis en place par
les accords dArusha, en accroissant la méfiance réciproque des parties au conflit
rwandais, il lui a demandé dévoquer tout particulièrement cette question. Il
sest déclaré également très intéressé par lanalyse que pourrait faire
lAmbassadeur de la situation au Burundi après lattentat perpétré contre
lavion du Président Habyarimana, au cours duquel le Président burundais avait également trouvé la mort, dans la mesure o? il était apparu à
la mission dinformation que les conséquences de cet événement avaient été très
différentes au Burundi et au Rwanda.
M. Henri Crépin-Leblond a indiqué quil évoquerait
successivement quatre questions : lexpérience avortée de mise en place
dinstitutions démocratiques au Burundi, les tentatives de partage du pouvoir qui
ont suivi et finalement échoué, la place de larmée au Burundi, point important à
la lumière des questions du Président Paul Quilès, et enfin, certains aspects de son
travail diplomatique.
Concernant les premiers pas de la démocratie, il a indiqué que ce
nétait sans doute pas sans mérite, ni détermination, mais peut-être avec
quelques illusions que, dans un contexte interne très difficile, le Président Buyoya, au
pouvoir depuis 1987 à lissue dun putsch militaire, avait conduit, à marche
forcée, le Burundi vers un régime démocratique à limage de ceux des pays
occidentaux.
Il a ajouté que si la plupart des Tutsis sétaient résignés au
changement dinstitutions sous la houlette du Président Buyoya, ils comptaient bien
garder lessentiel du pouvoir et pensaient que la population hutue aurait un réflexe
légitimiste et reconduirait le chef de lEtat en exercice. Il a précisé quen
cela ils se trompaient et que lélection présidentielle du 1er juin
1993 avait été un véritable choc puisque lethnisation avait quasiment triomphé,
le Hutu Melchior Ndadaye, candidat de lopposition, ayant en effet été élu avec
65 % des suffrages. Il a souligné que celui-ci allait remporter quelques semaines
plus tard les élections législatives avec une majorité plus confortable encore.
M. Henri Crépin-Leblond a précisé que la campagne électorale
du parti hutu, le FRODEBU, avait été rondement menée, relativement discrète, car
effectuée surtout nuitamment, mais aussi centrée sur le thème de la revanche de la
majorité ethnique. Il a souligné cependant quun pourcentage non négligeable de
Hutus, aux environs de 20 %, avait voté pour le candidat du parti précédemment aux
affaires. Il a ajouté quau Burundi les choses nétaient pas si simples
puisquil y a des Tutsis au sein du parti FRODEBU, à grande majorité hutue, et
également des Hutus au sein de lUPRONA, à majorité tutsie, le président de
lUPRONA, qui létait déjà à lépoque, étant lui-même un Hutu.
M. Henri Crépin-Leblond a ensuite expliqué que, si le nouveau
Chef de lEtat avait accédé au pouvoir, il était loin den détenir les
clés, ladministration, larmée, léconomie restant dans les mains des
Tutsis tandis que, fait très important, lintelligentsia hutue, décimée en 1972,
était peu nombreuse et inexpérimentée.
Il a ajouté que, intelligent et pragmatique, M. Ndadaye avait
immédiatement entrepris de mettre en oeuvre, quoique avec prudence, une doctrine de
partage du pouvoir, nommant un Premier Ministre tutsi, Mme Kinigi, une économiste
proche de lopposition, et dosant avec habileté son gouvernement où
lopposition sétait vu confier des portefeuilles importants.
M. Henri Crépin-Leblond a ajouté que les propres partisans du
Président Ndadaye nallaient pas lui faciliter la tâche. Influencés par
lexpérience rwandaise, beaucoup dentre eux ayant été, après 1972,
réfugiés au Rwanda, y ayant fait leurs études et exercé un métier, comme le
Président Ndadaye lui-même et M. Sylvestre Ntibantunganya, Président du Burundi
après la mort de Cyprien Ntaryamira, ces Hutus étaient poussés par le désir de
profiter de la victoire électorale. En outre, chez certains, limpatience ne
masquait pas le manque dexpérience et de compétence.
Il a souligné que la gestion de deux problèmes que le Président
Ndadaye jugeait prioritaires pour donner satisfaction à son électorat avait
progressivement dressé contre lui lopposition et particulièrement les Tutsis.
Le premier était la question du retour des réfugiés du Rwanda, de
Tanzanie et du Kivu dont le nombre était estimé à environ 600 000 au total
dans ces trois pays. Un tel retour impliquait notamment de disposer de terres pour
réinstaller les réfugiés. Cependant, les terres disponibles avaient été autrefois
promises aux militaires qui devaient en prendre possession à leur retraite. Un problème
de terres se posait donc, qui se doublait dun problème relationnel avec les
militaires.
Or, la deuxième question était la réforme de larmée,
composée à 90 % environ de Tutsis, que le Président Ndadaye souhaitait voir
souvrir aux Hutus.
M. Henri Crépin-Leblond a expliqué que, malgré de fortes
concessions sur le premier point et le report du second projet de réforme, les
frustrations accumulées à la suite de léchec électoral et le mécontentement
grandissant de la classe politique avaient alors encouragé les intentions
délimination du Président que nourrissaient certains milieux tutsis, notamment la
minorité rwandaise tutsie en exil au Burundi depuis les années 1959-1963. Il a indiqué
que cette minorité, qui se caractérisait par ses positions
" ultra ", sétait constituée à partir denviron
200 000 Rwandais réfugiés au Burundi, et comportait une élite qui avait fait
sa place dans le pays en prospérant dans les affaires, mais navait jamais
bénéficié dune naturalisation.
Il a ajouté que des éléments de larmée sétaient
chargés de lélimination du Président le 21 octobre 1993, mais que lon
navait jamais vraiment pu déterminer qui avait commandité lassassinat. Il a
précisé que tel était le cas pour la plupart des assassinats politiques commis au
Burundi depuis lindépendance.
M. Henri Crépin-Leblond a expliqué que cet attentat avait été
suivi dun début de génocide des Tutsis dans les provinces, et quon avait pu
estimer à 50 000 le nombre des victimes de ces massacres. A propos de ces
événements, il a précisé trois points.
Il a dabord expliqué que les militaires avaient
systématiquement cherché, le 21 octobre, à Bujumbura, à décapiter le
Gouvernement et la haute administration de plusieurs de ses responsables, hutus pour
lessentiel mais aussi tutsis. Cest en trouvant refuge à lambassade de
France qui avait déjà accueilli la veille la veuve du Président, que la plupart des
ministres hutus avaient pu être sauvés. Les ministres dorigine tutsie, à
lexception dun seul, devenu Ministre des Affaires étrangères par la suite,
les rejoignaient à lambassade à loccasion des réunions de Gouvernement
présidées par le Premier Ministre. Celui-ci, ainsi que la veuve du Président, demeurait
à la résidence de France. M. Henri Crépin-Leblond a précisé quil avait dû
lui-même aller chercher en pleine nuit, dans les quartiers périphériques quadrillés
par larmée, le Ministre des Relations extérieures, Sylvestre Ntibantunganya,
devenu plus tard Président de la République, ainsi que dautres responsables.
Il a ajouté que cet accueil à lambassade du gouvernement légal
en place avait permis dassurer la continuité républicaine alors que, pour assurer
sa sécurité, lambassadeur ne disposait pendant la première semaine que de trois
gendarmes et de quelques éléments de lAssistance technique militaire française,
laquelle était peu nombreuse puisquelle ne dépassait pas vingt personnes. Le
renfort décidé par Paris dune vingtaine de militaires avait permis ensuite
dinstaller le Gouvernement dans des locaux protégés en périphérie de la
capitale.
Il a souligné que cette situation, qui concourait à la stabilité de
la position de lEtat burundais, avait conduit les membres du " Comité de
salut public ", constitué de manière improvisée au lendemain de
lassassinat, ainsi que le haut état-major de larmée à réintégrer la
légalité dans les 48 heures qui avaient suivi. Cependant, chacun avait eu peur, et
était resté sur sa peur par la suite : danciens responsables, lors de ces
événements, étaient allés se réfugier chez le Nonce apostolique et lancien
Président Buyoya sétait, lui-même, caché quelques jours à lambassade
américaine.
Il a conclu sur ce point en relevant que larmée navait pas
eu exactement les choses en main et avait craint des représailles hutues.
M. Henri Crépin-Leblond a ensuite exposé quil nen
était pas allé de même en province. Les exécutions de Tutsis, commencées au moment de
lassassinat du Président Ndadaye, avaient pris de lampleur. Les cadres hutus
de lUPRONA, le parti du Président Buyoya, ont également été tués. Des mots
dordre de soulèvement ont été donnés. La radio officielle de Kigali, ainsi que
la Radio des Mille Collines, bien captées dans le nord du pays, ont accentué ce
mouvement. Deux ministres burundais réfugiés à Kigali dans laprès-midi de
lassassinat du Président et encouragés par lentourage de
M. Habyarimana, ont constitué un gouvernement en exil dont laction a perturbé
pendant plusieurs semaines le rétablissement du pouvoir gouvernemental à Bujumbura.
Il a précisé, en ce qui concerne les massacres, quil ny
avait pas eu, à son sens, dentreprise organisée et systématique
dextermination des Tutsis par les cadres du FRODEBU. Si un plan insurrectionnel
avait été mis au point quelques mois plus tôt et devait être exécuté au cas où le
résultat des élections présidentielles de juin aurait été annulé, ce plan, qui avait
été appliqué en octobre, était de résistance à larmée, éventuellement de
prise dotages mais non de massacre des populations tutsies et des opposants. Il a
expliqué que la haine ethnique et les rancoeurs accumulées lavaient néanmoins
emporté chez un certain nombre de meneurs et les avaient conduits à verser le sang,
doù ces massacres.
Il a ajouté que la chasse aux Tutsis avait entraîné une double
réaction de larmée. De nombreux Tutsis dispersés dans les campagnes ont été
rassemblés dans des camps protégés par des militaires. Mais, en même temps, ces
militaires se sont aussi livrés à des représailles sanglantes contre la population
hutue, accentuant le nombre des victimes sans que létat-major à Bujumbura soit en
mesure de calmer ses troupes stationnées en province.
Il a conclu quainsi une guerre civile était née et quelle
navait pas cessé depuis, multipliant tragédies et horreurs dans la population.
M. Henri Crépin-Leblond a alors abordé le deuxième volet de son
exposé, relatif aux tentatives de partage du pouvoir.
Il a expliqué quau lendemain de lassassinat du premier
président hutu élu sétait ouverte, dans un climat dinsécurité marquée,
une première période de négociations sur la constitution dun nouveau gouvernement
et la nomination dun chef de lEtat. Les Tutsis faisant pression par toutes
sortes de moyens pour corriger les résultats du scrutin de juin, mais lappui des
autorités de Kigali, dun autre côté, confortant les dirigeants hutus dans leur
volonté de maintenir leurs prérogatives, cest la formule du " partage du
pouvoir " qui a finalement prévalu sous la houlette intelligente et attentive
du représentant spécial des Nations Unies, M. Ahmedou Ould Abdallah, soutenu dans
son action par un appui très conséquent et très affirmé des ambassadeurs occidentaux
et notamment du représentant de la France.
M. Henri Crépin-Leblond a précisé que certains des principes
qui avaient guidé les pourparlers dArusha entre le FPR et les autorités de Kigali
avaient servi de référence et quune solution dentente avait finalement été
approuvée malgré lopposition des radicaux des deux bords, aboutissant à
lélection, en février 1994, dun Président hutu, M. Cyprien Ntaryamira,
avec pour Premier Ministre un Tutsi venu de lopposition, le gouvernement comprenant
40 % de ministres issus de cette opposition.
Il a fait observer quune telle construction était cependant
éminemment fragile, les extrémistes hutus et tutsis restant très actifs et Bujumbura
connaissant ce que lon appelait alors " lépuration
ethnique " : il sagissait de donner à chaque quartier une
appartenance ethnique unique, au besoin par la force ; M. Henri Crépin-Leblond
a remarqué que, dans ce domaine, les Tutsis sétaient révélés particulièrement
dynamiques.
Puis il a exposé quensuite, la mort du Président Ntaryamira
dans lavion du Président Habyarimana avait modifié très sensiblement les données
et radicalisé la situation.
En effet, dun côté les Hutus perdaient lassistance
rwandaise dont ils avaient besoin pour faire pièce aux partis dopposition tutsis.
Même si leurs éléments " ultra " avaient rejoint, au Zaïre, les
restes de larmée rwandaise et ainsi renforcé sensiblement la rébellion armée,
encore embryonnaire, née quelques mois plus tôt, à Bujumbura, les Hutus se trouvaient
sérieusement affaiblis et lon avait pu craindre, en province, un soulèvement
populaire.
De leur côté, les Tutsis se montraient dautant plus exigeants
que la victoire du FPR au Rwanda leur rendait un grand espoir de retour aux affaires et
pouvait même convaincre les plus extrémistes que les armes leur permettraient de
reconquérir le pouvoir. Ceux de la minorité rwandaise tutsie de Bujumbura
nétaient pas les moins actifs car, si la minorité rwandaise exilée au Burundi
avait regagné Kigali dans les mois de juillet et août 1994, elle avait su,
puisquelle prospérait dans les affaires, garder ses positions économiques ou les
transmettre à ses descendants.
M. Henri Crépin-Leblond a souligné que, dans cette situation, il
avait fallu toute lhabileté et la diplomatie de M. Ahmedou Ould Abdallah pour
calmer les esprits et entamer de nouveaux pourparlers politiques. Il a fait valoir que
M. Ahmedou Ould Abdallah avait certainement gagné de linfluence : dans la
nuit du 6 au 7 avril, cest lui qui, par son intervention, avait sans doute
prévenu de nouveaux massacres : il a su rencontrer les autorités et larmée
et ainsi éviter des actions qui auraient pu se décider assez rapidement après la mort
du Président Ntaryamira. Il lui revient également davoir abouti, dans un climat
dinsécurité notoire où aux exécutions sommaires succédaient des actions de
vengeance, à la mise au point dune " Convention de
gouvernement " finalement conclue entre la majorité issue des élections de
1993 et les oppositions dobédience tutsie. Ayant fait remarquer que M. Ould
Abdallah avait été aidé dans cette tâche par la pression de la communauté
internationale dans son ensemble, notamment de la France et des Etats-Unis, par les
efforts développés par la société civile ainsi que par la contribution des modérés
des deux bords, M. Henri Crépin-Leblond a expliqué que la convention de
Gouvernement consacrait une nouvelle fois le partage du pouvoir : les événements
étant favorables aux Tutsis, ceux-ci ont gagné du terrain et 45 % des postes
ministériels leur ont été réservés. Le Président restait cependant un Hutu et il
nommait un Premier Ministre tutsi. Par ailleurs, point qui aurait pu devenir important,
" un dialogue national " était envisagé pour la définition
dinstitutions adaptées au Burundi et, par conséquent, centrées sur la place et la
protection de la minorité tutsie.
Il a fait cependant observer quen fait, les protagonistes
navaient pu réellement sentendre, les extrémistes hutus et les extrémistes
tutsis, dont le modèle était désormais le pouvoir FPR mis en place à Kigali, prenant
clairement le pas sur les tendances modérées, et que ces résultats restaient donc
particulièrement précaires. Il a précisé néanmoins que, si linsécurité dans
la capitale et en province grandissait, une sorte de dissuasion réciproque sétait
établie, le risque dun déferlement de 5 millions de Hutus sur la capitale
étant contenu par la protection que la minorité tutsie pouvait attendre de
larmée.
M. Henri Crépin-Leblond a alors abordé le troisième point de
son exposé, larmée burundaise. Il a exposé que, forte denviron
20 000 hommes, y compris les gendarmes, son rôle et sa responsabilité étaient
très grands dans tous les événements survenus au Burundi depuis lindépendance.
Devenue progressivement mono-ethnique, dun corporatisme ayant résisté à toutes
les réformes, elle a tenu le pouvoir sans discontinuer de 1966 à 1993, sappuyant
sur un parti unique et un secteur parapublic important, presque systématiquement dévolu
aux officiers. Elle a mené plusieurs répressions sanglantes, notamment celle de 1972 qui
a fait entre 100 000 et 200 000 victimes, et celle de 1988 qui en a
causé entre 10 000 et 20 000. Ajoutant que cest un groupe de militaires
qui a tué le Président Ndadaye et ses compagnons, que cest
larmée qui, depuis, a organisé maintes expéditions punitives dans la population
à loccasion dincursions de la rébellion hutue et que cest encore elle
qui a encouragé, voire aidé matériellement, des groupes extrémistes tutsis à mener
leur action à Bujumbura, M. Henri Crépin-Leblond a précisé que si ces agissements
étaient particulièrement condamnables -il avait eu personnellement loccasion de le
dire au chef détat-major et au Ministre de la Défense du moment- les réalités
pouvaient conduire à porter un jugement plus équilibré. Larmée, loin
dêtre unanime dans ses options politiques, apparaissait au contraire comme le
reflet de la société tutsie burundaise : elle comportait certes des
" ultra " mais aussi des modérés, en particulier dans le corps des
officiers.
Il a ainsi souligné que le ralliement de lensemble de
larmée au gouvernement légal réfugié à lambassade de France en octobre
1993 avait évité une énorme tragédie, que cest en grande partie grâce à la
collaboration immédiate de létat-major quun nouveau désastre avait été
empêché à la mort du Chef de lEtat, le 6 avril 1994, et que laccueil
des étrangers évacués du Rwanda avait pu être organisé comme il convenait par les
ambassades, notamment lambassade de France. Il a aussi indiqué que cest la
pression de létat-major sur les oppositions qui avait permis, en octobre 1994, de
conclure " la Convention de gouvernement " et déloigner les
perspectives daggravation dune situation au bord de léclatement.
Il a fait observer également que, ombrageuse et fortement
nationaliste, larmée burundaise avait fait obstacle avec détermination à tout
projet dintervention de troupes étrangères, et que lui-même avait toujours eu la
conviction, comme ses collègues, que la venue dun contingent international aurait
exacerbé les passions, les Hutus se sentant encouragés à reprendre le dessus, et les
Tutsis se considérant, de leur côté, agressés. Il a précisé que cette attitude de
larmée rejoignait certes son intérêt corporatiste mais quelle nétait
pas contraire à lintérêt immédiat du pays.
Il a conclu sur ce point que dune manière générale,
larmée burundaise sidentifiait concrètement à lEtat dont elle avait
été lossature pendant trente ans, que sans elle les structures étatiques ne
pourraient se maintenir et que son effacement ouvrirait la porte à dinterminables
luttes entre factions, les Tutsis comme les Hutus étant extrêmement divisés entre eux.
Il a estimé que larmée, interlocuteur incontournable de toute évolution
négociée, était susceptible de jouer à nouveau un rôle positif à condition
quelle soit sollicitée de manière adéquate.
M. Henri Crépin-Leblond a achevé son propos en évoquant
quelques questions liées à sa mission.
Il a souligné que la politique suivie par la France au Rwanda, du
moins telle quelle avait été perçue au Burundi, avait servi en permanence, aux
yeux de ses différents interlocuteurs burundais, de toile de fond ou de points de repère
dans les relations que lui-même avait entretenues avec eux, les responsables tutsis ayant
eu tendance, dune manière générale, à soupçonner la France de collusion avec le
parti hutu et les Hutus ayant conservé de leur côté à légard de la France un
préjugé favorable. Il a ajouté que ces derniers avaient notamment vu dans
lopération Turquoise le témoignage que la France savait ne pas abandonner les
populations en détresse.
Il a fait alors valoir que, dans ce contexte difficile, il
sétait efforcé constamment de contribuer à éclairer, à apaiser les esprits et
de soutenir au mieux les éléments modérés de lune et lautre ethnie.
Sagissant de la coopération militaire française, il a souligné
quelle était restée dun niveau modeste -une vingtaine de coopérants en long
séjour et un renfort dune vingtaine de militaires à la fin octobre 1993- et a
estimé quelle avait rempli son rôle de rappel permanent aux cadres militaires
burundais des principes et des valeurs démocratiques. Il a fait observer que la
collaboration franco-burundaise en matière de formation sétait située, après
octobre 1993, dans un cadre essentiellement militaire et au bénéfice de recrues
appelées à intégrer des unités de larmée déjà constituées, ce qui indiquait
quil ne sagissait pas dune aide aux milices, comme on avait pu le dire.
Il a ajouté que la préparation dune conférence des pays des
grands lacs avait été largement discutée avec le Président de la République du
Burundi et son Ministre des Relations extérieures, et que des initiatives avaient
dailleurs été prises en ce sens par le Burundi en 1994, dune part pour
résoudre le problème des réfugiés, alors abcès de fixation dune rébellion
hutue armée, et dautre part pour exercer une pression internationale sur
lOuganda et le Rwanda, soupçonnés par le gouvernement burundais
-cest-à-dire le Ministre des Affaires étrangères et le Président, qui étaient
du parti FRODEBU- daider les Tutsis " ultra ". Il a précisé
que lidée de lenvoi dune force internationale au Burundi nétait
pas absente de leurs préoccupations et que, de toute façon, une initiative française ou
un appui de Paris en faveur dun sommet régional leur paraissait opportune même si
les représentants au Gouvernement de lopposition tutsie se montraient fort
réservés sur le sujet.
Pour conclure sa présentation, M. Henri Crépin-Leblond a
souhaité formuler trois réflexions dordre général.
Il a dabord estimé que linstauration dinstitutions
démocratiques au Burundi sétait faite, à son avis, de manière beaucoup trop
hâtive. Lantagonisme ethnique existant aurait dû, dans ce pays resté rural à
90 %, conduire à mettre dabord en place une gestion commune des affaires
provinciales et locales par les populations concernées afin quelles prennent
progressivement lhabitude de travailler ensemble.
Par ailleurs, les événements ont montré que lapplication du
principe " un homme, une voix " présentait un très grand risque
délimination de la minorité. Il fallait donc adopter dautres institutions,
dautres usages, et ménager une période de transition.
Il a enfin considéré que la communauté internationale, si elle
voulait influencer le destin dun pays comme le Burundi, se devait de ne pas
intervenir en ordre dispersé. La multiplication des " facilitateurs "
de tous ordres envoyés au Burundi dans le même moment et qui ne tenaient pas le même
langage a concouru à alimenter les surenchères entre les différents protagonistes
burundais, qui ont dailleurs su très habilement en jouer.
Le Président Paul Quilès sest étonné quavec une
vingtaine dhommes, M. Henri Crépin-Leblond ait réussi à protéger les
ministres hutus et tutsis installés à la résidence de France et à dissuader les
militaires daller plus loin alors quils entreprenaient un coup dEtat et
venaient dassassiner le Président en exercice. Il a observé à ce propos que,
lorsque des militaires font un coup dEtat, cest pour prendre le pouvoir.
M. Henri Crépin-Leblond a répondu que lattitude de
lArmée signifiait en fait quil ny avait pas eu, à proprement parler,
de coup dEtat.
Il a ajouté que, sous la conjonction dun certain nombre de
mécontentements, de frustrations ayant mené à lidée dune disparition ou
dune annulation des pouvoirs du Président, un groupe de militaires, avec une
certaine connivence de larmée, mais sans quil y ait véritablement eu aide et
appui de sa part, avait pris linitiative, dabord dattaquer le
Président, la garde de ce dernier sétant du reste fort mal défendue, ensuite de
saisir à laide de listes les principaux responsables du parti au pouvoir.
Cependant, eu égard à sa diversité dinspiration politique, larmée
nétait pas daccord dans son ensemble avec ces agissements. Le chef
détat-major et ses principaux officiers ont été, à un moment donné, menacés de
perdre leur vie sils ne faisaient pas preuve de neutralité dans lattentat qui
allait se perpétrer contre le Président, larmée a dailleurs gardé un
certain sentiment de honte de cet assassinat.
Il en a conclu que le petit groupe qui a assassiné le Président et
quelques-uns de ses compagnons navait pas été nettement appuyé, ce qui a fait que
larmée, constatant que ces actes ne rencontraient pas dapprobation est
revenue sur ses positions et a proclamé, dans les 48 heures, son loyalisme. Il a
ajouté que ce loyalisme était dautant plus simple à formuler quil y avait,
à lambassade de France, le Premier Ministre du Gouvernement légal qui avait été
reconnu par larmée elle-même au lendemain des élections grâce notamment aux
efforts de persuasion déployés par le Président Buyoya, et le Ministre de la Défense.
Au bout du compte, ce revirement a entraîné le ralliement, sinon de toute larmée,
du moins du corps des officiers dans sa majorité.
Le Président Paul Quilès sest de nouveau étonné du peu
dinformation obtenu sur cet attentat, ceux qui étaient accusés davoir été
les auteurs de lassassinat du Président Ndadaye ayant, à leur tour, été
assassinés en décembre 1995, et la comparution dun certain nombre de responsables
-ancien Ministre de la Défense, chef dEtat-major général des armées, chef
dEtat-major de la gendarmerie- nayant rien donné.
M. Henri Crépin-Leblond a répondu quà son avis, on ne
saurait jamais exactement la vérité sur cet assassinat. Il a estimé que, pour sa part,
il croyait quil y avait eu connivence mais non initiative de certains responsables,
et que le maintien à lambassade du Gouvernement en corps constitué avait incité
les militaires à se rallier aux autorités légales.
M. Pierre Brana, soulignant quil ny avait pas eu
daffrontements au sein de larmée, sest demandé si lon ne pouvait
pas émettre lhypothèse de la formation dun groupe dactivistes ayant
agi avec la complicité de la masse des militaires. Ce ne serait quen constatant que
les choses ne tournaient pas comme prévu que larmée se serait dégagée et aurait
proclamé son loyalisme. Il a cité, à lappui de cette hypothèse, la condamnation
unanime du coup dEtat par toute la communauté internationale et lannonce,
dès le 22 octobre, par les Etats-Unis, la France, lAllemagne, la Belgique, et
lUnion européenne- de la suspension de leur aide au Burundi. Il sest demandé
si, au cas où les putschistes nauraient pas été ainsi isolés, larmée
naurait pas basculé de leur côté. Il a noté, sur ce point labsence totale
daffrontements entre les troupes putschistes et les troupes loyalistes, et le fait
que celles-ci ne se soient déclarées telles quaprès larrestation des
mutins, cest-à-dire le 23 octobre.
Il a également souhaité savoir si le FPR rwandais, qui avait
condamné lassassinat du Président Ndadaye, pouvait, dune manière ou
dune autre, comme le sous-entendaient certaines rumeurs, être lié à cette
tentative de coup dEtat.
M. Bernard Cazeneuve sest étonné que le Président
Ndadaye, élu en juin 1993 avec 65 % des voix, ait été assassiné seulement quatre
mois plus tard, et ce, après que des élections législatives eurent conforté sa
légitimité. Il sest demandé comment il avait pu, à moins dêtre dune
maladresse insigne et totale, ce qui selon M. Henri Crépin-Leblond nétait pas
le cas, laisser à ce point les mécontentements saccroître.
M. Henri Crépin-Leblond a répondu quil avait souligné
que, répondant aux espoirs de son électorat, le Président Ndadaye avait défini deux
questions prioritaires, le retour des réfugiés et louverture de larmée, ce
qui avait profondément inquiété la classe politique tutsie et notamment larmée
elle-même. Il a ajouté que, sil avait a fait des pas en arrière sur ces deux
points, ces reculs étaient arrivés trop tard, les frustrations et les mécontentements
ayant déjà gagné trop de terrain.
En réponse à une nouvelle question de M. Bernard Cazeneuve,
M. Henri Crépin-Leblond a précisé quen revanche, la popularité
politique du Président dans le pays était intacte, et que cest pour cette raison
quun soulèvement avait eu lieu.
M. Bernard Cazeneuve a alors rappelé la description
quavait faite, dans son ouvrage, le professeur Filip Reyntjens des quelques heures
qui ont précédé lassassinat du Président Ndadaye, et notamment de plusieurs
entretiens qu'il avait eus avec ses ministres, où ceux-ci attiraient son attention sur la
montée des crispations et des mécontentements dans larmée et au sein de la
minorité tutsie et sur les risques quil courait tandis que lui-même les écoutait
avec beaucoup de distance et dironie. Il sest demandé si cette distance et
cette ironie résultaient dun trait de tempérament ou dune absence de
lucidité du Président sur les dangers encourus.
M. Henri Crépin-Leblond a répondu que deux éléments
devaient être pris en considération.
Le premier était en effet le tempérament du Président Ndadaye.
Celui-ci ayant beaucoup lutté, beaucoup réfléchi, ayant gagné les élections, avait
tendance à estimer quil avait derrière lui cette " baraka " du
premier président hutu élu, et quil pouvait donc surmonter les obstacles, les
difficultés et éventuellement échapper aux menaces de mort.
Il a ajouté quil fallait aussi bien se rendre compte que le
Burundi comme le Rwanda est le pays de la rumeur. Chaque jour y est une menace, chaque
jour y est porteur dun avertissement ou de lannonce dune catastrophe.
Ainsi, on a prédit maintes fois un déferlement des Hutus sur la capitale Bujumbura. Dans
la masse de ces renseignements innombrables parmi lesquels il est impossible de faire la
part des choses, il arrive un moment où lon se dit quencore une fois les
loups ont hurlé sans savoir. Il a conclu quon avait mis le Président en garde mais
que celui-ci croyait en son étoile et que cest pour cette raison quil
navait pas vu venir la menace de son assassinat.
M. Henri Crépin-Leblond a précisé que cest après avoir
beaucoup discuté avec lépouse du Président Ndadaye, celle-ci étant restée près
de deux mois à la résidence, et souvent évoqué avec elle ce qui sétait passé,
quil en était venu à penser que cest cette interprétation quil
convenait davoir.
Quant à une éventuelle action du FPR, M. Henri Crépin-Leblond a
répondu quil ne disposait pas déléments de réponse. Il a toutefois
rappelé quil avait souligné à deux ou trois reprises au cours de son exposé
linfluence déterminante, et cachée, du fait que ses responsables noccupent
pas de postes dautorité, de la minorité rwandaise tutsie, très proche du FPR. Il
a ajouté quil était bien connu sur place que cette minorité tutsie avait envoyé
et de largent et des jeunes dans les troupes du FPR dès 1990, et quil y avait
un courant à la fois financier et humain, surtout après 1992, vers lOuganda. Il a
précisé quen fait, il navait pas déléments sur linfluence du
FPR mais quil pressentait que celle de cette minorité rwandaise était très forte.
M. Pierre Brana lui a alors demandé sil pouvait
confirmer ou infirmer la rumeur selon laquelle les Hutus réfugiés au sud du Rwanda,
notamment après cet attentat, pour fuir les massacres de larmée, auraient été
ensuite formés par les milices rwandaises pour participer au génocide de 1994.
M. Henri Crépin-Leblond a répondu que si la présence de
réfugiés hutus burundais au sud du Rwanda, notamment depuis 1988, et la grande activité
du PALIPEHUTU, parti extrémiste, dans cette région, rendaient vraisemblable que se
soient produits des faits de ce type, il ne disposait daucun élément sur
laide apportée par les réfugiés burundais aux milices rwandaises.
M. Pierre Brana, sinterrogeant alors sur la thèse, à
peu près abandonnée aujourdhui selon laquelle lattentat du 6 avril
aurait été perpétré par des Burundais, M. Henri Crépin-Leblond a répondu
quil nen avait jamais entendu parler, tandis que les Hutus lui disaient que
lattentat était certainement le fait du FPR et les Tutsis le contraire.
Il a ajouté quil connaissait relativement bien Cyprien
Ntaryamira, assez francophile, qui avait séjourné à lambassade pendant une
semaine. Il a précisé que, dune certaine manière, cétait un modéré, mais
quil nétait pas exclu quil ait mené un jeu tout à fait ambigu qui
consistait, dune part à envoyer des émissaires particuliers pour réclamer une
force internationale, et dautre part à prendre lui-même sur place une position
contraire devant les membres du Gouvernement. Dans la mesure où il y avait là quelque
chose qui ne pouvait durer, M. Henri Crépin-Leblond a relaté quil était
très inquiet pour le Président dautant que celui-ci avait vu quelque temps
auparavant le Président Mobutu, à Gbadolite, ce qui, sans doute, lavait conforté
dans son attitude de double jeu. Cette attitude lui avait paru tellement dangereuse
quil souhaitait, dune part, obtenir de lui des explications, et, dautre
part, au vu de celles-ci, lui prodiguer quelques conseils.
M. Pierre Brana a alors demandé à M. Henri
Crépin-Leblond quelle était, lors de son départ en janvier 1995, la répartition des
deux ethnies dans les effectifs de larmée.
M. Henri Crépin-Leblond a répondu que larmée
navait guère changé sur ce point et était toujours composée à 90-95 % de
Tutsis, même sil y avait eu un certain nombre de recrutements dorigine hutue.
Il a ajouté que lattaché militaire et lui-même faisaient très attention à ce
que toutes les activités de coopération se déroulent dans un cadre militaire et
naient aucun caractère paramilitaire qui aurait rapidement pu devenir paramilicien.
M. Pierre Brana, remarquant que son prédécesseur avait dit
à la mission dinformation que lorsquil se trouvait en poste, un tiers des
promotions dofficiers était formé de Hutus, M. Henri Crépin-Leblond a
répondu quen effet lon admettait des Hutus aux concours militaires, mais que
leur formation et leur accueil étaient tels quau bout dun certain temps ils
démissionnaient. Cest sans doute pour cette raison quil ne devait pas en
rester beaucoup au moment de son installation. Il a ajouté que, lorsque le Président
Ndadaye avait voulu ouvrir larmée, dans ses initiatives daoût et septembre
1993, on lavait alors prévenu quil aurait beau ouvrir les concours et imposer
un certain quota ethnique, rien nassurait quau bout du compte il ny
aurait pas à nouveau uniformisation.
M. Pierre Brana lui demandant alors quelle vision il avait du
Major Buyoya, M. Henri Crépin-Leblond a répondu quil avait une grande
estime pour lui, quil le croyait sincère. Il a souligné que le Major Buyoya
sétait fixé un certain nombre de buts sur le plan interne mais quil était
sans doute conduit, du fait de lethnie à laquelle il appartenait, du fait de son
éducation et de son appartenance à larmée, à composer dans un sens qui ne
correspondait peut-être pas à ses principes. Il a estimé que cétait un homme
dEtat et un interlocuteur de valeur, mais aussi réaliste, et quil se devait
de maintenir une certaine ambiguïté dans la mesure où il se trouvait confronté à un
pays qui était lui-même véritablement ambigu.
Il a ajouté que le Président Buyoya avait eu le mérite davoir
résisté, au lendemain des élections présidentielles, à toutes les pressions et
davoir déclaré que le résultat était la conséquence dun choix délibéré
et quil fallait le respecter. Il avait lui-même toujours considéré que cet homme,
qui avait amené la démocratie et qui, par la suite, alors quil nétait plus
Président, avait milité dans un certain nombre de fondations, faisait preuve dun
certain attachement à une forme démocratique du pouvoir, étant entendu quil lui
fallait tenir compte des réalités.
M. Bernard Cazeneuve suggérant que le Président Buyoya
était peut-être favorable à une sorte de démocratie entrecoupée de coups dEtat,
M. Henri Crépin-Leblond a précisé que, dès juillet 1994, il était déjà
un recours pour toute une partie de la classe politique, qui souhaitait quil prenne
la direction du pays.
M. Bernard Cazeneuve lui ayant demandé sil y avait des
liens personnels entre le Major Buyoya et les dirigeant du FPR, notamment Paul Kagame, et
ce quil pensait des relations entre le Gouvernement du Burundi et lactuel
Gouvernement du Rwanda, M. Henri Crépin-Leblond a répondu quil
navait pas déléments de réponse sur ces deux points. Il a ajouté
quil avait beaucoup regretté quil ny ait pas eu pendant longtemps de
représentant de la DGSE à Bujumbura, lambassade ne se procurant que difficilement
des indications et des informations sur ces questions. Il a précisé que ce nest
quà la fin de sa mission quil avait pu bénéficier de renseignements
nouveaux et utiles.
Il a en revanche expliqué quil avait toujours été frappé par
le fait que lactivisme des membres de la minorité rwandaise tutsie au Burundi
nait pas reçu, de la part du Président Buyoya, une approbation telle quil
leur permette de bénéficier de la nationalité burundaise. Il a estimé que cette
attitude du Président Buyoya témoignait de son souci de garder une certaine distance
vis-à-vis de cette minorité.
M. Bernard Cazeneuve a alors présenté une analyse des
documents de doctrine émanant du FPR. Il sest déclaré très frappé de constater
que ce dernier gommait complètement de ces documents la dimension ethnique de sa
démarche et de son discours, pour se cantonner à des thèmes comme la démocratisation
du régime, linstauration du multipartisme, la critique du clanisme et de la
corruption du régime du Président Habyarimana. Il sest alors demandé si la vision
de ce que devait être la société rwandaise quavait la minorité tutsie rwandaise
vivant au Burundi était bien celle-là ou si ce nétait pas plutôt une vision
ethnique beaucoup plus classique et étroite.
M. Henri Crépin-Leblond a répondu quil était assez
habituel de trouver ce type de décalage entre lattachement proclamé à un certain
nombre de grands principes et la pratique concrète.
Il a précisé quau Burundi à lépoque, sil y avait
douze partis dopposition, la grande majorité dentre eux était dirigée par
de tout petits états-majors qui, quelle quait été leur capacité à parler bien
et longtemps de la démocratie, de la représentation du peuple, de la nécessité du
dialogue constant, cherchaient essentiellement à obtenir des fonctions de ministres et à
partager entre quelques clients des postes importants dans ladministration.
M. Bernard Cazeneuve, soulignant le contraste entre cette
description réaliste et le volume de la production théorique de certains universitaires
sur les intentions et la doctrine du FPR, M. Henri Crépin-Leblond a répondu
quil ny avait pas de raison que cette doctrine nexiste pas et que ce ne
serait pas la première fois que doctrine et réalité seraient en décalage.
M. Bernard Cazeneuve a relevé quon pouvait à travers
la lecture des écrits du FPR, retrouver les lieux de formation des rédacteurs,
lorganisation des textes et lutilisation dun certain nombre de concepts
montrant bien quon navait pas affaire à la pensée marxiste originale mais au
marxisme issu de lalchimie des régimes dEurope de lEst.
M. Henri Crépin-Leblond est alors revenu sur les relations
entre les dirigeants politiques burundais, ceux dOuganda et le FPR. Il a expliqué
que le grand rival de M. Buyoya était le Colonel Bagaza, Président du Burundi de
1976 à 1987. Il a précisé que M. Bagaza avait toujours entretenu des liens très
étroits avec lOuganda et y avait conservé des intérêts financiers. Il a indiqué
que le parti assez radicalement tutsi quil dirigeait maintenant au Burundi, où il
est revenu après un exil en Libye grâce à lautorisation du Président Ndadaye, le
PARENA, semblait avoir reçu des subsides dOuganda .
Il a ajouté quil nétait pas exclu que, dans la mesure où
il a le soutien de larmée, la grande crainte du Président Buyoya soit, tout autant
quune action des extrémistes du FRODEBU, un coup dEtat que pourrait fomenter
M. Bagaza, qui a toutes raisons dentretenir des relations étroites, et
daffaires et de finances, avec lOuganda.
M. Jacques Myard a rappelé le fil des événements :
M. Buyoya, Tutsi, est battu aux élections par un Hutu, Melchior Ndadaye ;
celui-ci est assassiné et remplacé par un autre Hutu, Cyprien Ntaryamira ; après
sa mort dans lattentat contre lavion du Président Habyarimana, Cyprien
Ntaryamira est remplacé de nouveau par un Hutu, Sylvestre Ntibatunganya ; celui-ci
est alors renversé par larmée tutsie et le Président Buyoya revient au pouvoir.
Il sest demandé ce quil fallait en déduire.
M. Henri Crépin-Leblond a répondu quil fallait aussi
avoir à lesprit que le résultat des élections législatives avait été respecté
de façon continue et que lAssemblée nationale, qui est à très grande majorité
hutue et FRODEBU, était restée nominalement au pouvoir depuis les élections de juin
1993.
Il a insisté sur la continuité du processus de partage du pouvoir. Il
a pour cela repris lui aussi le fil des événements : le Président Ndadaye est élu
directement au suffrage universel ; il prend un Premier Ministre tutsi. Assassiné,
il est remplacé quelques mois plus tard par un Président hutu ; celui-ci prend
également un Premier Ministre tutsi. Ce Président, Cyprien Ntaryamira, meurt dans
lavion du Président Habyarimana. Des négociations souvrent à nouveau sur le
partage des pouvoirs. Elles durent cinq ou six mois pour aboutir, en septembre à la
" Convention de gouvernement " qui prévoit lélection du
Président de la République par lAssemblée nationale. Le Président élu est Hutu.
Il nomme successivement deux ou trois Premiers Ministres tutsis, allant du plus modéré
au plus radical selon les circonstances et au fur et à mesure de laccroissement de
la pression tutsie. Il est renversé par un putsch militaire, en juillet 1996, et
remplacé par le Président Buyoya, à la demande de larmée.
M. Henri Crépin-Leblond a ajouté quil ne pensait pas que
le Président Buyoya ait comploté pour prendre le pouvoir. Il a rappelé quen 1987,
le Président Bagaza avait été renversé à linitiative dun groupe de
sous-officiers dont la solde avait été réduite et que ce nest quensuite que
ceux-ci sétaient adressés à Buyoya parce quil était officier.
A la demande de M. Jacques Myard, il a ensuite précisé
que, à sa connaissance, le Président Sylvestre Ntibantunganya, qui avait poursuivi ses
études et débuté sa vie professionnelle au Rwanda, circulait librement aujourdhui
à Bujumbura.
M. Jacques Myard a alors demandé à M. Henri
Crépin-Leblond si, selon lui, au Burundi, les Tutsis et les Hutus percevaient le clivage
qui les opposait comme une réalité ethnique ou culturelle, quelle était la définition
quils privilégiaient eux-mêmes et si celle-ci comportait les mêmes critères
quau Rwanda.
Après avoir souligné la difficulté de répondre à une telle
question, M. Henri Crépin-Leblond a répondu quil donnerait, autant que
possible, son sentiment sur ce problème complexe.
Il a dabord remarqué quil y avait des querelles
décole et des incertitudes très fortes sur le passé ancien du Burundi et du
Rwanda. Si limage de cultivateurs ayant subi linvasion de pasteurs et fait les
frais de querelles pour lacquisition de pacages était crédible, on nen
trouvait aucune preuve. M. Henri Crépin-Leblond sest également déclaré
frappé par le fait que, sil y avait bien des Hutus et des Tutsis -les Tutsis
plutôt éleveurs et les Hutus plutôt agriculteurs sans que les choses soient aussi
clairement tranchées- les uns et les autres parlaient la même langue. Il sest
interrogé sur lexplication quon pouvait donner à cette unicité de langage.
Il a ensuite exposé quavant la colonisation, le Rwanda et le
Burundi constituaient déjà des pays distincts. Leurs sociétés respectives étaient
sans doute féodales. Elles étaient dominées par une aristocratie, tutsie certes, mais
dont nétaient pas absents un certain nombre de chefs hutus, notamment militaires,
qui aidaient le roi, au Rwanda comme au Burundi.
Soulignant que Tutsis et Hutus ont la même langue, à peu près les
mêmes moeurs, quils ont adopté par la suite, du fait de la colonisation, la même
religion -le pourcentage de chrétiens étant de plus de 80 %- et adhéré,
récemment certes mais incontestablement, aux mêmes valeurs, M. Henri
Crépin-Leblond a estimé que le sentiment qui les séparait tenait en fait à la
perception que lon se fait soi-même dune différence. Or, cette différence
avait été, non pas inventée, mais amplifiée par un certain nombre dhommes
politiques, didéologues ou de chercheurs qui ont voulu précisément marquer les
disparités entre une féodalité dexploiteurs et un peuple asservi.
Il a précisé que dans ces conditions, depuis
lentre-deux-guerres, ce sentiment ethnique sétait cristallisé et avait
produit progressivement, au fur et à mesure des circonstances, des événements et de la
succession de dirigeants politiques, une séparation entre les deux ethnies, difficile à
définir mais importante. Un Hutu se sent en effet Hutu et brimé par le Tutsi alors que
le Tutsi, du moins au Burundi, a le pouvoir, veut le conserver et garde le sentiment
quil lui revient dassumer les responsabilités de lavenir du pays.
Il a ajouté que, comme la richesse nest pas grande dans ces
pays, dès lors quun groupe sest organisé en classe politique pour la gérer,
et ce peut être le cas des militaires, la référence ethnique devient plus forte encore,
tandis que saffirme le désir de la majorité hutue, qui se sent puissante par le
nombre, qui connaît les valeurs de la démocratie et souhaite que la situation
change ; et cest comme une sorte de révolution que conçoivent, dans ces
conditions, les plus activistes dentre eux.
Audition de MM. Robert DE RESSEGUIER Médecin
en chef des services, Adjoint santé du COMFORCES Turquoise (20 juin-22 août 1994)
et François PONS, Médecin en chef, Chef de lantenne chirurgicale parachutistes
Turquoise (22 juin-22 août 1994)
(séance du 9 juillet 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli le Médecin en chef des
services de classe normale Robert de Resseguier, adjoint santé du COMFORCES Turquoise
entre le 20 juin et le 22 août 1994, et le Médecin en chef François Pons,
Chef de lantenne chirurgicale parachutistes Turquoise entre le 22 juin et le
22 août 1994.
Il a souligné que laction du service de santé était au coeur
de la mission humanitaire que la France a entrepris quasiment seule pour porter secours
aux populations victimes de la tragédie qua connue le Rwanda.
Le Médecin en chef Robert de Resseguier a précisé quil
était en retraite depuis le 1er juillet dernier et quil avait
participé à lopération Turquoise du 20 juin au 22 août 1994, après
avoir été pré-alerté le 17 juin. Il a relaté quil avait rejoint Lyon, où
se trouvait la mise en alerte de lElément médical dintervention rapide
(EMIR), le 20 juin, puis Maisons-Laffitte, où se trouvait le Général Lafourcade,
le 21 juin, avant de décoller le 25 avec escale à Libreville et darriver à
Goma, le 26 juin, en fin daprès-midi. Il a rappelé quil était à
lépoque Médecin en chef de la onzième division parachutiste stationnée à
Toulouse et quil avait servi dans cette opération, en tant que conseiller santé du
commandant de la force, et chef santé des différents éléments du service participant
à lopération Turquoise.
Il a décrit lorganisation du soutien santé comme assez
classique avec une chefferie basée au poste de commandement interarmées de théâtre (le
PCIAT). Il a précisé quil était assisté, en tant que chef santé, par trois
adjoints : un vétérinaire pour tout ce qui était de lhygiène alimentaire,
un épidémiologiste pour lhygiène en général et pour lépidémiologie, en
particulier lépidémiologie des populations civiles, et un psychiatre pour
lhygiène mentale. Ce dernier les a rejoint le 27 juillet.
Un groupement médico-chirurgical (GMC) stationné sur laéroport
de Goma était chargé au départ uniquement du soutien de la Force. Il était composé
dune antenne chirurgicale sous les ordres du médecin en chef Pons. Cette antenne a
été opérationnelle dès le 25 juin.
Un poste de secours faisait fonction dinfirmerie de garnison pour
les différents éléments militaire basés à Goma. Ce poste de secours a été armé à
partir des éléments suivants : un poste dembarquement par voie aérienne (ce
quon appelle un PEVA), une petite cellule santé Armée de lair chargée de la
récupération des pilotes éjectés, une cellule Rapace SAR, et une cellule santé pour
le soutien du détachement hélicoptères qui était présent sur place.
Un cabinet dentaire, un groupe de véhicules sanitaires, et une cellule
de ravitaillement avec un pharmacien étaient également présents.
LElément médical militaire dintervention rapide (EMIR),
qui a été déployé à Cyangugu au Rwanda, a été opérationnel seulement à partir du
5 juillet en raison du temps nécessaire pour créer la zone humanitaire sûre.
La formation a été prévue dès le départ au profit des populations
civiles avec une cellule chirurgicale, une cellule médicale, une cellule pédiatrique, un
laboratoire et une cellule hospitalisation à 50 lits. Devaient être également pris
en compte les postes de secours des unités élémentaires : cinq postes de secours
au niveau du groupement nord et deux postes de secours au niveau du groupement sud. Le
commandement des opérations spéciales avait son propre soutien. Un poste de secours
était également installé sur la base aérienne de Kisangani.
A compter du 24 juillet, la Bioforce est venue sajouter au
dispositif. Elle était composée dun laboratoire extrêmement performant
puisquil a servi de référence aux différents organismes internationaux présents
à Goma, et de six équipes dinvestigation. La Bioforce avait besoin du soutien
logistique de Turquoise mais a travaillé uniquement au profit des populations civiles
réfugiées en liaison avec les différents organismes internationaux présents.
Le Médecin en chef Robert de Resseguier a signalé également les
éléments de renfort. A Bangui, se trouvaient un poste dembarquement par voie
aérienne et une section hospitalisation à 50 lits. Lantenne chirurgicale
stationnée à NDjamena était en alerte. La Mauritanie a envoyé une équipe
médico-chirurgicale qui a été mise à la disposition de lEMIR en raison de la
qualification des personnels envoyés et du fait quils navaient pas de
matériels techniques. Elle était composée dun chirurgien agrégé du
Val-de-Grâce, dun gastro-entérologue, dun radiologue, dun médecin
généraliste et dinfirmiers. Le Sénégal a également envoyé une équipe
médico-chirurgicale qui a été mise à la disposition du groupement nord et comme
soutien du contingent sénégalais.
Leffectif santé a représenté 6 % de leffectif total
des militaires participant à Turquoise.
Le Médecin en chef Robert de Resseguier a mis en avant le fait que
tous les problèmes rencontrés ont été dus à lexode massif des populations
rwandaises. LEMIR avait une capacité initiale dhospitalisation de
50 lits mais il a été nécessaire de monter jusquà 130 lits.
LEMIR a fonctionné à 99 % au profit des populations déplacées et pour
1 % au profit des militaires présents dans la zone.
Lantenne chirurgicale devant soutenir la force était équipée
pour 2 000 hommes. Sa dotation était prévue pour 48 heures et elle
comptait 12 lits, ce qui pouvait être considéré comme largement suffisant,
dautant quil nétait pas prévu daffrontements. Mais au plus fort
de lexode, il y a eu jusquà 130 hospitalisés au groupement
médico-chirurgical de Goma.
Il a fallu faire face à des problèmes quantitatifs
dapprovisionnement, les réserves ayant été rapidement épuisées. Les délais
dacheminement étaient très longs puisque lapprovisionnement arrivait de
façon partielle jusquau 22 juillet, mais après cette date, tout a semblé se
débloquer. Entre le 22 juillet et le 12 août, 35 tonnes de matériels
santé ont été livrés au profit du service lui-même, auxquelles il convient
dajouter les approvisionnements que lArmée de lair a convoyés au
profit des différentes ONG.
Il a fallu aussi faire face à une insuffisance de personnel pour
soccuper des hospitalisés. En Afrique, ce sont traditionnellement les familles qui
font ce quon appelle le " nursing " des malades. Or les familles
étaient complètement disloquées et les capacités daccueil largement dépassées.
Il a donc fallu faire appel à toutes les bonnes volontés : militaires présents sur
place et bénévoles locaux qui sont venus prêter main-forte.
Il a également fallu libérer les lits occupés par manque
dévacuation secondaire des hospitalisés. Il nétait pas possible de faire
sortir les hospitalisés des formations puisquil ny avait pratiquement pas de
possibilité daccueil. Il a donc fallu faire appel aux orphelinats pour faire
prendre en charge les enfants, et aux différents organismes caritatifs internationaux
pour les adultes.
Lépidémie de choléra qui a été confirmée le 22 juillet
a justifié la venue de la Bioforce. Cette épidémie a fait des milliers de morts et les
forces françaises, devant la carence des réactions locales, ont été obligées
deffectuer elles-mêmes le ramassage et lenfouissement des corps, et ce, petit
à petit, dans tout le secteur de Goma.
Les risques de troubles psychologiques plus ou moins graves encourus
par les personnels militaires, qui étaient confrontés à cette mission pour laquelle ils
nétaient pas préparés, ont justifié la venue du psychiatre.
Le Médecin en chef Robert de Resseguier a dressé le bilan des
activités médicales de lopération Turquoise, cest-à-dire jusquau
22 août, en tenant compte des activités du groupement médico-chirurgical resté
présent à Goma jusquau 30 septembre : 17 000 consultations,
1 100 interventions chirurgicales, 11 000 journées
dhospitalisation, 90 000 soins ambulatoires,
24 000 vaccinations, et 24 naissances. 98 % des interventions
chirurgicales ont concerné la population civile de même que les
24 000 vaccinations et les 24 naissances.
Le Médecin en chef Robert de Resseguier a conclu en rappelant que
laction des forces françaises a dabord été beaucoup décriée par les ONG
qui ont toutefois fini par reconnaître unanimement leur professionnalisme et leur
savoir-faire pour finalement déplorer leur départ. Ce fut une mission enrichissante,
mais dure psychologiquement. Le service de santé a eu un rôle important dans cette
opération, et il a prouvé, encore une fois, son efficacité. Le Médecin en chef Robert
de Resseguier sest déclaré généralement très fier de ce qua fait
larmée pendant lopération Turquoise.
Le Médecin en chef François Pons a rappelé quil était
chirurgien des hôpitaux des armées, professeur agrégé au Val-de-Grâce, et
actuellement chirurgien dans le service de chirurgie viscérale et thoracique du nouvel
hôpital Percy à Clamart.
Il a indiqué quil assurait en 1994, outre ses fonctions au
Val-de-Grâce, celles de chirurgien chef de la 14ème antenne chirurgicale parachutiste.
Cest avec cette antenne quil a servi deux mois dans le cadre de
lopération Turquoise, du 24 juin au 22 août.
Le Médecin en chef François Pons a commenté ensuite quelques
diapositives quil avait préparées.
Il a présenté la première diapositive dont lobjet était
dexpliquer ce que sont les antennes chirurgicales du service de santé des armées.
Il sagit de petites formations chirurgicales élémentaires qui ont pour mission de
faire fonctionner un bloc opératoire efficace au plus près du combattant. Cette mission
nécessite un matériel très performant qui permet de faire face à tous types
durgence mais également une équipe très réduite et un matériel très compact de
manière à faciliter leur mobilisation.
Le Médecin en chef François Pons a détaillé la constitution
dune antenne : trois médecins, deux chirurgiens, un réanimateur, neuf
personnels para-médicaux ou auxiliaires sanitaires. Lensemble travaille sous deux
tentes : une pour le bloc opératoire et lautre pour lhospitalisation de
douze blessés. Le matériel permet une autonomie de 48 heures. Lensemble est
conditionné de manière à pouvoir être acheminé très rapidement, soit par voie
routière, soit par voie aérienne. Les antennes chirurgicales peuvent également être
larguées et, une fois à terre, il faut une heure pour que le bloc opératoire soit en
état de fonctionnement.
Dans le cadre de lopération Turquoise, lantenne
chirurgicale était à Goma alors que lEMIR était à Cyangugu. Le rôle initial de
cette antenne était uniquement dassurer le soutien des forces françaises mais,
comme toujours dans les missions auxquelles le service santé des armées participe, il
est toujours possible, dans le cadre de laide médicale gratuite, dapporter
des soins aux populations. En loccurrence, les événements ont fait que cette
action est devenue lélément le plus important de lintervention, au moins
quantitativement, mais la mission première est toujours restée le soutien des forces.
Le Médecin en chef François Pons a expliqué que la diapositive
suivante montrait linstallation de lantenne avec les deux tentes et la
suivante le bloc opératoire. Il a souligné que lon pouvait disposer, même sous
une tente, de matériels de réanimation très performants et effectuer une chirurgie
durgence de qualité.
Les diapositives suivantes montraient le coin de la tente consacré au
" déchocage ", avec possibilité de production doxygène, et le
couloir situé entre le bloc opératoire et lhospitalisation où étaient déposés
les post-opérés, ce qui permettait de les avoir à proximité immédiate du chirurgien
réanimateur et donc de faciliter leur surveillance.
Le Médecin en chef François Pons a souligné quil y avait eu
trois temps forts pour lantenne chirurgicale au cours de la mission :
laccueil de réfugiés tutsis qui avaient été rapatriés depuis la zone
humanitaire sûre par les troupes françaises ; puis, à partir du 14 juillet,
lexode des réfugiés hutus à Goma, qui a été accompagné par un bombardement
ayant entraîné un afflux de blessés ; et enfin, lépidémie de choléra.
Les blessés tutsis sont arrivés de manière très massive
puisquune centaine dentre eux a été déposée en deux heures par une noria
dhélicoptères. Il sagissait de Tutsis ayant été retrouvés dans les
collines par les troupes françaises et errant pour certains depuis plusieurs semaines
avec leurs blessures. Ils ont reçu les premiers soins des médecins des unités et ont
été adressés ensuite à lantenne médicale. 30 % dentre eux étaient
des enfants et la majorité des plaies étaient avaient été causées par des coups de
machette.
Dun point de vue médical, les lésions les plus graves ayant
malheureusement déjà entraîné la mort, le risque était moins celui de blessure vitale
que dinfection majeure.
L'antenne de 12 lits a dû assurer lorganisation et
laccueil dune centaine de patients arrivant très brutalement. Le triage
sest fait de nuit sous les projecteurs ainsi que sous les flashes de beaucoup de
journalistes. Le problème essentiel a été dorganiser laccueil et
lidentification de ces blessés, dautant que la plupart ne parlaient pas
français et quun certain nombre de patients en bas âge ne se connaissaient pas
entre eux. Il a été fait recours à ce système classique en chirurgie de guerre qui
consiste à marquer les renseignements, soit sur le poignet, soit sur le front du blessé
en indiquant soit le nom, soit la gravité de la pathologie.
La diapositive suivante montrait des réfugiés présentant une plaie
de lépaule par balle traitée par fixateur externe. Le Médecin en chef François
Pons a souligné au passage létat de maigreur, de cachexie des réfugiés en raison
de la dénutrition mais peut-être aussi du sida et de la tuberculose, fréquents dans ces
populations.
Le bloc opératoire a dû être dédoublé pour pouvoir traiter tous
ces patients. Un des chirurgiens opérait avec un scialytique, lautre avec une lampe
frontale. Les lésions observées donnaient, de manière certainement très limitée, une
idée de lhorreur des massacres auxquels les blessés avaient échappé.
La diapositive suivante montrait linstrument qui a, selon le
Médecin en chef François Pons, fait beaucoup plus de dégâts que les armes les plus
sophistiquées : la machette du paysan rwandais.
Les diapositives suivantes présentaient des exemples de
lésions : une tentative de décapitation qui navait pas abouti, une main
tranchée. Le Médecin en chef François Pons a fait observer quil y avait beaucoup
de mains tranchées car cette blessure était infligée dans un but de torture. Il a
souligné également que nombre denfants étaient concernés ; ils
représentaient un tiers des blessés et souffraient le plus souvent de fractures du
crâne provoquées par les machettes. Les fractures étaient dans un état
dinfection très avancé mais ne présentaient pas de lésion cérébrale puisque
ceux qui en avaient eu étaient déjà morts.
Les enfants présentés sur la diapositive se trouvaient dans la tente
dhospitalisation de lantenne, dont une dizaine avec des pansements sur la
tête. Ils racontaient tous la même histoire : ils avaient été laissés pour mort
après avoir perdu connaissance et avaient réussi par la suite à séchapper.
Une autre diapositive a montré un enfant souffrant dune plaie
par balle du périnée et la suivante le même enfant au bout de deux mois. Sa guérison
complète a pu être obtenue au prix de quatre interventions chirurgicales.
Le Médecin en chef François Pons a insisté sur la nécessité où il
sétait trouvé de réorganiser lantenne pour la transformer dune
structure de 12 lits en une structure dun peu plus de 130 lits qui devait
prendre également en charge, du fait de labsence de famille et de structure
sociale, le logement, la nourriture, etc. Une aide précieuse a été apportée à cet
effet par le bataillon de soutien logistique du Commissariat de lArmée de Terre et,
ultérieurement, par des organisations caritatives ou non gouvernementales.
Il a fallu installer les blessés sous des tentes, assurer leur
couchage sur des brancards ou des lits Picot, et les nourrir. Chaque blessé a reçu
chaque jour la même chose que les militaires, cest-à-dire une ration de combat,
qui, tout en nétant pas conforme à ses traditions culinaires, présentait
lavantage dêtre constituée daliments hyper-caloriques,
hyper-énergétiques, et donc susceptibles de favoriser la cicatrisation.
Lors de lexode des réfugiés hutus, le 14 juillet, le
spectacle était assez impressionnant : pendant quatre jours un million de
réfugiés, devançant le FPR, a défilé pratiquement sans bruit devant laéroport
et devant lantenne. Ils avaient tous leurs bagages sur la tête. Ils étaient déjà
vraisemblablement épuisés par 300 ou 400 kilomètres de marche. Ils se sont
installés autour de Goma et de ses environs dans des camps improvisés.
Ils précédaient de très peu les forces FPR puisque, le
17 juillet, un bombardement au mortier a duré une dizaine dheures. Il a eu
lieu à proximité de lantenne et de laéroport et, en raison de la densité
de population, le Médecin en chef François Pons a estimé quil avait fait
plusieurs centaines de morts. Ce bombardement a entraîné un afflux de blessés graves.
Il a fallu sorganiser pour les recevoir en masse et les trier.
Une soixantaine de blessés a été accueillie, parmi lesquels un tiers
denfants. Les lésions les plus courantes étaient causées par des éclats de
mortier. En raison de limpossibilité dopérer plusieurs blessés en même
temps, il a fallu déterminer un ordre de passage. Le Médecin en chef François Pons a
souligné la difficulté de lexercice, surtout quand les lésions sont graves, toute
erreur peut en effet entraîner le décès dun des blessés pendant que lon
procède à une opération sur un autre patient. Le plus grave de ces blessés était un
officier français qui avait été atteint au coeur par une balle, mais qui a pu être
opéré avec succès.
Dautres diapositives ont présenté une plaie thoraco-abdominale
par obus de mortier et un fracas de membre, également par obus de mortier qui ne relevait
que de lamputation.
La mortalité parmi les blessés était de 20 %, ce qui est
élevé, et montre bien toute la difficulté du triage, encore plus délicat à réaliser
chez les enfants
Les diapositives suivantes ont présenté une petite fille qui avait
subi un arrachement paroi lombaire par éclat de mortier et une autre victime dun
arrachement du bras et de plusieurs lésions : Le Médecin en chef François Pons a
relevé quil sagissait de patients opérés sans succès et quil aurait
peut-être fallu ne pas opérer pour en opérer dautres à leur place.
Lépidémie de choléra, qui a dû faire 20 000 à
50 000 morts en dix jours, a posé le problème, heureusement rare mais très
difficile, de lassociation du choléra et des blessures de guerre.
Le premier vibrion cholérique a été isolé chez un des patients de
lantenne chirurgicale et certains des opérés ont alors présenté des diarrhées
cataclysmiques qui ont été le signe des premiers cas de choléra. Il a fallu à nouveau
transformer lantenne en aménageant certaines tentes en unités de soins aux
cholériques ou en établissant des mesures disolement qui ne pouvaient avoir
quun caractère symbolique.
Une diapositive a illustré le traitement du choléra dont le Médecin
en chef François Pons a souligné la simplicité : il suffit de remplir les patients
par deux voies veineuses, plus vite quils ne se vident par leur diarrhée et de les
poser sur des brancards dont le fond est découpé pour recueillir les selles. Tous les
réfugiés nont malheureusement pas pu bénéficier de ces soins. Ont été traités
les blessés atteints du choléra mais également un certain nombre de patients non
chirurgicaux qui venaient à lantenne et qui étaient soignés de la même manière.
Le Médecin en chef François Pons a montré une diapositive dune
jeune fille, probablement hutue, de 15 ans, qui avait été blessée par un éclat de
mortier. Elle na pas été soignée immédiatement. Elle a été retrouvée trois ou
quatre jours après avoir été blessée au milieu de soldats rwandais, dans un état
très avancé de délabrement physique, avec un fracas de cuisse par éclat de mortier
déjà arrivé à un stade de gangrène très évoluée. Il a fallu désarticuler la
hanche et, peu de temps après, le choléra sest déclaré.
Les difficultés de léquipe soignante étaient extrêmes pour
maintenir à peu près propre le moignon damputation dun blessé atteint de
surcroît de choléra. Il fallait faire et refaire les pansements plusieurs fois par jour.
Si la jeune fille présentée sur la diapositive a échappé à la
gangrène et au choléra, elle est restée dans un état de prostration psychologique.
Léquipe soignante a réussi à la verticaliser mais, lorsque les troupes
françaises sont parties, elle était toujours dans cet état de prostration, que
lon retrouvait chez un certain nombre denfants.
La diapositive suivante présentait le camp de réfugiés de Kibumba
où le choléra a fait des ravages compte tenu des conditions extrêmement précaires dans
lesquelles vivaient les personnes qui sy étaient installées. Il y a eu à ce
moment-là une centaine de cadavres.
Le Médecin en chef François Pons a ensuite présenté lhôpital
militaire des forces armées rwandaises en déroute qui sétaient installées sur le
centre sportif de Goma où 1 000 à 1 500 blessés de guerre plus ou moins
anciens étaient déjà décimés par le tétanos et la gangrène auxquels sest
rajouté le choléra. Léquipe française allait prendre régulièrement deux ou
trois de ces soldats pour les traiter et elle était pratiquement la seule à accepter de
le faire. Pendant que ces blessés étaient recueillis, les camions de larmée
française relevaient une centaine de cadavres de personnes décédées du choléra dans
la journée. La diapositive montrait, derrière le brancard, un amoncellement de cadavres
illustrant la gravité de cette épidémie.
Le Médecin en chef François Pons a indiqué quil avait coutume
de travailler assez fréquemment avec les ONG qui sont arrivées à ce moment étant
donné que cétait celles quil avait lhabitude de retrouver sur tous les
théâtres dintervention. Sil peut y avoir parfois des divergences dans les
décisions, la préparation, au niveau des équipes soignantes, seffectue
généralement dans de bonnes conditions de coopération, dautant quil existe
une complémentarité : lantenne militaire propose le traitement des patients
relevant du geste chirurgical et, inversement, elle confie aux ONG un certain nombre de
post-opérés.
La fin de la mission a été, selon le Médecin en chef François Pons,
plus conforme à ce quil connaissait. Elle a consisté à accorder une aide aux
populations, essentiellement par la chirurgie durgence, tout en continuant, bien
sûr, à assurer le soutien des troupes françaises.
Le problème majeur était de savoir que faire des opérés qui
commençaient à se recréer une petite vie sociale à lantenne. Il fallait les
placer. Or, il nexistait aucune structure daccueil. Certains ont pu repartir
au Rwanda grâce à laide des affaires civiles, dautres ont dû être placés
dans les camps de réfugiés. Lantenne chirurgicale soccupait deux en
collaboration avec les ONG ou le Haut commissariat aux réfugiés.
Un autre problème grave était celui des enfants blessés. Certains
ont été réclamés par leurs parents, dautres ont été adoptés par des femmes de
lantenne mais la majorité dentre eux a été placée dans un des nombreux
orphelinats qui pullulaient autour de Goma. Ils y vivaient encore il y a peu de temps.
Pour conclure, le Médecin en chef François Pons a précisé que plus
de 500 personnes avaient été hospitalisées et que 315 interventions
chirurgicales avaient été réalisées : 7 soldats français dont
2 gravement blessés par balle, 21 soldats zaïrois, 32 soldats rwandais en
avaient bénéficié, mais lessentiel de lactivité -80 %- a concerné
les réfugiés rwandais parmi lesquels aucune différence na été faite entre Hutus
et Tutsis. Le chiffre le plus impressionnant demeure celui des enfants opérés, qui
représente un tiers du total des interventions, ce qui nest pas classique en
chirurgie de guerre.
Le Médecin en chef François Pons a souligné que laction
chirurgicale quil a menée était, comme toujours, ponctuelle. Elle a apporté
certainement quelques soulagements à léchelon individuel mais, dans locéan
de désespoir des victimes, elle a sans doute représenté très peu de chose.
Le Président Paul Quilès sest déclaré personnellement
ému par la présentation à laquelle il avait assisté et par les indications qui avaient
été données.
Il a demandé des précisions sur les relations entretenues sur place
par le Service de santé des armées avec les ONG humanitaires comme MSF. Il a demandé
aux officiers leur sentiment sur la critique selon laquelle il revenait aux ONG
humanitaires de faire ce travail de soins et dassistance aux populations en
difficultés sanitaires, alors que cétait aux militaires dintervenir pour
neutraliser les criminels et les responsables de crimes contre lhumanité.
Le Médecin en chef Robert de Resseguier a souligné que les ONG
étaient relativement peu présentes au départ. Elles ont eu des états dâme, par
exemple à légard des militaires rwandais des FAR. La Croix Rouge ne souhaitait pas
sen occuper, au motif quils nétaient pas prisonniers, comme le Haut
Commissariat aux réfugiés parce que cétaient des militaires.
Les relations avec les ONG se sont ensuite considérablement
améliorées quand elles ont vu en particulier lefficacité de la Bioforce qui a
essayé dorganiser et de contrôler tout ce qui était de lordre du soutien.
Cest bien la France, et non dautres pays, qui a fourni les vaccins des
24 000 vaccinations.
Le Médecin en chef Robert de Resseguier a signalé par ailleurs que
les ONG ne peuvent manifestement intervenir que lorsque la zone est pacifiée.
Mais certaines organisations refusent dintervenir en présence
des militaires. Dans la zone humanitaire sûre, il est arrivé plusieurs fois que des
organismes souhaitent faire transiter des convois en sécurité. Il leur a été proposé
de se joindre aux convois militaires mais cette offre était le plus souvent rejetée. Il
leur a été précisé que les militaires ne pouvaient pas assurer leur sécurité
sils nétaient pas présents. La zone humanitaire sûre était aussi sûre que
possible, mais il y avait quand même encore des milices et des convois dorganismes
humanitaires ont été pillés.
Le Médecin en chef Robert de Resseguier a jugé que les ONG ont
finalement apprécié le travail effectué par lantenne chirurgicale et elles en ont
tout naturellement pris la suite.
Le Président Paul Quilès a voulu savoir aussi si
des reproches avaient été adressés sur place au Service de santé.
Le Médecin en chef François Pons a répondu quune seule ONG
était déjà présente avant leur arrivée, à savoir MSF Zaïre qui soccupait de
la lutte contre la peste. Les membres des ONG étaient manifestement assez réticents pour
travailler avec les militaires sans dailleurs faire preuve dhostilité à leur
égard. Quand toutes les autres ONG sont arrivées par la suite, les relations ont
toujours été bonnes entre les équipes soignantes. Les ONG nont alors pas adressé
de reproches au Service de santé. Peut-être leurs décideurs éprouvaient-ils une
certaine réticence vis-à-vis de larmée, mais le Médecin en chef François Pons a
déclaré ne pas en avoir ressenti parmi les médecins avec lesquels il a été amené à
travailler.
Le Médecin en chef François Pons a estimé quil était du
devoir des troupes françaises de faire de laction humanitaire. Cest une
tradition ancienne puisque, depuis très longtemps en Afrique, sous forme daide
médicale gratuite ou, même avant, avec le service de santé des troupes coloniales,
larmée sest toujours occupé des populations, même si elle le faisait avec
moins de publicité que certaines ONG.
M. Pierre Brana a noté que le médecin psychiatre était
arrivé sur place le 27 juillet, ce quil a jugé un peu tardif. Il a demandé
sil naurait pas été bon davoir une équipe psychiatrique dès le
départ auprès des troupes françaises. Il a, par ailleurs, souhaité savoir si les
traumatismes psychiques des enfants rwandais avaient été soignés.
Le Médecin en chef Robert de Resseguier a répondu quil
aurait sans doute été souhaitable que le psychiatre participe à lopération dès
le départ, comme cela se pratique aux Etats-Unis. Mais quand une opération est montée,
leffectif est malheureusement toujours restreint au minimum, en particulier au
niveau du soutien. Cest pour cette raison que le psychiatre na pas fait partie
de léquipe médicale mise en place au départ, contrairement à
lépidémiologiste. Il a été fait appel au psychiatre pour les personnels qui
encadraient les opérations denfouissement des cadavres. Ce nétaient pas les
militaires français qui effectuaient le ramassage mais cétaient eux qui
conduisaient les camions et qui dirigeaient les équipes, cétait le Génie de
lair qui creusait les fosses avec les engins dont il était le seul à disposer. Le
psychiatre est arrivé quand on sest aperçu que les personnels qui accomplissaient
ces tâches commençaient à connaître des difficultés dordre psychique.
Le Médecin en chef François Pons a précisé que le psychiatre
sétait également occupé des enfants rwandais même si le traitement psychiatrique
dune personne qui nest pas de même culture et qui ne parle pas la même
langue reste difficile. Toutefois, quelques résultats assez satisfaisants ont été
obtenus.
Le Président Paul Quilès a demandé aux deux officiers leur
opinion sur la critique selon laquelle la création de la zone humanitaire sûre aurait
entraîné une augmentation du risque épidémique du fait de la concentration des
populations.
Le Médecin en chef Robert de Resseguier a rappelé que les
populations sétaient, de toute façon, déjà en partie regroupées dans cette
zone.
Il a souligné quil ny avait pratiquement pas eu de cas de
choléra dans la zone humanitaire sûre. Le choléra est apparu dans la région de Goma en
raison de lépuisement des réfugiés et de leur exode massif. Dans la zone
humanitaire sûre, au contraire, les réfugiés ont pu commencer à reconstituer leurs
forces. Il y a donc eu moins de phénomènes épidémiologiques mais il nen demeure
pas moins que les risques épidémiologiques sont de toute façon aggravés par la
concentration des populations.
Le Président Paul Quilès a demandé si léquilibre entre le
déploiement des moyens humanitaires et militaires était satisfaisant.
Le Médecin en chef Robert de Resseguier a jugé que cet équilibre
était satisfaisant dans sa conception mais que dans la réalisation, lantenne
médicale a été débordée par la masse de réfugiés, comme tous les organismes
présents.
Le Médecin en chef François Pons a souligné que
lopération Turquoise a été la première mission où une telle importance a été
donnée au volet médical et humanitaire. Léquilibre entre moyens militaires et
humanitaires a été bon mais limportance de lépidémie était telle que
toute structure ne pouvait être que dépassée.
Le Président Paul Quilès a demandé sils
sattendaient trouver une situation de cette nature.
Le Médecin en chef François Pons a répondu que la mission
ressemblait un peu à celle que les militaires français avaient lhabitude de mener
au Tchad, en tout cas pour lantenne chirurgicale, dans la mesure où elle consistait
à soutenir les troupes et à traiter les réfugiés. Il a toutefois précisé quil
navait pas prévu que les problèmes auxquels il allait devoir faire face
prendraient une telle dimension.
Le Président Paul Quilès a félicité les deux officiers pour le
travail quils ont accompli dans des conditions particulièrement difficiles.
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