nationale

 

DÉLÉGATION POUR L'UNION EUROPÉENNE

COMPTE RENDU N° 65

Réunion du jeudi 28 janvier 1999 à 9 heures 30

Présidence de M. Henri Nallet

Rapport d'information de M. Jean-Claude Lefort sur les relations économiques entre l'Union européenne et les Etats-Unis

Ayant rappelé qu'il avait exposé à la Délégation les grandes lignes de son rapport le 22 octobre dernier et publié, au nom de celle-ci, un rapport d'étape (n° 1150), M. Jean-Claude Lefort a souligné que l'épisode le plus récent de la « guerre de la banane » illustrait bien les difficultés auxquelles se heurtent les relations économiques transatlantiques ainsi que les enjeux de celles-ci. Les Etats-Unis ont annoncé le 10 novembre dernier leur décision de publier une liste préliminaire de produits européens - vins, fromages, pâtisseries, électroménager, jouets, etc. - sur lesquels ils pourraient imposer des sanctions : les droits de douane seraient portés à 100 % au 1er février 1999, si l'Union européenne ne modifiait pas de nouveau son mécanisme d'importation de bananes. Or, comme l'a rappelé le Président de la Commission européenne, aucun Etat membre de l'OMC n'a le droit de fixer unilatéralement de telles mesures et doit recourir à la procédure de règlement des différends prévue dans le cadre de cette organisation.

Pour le Rapporteur, cette affaire confirme le double jeu des Etats-Unis, qui prônent l'ouverture des marchés tout en conservant ou en édictant des mesures protectionnistes et des lois dotées d'effets extra-territoriaux. Les Etats-Unis sont animés par une logique de superpuissance, tout en souhaitant instaurer un partenariat transatlantique : leur menace de représailles contre les Européens a été annoncée le lendemain de l'approbation par le Conseil de l'Union européenne du partenariat économique transatlantique (PET).

Face à cette situation, l'Union européenne reste affectée par des faiblesses qui l'empêchent de faire jeu égal avec les Etats-Unis, alors que sa place dans la production et le commerce mondiaux est très comparable à la leur. Son cadre institutionnel s'enlise dans une bureaucratie de plus en plus opaque ; l'Union est rarement capable de réunir une position commune dans les dossiers majeurs, hormis quelques cas exceptionnels, comme la riposte aux lois extraterritoriales dites Helms-Burton ou d'Amato-Kennedy, et la résistance opposée par les Etats membres de l'Union dans le domaine du transfert des données personnelles. La France a été isolée dans son opposition à l'accord multilatéral sur l'investissement (AMI) ou au projet de nouveau marché transatlantique (NTM).

De surcroît, les bases de la puissance économique et commerciale de l'Union européenne restent fragiles. Le marché intérieur demeure inachevé et la Communauté européenne poursuit une politique commerciale défavorable à ses intérêts, en pratiquant une politique de libéralisme sans réciprocité au profit des Américains, comme le montre l'adoption, en 1998, du règlement supprimant les aides à la construction navale à partir de l'an 2000 - alors que les Etats-Unis n'ont toujours pas ratifié l'accord OCDE - ou la conclusion des accords d'open skies en matière de transport aérien, qui ont pour effet de consacrer des déséquilibres au profit des Etats-Unis. L'Union européenne est mal préparée à la guerre économique que les Etats-Unis lui livrent depuis que le Président Clinton a mis en _uvre, en 1992, une politique de conquête systématique des marchés. Une réelle disproportion affecte les moyens respectifs des Etats-Unis et de l'Union européenne : ainsi, le réseau Echelon dirigé par les Etats-Unis leur offre un instrument puissant d'espionnage économique, tandis que l'Administration Clinton, tout en pilotant la restructuration des industries stratégiques, a favorisé une large réaffectation des crédits militaires au profit de la recherche civile. L'Europe investit nettement moins dans la recherche que les Etats-Unis ou le Japon ; en outre, faute d'une culture de l'innovation aussi développée qu'aux Etats-Unis, elle ne sait pas exploiter pleinement le potentiel de chercheurs ou d'ingénieurs de qualité dont elle dispose et subit, par exemple, une fuite très importante des cerveaux, comme l'illustrent les milliers d'informaticiens français travaillant dans les laboratoires et les entreprises de la Silicon Valley.

Dans ce contexte, la création de l'euro a présenté, selon le Rapporteur, plus de problèmes et d'incertitudes qu'elle n'a apporté de solutions. Ses partisans y voient un concurrent futur du dollar, qui renforcerait la puissance européenne. Mais les économistes les plus favorables à l'euro s'accordent à penser qu'il faudra de nombreuses années pour qu'il supplante le dollar sur la scène internationale en tant que monnaie de paiement et de réserve. De plus, les critères de convergence du Traité de Maastricht, complétés par le pacte de stabilité et de croissance conclu à Amsterdam en juin 1997, exercent un effet dépressif sur la croissance européenne, et affaiblit donc sa puissance économique. Il en est de même pour la politique monétaire suivie par la Bundesbank, puis par la Banque Centrale Européenne, qui maintient les taux d'intérêt à court terme à 3 %, alors que l'inflation n'a jamais été aussi faible. Les risques de surévaluation de l'euro vis-à-vis du dollar pouvant résulter de ces choix économiques menacent la compétitivité des entreprises européennes. Il est difficile d'affirmer avec certitude que l'euro sera un bouclier contre la crise financière mondiale actuelle, dès lors que les prévisions de croissance pour cette année ont dû être revues à la baisse.

Proposant une série de mesures pour éviter les risques de déclin industriel, et donc l'affaiblissement économique et l'apparition d'un chômage de masse en Europe, le Rapporteur a évoqué la nécessité de modifier les dispositions du statut de la BCE relatives à son indépendance et sa mission, qui se limite actuellement au seul maintien de la stabilité des prix. Il a également préconisé une réorientation des politiques économiques en faveur de la croissance et de l'emploi et a considéré que s'imposaient à cette fin un assouplissement des critères de convergence du Traité de Maastricht ainsi qu'une renégociation du pacte de stabilité et de croissance. Enfin, il a estimé que l'Union européenne devrait utiliser l'euro pour faire entendre sa voix dans les affaires monétaires internationales. Dans cette perspective, le Conseil doit faire valoir sa primauté dans la détermination de la politique de change de l'euro et dans la « représentation externe de l'euro » auprès des instances monétaires internationales (FMI, Banque mondiale, G7).

Abordant la question de la « gouvernance économique » mondiale, le Rapporteur a relevé la contradiction entre la nécessité d'une plus grande régulation des relations économiques internationales et l'absence ou l'insuffisance des institutions aptes à élaborer de telles réglementations. Celles-ci sont dispersées en plusieurs entités (ONU et ses organisations spécialisées, institutions de Bretton Woods, ...), alors que la mondialisation nécessite des décisions plus cohérentes. Les institutions internationales doivent être en mesure de faire face aux multiples défis de la globalisation dans le cadre d'un monde multipolaire. L'unification institutionnelle de ces organisations internationales étant un but à très long terme, il faut s'attacher dès maintenant à améliorer leur coordination et leur coopération, comme le propose le mémorandum intitulé « Face à l'instabilité financière internationale : pour une initiative européenne », présenté au Conseil de l'Union européenne par le Gouvernement français le 26 septembre dernier. Il s'agit de « bâtir les fondations d'un nouveau Bretton Woods, plus légitime, plus efficace » et d'engager les réformes nécessaires pour renforcer et reconstruire le système monétaire et financier international. Mais les Etats-Unis sont réticents à l'égard de telles initiatives, susceptibles de renforcer l'influence de l'Europe au sein du FMI ou du G7 rénovés.

Evoquant le rôle de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) parmi les différentes instances internationales, le Rapporteur a déclaré qu'elle devenait l'enceinte majeure de négociation et de résolution des grands problèmes commerciaux internationaux. Sa création en 1995 par l'Accord de Marrakech a répondu au besoin de pallier les insuffisances du GATT : elle est une véritable organisation internationale et non plus la structure administrative provisoire qui perdurait depuis la fin des années quarante ; elle a vocation à s'occuper de tous les sujets liés au commerce international et à englober tous les pays ; surtout, sa procédure de règlement des différends revêt un caractère contraignant qui doit lui permettre de faire respecter les règles multilatérales.

Toutefois, l'OMC demeure une entité inachevée. La procédure de règlement des différends doit encore asseoir son autorité, notamment dans les grands conflits internationaux, avec des juges internationaux dont l'impartialité doit être incontestable. L'OMC devrait assurer une plus grande transparence de ses travaux, afin de combler un déficit démocratique par ailleurs critiqué ; un rapprochement du système de l'ONU lui assurerait une plus grande légitimité. Elle devrait viser à une plus grande universalité : celle des pays membres, notamment avec l'intégration de la Chine, de la Russie et des pays en développement ; celle des sujets de négociations, qui doivent couvrir les normes sociales fondamentales, les fluctuations monétaires et la lutte contre la spéculation financière internationale, l'investissement, le droit de la concurrence, le commerce électronique, l'environnement.

C'est dans ce contexte que l'Union européenne doit se préparer aux nouvelles négociations commerciales qui commenceront au début de l'an 2000 et, dans l'intervalle, recenser avec précision ses intérêts et ses positions. Le Conseil de l'Union européenne devrait s'unir autour de la définition de ses priorités, afin de pouvoir donner à la Commission européenne des directives claires et précises. Ces négociations devront promouvoir un renforcement des règles multilatérales assurant la loyauté des échanges, plutôt que la poursuite à marche forcée de la libéralisation des échanges, même si la plupart des grands sujets de négociation (agriculture, environnement, commerce électronique, aéronautique ...) seront de nouveau l'objet de conflits entre les Etats-Unis et l'Union européenne. Dans ce contexte, l'Union européenne devrait préférer à une entente privilégiée avec les Etats-Unis la recherche d'alliances avec d'autres pays industrialisés ou en développement.

Résumant ses propositions de conclusions, il a souligné qu'elles étaient inspirées par le souci de permettre à l'Europe de mieux porter remède aux déséquilibres qu'il a exposés. Il a souhaité le renforcement de l'Union européenne, qui passe par une réelle démocratisation, ainsi que la garantie du principe de subsidiarité. Cet objectif exige également la remise à plat des dogmes libéraux sur lesquels se fonde l'Union économique et monétaire. Le contrôle du Parlement devrait être renforcé afin d'éviter de placer l'opinion publique devant le fait accompli, comme ce fut le cas lors des négociations de l'AMI.

L'Europe doit renforcer sa stratégie industrielle dans les secteurs de hautes technologies, l'aéronautique, l'espace, les technologies de l'information et les biotechnologies ; l'Europe peut mettre fin à la domination américaine dans ces domaines.

Le Rapporteur a enfin insisté sur la nécessité pour l'Europe de préserver son modèle social, non plus en se focalisant sur la seule défense de l'exception culturelle, mais en adoptant une stratégie offensive, en vue de promouvoir certaines de ses valeurs politiques fondamentales dans les négociations commerciales internationales, comme celle de l'intervention de l'autorité politique dans la régulation économique.

En conclusion de son exposé, le Rapporteur a espéré que ce rapport, qui traite un sujet peu exploré jusqu'ici, permette de tracer des pistes de réflexion pour l'avenir.

M. Jacques Myard a salué la richesse du rapport, qui constituera un ouvrage de référence sur un sujet méconnu par l'Assemblée nationale. Il a déploré que celle-ci ne suive pas suffisamment des négociations qui déterminent pourtant les échanges internationaux et le droit économique des Etats. Il a insisté sur le fait que les relations économiques entre l'Union européenne et les Etats-Unis déterminent des choix de politique interne et souligné que le pouvoir de décision en matière économique a été transféré à un niveau supra européen.

M. Camille Darsières a apprécié l'intérêt de ce travail, dans la mesure où il présente une synthèse des multiples aspects des relations entre l'Union européenne et les Etats-Unis. Il met en relief le fait, trop souvent occulté, que les Etats-Unis, de façon directe ou par l'intermédiaire de relais en Amérique latine, violent les principes définis par le Bureau international du travail (BIT). Dans le domaine de la banane, l'Union européenne négocie avec les Etats-Unis, qui dominent les multinationales de cette région du monde, comme si les conditions de la lutte économique étaient égales, alors que la concurrence est faussée : les salaires des ouvriers de la banane sont six fois plus élevés aux Antilles qu'en Amérique latine. De plus, les Etats-Unis ont obtenu, par l'intermédiaire de deux pays de cette région, qu'il n'y ait plus d'observateurs du BIT dans les négociations, afin d'éviter la dénonciation de leurs violations des règles internationales du travail. La Délégation doit donc rappeler la nécessité d'appliquer ces règles.

Pour M. Gérard Fuchs, le rapport démontre que, face à la mondialisation financière, économique, technologique, seule l'Union européenne peut permettre d'intervenir efficacement. Il convient donc de veiller à son orientation politique et renforcer son organisation. La philosophie générale qui sous-tend le rapport suscite son approbation, même si plusieurs points des conclusions méritent la discussion.

Exprimant son accord sur ce dernier point, Mme Béatrice Marre a souligné le caractère très complet du rapport, qui éclaire les méthodes d'influence et d'action des Etats-Unis, avant de souhaiter que l'Union européenne fasse preuve d'une plus grande fermeté vis-à-vis de ceux-ci. Elle a insisté sur la nécessité de renforcer l'Union européenne, de dénoncer les dangers du bilatéralisme et de promouvoir la transparence dans les négociations.

M. Alain Barrau a salué le travail du Rapporteur, qui, dans le prolongement de celui qu'il a présenté en octobre dernier, réalise une synthèse de questions abordées généralement de manière éparse, trace les voies d'un renforcement de l'Europe et indique des pistes de réflexion sur la manière dont l'Union européenne pourrait aborder les futures négociations de l'OMC. Il a estimé que la représentation nationale devait avoir son mot à dire sur ces négociations.

M. François Guillaume a souligné l'intérêt pédagogique du rapport, qui analyse le cheminement de décisions qui s'imposent à l'Europe et à la France. Dans le cadre des prochaines négociations, la France risque de subir une pression du Royaume-Uni et de l'Allemagne en faveur des thèses américaines. Au-delà du conflit sur la banane, se profile la volonté américaine de porter atteinte aux accords de Lomé ; sans la France, ces accords n'auraient pas l'importance qu'ils ont aujourd'hui. Le Conseil devrait indiquer à la Commission les grandes lignes de la position qu'elle défendra dans le cadre des négociations de l'OMC sans lui laisser une marge de man_uvre trop grande. Sur les sujets les plus importants de ces négociations, tels que l'agriculture, l'aéronautique ou les services, le Parlement français devrait définir une position claire sur laquelle le Gouvernement pourrait s'appuyer. Dans le domaine monétaire, l'euro risque de n'être que le « faux-nez » du deutschemark ; or, face aux Etats-Unis qui n'hésitent pas à instaurer des protections non tarifaires - pour compenser les pertes liées à la réduction des protections tarifaires - ou à utiliser le dollar pour favoriser son commerce, la France devrait promouvoir une politique monétaire européenne cohérente.

Ayant apprécié l'ampleur du sujet traité par le rapport et les pistes de réflexion qu'il ouvre, M. Pierre Brana a considéré que, si l'on peut se mettre d'accord sur le principe d'une réforme des organisations économiques internationales, il reste à en définir les modalités, par exemple l'introduction d'une clause sur le respect des droits de l'Homme dans l'accord sur l'organisation mondiale du Commerce dans la perspective d'une adhésion de la Chine.

Après avoir également noté la qualité du rapport et partagé le souci qu'il exprime de voir l'Europe adopter une position plus ferme à l'égard des Etats-Unis, M. Pierre Lequiller a exprimé des réticences à l'égard de certains points des conclusions ; en particulier, celui qui demande la remise à plat des dogmes économiques libéraux définis par le Traité de Maastricht ainsi que la révision des statuts de la Banque de France pour parvenir à un Gouvernement économique donnant des instructions à la Banque Centrale Européenne, lui paraît contraire à ce qui a été voté par le peuple français et se retournerait contre l'intérêt de l'Europe. De même, tout en souscrivant aux analyses du Rapporteur sur la volonté américaine d'hégémonie politique et diplomatique, il n'en tire pas les mêmes conclusions et se prononce en faveur d'une politique extérieure et de sécurité commune regroupant nos forces politiques et militaires pour permettre à l'Europe d'exercer une influence sur la scène internationale. S'étant enquis des suites données à la suggestion consistant à organiser chaque mois une séance de questions d'actualités consacrée aux affaires européennes, il a reçu du Président Henri Nallet l'assurance que cette proposition avait été transmise au Président de l'Assemblée nationale.

En réponse à une question de M. Pierre Brana, le Rapporteur a rappelé que le système satellitaire avait été intégré au réseau Echelon, géré par l'agence de sécurité américaine NSA en liaison avec l'Australie, le Canada, la Grande Bretagne et la Nouvelle-Zélande, et qu'il permet de capter l'ensemble des appels téléphoniques, fax et courriers électroniques dans le monde entier et de fournir tous les jours au Président des Etats-Unis, après retraitement, une information sur les décisions économiques prises par les Etats et les grandes entreprises.

La Délégation a commencé l'examen des conclusions proposées par le Rapporteur.

A l'initiative de Mmes Béatrice Marre et Nicole Catala, de MM. Gérard Fuchs, Jacques Myard et du Président Henri Nallet, la Délégation a modifié la rédaction des considérants, M. Pierre Lequiller exprimant ses réserves à l'égard de prises de position qu'il a jugées hostiles aux Etats-Unis, alors que ceux-ci demeurent, comme l'a également souligné le Président Henri Nallet, nos alliés et nos amis.

Abordant le dispositif des conclusions, la Délégation a adopté, compte tenu de modifications suggérées par MM. François Guillaume, Gérard Fuchs, Pierre Brana, Mmes Béatrice Marre, Nicole Catala et le Président Henri Nallet : le point 1, qui condamne la menace américaine d'infliger des sanctions tarifaires à l'Union européenne en violation des règles de l'OMC ; le point 2, qui soutient l'action de l'Union européenne dans le cadre de la procédure de règlement des différends de l'OMC ; le point 3, qui demande une coordination des organisations internationales face à la mondialisation des échanges, laquelle doit être encadrée par les Etats ; le point 4, qui prône une rénovation de l'OMC et demande, sous la condition du respect des droits de l'homme, l'admission de la Chine, de la Russie et des pays en développement, ainsi que le renforcement de la procédure de règlement des différends.

La Délégation a décidé de poursuivre, au cours de ses prochaines réunions, l'examen des conclusions du rapport d'information de M. Jean-Claude Lefort.