DÉLÉGATION POUR L'UNION EUROPÉENNE

COMPTE RENDU N° 88

Réunion du jeudi 21 octobre 1999 à 9 heures

présidence de M. Alain Barrau

I. Audition de M. Pierre Moscovici, ministre délégué chargé des affaires européennes

S'étant déclaré prêt à venir régulièrement devant la Délégation pour exposer la préparation de la présidence de l'Union européenne, que la France exercera au deuxième semestre de l'an 2000, M. Pierre Moscovici, ministre délégué chargé des affaires européennes, a développé quatre grands thèmes : la mise en place du nouveau Parlement européen et de la nouvelle Commission ; la réunion du Conseil européen extraordinaire à Tampere, en Finlande, les 15 et 16 octobre dernier ; la conférence de Seattle, qui doit lancer un nouveau cycle de négociations multilatérales ; enfin, le tout récent rapport de la Commission européenne consacré aux perspectives d'élargissement de l'Union.

Sur le premier point, il a relevé un risque d'asymétrie dans les pouvoirs du Parlement européen et de la Commission, découlant à la fois de l'accroissement des pouvoirs institutionnels du Parlement depuis l'entrée en vigueur du traité d'Amsterdam et du terrain politique perdu par la Commission Santer : la Commission est juridiquement responsable devant le Parlement européen en raison des pouvoirs qu'il exerce en matière budgétaire et du renforcement de ses prérogatives législatives, mais elle tend également à être responsable politiquement devant lui, puisqu'il dispose désormais du pouvoir d'investir son Président et l'ensemble du collège des commissaires. Le Parlement européen détient ainsi l'ensemble des compétences parlementaires classiques et exerce un contrôle effectif de la Commission, comme l'ont montré les auditions individuelles des Commissaires préalablement au vote d'investiture du 15 septembre. C'est l'aboutissement d'un long processus qu'il faut maintenant absorber et non pas accentuer.

Face à un Parlement qui dispose de prérogatives institutionnelles et politiques croissantes, la nouvelle Commission devra apporter la preuve qu'elle dispose d'une autorité plus forte que celle de la Commission précédente, afin d'éviter une parlementarisation excessive des institutions européennes, qui n'ont pas été conçues dans cet esprit. Pour conjurer ce risque, la Commission Prodi est mieux armée pour résister à la pression du Parlement : son Président est doté d'une personnalité et d'une autorité politique indéniables, et ses membres semblent avoir un poids individuel plus lourd que ceux de l'équipe sortante ; ensuite, la nouvelle Commission, plus collégiale, affiche la volonté de tirer les leçons des errements de la période précédente. Par ailleurs, le Parlement européen ne souhaitera pas endosser la responsabilité de crises institutionnelles répétées. Enfin, la nouvelle Commission devrait nouer, dans son propre intérêt, et peut-être plus que par le passé, des alliances avec le Conseil afin de mieux résister à certaines tentatives du Parlement.

La question est de savoir jusqu'où le Parlement européen cherchera à pousser son avantage, notamment par rapport au Conseil des ministres de l'Union, son pouvoir législatif ayant été accru du fait de l'extension de la codécision.

Le Parlement pourrait chercher, lors de la prochaine Conférence intergouvernementale, non seulement à revendiquer le droit d'y participer, ce qu'il a déjà fait, ou à obtenir une extension de la codécision - c'est une conséquence logique de l'extension souhaitable du champ de la majorité qualifiée - mais peut-être surtout à conquérir le pouvoir constituant et celui de ratifier les traités.

Une telle revendication ne peut laisser indifférents ni les gouvernements ni les parlements nationaux. Paradoxalement, à l'époque où le Parlement européen prend une place de plus en plus importante dans l'ordre institutionnel de l'Union, une forte abstention a pu être constatée lors des dernières élections. De surcroît, un parlementarisme trop poussé de l'ordre communautaire risquerait de créer un conflit de légitimité et de déstabiliser ainsi l'équilibre entre la légitimité populaire incarnée par les gouvernements, qui siègent au Conseil, et celle des peuples européens, que le Parlement veut représenter.

Ce contexte doit nous rendre extrêmement attentifs aux conditions dans lesquelles s'ouvrira, en mars prochain, la Conférence intergouvernementale sur la réforme des institutions européennes.

De ce point de vue, le rapport qui vient d'être remis par un groupe de « Sages », institué par la Commission autour de M. Jean-Luc Dehaene, ne contribue pas à clarifier la situation. En effet, l'idée principale de ce rapport, qui est de transformer la prochaine CIG en exercice constitutionnel, tout en prétendant achever les travaux à la fin 2000 - afin de ne pas retarder l'élargissement - paraît irréaliste. Si cette idée de constitutionnalisation, qui est aujourd'hui prématurée, était retenue comme objectif de la future CIG, elle conduirait à un échec cuisant, car les Etats membres n'y sont pas prêts. Ce rapport, demandé par la Commission, peut être source de malentendus, non seulement pour les Etats membres et pour les pays candidats, mais aussi pour la Commission elle-même. Même si, juridiquement, la Commission pourrait prendre l'initiative de déposer, au début de la CIG, un projet constitutionnel, cette solution n'est pas souhaitable, l'expérience des précédentes CIG ayant montré que ce sont les Etats membres, et non la Commission, qui ont joué le rôle essentiel. Ensuite, le rapport Dehaene laisse accroire que la prochaine CIG pourrait constituer, en quelque sorte, un « grand soir constitutionnel » permettant de régler, une fois pour toutes, le fonctionnement d'une Union élargie à vingt-cinq ou trente membres : telle n'est pas la réalité des positions des Etats membres et des opinions publiques européennes, dont les futures présidences portugaise et française devront tenir compte. Le rapport des Sages, au demeurant, est plus ambitieux sur la procédure qu'il n'est loquace sur la manière d'améliorer concrètement le fonctionnement de l'ordre institutionnel européen et de le rendre plus légitime aux yeux des citoyens.

La démarche des Sages est louable, et leur rapport contient des propositions utiles, mais leur approche constitutionnelle revient à « charger la barque » de la CIG, au risque de l'empêcher d'arriver à bon port, et de renvoyer l'élargissement aux calendes grecques. Il faut être plus réaliste et partir des trois mesures laissées en suspens à Amsterdam, pour tenter d'aller aussi loin que possible sur des questions connexes. Si l'Union y parvient sous la présidence française, ce sera déjà un beau succès, qui permettra l'élargissement.

Le Conseil européen de Tampere était le premier Conseil européen consacré aux affaires intérieures et de justice. Il avait pour objet de définir des orientations politiques au plus haut niveau pour la mise en place de l'espace de sécurité, de liberté et de justice. La présidence finlandaise avait retenu un ordre du jour ambitieux, autour de trois thèmes majeurs : les migrations et l'asile, la mise en place d'un espace judiciaire européen, la lutte contre la criminalité transfrontière.

Les résultats sont plutôt bons et assez conformes à la vision défendue en commun par le Président de la République et le Premier ministre, même si les conclusions ne sont pas toujours, dans le détail, parfaitement à la hauteur de nos attentes. En tout état de cause, la France a pu faire passer un certain nombre de points auxquels elle tenait et réussi à éviter ce qu'elle refusait.

Ainsi, dans le domaine de l'immigration, notre approche globale des phénomènes migratoires, tenant compte d'abord de la situation des pays d'origine des migrants et de la nécessité de stabiliser les populations, a prévalu. C'est ainsi que l'idée de partenariats avec les pays d'origine pour favoriser le codéveloppement a été retenue ; par ailleurs, les étrangers légalement installés dans l'Union verront leurs droits progressivement rapprochés de ceux des citoyens de l'Union ; ils devront enfin avoir la possibilité, au bout d'une certaine durée, d'acquérir la nationalité de l'Etat membre dans lequel ils résident.

Dans le domaine de l'asile, le Conseil n'a pas voulu instaurer un système unique, objectif vers lequel il faut tendre très progressivement, après une harmonisation des procédures nationales, dans le respect de la convention de Genève. Pour la mise en place d'un véritable espace de justice, le Conseil européen a considéré que le principe, pour lequel la France a toujours fortement plaidé, de la reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires civiles et pénales devrait constituer la pierre angulaire de la coopération judiciaire. Cette avancée importante aura des répercussions concrètes, notamment en droit de la famille - pour la garde des enfants en cas de divorce - et dans le règlement des litiges concernant les entreprises, notamment pour le recouvrement de créances, qui peuvent mettre certaines PME en difficulté.

Pour lutter contre la criminalité organisée, le Conseil européen a souligné le rôle majeur que devra jouer Europol et annoncé la mise en place d'un institut européen de formation de la police, qui mettra en réseau des écoles nationales existantes et pourra accueillir les responsables de la police des pays candidats à l'adhésion. Il a également annoncé la création d'Eurojust, une unité composé de procureurs et de magistrats, qui travailleront en étroite liaison dans le cadre des procédures judiciaires nationales.

Enfin, pour lutter contre le blanchiment de l'argent, le Conseil européen a affirmé la nécessité d'une définition uniforme des infractions dans tous les Etats membres et de l'accès aux informations confidentielles dans le cas d'enquêtes - en particulier la levée du secret bancaire - et a demandé que soient élaborées des normes communes pour empêcher le recours à des sociétés écrans destinées à blanchir les produits du crime.

Ces décisions, qui sont assorties d'un tableau de bord et d'un échéancier, feront l'objet, lors du Conseil européen de la fin 2001, sous présidence belge, d'un débat sur les progrès réalisés. Mais plusieurs tâches importantes devront être réalisées avant la fin 2000 et concerneront la présidence française de l'Union : l'adoption de dispositions législatives européennes pour lutter contre l'immigration clandestine, la traite des êtres humains et l'exploitation économique ; l'adoption d'un programme de mesures destinées à mettre en _uvre le principe de reconnaissance mutuelle des décisions de justice ; avant 2001, l'examen d'un rapport visant à éliminer les obstacles au bon déroulement des procédures civiles.

S'agissant de la préparation de la Conférence de Seattle, le Conseil « Affaires générales » qui s'est tenu à Luxembourg le 11 octobre dernier a élaboré un très bon texte sur la position de l'Union européenne. Tout d'abord, ce projet de mandat du Conseil à la Commission consacre notre vision du prochain cycle de négociations, qui doit être, d'une part, un cycle global, signifiant que rien ne pourra être décidé tant qu'il n'y aura pas d'accord sur l'ensemble des thèmes de négociation, d'autre part, un cycle large, allant au-delà de l'« agenda intégré » de Marrakech, qui prévoyait la réouverture obligatoire à partir de 2000 des discussions sur l'agriculture et les services. L'Union souhaite y ajouter des négociations sur l'investissement, la protection internationale de la propriété industrielle, le droit de la concurrence, les marchés publics, les normes environnementales et les normes sociales.

Deuxièmement, ce texte fait référence intégralement aux conclusions du Conseil « Agriculture » du 27 septembre dernier, qui valent donc désormais position de l'Union. Celles-ci comportent de multiples références au modèle européen d'agriculture fondé sur la multifonctionnalité, ainsi qu'une référence au principe de précaution, et elles précisent la stratégie de négociation en matière agricole, qui s'appuiera sur quelques principes simples : les décisions adoptées dans le cadre de l'Agenda 2000 doivent constituer le mandat de négociation de la Commission, conformément aux conclusions du Conseil européen de Berlin de mars dernier ; s'agissant des soutiens internes, l'Union souhaite le respect de l'équilibre de Marrakech, en particulier le maintien durable d'une « boîte bleue », c'est-à-dire des aides directes de la PAC, garantes de la multifonctionnalité de notre agriculture. Par ailleurs, l'Union est prête à examiner un processus de réduction des soutiens à l'exportation à la condition impérative que les concessions soient équilibrées avec celles consenties par les autres grandes puissances agricoles, notamment les Etats-Unis.

Troisièmement, ce texte appelle à une ouverture croissante des échanges dans le domaine des services, afin de promouvoir les avantages comparatifs de l'Europe dans le domaine des télécommunications, des services financiers et des services environnementaux.

Cependant, ce texte restait nettement insuffisant sur deux points importants, ce qui a justifié le refus de la France et de l'Allemagne de l'approuver définitivement comme mandat du Conseil pour la conférence de Seattle. Notre premier souci était que l'Union soit plus attachée à ce que les normes sociales fondamentales - notamment les droits fondamentaux du travail - soient mieux prises en compte dans le commerce international et que le projet de la présidence soit à la fois plus précis et plus contraignant. Le deuxième point, absolument essentiel pour nous, concerne la préservation des identités culturelles.

Les Représentants permanents des Quinze, réunis hier à Bruxelles, sont parvenus, grâce à nos efforts et à l'appui de la présidence et de la Commission, à un texte de compromis sur ces deux difficultés. En ce qui concerne notamment la question culturelle, nous avons pu convaincre nos partenaires d'adopter une formulation qui reprend l'ensemble des conditions que nous avions exigées. Cette rédaction devrait préciser que l'Union veillera, au cours des prochaines négociations OMC, à garantir, comme dans le cycle d'Uruguay, la possibilité pour la Communauté et ses Etats membres de préserver et de développer leur capacité à définir et mettre en _uvre librement leurs politiques culturelles et audiovisuelles, afin de préserver leur diversité culturelle.

Au total, le Gouvernement a parfaitement respecté l'esprit et la lettre de la résolution adoptée très récemment par la Délégation, sur le rapport - de très grande qualité - de Mme Béatrice Marre, avec la préoccupation majeure que le Conseil donne un mandat politique clair à la Commission.

Les négociations d'adhésion à l'Union européenne se poursuivent à leur rythme avec six pays candidats (Hongrie, Pologne, République tchèque, Slovénie, Estonie et Chypre), mais les secteurs les plus difficiles, à savoir l'agriculture, la politique sociale, la fiscalité, la monnaie, n'ont pas encore été abordés. La Commission européenne a publié, le 13 octobre, un rapport sur les progrès effectués par les pays candidats, dans lequel elle recommande au Conseil européen, qui se réunira en décembre à Helsinki, d'ouvrir en l'an 2000 les négociations avec les autres pays candidats, à savoir Malte, Lettonie, Lituanie, Slovaquie, Roumanie et Bulgarie, même si ces deux derniers pays font l'objet de réserves que la France s'efforcera de lever. Enfin, elle recommande pour la Turquie le statut de candidat, même si les négociations ne pourront être ouvertes qu'en fonction des efforts que ce pays doit encore accomplir, notamment pour le respect des droits de l'homme. Cette approche positive rejoint totalement les préoccupations françaises. Contrairement aux propos tenus par M. Romano Prodi voici quelques semaines, la Commission ne recommande pas une accélération du calendrier et ne suggère pas de fixer dès à présent une date pour l'adhésion des six premiers candidats. Fixer in abstracto une telle date, alors que les négociations les plus difficiles n'ont pas commencé, aurait abouti à dénaturer le processus d'adhésion et à faire aux pays candidats une promesse dont aucune des parties ne sait si elle pourra être tenue. En revanche, il serait beaucoup plus utile que le Conseil européen indique que l'Union sera prête à accueillir de nouveaux membres à une date à déterminer, qui pourrait être 2002 ou 2003. Il confirmerait ainsi le lien, souhaitable, entre l'élargissement et l'achèvement de la réforme institutionnelle destinée précisément à préparer l'Union aux prochaines adhésions.

La Commission a parfaitement tenu compte du souci exprimé par certains Etats membres, au premier rang desquels la France, que le prochain Conseil européen d'Helsinki ne marginalise pas les six candidats du second groupe, étant entendu que l'ouverture des négociations devra être différenciée en fonction de la situation de chacun d'entre eux.

En guise de conclusion, le ministre délégué a évoqué la charte des droits fondamentaux : le Conseil européen est parvenu à un accord sur la structure du groupe de rédaction de la Charte, dont l'élaboration avait été décidée par le Conseil européen de Cologne. Ce groupe sera composé de soixante-deux membres : quinze représentants personnels des Chefs d'Etat ou de gouvernement - le Président de la République et le Premier ministre ont désigné M. Guy Braibant, Conseiller d'Etat - ; un représentant du Président de la Commission ; seize membres du Parlement européen ; trente membres des parlements nationaux. Cette instance devrait parvenir à un texte lors de la présidence française de l'Union, au second semestre 2000. Il restera ensuite à décider du statut futur de ce texte, qui devrait être, dans un premier temps, une déclaration des trois institutions de l'Union, mais qui, le moment venu, pourrait être intégré, en préambule, aux traités.

Enfin, pour répondre à une lettre récente du Président Alain Barrau déplorant le nombre excessif de demandes d'examen en urgence, le ministre délégué a expliqué le recours à cette procédure pour quinze textes sur les cent vingt transmis depuis le début de l'année, dont neuf entre le 30 juin et le 30 septembre, par la reprise de l'activité normative après la suspension de l'activité de la Commission et du Parlement européen au premier semestre, par la mise en place de nouvelles institutions comme le haut représentant pour la PESC ou l'Office de lutte contre les fraudes, enfin par les crises humanitaires du Kosovo et du Timor oriental. Sur les neuf textes qui ont fait l'objet d'une procédure d'examen accéléré durant l'été, sept ont été adoptés. La proposition de règlement relative à l'Agence de reconstruction du Kosovo est actuellement bloquée par le Parlement européen ; quant à la proposition de décision relative à la prorogation de l'accord international sur le café, elle est suspendue faute de décision des instances compétentes des Nations-Unies.

Après l'exposé du ministre délégué, M. Jacques Myard a félicité celui-ci pour la lucidité nouvelle dont témoignaient de sa part les réserves exprimées à l'encontre du rapport des « Sages ». De fait, les prétentions du Parlement européen vis-à-vis de la Commission vont marginaliser le Conseil de l'Union européenne. Le bien fondé d'une extension de la codécision est contestable dès lors que les membres du Parlement européen sont, du fait du mode de scrutin, des « députés nommés ».

Pour lui, l'Union européenne brasse trop de sujets à la fois ; même s'il convient de lutter contre la criminalité transfrontière, l'exercice par l'Union de compétences dans le domaine de la justice est une fuite en avant qui ne peut mener qu'à une impasse. Dans l'intérêt même de l'Europe, le ministre délégué devrait approfondir ses interrogations et ses réserves.

M. François Loncle s'est prononcé en faveur d'une harmonisation législative plus poussée en matière d'asile et d'immigration. Il a demandé si la position de la Commission sur la candidature de la Turquie - laquelle suscite des réticences à l'Assemblée nationale et dans l'opinion publique - rejoignait celle du Gouvernement.

Evoquant les réserves du ministre délégué à l'égard du rapport des « Sages » et rappelant que M. Pierre Moscovici avait également récusé la procédure communautaire pour la révision des traités, M. Maurice Ligot lui a demandé quelle méthode il préconisait pour la réforme des institutions, dont le Gouvernement souligne pourtant qu'elle constitue un préalable à l'élargissement. Il a par ailleurs contesté la proposition de la Commission sur la candidature de la Turquie, craignant qu'elle place les Etats membres devant le fait accompli, contre l'avis de l'opinion et des élus.

Mme Nicole Ameline a indiqué que si la coopération policière européenne fonctionnait dans des conditions satisfaisantes, il n'en était pas de même de la coopération judiciaire, qui doit pourtant être considérée comme une obligation. Le retard pris en ce domaine est préjudiciable à la perception que les citoyens européens peuvent avoir de l'Union européenne. Mme Nicole Ameline a également interrogé le ministre sur l'évolution du droit d'asile : les événements du Kosovo, en engendrant des déplacements de population, ont tendu à donner à ce droit, de caractère individuel, une dimension collective. Dans la réforme institutionnelle, il faut sans aucun doute faire preuve de pragmatisme, car les enjeux de pouvoir rendent le processus particulièrement complexe ; mais en même temps, il ne faut pas perdre de vue la nécessaire ambition que représente l'unification politique du continent européen. Il y a là un véritable défi intellectuel et politique à relever.

Mme Béatrice Marre, rejoignant ces propos, a constaté que la première responsabilité de la présidence française serait de régler les problèmes institutionnels en suspens au sein de l'Union européenne, qui sont présentés comme autant d'obstacles à l'élargissement. Pour autant, la France, qui a toujours été en pointe dans la construction européenne, est particulièrement bien placée pour défendre une ambition à plus long terme ; dans cette perspective, l'idée d'une Constitution européenne lui semble intéressante. Se réjouissant des convergences de vues auxquelles était parvenu le Conseil européen extraordinaire de Tampere en matière de coopération policière et de coopération judiciaire pénale, elle s'est interrogée sur la charge financière qui pourrait résulter d'initiatives telles que la création du réseau Eurojust ou celle d'une école de police commune.

Elle a souhaité savoir si la France avait une position identique à celle de la Commission européenne à l'égard de la candidature de la Turquie. Tout en enregistrant avec satisfaction l'accord obtenu au Coreper du 20 octobre sur les négociations de l'OMC et l'identité de vues entre la France et l'Allemagne, elle a estimé que les déclarations de la négociatrice américaine, Mme Charlène Barshefsky, laissaient présager des négociations très difficiles.

M. François Guillaume a souligné que le traité d'Amsterdam avait rompu l'équilibre institutionnel entre la Commission et le Parlement européen, et que la double investiture du Président et des membres de la Commission par le Parlement - qui équivaut à une élection - confère à la Commission un poids politique qu'elle ne devrait pas avoir. Au surplus, la connivence entre la Commission et le Parlement leur permet d'arracher des pouvoirs au Conseil de l'Union européenne. Il s'est étonné de ce que les déclarations du président de la Commission, M. Romano Prodi, selon lesquelles il avait choisi lui-même les commissaires, qu'il ferait démissionner en cas de désaccord, et se considérait comme le Premier ministre de l'Europe, n'aient pas suscité de réactions. Constatant que le ministre délégué était opposé aujourd'hui aux conclusions du rapport du comité des « Sages », il a jugé que M. Moscovici se trouvait dans la situation de l'apprenti sorcier, qui n'est plus en mesure d'arrêter un phénomène qu'il a lui-même provoqué.

Tout en se félicitant de l'introduction par la Commission d'une clause sur l'exception culturelle dans la préparation de la conférence ministérielle de l'OMC, M. François Guillaume a regretté que la position affichée par l'Union européenne soit plus défensive qu'offensive. Il s'est demandé comment l'Union européenne allait s'y prendre pour contrer les Etats-Unis dans les domaines de la culture et de l'agriculture, surtout si le Président américain ne dispose pas d'un mandat de négociation global.

Considérant que la Slovaquie, qui figure actuellement parmi les pays candidats de la deuxième vague, paraissait dès aujourd'hui plus avancée sur la voie de l'adhésion que certains pays de la première vague, il s'est demandé si le processus d'adhésion de ce pays ne pourrait pas être accéléré. Il s'est par ailleurs interrogé sur l'adéquation des perspectives financières arrêtées à Berlin au coût du processus d'adhésion.

Le Président Alain Barrau a noté une contradiction entre la volonté affichée par certains de procéder à la réforme institutionnelle avant l'élargissement tout en envisageant des perspectives constitutionnelles qui ne sont pas d'actualité aujourd'hui. Mieux vaut, dans un souci d'efficacité, faire porter la réflexion sur les moyens de rendre plus opérationnelles les institutions actuelles.

En réponse aux intervenants, le ministre délégué a apporté plusieurs éléments d'information.

La réforme institutionnelle - que le Parlement avait appelée de ses v_ux en ajoutant au dispositif de la loi autorisant la ratification du traité d'Amsterdam un article 2 affirmant la détermination de la France de voir réaliser des progrès substantiels dans la voie d'une réforme des institutions - constituera un exercice très difficile. Il conviendra de conjurer le risque d'un « recul programmé », sans pour autant succomber à la tentation d'une « fuite en avant ». Si, à titre personnel, le ministre délégué n'éprouve pas d'hostilité philosophique à l'idée d'une Constitution européenne, il considère, d'une part, qu'elle ne pourrait en aucun cas se substituer aux constitutions nationales et, d'autre part, qu'il vaudrait mieux parler de la formation progressive d'un bloc de constitutionnalité à travers la construction, jour après jour, de l'édifice juridique communautaire. Inscrire à l'ordre du jour de la prochaine conférence intergouvernementale la mise en place d'une constitution européenne ne ferait que mettre en danger l'exercice de réforme des institutions. Il faut savoir, en effet, que la simple perspective d'une extension du vote à la majorité qualifiée suscite déjà de fortes réticences de la part de certains Etats membres. L'ordre du jour de la Conférence doit porter sur les trois questions laissées en suspens à Amsterdam, ainsi que sur un certain nombre de mesures simples relatives au fonctionnement interne de la Commission et du Conseil, l'objectif étant de mettre l'Europe en état d'accueillir les premiers pays candidats. Ses travaux devraient aboutir sous la présidence française, pour peu que le résultat des négociations ne porte pas atteinte à nos intérêts de souveraineté. Il convient dès maintenant de réfléchir de manière prospective - et ce pourrait être un thème de travail pour la Délégation pour l'Union européenne - aux structures institutionnelles d'une Europe élargie à trente pays.

L'approche développée par la Commission à propos de la Turquie, dans son dernier rapport sur les négociations d'adhésion, rejoint la position constamment défendue par la France, depuis 1963, quel que soit le Gouvernement en place, et qui consiste à reconnaître la vocation européenne de ce pays. L'octroi à la Turquie du statut de candidat officiel à l'adhésion implique pour ce pays des droits, comme l'examen analytique de l'intégration de l'acquis communautaire (screening) ou la participation au programme Phare, mais aussi des devoirs, comme l'obligation de respecter les critères de Copenhague en matière de démocratie et de respect des droits de l'homme. Il n'est pas question d'ouvrir des négociations d'adhésion avec la Turquie tant que ces critères ne sont pas remplis. L'approche développée par la Commission est partagée par treize Etats membres ; la Grèce s'est, pour sa part, engagée dans la voie de relations nouvelles avec la Turquie, tandis que la Suède est désormais le dernier pays à manifester une attitude de totale opposition.

Un régime commun d'asile sera mis en place dans le plein respect du calendrier prévu par le traité d'Amsterdam. Le Conseil européen de Tampere se situe clairement dans une logique d'harmonisation plutôt que de communautarisation, laquelle s'apparenterait à une forme de "fuite en avant". C'est ainsi que les conclusions de la Présidence insistent sur la nécessité de définir des normes minimales d'accueil des réfugiés et prévoient, dans le respect de la convention de Genève, d'harmoniser les procédures d'asile. La France s'est opposée à la mise en place d'un système unique de demande d'asile ainsi qu'à l'instauration d'une procédure d'urgence qui avait déjà été proposée par l'Autriche et les Pays-Bas pendant la crise du Kosovo. Le Conseil s'est en revanche prononcé pour la création d'un fonds de solidarité en cas d'afflux massif de réfugiés.

En matière de visas, l'harmonisation est déjà très engagée. Les orientations définies par le Conseil européen dans le domaine de la gestion des flux migratoires reposent sur le codéveloppement et le partenariat avec les pays d'origine et l'intégration des immigrés en situation régulière. S'agissant de la coopération judiciaire et policière, le Conseil européen s'est prononcé en faveur de la mise en place de réseaux entre services européens de police et de justice, qui ne devrait pas engendrer de profondes modifications des dépenses prises en compte dans les perspectives financières de l'Union européenne.

Le Conseil « Affaires générales » pourrait aboutir, avant le 15 novembre, à un accord sur un mandat pour les prochaines négociations de l'OMC, dès lors que la réserve française sur le texte proposé par la Commission sera levée. Il faut toutefois être conscient que, même munie d'un mandat solide, la Commission européenne ne sera pas dans une situation facile à la Conférence de Seattle et que les discussions devront être poursuivies au Conseil sur les objectifs de négociation de l'Union. Si, dans les domaines de la culture et de l'agriculture, l'Union européenne a surtout des intérêts défensifs, elle a aussi des intérêts offensifs, par exemple dans la promotion des normes européennes en matière de services, d'organisation du travail et de droits fondamentaux. Sur tous ces points, il paraît possible de rechercher des stratégies d'alliances avec des pays tiers.

L'élargissement de l'Union européenne doit reposer sur une approche différenciée selon la situation de chaque Etat : si des pays de la deuxième vague progressent plus vite que certains de la première vague dans la voie de l'intégration de l'acquis communautaire, ils pourront les devancer dans la voie de l'adhésion à l'Union. La Commission européenne propose d'ailleurs de placer tous les pays candidats sur la même ligne, l'adhésion intervenant en fonction des progrès réalisés par chacun d'entre eux.

Il n'y a pas, en matière institutionnelle, de rupture par rapport au traité de Rome. L'autorité politique de la Commission était inscrite dans les traités. Il convient toutefois de préserver les équilibres institutionnels : si le Parlement européen se renforce en même temps que la Commission, cette dernière doit rester dans son rôle et ne pas chercher à se substituer aux Etats ; le Conseil doit améliorer son mode de fonctionnement, par le biais notamment d'une extension du vote à la majorité qualifiée qui, loin d'être un piège, serait un progrès.

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II. Echange de vues sur les travaux de la Délégation

Le Président Alain Barrau a fait part aux membres de la Délégation des changements qui pourraient affecter les modalités d'examen de la proposition de résolution de Mme Béatrice Marre relative à la préparation de la Conférence ministérielle de l'OMC (n°1825). Il a rappelé que la Délégation, puis la Commission de la production et des échanges avaient fait preuve d'une extrême diligence afin que la proposition de résolution puisse être inscrite en temps utile à l'ordre du jour de l'Assemblée. Ayant obtenu, dans un premier temps, que la matinée du mardi 26 octobre 1999 soit consacrée à l'examen de ce texte, il a été informé de ce que le dépôt de motions de procédure avait incité la Conférence des Présidents à renoncer à ce projet et à organiser un débat fondé sur l'article 132 du Règlement, une déclaration du Gouvernement étant suivie de l'intervention des représentants des groupes politiques. Regrettant que le dépôt de motions de procédure sur un texte ait ainsi conduit à retirer celui-ci de l'ordre du jour, le Président a souligné que l'absence de débat sur la proposition de résolution relative à l'OMC est sans incidence sur sa portée, puisque ce texte exprime, en tout état de cause, la position de l'Assemblée nationale et figure dans le dossier des négociateurs français.

Pour M. Jacques Myard, cette affaire est révélatrice du faible poids d'un Parlement « croupion » dans les questions européennes : il n'a pas été possible de consacrer plus d'une demi-journée de débat au mandat que le Conseil de l'Union doit confier à la Commission européenne en vue du prochain cycle de négociations de l'OMC ! Quels que soient les mérites du travail accompli par la Délégation en ce domaine, l'article 88-4 de la Constitution ne donne au Parlement que des attributions de nature consultative. De surcroît, la double appartenance des députés à une commission permanente et à la Délégation limite la disponibilité dont ils peuvent faire preuve pour participer aux travaux de celle-ci.

M. Gérard Fuchs a souligné que l'affaiblissement du Parlement remontait à 1958, la constitution de la cinquième République ayant organisé son dessaisissement des questions internationales, et les affaires européennes ayant toujours été traitées comme des affaires étrangères. L'article 88-4 de la Constitution, renforcé par sa récente révision, marque toutefois un progrès, puisqu'il permet au Parlement de s'exprimer par voie de résolution, même si le Gouvernement n'est pas juridiquement tenu de s'y conformer. Telles sont les raisons pour lesquelles, dans l'intérêt de la démocratie, une nouvelle révision constitutionnelle devrait intervenir, afin que le caractère spécifique des affaires européennes soit reconnu et que les procédures de contrôle adéquates soient instituées.

M. Pierre Lellouche a exprimé son accord avec les analyses des orateurs précédents, tout en soulignant que la question du contrôle du Parlement sur les affaires européennes se posait avec plus d'acuité aujourd'hui qu'en 1958, à l'aube de la construction européenne. L'exécutif conduit la politique européenne au prix d'un déficit démocratique absolu, le Parlement n'exerçant qu'un pouvoir d'avis marginal sur des normes qui sont pourtant destinées à être incorporées dans le droit national. Rappelant qu'il s'était exprimé en faveur de la création d'une véritable commission des affaires européennes et que cette suggestion s'était heurtée à diverses réticences, il a souhaité un débat mensuel en séance publique sur les affaires européennes ainsi qu'une réforme constitutionnelle.

Mme Béatrice Marre a estimé que le débat prévu pour le mardi 26 octobre, même s'il n'était pas consacré à l'examen de la proposition de résolution, devrait être l'occasion pour la Délégation de réaffirmer sa position et de demander au Gouvernement qu'il la soutienne lors de la réunion du Conseil Affaires générales qui se tiendra le 15 novembre. Elle a insisté pour que des débats soient régulièrement consacrés aux affaires européennes.

A l'issue de cette discussion, le Président Alain Barrau a fait part de son intention de continuer à demander, à l'avenir, l'inscription à l'ordre du jour de la séance publique des textes de grande portée soumis à l'Assemblée nationale en application de l'article 88-4 de la Constitution. S'agissant de la préparation du cycle de négociations de l'OMC, il a rappelé l'initiative qu'il avait prise d'organiser un colloque sur ce thème le 9 novembre à l'Assemblée nationale, auquel participeront des personnalités étrangères, des membres du Gouvernement, des représentants de la société civile et des organisations syndicales et professionnelles.

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III. Examen d'un texte soumis à l'Assemblée nationale en application de l'article 88-4 de la Constitution

Le Président Alain Barrau a invité la Délégation à procéder à un deuxième examen de la proposition de directive sur la commercialisation à distance des services financiers auprès des consommateurs (document E 1184). Il a indiqué que ce texte avait pour objet de définir un cadre juridique harmonisé pour les contrats à distance en matière de services financiers, afin de favoriser la création d'un marché unique des services financiers tout en assurant un haut niveau de protection des consommateurs. Il apporte un complément à la directive de 1997 relative à la protection des consommateurs en matière de contrats à distance.

Le Président a souligné que, depuis l'examen du texte initial par la Délégation, le 1er juillet dernier, la Commission européenne avait adopté une proposition modifiée, sur la base de laquelle les discussions du groupe de travail se sont poursuivies, pour aboutir à un compromis, qui comporte, sur plusieurs points, des améliorations conformes aux souhaits de la Délégation : la généralisation du droit de rétractation, le renforcement des obligations d'information, l'articulation satisfaisante des nouvelles règles avec celles prévues par les directives sectorielles. Dès lors, le risque d'un nivellement par le bas susceptible de résulter d'une harmonisation totale n'est plus à craindre, tandis que les avantages d'une égalisation des conditions de concurrence paraissent l'emporter sur ceux que pouvait présenter, pour plusieurs Etats membres, une harmonisation minimale.

Deux questions demeurent toutefois en suspens : celle du degré d'harmonisation et celle des crédits immobiliers. La Délégation a considéré que le principe d'une harmonisation totale était, tout compte fait, la meilleure solution ; elle a donc invité le Gouvernement à rester ferme sur sa position. Elle a par ailleurs exprimé le souhait que les crédits immobiliers soient maintenus dans le champ d'application de la directive et soumis au droit de rétractation général ou à un délai de réflexion incompressible.

Sous réserve de ces observations, la Délégation a accepté la levée de la réserve d'examen parlementaire.