DÉLÉGATION POUR L'UNION EUROPÉENNE

COMPTE RENDU N° 149

Réunion du mardi 19 juin 2001 à 17 heures 30

Présidence de M. Alain Barrau

Audition de M. Jacques Delors (audition ouverte à l'ensemble des députés, à la presse et au public)

Le Président Alain Barrau a souhaité remercier M. Jacques Delors d'avoir bien voulu inaugurer ce cycle d'auditions, ouvertes à l'ensemble des députés, à la presse et au public, que la délégation compte organiser le mardi à 17 h 30. Il a également rappelé que la délégation avait constitué un groupe de travail sur l'avenir de l'Union - qui procède à de nombreuses auditions de juristes et de fonctionnaires - et qu'un forum de discussions avait été ouvert sur le site internet de l'Assemblée nationale.

M. Jacques Delors s'est réjouit que le Conseil européen de Nice ait lancé un débat large et ouvert sur l'avenir de l'Europe et que l'Assemblée nationale y apporte sa contribution. Il n'empêche que ce débat comporte bien des ambiguïtés. Il a rappelé que le grand projet à venir est celui de la réunification - c'est à dire de l'élargissement - de l'Europe. Ce processus sera très difficile et dire cela n'implique pas que l'on soit pour autant réservé à l'égard de l'élargissement.

M. Jacques Delors a estimé que les deux questions soulevées étaient : « Qu'allons-nous faire ensemble à 27, 30, voire 35 ? » et « Comment faire ? ». L'exercice se complique du fait que, comme l'a dit le Premier ministre, il n'est pas possible de parler du « Comment faire ? » sans s'interroger sur le « Quoi faire ? ».

A la question du « Comment faire ? », M. Jacques Delors a estimé que le traité de Nice n'a apporté aucune réponse. Comme l'a indiqué un observateur dans un récent article, « Nice a rendu la prise de décision non pas moins difficile, mais plus difficile ». Il a toutefois estimé que, s'il avait été en position de devoir se prononcer sur le traité, il l'aurait approuvé car il apporte des apaisements aux pays candidats qui commençaient à s'impatienter, voire à prêter aux Etats membres des mauvaises intentions. De cela, on ne peut que se réjouir. Il n'en reste pas moins que les éléments « gris » du traité de Nice l'emportent sur les éléments de clarté.

M. Jacques Delors a ensuite ordonné son propos autour de quatre points principaux.

Il a souhaité en premier lieu ne pas occulter les avancées réalisées par l'Union européenne. « Et pourtant, elle tourne l'Europe ! » a-t-il indiqué, citant trois exemples de progrès derrière la « cacophonie » apparente des critiques sur l'Europe.

Le premier est la mise en circulation de la monnaie unique au 1er janvier 2002. Il s'agit là d'un succès historique considérable que personne n'aurait cru possible il y a seulement 10 ans.

Un autre succès obtenu par l'Europe est la création de la force de réaction rapide dans le domaine de la défense. Cette force permettra à l'Union européenne, quand elle le décidera - et non sous la contrainte - d'intervenir pour prévenir un conflit, rétablir la paix ou accompagner un effort d'aide humanitaire. Il faut relever que si la monnaie unique est le produit de la méthode communautaire, la force de réaction rapide est, elle, le produit de la méthode intergouvernementale.

Le troisième élément de progrès est le renforcement de la sécurité - alimentaire ou maritime -à laquelle les institutions communautaires travaillent avec efficacité.

Les incertitudes que l'on peut donc avoir sur l'avenir des institutions ne doivent donc pas se traduire par une vague de pessimisme sur l'efficacité de la construction européenne.

M. Jacques Delors a souhaité ensuite définir certains concepts tant il est vrai qu'un bon dictionnaire est souvent indispensable pour comprendre les termes du débat.

Il s'agit d'abord des concepts de « méthode communautaire » et de « méthode intergouvernementale ». La méthode communautaire, qui a été inventée dès le traité créant la communauté du charbon et de l'acier, repose sur un triangle institutionnel ne correspondant en rien au principe de séparation des pouvoirs défini par Montesquieu. Les institutions communautaires comprennent en effet un double législatif - le Conseil et le Parlement européen -, un double exécutif - le Conseil et la Commission - et un pouvoir judiciaire européen, la Cour de justice. Si l'on considère l'expérience des 50 dernières années, on peut dire que chaque fois que la méthode communautaire a bien fonctionné, l'Europe a avancé, et que chaque fois qu'elle a dérapé, l'Europe est entrée dans la confusion et n'a plus avancé.

Quant à la méthode intergouvernementale, elle est celle qui régit la diplomatie depuis des siècles : elle consiste à obtenir l'accord des Etats souverains pour mettre en place des coopérations. Il faut noter que ce dualisme méthode communautaire - méthode intergouvernementale, ne doit pas être confondu avec un autre dualisme entre fédéralisme et confédéralisme.

Deux autres concepts doivent être définis : il s'agit de l'avenir des Nations et du bon usage de la subsidiarité.

La subsidiarité n'est pas une notion juridique facile à utiliser, car elle est plutôt le résultat d'une approche philosophique, selon laquelle, en démocratie, les problèmes doivent être traités au plus proche des citoyens. Il s'agit donc d'un principe inhérent à une certaine conception de la démocratie, qu'il est très difficile de traduire dans un texte juridique. La mise en _uvre de ce principe peut impliquer, soit une Cour de justice aux pouvoirs élargis, soit la mise en place d'une deuxième chambre, comme certains l'ont proposé.

M. Jacques Delors a rappelé que s'il avait proposé le concept de « Fédération d'Etats nations », c'est parce qu'il n'a jamais cru au dépérissement de la nation. Il s'est toujours démarqué sur ce point du mouvement fédéraliste qui, dans le contexte de l'après-guerre, a eu tendance à confondre « nations » et « nationalisme ». Or, la globalisation du monde implique de préserver le cadre national. Ce concept de Fédération d'Etats-nations permet de concilier la double nécessité de préserver les nations et d'appliquer la méthode fédérale au système de décision. C'est pourquoi des domaines comme la santé, l'éducation, la sécurité sociale et la culture, doivent demeurer de compétence nationale, car ils sont au c_ur de la cohésion économique et sociale des Etats.

Un autre concept à éclaircir est celui de « différenciation », qui signifie que tous les pays membres de l'Union ne marchent pas au même pas. Loin d'être une nouveauté, la différenciation a toujours été au c_ur de l'histoire européenne, permettant à la construction européenne d'avancer et à certains Etats membres de prendre leur temps avant de rejoindre le convoi.

Enfin, les termes de « Traité » et de « Constitution » méritent également d'être précisés « Quand on émet des doutes sur l'intérêt de créer une constitution européenne, qu'est-ce que l'on prend ! » s'est exclamé M. Jacques Delors, « comme si l'idée de se doter d'une constitution allait permettre de résoudre toutes les difficultés de l'Europe ! ». « N'en croyez rien » a ajouté l'ancien Président de la Commission, qui a souligné que la mise en place d'une constitution irait de pair avec la création d'une Cour constitutionnelle européenne compétente pour déplacer les lignes de partage entre compétences européennes et compétences nationales - ce qu'il a jugé difficilement acceptable. Si, en revanche, l'élaboration d'une constitution constitue un pari politique destiné à regénérer l'acceptabilité politique de l'Europe, « pourquoi pas ? » a déclaré M. Jacques Delors, rappelant que c'était de cette façon que s'étaient créés les Etats-Unis d'Amérique. Si un bon traité vaut mieux qu'une mauvaise constitution, M. Jacques Delors s'est dit prêt à soutenir l'approche constitutionnelle, dans la mesure où elle serait un moyen de démocratiser l'architecture institutionnelle et de permettre aux citoyens de s'approprier ce bien collectif qu'est l'Union européenne, tout en intégrant la charte européenne des droits fondamentaux.

L'ancien président de la Commission européenne s'est ensuite attaché à répondre à la question « que pourrions-nous faire à 30, voire à 35 ? » - puisque les pays des Balkans ont aussi vocation à adhérer à l'Union européenne. Il s'agit là de l'ambiguïté majeure pesant sur le destin de l'Europe et de la difficulté essentielle à résoudre.

Les traités parlent de « destin désormais partagé » (traité CECA) et d'«union de plus en plus étroite ». Si ces formulations correspondent à un idéal à atteindre, le bon sens commande de penser, comme l'a indiqué le Président Valéry Giscard d'Estaing, qu'il est irréaliste de chercher à 27 pays un niveau d'intégration élevé. Dans ce contexte, la vraie question qui se pose est de savoir s'il faudra attendre que tout le monde soit prêt avant d'avancer - au risque de sacrifier l'approfondissement à l'élargissement.

C'est pourquoi il n'est pas injurieux vis-à-vis des pays candidats de s'interroger sur les buts d'une Europe élargie. A cette question, M. Delors a répondu en citant trois objectifs fondamentaux : créer un espace de paix ; mettre en place un cadre pour le développement durable ; maintenir le modèle européen dans un monde menacé par l'uniformisation, en faisant toute sa part à la diversité. Si ces trois objectifs pouvaient être atteints dans une Union élargie, les Européens auraient maintenu un bon équilibre entre marché et régulation. Mais dire qu'une Union de 30 Etats pourrait faire plus, ce serait se mentir à soi-même car il sera déjà très difficile de parvenir aux trois objectifs mentionnés.

Quels sont les risques de cette approche, s'est demandé M. Jacques Delors ? Celui d'abord de décevoir les « joueurs de flûte », qui imaginent que dans une Europe à 30, il serait possible de parvenir à une politique étrangère commune, un droit commun, une sécurité des personnes assurée selon les mêmes critères... Il faut aussi éviter que la politique, ce soit l'Alliance atlantique et, l'Union européenne, l'économie, comme l'a déclaré un responsable américain.

A une conduite « au fil de l'eau » qui consiste à dire « marchons, marchons ! » sans pour autant avancer, M. Delors a marqué sa préférence pour une approche réaliste, au risque de décevoir.

Il a conclu son propos en abordant la question du « Comment faire ? » et de la problématique institutionnelle.

Les trois objectifs à poursuivre sont la transparence, l'efficacité et la responsabilité démocratique. De ce point de vue, la rénovation de la méthode communautaire est indispensable, étant donné qu'à 15, elle ne fonctionne déjà plus. Pour que cette méthode marche, il faut d'abord maintenir un équilibre entre les trois institutions - la Commission, le Conseil et le Parlement européen - et rénover la méthode de préparation des décisions. Si l'on garde le mode actuel de délibération, les réunions du Conseil seront si longues, que les ministres seront tentés de quitter la salle, pour aller s'exprimer devant les médias. Ce serait la cacophonie. Le Président en exercice du Conseil doit être capable de dire « sur ce sujet, il y 3 ou 4 options possibles », puis de donner pour chacune des options, la parole à un intervenant avant de passer au vote. « Méfiez-vous » a indiqué M. Delors, « de ceux qui vous vantent le design de la voiture, mais qui ne vous invitent jamais à soulever le capot, pour voir si le moteur marche. Or, c'est dans le moteur que réside la principale faiblesse de l'Union européenne ».

Il faudra enfin trancher la question de savoir qui représente l'Union sur la scène extérieure - le représentant de la Commission, Monsieur PESC, le président en exercice du Conseil, ou un éventuel président permanent de ce même Conseil.

Enfin, le Conseil européen doit « revenir aux sources ». Si le Conseil européen est appelé à se réunir plus fréquemment, il est inutile de vouloir en même temps renforcer la méthode communautaire. Il faut remédier à l'encombrement actuel du Conseil européen dont témoigne la longueur excessive de ses conclusions. Les chefs d'Etat et de gouvernement doivent cesser de prendre d'innombrables décisions dont beaucoup restent inappliquées. Si l'on ne trouve pas une solution à cette situation, les chefs d'Etat et de gouvernement se doteront de « sherpas » pour les aider à préparer les réunions du Conseil européen et ce dernier, par un tour de « passe-passe », se transformera alors en une sorte de nouveau G7.

M. Jacques Delors a estimé qu'il fallait donc maintenir l'équilibre du triangle communautaire, refaire du tandem Commission - Conseil la plaque tournante du système en prévoyant deux réunions par mois du Conseil des ministres dit des Affaires générales - ce qui permettrait ainsi de dégager l'ordre du jour du Conseil européen - et, enfin, dédramatiser la question de la différenciation. S'il est vrai que les coopérations renforcées sont une garantie contre un risque de blocage au Conseil, le traité de Nice a ses limites, puisqu'il exclut les questions militaire et défense de leur champ d'application. Si la crainte des Irlandais était d'être obligés de participer à un effort commun de défense, le traité de Nice n'apporte sur ce point aucune réponse puisqu'il ne leur offre pas la possibilité de rester à l'écart de la politique de défense commune. Il faut tester les coopérations renforcées - en amenant les Etats membres à en proposer le lancement dans quelques domaines. Il n'en reste pas moins que, le meilleur moyen de concilier l'élargissement et l'approfondissement, est de constituer un « groupe pionnier », un « centre de gravité » ou une « avant garde », selon la formule que l'on choisira. Si l'on prend soin de dire que ce groupe sera ouvert à tous les Etats qui veulent et peuvent le rejoindre, il n'y a pas de raison que les pays candidats y voient un risque de coupure de l'Europe en deux divisions. Mais si l'on ne s'engage pas dans cette voie, le vrai risque est alors celui d'une dérive de la construction européenne, voire d'une dilution.

En conclusion, M. Jacques Delors a estimé qu'il valait mieux lancer un vrai débat, quitte à provoquer une crise, plutôt que rester dans la situation actuelle (Applaudissements).

M. Gérard Fuchs a estimé que si les motivations du « non » danois au traité de Maastricht étaient facilement identifiables, les raisons pour lesquelles les Irlandais ne sont pas allés voter - car c'est là le problème plus que leur hostilité au traité - sont beaucoup moins claires. Il a estimé que la démocratisation de la vie politique européenne supposait l'émergence d'une véritable alternance au sein des institutions européennes. Rappelant la proposition ancienne de M. Jacques Delors - reprise depuis par le Premier ministre - de choisir le président de la Commission européenne au sein de la coalition majoritaire au Parlement européen, M. Gérard Fuchs a proposé d'aller plus loin en prévoyant que ce soit l'ensemble des membres de la Commission qui soient issus de cette coalition majoritaire : une telle réforme permettrait de renforcer les enjeux et la visibilité du vote aux élections européennes en offrant aux citoyens la possibilité de choisir entre plusieurs façons de faire l'Europe. Il a également interrogé M. Delors sur le fait de savoir si les coopérations renforcées pouvaient constituer un chemin possible vers la création d'une avant-garde.

M. Jacques Myard a ensuite interpellé M. Jacques Delors sur les limites de la méthode communautaire, qu'il a qualifié de captivante car elle retire selon lui aux Etats la compétence de leurs compétences. Reprenant à son compte la critique formulée par M. Jacques Delors d'une Europe trop présente dans les affaires intérieures des Etats membres, il a plaidé pour une réduction des compétences communautaires au profit d'un renforcement des prérogatives nationales.

M. Charles Ehrmann a pour sa part rappelé la nécessité de garder à l'esprit l'objectif fondamental de la construction communautaire qui est la paix du continent. Après avoir rendu hommage à l'_uvre accomplie par M. Jacques Delors lorsqu'il présidait la Commission européenne, il a plaidé pour l'élargissement de l'Union tout en s'interrogeant sur les réelles avancées institutionnelles du traité de Nice pour préparer l'Europe à cet élargissement.

    A ces trois questions, M. Jacques Delors a apporté les réponses suivantes :

Répondant à M. Charles Ehrmann, il a indiqué qu'il était exact que la construction européenne a permis à l'Europe de redevenir, depuis maintenant plus de cinquante ans, un espace de paix et de liberté. Cette affirmation ne saurait toutefois tenir lieu à elle seule de projet politique pour une Union élargie. Avant d'élargir, il faut « mettre la maison en ordre » : cette nécessité avait été très clairement rappelée par la Commission lors du Conseil européen de Lisbonne en 1992 ; mais la Commission n'a pas été écoutée à cette occasion par les chefs d'Etat et de gouvernement qui avaient préféré lancer l'élargissement de douze à seize.

Répondant M. Gérard Fuchs sur le refus des Irlandais de ratifier le traité de Nice, M. Jacques Delors a avancé quelques explications possibles : l'hostilité traditionnelle des Irlandais à l'intégration de leur pays dans l'effort européen de défense ; l'absence de réponse à leurs interrogations sur l'avenir de la cohésion économique et sociale dont on refuse au niveau européen de discuter avant 2006 ; l'absence de mobilisation du patronat irlandais qui redoute qu'à la faveur de l'élargissement l'Irlande soit concurrencée pour l'accueil des investisseurs étrangers.

Sur la question de d'une alternance politique à l'échelon européen, M. Jacques Delors a estimé que les temps n'étaient pas encore mûrs pour l'émergence d'une majorité et d'une opposition en Europe. Chacun sait combien les différences sont déjà importantes au sein des groupes PPE et PSE au Parlement européen. Le seul moyen de redonner un sens démocratique au vote des européens consiste, pour l'instant, à personnaliser la vie politique européenne en incitant les groupes politiques à désigner leur candidat à la présidence de la Commission européenne, à l'occasion des élections au Parlement européen.

Il a estimé que les coopérations renforcées dont les règles de fonctionnement ont été assouplies à Nice devaient d'abord être testées : on verra alors si ces coopérations renforcées convergent vers la constitution d'une avant-garde. Mais il est stérile en l'état de continuer à opposer coopérations renforcées et avant-garde : ce débat ne sert à rien ; il faut d'abord trouver des pays ayant l'appétit - et le courage ! - de nouer des coopérations renforcées.

Répondant à M. Jacques Myard sur les prétendues limites de la méthode communautaire, il a estimé qu'à son avis ce n'était pas la méthode qui était en cause. L'abus de propositions trop détaillées, puis de rapports (trop de Livres blancs, trop de Livres verts...) plaide en faveur d'une hiérarchie des normes à l'échelle communautaire - même s'il s'agit là d'une notion d'inspiration trop française. Dans les domaines qui ne sont pas liés stricto sensu au marché intérieur, il faudrait s'en tenir à l'adoption de directives très larges dont l'application serait renvoyée au niveau national. La notion de compétences exclusives doit trouver tout son sens en distinguant, d'une part ce qui relève de l'intégration, de l'harmonisation des législations, des politiques communes et des coopérations, d'autre part ce qui pourrait être couvert par des accords intergouvernementaux. M. Jacques Delors a estimé à ce sujet que l'Union européenne n'avait à intégrer ni l'éducation, ni la sécurité sociale. On fait peur aux gens pour rien en créant dans le traité de Nice un comité de la protection sociale alors qu'aucun peuple européen n'est prêt à renoncer à son système de sécurité sociale, ni à adopter celui de son voisin. Ces questions, qui contribuent à la cohésion sociale d'un peuple, doivent être décidées par les Etats membres en pleine souveraineté. Il a indiqué qu'il n'aurait jamais proposé de légiférer sur la protection de la chasse, ni sur celle des eaux de baignade car ces questions peuvent être tout aussi bien traitées au niveau national. Les « ayatollahs » européens sont les pires ennemis de l'Europe !

Mme Nicole Catala a estimé que pendant longtemps l'Europe s'est construite en se cantonnant à des questions techniques. Le débat actuel sur l'avenir de l'Europe pouvant susciter des tensions entre les Etats, elle a souhaité que ce débat soit engagé au niveau national plutôt qu'européen. Elle a demandé à M. Jacques Delors si, au cours de ses mandats de président de la Commission, il avait fait des propositions pour mieux répartir les compétences entre le niveau communautaire, le niveau intergouvernemental et le niveau national.

Pour sa part, elle avait, avant la ratification du traité d'Amsterdam, indiqué que la coopération en matière de justice et d'affaires intérieures, pour prendre cet exemple, devait être traitée dans le cadre de conventions signées entre les Etats membres et non dans le cadre de la législation communautaire. Elle s'est dite inquiète à ce titre de la capacité de la Communauté à absorber dans son orbite des matières qui doivent rester de la compétence des Etats.

L'Europe apparaissant comme un univers en expansion, ne disposant plus de frein, Mme Nicole Catala a également souhaité que les responsables arrêtent de dire que l'Europe doit avancer pour commencer à réfléchir sérieusement sur les modalités permettant de stabiliser la construction européenne.

Estimant enfin que l'expression « Fédération d'Etats nations » associait deux notions juridiques incompatibles et était ambiguë, elle a alors demandé à M. Jacques Delors des éclaircissements sur le sens de ce concept.

M. Jean Briane a considéré que l'adoption de directives se mêlant de tout nourrissait l'eurosepticisme, observant d'ailleurs que M. Jacques Delors avait exprimé ses doutes quant à la pertinence de la directive sur la chasse. Il a jugé que la clarification des niveaux de compétence entre l'Europe et les Etats membres est indispensable. Il a demandé à M. Jacques Delors si la mise en place de l'euro ne va pas accélérer la construction européenne et faire de l'eurogroupe le véritable noyau dur de l'Europe.

Le Président Alain Barrau a souhaité connaître l'opinion de M. Jacques Delors sur le rôle institutionnel que pourrait jouer un Conseil des ministres composé des ministres des affaires européennes et se réunissant régulièrement. Il a également demandé son sentiment sur les moyens permettant de renforcer la place des parlements nationaux dans la construction européenne.

En réponse à Mme Nicole Catala, M. Jacques Delors a rappelé qu'il s'était opposé, au cours de ses mandats de président de la Commission, à plusieurs propositions de directives présentées par ses collègues commissaires sur la sécurité sociale, le football et certains aspects de l'environnement : il avait en revanche été battu au sein du collège des commissaires à propos de la proposition de directive Natura 2000 qu'il trouvait trop détaillée. L'ancien président de la Commission a également rappelé qu'il avait proposé, lors du Conseil européen d'Edimbourg en juin 1992, de supprimer 15  directives, qui, à ses yeux, concernaient des matières relevant de la compétence des Etats membres. Après avoir été favorable au principe du retrait de ces directives, la Grande-Bretagne s'est opposée au retrait de certa ines d'entre elles lorsqu'elle en a examiné le contenu. Parmi ces textes figurait une proposition sur le transport des porcs qui leur attribuait un espace minimal vital et posait le principe que ces animaux devaient pouvoir se regarder pour ne pas avoir de stress. Et bien, il n'a pas été possible de retirer ce texte !

M. Jacques Delors a par ailleurs récusé l'affirmation selon laquelle l'Europe se serait faite sur des questions techniques. Sans être favorable à une politique étrangère commune unifiée, il a jugé en revanche indispensable que les Etats membres définissent ensemble les actions à mener en commun dans le domaine de la politique de la défense et de la politique extérieure. On ne peut être effrayé par la globalisation en cours et refuser, en même temps, de se donner les moyens de se faire entendre en parlant d'une seule voix sur certains sujets.

Répondant à M. Jean Briane, M. Jacques Delors a indiqué qu'il ne croyait pas que l'Union économique et monétaire puisse être ce noyau fort de l'Europe. Il est en revanche indispensable de rééquilibrer le pilier monétaire par le pilier économique - ce qui implique que les ministres de l'économie et des finances acceptent de regarder la réalité en face et mettent en place une véritable coordination des politiques économiques. Lorsqu'un ministre européen critique le président de la Banque centrale européenne parce qu'il n'a pas selon lui suffisamment baissé le niveau des taux d'intérêt, il fait croire aux citoyens que la politique monétaire est le seul instrument de politique économique, ce qui est absurde.

En réponse au Président Alain Barrau, M. Jacques Delors a souligné la nécessité de conserver l'équilibre entre les trois côtés du triangle institutionnel. Il faut bien voir que le citoyen a de quoi être dérouté par la complexité du circuit de décision européen : quand la Commission fait une proposition, le texte est diffusé aux 800 journalistes à Bruxelles, puis transmis au Conseil qui constitue alors un groupe de travail pour l'étudier ; là, le « yellow submarine » disparaît pendant six mois sans que le citoyen puisse le retrouver, puis la proposition réapparaît au Conseil qui souvent félicite la présidence de son initiative avant de confier une nouvelle fois à des représentants permanents le soin de le réexaminer. Et le « yellow submarine » repart pour six mois - un an. « Comment voulez-vous que le citoyen puisse s'intéresser, dans ces conditions, aux affaires européennes ? » s'est exclamé M. Jacques Delors qui a proposé, pour remédier à cette situation, qu'un Conseil composé des seuls ministres des affaires européennes sélectionne deux fois par mois les propositions devant être examinées et définisse un ordre du jour précis, avec des priorités. Dans la situation actuelle, les ministres des affaires étrangères composant le Conseil « Affaires générales » se contentent de prises de contacts rapides surtout axées sur les aspects diplomatiques laissant aux ministres des affaires européennes le soin de traiter les dossiers principaux, le tout dans la confusion la plus totale. Si l'on remet le moteur de l'Europe en état de marche, la Commission saura que tel ou tel texte pourra être rejeté ; elle sera alors incitée à faire preuve d'une plus grande sélectivité dans le choix de ses propositions législatives.

S'agissant du rôle des parlements nationaux, une plus grande implication de leur part dans la construction européenne est souhaitable. Encore faudrait-il que les députés s'impliquent plus sur le débat dans les questions européennes. A partir de là, si les parlements nationaux estiment que leurs possibilités de contrôle de l'action de leurs gouvernements au niveau européen sont insuffisantes, alors il faut changer de système. Dans le schéma institutionnel existant, soit les affaires sont nationales - et, alors, c'est la démocratie interne qui joue - soit les affaires relèvent de l'ordre européen - et, alors, les parlements nationaux ont la possibilité de contrôler la politique européenne de leur gouvernement. A la Chambre des Communes, le ministre vient s'expliquer devant les députés avant, et après, chaque Conseil européen : cette bonne pratique pourrait être transposée ailleurs. En ce qui concerne la création d'une seconde chambre au niveau européen, M. Jacques Delors a précisé que sa position sur le sujet n'est pas complètement arrêtée. Il a remarqué toutefois que les instances européennes sont déjà nombreuses. Au triangle institutionnel, il faut ajouter les comités, le comité des régions et le comité économique et social. Il a noté que l'ajout d'une deuxième chambre risquait de créer des conflits insolubles, en multipliant les centres de légitimité dans le processus décisionnel. Il existe une hygiène des institutions qu'il faut respecter et qui est la condition d'un bon fonctionnement du moteur européen.