DÉLÉGATION POUR L'UNION EUROPÉENNE

COMPTE RENDU N° 159

Réunion du mardi 23 octobre 2001 à 18 heures

Présidence de M. Alain Barrau

Audition de M. Valéry Giscard d'Estaing, dans le cadre des « Mardis de l'Europe » (audition ouverte à l'ensemble des députés et à la presse)

Après s'être dit très honoré d'accueillir le président Valéry Giscard d'Estaing dont la contribution au débat sur l'avenir de l'Union est très attendu, le Président Alain Barrau a rappelé que les Assises sur l'Europe se tiendraient les 7 et 8 novembre à l'Assemblée nationale.

Remerciant le Président Alain Barrau pour son invitation, le Président Valéry Giscard d'Estaing a jugé excellente l'initiative des « mardis de l'Europe » tant il est vrai que les occasions sont finalement rares d'entendre des acteurs de la réflexion européenne dans le format souhaitable. Ce débat sur l'avenir de l'Union est un débat difficile. Il se développe sur le terrain dans le cadre de forums régionaux, dont il faut toutefois regretter le caractère décevant, compte tenu de leur audience limitée et de leurs conditions d'organisation trop administratives.

Se demandant pourquoi une réflexion est engagée maintenant sur l'avenir de l'architecture institutionnelle de l'Union, le Président Valéry Giscard d'Estaing a évoqué trois raisons : l'insatisfaction laissée par le Traité de Nice qui a déçu ceux qui auraient souhaité une refonte plus profonde des institutions européennes ; la perspective proche de l'élargissement qui aura des conséquences considérables dans les domaines politique et institutionnel ; les divergences persistantes entre partisans et adversaires de l'intégration européenne qui se positionnent désormais, non plus dans le cadre d'une Europe homogène (celui de la « petite Europe »), mais dans le cadre d'une Europe plus diversifiée, celui d'une Europe élargie.

Il a ensuite décrit les quatre obstacles que l'Europe aura à franchir dans les années à venir. Le premier d'entre eux, le plus facile, est la mise en circulation de la monnaie unique qui posera des problèmes d'adaptation d'ordre psychologique mais qui ne modifiera pas le cours des choses puisque le cadre institutionnel est fixé. Il faut d'ailleurs noter que l'euro est le dernier projet à forte volonté d'intégration : il constitue, à ce titre, une sorte de « cheville » entre l'ancienne démarche qui culmine au début des années 90 et une nouvelle démarche qui débute à partir de 1992 et qui se caractérise par un niveau moindre d'intégration. Le deuxième obstacle est celui de la capacité de la prochaine conférence intergouvernementale de 2004-2005 à remplir sa tâche avec succès. On se souvient que les deux dernières CIG - celle qui a conduit au traité d'Amsterdam et celle qui a abouti au traité de Nice - n'ont guère été productives, puisque les textes qu'elles ont adoptés ne correspondaient pas aux mandats qui avaient été confiés aux négociateurs. Le troisième obstacle est celui de l'arrivée de nombreux nouveaux membres qui va changer les conditions de fonctionnement des institutions. Enfin, le dernier obstacle est celui de la nécessaire renégociation de l'accord financier : l'accord actuel qui court jusqu'en 2006 permet de faire face aux besoins actuels ; un nouveau cadre financier devra être fixé, compte tenu des bouleversements prévisibles dans les transferts entre Etats membres.

Evoquant la déclaration annexée au traité de Nice, le Président Valéry Giscard d'Estaing a jugé « curieuse » cette déclaration qui est à la fois « modeste et ambitieuse » : modeste puisqu'elle semble limiter l'exercice de révision des traités à quatre sujets (une délimitation plus précise des compétences, le statut de la charte des droits fondamentaux, la simplification des traités, le rôle des parlements nationaux) ; ambitieuse car dans le même temps, elle laisse entendre que l'on pourrait aller plus loin, puisque les négociateurs devraient procéder à un « débat large et approfondi sur l'avenir de l'Union » sur la base d'un travail préparatoire qui traiterait « notamment » des quatre sujets. L'orientation des discussions sous présidence belge semble montrer que l'on s'oriente vers une interprétation large de la déclaration de Nice.

S'agissant du débat en cours sur l'avenir de l'Union, il a distingué deux types d'approche. Il y a d'abord ceux qui procèdent d'une démarche abstraite et qui estiment nécessaire de définir au préalable les objectifs de la construction européenne dès lors que l'objectif traditionnel d'une intégration entre pays semblables ne peut plus être atteint. C'est ainsi que Jacques Delors, lors de son audition à l'Assemblée nationale dans le cadre des « mardis de l'Europe » en juin dernier, a distingué trois objectifs pour une Union élargie. Il y a d'un autre côté ceux qui proposent des modifications institutionnelles suivant différents modèles - le fédéralisme, la fédération d'Etats Nations ou l'intergouvernemental. Mais dans les deux cas, on aboutit à la question politique, qui est de savoir s'il faut doter l'Union européenne d'une constitution. Un grand nombre de dirigeants politiques européens se sont prononcés en faveur d'une constitution de même que le Parlement européen, qui a adopté à une très large majorité une résolution en faveur d'une telle initiative.

Mais, a poursuivi le Président Valéry Giscard d'Estaing, il faut bien voir - ce que beaucoup de dirigeants n'ont pas encore intégré - que l'Europe est à la fin d'un processus et au début d'un nouveau. Pendant cinquante ans, l'objectif était d'intégrer des peuples d'histoire et de civilisation semblables. C'est ainsi qu'un mécanisme original et évolutif a été mis en place autour de la Commission - le « moteur » - le Conseil - représentant l'intergouvernemental - et le Parlement - auquel revenait la tâche de contrôler les institutions. Ce système a bien fonctionné et il a répondu aux attentes de ceux qui l'avait conçu. Mais il est aujourd'hui « arrêté », et cela depuis le début des années 90, plus précisément depuis la conclusion en 1992 du traité de Maastricht. La question qui domine désormais est « Comment organiser le continent européen ? ». On a cru qu'on pouvait « étirer » le système actuel en l'adaptant à une Union élargie. Or ce système n'est pas assez « plastique » pour cela. De plus, le projet politique n'est plus le même et il faut bâtir un système qui réponde à ces nouvelles attentes. La première question qui se posera à la Convention sera donc de déterminer ce que les Européens - c'est à dire les Etats membres et les pays candidats - attendent désormais de l'Europe. Cette attente était autrefois celle d'un espace d'intégration : elle est désormais celle d'un espace de libertés. Le problème est que ces deux débats, l'ancien et le nouveau, se télescopent.

Revenant sur le débat « Constitution ou traité ? », le Président Valéry Giscard d'Estaing a estimé qu'une nouvelle approche était nécessaire car la méthode actuelle d'élaboration des traités est à « bout de souffle ». Son dernier produit a été le traité de Maastricht dont l'essentiel était le lancement de l'Union économique et monétaire. Depuis, les conférences intergouvernementales se sont écartées de la culture européenne pour revenir à la défense des intérêts nationaux. Il est intéressant de noter que bien qu'il ne fût pas bon, le traité de Nice a été jugé satisfaisant par les participants car chacun d'entre eux a pu y trouver quelque chose répondant à ses préoccupations nationales (l'unanimité sur les matières fiscales pour les Britanniques, la préservation des services publics pour les Français ...). La Constitution peut-elle répondre à ce besoin d'une nouvelle approche ? Il faut faire la distinction entre l'approche constituante reposant sur la définition d'objectifs communs et l'élaboration d'une Constitution : les deux choses sont différentes et l'un n'implique pas forcément l'autre. Evoquant l'élaboration de la Constitution américaine, le Président Valéry Giscard d'Estaing a rappelé comment un groupe d'hommes - une cinquantaine - avait réussi, après une insurrection, à bâtir un système qui fonctionne toujours aujourd'hui : cette entreprise n'avait été possible que parce qu'il y avait entre eux une identité d'objectifs - ce qui confirme l'importance d'une réflexion préalable sur les objectifs. Mais, pour autant, la future Convention ne saurait être la structure constituante de l'Union faute de composition et de mandat pour cela. La Convention aura pour tâche de « débroussailler » les problèmes en procédant aux études nécessaires et en définissant des options mais elle ne pourra pas s'arroger de pouvoir constituant. Ce sera à la conférence intergouvernementale d'examiner ensuite si une phase constituante doit être engagée. Dès lors, plusieurs questions se posent à ce stade. Quelle sera la réaction des pays qui n'ont pas de tradition de constitution écrite ? Les pays anglo-saxons - et en premier lieu le Royaume-Uni - ne voient pas la nécessité d'une démarche constituante puisque que des traités existent et que le seul enjeu qui se pose est de les améliorer. Mais, a estimé le Président Valéry Giscard d'Estaing, bien que la démarche constituante soit plus ample, il n'y a pas incompatibilité entre ces deux approches. Autre question, quelle serait la procédure de ratification ? La tradition est que les textes constitutionnels soient ratifiés au suffrage universel par référendum. Enfin, quelle sera la réaction des parlements nationaux sachant que l'élaboration d'une constitution européenne pourrait entraîner des modifications des constitutions nationales ? A partir de là, un certain nombre de constats simples peuvent être dressés. Le premier est que la Charte des droits serait le préambule de la Constitution, ce qui implique de mieux définir son statut et sa nature juridique. Le deuxième est que la réflexion devrait partir des Etats membres de l'Union et des pays candidats engagés dans le processus d'adhésion. Le troisième est que l'objectif d'une éventuelle démarche constituante doit être de définir l'organisation nouvelle du continent européen plutôt que d'adapter les institutions existantes à un plus grand nombre d'Etats.

Or cet effort de réflexion va faire surgir des différences d'appréciations sur une question difficile qui est celle de la répartition des compétences. Cette question doit être appréciée dans la perspective d'une Europe élargie. Autant dans la conception ancienne de la construction communautaire, l'idée d'une certaine dérive des compétences était admise
- comme le prouve l'article 235 du traité - autant le grand espace européen doit être organisé à partir d'une délimitation plus précise entre les compétences transférées à l'Union et celles devant être conservées par les Etats et, problème supplémentaire, par les collectivités territoriales. La question se pose en effet de savoir s'il faudra laisser aux Etats la liberté de définir les compétences de leurs collectivités territoriales ou s'il est possible de définir des indications à ce sujet au niveau européen. Autre interrogation, cette délimitation des compétences doit-elle être évolutive - comme semble le penser Jacques Delors - ou plutôt fixe ? Elle devrait être plutôt fixe, a estimé le Président Valéry  Giscard d'Estaing, au moins dans une phase intermédiaire, afin de stabiliser le système et d'éviter les conflits d'interprétation. Mais il ne faudrait pas considérer que ce qui a été fait doit rester intouchable : certaines compétences d'une Union élargie pourraient être reconsidérées soit parce qu'elles ont trop vieilli (CECA par exemple), soit parce qu'elles poursuivent un objectif d'intégration qui n'est plus adapté.

Le Président Valéry Giscard d'Estaing a ensuite abordé le principe de subsidiarité qui est aujourd'hui inscrit dans le corps des traités mais qui reste dépourvu de mécanisme de mise en _uvre. Il faut donc déterminer qui doit exercer le droit de saisine et qui est compétent pour constater les manquements à ce principe. Plusieurs solutions sont possibles : soit le Conseil européen en tant que chambre des Etats, soit une Cour constitutionnelle européenne - mais, a souligné le Président Valéry Giscard d'Estaing, ce serait donner à une telle juridiction le droit considérable d'interpréter les textes fondamentaux nationaux.

Il a estimé inutile de chercher à qualifier le dispositif politico-institutionnel de l'Union élargie pour la simple raison qu'il constitue un dispositif nouveau dont nous n'avons pas la catégorie mentale. Il est certain que l'Union ne peut pas être un Etat fédéral couvrant tous les grands aspects de la vie national, comme le sont les Etats-Unis d'Amérique. Mais elle ne correspond pas non plus, à son sens, au concept de fédération d'Etats Nations. D'abord parce que l'Union, cela a été dit, n'est pas et ne peut pas être une fédération. Ensuite parce que les Etats ne sont pas des blocs inaltérables de compétences comme pourrait le laisser penser l'expression « Etats nations » : des domaines comme le contrôle de la navigation aérienne ou le franchissement des frontières ne sont plus considérés comme étant des domaines de souveraineté. Notre perception des compétences des Etats évolue et il ne faut pas rigidifier à l'excès le système en retenant des concepts trop contraignants. Le Président Valéry Giscard d'Estaing a donc proposé le concept d'« Union d'Etats gérant des compétences fédérales » qui lui semble plus proche de la réalité et des attentes.

Comment construire cette Union ? Ce débat sur les institutions, pour nécessaire qu'il soit, doit venir en dernier, après le débat sur les objectifs. Il est d'abord évident que la Commission ne peut devenir le gouvernement de l'Europe compte tenu des décisions prises à Nice pour sa composition. Une instance composée d'autant de commissaires que d'Etats membres, les uns étant désignés par des Etats de plusieurs millions d'habitants, les autres par des Etats de quelques centaines de milliers, ne saurait constituer un gouvernement.

La question de la chambre des Etats est plus difficile à résoudre. L'idée de deuxième chambre ne soulève plus des « tempêtes » comme c'était le cas il y a quelques années. On a compris que la voie empruntée pour représenter les Etats - c'est à dire autour de la Commission - était une mauvaise voie. L'attachement manifesté par les nouveaux Etats membres à leur commissaire constitue une déviation du système originel. Autrefois, on ne connaissait pas les noms des commissaires qui étaient désignés par les pays. L'idée que les commissaires représentent leur Etat d'origine est une idée neuve qui est apparue, au début des années 90, avec le dernier élargissement. Mais, si l'on retient cette idée que la Commission représente les Etats, il est impossible de mettre en place une chambre des Etats car ce serait faire double emploi. C'est pourquoi il faudrait revenir au format d'une Commission de 12 à 15 membres dotés de portefeuilles cohérents et, en même temps, instaurer une chambre des Etats selon deux options possibles : soit autour du Conseil actuel, soit - et cette option est plus intéressante - à partir d'un organe du type Bundesrat. On sait que le Bundesrat allemand représente les exécutifs des Länder selon une pondération peu ouverte. Quel pourrait-être l'interlocuteur de ce nouvel organe ? Cette question mérite réflexion. Il est difficile en effet de faire dialoguer la chambre des Etats avec le Conseil européen car il y aurait alors confusion des fonctions : ce serait en effet le même organisme qui représenterait les Etats et exercerait les fonctions d'arbitre du système. La réflexion doit donc être poursuivi.

Une autre question soulevée est celle de savoir si l'exécutif doit rester confédéral
- comme dans le système actuel avec le Conseil - ou évoluer vers d'autres formes. Le Conseil constitue en effet un organe exécutif exerçant ses fonctions sur un mode confédéral sans attribution de portefeuilles désignés. Il s'agit là d'un cas singulier. Il pourrait être envisagé, soit de d'attribuer à des membres du Conseil des portefeuilles de compétences, soit de conserver à cet organe son caractère pleinement confédéral et de renvoyer l'exercice des fonctions exécutives à une autre instance qui serait la Commission.

Enfin, la question se pose également de l'avenir de la juridiction communautaire. Si le système judiciaire fonctionne de façon satisfaisante, son rôle a évolué. Alors qu'il était au début d'accompagner - de façon prudente - le mouvement d'extension des compétences communautaires, on pourrait s'orienter vers la mise en place d'une justice constitutionnelle, ce qui implique que la juridiction communautaire aurait pour mission de vérifier les textes constitutionnels. Cet équilibre du système est-il souhaitable ? La question doit être posée.

Le Président Valéry Giscard d'Estaing a conclu son propos en soulignant qu'avec les prochains travaux de la Convention dont il faut souhaiter la réussite, un « nouveau territoire » de réflexion et d'action allait s'ouvrir. Que va devenir l'Europe ? Il a émis à ce titre l'idée que l'Europe ne pouvait plus être un groupe d'Etats qui progresserait vers une collectivité publique nouvelle, mais qu'elle serait plutôt une nouvelle « collectivité non territoriale », c'est à dire une collectivité de niveau élevé qui proposerait et conduirait des actions et qui se situerait non dans la pyramide des autres collectivités mais à côté d'elle.

Le Président Alain Barrau a tout d'abord demandé s'il était souhaitable que la Convention accueille des représentants des Etats candidats et qu'elle pourrait être alors la nature de ses travaux, textes adoptés ou énumération des solutions possibles. Puis il a souhaité savoir si le concept d'Union d'Etats à compétences fédérales pouvait répondre précisément au souci d'intégration et comment seraient prises en compte dans ce cadre les préoccupations en matière de sécurité et de défense.

Le Président Valéry Giscard d'Estaing a rappelé que les négociations sur l'intégration avaient été proches d'aboutir à un texte ambitieux, sur la base notamment des propositions d'Altiero Spinelli en 1984 mais qu'elles avaient échoué à cause de l'opposition de Mme Thatcher. En 1992-1995, alors qu'on aurait dû poursuivre l'approfondissement de l'Union et inciter les pays candidats à entreprendre l'adaptation de leurs systèmes économiques et sociaux, rien n'a été fait pour achever la construction politique européenne, d'où une situation ambiguë, car l'inachèvement de la construction politique rend l'élargissement plus difficile. Comme il est souhaitable que des textes soient adoptés par la Convention - et pas seulement des inventaires de solution -, il faudrait que ses compétences soient définies au préalable.

Dès lors qu'il n'est pas envisagé de renoncer aux Etats et qu'ils conserveront de larges pans de compétence nous serons dans une Union d'Etats mais une Union d'Etats gérant des compétences fédérales.

S'agissant de la politique étrangère commune, la crise actuelle a montré un profond éclatement des positions des Etats européens. Il est donc difficile d'envisager que la politique étrangère commune puisse être de compétence fédérale alors que c'est pourtant un domaine où on nous demande d'aller plus loin. Les Etats qui ne souhaitent pas participer à une action commune ne voudront pas en effet se soumettre à la décision des autres. La situation est donc ambivalente : d'un côté on nous demande d'approfondir l'espace monétaire en conciliant une approche libérale du marché et une régulation des marchés, et d'approfondir l'espace judiciaire - à ce sujet, les événements récents pourraient conduire à des progrès plus rapides ; d'un autre côté, des domaines qui marquent le caractère identitaire, comme l'éducation, la culture, les droits sociaux ou ceux de la personne, resteront de la compétence des Etats. Il y a donc à la fois un débat sur le fond, l'accord de tous n'étant pas acquis, et une difficulté à concilier la position des Etats. Mais il ne faut pas être trop pessimiste car de grands progrès ont déjà été enregistrés depuis le traité d'Amsterdam.

Mme Nicole Catala s'est demandée s'il n'existait pas déjà des éléments d'un Etat fédéral européen à travers par exemple le pouvoir supranational d'édicter des normes adoptées à la majorité ou le véritable pouvoir indirect de coercition que représentent les décisions de la Cour de justice des Communautés européennes qui peut décider d'astreintes. Elle s'est également interrogée sur les possibilités, d'une part de répartir les compétences entre l'Union européenne et les Etats, d'autre part de rendre aux Etats certaines compétences qui avaient été transférées au niveau européen, et a cité comme exemple les règles de concurrence qui tendent à contraindre les entreprises européennes dans la compétition internationale. Elle a demandé si cette répartition des compétences devait faire l'objet d'un contrôle politique ou juridictionnel, et si ce contrôle devait s'effectuer en amont ou en aval. Enfin elle a estimé qu'aborder le thème de la Constitution européenne constituait un risque car celle-ci serait un carcan alors que d'autres formules comme celle d'une charte apparaissent moins contraignantes.

Le Président Valéry Giscard d'Estaing a souligné que les éléments d'un Etat fédéral européen existaient déjà mais qu'il ne fallait pas s'en inquiéter tant qu'ils seraient cantonnés à des points précis et que les décisions continueront à être prises sur la base des traités. Il convient également de veiller à ce que l'instance judiciaire ne cherche pas à élargir ses propres compétences même si on ne peut non plus se passer d'une instance charger de trancher les difficultés.

Il n'y a pas eu de débat sur la répartition des compétences entre l'Union et les Etats membres alors que de nombreux Etats fédéraux comme les Etats-Unis, le Brésil, l'Australie et plus récemment l'Allemagne y ont procédé. On ne l'a pas fait en Europe car il existait un accord pour ne pas le faire entre les pro-Européens qui ne voulaient pas tracer de limites aux ambitions européennes et les anti-Européens qui craignaient devoir reconnaître une telle répartition. Le Président Valéry Giscard d'Estaing a estimé qu'il était possible de délimiter les compétences de l'Union et des Etats membres, cet exercice pouvant aboutir à restituer aux Etats certaines compétences et un certain nettoyage des textes. Des situations de proximité incitent à laisser des compétences aux Etats. Par contre, dans certains domaines, il est nécessaire de choisir le cadre des références, européen ou national : ainsi, à propos des règles de concurrence il faut déterminer si on prend en compte la situation du marché au niveau national ou au niveau européen.

Le contrôle de la subsidiarité relève avant tout d'une décision politique car l'Union n'est pas mûre pour une judiciarisation de ce principe. Ce contrôle politique pourrait résulter d'une approche conjointe des Parlements nationaux et du Conseil européen. Normalement un tel contrôle se situe en amont pour éviter des annulations de dispositions législatives, mais il n'est pas à exclure qu'il se situe également en aval car des textes peuvent échapper « aux mailles du filet ».

Plutôt que la rédaction d'une constitution, il vaut mieux privilégier une « démarche constituante » qui permet à la fois d'approfondir les réflexions et de sanctionner éventuellement les accords par un texte.

M. Maurice Ligot a abordé la question de la répartition des compétences et le principe de subsidiarité. S'interrogeant sur la nature du contrôle de ce principe qu'il conviendrait d'instaurer - contrôle politique ou judiciaire - il a évoqué la solution qui consisterait à créer un « Sénat » de l'Union qui serait composé de représentants des parlements nationaux ; il a estimé que cela présenterait le double avantage d'introduire les parlements nationaux dans le système des institutions européennes et de permettre la représentation des citoyens par leurs représentations nationales.

S. Exc. M. Petr Janyska, ambassadeur de la République tchèque, après avoir manifesté le grand intérêt qu'il avait porté à écouter l'intervention du Président Valéry Giscard d'Estaing, s'est déclaré en accord avec la constatation d'une ère nouvelle de la construction de l'Europe, intervenue depuis le début des années 90. Il a interrogé le Président Valéry Giscard d'Estaing sur le rôle spécifique que pourraient jouer les pays fondateurs de l'Union européenne à travers le développement de « noyaux durs ».

M. Henri Froment-Meurice, ambassadeur de France, a demandé au Président Valéry Giscard d'Estaing si, bien qu'estimant que la période de l'intégration générale et progressive était révolue, il jugeait que l'intégration plus poussée entre certains Etats membres était encore possible.

M. Pierre Lequiller a posé la question de la présidence de l'Europe, considérant que le système actuel de présidence tournante ne permettait pas une bonne visibilité de l'Union. Il a également évoqué l'idée d'un Conseil des ministres permanent, qui serait composé de représentants des exécutifs nationaux.

S'agissant d'un éventuel « Sénat » de l'Union, formé de représentants des parlements nationaux, chargé du contrôle de la subsidiarité, le Président Valéry Giscard d'Estaing a estimé que cette idée devait être appréciée au regard de la future configuration institutionnelle, prise dans son ensemble : si l'on s'orientait vers la création d'une institution du type de celle de l'actuel Bundesrat allemand, il y aurait un risque de double emploi.

Rappelant ensuite que le principe de l'élargissement avait été décidé alors même que la réforme des institutions n'avait pas été réalisée - contrairement à ce qui avait été déclaré antérieurement - il a souligné que les prochains textes devront prendre en compte l'Europe dans son ensemble.

Evoquant le traité de l'Elysée entre la France et l'Allemagne, signé alors que les deux Etats étaient déjà membres de la Communauté européenne, il a jugé que des coopérations renforcées (expression qu'il a d'ailleurs critiquée) resteraient possibles, sans être directement organisées par les traités, et pas nécessairement entre les pays fondateurs.

Il a considéré que le système de la présidence tournante était devenu irréaliste au fil des élargissements successifs de l'Union. Il s'est déclaré partisan d'un système à rotation lente, et d'un mode de désignation lié davantage à un choix de personne qu'à une logique d'Etats. Il a jugé que cette question ne devait être réglée qu'après qu'une configuration d'ensemble ait été décidée.

Le Président Valéry Giscard d'Estaing a ensuite estimé que les réunions du Conseil européen devaient être régulières et banalisées, sans doute même mensuelles. Il a également évoqué l'idée d'un Conseil des ministres européens qui serait compétent pour les matières gérées fédéralement. S'agissant de l'exécutif européen, il a estimé que, dans le contexte institutionnel actuel, et au vu en particulier du traité de Nice, ce pourrait être plutôt le Conseil.

Enfin, il a souligné qu'il convenait de souhaiter que la future Convention soit utile et l'occasion d'une réflexion en profondeur ; il a estimé que les craintes entendues ici ou là que celle-ci n'aboutisse à des propositions inadaptées n'apparaissaient pas fondées, compte tenu en particulier de sa composition équilibrée.