DÉLÉGATION POUR L'UNION EUROPÉENNE

COMPTE RENDU N° 164

Réunion du mardi 13 novembre 2001 à 17 heures 30

Présidence de M. Alain Barrau

Audition de M. Jean-Luc Dehaene, ancien Premier ministre de Belgique, dans le cadre des « Mardis de l'Europe » (audition ouverte à l'ensemble des députés et à la presse)

Remerciant pour sa venue M. Jean-Luc Dehaene, qu'il a qualifié de personnalité de référence de l'Union européenne, le Président Alain Barrau a souhaité rendre hommage à la Belgique dont le rôle à la présidence de l'Union est très positif.

M. Jean-Luc Dehaene a tenu tout d'abord à saluer la manière dont se déroule en France le débat sur l'avenir de l'Union européenne, qui prend une forme structurée et organisée dont beaucoup de pays européens feraient bien de s'inspirer. Il a rappelé qu'il avait participé au groupe des Sages qui avait remis en 1999 un rapport à la Commission sur les enjeux de la réforme institutionnelle et qu'il était membre également du groupe de personnalités placé auprès du Premier ministre belge dans la perspective du Conseil européen de Laeken.

L'ancien Premier ministre de Belgique a ensuite indiqué, qu'à ses yeux, Nice était la dernière Conférence intergouvernementale « d'un certain type ». Si le traité de Nice a le mérite incontestable d'adapter sur un plan quantitatif les institutions européennes à l'entrée de nouveaux membres dans l'Union - et par le même effet de remplir les conditions nécessaires à la réalisation de cet élargissement - il était évident, dès avant sa conclusion, qu'un « saut » qualitatif était nécessaire, impliquant une réflexion plus profonde sur le devenir de la construction européenne. L'Europe réunifiée doit être réorganisée car sa finalité profonde a changé. L'objectif traditionnel d'une plus grande intégration des nations pour maintenir la paix et la sécurité en Europe est désormais atteint. L'Europe doit désormais réfléchir aux moyens d'améliorer la cohérence de ses politiques communes et de renforcer sa place dans un monde globalisé et multipolaire. Les Etats membres doivent agir en commun dans une perspective politique pour contribuer à la définition d'un meilleur équilibre mondial.

M. Jean-Luc Dehaene s'est ensuite prononcé en faveur de la conclusion d'un traité de base de l'Union européenne, préférant ce terme à celui de Constitution qui apparaît comme inutilement provocateur car renvoyant à l'idée d'un « super Etat » européen. Au-delà d'une querelle de mots, l'important est de savoir où l'on veut en venir. Or, les traités actuels résultent d'une construction pragmatique qui a le défaut de manquer de transparence. Il importe donc de clarifier les règles régissant le fonctionnement de l'Union européenne tant il est vrai que l'on trouve dans le corps actuel des traités des éléments qui ne devraient pas figurer dans une Constitution ou un traité de base. Le projet de simplification des traités, élaboré par l'Institut européen de Florence et le Centre universitaire Robert Schuman, est un bon projet, mais il résulte d'une codification à droit constant. La mise au point d'un traité de base signifie qu'il faut « sortir » des traités actuels, par exemple en intégrant la Charte des droits fondamentaux, tout en veillant cependant à ne pas créer des conflits de jurisprudence entre la Cour de justice des Communautés européennes et la Cour européenne des droits de l'homme. Il faudrait prévoir, à ce titre, de doter l'Union européenne de la personnalité juridique et la faire adhérer à la Convention européenne des droits de l'homme.

Abordant le débat de 2004 sur l'avenir de l'Union européenne, l'ancien Premier ministre de Belgique a estimé qu'il devrait se concentrer sur deux sujets importants, la répartition des compétences et le fonctionnement des institutions.

La répartition des compétences constitue un sujet de discussion délicat. Plutôt que d'élaborer des listes de compétences - ce qui ne semble pas constituer la bonne méthode - il faudrait mieux en rester à la méthode communautaire traditionnelle qui consiste à identifier des objectifs et à définir les instruments de leur mise en _uvre. Cette méthode a fait ses preuves et il vaut mieux ne pas en dévier. Il convient donc de mieux identifier ces objectifs et les traduire en instruments d'action susceptibles de les mettre en _uvre. La notion de loi-cadre européenne mise en _uvre au niveau national devrait être introduite dans le corps juridique communautaire, de même que la compétence de plein droit de la Commission pour prendre des mesures d'exécution. Il faudrait également simplifier la procédure actuelle de codécision et rendre plus transparent le fonctionnement de la comitologie.

M. Jean-Luc Dehaene s'est ensuite prononcé en faveur d'une extension de la méthode communautaire au secteur de la justice et des affaires intérieures afin de pallier le risque d'affaiblissement de l'Europe dans ce domaine. Les attentats du 11 septembre 2001 peuvent jouer à cet égard un rôle de catalyseur, en facilitant des décisions importantes en ce qui concerne Europol, le mandat européen d'extradition et la création d'un Parquet européen. De même, s'agissant de l'immigration et de Schengen faut-il envisager la mise en place de contrôles aux frontières extérieures de l'Union à un niveau supranational. Si la mise en _uvre du principe de subsidiarité peut avoir pour conséquence de remettre en cause certaines actions communes, elle doit également conduire à faire du secteur affaires intérieures et justice un secteur de pleine compétence européenne. Il conviendrait également de mieux impliquer la Commission dans le fonctionnement de la politique étrangère et de sécurité commune.

Abordant le domaine institutionnel, M. Jean-Luc Dehaene a souhaité que la méthode communautaire soit revalorisée par différents moyens : renforcement de la Commission dans son rôle d'initiative des propositions législatives ; octroi à la Commission d'un pouvoir exécutif de plein droit, sous le contrôle du Conseil et du Parlement européen ; renforcement des liens entre la Commission et le Parlement européen. Il s'est prononcé à ce titre pour l'élection du Président de la Commission par le Parlement européen avec approbation du Conseil à la majorité qualifiée et pour la nomination des autres membres de la Commission par son Président, avec approbation du Parlement européen. Il s'est déclaré également favorable à une Commission de format limité, dont le nombre de membres serait inférieur au nombre d'Etats membres - ce qui implique la mise en place d'un système de rotation égalitaire.

Regrettant la dérive actuelle du Conseil européen dans le système institutionnel, M. Jean-Luc Dehaene a souhaité que cette institution redevienne un organe d'orientation générale. La relation Conseil-Commission-Parlement européen doit être la relation de base du fonctionnement institutionnel, ce qui implique la diminution du nombre de formations du Conseil, une meilleure distinction entre le Conseil législateur (dont les travaux seraient publics) et le Conseil exécutif et, enfin, la mise en place d'un véritable Conseil « Affaires générales » dont les membres seraient des ministres coordinateurs directement rattachés à leur Premier ministre. Il ne faut toutefois pas que ce Conseil « Affaires générales » soit le seul détenteur du pouvoir législatif du Conseil.

M. Jean-Luc Dehaene s'est également inquiété d'une dérive possible dans la prise de décisions avec l'existence de l'eurogroupe, qui n'est pas une institution de l'Union, et vis-à-vis duquel le rôle de la Commission n'est pas défini.

Le problème de la présidence du Conseil doit être également posé tant son rôle apparaît excessif à l'heure actuelle : chaque présidence tend à définir ses propres priorités sans qu'il existe de mécanisme de suivi. C'est à la Commission d'assurer le suivi des décisions du Conseil. Il faudrait également « démystifier » la présidence en prévoyant notamment la nomination d'un Président du Conseil sur une longue durée, sans considération de nationalité.

Enfin le Parlement européen doit être législateur de plein exercice, y compris dans le domaine budgétaire - ce qui implique la suppression de la distinction entre dépenses obligatoires et dépenses non obligatoires - et le problème des ressources propres de la Communauté doit être posé.

Après avoir remercié M. Jean-Luc Dehaene pour la qualité de son intervention, le Président Alain Barrau l'a interrogé sur les points suivants :

- La référence à un traité de base, dont la Charte des droits fondamentaux pourrait être l'introduction, et qui devrait permettre à l'Europe de préciser l'étendue de sa compétence en l'empêchant d'intervenir sur des sujets sur lesquels elle n'est pas légitime.

- Le rôle d'un nouveau Conseil « Affaires générales », composé des ministres des affaires européennes et qui mettrait fin à la multiplicité des conseils sectoriels.

- La place des parlements nationaux dans la future architecture institutionnelle de l'Union.

- La problématique de l'évolution du budget de l'Union dans la perspective de l'élargissement.

Sur ces différents sujets, M. Jean-Luc Dehaene a apporté les précisions suivantes :

- Il a tout d'abord rappelé que le traité de base devrait être le seul texte de l'Union soumis à une procédure de révision lourde. L'objectif est d'introduire davantage de souplesse pour tous les sujets qui n'y seraient pas mentionnés. Il a ainsi justifié le recours à une loi cadre afin de ne légiférer que sur l'essentiel, et non sur les détails comme c'est trop souvent le cas actuellement.

- Précisant son propos sur le rôle du futur Conseil  « Affaire générales », M. Jean-Luc Dehaene a souhaité que cette institution devienne le véritable organe de préparation et de suivi du Conseil européen, ce qui fait aujourd'hui défaut. Il a ainsi déclaré que cette structure ne pourra fonctionner correctement que si elle peut s'affranchir des ministres des affaires étrangères dont le rôle de coordination en matière européenne a disparu. Les affaires européennes ne doivent en effet plus être considérées comme des affaires étrangères mais bel et bien comme relevant des affaires intérieures. Il faut avoir le courage de trancher ce débat sur le rôle du ministre des affaires étrangères dans le domaine des affaires européennes.

- Intervenant sur la place des parlements nationaux, M. Jean-Luc Dehaene a déclaré ne pas faire partie de ceux qui se lamentent sur un prétendu déficit démocratique des institutions européennes. Il a rappelé que le Parlement européen était élu au suffrage universel direct et que le Conseil des ministres était composé de représentants de gouvernements responsables devant leurs Parlements respectifs. Le Conseil des ministres peut d'ailleurs être considéré comme la deuxième chambre de l'Union au sens où il assure la représentation des Etats, comme c'est le cas dans un Etat fédéral. Dès lors, le débat sur une « seconde » chambre est davantage celui d'une « troisième » chambre.

- Evoquant enfin la question budgétaire, M. Jean-Luc Dehaene s'est prononcé pour une augmentation des ressources propres de l'Union, défendant l'idée d'une fiscalité européenne. Il a en effet souligné les limites et les paradoxes du système actuel selon lequel les pays contributeurs souhaitent payer moins, les pays bénéficiaires refusent de recevoir moins tandis que tous les Etats s'accordent à reconnaître l'accroissement des dépenses qui résultera de l'élargissement.

    M. Jacques Myard a ensuite interpellé M. Jean-Luc Dehaene sur sa vision future de l'Union. Se déclarant d'accord avec les propos tenus selon lesquels l'Europe n'a pas à intervenir sur tous les sujets, il a manifesté son désaccord avec l'idée émise de communautariser les questions de justice et de sécurité et a rappelé que même aux Etats-Unis - Etat fédéral - ces compétences relèvent du pouvoir des Etats fédérés. Si depuis trente ans, la construction européenne a permis d'importants progrès, essentiellement en ce qui concerne le maintien de la paix sur le continent, M. Jacques Myard a plaidé pour le respect de deux niveaux : d'une part, le niveau interétatique qui ne doit pas être soumis à la règle de la majorité qualifiée, et d'autre part le niveau transnational qui se justifie par la nécessité d'établir des règles communes pour donner un cadre juridique à la liberté de circulation favorable aux citoyens et aux entreprises. Il a souhaité que l'action européenne soit fondée sur davantage de souplesse et s'est déclaré sceptique sur la perspective d'une politique étrangère et de sécurité commune unifiée, en se fondant sur le rôle prééminent des Etats dans ce domaine.

En réponse, M. Jean-Luc Dehaene s'est tout d'abord défendu d'avoir déclaré vouloir communautariser l'ensemble de la justice et de la police. Il évoquait en réalité les questions transnationales telles que la lutte contre la criminalité transfrontalière, contre la drogue, contre le terrorisme et contre l'immigration clandestine. Dans ces domaines, seule une action commune semble efficace pour répondre à l'ampleur des défis qui sont posés. Si sur certains sujets, l'Europe entre trop dans les détails, il est en revanche des domaines où elle ne va pas assez loin. Admettant la primauté de l'intergouvernemental en ce qui concerne la PESC et la PESD, M. Jean-Luc Dehaene a néanmoins fait état d'avancées importantes comme la mise en place d'une force de réaction rapide qui témoigne d'une évolution dans l'approche qu'ont les Etats de ces questions.

M. Robert Toulemon, Président de l'Association française des études européennes (AFEUR), constatant que M. Jacques Myard critiquait la communautarisation de la justice et de la police a considéré que la lutte contre la criminalité internationale demeurerait inefficace si elle continuait à relever des méthodes intergouvernementales et de la règle de l'unanimité. Tout en convenant qu'il serait difficile d'appliquer la méthode d'abstention constructive à la Politique étrangère et de sécurité commune, il a toutefois fait valoir que l'Europe était affectée de deux faiblesses congénitales. D'une part, faute de disposer d'un budget commun, sa capacité de défense est égale au dixième de celle des Etats-Unis, alors que le montant des crédits budgétaires atteint 60 % du budget américain, en raison des doubles emplois et d'un système de marchés publics inefficace. D'autre part, l'Europe ne bénéficie pas des retombées des actions de coopération et de programmes humanitaires qu'elle mène, du fait de la concurrence existant entre le Haut Représentant pour la PESC et la Commission. En conclusion, il s'est étonné que M. Jean-Luc Dehaene n'ait pas été davantage audacieux dans ses propositions.

M. Jean-Luc Dehaene, tout en approuvant les propos de M. Javier Solana, selon lesquels on peut imaginer que l'Europe puisse un jour être représentée en tant que telle au Conseil de Sécurité de l'ONU, a déclaré que ses propos étaient essentiellement empreints de pragmatisme.

Mme Nicole Feidt a souhaité savoir si M. Jean-Luc Dehaene inscrivait l'élargissement dans le cadre envisagé par M. Joschka Fischer, à savoir celui de l'élaboration d'un traité constitutionnel européen ou plutôt d'une fédération d'Etats-nations.

Après avoir déclaré qu'il se méfiait des étiquettes qui, selon lui, mènent à des slogans, M. Jean-Luc Dehaene a fait part de son souhait que l'Europe soit capable de mener des actions communes au niveau supranational dans le domaine de la politique de sécurité, comme ce fut le cas jusqu'à présent dans le domaine économique.

M. Jean-Guy Giraud, Directeur de la Représentation du Parlement européen à Paris, a souhaité savoir comment le calendrier fort chargé qui interviendra en 2004 pouvait être aménagé, tandis que le Président Alain Barrau s'est interrogé sur les modalités de mise en place de la Convention.

M. Jean-Luc Dehaene leur a répondu qu'il considérait la Convention à la fois comme une chance et comme un risque pour l'Europe. Il a fait observer qu'il ne s'agirait pas d'une assemblée constituante, mais d'une Convention ad hoc. Il a estimé que la Convention destinée à élaborer la Charte des droits fondamentaux avait été un succès en raison de son cadre de travail très précis. Il a constaté que, les gouvernements ne souhaitant pas délibérer sur un texte de consensus, la future Convention aurait essentiellement pour objet de dégager des tendances et des orientations générales. Il lui a semblé techniquement impossible de procéder à des votes, ce qui renforcera le rôle du président de séance. Enfin, il s'est interrogé sur le calendrier institutionnel à l'issue de la Convention, en 2003, et sur le début des travaux de la Conférence intergouvernementale. Il a jugé qu'il n'était pas réaliste d'imaginer que l'ensemble du processus serait achevé avant les élections européennes de 2004.