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René Viviani


© Assemblée nationale

La création d'un ministère du travail

et les conquêtes sociales

Discours à la Chambre des députés : 8 novembre 1906

René Viviani (1863-1925) est élu député socialiste de la Seine en 1893. Dans le Gouvernement qu'il constitue le 25 octobre 1906, Clemenceau crée le ministère du travail et de la prévoyance sociale qu'il confie à Viviani. Celui-ci occupera ce poste jusqu'à novembre 1910. Il sera par la suite ministre de l'instruction publique (1913-1914) et Président du Conseil du 13 juin 1914 au 29 octobre 1915. Il convient de rappeler que c'est sous le ministère Sarrien que venait d'être adoptée la loi du 13 juillet 1906 sur le repos obligatoire de 24 heures.

Messieurs, ici dans cette enceinte et hors de cette enceinte, un malentendu formidable s'appesantit généralement sur les problèmes sociaux. En se retournant vers le passé, on aperçoit la Révolution française avec le droit individuel qu'elle a forgé de ses mains puissantes, de ses mains exaspérées contre la réaction économique des corps privilégiés et contre la réaction politique de l'Ancien régime. Et, le regard ébloui par l'éclat qui se dégage de cette Révolution, on n'aperçoit pas toujours une autre Révolution silencieuse, obscure, profonde, qui s'appelle la révolution économique. Par la concentration des capitaux entre quelques mains et par le développement du machinisme sur le même champ de travail, deux collectivités sont dressées : les intérêts capitalistes ont pris corps sous la forme de sociétés anonymes ; les intérêts ouvriers ont pris corps sous la forme de collectivités ouvrières, qui hélas ne sont pas toujours des collectivités syndicales. Et alors, de ces collectivités ouvrières, peu à peu s'est dégagée une âme collective, peu à peu a surgi le droit collectif. C'est ici que le malentendu commence. Le droit collectif doit-il absorber, anéantir, dissoudre le droit individuel ? Je pense qu'il n'y a pas de régime qui se propose pour but l'abolition du droit individuel, l'anéantissement de cette liberté personnelle qui se rattache à l'essence de l'être humain. (Vifs applaudissements.). Je pense que si l'on regardait de plus près ces collectivités ouvrières, on verrait que les unités qui les constituent sont venues précisément demander à la puissance de l'action collective de décupler la puissance sociale de l'individu (nouveaux applaudissements) ; que les hommes viennent précisément y défendre cette liberté personnelle, ce droit individuel, opprimés depuis un siècle par toutes les puissances sociales, financières et économiques déchaînées sur la démocratie. (Vifs applaudissements.)

Et de ces collectivités, quelle est donc la revendication qui monte vers nous ? Messieurs, de moins en moins le bruit des conflits politiques passera le seuil de cette Chambre, mais, de plus en plus, le bruit sinistre des conflits sociaux parviendra à nos oreilles. Quel est donc le conflit qui est d'ailleurs à la racine du monde et que personne ici ne doit ignorer ? C'est le conflit entre la misère et la propriété. [...]

Qu'est-ce donc qui vous effraye ? Ce qui vous effraye dans les revendications sociales, ce n'est pas ce qu'elles contiennent, c'est ce qu'elles annoncent, ce qu'elles présagent. C'est ce cortège d'attitudes intransigeantes, de formules rudes, de violences, de paroles débordantes, c'est ce jaillissement perpétuel de pensées, c'est cet ébranlement général, cette fièvre universelle qui semblent se communiquer à tout.

Oui mais alors, s'il y a faute, à qui la faute ? Qui donc a créé l'oeuvre révolutionnaire dont les conséquences apparaissent devant tous les regards ? Quelle est donc la main puissante qui a créé l'homme moderne avec tous ses désirs, toutes ses revendications, toutes ses audaces, toutes ses ambitions ?

Ah ! pour votre honneur historique, ne laissez pas dire que l'homme moderne est sorti tout entier de la seule situation économique, reprenez votre part et n'opposez pas à l'héritage glorieux des grands ancêtres la mesure pratique et injurieuse du bénéfice d'inventaire. (Vifs applaudissements.)