Abolition de la peine de mort

Le débat de 1791 à l'Assemblée nationale constituante

Séance du mardi 31 mai 1791, au matin

Présidence de M. Bureaux de Pusy

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Voir aussi :

Opinion de M. J. Jallet, curé, député de la ci-devant province du Poitou, sur la peine de mort. (Discussion sur le Code pénal.)

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La séance est ouverte à neuf heures du matin

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L'ordre du jour est la suite de la discussion du projet de décret sur le Code pénal (Peine de mort).

M. Mougins de Roquefort [1]. Messieurs, c'est un sentiment pénible que celui de présenter une opinion qui semble contrarier les droits de l'humanité.

Je fais aussi violence à mon caractère, pour n'écouter que l'utilité publique, le bien général, lui de la société entière. Tels sont les puissants intérêts qui commandent des sacrifices à ma sénilité.

Notre législation criminelle prononce, j'en conviens, des supplices qui la déshonorent. Un saint respect pour la justice et pour l'humanité doit nous porter à abolir des peines trop sévères.

Mais ne nous laissons pas entraîner au delà des bornes de la raison.

Mais la protection due aux citoyens honnêtes contre les attaques des méchants, la sûreté, la tranquillité publique, exigent de mesurer les peines à l'atrocité des crimes, et de ne pas sacrifier, au nom de l'humanité, l'humanité même. Car perdre de vue le terme nécessaire de la gradation proportionnelle des délits et des peines, cesserait, au lieu de servir la nature, s'imposer la loi barbare de la faire frémir.

Anéantissez la peine de mort pour tous les crimes, excepté pour l'homicide, et vous ferez des lois sages, justes, salutaires.

Qu'un malheureux qui, sur un grand chemin, avait arraché, par la force, un pain qu'on ne lui a avait pas refusé par charité, ne soit pas, ainsi que l'ordonnent nos lois encore existantes, livré à la mort.

Que la fragilité d'un moment ne soit pas punie comme un crime.

Q'un valet fripon ne soit pas jugé comme un meurtrier.

Mais que l'homme qui verse le sang de son semblable, qui le prive de la vie, ne puisse pas conserver lui-même ce précieux présent de la nature.

Je dis donc que tout homme qui, volontaire­ment, atteinte à la vie d'un autre, par le fer, le poison ou le feu, doit être puni de mort.

J'appuie ma proposition : 1° sur les lois de tous les peuples ; 2° sur l'intérêt de la société et de l'humanité même ; 3°sur le sentiment des philo­sophes les plus humains et les plus sensibles.

Je réponds, en très peu de mots, aux principaux moyens que l'on emploie pour rejeter, dans tous les cas, la peine de mort.

Oui, Messieurs, presque tous les peuples l'ont décernée cette peine ; elle a été en usage dans tous les siècles.

Si nous interrogeons ceux de l'antiquité, nous verrons qu'en Egypte l'homicide et le parjure étaient frappés de mort.

En Judée, les peines capitales étaient communes.

A Athènes, à Rome, la peine de mort a toujours été prononcée contre le meurtrier.

Elle est admise chez tous les peuples de nos jours, particulièrement en Angleterre ; et les lois criminelles adoptées par cette nation ne peuvent pas nous être suspectes, puisque c'est d'elle que nous avons emprunté l'institution des jurés.

Or, une expérience si longue, si universelle, en un mot, celle de tous les siècles et de tous les peuples, ne présente-t-elle pas un argument bien fort contre l'abolition de la peine que votre co­mité prononce ?

L'histoire des hommes, qui est univoque pour frapper de mort celui qui tue son semblable, n'est-elle donc, ainsi que vous l'a dit un préopi­nant, qu'une longue suite d'erreurs ; et ne prouve-t-elle pas plutôt la justice et la nécessité de la peine ? N'est-elle pas un témoignage plus fort que celui produit par des idées neuves et philo­sophiques, qui, quoi que sémillantes, ne peuvent jamais avoir le même caractère de crédibilité et de conviction, que celles dictées par l'expé­rience.

Les raisonnements les plus simples viennent à l'appui de ces premières propositions.

Dans l'état de nature, j'ai le droit de repousser la force par la force, et de donner par conséquent la mort à celui qui attente à ma vie.

En entrant en société, j'ai résigné ce pouvoir de me défendre, à la loi ou au magistrat qui en est l'organe.

Il ne peut ni ne doit en user, que comme j'en aurais usé moi-même. Il est obligé de veiller à la conservation de mon existence ; et l'homme qui en a interrompu le cours, qui m'a empêché de vivre, doit être condamné à mourir, autrement la peine serait au-dessous de la gravité du crime.

Si le sort d'un citoyen vertueux est pire que celui d'un meurtrier, il n'y a plus d'ordre, de sûreté, de droit sacré parmi les hommes ; l'on fait naître le plus grand de tous les maux, celui de l'impunité. La haine d'un scélérat pourra se satisfaire aisément, parce qu'il préférera la perte de sa liberté, au sacrifice de sa vengeance. Otez, au contraire, à celui qui médite la mort d'un homme, la satisfaction la plus attrayante pour un coeur vindicatif, je veux dire la jouissance du triomphe ; et vous verrez que la crainte de perdre la vie, arrêtera son bras et calmera sa fureur.

Personne ne s'est plus élevé que Montesquieu contre la sévérité des peines.

Il soutient, dans tous ses ouvrages, qu'il ne faut pas mener les hommes par les voies extrêmes ; qu'on doit être ménager des moyens que la nature nous donne pour les conduire.

Mais il n'hésite pas de penser que l'homicide volontaire ne peut pas échapper à la peine de mort.

« Un citoyen, dit-il, mérite la mort, lors­qu'il a violé la sûreté, au point qu'il a ôté la vie, ou qu'il a entrepris de l'ôter. Cette peine de mort est comme le remède de la société malade. » Ecoutons le célèbre citoyen de Genève, dans son Contrat social. Son opinion ne peut pas être suspecte ; il fut, pendant tout Je temps de son existence, l'ami de l'humanité et le consola­teur des malheureux.

« Tout malfaiteur, dit-il, attaquant le droit social, devient, par ses forfaits, rebelle et traître à la patrie ; il cesse d'en être membre, en violant ses lois, et même il lui fait la guerre. Alors la conservation de l'Etat est incompatible avec la sienne ; il faut qu'un des deux périsse : et quand on fait mourir. Le coupable, c'est moins comme citoyen, que comme ennemi. La procédure, le jugement sont les preuves de la déclaration qu'il a rompu le traité social, et par conséquent qu'il n'est plus membre de l'Etat. Or, comme s'il est reconnu tel, tout au moins par son séjour, il doit en être retranché, par l'exil, comme infracteur du pacte, ou par la mort, comme ennemi public ; car un tel ennemi n'est pas une personne mo­rale c'est un nomme ; et c'est alors que le droit de la guerre est de tuer le vaincu ».

Mably dans ses Principes des lois, prouve, d'après les raisonnements les plus solides, qu'il y aurait infiniment de danger pour l'ordre social, pour l'intérêt de tous, de proscrire la peine capitale en fait d'homicide. Il démontre que quoique les lois ne puissent être trop douces, elles seraient injustes si elles l'abrogeaient. Il termine son opinion, en soutenant « qu'il n'y a que deux coupables qui méritent la mort, l'assassin et celui qui trahit sa patrie, soit pour y établir le pouvoir arbitraire, soit pour la soumettre à une puissance étrangère ».

Un philosophe, que l'on appelle le Montesquieu de l'Italie, et que la mort a arraché trop jeune encore aux lettres, à la raison, à l'humanité, Filiangieri, n'a pas professé des principes différents. Cet auteur, aussi sensible qu'humain, les présente comme n'étant pas capables de former les moindres nuances de doute ; il les donne comme une vérité reconnue et généralement sentie.

« Tout le monde sait (ce sont ses expressions) que la société a droit de punir de mort l'homme atroce qui a fait périr son semblable.

« Dans l'état d'indépendance naturelle, ai-je droit de tuer l'homme injuste qui m'attaque ? Personne ne doute de ce principe. Si j'ai droit de le tuer, il a perdu le droit de vivre ; car il serait contradictoire que deux droits opposés existassent en même temps ».

M. Julien d'Entand de Genève, dans son Essai de jurisprudence criminelle, soutient, avec autant de justesse que d'érudition, que l'on ne peut dispenser d'infliger la peine de mort contre le meurtrier. Il appuie son sentiment sur l'équité admirable de la loi du talion.

oeil pour oeil, dit-il, dent pour dent, celui qui tue est digne de mort.

« La simplicité de ces idées, fait qu'elles s'offrent naturellement à l'esprit ; et, comme maxime la loi du talion me paraît une excellente boussole pour le législateur ».

Ces autorités sont aussi décisives que lumineuses ; elles sont fondées sur des vérités éternelles et incontestables ; et lorsque Montesquieu a adopté une opinion, qu'elle a été défendue par Mably, par Rousseau, suivie par un de leurs disciples les plus distingués, et par les hommes les plus versés dans la jurisprudence criminelle, il semble que ces sentiments réunis sont capables de balancer celui de votre comité, et de justifier que, lorsque l'on vous propose l'abolition de la peine de mort, dans le cas d'homicide, l'on n'a peut-être pas assez réfléchi sur les moyens que je viens de développer, et qui tiennent à grands principes dictés pour le maintien de l'or et de la sûreté publique.

Mais il faut l'avouer, Messieurs, l'opinion de votre comité n'est pas isolée, elle a des sectateurs ; c'est la même que Beccaria a adoptée ; c'est celle d'un littérateur de nos jours, célèbre par ses talents et son civisme.

Le sentiment qui les anime est, sans doute louable ; c'est l'élan de la sensibilité naturelle qui emporte trop loin ; et en examinant, avec le calme de la raison et l'impassibilité que doit inspirer une question de cette nature, les moyens sur lesquels ces auteurs estimables établissent leur système, il sera facile d'en démontrer le danger.

Mais avant de répondre aux objections particulières, je dois en combattre une générale que ne manquera pas de réaliser contre les moyens que je viens d'exposer. Elle consiste à dire, qu'il est injuste de ranger sur la même ligne que les meurtres ordinaires, les empoisonnements, parricides, les régicides, les infanticides, et autres délits qualifiés, qu'un concours de circonstances particulières rend quelquefois atroces, et contre lesquels l'on doit sévir autrement qu'une peine uniforme et par simple mort.

Je réponds sur cette difficulté :

1° Que la plupart de ceux qui se rendent coupables de ces espèces de meurtres, ne connaissent point la cruauté du moyen qu'ils emploient pour atteindre leur but. La passion ne réfléchit pas ; et tout devient égal à ses yeux, pour qu'elle se satisfasse. Il est certain qu'elle préférera toujours la marche la moins révoltante lorsqu'elle sera en son pouvoir ; et je ne sais si le sang-froid, qui permet le choix de l'instrument le plus convenable pour ôter la vie à quelqu'un, n'est pas plus criminel que la fureur qui saisit pour cela, tout ce qui tombe sous sa main ;

2° Les causes des meurtres qualifiés sont souvent étrangères à l'intérêt privé de leurs auteurs ou sont du moins, presque toujours, des provocations qui en atténuent l'atrocité.

Il est excessivement rare qu'un fils porte une main sanguinaire sur celui dont il a reçu le jour, sans une cause presque surnaturelle, sans une provocation. C'est l'abus de la puissance paternelle qui produit ordinairement les enfants dénaturés.

Le fanatisme qui poignarde les rois, qu'on ne saurait, sans injustice, placer dans la classe des tyrans, est l'ouvrage de quelque vice radical dans la législation.

N'est-ce pas au point d'honneur qui rend une fille chaste, qu'on doit attribuer le défaut ne tendresse dont son enfant est la victime ? 0n ne voit pas que les meurtres qualifiés soient plus fréquents dans les pays où ils sont punis comme les meurtres ordinaires.

En Angleterre, le parricide, l'infanticide, l'empoisonnement ne conduisent qu'au gibet ; et certainement ils y sont plutôt moins communs qu'ailleurs, où l'on fit subir d'affreux tourments à ceux qui s'en rendent coupables.

Enfin, indépendamment de l'inutilité des supplices rigoureux qui révoltent la nature et font frémir l'humanité, il n'y a point de comparaison être l'inconvénient d'infliger une peine fixe qui soit, en certain cas, au-dessous de ce que mènerait le délit, et celui de punir arbitrairement, parce que cet arbitraire occasionnerait fréquemment une inégalité réelle dans l'usage que les juges feraient de leur pouvoir ; et une inégalité apparente, à cause de la diversité qui règle pres­se toujours entre les opinions, sur la valeur des circonstances qui caractérisent la gravité du délit.

J'admets donc la seule peine de mort, je veux lire la simple privation de la vie, sans torture, pour toute sorte d'homicide volontaire ; et je crois avoir démontré que mes principes n'ont rien d'inconciliable avec la justice et la sévère proportion qui doit exister entre les délits et les peines.

Je reviens aux objections particulières.

Les sectateurs de l'opinion de votre comité disent d'abord que la peine de mort n'est appuyée sur aucun droit.

J'ai prouvé qu'elle était fondée sur la loi naturelle, qui est la première de toutes les lois ; sur Ia violation du pacte social, sur la sûreté géné­rale et individuelle de chaque citoyen.

Un opinant [2] m'a paru vous présenter hier des idées bien étranges sur la peine de mort ; il a comparé l'assassin à celui qui, dans un complot, ôte la vie à un autre, à celui qui, sans le vouloir, tue son semblable.

Voici ma réponse :

Tuer celui que l'Etat a déclaré son ennemi, l'est pas en meurtre, c'est remplir, au contraire, son devoir de citoyen ; c'est faire un acte nécessaire, indispensable pour le salut de la patrie.

Donner la mort, sans le vouloir, ne doit pas non plus mis au rang des homicides ; c'est quelquefois une imprudence blâmable et digne de répréhension.

Tuer à son corps défendant, pour se préserver d'un mal considérable, ne saurait être équitablement envisagé comme un meurtre ; c'est l'exercice d'un droit naturel et incontestable, même dans l'état de société.

Mais exécuter totalement ou partiellement le dessein formel de tuer quelqu'un qui ne vous fera aucun mal ; mais enlever la vie à un autre par des motifs de haine, de vengeance, de perfidie, de cupidité :

Voilà les vrais caractères de l'homicide ;

Voilà l'idée juste delà nature du délit ;

Voilà le crime qu'il faut punir.

On ajoute :

« Des travaux pénibles, passés dans la servitude et la douleur ;

« Une prison perpétuelle, ou, pour un long temps, esclave des lois dont on était protégé ; exposé aux regards et aux mépris de ses concitoyens ; devenu l'opprobre et l'horreur de ceux dont on était l'égal :

« Voilà des peines plus sévères que la mort, et qui font une impression plus forte que celle du suppliée, dont la vue endurcit l'âme, plutôt qu'elle ne la corrige. »

Ces portraits sont bien tracés, ces images séduisantes ; mais leur éclat est trompeur et mensonger. Ne nous en laissons pas éblouir ; voyons les faits, interrogeons l'expérience, marchons à la lueur de son flambeau, elle est un guide assuré.

Les travaux pénibles, que l'on veut substituer à la peine de mort, sont partout le partage de l'indigence ; et l'on voudrait confondre le criminel avec l'indigent, l'assassin, le parricide, avec l'homme poursuivi par l'infortune, ou accablé par le malheur.

L'abjection, le mépris, l'opprobre de ses semblables ne sont pas une peine pour le scélérat, mais plutôt un jeu.

Celui qui a eu la férocité de tremper ses mains dans le sang de son semblable a abdiqué tout sentiment d'honnêteté, de pudeur ; il ne craint plus rien, excepté la mort : et si vous permettez qu'il vive, au lieu d'être frappé de l'état d'infamie auquel il sera réduit, il le regardera comme un bienfait ; j'ai presque dit comme un triomphe, parce qu'il servira encore d'aliment à sa vengeance et à sa fureur ; il osera peut-être paraître tranquille, heureux au milieu de son forfait.

Que l'on ne dise pas que l'on envisage sou­vent la mort avec un air tranquille, ferme, que le fanatisme l'embellit.

Je réponds que ce langage est celui de l'illusion.

Je soutiens que la vie passera toujours, parmi les hommes, pour le plus grand des biens.

La mort n'est qu'un instant, je l'avoue ; mais un instant qui décide de tout, qui termine le temps, et ouvre les portes de l'éternité. Cet ins­tant fait frémir la nature : il n'est pas si facile à un coupable de se familiariser avec cette idée.

Celui que l'on mène au gibet regarderait comme une faveur la prison la plus dure, les travaux les plus pénibles, l'esclavage perpétuel.

L'idée de ces peines n'aura jamais autant de pouvoir que celle de la mort, pour l'éloigner du crime.

Demandez à ces anciens magistrats, obligés, par devoir, de suivre les traces des délits, d'en combiner les causes, de calculer le délire des passions, de sonder les coeurs et les consciences des accusés. Ils vous répondront qu'ils se sont convaincus que la crainte de perdre la vie était, pour les coupables, un frein à leur excès ; que cette seule idée avait épargné bien du sang et des victimes.

D'ailleurs ces cachots, ces chaînes, ces tra­vaux pénibles que l'on présente, comme devant former des peines habituelles, ne seront-ils ja­mais des armes impuissantes ? Les hommes aux­quels vous les confierez ne se lasseront-ils pas d'en user ? La pitié n'entrera-t-elle jamais dans l'âme de ces gardiens ? Croyez-vous qu'ils soient assez généreux pour ne pas vendre une indulgence qui ralentirait leur cruauté et affaiblirait le pouvoir de vos lois ?

Une considération encore bien puissante et que vous ne devez jamais perdre de vue, est celle que beaucoup de criminels briseront leurs chaînes, soit en achetant leur liberté, suit en tâchant de la conquérir par la force, par l'adresse ; en un mot, par mille moyens que l'on emploie, et auxquels la surveillance la plus active n'a jamais pu obvier.

Cette seule idée de pouvoir échapper par la suite aux peines que l'on veut substituer à celle de mort, ranimera l'espérance des malveillants : il en est plusieurs qui, dans cet espoir, se livreront avec confiance au crime.

Ceux qui échapperont à ces peines chercheront de nouvelles victimes pour les immoler à leur vengeance.

Le crime amène d'autres crimes ;

Et celui qui, une première fois, a versé, avec crainte et frayeur, le sang d'un homme, portera, dans une récidive, des mains encore meurtrières, avec une brutalité féroce et tranquille.

J'invoque ici l'autorité des exemples.

Que des juges, soit par excès d'indulgence, parce que la preuve d'un délit ne leur aura pas paru parfaite, aient mitigé contre un coupable la rigueur de la peine, et que celui qui méritait la mort n'ait été condamné qu'aux galères à vie ; s'il brise ses chaînes, un des premiers usages qu'il fait de la liberté, est celui d'attenter encore à la vie de son semblable.

Si ce second crime est avéré ; si ce coupable est repris et traduit aux tribunaux, quelle est la réponse qu'il fait à ceux que la loi appelle à le juger ?

Il leur dit qu'il croyait échapper encore à la mort.

Il leur avoue que, s'il avait imaginé d'être privé de la vie, il n'aurait pas été assassin.

D'après de tels faits, dont la certitude est no­toire, je demande si la société peut, sans danger, conserver la vie au meurtrier.

Je demande si le repos public, l'utilité géné­rale, l'humanité même n'exigent pas que l'on prononce que les jours de 1'assassin ne doivent pas être respectés ?

C'est, Messieurs, la patrie qui le commande ; c'est la sûreté de tous les citoyens qui le sollicite.

Que la mort la plus douce soit le supplice le plus cruel que puisse admettre le législateur.

Qu'il ordonne que l'on prendra, comme autrefois, dans le sénat de Rome, le deuil, lorsqu'il faut prononcer la mort d'un citoyen.

Punissez à regret, mais punissez : le bonheur de tous commande ce sacrifice à la nature.

Je conclus à ce que l'Assemblée nationale dé­crète :

1° Que la peine de mort sera conservée, sans qu'elle puise, dans aucun cas, être suivie de tourments ni de tortures ;

2° Qu'elle ne sera appliquée qu'aux crimes d'homicide, d'empoisonnement, d'incendie et de haute trahison.

L'Assemblée, consultée, décrète l'impression du discours de M. Mougins de Roquefort.

M. Pétion de Villeneuve [3]. Messieurs, j'examine de tous les genres de peines le plus révoltant aux yeux de la nature, le plus cruel pour l'humanité. La justice, dans sa sévérité peut-elle condamner un homme à perdre la vie la société a-t-elle ce droit sur un de ses membre L'intérêt public exige-t-il cet affreux sacrifice ! L'âme est saisie d'effroi en descendant dans l'examen de ces sombres questions.

Nous recevons avec la vie le besoin de la conserver. La fuite de la douleur est un instinct bienfaisant de la nature ; la conservation des êtres est son grand but, et la première comme la plus sacrée de ses lois celle sans laquelle l'univers ne serait bientôt qu'une vaste solitude. C'est aussi dans la loi de toute société : les hommes ne se réunissent que pour se protéger et se défendre ; ils ne mettent leur force en commun que par le sentiment de leur faiblesse individuelle, et le soin de leur existence est le puissant mobile qui les anime et les dirige sans cesse. Peut-on bien concevoir qu'un homme cède à un autre homme le droit de lui ôter la vie, qu'il consente librement à être puni de mort ? Cette vie lui appartient-elle ? Peut-il en disposer, ou, pour mieux dire, et sans agiter un point si délicat, doit-il le faire ? N'est-ce pas à la nature à reprendre dans son cours le dépôt très précieux qu'elle lui a confié ? devancer ce temps est une folie ou un crime ; et si l'homme ne peut pas violer cette loi immuable qui gouverne impérieusement tous les êtres, comment peu -il donner à la société un droit qu'il n'a lui-même, et comment la société se prétend-elle investie de ce droit ?

Je sais, et c'est une objection mille fois répétée, je sais que l'homme risque sa vie dans les combats ; qu'il se fait un devoir et un honneur de mourir les armes à la main ; que cette condition du pacte social est regardée chez tous les peuples comme légitime et sacrée ; que de là on induit que, si pour le salut de la patrie il peut disposer de la vie, rien ne l'empêche de la sacrifier pour la réparation des délits qui troublent l'ordre public.

Cet exemple est sans force, et la conclusion et est fausse ; car ce n'est pas pour sauver sa vie que l'homme s'expose à la mort, ce n'est que pour détourner le glaive qui menace sa tête, qu'il perce le sein de son ennemi. Sans doute, la mort peut être la suite de sa défense s'il est le plus fiable et s'il succombe. Mais loin de consentir librement à sa destruction, il repousse avec énergie le danger qui menace ses jours. De ce que les hommes ont la férocité de s'égorger entre eux, s'ensuit-il que ces actes de violence et barbarie seraient légitimes et qu'il faille les ranger au nombre de leurs droits ?

Le pouvoir de disposer de la vie des homes n'appartient donc point à la société, et la qui punit de mort blesse tous les principes de la raison, de la justice ; c'est un abus criminel de la force.

Ce ne sont point là des idées spéculatives enfantées par l'enthousiasme de l'humanité et l'amour irréfléchi d'une perfection chimérique ; ce sont des vérités absolues que les préjugés et la prévention peuvent obscurcir, mais non pas effacer.

Je ne dissimulerai point cependant que des écrivains distingués par leurs talents, a la tête desquels je place cet homme de génie, ce philosophe ami du genre humain, à qui vous avez décerné le plus bel hommage qu'un citoyen puisse recevoir chez un peuple libre, ont soutenu que l'homme pouvait transmettre à la société le droit de disposer de sa vie ; mais je dirai que cette doctrine a été vivement combattue et avec le plus grand succès par des hommes non moins recommandables. Beccaria, dont le nom seul vaut un éloge, est de ce nombre.

Au surplus je n'arrête point là mes réflexions ; et, portant plus loin mes regards, je soutiens que la peine de mort est non seulement un délit dans l'ordre de la nature, mais qu'elle est absurde et barbare.

Je l'envisage sous le rapport des individus, sous le rapport de la société, et enfin sous le rapport du dédommagement du à celui qui a souffert ou à sa famille.

Quel est le but essentiel des peines par rapport aux individus ? De corriger l'homme et de le rendre meilleur. La loi ne punit pas pour le plaisir cruel de punir ; ce serait une inhumanité. La loi ne se venge pas, parce qu'elle est sans passions et au-dessus des passions. Si la loi condamne à des privations, à des souffrances, c'est pour exciter le repentir dans l'âme du coupable ; c'est pour le ramener à la vertu et l'empêcher, par le souvenir de ses maux, de retomber dans le vice. Mais une loi qui tue est sans moralité et s'écarte évidemment de l'objet que le législateur doit se proposer. Elle ne laisse aucun retour au coupable, puisqu'elle l'assassine ; et elle agit avec la fureur des meurtriers. On. traite, je le sais, cet espoir de retour, d'une vaine illusion ; on veut que celui qui est tombé dans le crime soit incapable de repentir et de devenir jamais homme de bien ; on se représente ces monstres de scélératesse qui déshonorent le genre humain ; on ne voit plus alors dans les coupables que des hommes d'une perversité profonde, qui ne rêvent que forfaits, et qui, échappés à leurs fers, sont tout prêts à commettre de nouveaux crimes ; quelques exemples viennent fortifier cette opinion, et on justifie ainsi à sa conscience la barbarie de la loi. Mais de bonne foi avons-nous jamais rien fait pour ramener un coupable à la vertu ? Nos prisons sont-elles des asiles propres à améliorer les hommes ? Ne sont-elles pas au contraire des repères de corruption ? Quels sont les gardiens de ces sombres demeures ? Comment sont-elles, surveillées ? Avons-nous jamais fait luire le moin­dre rayon d'espérance au repentir, présenté la plus légère récompense à une bonne action, offert du travail à l'oisiveté ? Enfin qu'avons-nous fait ?... et cependant nous décidons sur-le-champ que celui qui s'est rendu coupable ne peut ni se corriger, ni devenir meilleur ; nous l'effaçons de la liste des hommes.

Il est plus simple, sans doute, et plus expéditif surtout, de faire périr un homme que d'entreprendre sa guérison ; mais la nature et la raison se révoltent de cet acte barbare.

Les Américains et les Anglais ont déjà fait dans ce genre des essais bien consolants pour l'humanité et qui prouvent contre la cruelle doc­trine de ceux qui désespèrent de pouvoir à jamais changer les penchants dépravés des coupables.

Quel est le but essentiel des peines par rapport à la société ? D'intimider par l'exemple les hommes qui seraient tentés de se livrer au crime, et de prévenir ainsi les désordres qui troublent la tranquillité publique.

Or, la raison, l'expérience de tous les siècles et de tous les peuples prouvent que la cruauté des peines n'a jamais rendu les délits plus rares.

Ce n'est pas l'effroi du supplice qui arrête la main sacrilège de l'assassin. L'espoir de l'impunité le rassure sur le danger qu'il court. Le scélérat se flatte toujours d'échapper à la surveillance de la loi et d'ensevelir ses crimes dans l'oubli. La certitude d'une peine légère épargnerait à l'humanité plus de forfaits que les potences, les roues et les bourreaux. Ainsi, qu'on ne croit pas que l'homme assez barbare pour tremper la main dans le sang de son semblable soit retenu par l'appareil éloigné d'une fin cruelle.

Et qu'est-ce que la mort pour ceux à qui la vie est à charge, pour ceux qui ne tiennent à rien sur la terre, qui ne possèdent rien ? Un moment de douleur que le courage fait supporter, que l'audace brave, que le fanatisme quelquefois embellit. Eh combien de criminels marchent de sang-froid à l'échafaud ? Il en est même qui vont jusqu'à répandre des lueurs de gaieté sur cette terrible catastrophe. Rappelez-vous ce mot effrayant de Cartouche, ce mot qui est dans le coeur de presque tous les scélérats : Un mauvais quart d'heure est bientôt passé.

Par quelle inconséquence un peuple qui enseigne à ses guerriers le mépris de la vie, qui flétrit du sceau de l'ignominie ceux qui n'affrontent pas le trépas, met-il la mort au rang des peines, et la représente-t-il comme la plus affreuse de toutes ? Je ne prétends pas affaiblir par là la juste indignation que cet acte sanguinaire excite, mais faire voir de plus en plus combien il est absurde et horrible.

Les contrées où les supplices sont les plus cruels, sont celles où les crimes sont les plus fréquents. Jamais le nombre des malfaiteurs ne fut plus considérable dans l'Attique, que lorsque les lois atroces de Dracon furent en vigueur. Il n'existe pas de lieu sur la terre où les tourments soient plus multipliés qu'au Japon, et ce pays pullule de voleurs et de meurtriers. L'Europe, où l'on compte tant de crimes qui se lavent dans le sang du coupable, fourmille de brigands.

Jamais l'Egypte n'a joui d'une plus grande félicité et d'une meilleure police que sous le règne de ce roi trop peu connu, Tabacos, qui bannit la peine de mort de ses Etats.

Rome eût peu de crimes à punir tant qu'elle respecta les lois Valeria et Porcia, qui défendaient de mettre un citoyen à mort.

Dans la Corée où les châtiments ont peu de rigueur, ouïe seul crime capital est de maltraiter son père, il est très rare que la société et l'ordre public soient troublés.

Ils ne le furent pas sous le règne brillant et vertueux de ce Jean Comnène, qui ne permit pas à la justice d'infliger des peines corporelles.

En Toscane, les crimes n'ont jamais été plus rares que dans les années qui ont suivi l'abrogation de la peine de mort.

On a observé que, dans plusieurs Etats où la bienfaisance et l'humanité avaient proscrit la peine de mort, la prudence et la sûreté publique l'avaient rappelée. Cette remarque générale et vague a paru faire quelque impression sur les esprits ; elle mérite d'être expliquée.

Lorsqu'un gouvernement dégénère, lorsque les institutions qui rendaient un peuple heureux s'affaiblissent ; lorsque les moeurs se dépravent, lorsque la corruption se glisse dans toutes les classes de la société, les crimes deviennent plus communs : le législateur fait tous ses efforts pour les réprimer. Les lois douces et modérées qui étaient bonnes dans l'ancien ordre de choses lui paraissent insuffisantes ; il ne voit plus que la ri­gueur des supplices pour contenir les malfaiteurs ; il les augmente à mesure que les crimes se multiplient, et les crimes ne s'en multiplient pas moins, parce que la source du mal n'est pas tarie.

Voilà ce qui, dans certaines circonstances et dans quelques pays, a fait revivre les meurtres judiciaires, qui pour l'honneur de l'humanité avaient disparu un instant, et la barbarie du Code pénal a suivi, dans leur progression, les vices ou gouvernement.

Ailleurs, l'abolition de la peine de mort s'est opérée, sans qu'à la vérité le gouvernement ait changé ; mais le gouvernement étant arbitraire et corrompu, faisant dès lors un grand nombre de victimes et de malheureux, on n'a pas dû s'apercevoir que cet acte d'humanité ait diminué les délits, et le législateur a conclu que radou­cissement des peines était un bienfait au moins inutile, s'il n'était pas nuisible.

Je prends la Russie pour exemple : peut-on être étonné que, sous un régime aussi despotique où l'homme languit encore dans le plus honteux esclavage, où le peuple est aussi opprimé, la peine de mort, détruite par Elisabeth, ait ensuite été rétablie ? Les crimes, dans un semblable pays, doivent nécessairement être communs quel­les que soient les peines. Je suis convaincu cepen­dant que leur douceur ne peut avoir que des influences salutaires.

Dans un bon gouvernement, les crimes sont nécessairement rares et les peines fort modérées. Plus un pays est libre, plus son Code pénal est humain : je pourrais invoquer les Républiques anciennes à l'appui de cette vérité.

On a opposé l'exemple des Etats-Unis de l'Amérique, cette terre de la liberté, où la peine de mort est conservée.

Il est vrai que les Américains, enfants de l'Angleterre et en ayant reçu les lois, n'ont pas encore effacé cette tache, de leur Code criminel ; mais aussi c'est là seulement où elle existe, et on citerait difficilement des exemples de citoyens mis à mort au nom de la loi.

Dans aucun pays du monde les crimes ne sont plus rares, dans aucun pays l'homme coupable n'est traité avec plus de bonté, plus d'humanité ; c'est là où l'on voit le méchant égaré revenir à la vertu, c'est là où l'on voit de vertueux quakers dévouer leur vie entière à la con­solation des infortunés que les maisons de cor­rection renferment, leur prodiguer les soins les plus touchants et les plus fraternels.

Ou il faut vouloir fermer les yeux à l'évidence, ou il faut convenir que la peine de mort est une barbarie sans objet, qu'elle ne produit aucun des heureux effets que le législateur doit se promettre, soit par rapport aux particuliers, soit par rapport à la société.

Il n'y a qu'un mot à dire sur le but des peines par rapport au dédommagement, dû à celui qui a souffert ou bien à sa famille, s'il n'est plus. Il est trop clair que la mort d'un assassin ne rend pas la vie à celui qui en est privé. Il est trop clair que les trésors qu'un voleur a pu ravir ne se retrouvent pas dans ses cendres ; donc je ne ver­rais là qu'une vengeance que le premier mouvement peut autoriser, mais que la réflexion rendrait atroce, qui, fût-elle d'ailleurs dans le coeur humain, ne peut pas souiller la loi.

La sévérité excessive des peines produit encore ce fâcheux effet, qu'elle donne l'exemple de la barbarie ; qu'elle habitue le peuple à des spectacles affreux, à l'effusion du sang humain, qu'elle le rend cruel, qu'elle corrompt ses moeurs.

S'il est une nation des regards de laquelle il faille détourner ces scènes lugubres et déchirantes, c'est la nation française, cette nation si douce, si généreuse, si sensible, pour laquelle le sentiment ment de l'honneur est une passion vive et qui craint bien plus l'infamie que la mort.

On ne peut, sans frémir, jeter un coup d'oeil sur l'affreux tableau des supplices inventés par les hommes. Est-ce donc là cette créature si parfaite qui se dit orgueilleusement l'image de la divinité sur la terre ? Sont-ce là les effets bienfaisants de cet art social si vanté ?

Loi fatale du talion, c'est toi qui as égaré presque tous les législateurs, c'est à lui qu'on doit imputer la peine de mort ! Elle est belle sans douta cette maxime qui commande de ne pas faire à autrui ce qu'on ne voudrais pas qu'il nous fit ; mais celle-là est injuste et détestable qui veut qu'on fasse à autrui ce qu'il nous a fait : et c'est là la loi du talion ; c'est là la loi qui dit : rendez crime pour crime, barbarie pour barbarie, sup­plice pour supplice. Quoi ! parce qu'un homme a versé nu sang, il faut que la loi en verse ; parce qu'un homme a péri, il faut en assassiner un autre ! C'est cependant là la logique et la morale des apologistes de la loi du talion. Est-il possible que de bons esprits se soient laissés entraîner à des principes aussi révoltants et qui outragent à ce point la raison et l'humanité ?

Certes, j'abhorre comme vous l'homme barbare et dénaturé qui fait couler le sang de son semblable. Comme vous je veux qu'il soit puni, mais ce n'est pas en abrégeant sa vie par un meurtre, c'est en prolongeant sa peine, en l'appliquant à tous les moments de son existence, en lui impo­sant des privations de toute espèce, en le rendant utile à la société qu'il a offensée, en faisant de ses longues souffrances un exemple redoutable pour ceux qui seraient tentés de l'imiter. J'évite des détails douloureux dans lesquels votre comité est entré ; mais soyez bien convaincus que les peines effrayent moins par leur rigueur momen­tanée que par leur continuité ; que plus une impression est violente, moins elle est durable ; que le supplice barbare de la mort est une cruauté inutile.

Montrez-vous humain, c'est la première vertu des législateurs. Et combien ce sentiment devient-il un devoir plus impérieux, lorsqu'on pense que les crimes sont les fruits empoisonnés des mauvais gouvernement ? Calculez en effet tous les maux d'une administration corrompue, d'impôts injustement répartis, de règlements qui énervent l'industrie qui tient le commerce, de lois civiles qui dérangent sans cesse l'égalité ; calculez, dis-je, tout ce que ces causes peuvent produire, et sur les hommes, et sur leurs affections, et sur leurs moeurs privées, et sur la morale publique, combien elles plongent de citoyens dans la misère et le désespoir ; et que n'engendre pas à son tour la misère, cette lèpre qui ronge et détruit insensiblement le corps social ? Pénétrez-vous profondément de ces vérités, et tremblez en punissant, tremblez de vous montrer trop sévères ; expiez auparavant les fautes de l'ancien régime ; cicatrisez les plaies qui couvrent cette foule immense d'infortunés, rappelez-les à la vertu en les rappelant au bonheur ; faites des lois sages ; régnez par la justice, et alors vous aurez bien plus fait que de punir, vous aurez prévenu les crimes.

Je rejette donc avec vos comités la peine de mort.

M. Brillat-Savarin. La peine de mort doit-elle être conservée, oui ou non ? Le comité vous aurait sans doute évité cette discussion si, au lieu d'examiner la peine de mort dans ses effets, il en avait approfondi la cause ; c'est ce que je fais faire en peu de mots.

La peine de mort, regardée dans sa cause et dans ses effets, n'est autre chose, dans le contrat social, que la clause compromissoire, ou la classe par laquelle chaque individu assure, sur sa vie, la vie de ceux avec qui il est en société ; et sous ce point de vue, la peine de mort est en quelque sorte la base fondamentale de toute l'agrégation politique ; et quand elle a porté la peine de mort, c'est comme si elle eût dit à tout homme : si votre vie vous est chère, respectez celle de votre semblable, car vous en répondez sur votre propre vie. L'argument par lequel on prétendrait établir que la loi n'a pas le droit d'attenter à la vie des hommes s'applique à tous les systèmes ; car ceux qui meurent sous le fer d'un assassin, encouragé par la douceur de la peine, meurent aussi sous le fer de la loi.

Abolir la peine de mort, c'est donc affaiblir d'autant cette responsabilité ; c'est mettre dans la balance, d'un côté la vie de chaque citoyen, de l'autre la privation temporelle de la liberté. Pour mieux sentir l'insuffisance de la loi qu'on vous propose, il faut la supposer adoptée et la petite en action.

Je suppose donc, Messieurs, qu'un scélérat se glisse parmi vous, que là il choisisse sa victime, qu'il l'égorge à vos yeux, que se retournant froidement il vous dise : ce n'est pas la peine de m'interroger, j'avoue tout, j'ai tué cet homme de dessein prémédité, qu'on me conduise au cachot. A l'indignation qui s'emparerait de vous, au frémissement dont vous ne seriez pas les maîtres, vous sentiriez l'insuffisance de la loi, et vous regretteriez de l'avoir portée.

Messieurs, celui qui médite un Code pénal doit se représenter la société comme composée ne 3 classes d'hommes ; la première de ceux qui naissent bons et vertueux ; la seconde de ceux qui naissent scélérats ; la troisième, et la plus nombreuse, celle ne ceux qui apportent en naissant des dispositions équivoques, et que les circonstances ou l'éducation déterminent au vice ou à la vertu. Les peines ne sont pas pour les deux premières classes d'hommes, les uns n'en ont pas besoin, les autres ont le féroce courage de les mépriser. Elles ne sont donc vraiment appli­cables qu'à la troisième, et c'est pour ceux-ci que je parle.

Otez pour ceux-ci la peine de mort, et alors l'imagination la plus faible s'attache sans horreur, je pourrais même dire avec tranquillité, à l'idée de la peine qui y supplée. Quelques années passées dans une parfaite inaction, mêlées de quelques jours de douceur et de consolation, voila ce que calcule l'homme qui médite de devenir criminel, il s'y accoutume bien tôt, et dès qu'il a reconnu le terme extrême où le crime peut le conduire, il l'a déjà commis dans son âme, et il ne lui manque plus que l'occasion.

C'est ici, Messieurs, le lieu de vous présenter une réflexion qu'on ne doit jamais perdre de vue dans la discussion du Code pénal, c'est que la loi est mauvaise, la loi est un mal, lorsqu'elle ne prévient pas le crime ; c'est dans les prisons même qu'on doit aller chercher la solution du problème qu'on veut résoudre. Dans le moment où l'on s'occupe du jugement d'un procès criminel, non seulement ceux qui y sont impliqués, mais ceux qui ont commis de pareils forfaits, sont dans des transes terribles et des agitations continuelles.

N'avez-vous pas, Messieurs, des hommes qui pour un modique salaire se dévouent à un séjour aussi pénible que celui du cachot ? Ceux par exemple qui travaillent aux mines ne renoncent-ils pas à la lumière du jour ? N'affrontent-ils pas les dangers de toutes espèces, ne se vouent-ils pas encore à des travaux, non seulement pénibles, mais qui abrègent visiblement leurs jours ? Et si des hommes honnêtes souffrent tout cela pour un modique salaire, jugez, Messieurs, s'il faudra beaucoup d argent pour engager un scélérat à affronter le cachot ? (Applaudissements.)

Le second inconvénient, c'est que la peine du cachot, telle qu'elle est proposée, tend à rendre à la société des membres infects ; c'est une vérité démontrée pour tous ceux qui connaissent le coeur de l'homme : rien n'est plus rare qu'une conversion sincère. Celui qui de sang-froid a égorgé son semblable, celui quia résisté à cette voix impérieuse qui lui criait : tu ne tueras pas, doit demeurer toujours suspect à la société qu'il a souillée de son crime, et le législateur ne pourrait le rendre à la vie sociale sans consen­tir à se charger, sous sa responsabilité, de tout le mal qui pourrait se commettre.

Souvent mon devoir m'a appelé dans ces asiles où le crime attend son châtiment ; j'y ai vu combien la peine de mort est supérieure à toute autre ; j'y ai vu les coupables se féliciter de n'être con­damnés qu'aux galères, tant il est vrai que nulle peine ne peut remplacer celle de la mort. Mais dans ces prisons les hommes devenaient-ils meilleurs ? Au contraire, ils y tiennent entre eux une espèce d'école de crimes ; ils s'instruisent mutuellement sur la manière de combiner les tours les plus adroits, sur la manière d'échapper à la conviction ; le législateur peut-il ensuite rendre à la société de pareils hommes, sans se rendre responsable des crimes qu'ils commettront ? Je ne vous dirai rien de la nullité du travail que vous ferez faire par ces hommes, à qui on ne peut sans danger confier aucun instrument ; je ne vous parlerai pas des dépenses de construction et d'entretien des cases que vous donneriez à ces cénobites d'une nouvelle espèce.

Je me hâte de revenir au principe ; c'est que la responsabilité de la vie ne peut être assurée que sur la vie même ; et je pense que si vos comités ont cru faire preuve de philosophie en vous proposant d'abolir la peine de mort, ce n'est qu'en rejetant cette opinion que vous montrerez combien la vie d'un homme vous est chère. (Applaudissements,)

Un grand nombre de membres demandent à aller aux voix.

M. Boissy d'Anglas. L'Assemblée n'est pas encore complète ; il est impossible d'enlever une délibération pareille.

M. Duport. Vos deux comités de Constitution et de législation criminelle, qui forment un nombre assez considérable d'hommes, ont été unanimement d'accord sur le projet qu'ils vous ont présenté. Je demande à parler en leur nom.

(Après quelques débats, l'Assemblée décide que M. Duport sera entendu.)

M. Duport [4]. Messieurs, s'il est une question qui n'appartienne qu'à la raison, qui soit au-dessus de tous les intérêts et de tous les partis, c'est évidemment celle qui nous occupe en ce moment.

C'est ici que, sans danger et sans crainte, nous devons chercher à éclairer notre délibération de cette philosophie bienfaisante et douce qui, après avoir été longtemps, au sein du despotisme, la consolation et l'espoir des citoyens éclairés et vertueux, a depuis présidé aux veilles des législateurs. Elle seule peut dégager la question des préjugés qui l'entourent encore, et qui, comme tous les autres, se sont établis et fortifiés par l'habitude et la paresse de l'esprit ; elle seule peut élever l'âme au-dessus de ce sentiment secret de défiance et d'appréhension personnelle qui nous détourne involontairement de l'idée d'aucune diminution, d'aucun changement même dans les peines, car souvent, démêlant mal les causes qui font naître et entretiennent les cri­mes atroces dans une société, chacun, en opinant pour la peine de mort, croit augmenter ainsi les chances en faveur de sa propre sûreté.

J'ai tâché d'approfondir davantage la matière ; et, quel que soit le mérite des idées que je vais vous soumettre, j'ai du moins la conscience que l'opinion qu'elles expriment s'est formée chez moi avec réflexion. (Murmures.) Eh ! qui oserait, Messieurs, essayer d'influer sur une aussi grande délibération par de simples aperçus, ou y apporter une détermination légère et peu réfléchie ? Je ne m'engagerai pas dans la question métaphysique de savoir si la société a ou non droit de vie et de mort sur ses membres. Les hommes, a-t-on dit, n'ont pu donner à la société sur eux que les droits qu'ils avaient eux-mêmes : or, per­sonne n'a le droit de mort sur les autres, ni sur lui-même ; car il n'y a que des malades ou des insensés qui se tuent.

D'autre part, on soutient que la société peut faire tout ce qui est indispensable à sa conservation, et qu'elle peut en conséquence établir la peine de mort, si elle la juge indispensable pour se conserver.

Il serait possible de répondre d'abord, que jamais un simple meurtrier ne peut mettre en danger une société entière. (Murmures.) On pourrait ajouter que les hommes ont gardé et gar­dent encore dans l'état de société l'exercice de la défense personnelle, dont l'obligation immédiate peut seule motiver et justifier la mort de celui qui attaque, et qu'ils ne remettent à la société qu'un droit de protection générale, celui de pré­venir et réprimer les agressions, droit qui ne renferme point la nécessité, par conséquent l'excuse du meurtre.

Mais, sans entrer plus avant dans cette discussion, je vais poser la question d'une manière moins favorable peut-être à l'opinion que je dé­fends, mais propre à conduire à un examen plus facile, et à une solution plus prompte et plus complète de la difficulté. J'accorde qu'il faut établir la peine de mort, si elle est indispensable à la conservation de la société, ou, ce qui est la même chose, au maintien des droits naturels des hommes. Sans doute, on ne me contes­tera pas que, si cette peine n'est pas nécessaire à cet objet, elle doit être abolie. Ce principe, Messieurs, je le puise dans vos propres décrets, dans l'article 8 de la Déclaration des droits qui porte : La loi ne peut établir que des peines strictement et évidemment nécessaires.

Or, je prétends prouver non seulement que la peine de mort n'est pas nécessaire, mais : 1° qu'elle n'est pas propre à réprimer les crimes auxquels on veut l'appliquer ; 2° que, bien loin de les réprimer, elle tend au contraire à les multiplier.

Je n'ai garde ici, Messieurs, d'abuser de l'hu­manité qui semble embellir la cause que je défends, et d'opposer à mes adversaires la défaveur de celle qu'ils soutiennent ; je conviens qu'aucun motif honteux ne peut les porter à se déterminer en cette matière : et il ne faut se défendre que d'une résolution légère et de la fausseté du rai­sonnement.

De la manière dont la question vient d'être posée, il résulte déjà qu'il est un cas où la société a le droit de donner la mort ; c'est lorsque sa conservation tout entière y est intéressée : ainsi, lorsqu'un chef de parti est arrêté, et que son existence, en prolongeant la guerre et l'es­poir de ses adhérents, peut compromettre la sûreté de la société entière, sa mort est indispensable, et dès lors elle est légitime.

Vos comités ont admis ce principe ; il ne trouvera pas de contradicteur. Mais alors la mort n'est point une peine ; et c'est comme telle que nous allons la considérer ici, comme étant la punition d'un coupable que la société retient dans les fers, et dont elle peut aisément empêcher pour l'avenir, les mauvais desseins. Analysons cette peine.

Qu'est-ce que la mort ? La condition de l'existence ; une obligation que la nature nous impose à tous en naissant, et à laquelle nul ne peut sel soustraire. Que fait-on donc en immolant un coupable ? Que hâter le moment d'un événement certain ; qu'assigner une époque au hasard de son dernier instant. N'est-on pas déjà surpris qu'une règle immuable de la nature soit devenue, entre les mains des hommes, une loi pénale ; qu'ils aient fait un supplice, d'un événement commun à tous les hommes ? Comment ! ose-t-on leur apprendre qu'il n'y a de différence matérielle entre une maladie et un crime, si ce n'est que celui-ci fait passer, avec moins de douleur, de la vie au trépas ? Comment n'a-t-on pas craint de détruire la moralité dans les hommes et d'y substituer les principes d'une aveugle fatalité, lorsqu'on les accoutume à voir deux effets semblables résulter de causes si différentes ?

Les scélérats qui, comme presque tous les hommes, ne sont guère affectés que par les effets, ne sont malheureusement que trop frappés de cette analogie ; ils la consacrent dans leurs maximes ; on la retrouve dans leurs propos habituels : ils disent tous que la mort n'est qu'un mauvais quart d'heure, qu'elle est un accident de plus dans leur état ; ils se comparent au couvreur, au matelot, à ces hommes dont la profession honorable et utile offre à la mort plus de prises et des chances plus multipliées. Leur esprit s'habitue à ces calculs, leur âme se fait à ces idées, et, dès lors, vos supplices perdent tout leur effet sur leur imagination.

Législateurs, quoi que vous fassiez, vos lois n'empêcheront pas que la mort ne soit nécessaire pour l'honnête homme comme pour l'assassin. Que faites-vous de plus contre ce dernier ? Vous rendez son époque un peu moins incertaine ; et c'est de cette légère différence que vous attendez tout votre système de répression ! Vous oubliez qu'il n'y a que la mort actuelle qui puisse être vraiment répressive ; voilà la source de l'erreur. On dit qu'il n'est pas d'homme sur lequel elle n'ait une grande influence ; je l'avoue, lorsqu'elle est devant ses yeux, inévitable et instante ; mais, sitôt que son image ne se présente que dans un avenir éloigné, elle s'enveloppe de nuages, on ne l'aperçoit plus qu'à travers les illusions de l'es­pérance ; alors elle cesse d'agir sur l'imagination, elle cesse de devenir un motif ou un obstacle à nos actions.

Je vais plus loin : l'assassin est-il le seul qui courre le risque de hâter la fin de sa vie ? L'offi­cier civil, le militaire, le simple citoyen ne doivent-ils pas être prêts à s'offrir à la mort plutôt que de trahir leur devoir ? C'est vous-mêmes qui leur prescrivez. Mais comment espérez-vous assouplir ainsi l'esprit des hommes et en modifier leurs pensées au point de les diriger à votre gré vers des idées contradictoires ? Quelle est votre position ? Vous n'avez que la mort à offrir au crime et à la vertu. Vous la montrez également au héros et à l'assassin : à l'un, à la vérité, comme un devoir qui l'associe à une gloire immortelle ; à l'autre, comme un supplice ignominieux. Mais c'est donc encore sur une distinction subtile et métaphysique que s'appuie uniquement le ressort que vous employez ; c'est dans l'amour de l'estime, dans la crainte du blâme que vous cherchez à trouver le seul mobile qui doit animer les hommes ou les contenir. Vous réussissez sans doute pour l'homme vertueux, que l'on peut aisément diriger par ce genre d'influence ; mais aussi vous échouez nécessairement contre le scélérat ; celui-ci ne voit que l'effet matériel dans votre supplice ; sa moralité ne saurait l'atteindre. L'infamie ne le touche point ; la peine, pour lui, n'est que la mort : la mort n'est qu'un mauvais quart d'heure.

Je le demande aux plus zélés partisans de la peine de mort ; qu'ils répondent au dilemme sui­vant : ou le scélérat est affecté de l'idée de l'infa­mie attachée à son supplice, alors il est bien plus utile de la joindre à un supplice vivant et durable ; car il y sera certainement plus sensible lorsqu'il en sera personnellement l'objet, que lorsque après lui elle doit s'attacher à sa mémoire ; ou bien il ne sera pas affecté de l'idée de l'infamie, alors vous êtes forcés de convenir que la mort n'est plus pour lui qu'un accident commun à tous les nommes, que le crime et la vertu ac­célèrent également, et qui ne renferme plus rien de pénal, plus rien de capable de réprimer et de contenir : il est donc évident, dans les deux cas, que la peine de mort est non seulement inutile, mais peu propre à réprimer les crimes.

Ainsi raisonne surtout l'homme que votre loi a pour objet, non le citoyen qui est guidé par la considération de ses devoirs, non le fripon ou le vil escroc pour lequel d'autres peines sont destinées : mais l'homme sanguinaire et féroce, qui conçoit un forfait et calcule froidement les moyens de l'exécuter ; voilà celui que vous menacez de la mort pour le détourner de son crime. Mais ne voyez-vous pas que cet homme est déjà familiarisé avec l'idée de la mort et de l'effusion du sang ? Vos menaces ne sauraient le retenir, et votre loi même l'y encourage. (Murmures et interruptions.)

Si Montesquieu ou Beccaria était en ce moment dans cette tribune, je demande qui oserait l'interrompre. (Éclats de rire). C'est cependant leurs idées que je présente ici.

Vos menaces ne sauraient retenir cet homme et votre loi même l'encourage. L'horreur du meurtre diminue en lui, lorsqu'il se dit à lui-même qu'il s'expose à la même peine ; une sorte de courage semble ennoblir son crime et le rendre moins odieux à ses yeux. Voulez-vous, je le répète, vous assurer que l'image de la mort ne se mêle jamais aux motifs qui déterminent nos actions ordinaires ; voyez si ceux qui se livrent à des excès, sont retenus par la crainte de la mort qui les suit ? La raison leur dit bien néanmoins qu'ils raccourcissent la carrière de leur vie, mais la mort est un frein impuissant pour eux ; et vous espérez qu'elle arrêtera le scélérat qui est poussé vers le crime par son ca­ractère, par ses habitudes, et souvent par le besoin et le désespoir !

C'est une grande faute dans laquelle on tombe involontairement, que de se prendre soi-même pour juge de l'effet de la peine que l'on destine au meurtrier. Pour déterminer la mesure de cette peine, ce n'est pas sur ce que vous éprouvez, ce n'est pas sur les sensations d'un citoyen pai­sible, mais sur celles d'un scélérat, qu'elle doit être calculée.

Les hommes, à la vérité, craignent tous la douleur ; et si vous voulez consentir à prolonger la mort par ces tourments raffinés que renfer­ment les lois actuelles, peut-être parviendrez-vous à inspirer aux assassins un véritable effroi. Sans aucun doute, vous rejetterez avec horreur cette idée, s'il était possible qu'elle vous fût pré­sentée ; mais par là vous décidez en même temps l'abolition de la simple peine de mort ; car l'expérience a prouvé que la mort, lorsqu'elle n'est que la mort en perspective, est insuffisante pour réprimer, et qu'il faut y joindre pour cela des tortures et cet appareil d'atrocité et de bar­barie, inventé contre des esclaves, lorsqu'on semblait avoir oublié qu'ils étaient des hommes.

Cherchons donc ailleurs des moyens de réprimer les crimes.

Je ne cesserai de la répéter, cette vérité qu'on semble mépriser parce qu'elle est trop simple ; le premier de ces moyens et le plus efficace, c'est la justice, la douceur des lois et la probité du gouvernement.

Le second est dans ces institutions locales établies pour prévenir chez les hommes le dé­sespoir ou l'extrême pauvreté, source ordinaire des crimes. Je ne crains pas de le dire, tout cet appareil de peines, ces lois, ces tribunaux, tous ces remèdes qui s'appliquent aux effets, ne sont rien près de ceux qui vont à la source du mal. Fournissez aux hommes du travail, et des secours à ceux qui ne peuvent travailler, vous aurez détruit les principales causes, les occasions les plus ordinaires, je dirais presque l'ex­cuse de tous les crimes.

Vous avez regardé avec raison l'établissement du Code pénal comme un de vos principaux devoirs ; mais j'ose vous déclarer que les trois quarts de ce Code sont dans le travail que votre comité de mendicité doit vous présenter.

Enfin, puisqu'après tous ces moyens il faut en­core établir des peines pour réprimer des crimes, et puisque cette répression consiste moins à pré­venir l'acte matériel du crime, que l'intention qui le médite et la pensée qui le calcule, tâchez d'approprier vos efforts à cette fin ; observez pour cela l'individu dont vous voulez modifier la volonté et arrêter les desseins.

Un assassin est véritablement un être malade dont l'organisation viciée a corrompu toutes les affections. Une humeur acre et brûlante le con­sume ; ce qu'il redoute le plus, c'est le repos, c'est un état qui le laisse avec lui-même ; c'est pour en sortir qu'il brave continuellement la mort et cherche à la donner ; la solitude et sa conscience, voilà son véritable supplice. Cela ne vous indique-t-il pas quel genre de punition vous devez lui infliger, quel est celui auquel il sera sensible ?

N'est-ce pas dans la nature de la maladie qu'il faut prendre le remède qui doit la guérir ? C'est aussi là que vos comités, l'ont puisée : telles sont les vues qui les ont déterminés. Je ne les discute pas en ce moment ; je me borne à conclure ici que la mort ne saurait être une peine, puisqu'elle n'est point le premier caractère, celui d'être répressive, et que l'infamie qu'en y attache est inutile, ou sera jointe avec plus davantage à un supplice vivant et durable.

2° Je dois prouver davantage et démontrer que la peine de mort a pour effet de multiplier les crimes atroces.

La société n'est qu'une imitation de la nature : elle a le même but qu'elle, la conservation des individus et le maintien de leurs droits. Si leur empire a les mêmes bornes, leurs agents sont aussi les mêmes ; et si la société cesse de consulter la nature, si elle ose contrarier cet ordre éternel auquel l'univers entier est soumis, et dont l'ob­servation forme l'harmonie du monde, bientôt tout devient désordre et confusion : il se forme une opposition entre les moeurs et les lois. L'homme, livré à deux puissances contraires, ne reconnaît plus le fil qui doit le guider dans sa conduite ; ses devoirs cessent ne lui être tracés, et les limites qui séparent les vertus et les vices deviennent de plus en plus variables et incer­taines.

Les gouvernements anciens, au milieu de beau­coup d'erreurs, avaient saisi cette importante maxime d'identifier les lois et les moeurs, en ralliant ainsi à des principes communs l'esprit et le coeur des hommes, en donnant une direction uniforme et un parfait accord à leurs opinions et à leur conduite : l'action sociale s'aug­mentait chez eux de l'union de ces divers ressorts ; la force était une, énergique et facile. C'est avec cette justesse de vues et cette simplicité de moyens qu'ils étaient parvenus à donner aux hommes cette élévation dans le caractère, cette dignité simple avec les lesquels contrastent si fort l'affectation, la sécheresse et la frivolité des moeurs modernes.

Mais je reviens à la question.

S'il est vrai que, pour maintenir les droits primitifs de l'homme, la société ne puisse faire mieux que d'imiter les moyens que la nature emploie, voyons quels sont ceux que celle-ci met en usage pour assurer le premier et le plus important de tous, je veux dire la conservation des individus.

Un homme rencontre son ennemi seul, il est le plus fort ; il ne sera pas vu ; qui le détourne d'attenter à sa vie ? Qui maintient notre existence au milieu de tant de haines, de vengeances, de passions sans cesse exaltées ? Pensez-vous que ce soient vos prohibitions légales ou la crainte de vos peines ? Non : mais cette prohibition plus forte, que la nature a gravée dans le coeur des hommes ; mais cette voix qui crie à tous les êtres de ne pas attaquer leur semblable, de ne pas attaquer un être sans défense, de ne pas attaquer quiconque ne les attaque pas ; c'est sous cette garantie profonde, c'est à l'abri de ces sentiments que les individus vivent tranquilles, et que la société ne présente pas un spectacle continuel de violences et de carnage. On fait en général trop d'honneur aux lois, en leur attribuant l'ordre et l'harmonie qui règnent dans un Etat civilisé. Le gouvernement y peut beaucoup ; mais c'est moins par les règles qu'il prescrit aux individus, que par le caractère et les sentiments qu'il leur inspire ; le reste appartient à la nature, qui, ayant voulu notre conservation, nous a doués des affections nécessaires à ce but, je veux dire, la compassion et l'humanité.

Voilà ce que fait la nature. Et succédant à ses droits, vous avez contracté les mêmes obligations ; voyons si vous savez aussi bien les remplir ; voyons si les moyens qu'elle emploie se sont affaiblis ou renforcés dans vos mains.

Comme elle, vous défendez le meurtre... (Bruit.)

Si l'Assemblée ne veut pas m'entendre... (Bruit). (Il quitte la tribune.)

M. le Président. Monsieur Duport, je vous prie de continuer.

M. Prieur. Si on veut déshonorer l'Assemblée en décidant en deux séances une question aussi imposante, il est scandaleux d'entendre des murmures quand on discute la plus grande question qui puisse être traitée à la face du ciel. On doit écouter au moins ; je demande que M. Duport soit entendu.

M. de Folleville. Je demande que M. Duport soit invité à continuer son opinion.

M. le Président. M. Duport a la parole et je ne la donnerai à personne.

M. Malouet. J'insiste d'autant plus pour que M. Duport soit entendu.

Plusieurs membres : Laissez-le donc parler !

M. Duport. J'ai toujours suivi le devoir d'un honnête homme. Le devoir d'un honnête homme est, lorsqu'il s'est formé une opinion, de la défendre de tout son pouvoir et de ne céder qu'à vos décrets.

Voilà donc ce que fait la nature. En succédant à ses droits, vous avez contracté les mêmes obligations ; voyons si vous saurez aussi bien les remplir ; voyons si les moyens qu'elle emploie se sont affaiblis ou renforcés dans vos mains.

Comme elle, vous défendez le meurtre ; mais au milieu de la place publique et du peuple qui s'y assemble, je vois un homme massacré de sang-froid par votre ordre : mes yeux, ces or­ganes qui transmettent au dedans des sensations si vives ; et si puissantes, ont été offensé de ce spectacle. L'homme que l'on fait mourir a, dites-vous, assassiné son semblable ; mais l'idée éloignée de son crime s'absorba se perd dans la sensation présente et bien plus vive de son sup­plice. Le spectateur, celui même que l'indignation contre le coupable a conduit à le voir périr, au moment de l'exécution lui pardonne son crime ; il ne vous pardonne pas votre tranquille cruauté ; son coeur sympathise secrètement avec le supplicié contre vous ; les lois de son pays lui paraissent moins chères et moins respectables, en ce moment où elles blessent et révoltent ses plus intimes sentiments ; et, en se retirant, il em­porte avec lui, suivant son caractère, des impressions de cruauté ou de compassion, toutes différentes de celles que la loi cherchait à lui inspirer. Il se forme au mépris, non de sa propre vie, sentiment presque toujours généreux, mais de celle de ses semblables. Si quelquefois il a médité de se défaire de son ennemi, ou d'assas­siner un citoyen, cette horrible entreprise lui paraît p'us simple et plus facile, elle fatigue moins ses sens depuis qu'il a vu la société elle-même se permettre l'homicide.

Ainsi donc une peine qui n'est point répressive pour l'assassin devient encore dangereuse corruptrice pour le spectateur, elle est à la fois inutile et funeste ; et vous, loin de favoriser la nature dans les moyens qu'elle emploie pour la conservation des individus, vous atténuez ces moyens, et vous multipliez ainsi les crimes en détruisant leur plus grand obstacle : je veux dire l'horreur du meurtre et de l'effusion du sang.

Au-dessus de vos lois, et avant vos conventions, il existe des causes et des agents que vous pouvez dénaturer ou contrarier sans danger. Ce n'est pas l'injustice du meurtre que la nature a proscrit, c'est le meurtre lui-même, toutes les fois qu'il est volontaire. Ce qu'elle repousse avec I'horreur, c'est que plusieurs hommes, de sang-froid, en massacrent un seul sans défense. Voilà le plus grand crime à ses yeux ; ce qui le prouve, c'est qu'il révolte à la fois toutes les sensations humaines. Eh ! ne pouvez-vous punir les hommes sans corrompre chez eux les habitudes et les moeurs ?

Maintenant mettons en balance vos moyens et ceux de la nature, et comparons le résultat. Elle défend, je le répète, le meurtre volontaire, et sa défense s'exprime par cet instinct primitif qu'il faudrait plus que renforcer et raffermir pour rendre l'effet certain et invincible.

Vous aussi vous défendez le meurtre, mais vous vous en réservez l'exclusif usage ; ce n'est pas l'homicide que vous improuvez, mais seulement l'illégalité de cette action ; vous altérez des agents doux et directs de l'humanité et de confiance, et vous mettez à la place des agents indirects, des peines à la fois cruelles et sans effets. Les bases de la moralité des actions ne sont plus les mêmes : cet instinct que vous avez affaibli agissait sur tous les hommes, dans toutes les situations ; la défense légale, au contraire, n'a lieu que lorsqu'il craint d'être vu ou qu'il n'espère pas d'échapper : d'autre part, celui qui hésite encore dans cette horrible résolution du crime se sent moins retenu par la prohibition le la loi, par les idées métaphysiques qui en dérivent, que par les avertissements actuels et physiques que la nature lui donne. Que doit-on chercher ? C'est que la nature soit la plus forte dans cette lutte que l'assassin lui livre, lorsqu'il veut commettre un crime ; au lieu de cela, vous déplacez le lieu du combat, vous donnez à l'esprit à décider ce qui appartenait à l'âme ; vous soumettez au calcul ce qu'il fallait laisser au sentiment ; le meurtre cesse d'être une action atroce, puisque vous vous le permettez, il n'est plus qu'une action illégale ; ce n'est plus qu'une simple formalité qui sépare l'assassin et le bourreau ; c'est cette formalité qui devient toute la garantie que vous donnez à chaque individu de sa conservation. Vous avez affaibli ces motifs puissants et actuels de nos actions, qui nous viennent de I la nature et de notre organisation, pour y substituer des principes métaphysiques et artificiels dont l'effet, nul sur ceux que vous avez intérêt et intention d'atteindre, et funeste pour tous les autres ; pour punir quelques hommes, vous les corrompez tous : car, s'ils ne se rendent pas en- mincis, vos peines au moins tendent à les rendre durs, insensibles, inhumains. Ainsi, sans le savoir, sans le vouloir, vous empoisonnez la source du bonheur de la vie domestique et privée et de toutes les jouissances sociales.

J'ose l'affirmer, Messieurs, la peine de la mort, fût-elle utile, ne compensera jamais les maux infinis qu'elle fait en altérant le caractère de tous.

Croyez-vous donc que c'est pour sauver un assas­sin que je parle ? Croyez-vous que je pense qu'il ne mérite pas la mort ? 0u sans doute, il la mérite ; et si je ne la lui donne pas, c'est pour apprendre aux autres, par mon exemple, à respecter la vie des hommes, c'est pour ne pas dé­truire en eux les sentiments les plus propres à entretenir parmi eux la bienveillance et la sûreté.

Au lieu de ces ressorts impuissants, unissez franchement votre puissance à celle de la nature : elle a horreur du meurtre ; montrez une horreur semblable : elle se brise en voyant un homme massacré de sang-froid par plusieurs hommes. Eloignez ce spectacle de lâcheté et de barbarie, que les hommes aient une règle constante et sure d'obéissance, qu'ils n'aient plus à choisir entre des exemples et des lois ; mais que les uns et les autres les amènent à respecter la vie et la sûreté de leurs semblables.

Que nous oppose-t-on, Messieurs ? Des usages. Il en est de récents dont il nous serait facile de fortifier notre opinion : mais que font aujour­d'hui les usages devant les raisons?

Je cherche celles qu'on allègue en faveur de la peine de mort ; toutes semblent se réduire à cet adage vulgaire, qu'il faut du sang pour du sang, qu'il faut tuer celui qui assassine.

Analysons cette idée pour voir ce qu'elle peut produire de vérité. On conviendra aisément que c'est de la peine du talion que vient l'usage de tuer l'assassin, et que la peine du talion elle-même tire son origine de la vengeance indivi­duelle, qu'elle tend à en perpétuer et consacrer l'idée. La nature, à la vérité, indique ce senti­ment de la vengeance ; mais c'est précisément pour en prévenir les effets, que les hommes se sont réunis en société, et leur premier acte a été de remettre à la société le droit de punir. Dans les premiers temps, l'on conçoit facilement que la peine du talion a dû, chez plusieurs peuples, former elle seule tout le Code pénal. Elle s noble conforme à l'idée primitive de la justice ; elle paraît être la sanction de cette maxime : ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l'on te fît. Lorsque la doctrine de l'intérêt générai est encore ignorée ; lorsque l'intérêt particulier seul sert de mesure aux actions et de base aux lois, alors on doit naturellement désigner pour peine le traitement que chaque homme aurait fait subir sur-le-champ à son ennemi ; mais, à mesure qu'une so­ciété se civilise, lorsque les inégalités de toute espèce s'y introduisent et sont consacrées par les lois, l'on ne tarde pas à voir combien la peine du talion devient injuste, dangereuse et même impraticable dans presque tous les cas ; car com­ment punira-t-on, par le talion, le faux, le vol, l'incendie, l'effraction ?

L'expérience et la raison démontrent bientôt que l'être moral qu'on appelle la société ne doit pas agir, comme les individus, par l'effet d'aucun mouvement de colère ou de vengeance dont elle n'est pas même susceptible ; mais que, ramenant tout au seul principe de l'utilité publique, la société doit établir, entre les délits et les peine, le rapport et la proportion que cette même utilité publique indique.

Le législateur, forcé de ramener à l'exécution d'une même loi tant d'intérêts divers qui s'y rapportent si inégalement, et d'unir ensemble les fils d'une longueur si différente, doit cher­cher un point commun et proportionnel entre toutes les parties : il doit établir son système de répression sur un sentiment qui soit parmi les hommes le plus fort, le plus constant, le plus général ; il faut qu'il évite surtout de ravaler la justice à l'idée d'une vengeance particulière, et de justifier par ses exemples les moyens que cette vengeance n'est déjà que trop portée à employer ; et s'il veut donner à un peuple un caractère élevé et un véritable esprit public, il faut qu'il tâche d'ennoblir, de toute la grandeur de l'intérêt général, ces actes de justice que l'intérêt particulier sollicite. Il faut que les citoyens ne voient jamais dans les tribunaux les instruments des passions privées, mais qu'ils les regardent comme les organes placés au milieu d'eux pour faire une application particulière et locale des lois que la raison publique a consacrées, comme des canaux par lesquels la volonté générale se répand sans cesse pour rectifier et corriger- les aberrations de l'intérêt particulier. Rien n'est donc plus dangereux que l'idée du talion.

Si maintenant l'on demande quel est ce sentiment universel et constant sur lequel on peut établir un système de répression et de peines, tous les êtres sensibles répondront de concert : c'est l'amour de la liberté, la liberté, ce bien sans lequel la vie elle-même devient un véritable supplice ; la liberté dont le brûlant désir a développé parmi nous tant et de si courageux efforts ; la liberté enfin dont la perte, à laquelle on peut ajouter la privation de toutes les jouis­sances de la nature, peut seule devenir une peine réelle, répressive et durable, qui n'altère point les moeurs du peuple, qui rend plus sensible aux citoyens le prix d'une conduite conforme aux lois ; peine susceptible d'ailleurs d'être graduée de manière à s'appliquer exactement aux différents crimes, et à permettre que l'on observe entre eux cette proportion si importante qu'exi­gent les différents degrés de perversité et de nuisibilité.

Telle est la base du système de pénalité que vos comités vous présentent, Messieurs ; mais, en détruisant toute l'atrocité des peines, ils ne croient pas pour cela en avoir diminué la juste sévérité ; ils pensent, au contraire, que celles qu'ils vous proposent d'établir sont plus répressives et plus fortes, ont un effet plus durable, plus profond et plus sûr dans l'âme des malfaiteurs, et qu'ainsi, la garantie que la société doit aux individus étant plus assurée, le véritable but des peines est mieux rempli.

Les peines que nous établissons, Messieurs, sont véritablement plus grandes et moins cruelles ; cela même est un argument invincible et auquel je défie tous mes adversaires de répondre, d'autant mieux qu'ils nous fournissent eux-mêmes la majeure du raisonnement. Une prison longue, pendant laquelle on est seul, privé de la lumière et de tous les bienfaits de la nature, est, disent-ils, une peine plus dure que la mort. Eh bien ! Messieurs, si c'est par compassion que vous établissez la peine de mort, décernez-la donc aux fripons, et réservez une peine plus forte pour ceux qui ont assassiné, empoisonné leurs sembla­bles. Ne voyez-vous pas que, quelle que chose que vous fassiez, il faudra que le faussaire, le voleur avec effraction, soient punis par une dure et longue détention? Alors, dans votre propre système, ces individus sont plus punis que l'homme quia assassiné son bienfaiteur. Voulez-vous donc favoriser ces attentats plus que les simples larcins, y inviter même en leur montrant une peine plus douce et passagère ? Que devient alors la justice ? que devient l'ordre social, qui exige que la peine augmente en proportion de l'énormité du crime ?

Le voleur, menacé de 12 années d'une prison ; affreuse, se dira : au lieu de dérober, je n'ai qu'à tuer, assassiner, la peine sera moindre, je serai moins puni. Non seulement ainsi vous don­nez un funeste encouragement au plus grand des forfaits, mais vous assurez un brevet d'im­punité à tout criminel qui ne craint par la mort. Il n'existe pas au monde un individu qui ne redoute d'être 12 années au cachot ; ainsi, dans notre système, la répression s'étend à tous, mais, si vous ôtez la vie pour punir le meurtre tout assassin qui est affranchi de la crainte de la mort, ce qui n'est pas rare, peut impunément braver la société, la nature et les lois.

Nous sommes bien éloignés néanmoins, Mes­sieurs, de vouloir remplacer la peine de mort par des supplices perpétuels. Il nous a paru que, dé­raciner dans l'homme l'espérance, c'était détruire en lui le principe même de la vie, le seul qui le soutienne au milieu de ses souffrances, et qui, en allégeant le poids de son malheur, le lui rende possible à supporter. C'est anéantir l'homme ; il serait plus humain de le faire périr. La société, j'ose le dire, n'a pas le pouvoir de faire éprouver à un individu une si complète dégradation de lui-même ; et d'ailleurs la raison et la justice s'y opposent ; car jamais l'on ne doit désespérer de l'amendement d'un coupable ; sa correction même est un des objets de la peine ; elle n'existerait plus, si l'homme était condamné à un éternel supplice.

Enfin, Messieurs, vous avez paru désirer d'éta­blir la révision des jugements. Mais cette institu­tion ne devient-elle pas ridicule et même insul­tante pour les citoyens, lorsqu'elle consiste à don­ner le moyen de prouver l'innocence d'un homme qui n'est plus ? Que dans le cas où l'erreur du jugement n'est rectifiée qu'après la mort du condamné, on rétablisse sa mémoire, j'y vois peu d'avantages, néanmoins cela me paraît pos­sible ; mais que la société ne préfère pas mille fois de conserver la vie et de rendre la liberté à un homme injustement condamné, voilà ce qu'il est difficile de concevoir. Lorsqu'un faussaire aura succombé par l'effet d'une erreur, il pourra rentrer dans la société par l'effet de la révision de son jugement ; et un citoyen faussement accusé, injustement condamné pour cause d'assassinat, sera provisoirement mis à mort. Quelle disparate ! quelle incohérence ! quelle contradiction dans les principes ! Toutes ces lois ne peuvent à la fois se rencontrer dans le même Code, dans une Constitution qu'un peuple éclairé s'est donnée à lui-même à la fin du XVIIIe siècle...

Daignez, Messieurs, considérer cet objet avec l'attention qu'il commande, et le traiter avec toute la dignité du Corps constituant, et non avec cet esprit tranchant et léger qu'on a quelquefois tenté d'introduire parmi vous, et qui tend à éloi­gner de vos décrets le respect et la confiance qu'ils doivent exiger. Gardez-vous de ceux qui voudraient reléguer dédaigneusement cette ques­tion dans le domaine de la pure philosophie, et lui refuser l'analogie directe qu'elle a avec le succès de vos travaux.

Pour ceux qui observent avec attention, il en est bien autrement. Parmi les opinions diverses qui agitent un peuple entier, à travers les combi­naisons politiques et sociales qui le modifient, il est toujours quelques sentiments généraux qui ressortent et prédominent sur tous les autres. Parcourez les divers pays, vous en reconnaîtrez les habitants à ces sentiments qui composent le véritable caractère national : chez l'un, c'est la franchise ; chez l'autre, la fierté, la douceur chez d'autres aussi, la cruauté ou l'artifice ; ces qualités ou ces vices, c'est en général le gouvernement qui les donne ; et un habile législateur n'a pâmais manqué l'occasion de former l'esprit national d'un peuple, ou de corriger celui auquel la nature l'a disposé ; c'est par là qu'il assure d'avance une obéissance parfaite aux lois, qu'il prépare les esprits à remplir les devoirs que la société leur impose ; c'est par là qu'en rattachant des opinions éparses à des principes constante, il se donne une influence vaste et profonde, à l'aide de laquelle il peut continuellement ramener les actions des hommes à des vues d'intérêt général et de bonheur public.

S'il nous eût été permis de séparer nos travaux des circonstances qui les environnent et semblent les commander, c'eût été une entreprise utile à la fois et sublime, d'établir autour de notre Cons­titution politique toutes les institutions morales qui peuvent l'appuyer et l'affermir ; d'offrir ainsi un but commun à toutes les affections des hommes, et de les unir à ce but par le lien sacré du patriotisme et de la vertu ; enfin de remettre la défense de notre édifice social sous la garde de ces trois puissances invincibles, lorsqu'elles sont unies : les moeurs, la force et l'intérêt.

Le temps et les circonstances ont manqué à ce vaste projet : il faut à cet égard reculer nos espérances ; il faut même en reporter le principal effet vers la génération qui s'avance, et qui, plus heureuse que nous, profitant et de nos sacrifices et de nos fautes, jouira de la liberté sans mélange et sans regret. Mais au moins faisons tout ce qu'il nous est permis de faire ; si nous sommes forcés de refuser d'adopter quelques vérités, au moins ne consacrons point d'erreurs ; ne consacrons que des principes vrais, si nous ne pouvons pas admettre tous ceux qui pouvaient être utiles.

N'appréhendons pas, non plus, de heurter un reste de préjugé populaire contre la suppression de la peine de mort. Le peuple est juste, en masse ; il l'est nécessairement, car il est placé au milieu de l'intérêt général. Soyez sûrs, Messieurs, que la loi qui abolira la peine de mort sera aussi respectée et plus respectable qu'un grand nombre de celles que vous avez rendues ; d'ailleurs, ce n'est pas toujours par une obéissance ponctuelle et servile aux ordres de l'opinion, que les législateurs portent les lois les plus utiles à leur pays ; souvent ces lois n'ont de rapport qu'à des besoins momentanés, et ne remédient qu'à des effets : les résultats heureux et vastes, qui décident du bonheur des peuples, tiennent en général à la méditation et au calcul.

J'ai toujours dirigé, autant qu'il m'a été possible, mes travaux particuliers vers ce but, de placer dans le Code de nos lois des institutions fortes et profondes, dont l'effet est longtemps inaperçu parmi les idées générales, et semble s'effacer par le sentiment exclusif de la liberté, mais dont les avantages augmentent, tous les jours, et seront plus sentis à mesure que cette chaleur patriotique, qui maintenant nous anime, fera place, en se refroidissant, à des jugements plus sévères de la raison, et à une expression plus pure de l'intérêt public.

Souffrez, Messieurs, qu'en finissant j'ajoute, aux raisons qui semblent déterminer la question, des motifs puisés dans les circonstances présentes. Lorsque notre Révolution a commencé, elle nous a trouvés tels qu'un long despotisme et la cor­ruption qu'il entraîne nous avait formés. Cette Révolution a vu pendant son cours se développer toutes les passions, tous les intérêts ; elle a mis en dehors nos qualités et nos vices ; elle a rendu l'un et l'autre plus sensibles, et l'on a vu malheu­reusement à côté du spectacle sublime du patriotisme et de la générosité, le monstre hideux de l'intérêt et de la haine. On a pu regretter quelquefois que l'esprit national n'ait pas été adouci d'avance par des institutions plus humaines. Le caractère des individus divisés par tant d'opinions, fatigués par une lutte si longue et si nouvelle, a dû naturellement s'altérer et s'aigrir. Si les hommes ont acquis la force nécessaire pour être libres, ils ont aussi pu contracter une dureté qui rend le commerce de la vie difficile et fâcheux. Il est des individus qui, tirant leur caractère des événements, sont devenus féroces lorsqu'ils devaient être courageux et fermes : ils seront faibles et vils, lors­qu'on leur demandera l'obéissance et la douceur.

Depuis qu'au lieu de rectifier par nos lois l'esprit national, nous l'avons malheureusement transporté dans notre Constitution, et que la mobilité est devenue un des principaux caractères de notre gouvernement ; depuis qu'un changement continuel dans les hommes a rendu presque nécessaire un changement dans les choses, faisons au moins que les scènes révolutionnaires soient le moins tragiques et leurs conséquences le moins funestes qu'il sera possible ; pour cela tâchons d'adoucir le caractère national, et de le fixer non à cette pitié molle des esclaves, mais à cette humanité vraie des peuples libres.

Vous le savez, Messieurs, on vous reproche vivement le changement qui s'est fait dans le caractère des Français. Des qualités douces et brillantes l'embellissaient. Elles ont disparu, et l'on attend avec inquiétude si elles seront remplacées par des vertus ou par des vices. On vous accuse d'avoir endurci les âmes, au lieu de les affermir, comme on vous reproche d'avoir substitué, aux abus de la prodigalité, les abus plus funestes peut-être d'une mesquine parcimonie.

Faites cesser ces clameurs, ôtez-leur du moins tout fondement raisonnable. Que vos vues jusqu'au moment de votre séparation se dirigent vers les moyens d'inspirer au peuple la généralité, la fermeté est une humanité profonde ; vertus dont l'alliance est si possible, si naturelle même, et qui forme le plus beau caractère que l'homme puisse recevoir de la nature et de la société. Pour y parvenir, rendez l'homme respectable à l'homme ; augmentez, renforcez de toute la puissance des lois, l'idée que lui-même doit avoir de sa propre dignité, vous aurez tout fait en lui inspirant le principe de toutes les vertus, je veux dire le respect pour lui-même et cette fierté véritable qui se fonde, non sur des distinctions vaines, mais sur la jouissance pleine de tous les droits qui appartiennent à l'homme. Quiconque se res­pecte est nécessairement juste et droit, les autres ont de lui une garantie constante qui le suit dans toutes ses actions. L'homme qui respecte les autres, agit bien en public ; celui qui se respecte lui-même, agit toujours bien, même en secret.

A ce moment, Messieurs, où les Français dirigent toutes leurs pensées vers leur nouvelle Constitution, où ils viennent puiser rapidement dans vos lois, non seulement des règles d'obéissance, mais encore les principes de justice et de morale, si longtemps méconnus, qui doivent gui­der leur conduite, qu'ils ne rencontrent pas une loi dont l'effet seul est une leçon de barbarie et de lâcheté. Ne profitez pas de ce besoin de voir et d'être ému, qui agit chez tous les hommes pour les assembler et leur apprendre qu'il est des cas où l'on peut commettre un homicide ; songez que la société qui ne peut être passionnée, qui ne peut éprouver ces mouvements dont la violence semble excuser le meurtre, loin de le légi­timer par son autorité, le rend plus odieux cent fois par son appareil et son sang-froid : car je conçois la colère, la vengeance et ses suites dans un premier mouvement, la nature même nous l'indique ; mais, s'il est quelqu'un qui ait pu, sans éprouver une violente sensation d'horreur et de pitié, voir infliger la mort à un autre homme, je désire de ne le jamais rencontrer ; non seulement il est étranger aux affections douces qui font le bonheur de la vie, mais il a arrêté sa pensée sur un meurtre : la nature cesse de me protéger contre lui, il ne lui faut plus qu'un inté­rêt pour me massacrer.

Faites cesser, Messieurs, l'entreprise parricide de tourmenter la nature et de corrompre ses sentiments. La peine de mort offre encore à vos yeux un caractère de réprobation, puisqu'elle a une origine semblable à celle de tous les abus que vous avez détruits ; elle doit comme eux sa nais­sance à l'esclavage, c'est contre les esclaves qu'elle a été inventée...

M. l'abbé Maury. Caïn était-il un esclave ? (Murmures.)

M. Duport. On objecte l'histoire de Caïn. Cer­tainement la société qui existait alors n'avait fait aucune loi ; mais il est bien extraordinaire que l'exemple qu'on choisit soit entièrement contre mes adversaires. Dieu ne dit-il pas dans la Bible : que Caïn ne soit pas tué, mais qu'il conserve aux yeux des hommes un signe de réprobation. - C'est précisément ce que l'on vous propose aujour­d'hui. (Applaudissements répétés.)

Apprenez donc, Messieurs, combien vos lois sont odieuses par l'horreur invincible qu'inspi­rent ceux qui les font exécuter ; honorez au contraire votre Code d'une loi analogue à votre Cons­titution, propre à fortifier les sentiments qu'elle a voulu inspirer aux Français, d'une loi qui a fait la gloire et la sûreté des peuples anciens, d'une loi que le despotisme a bien osé promulguer avant vous, et maintenir avec sucrés dans des pays voisins ; d'une loi que les peuples esclaves adopteront, si, comme vous, ils sont appelés un jour à fonder leur Constitution ; d'une loi enfin sollicitée par cette opinion saine de tous les hommes éclairés, qui ont su dérober leur raison à l'influence des préjugés anciens et à celle des circonstances du moment

Plusieurs membres demandent l'impression du discours de M. Duport.

M. le Président. Je mets aux voix la motion de l'impression. (L'épreuve a lieu.)

M. le Président. L'Assemblée décrète que le discours ne sera pas imprimé.

Plusieurs membres représentent que la motion n'a pas été entendue et insistent pour que l'épreuve soit renouvelée.

(L'épreuve est renouvelée et l'Assemblée dé­crète l'impression du discours de M. Duport.)

(La suite de la discussion est renvoyée à la séance de demain.)

[...]



[1] Ce discours est incomplet au Moniteur.

[2] M. Robespierre.

[3] Ce discours est incomplet au Moniteur.

[4] Ce discours est incomplet au Moniteur.

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