
N° 1018
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
ONZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 25 juin 1998
Dépôt publié au Journal Officiel le 26 juin 1998
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION DENQUÊTE (1)
sur SUPERPHÉNIX
et la FILIÈRE des RÉACTEURS à NEUTRONS RAPIDES,
Président
M. Robert GALLEY,
Rapporteur
M. Christian BATAILLE,
Députés.
TOME I
RAPPORT
(1) Cette Commission est composée de : MM. Robert GALLEY, président, Michel DESTOT, Roger MEÏ, vice-présidents, Robert HONDE, Alain MOYNE-BRESSAND, secrétaires, Christian BATAILLE, rapporteur ; MM. Eric BESSON, Claude BILLARD, Claude BIRRAUX, Franck BOROTRA, Alain CACHEUX, Richard CAZENAVE, Bernard CAZENEUVE, Marcel DEHOUX, Eric DOLIGÉ, François DOSÉ, Alain FABRE-PUJOL, Yves FROMION, Jean-Pierre KUCHEIDA, Jean-Claude LENOIR, François LOOS, Noël MAMÈRE, Pierre MICAUX, Joseph PARRENIN, Serge POIGNANT, Ladislas PONIATOWSKI, Jean-Bernard RAIMOND, Gérard REVOL, Mme Michèle RIVASI, M. André VALLINI.
Energie et carburants.
Pages
INTRODUCTION 7
I. UNE DÉCISION DE CRÉATION PRISE SANS TRANSPARENCE, SUR LA BASE DE PRÉVISIONS ALARMISTES, POUR UNE INSTALLATION AU RÔLE EN DÉFINITIVE FLUCTUANT 11
A. LE CONTEXTE ÉNERGÉTIQUE PARTICULIER DU DÉBUT DES ANNÉES 1970 11
1. Des prévisions alarmistes sur lénergie et les prix de luranium 11
2. Des prévisions démenties dans les faits 15
B. LE PROCESSUS DE DÉCISION ET LABSENCE DE DÉBAT RÉEL SUR SUPERPHÉNIX 18
1. Lélévation des réacteurs à neutrons rapides au rang de priorité par la commission PEON 18
2. Une promotion de la filière « à la hussarde » 19
3. Un débat législatif tronqué 21
C. LES FLUCTUATIONS DU RÔLE ASSIGNÉ À SUPERPHÉNIX 24
1. Les réacteurs à neutrons rapides, des réacteurs précieux pour léconomie du combustible 24
2. Superphénix, initialement une tête de série puis dès 1976 un prototype isolé 25
3. Superphénix à la recherche dune mission stable 27
II. UNE EXPLOITATION RICHE DENSEIGNEMENTS MAIS COMPLEXE ET COÛTEUSE 29
A. MALGRÉ DES DIFFICULTÉS NOMBREUSES, UN ACQUIS TECHNIQUE NON NÉGLIGEABLE 29
1. La dimension de Superphénix et le cadre préindustriel de son exploitation : deux erreurs majeures pour de nombreux observateurs 30
2. Superphénix : une sûreté équivalente à celle des REP 31
3. Des difficultés réelles de mise au point de linstallation mais aussi de son statut administratif 32
4. La période finale dexploitation 33
B. UN DOSSIER LOURD À GÉRER 34
1. Lisolement de la France sur une filière abandonnée par de nombreux pays 34
2. Une communication difficile et insuffisante 37
3. Un coût économique élevé 41
4. Superphénix, le « mouton noir » du parc nucléaire français 46
III. UNE DÉCISION DE FERMETURE INÉLUCTABLE DONT LA MISE EN UVRE A ÉTÉ RAPIDE 49
A. UNE DÉCISION INÉLUCTABLE 49
1. La perte de confiance des partenaires étrangers 49
2. Lavenir de la filière des réacteurs à neutrons rapides reporté au prochain siècle 50
3. Nécessité et volonté de poursuivre la recherche sur cette filière 53
B. UNE ANNONCE ANCIENNE ET RÉITÉRÉE AYANT FAIT LOBJET DUNE MISE EN UVRE RAPIDE 53
1. Les travailleurs de Superphénix soucieux de la concertation 54
2. Les modalités de la décision précisées a posteriori 55
3. Le choix de la non-utilisation du combustible déjà payé 56
4. Le surcoût pour EDF dû à labandon du prorata des charges au sein de NERSA 57
5. Le transfert quasi-complet sur Phénix des expériences de transmutation 58
C. LA DÉCONSTRUCTION : UNE OPÉRATION MOINS COMPLEXE QUE PRÉVUE MAIS LENTE 60
1. Un démantèlement dune complexité technique limitée 60
2. Un délai incompressible denviron dix ans 62
D. DES CONSÉQUENCES LOURDES POUR LES PERSONNELS ET LA RÉGION 63
1. Un accompagnement social nécessaire 63
2. Superphénix, parenthèse industrielle du Nord-Isère ? 68
E. UNE SITUATION DÉSORMAIS IRRÉVERSIBLE 72
CONCLUSION 75
ANNEXE 77
EXPLICATIONS DE VOTE 83
TOME SECOND
SOMMAIRE DES AUDITIONS
(la date de laudition figure ci-dessous entre parenthèses)
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Pages
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__ Monsieur Christian PIERRET, Secrétaire dEtat à lindustrie (5 mai 1998)
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5
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__ Messieurs Rémy CARLE, ancien Président du Conseil de surveillance de NERSA, Jacques CHAUVIN, Président du Conseil de surveillance de NERSA, et Bernard GIRAUD, Président du Directoire de NERSA (7 mai 1998).
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37
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__ Monsieur André-Claude LACOSTE, Directeur de la direction de la sûreté des installations nucléaires (DSIN) (7 mai 1998).
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55
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__ Monsieur Yves COCHET, Vice-président de lAssemblée nationale, Membre du collège exécutif des Verts (7 mai 1998).
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67
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__ Madame Dominique VOYNET, Ministre de laménagement du territoire et de lenvironnement (12 mai 1998).
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77
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__ Monsieur Raymond SENÉ, Physicien, Membre de la commission Castaing
(12 mai 1998).
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101
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__ Madame Corinne LEPAGE, ancienne Ministre de lenvironnement
(12 mai 1998).
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117
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__ Monsieur Hubert CURIEN, Membre de lAcadémie des sciences, ancien Ministre de la recherche et de la technologie (13 mai 1998).
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127
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__ Monsieur Jean PRONOST, Expert près la Cour dappel de Paris, agréé par la Cour de cassation, Commissaire enquêteur (13 mai 1998).
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141
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__ Messieurs Christian RIVAL, Conseiller général du canton de Morestel, Maire de Morestel, et Jean-François BONNARD, Président du district du canton de Morestel (14 mai 1998).
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153
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__ Messieurs Paul LAVIE et Yann WOLFF, Vice-présidents du Comité de soutien à Superphénix (14 mai 1998).
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165
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__ Monsieur Louis MERMAZ, Député, ancien Président de lAssemblée nationale, ancien Président du Conseil général de lIsère (14 mai 1998).
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173
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__ Messieurs Daniel BEGUET, Secrétaire de la branche cadres CGT de Superphénix, Patrick DURAND, Secrétaire de la branche cadres CGT du département de lIsère, Didier GARNIER, Secrétaire de la branche ouvriers-employés CGT de Superphénix, Yvon THENAULT, responsable syndical CGT de Superphénix, Didier BREUIL, Membre du bureau de la Fédération de lénergie CGT, et Maurice MARION, Secrétaire général de la Fédération de lénergie CGT de lIsère
(18 mai 1998)
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183
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__ Messieurs Jean-François KOWALSKI et Michel PORTE, Secrétaires du syndicat F.O., Bernard GRITTI, Président du syndicat CFTC et Richard NOWALSKI, Secrétaire du syndicat CFTC, Jean-Luc BRASSAC, représentant CFDT, Christian MOESL, Secrétaire de la section locale CGC, et Mme Monique DENIAUD, Membre du bureau local CGC (18 mai 1998)
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199
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__ Messieurs Gilles PEDEMONTI, Denis KIRCHSTETTER, Membres du Comité mixte à la production (CMP), et Christian LIMINANA, Secrétaire du Comité mixte à la production (18 mai 1998)
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211
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__ Monsieur Claude ALLEGRE, Ministre de léducation nationale, de la recherche et de la technologie (19 mai 1998).
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217
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__ Messieurs Yannick dESCATHA, Administrateur général du Commissariat à lénergie atomique (CEA), et Bertrand BARRÉ, Directeur des réacteurs nucléaires au CEA (19 mai 1998).
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235
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__ Monsieur René PELLAT, Haut commissaire à lénergie atomique (19 mai 1998).
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253
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__ Monsieur Georges VENDRYES, ancien Directeur des applications industrielles nucléaires au CEA (26 mai 1998).
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259
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__ Messieurs Jacques BOUCHARD, Directeur des applications militaires au CEA, ancien Directeur des réacteurs nucléaires, et Patrice BERNARD, Directeur du programme « Loi du 30 décembre 1991 » au CEA (26 mai 1998).
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281
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__ Monsieur Georges CHARPAK, Prix Nobel de physique (26 mai 1998).
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289
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__ Messieurs Raymond AVRILLIER, Porte-parole de lassociation « Les Européens contre Superphénix », Yves FRANCOIS, Président du Comité local pour larrêt définitif de Superphénix, et Claude BOUVIER, Président de lassociation des élus opposés à Superphénix (28 mai 1998).
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301
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__ Messieurs Bruno REBELLE, Directeur général de Greenpeace France, et Jean-Luc THIERRY, responsable de la campagne énergie de Greenpeace France
(28 mai 1998).
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321
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__ Monsieur Pierre DAURES, Directeur général dEDF (2 juin 1998).
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333
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__ Monsieur Claude DÉTRAZ, Directeur de lInstitut national de physique nucléaire et de physique des particules (CNRS) (2 juin 1998).
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353
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__ Monsieur Jean-Pierre AUBERT, Inspecteur général de lindustrie et du commerce, chargé par le Gouvernement dun rapport sur la reconversion industrielle du site de Creys-Malville (4 juin 1998).
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363
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__ Monsieur Dominique FINON, Directeur de lInstitut déconomie et de politique de lénergie (4 juin 1998).
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375
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INTRODUCTION
« Le surgénérateur quon appelle Superphénix sera abandonné. »
Cest par cette formule que M. Lionel Jospin, Premier ministre, a annoncé à lAssemblée nationale le 17 juin 1997, dans son discours de politique générale, sa décision de fermer un équipement qui depuis plus de vingt ans alimente constamment les débats sur lavenir énergétique de la France.
« Cathédrale de linutile » pour les uns, fleuron de notre parc électronucléaire pour les autres, Superphénix naura laissé personne indifférent et aura même cristallisé autour de son seul nom les passions les plus exacerbées et les réactions les plus véhémentes. Son existence aura sans cesse été partagée entre la culture du secret et de lopacité entretenue par une certaine technostructure et la tendance à la désinformation et à lexploitation de peurs infondées manifestée par divers groupes dopposants à la centrale.
Dun certain point de vue, Superphénix était devenu le « mouton noir » de lénergie nucléaire civile française. Souvent décrié par lopinion, mollement soutenu par les politiques, régulièrement victime de dysfonctionnements et fréquemment au cur dimbroglios juridiques et administratifs, Superphénix connut une existence chaotique et contestée à laquelle le Gouvernement a finalement choisi de mettre un terme.
Pour le Premier ministre, « lindustrie nucléaire (...) ne doit pas (...) poursuivre des projets dont le coût est excessif et la réussite très aléatoire ».
Le coût de Superphénix a-t-il été excessif ? Sa réussite était-elle aléatoire ? Telles sont effectivement deux des questions auxquelles cette commission denquête sest efforcée de répondre. Mais elle sest également attachée à mesurer les conséquences humaines, économiques et scientifiques de la fermeture de Superphénix et à mettre à jour certains aspects contestables des différents processus décisionnels entourant la création et larrêt de cette centrale.
Par la formule : « Superphénix sera abandonné » et par limprécision du futur employé, le Premier ministre laissait planer un doute sur la rapidité de la mise en uvre de sa décision. Le comité interministériel du 2 février 1998 a levé cette ambiguïté en dévoilant un échéancier accéléré de la mise à larrêt de la centrale. Il nétait plus alors question de tenter, comme votre Rapporteur lavait souhaité en janvier dernier, de surseoir à cette décision. Celle-ci était prise ; il convenait de lappliquer dans les meilleures conditions et de tirer les enseignements du fonctionnement de Superphénix, des critiques quil avait pu susciter et de mesurer les perspectives offertes à la surgénération dans un avenir plus lointain.
Ce sont ces objectifs qui ont été assignés à la commission denquête sur Superphénix et la filière des réacteurs à neutrons rapides (RNR) créée à lunanimité des membres de lAssemblée nationale le 10 avril 1998.
Sinscrivant dans le rythme imposé par le Gouvernement pour mener à bien la fermeture de Superphénix, la commission denquête a décidé de remettre son rapport quelques deux mois et demi après sa constitution.
Pour mener à bien sa mission, elle a procédé à 27 auditions, sefforçant de recueillir lopinion des principaux acteurs du « dossier » Superphénix. Elle a ainsi entendu entre autres :
les ministres concernés (M. Christian Pierret, secrétaire dEtat à lindustrie ; Mme Dominique Voynet, ministre de laménagement du territoire et de lenvironnement et M. Claude Allègre, ministre de léducation nationale, de la recherche et de la technologie) ;
les diverses personnalités politiques ayant contribué à la réflexion engagée sur Superphénix, comme M. Louis Mermaz, ancien président de lAssemblée nationale et du conseil général de lIsère, instigateur du premier véritable débat sur Superphénix, M. Yves Cochet, vice-président de lAssemblée nationale, membre du collège exécutif des Verts, ou ayant marqué son histoire telle Mme Corinne Lepage, ancienne ministre de lenvironnement ;
les représentants des principaux opérateurs économiques affectés par la décision de fermeture (M. Yannick dEscatha, administrateur général du CEA ; M. Pierre Daurès, directeur général dEDF ; M. Jacques Chauvin, président du conseil de surveillance de NERSA ; M. Bernard Giraud, président du directoire de NERSA) ;
les différentes personnalités ayant joué un rôle éminent dans la vie de Superphénix (M. Georges Vendryes, ancien directeur des applications industrielles nucléaires au CEA, « père spirituel » du surgénérateur, M. Jacques Bouchard, directeur des applications militaires au CEA, ancien directeur des réacteurs nucléaires ; M. Rémy Carle, ancien président du conseil de surveillance de NERSA) ;
des physiciens et économistes développant des opinions très diverses sur Superphénix et la filière des RNR tels MM. Hubert Curien, Georges Charpak, Raymond Sené, Claude Détraz et Dominique Finon ;
les représentants de plusieurs associations délus locaux du Nord-Isère ;
les représentants de diverses associations tant nationales que locales soutenant ou sopposant à Superphénix ;
enfin, les représentants du personnel de Superphénix rencontrés sur le site même de Creys-Malville.
La commission denquête a, en effet, également effectué plusieurs déplacements, se rendant le 15 mai dernier à Marcoule pour visiter le site de Phénix et à Cadarache pour y voir en particulier lécole du sodium et le 18 mai à Creys-Malville pour y rencontrer la direction de Superphénix, les syndicats et les membres du comité mixte à la production.
Enfin, la commission denquête a envoyé un questionnaire à nos ambassades situées dans des pays développant ou ayant développé une filière de RNR ou ayant, par le biais dopérateurs industriels, des intérêts dans NERSA, consortium européen chargé dexploiter Superphénix.
A toutes les personnes rencontrées tant à lAssemblée nationale que sur place pour le personnel de Superphénix ainsi quà toutes celles ayant par écrit apporté leur contribution à sa réflexion, la commission denquête tient à exprimer sa profonde reconnaissance.
*
* *
Cest en se fondant sur ces diverses sources que la commission denquête a cherché à montrer pourquoi lhistoire avait infirmé la pertinence à court terme du choix de la filière des RNR effectué dans les années 1970, comment avait été prise la décision de création du surgénérateur de Creys-Malville, en quoi lexpérience de Superphénix sétait révélée à la fois coûteuse et riche denseignements et en quoi certaines modalités entourant la décision de fermeture de Superphénix pouvaient être contestées.
Enfin, pour votre Rapporteur, cet exercice de réflexion auquel se sont livrés à un rythme soutenu les membres de la commission denquête doit être le point de départ dune nouvelle approche politique des problèmes de lénergie marquée par lirruption du Parlement dans les débats relatifs à la définition de nos choix énergétiques et par la fin du secret entourant traditionnellement toutes les décisions portant sur latome civil.
I. UNE DÉCISION DE CRÉATION PRISE SANS TRANSPARENCE, SUR LA BASE DE PRÉVISIONS ALARMISTES, POUR UNE INSTALLATION AU RÔLE EN DÉFINITIVE FLUCTUANT
La décision de créer Superphénix a largement été déterminée par la crainte, après le premier choc pétrolier et le lancement dans plusieurs pays de programmes nucléaires ambitieux, de devoir faire face à court terme à un « choc de luranium ». Cette décision a également été prise sous la pression de la concurrence étrangère, les principales puissances nucléaires se livrant au début des années 1970 à une véritable course aux RNR.
Ce sentiment dune nécessité urgente a servi les producteurs délectricité dans leur promotion « à la hussarde » du projet, avalisé sans débat démocratique par les décideurs politiques. Le malaise que ceux-ci en ont éprouvé na fait que croître avec la modification du contexte énergétique et lincertitude constante sur la vocation de Superphénix.
A. LE CONTEXTE ÉNERGÉTIQUE PARTICULIER DU DÉBUT DES ANNÉES 1970
1. Des prévisions alarmistes sur lénergie et les prix de luranium
a) Le contexte énergétique
La brusque flambée des prix du pétrole en octobre 1973 alimente les craintes que la France de lépoque entretient à légard de lénergie.
La première dentre elles, commune à lensemble des pays industrialisés, a trait au caractère essentiellement non-renouvelable des énergies utilisées et au risque dépuisement des ressources connues.
En 1972, le rapport Meadows a mis laccent sur les limites physiques de la croissance, sur la rupture entre laugmentation de la population mondiale et de ses besoins dune part et le caractère limité des ressources de lautre. Appliqué à lénergie, ce scénario-catastrophe fait craindre de nouvelles flambées des prix à court ou moyen terme et le chaos à long terme.
La seconde crainte, particulière à la France, est que la pénurie la frappe en tout premier lieu en tant que pays dépourvu de ces ressources énergétiques raréfiées, mettant ainsi en péril son indépendance nationale. Le renchérissement de ces ressources met en effet en relief la dépendance croissante de la France vis-à-vis de létranger, celle-ci passant de 41 % à 75 % entre 1960 et 1973.
Part respective des diverses sources dénergie primaire
dans lapprovisionnement français
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1960
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1973
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Charbon
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54,7 %
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17,2 %
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Pétrole
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31,4 %
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66,4 %
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Gaz naturel
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3,5 %
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8,6 %
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Energie hydraulique
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10,4 %
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6 %
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Electricité nucléaire
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-
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1,8 %
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Source : Rapport de la commission denquête de lAssemblée nationale sur la situation de lénergie en France, 5 novembre 1974 (n° 1275).
La réponse à ces deux craintes a consisté en une brusque accélération du programme nucléaire français. Alors que depuis 1968, le carnet de commandes dEDF ne compte en moyenne quune centrale de 900 MWe par an, six sont inscrites pour lannée 1974 et sept pour 1975. Lobjectif est de faire passer la contribution du nucléaire dans le bilan énergétique national de 1,8 % en 1973 à 30 % en 1985, de réduire ainsi la facture énergétique et la dépendance extérieure.
Dautres pays adoptent le même raisonnement : le nombre dunités couplées aux réseaux dans le monde passe de 97 à 258 entre 1970 et 1980, leur puissance totale installée de 19 700 MWe à 146 000 MWe.
Cette croissance brusque suscite une nouvelle angoisse : après le traumatisme du choc pétrolier, ne se place-t-on pas dans une situation de dépendance comparable à légard de luranium ? La France dispose de quelques gisements sur son territoire ; elle sefforce de plus dacquérir le contrôle de ressources situées hors de celui-ci (prises de participation au Niger, au Gabon et au Canada) et de diversifier ses sources dapprovisionnement.
Il nen reste pas moins que les gisements duranium connus napportent pas une solution suffisante à ce qui apparaît bien comme une crainte constante et justifiée des gouvernements de lépoque. Ils constituent dautant moins une solution durable que luranium naturel est à 99,3 % sous forme disotope 238 et seulement à 0,7 % sous celle disotope 235. Or, seul ce dernier peut-être fissionné par les réacteurs à eau légère en service à lépoque.
On ne saurait trop insister sur le fait que luranium constitue une ressource dont lépuisement apparaît à cette époque encore plus rapide que celui du pétrole. M. Pierre Daurès, directeur général dEDF, a rappelé lors de son audition que lon estimait en 1970 quà lhorizon 1990 « la consommation annuelle duranium approcherait les 100 000 tonnes alors que les réserves étaient estimées de 6 à 700 000 tonnes ». Pour sa part, le CEA estime en janvier 1974 que la France aura épuisé ses ressources nationales en uranium entre 1985 et 1990.
De fait, dans les années 1970, le prix de luranium est sujet à de vives tensions comme la rappelé devant la commission denquête M. Georges Vendryes, ancien directeur des applications industrielles nucléaires au CEA : « entre lannée 1973 et lannée 1978, en cinq ans, le prix spot de luranium naturel a été multiplié par près de dix ».
b) Les réacteurs à neutrons rapides, une réponse idéale
Face à cette situation, les RNR sont présentés par certains comme une panacée.
Ainsi que la rappelé à la commission denquête M. Bertrand Barré, directeur des réacteurs nucléaires au CEA, lintérêt des RNR a sa source dans les propriétés physiques de la matière, et plus précisément dans la nature des interactions entre les neutrons et les noyaux atomiques : « quand il y a des interactions entre un neutron et un noyau lourd, elles dépendent non seulement de la nature même du noyau lourd, mais aussi énormément, et quelquefois de façon extrêmement sensible, de lénergie du neutron qui interagit. De façon très globale, on peut dire que plus le neutron est rapide, plus la probabilité dinteraction est faible, mais parmi les interactions possibles, plus il y a de chances de faire une fission quune capture. »
La vitesse plus rapide des neutrons dans les réacteurs du même nom que dans les réacteurs classiques a deux conséquences majeures.
La première est que lon peut régénérer du combustible. Dans un réacteur à neutrons thermiques, la fission de 100 noyaux duranium 235 fissile saccompagne de la formation denviron 60 noyaux de plutonium 239 fissile à partir de luranium 238. Dans un réacteur à neutrons rapides, la fission de 100 noyaux de plutonium 239 fissile saccompagne de la formation environ 130 noyaux de plutonium 239 fissile à partir également de luranium 238. On peut donc fabriquer plus datomes fissiles quon en a consommé.
La deuxième conséquence est que labondance relative plus importante des neutrons et leur énergie plus élevée peuvent servir à brûler des déchets.
Pourquoi, si la physique de base donne un avantage majeur aux RNR, cette filière sest-elle développée avec un temps de retard par rapport aux réacteurs à eau légère ? Pour des raisons technologiques, ainsi que la expliqué avec clarté M. Hubert Curien, membre de lacadémie des sciences, ancien ministre de la recherche et de la technologie :
« Pourquoi Enrico Fermi, par exemple, au lieu de faire une pile à neutrons et à refroidissement par eau, en 1943, na-t-il pas eu recours à cette solution-là ? La réponse est simple : pour faire une pile refroidie autrement que par leau, il faut utiliser des refroidisseurs beaucoup moins commodes et sûrs à manier que leau. (...) Cela dit, leau ralentissant les neutrons, ceux-ci ne peuvent pas assurer la fission datomes lourds autres que luranium 235. Cest dire que choisir leau, cest choisir luranium 235, ce qui oblige à un enrichissement par rapport à luranium naturel. Le choix de leau ne sest donc pas fait dans lenthousiasme le plus absolu, sachant quil restreignait le type de combustible ; en revanche, il rendait beaucoup plus facile lexploitation industrielle des sources dénergie sous forme de chaleur. »
De ce fait, les réserves duranium doivent être revalorisées à laune de leur utilisation dans des surgénérateurs.
Durée de disponibilité à compter de lan 2000 des ressources
énergétiques mondiales, telle quévaluée dans les années 1970
Charbon
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300 ans
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Gaz - Pétrole
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60 ans
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Nucléaire « classique »
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50 ans
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Surgénérateurs
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2 500 ans
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Source : Enerpresse n° 6928 du 10 octobre 1997
La France sintéresse à la filière des RNR depuis 1959. Les travaux du CEA aboutissent tout dabord à la mise au point à Cadarache de deux petits réacteurs de recherche (Harmonie et Masurca), puis au lancement du réacteur expérimental Rapsodie qui diverge en 1967.
A ces réalisations strictement liées à la recherche, succèdent à partir de 1973 des projets également dotés dambitions concrètes : Phénix, première centrale prototype de 250 MWe construite à Marcoule, est ainsi couplée au réseau en 1973. Le 28 décembre 1973, trois producteurs européens délectricité, EDF pour la France, ENEL pour lItalie et RWE pour lAllemagne signent une convention pour « la construction et lexploitation » de centrales nucléaires de la filière à neutrons rapides. La société NERSA ainsi créée est autorisée par décret le 13 mai 1974. Elle est autorisée le 12 mai 1977 à construire la centrale de 1 200 MWe dite Superphénix à Creys-Malville.
Ce calendrier est à mettre en relation avec le premier choc pétrolier. Le prix du pétrole acheté par la France augmente de 28 % entre octobre et décembre 1973. Entre lautomne 1973 et mai 1974, au moment où est pris le décret dautorisation de création de NERSA, ce prix a quintuplé.
M. Rémy Carle, ancien président du conseil de surveillance de NERSA, a toutefois nuancé, lors de son audition, le lien entre la crise de lénergie et lessor des surgénérateurs, rappelant que la commission PEON (commission consultative pour la production délectricité dorigine nucléaire) appelait de ses vux un surgénérateur de taille industrielle dès 1971 et que la loi autorisant la création de NERSA datait de 1972. Il nen demeure pas moins comme la souligné M. Louis Mermaz, député, ancien président de lAssemblée nationale, ancien président du conseil général de lIsère, que « les choses se sont précipitées à partir de 1973 ».
Les surgénérateurs sont appelés au secours de lindépendance énergétique nationale. La France nest dailleurs pas seule à être séduite par cette solution puisque les Etats-Unis démarrent à la fin des années 1970 leur quatrième réacteur à neutrons rapides, que lAllemagne autorise la construction dun réacteur de ce type à Kalkar en 1973, que la Grande-Bretagne met son réacteur PFR en service en 1975, que lURSS met trois nouveaux réacteurs en marche dans cette même décennie et que le Japon lance son premier surgénérateur en 1977. La filière paraît alors pleine davenir. Elle semble répondre de manière idéale aux besoins industriels et à la donne géopolitique de lépoque.
Ainsi pour M. Christian Pierret, secrétaire dEtat à lindustrie : « la décision initiale de développer une filière de réacteurs à neutrons rapides nétait pas une erreur au moment où elle a été prise. Je ne veux pas polémiquer, mais je pense que cette décision était justifiée à lépoque ».
M. Pierre Daurès partage ce point de vue : « si lon se reporte aux années 1970, celui qui naurait pas proposé le développement des surgénérateurs aurait manifestement commis une erreur face aux données quil avait en sa possession ».
2. Des prévisions démenties dans les faits
Les hypothèses sur lesquelles reposait la rentabilité des surgénérateurs ne se sont pas vérifiées.
a) Une mauvaise appréciation de lévolution de la consommation.
Comme le rappelait Mme Dominique Voynet, ministre de laménagement du territoire et de lenvironnement, devant la commission denquête, la consommation délectricité française, évaluée à lépoque pour lan 2000 à 1 000 milliards de kWh par an, est en fait plus proche de 500 milliards de kWh.
Ce ralentissement de la croissance de la consommation dénergie résulte de plusieurs phénomènes : la résurgence des crises économiques, la modification des comportements de consommation induite par le renchérissement de lénergie et lefficacité des mesures déconomies dénergie.
Lerreur globale na pas épargné les prévisions de consommation duranium. Pour diverses raisons, notamment la pression de lopinion publique et des mouvements écologistes, le parc nucléaire na pas connu le développement escompté, en particulier aux Etats-Unis. On dénombre aujourdhui 442 réacteurs dans le monde, dune puissance totale installée de 350 000 MWe, alors que lon avait envisagé pour la France seule un parc de 200 unités !
Outre ce facteur quantitatif, le parc nucléaire installé sest révélé grâce aux progrès de la technologie du réacteur à eau pressurisée, plus économe en combustible que lon ne lescomptait. En outre, certains pays comme la France, ont recouru à un nouveau type de combustible, le Mox, combustible contenant du plutonium recyclé.
b) Une offre revue à la hausse
Lappréciation faite de lévolution de loffre sest elle aussi révélée erronée. La fin des années 1970 et le deuxième choc pétrolier ont un temps encore accrédité lidée dune énergie durablement chère. Le contre-choc pétrolier ainsi que les cours récents du baril de pétrole régulièrement sous les 15 dollars, ont sonné le glas de cette prédiction.
Ce renversement de tendance découle notamment de la découverte constante de nouveaux gisements rendus exploitables et rentables par les progrès de la technologie.
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, les ressources en uranium ont été considérablement réévaluées à la suite de la découverte de gisements considérables au Canada, en Australie et en Afrique australe.
On les estime désormais au triple de celles recensées dans les années 1970. De ce fait, comme le soulignait M. Yves Cochet, vice-président de lAssemblée nationale, membre du collège exécutif des Verts, le « choc sur les cours de luranium (...) ne sest jamais produit ».
La baisse des prix de luranium qui sen est suivie, ajoutée à celle des prix des hydrocarbures, a porté un coup fatal à la rentabilité à court ou moyen terme de la filière des RNR.
c) Les réacteurs à neutrons rapides, une solution à long terme
Le Professeur Georges Charpak, prix Nobel de physique, a fait observer à la commission que la pertinence de lanalyse menée au début des années 1970 nétait pas contestable sur le long terme.
M. Christian Pierret a semblé partager cette analyse relevant que les surgénérateurs présentaient lintérêt « doffrir à notre pays qui ne dispose pas de ressources énergétiques connues, une alternative lorsque le contexte énergétique international aura changé. Jignore dans combien de temps. Je sais queu égard aux ressources connues, aux recherches pétrolières, aux ressources considérables en gaz découvertes mois après mois, le problème ne se posera quà long terme, mais il se posera. ».
Même si le programme français de RNR était ambitieux (la commission denquête de 1974 nexclut pas que les réacteurs de ce type puissent produire jusquà 25 % de lélectricité nucléaire en 2000), les responsables de lépoque ne semblent guère sêtre bercés dillusions sur sa rentabilité à court terme. Les RNR sont envisagés à cette époque dans leur configuration de surgénérateurs, où ils produisent plus de plutonium quils nen consomment. La commission denquête de 1974 écrivait ainsi : « les perspectives de la surgénération ne doivent pas conduire à un optimisme excessif (...) le réacteur surgénérateur constitue (...) une solution à long terme ».
La difficulté tient donc essentiellement au caractère instable du prix relatif des ressources énergétiques. Cest ce qua souligné devant la commission denquête M. Georges Vendryes lorsquil a reconnu que « les choses ne se sont pas passées dans le monde et même en France comme nous pouvions penser quelles se dérouleraient au lendemain de la crise pétrolière de 1973. Il est bien évident que si se posait aujourdhui la question de construire des surgénérateurs, nous nen construirions pas(...) ». Peut-être a-t-on eu raison trop tôt ?
B. LE PROCESSUS DE DÉCISION ET LABSENCE DE DÉBAT RÉEL SUR SUPERPHÉNIX
1. Lélévation des réacteurs à neutrons rapides au rang de priorité par la commission PEON
Au milieu des années 1970, les artisans du nucléaire français achèvent de se remettre de léchec commercial de la filière « graphite-gaz » et de lobligation davoir dû acheter la technologie américaine des réacteurs à eau pressurisée (REP). Ladaptation progressive de celle-ci ne suffit pas à panser la blessure et la crainte dêtre dépassés par la concurrence préoccupe nos ingénieurs. La commission PEON écrit ainsi que les RNR représentent lessentiel du programme de développement au motif qu« ils font lobjet dun effort important notamment aux Etats-Unis, en URSS, en Grande-Bretagne et en Allemagne. La France occupe actuellement une place de premier rang quelle peut espérer conserver ».
Le rapport de mai 1969 de la commission PEON saccorde bien mal à lhumilité de ce sigle puisquelle y annonce fièrement : « le décalage du programme français par rapport aux programmes russes, anglais et américains, qui était de plusieurs années au début des années 1960, a été rapidement comblé depuis, et la France se trouve actuellement au même niveau que lUnion Soviétique, très près de la Grande-Bretagne, et nettement en avance par rapport à lAllemagne ». Le jugement sur les Etats-Unis est également empreint dune certaine condescendance : « on note une certaine dispersion des efforts et aucune centrale prototype nest en construction ».
La commission PEON propose, au contraire des Etats-Unis, dès novembre 1970 de « consacrer la plus grande part de notre effort de recherche et développement aux surrégénérateurs ». Le VIème Plan consacre cette priorité puisque près des deux tiers des crédits de recherche dEDF lui sont dédiés. La commission PEON ne cessera dès lors et jusquen 1977 daffirmer le « caractère prioritaire de leur mise au point, de leur succès commercial ».
M. Christian Pierret a rappelé que Superphénix ne représentait que 5 à 6 % du coût global de notre programme électro-nucléaire. Il nen demeure pas moins que cette somme, importante pour une installation unique, doit être revue à la hausse en intégrant les coûts totaux liés au développement de la filière des RNR. Selon M. Raymond Avrillier, porte-parole de lassociation « Les Européens contre Superphénix », « on orientait tout le potentiel (...) dans une voie unique ».
2. Une promotion de la filière « à la hussarde »
Le choc pétrolier offre, selon le mot de M. Yves Cochet, une « opportunité historique » aux partisans de la filière des RNR.
Dans l« euphorie du tout nucléaire » qui sest alors emparée de la France selon lexpression de Mme Dominique Voynet, la filière des RNR constitue une construction intellectuellement séduisante par la maîtrise quelle semble offrir de lensemble du cycle du combustible.
Le projet de construction dune centrale surgénératrice de taille industrielle fait, dès 1970, lobjet dune réflexion de la part des producteurs européens délectricité. Trois de ces producteurs EDF, ENEL et RWE signent en juillet 1971 une déclaration évoquant leur souhait de construire deux centrales industrielles surgénératrices. Le 28 décembre 1973 est signée une convention définissant les modalités de cette coopération. M. Rémy Carle souligne que : « ce sont très clairement les électriciens
EDF, lItalien ENEL, lAllemand RWE qui ont voulu Superphénix à ce moment ».
La décision de construire prise, les producteurs délectricité nauront de cesse daboutir rapidement. Convaincus du bien-fondé de la décision, ils ne se laissent pas ralentir par la concertation locale ; celle-ci peut être qualifiée de minimale.
M. Louis Mermaz, député, ancien président de lAssemblée nationale, ancien président du conseil général de lIsère, a dailleurs relevé devant la commission denquête les délais excessivement brefs de lenquête dutilité publique, celle-ci sétant déroulée du 9 octobre au 8 novembre 1974.
Selon M. Yves François, président du comité local pour larrêt définitif de Superphénix, des sondages confidentiels ont été pratiqués sans explication sur les terrains du futur site dès 1974 et ce nest quen 1976 que la destination finale des terrains, dont lachat commence en 1973, a été rendue publique. La concertation naura pas davantage lieu après les manifestations de 1976 et 1977. En fait, le seul véritable échange qui aura lieu localement proviendra dune initiative du Conseil général de lIsère, sous la présidence de M. Louis Mermaz qui, les 23 et 24 septembre 1976 organisa deux journées de débats regroupant plusieurs experts, les principaux acteurs du projet Superphénix et les représentants des populations locales.
Le même désir de faire vite est perceptible dans le rapport davril 1973 de la commission PEON. On peut y lire que « en conséquence [du caractère prioritaire des RNR] les problèmes réglementaires, financiers et industriels posés par la réalisation de la centrale de 1 200 MWe doivent être résolus sans retard ».
Que penser enfin dune décision gouvernementale dautorisation de création de la centrale en date du 12 mai 1977, intervenant donc après les travaux préliminaires dinfrastructure et de terrassement et après le début de la construction du réacteur ?
Lors de son audition devant la commission denquête, M. Louis Mermaz a rappelé les principales étapes du calendrier de construction : « Sort le fameux décret du 12 mai 1977, autorisant la création par la société NERSA dune centrale nucléaire à neutrons rapides de 1 200 MWe sur le site de Creys-Malville. Mais il faut noter que les travaux daménagement et de préparation du site avaient commencé deux ans et demi plus tôt, dès la fin de 1974, et, dès le 15 octobre 1976, soit plus de six mois avant le décret, le conseil de surveillance de NERSA avait autorisé la direction de NERSA à passer les premières commandes ». La décision politique semble bien nêtre que la bénédiction tardive accordée au projet engagé par les électriciens !
Aujourdhui, labsence de caractère démocratique et de transparence dans la décision fait douter certains cercles du caractère exclusivement civil de Superphénix. Ainsi, M. Jean-Luc Thierry, responsable de la campagne énergie de Greenpeace France, estime que « Les enjeux militaires sont transparents sur toute cette période. Ce sont eux qui ont permis de dégager les dizaines de milliards nécessaires pour faire survivre artificiellement cette filière. Placés dans la seule logique économique, ces milliards ne seraient pas venus ». A ces propos font écho ceux de M. Yves Cochet : « A la sortie de la dernière guerre, ont été créés EDF et le CEA civil et militaire. Il faut noter là le lien indissociable en France entre le nucléaire civil et le nucléaire militaire ».
Interrogé sur ce point, M. Georges Vendryes a explicitement et de manière catégorique, nié la moindre influence des militaires sur le programme Superphénix : « je puis vous dire que, dans une entreprise qui a été construite par des producteurs délectricité de trois pays différents auxquels dautres se sont joints ultérieurement, il nétait pas question quil y ait la moindre incidence de Superphénix sur quelque programme militaire que ce soit ». Il convient en outre de rappeler que luranium 238 irradié dans un RNR produit exclusivement du plutonium 239, le plus qualifié pour produire les bombes A. Un usage militaire du plutonium de Superphénix par la France naurait donc eu de sens que si Superphénix avait existé dans les années 1950-1960.
Ces modalités de décision sinscrivent pleinement dans la logique que décrit M. Dominique Finon, directeur de linstitut déconomie et de politique de lénergie, dans son ouvrage « Léchec des surgénérateurs : autopsie dun grand programme » pages 195 et 196 : « A aucun moment un doute nest exprimé, pendant toute cette période, sur la rationalité économique et sociale du programme et sur les risques spécifiques qui lui sont associés (...) Si ce support indéfectible sexplique par la correspondance des promesses du surgénérateur avec la perception gouvernementale de lintérêt national, il résulte aussi du verrouillage du processus décisionnel et de la faible autonomie des autorités de sûreté nucléaire, lun et lautre étant inhérents aux spécificités des structures étatiques françaises ».
Lors du débat précité devant le Conseil général de lIsère, M. Lew Kowarski, physicien nucléaire américain a également stigmatisé les méthodes de décision « à la française ». Selon lui, « La France, pays du cartésianisme officiel, est aussi le pays où les gouvernements font toujours confiance à ce que jai appelé (...) les compétences constituées. Les gouvernements écoutent leurs experts désignés, et nécoutent que ces experts. Or ces compétences, où sont-elles ? Elles sont du côté des spécialistes techniciens. Ces spécialistes techniciens, bien entendu, tirent leurs gains, leur carrière, leurs préoccupations quotidiennes des lignes suivies par les organismes auxquels ils appartiennent ».
La place de lexploitant semble effectivement avoir été excessive et pose selon Mme Corinne Lepage, ancienne ministre de lenvironnement, le « problème [des] modes de prise de décision ». Ce jugement est partagé par Mme Dominique Voynet : « On a trop pris lhabitude en France, et tout particulièrement dans le domaine nucléaire, que les dirigeants des grands organismes et entreprises du secteur se substituent aux politiques en prenant de fait les décisions qui incombent au pouvoir politique ». Elle ajoute : « ... la commission PEON (...) a dicté, pour lessentiel, les décisions des politiques ».
3. Un débat législatif tronqué
Lassociation dEDF à deux partenaires européens en vue de la construction du premier surgénérateur de taille industrielle sur le sol français aurait pu fournir loccasion dun débat démocratique au Parlement sur Superphénix et la filière des RNR.
En vertu de laccord conclu en 1971, Superphénix devait être construit par une société détenue à 51 % par EDF, 33 % par lItalien ENEL et 16 % par lAllemand RWE. Lidée était notamment de mutualiser les risques financiers et comme la rappelé M. Louis Mermaz, en rassemblant demblée des clients potentiels de « ne pas connaître les avatars » commerciaux de deux autres grands projets, le procédé SECAM et Concorde. Or, laccord conclu entre les électriciens nécessitait ladaptation de deux textes législatifs.
a) Un passage indispensable devant le Parlement
Tout dabord, il fallait aménager sur plusieurs points les dispositions de la loi du 24 juillet 1966 régissant les sociétés commerciales :
le nombre des actionnaires dune société anonyme qui ne peut être inférieur à sept, devait dans ce cas despèce pouvoir être ramené à trois ;
les conditions de représentation au conseil dadministration ou au conseil de surveillance des personnes morales actionnaires faisaient lobjet de dispositions dérogatoires du droit commun ;
compte tenu de la sensibilité du domaine, on introduisait lexigence sur certains sujets essentiels, par exemple laffectation des bénéfices et la modification des statuts, dun vote à lunanimité des actionnaires.
Le deuxième texte à modifier était la loi du 8 avril 1946 sur la nationalisation de lélectricité et du gaz.
En effet, en vertu de son article 2, EDF exerce dans le domaine énergétique un monopole de droit, à lexception des installations de faible puissance ou nentrant pas dans le cadre du service public. Dès lors, la constitution dune société, autre que EDF, chargée de construire et dexploiter des « ouvrages de technologie avancée disposant dune puissance importante et destinés à alimenter notamment le réseau français » appelait une modification de la loi.
b) Un débat décalé
En réalité, le débat sest rapidement focalisé non sur la politique énergétique de la France ou même sur la filière des neutrons rapides, mais sur la modification symbolique de la loi de 1946. Ne portait-on pas atteinte au monopole dEDF ? Nétait-ce pas là lannonce dune remise en cause du service public de lénergie ? Etait ainsi présentée au Sénat le 26 octobre 1972 une question préalable sur le texte soulignant sa « nocivité », car il portait, selon elle, « de graves atteinte, sur le plan interne, au principe même de nationalisation et sur le plan international, à la collaboration économique entre Etats responsables au profit dassociations capitalistes multinationales ». M. Louis Mermaz rappelle quune autre inquiétude du groupe socialiste au Sénat « était de se demander si, au fond, nous ne risquions pas, en ayant comme partenaire cette société allemande qui avait des liens avec Westinghouse, de voir le concurrent américain sintroduire dans le système français ». Le syndrome de léchec commercial de la filière graphite-gaz continuait à sévir.
Comme le fait observer M. Jean-Luc Thierry de Greenpeace : « le débat de fond sest limité au minimum ».
Le bien-fondé de lexploitation de la filière des RNR na fait lobjet daucune discussion. Le rapport du Sénat en résume lintérêt dans une phrase lapidaire :
L« économie de combustible constitue à la fois un avantage économique immédiat, et ce qui est plus important amène une garantie pour la sécurité dapprovisionnement à long terme de lEurope et du monde ».
A aucun moment nest évoqué le chemin encore à parcourir pour la mise au point technique de la filière, si ce nest dans une brève allusion en séance publique au fait que dans le passage au stade industriel, « il faudra pratiquement tout redécouvrir et tout réadapter ». Mais il est entendu que ce nest quaffaire de moyens : « il ne faut pas salarmer de ce dépassement de chiffres car après laffaire sera classée » promet le rapporteur.
De même, il nest aucunement débattu des question de sécurité (que M. Lebas, rapporteur de lAssemblée nationale, mentionne cependant une fois lors de la séance du 13 décembre 1972 pour rappeler quelles font lobjet détudes de la part du CEA) non plus que de la viabilité économique de la filière.
A la lecture de ces débats émerge le sentiment que langoisse du retard technologique, ô combien perceptible dans les travaux de la commission PEON, sest répandue parmi les parlementaires. Il nest question que de la position de la France dans la course technologique aux RNR. Le rapporteur de lAssemblée nationale avertit ainsi solennellement ses collègues : « nous possédons (...) une avance technologique considérable que nous ne devons pas gâcher ».
Bref, suivant le conseil du rapporteur du Sénat de ne pas rendre « un très mauvais service à la Nation », le Sénat puis lAssemblée nationale votent le texte dans des délais assez rapides. Loccasion dun débat au Parlement est passée.
Comme le rappelait M. Raymond Avrillier devant la commission denquête, il faudra attendre le 19 mai 1992 pour quait lieu « la première audition démocratique » sur le fond du dossier Superphénix au Parlement lors dun débat organisé par lOffice parlementaire dévaluation des choix scientifiques et technologiques.
C. LES FLUCTUATIONS DU RÔLE ASSIGNÉ À SUPERPHÉNIX
Parmi les dimensions symboliques quelle revêt, la fermeture de Superphénix peut signifier la défaite en France de la filière des RNR électrogènes.
Au début des années 1970, cette filière, sans jamais apparaître comme une solution alternative aux réacteurs à eau légère, est considérée comme un complément de ceux-ci pour en réutiliser le plutonium produit et comme un outil davenir pour une meilleure utilisation du potentiel énergétique de luranium.
De sa conception jusquà sa fermeture, Superphénix voit son rôle changer en fonction de lévolution du marché de lénergie et de luranium en particulier et en fonction de la montée des préoccupations concernant laval du cycle. Même si Phénix, pour six ans encore au maximum, maintient le flambeau des RNR en France, cest dans un objectif de recherche sur la transmutation des déchets radioactifs à haute activité et à vie longue et non pas pour préparer la voie de réacteurs rapides électrogènes du futur.
Sil fallait trouver une cause à la sortie des RNR du jeu de la production délectricité nucléaire, selon la majorité des personnes auditionnées par la commission, ce serait à la modification du contexte énergétique, technique et industriel quil faudrait limputer et non pas aux difficultés de fonctionnement rencontrées par Superphénix.
1. Les réacteurs à neutrons rapides, des réacteurs précieux pour léconomie du combustible
La conception de Superphénix résulte de la volonté de surmonter voire de surcompenser un retard initial pris dans cette filière par rapport aux autres pays et de répondre aux menaces nouvelles sur lapprovisionnement en uranium apparues au début des années 1970.
Les Etats-Unis exploitent à partir de 1951 le réacteur EBR1 de 1,2 MWth (0,2 MWe), le réacteur EBR2 de 62 MWth (20 MWe) dès 1964 et le réacteur EFFBR de 200 MWth (66 MWe) dès 1966. Le Royaume-Uni lance son DFR en 1959, réacteur de 82 MWth (15 MWe). LUnion soviétique acquiert également une expérience dès 1960 avec les réacteurs BR5/BR10.
La filière des RNR commence en France avec Rapsodie, un réacteur de 25 MWth, qui fonctionne à partir de 1967 à Cadarache avec un combustible uranium-plutonium et le sodium comme fluide caloporteur. Rapsodie savère un succès. Les autres pays continuent leurs efforts. Une course poursuite sengage avec les Anglais. Phénix (563 MWth 250 MWe), qui démarre en 1974, devance le réacteur anglais PFR (600 MWth 270 MWe). La suite de Phénix devait être le projet Phénix 450.
En novembre 1970, la commission PEON écrit : « les années 1970 doivent être consacrées à démontrer que le réacteur à neutrons rapides est une installation réalisable, fiable et sûre, dans un cadre technologique maîtrisé par lindustrie et quil se présente comme un moyen de production délectricité compétitif par rapport aux moyens existants. Pour atteindre cet objectif, les opérations clés sont au cours du VIème Plan dune part lachèvement de Phénix, dautre part la mise en chantier dune centrale de lordre de 1 000 MWe. La décision de construire cette centrale denviron 1 000 MWe de technique française pourrait intervenir après avoir obtenu certains résultats dirradiation et observé une année de bon fonctionnement de Phénix, cest-à-dire vers le milieu de 1974 ».
Deux ans et demi plus tard, la même commission prévoit que « la seule utilisation de tout le plutonium disponible produit en France, ne permettrait quune introduction relativement lente, de lordre de 20 %, de la puissance installée en lan 2000 . (...) En conséquence, il paraît à la fois justifié et indispensable que, dans la mesure où les perspectives commerciales resteront bonnes, un effort de recherche et développement important reste consenti sur ces réacteurs, pour en améliorer les performances, après la réalisation des premiers modèles de type semi-commercial, comme le 1 200 MWe ». Début 1974, pour diminuer à terme les effets du choc pétrolier, la France sengage dans une accélération brutale de son programme de construction de réacteurs nucléaires à eau légère, avec lengagement de construction en 1974-1975 de 13 tranches à eau légère sur licence Westinghouse, un effort qui devra être poursuivi au même rythme les années suivantes. En décembre 1974, la commission PEON écrit : « pour préparer lavenir de cette filière, au-delà de notre effort de recherche et développement, il faut désormais sattacher à définir les conditions [techniques, économiques, de sûreté et denvironnement] de lancement dun premier palier de centrales commerciales et de létablissement à grande échelle dune industrie du plutonium ».
2. Superphénix, initialement une tête de série puis dès 1976 un prototype isolé
Forte des succès obtenus avec Phénix, la France envisage donc le développement de la filière RNR selon un plan densemble aux dimensions audacieuses.
Pourtant, selon un document écrit transmis par M. Rémy Carle à la commission denquête : « il ny a jamais eu de plan officiel programmant les réalisations ultérieures [à Superphénix] ». Propos que ne confirment ni M. Raymond Sené, physicien, membre de la commission Castaing, qui a évoqué devant la commission denquête lexistence dun programme de RNR, ni M. Pierre Daurès qui, faisant appel à ses souvenirs professionnels, a déclaré : « la centrale a été construite quand on imaginait quelle serait une tête de série et je me rappelle fort bien que, dans ma jeunesse, nous recherchions les sites appelés à accueillir les tranches successives ».
De fait, le réacteur construit à Creys-Malville adopte le sigle SPX1. Les partenaires allemands de NERSA doivent construire léquivalent, intitulé SPX2. Le site de Saint-Etienne-des-Sorts est retenu pour lextension du programme.
En réalité, cest au moment même où la décision de construire Superphénix est prise, que ses perspectives de développement se ferment.
En mars 1976, la commission PEON recommande au Gouvernement de lancer sa construction. Mais la filière des RNR perd son actualité : « tous les équipements programmés relèveront de la filière à eau pressurisée ».
Lindustrie française est en effet totalement engagée dans le programme de construction des tranches 900 MWe du palier CP0, puis du palier CP1-CP2. Il ne saurait y avoir deux programmes concurrents. La filière des réacteurs commerciaux à eau pressurisée a lavantage de présenter des références aux Etats-Unis 28 tranches en exploitation au 1er janvier 1976 et dans dautres pays dEurope. Elle est évidemment prioritaire.
Comme le précise M. Pierre Daurès à propos de Superphénix, « nous avons dû nous replier sur une tranche unique ». Il ne sagit plus dune tête de série, dont on pourrait pardonner les défauts, car dautres exemplaires plus achevés viendraient les corriger. Il sagit dun prototype, dont la création ne sinscrit pas dans une dynamique de développement.
En 1977, paraissent les décrets dutilité publique et dautorisation de création. Alors même que la construction de Superphénix, qui durera 8 années, commence, ce sont, fin 1979, 6 tranches REP qui sont en fonctionnement et 30 tranches qui sont en construction.
A la fin de la construction de Superphénix en 1983, deux années dessais sont nécessaires compte tenu de la complexité de linstallation. Fin 1986, la centrale, désormais couplée au réseau, fonctionne à pleine puissance. Mais, lhorizon de la filière des RNR sest éloigné dans une indétermination qui ne peut que fragiliser Superphénix. En quelque sorte, cet équipement est victime de la réussite des réacteurs REP.
3. Superphénix à la recherche dune mission stable
Quel objectif stratégique donner désormais à Superphénix ? La difficulté est réelle et récurrente. « La construction sest déroulée tout à fait correctement sur le plan technique. En revanche, elle a été émaillée de polémiques et de manifestations, dont celle où un manifestant a malheureusement trouvé la mort. Lexploitation du réacteur a en revanche été pour le moins chaotique », ainsi que la rappelé M. Christian Pierret.
Cest pourquoi, en juin 1992, le Premier ministre, Pierre Bérégovoy, subordonne le redémarrage de Superphénix, bien que cela ne soit pas juridiquement nécessaire, à la réalisation dune nouvelle enquête publique et à létude par M. Hubert Curien de la contribution que pourrait apporter Superphénix à lincinération des déchets. Le rapport de M. Hubert Curien en date du 17 décembre 1992 conclut positivement à la question posée. Lenquête publique réalisée de mars à juin 1993 donne un avis favorable au redémarrage.
Un nouveau décret dautorisation de création est signé le 11 juillet 1994, aux termes duquel lexploitation de Superphénix, dans des conditions privilégiant exclusivement la sûreté et lamélioration des connaissances, aura pour finalité la recherche et la démonstration, la production délectricité nétant pas une priorité. A cet effet, trois objectifs complémentaires lui ont été assignés : démontrer la capacité dun réacteur à neutrons rapides à produire de lélectricité à un niveau industriel, évaluer le fonctionnement de ce type de réacteur en consommateur net de plutonium, étudier ses possibilités de destruction des déchets à vie longue.
Un an plus tôt, le dossier de lenquête publique mentionnait que lobjectif de Superphénix était la production délectricité et lacquisition de connaissances. Ce glissement dans lordre des priorités entre lenquête publique et le décret dautorisation de création du 11 juillet 1994 motivera lannulation de ce dernier par le Conseil dEtat, le 28 février 1997.
Entre temps, après que le réacteur a redémarré le 4 août 1994, un nouvel incident se produit le 25 décembre 1994. Après réparation, linstallation est autorisée à redémarrer le 22 août 1995. Mais le doute porte désormais aussi sur la capacité de Superphénix à fonctionner en outil de recherche.
Ainsi que Mme Corinne Lepage alors ministre de lenvironnement, la indiqué à la commission denquête, « jai (...) plaidé auprès du Premier ministre pour la nomination dune commission qui puisse indiquer si Superphénix, qui navait pas du tout été conçu pour être un instrument de recherche, pouvait effectivement le devenir. La réponse à la question pouvait être oui ou non. Si cétait non, à ce moment, il était clair quil fallait sorienter vers la voie de larrêt ; si cétait oui, à ce moment la question se posait dans des termes différents ».
Mission est donc donnée au Professeur Castaing, le 4 octobre 1995, « de savoir si le programme et les objectifs assignés par le décret du 11 juillet 1994 peuvent être réellement concrétisés ».
Le rapport Castaing, en date du 20 juin 1996 répond favorablement à la question posée. Dès le mois de juillet de la même année, Superphénix remonte à pleine puissance. Lannée 1996 est au total une année de fonctionnement satisfaisant pour Superphénix, qui produit 3,5 milliards de kWh.
Cest lors de larrêt programmé de 1997 que tombe lannulation du décret dautorisation de création par le Conseil dEtat à la suite dune plainte déposée par le canton de Genève et par diverses associations antinucléaires.
La question de la mission de Superphénix se repose alors. Faut-il prendre un nouveau décret sur la base des termes employés dans lenquête publique, cest-à-dire en privilégiant la production délectricité ou refaire une enquête publique sur la base du texte du décret du 11 juillet 1994 ? Mme Corinne Lepage indique : « il est vrai, jassume pleinement mes responsabilités, que je suis intervenue auprès du Premier ministre pour quil ny ait pas un redémarrage "sec" cest-à-dire par un décret immédiat, de redémarrage de Superphénix. (...) Compte tenu des termes de larrêt du Conseil dEtat, sans faire de juridisme excessif que lon pourrait reprocher à lavocate que je suis mais qui nexerçait plus à lépoque, décider de redémarrer Superphénix sans enquête publique, sauf si le Conseil dEtat se livrait à une interprétation dont il aurait pu avoir le secret, impliquait nécessairement que lon revienne à un outil de production dénergie électrique ne privilégiant pas la sûreté et nétant pas chargé de faire de la recherche. (...) ».
En réalité, tout au long de lexistence de Superphénix, il apparaît difficile aux Gouvernements successifs de lui assigner une mission claire.
La raison fondamentale est son inadaptation au contexte énergétique, industriel et économique.
Sa dimension symbolique qui en fait un enjeu politique, aura finalement raison de cette installation, dont le fonctionnement est toutefois loin davoir été un échec total.
II. UNE EXPLOITATION RICHE DENSEIGNEMENTS MAIS COMPLEXE ET COÛTEUSE
De septembre 1985, date où se produit la première divergence du réacteur Superphénix, à la fin décembre 1996, où commence un arrêt programmé de six mois qui savéra définitif, lexploitation de Superphénix est jalonnée par plusieurs incidents qui ont certes défrayé la chronique mais qui ne sauraient résumer le bilan de cette installation hors normes.
Malgré les difficultés rencontrées, les acquis techniques de Superphénix sont en effet importants et linstallation connaîtra au final un fonctionnement régulier de seize mois qui rend sa fermeture dautant plus douloureuse pour les exploitants.
Incontestablement, le dossier Superphénix aura été lourd à gérer pour tous les gouvernements. Alors que le coût de linstallation, déjà important à la construction, salourdit à raison des incidents de fonctionnement, limage du réacteur à neutrons rapides, dégradée par une communication défaillante, souffre du fait quà aucun moment il ne sagit dun projet national.
A. MALGRÉ DES DIFFICULTÉS NOMBREUSES, UN ACQUIS TECHNIQUE NON NÉGLIGEABLE
Lopinion que lon peut avoir du fonctionnement de Superphénix dépend de lidée que lon a de sa mission. Marquée par des incidents à répétition, son exploitation ne peut être tenue pour satisfaisante si lon considère Superphénix comme une tête de série voire comme un démonstrateur. Mais ses débuts « chaotiques » sont plus explicables et acceptables si lon voit cet équipement comme un prototype.
Au surplus, à ces interrogations légitimes sur la fiabilité que lon était en droit dattendre, sajoutent des questions sur ladéquation de Superphénix aux missions de recherche quon a bien voulu lui confier depuis 1994. Or cette nouvelle orientation a souvent été décriée, déconsidérant un peu plus la centrale de Creys-Malville.
« Cathédrale de linutile » comme le déplorait M. Noël Mamère devant la commission denquête, Superphénix est aussi une somme dintelligence et de labeur fournie par des milliers dingénieurs et techniciens attachés à leur outil industriel.
Un bilan équilibré est donc dû à tous ceux qui ont uvré avec cur à la construction et à lexploitation de Superphénix.
1. La dimension de Superphénix et le cadre préindustriel de son exploitation : deux erreurs majeures pour de nombreux observateurs
Pourquoi avoir fait de Superphénix une centrale dune telle puissance ? Cette question de la taille de Superphénix sous-tend nombre dopinions sur les causes réelles des difficultés rencontrées par le réacteur.
Dès novembre 1970, le projet dun réacteur à neutrons rapides de 1 000 MWe est mentionné dans le rapport de la commission PEON. Il y est aussi indiqué que « la possibilité de réaliser une grande centrale, avec des partenaires européens, doit être recherchée dès maintenant ». En avril 1973, une évaluation des besoins et disponibilités à long terme des matières fissiles donne lieu à lélaboration dun scénario dans lequel le parc nucléaire comprend un nombre croissant de surgénérateurs de 1 200 MWe.
M. Bertrand Barré, directeur des réacteurs nucléaires au CEA, a indiqué à la commission denquête quen raison du succès rencontré avec Phénix, un projet Phénix 450 MWe avait été étudié après 1974. Un débat interne sétait déroulé au CEA sur lopportunité daugmenter la puissance à 600 MWe. M. Raymond Avrillier, porte-parole de lassociation « Les Européens contre Superphénix », a confirmé ce point de vue. Selon lui, laccès aux informations et aux recherches existait, bien qu« à lintérieur du CEA des recherches voyaient le jour qui permettaient davoir des incertitudes sur le saut dimensionnel de Superphénix, par rapport à Phénix, mais linformation ne perçait pas à lextérieur ».
Cette question de la taille nest pas anodine. Ainsi, selon M. Raymond Avrillier, « avoir des éléments de Superphénix qui sont plus de quarante fois en taille ou en puissance ceux de Phénix même si le rapport de puissance en matière énergétique nest pas dans cette proportion comportait du point de vue scientifique mais aussi du point de vue de la décision politique, une très grande incertitude ».
Lavis de M. Hubert Curien, membre de lacadémie des sciences, ancien ministre de la recherche et de la technologie, est identique : « mais le passage de Phénix à Superphénix correspond à une multiplication par cinq, ce qui est beaucoup quels que soient les engins : le facteur déchelle ne jouant pas uniformément, on peut avoir des surprises, avec une telle multiplication ».
Il semble bien, en tout état de cause, que plusieurs facteurs aient conduit à la décision de passer à une puissance de 1 200 MWe. Dune part, la course à la puissance est engagée aussi dans le parc REP. Dès les premières tranches 900 MWe, les 1 300 MWe sont en ligne de mire. Par ailleurs, le passage des 40 MWe de Rapsodie aux 250 MWe de Phénix sest effectué sans difficulté, alors quil sagissait dun pari « hardi » comme le reconnaît M. Georges Vendryes, ancien directeur des applications industrielles nucléaires au CEA. Enfin, la volonté à la fois dEDF et de ladministration est de pouvoir comparer le futur surgénérateur avec les REP du prochain palier. Face à ces motivations puissantes, il paraît explicable que les doutes émis à lintérieur du CEA sur le dimensionnement de Superphénix naient pas pesé lourd.
Quoi quil en soit, a posteriori, le changement denvironnement par rapport à Phénix paraît aussi avoir été dommageable à la sérénité de lexploitation de Superphénix.
Pour M. Rémy Carle, ancien président du conseil de surveillance de NERSA, il était important quun véritable exploitant nucléaire, cest-à-dire EDF, par lintermédiaire de NERSA, au demeurant un électricien reçoive la responsabilité de linstallation, afin que le « bébé » ne grandisse pas dans une atmosphère protégée. Pour M. Hubert Curien, il sagit là dune erreur psychologique « on est passé dun réacteur de recherche, situé dans lenceinte du CEA, à un réacteur destiné à produire de lénergie, donc de "culture" EDF. Les gens un peu craintifs sont plus rassurés par un laboratoire situé dans un périmètre circonscrit où des savants mènent leurs travaux de recherche que par un réacteur industriel situé dans la nature ».
Pour certains responsables de la centrale, Superphénix a été notoirement « sous-staffée » à ses débuts : « EDF a mis trop longtemps à prendre la mesure de ce quest un prototype ». Les personnels ingénieurs et techniciens de haut niveau affectés à la centrale ont longtemps été trop peu nombreux.
Répondant à une ambition très grande construire et exploiter un surgénérateur capable de rivaliser avec les réacteurs à eau pressurisée pour lesquels une expérience considérable était engrangée et placés prématurément face à un objectif préindustriel de production délectricité, les responsables de Superphénix avaient la tâche difficile, voire impossible.
Le bilan dexploitation apparaît avec le recul beaucoup moins négatif quil na pu lêtre au moment où des arrêts à répétition affectaient gravement limage de linstallation.
2. Superphénix : une sûreté équivalente à celle des REP
Parmi les incidents rencontrés par Superphénix, quels sont ceux qui ont concerné la sûreté ? A aucun moment, la sûreté de la partie nucléaire ne semble avoir été en cause. Ainsi que le résume M. Hubert Curien, « les difficultés rencontrées par Superphénix, jamais graves, autant que je sache, mais nombreuses et répétées, nont pas tenu à une mauvaise conception du coeur du réacteur, à la partie nucléaire, mais au circuit de sodium, qui sest avéré plus délicat à exploiter quon ne lavait pensé a priori, et sur lequel sest focalisée lopinion, donnant lieu à des campagnes allant, à mon sens, au-delà de ce que cela méritait ».
Il faut toutefois reconnaître que les autorités de sûreté ont eu fort à faire avec Superphénix. Pour deux raisons. La première a trait à la lenteur anormale avec laquelle elles furent informées des incidents, ainsi que la rappelé M. Raymond Avrillier à la commission denquête. La deuxième est due à la mauvaise inspectabilité de Superphénix. Un délai de 6 mois a ainsi été nécessaire pour imaginer une procédure de détection et de réparation de la fuite dargon survenue fin 1994, alors que la réparation elle-même a pris quelques minutes.
La question des feux de sodium est considérée par M. Raymond Sené, physicien, membre de la commission Castaing, comme une question essentielle pour la sûreté. Cela ne peut faire de doute, Superphénix semble avoir bénéficié des protections suffisantes.
Finalement, la DSIN a pu écrire dans un rapport du 18 janvier 1994 : « globalement, et sous réserve du bon achèvement des travaux de lutte contre les feux de sodium actuellement en cours, le niveau de sûreté de linstallation est cohérent avec celui des réacteurs à eau sous pression qui constituent lessentiel du parc nucléaire français ». Ainsi que la indiqué M. André-Claude Lacoste, directeur de la direction des installations nucléaires (DSIN), à la commission denquête, « depuis lors, il a été demandé périodiquement à la DSIN par un certain nombre de ministres sous les ordres de qui elle travaille ce que la DSIN pensait de la sûreté de Superphénix, et nous avons chaque fois, après avoir regardé le dossier, confirmé ce jugement global : la sûreté de Superphénix est cohérente avec celle du parc des réacteurs à eau sous pression qui constituent notre référence ».
3. Des difficultés réelles de mise au point de linstallation mais aussi de son statut administratif
Le bilan dexploitation établi par NERSA sur 11 ans, de janvier 1986 à décembre 1996, fait état de 25 mois darrêt pour remise en état suite à des incidents.
En 1987, la cuve du barillet savère défaillante. Un mauvais choix dacier entraîne la fissuration de zones soudées et une fuite de sodium, un incident classé au niveau 2 de léchelle de gravité. Il sagit dun défaut de conception qui aura une conséquence spectaculaire et coûteuse. Le barillet qui devait permettre lextraction et lentreposage du combustible se révèle défaillant et irréparable. Il faudra donc construire une installation de remplacement, latelier de transfert du combustible. Larrêt dure 10 mois.
Le deuxième incident de niveau 2 survient en juillet 1990 : il sagit dune pollution du sodium du circuit primaire par entrée dair suite à un défaut de fonctionnement dun compresseur. La purification corrélative du sodium prendra 8 mois. Alors que Superphénix est à larrêt, un autre incident se produit en décembre 1990 avec leffondrement du toit de la salle des machines à la suite dune chute de neige exceptionnelle. Limage de Superphénix en est encore une fois atteinte.
Le quatrième incident majeur a lieu à la fin 1994, avec une fuite dargon dans un échangeur de chaleur sodium-sodium placé à lintérieur de la cuve du réacteur lui-même. La remise en état durera 7 mois.
Face à ces 25 mois darrêt pour remise en état, NERSA souligne que Superphénix a subi 54 mois darrêt en raison de procédures administratives.
La vérité oblige donc à dire que les problèmes administratifs ont arrêté le fonctionnement de Superphénix deux fois plus longtemps que les problèmes techniques.
4. La période finale dexploitation
Les périodes dexploitation sont en conclusion les suivantes : de janvier 1986 à mai 1987 (17 mois), davril 1989 à juillet 1990 (15 mois), daoût à décembre 1994 (5 mois) et de septembre 1995 à décembre 1996 (16 mois), soit, au total 53 mois, pendant lesquels la production cumulée délectricité atteint 8 milliards de kWh.
En tout état de cause, pour NERSA, la période de référence de Superphénix est lannée 1996. Les « défauts de jeunesse » de Superphénix sont enfin surmontés. Le réacteur marche à plein régime, avec un taux de disponibilité de 95 % hors arrêts programmés et produit 3,5 milliards de kWh.
Pour les exploitants, le bilan est au total positif. Superphénix souffrait au départ de nombreux handicaps. Son caractère de prototype, élaboré de surcroît dans un cadre international, a conduit à multiplier les fournisseurs et les différents types de matériels : plus de deux fois et demi par rapport à un REP 1 300 MWe. Autre exemple de la complexité de linstallation, lutilisation du sodium a entraîné la multiplication des dispositifs autobloquants pour respecter les normes antisismiques.
Mais Superphénix a démontré, du point de vue de lexploitant, quun réacteur à neutrons rapides de grande taille était facile à piloter quant à sa neutronique. Sa forte inertie thermique est un atout. Les autorisations de rejets ont été très facilement respectées. La dose collective de radioactivité sest révélée quarante fois plus faible que celle relative à un REP.
Lexpérience acquise avec Superphénix concerne notamment les domaines de la conception, de la technologie, de lexploitation et de la sûreté, en termes de connaissances de base et modèles quantifiés, de principes, de méthodes et de procédures de conduite ou de maintenance. Cette expérience a été incorporée au projet EFR (European Fast Reactor), un réacteur à neutrons rapides de 1 500 MWe conçu par EDF et le CEA comme prolongement de Superphénix.
Par un paradoxe difficile à admettre, cest au moment où les problèmes semblent résolus que la décision de fermeture intervient.
Selon un cadre de la centrale rencontré sur place le 17 mai 1998 par votre Rapporteur, « la performance de 1996 nétait pas exceptionnelle. On pouvait recommencer. La décision de fermeture, à supposer quelle soit indispensable, il fallait la prendre en 1992 ».
B. UN DOSSIER LOURD À GÉRER
1. Lisolement de la France sur une filière abandonnée par de nombreux pays
Autant les années 1970 ont vu se multiplier les RNR, autant le reflux de cette technologie a été rapide dès le début des années 1980, de sorte que la France sest trouvée seule parmi les pays industrialisés à développer un prototype industriel de grande taille.
La persévérance actuelle du Japon, de la Russie et du Kazakhstan et lintérêt nouveau de la Chine et lInde ne semblent pas devoir avancer le renouveau de la filière avant la moitié du siècle prochain.
La réussite des programmes américains expérimentaux EBR1, EBR2 et FFTP est remarquable et a permis lacquisition de connaissances très importantes. Mais dès 1977, ladministration Carter refuse tout cycle du combustible fondé sur lutilisation du plutonium. Le projet de réacteur de 300 MWe prévu à Clinch River a été abandonné en 1983. Il semble que General Electric maintienne toutefois un programme de développement d'une ampleur limitée et le finance par des études et essais réalisés pour le Japon.
Les réacteurs à neutrons rapides dans le monde
Pays
|
Nom
|
Caloporteur
|
MWth
|
MWe
|
Combustible
|
Démarrage-arrêt
|
Etats-Unis
|
EBR1
|
NaK
|
1,2
|
0,2
|
U-Zr
|
1951-1983
|
Etats-Unis
|
EFFBR
|
Na
|
200
|
66
|
U-Mo
|
1966-1972
|
Etats-Unis
|
EBR2
|
Na
|
62
|
20
|
U-Mo
|
1964- ....
|
Etats-Unis
|
FFTF
|
Na
|
400
|
-
|
UO2-Pu02
|
1980-1992
|
Royaume-Uni
|
DFR
|
Na
|
61
|
15
|
U-Mo
|
1959-1977
|
Royaume-Uni
|
PFR
|
Na
|
600
|
270
|
UO2-PuO2
|
1975-1994
|
Russie
|
BR5/BR10
|
Na
|
5 puis 10
|
-
|
PuO2-OuC
|
1960 - ....
|
Russie
|
BOR60
|
Na
|
60
|
12
|
UO2/UO2PuO2
|
1973 - ....
|
Russie
|
BN600
|
Na
|
1470
|
600
|
UO2/UO2PuO2
|
1980 - ....
|
Kazakhstan
|
BN350
|
Na
|
700
|
150
|
UO2/UO2PuO2
|
1973 - ....
|
France
|
Rapsodie
|
Na
|
25->40
|
-
|
UO2-PuO2
|
1967 - 1983
|
France
|
Phénix
|
Na
|
563
|
254
|
UO2-PuO2
|
1974 - ....
|
France
|
Superphénix
|
Na
|
3000
|
1240
|
UO2-PuO2
|
1986 - 1998
|
Allemagne
|
KNK2
|
Na
|
60
|
21
|
UO2-PuO2
|
1978 - 1991
|
Allemagne
|
SNR300 (Kalkar)
|
Na
|
730
|
327
|
UO2-PuO2
|
démarrage non autorisé
|
Japon
|
Joyo
|
Na
|
50->140
|
-
|
UO2-PuO2
|
1978 - ....
|
Japon
|
Monju
|
Na
|
714
|
280
|
UO2-PuO2
|
1995 - ....
|
Inde
|
FBTR
|
Na
|
42
|
15
|
UC-PuC
|
en cours
|
Source : Rapport Castaing - 20 juin 1996 mis à jour
En Allemagne, les efforts de recherche et développement sur la filière à neutrons rapides ont commencé en 1960, et ont été marqués notamment par lexploitation de KNK 2 de 1978 à 1991. Le réacteur SNR 300 a commencé à être construit en 1973 en collaboration avec la Belgique et les Pays-Bas. Linstallation fut mise en sodium et les essais non-nucléaires réalisés avant que le gouvernement local ne refusât le chargement du cur. De fait, le projet SNR 300 fut abandonné en 1991, à la fois par le gouvernement fédéral et les industriels devant la montée de ses coûts.
La Grande-Bretagne a exploité deux RNR à Dounreay en Ecosse. Le réacteur DFR a fonctionné de 1959 à 1977. Le réacteur PFR, en concurrence à l'époque avec Phénix, a rencontré des difficultés dès son démarrage en 1975 et a été arrêté en 1994, clôturant ainsi le programme britannique.
Le Japon a commencé avec retard le développement des RNR. Cest en 1978, soit 11 années après Rapsodie, que le réacteur de taille équivalente, Joyo, entre en fonctionnement. Le réacteur à neutrons rapides Monju, de 280 MWe, démarre, lui, en 1995, soit 21 ans après Phénix. Dès décembre 1995, un incident sur le circuit de sodium secondaire entraîne larrêt de linstallation, non pas tant en raison de sa gravité au demeurant limitée quà cause dune gestion désastreuse de linformation du public. Pour désamorcer la crise et tenter détablir un consensus, un groupe de discussion sur Monju et lavenir des RNR a été formé, rassemblant des spécialistes du nucléaire et des personnalités de divers horizons. La politique officielle du Japon continue daccorder un rôle central aux RNR dans le recyclage du combustible. Il semble toutefois quun report de la construction de DFBR, léquivalent de Superphénix, prévue au début des années 2000, soit inévitable. Il en va de même de la commercialisation des premiers réacteurs de la série qui, selon les plans initiaux, devrait intervenir vers 2030.
A la fin des années cinquante, lUnion soviétique se lance dans la filière des rapides en utilisant un combustible à luranium enrichi, faute dune maîtrise suffisante des combustibles au plutonium, une matière au demeurant probablement réservée aux usages militaires. Le réacteur BOR 60 dune puissance comparable à Rapsodie démarre six ans après ce dernier.
BN 350 construit sur le territoire du Kazakhstan démarre une année avant Phénix et possède une puissance de 150 MWe. Son utilisation est originale puisque situé à Aktaou (ex Chevchtchenko) sur la côte de la mer Caspienne, il produit non seulement de lélectricité pour la ville d'Aktaou et sa région mais également de la vapeur pour le dessalement de leau de mer. Il est envisagé de prolonger son fonctionnement jusquen 2003, soit 10 ans de plus que prévu. Hormis des problèmes récurrents de sûreté, BN 350 pose un sérieux problème de prolifération dans la mesure où son combustible usé contient du plutonium en forte quantité et est conditionné dans des conteneurs aisément manipulables.
La poursuite du programme soviétique a conduit au choix dune puissance de 600 MWe pour le réacteur suivant, BN 600, qui, implanté à Beloyarsk, au sud de lOural en Sibérie occidentale, a démarré en 1980 et est toujours en service, avec un taux de disponibilité de 76 % en 1996. Sur le même site, a commencé la construction de BN 800, dont lentrée en service est prévue pour 2008, si la Russie parvient à financer, éventuellement avec des participations étrangères, son coût dun milliard de dollars. Entaché dune grande incertitude, un projet dun deuxième BN 800 est envisagé au-delà de 2010. Les raisons fondamentales du programme russe sont, dune part, la production délectricité et, dautre part, lutilisation de la ressource énergétique nouvelle que représente le plutonium issu du démantèlement des armes nucléaires.
Au total, si dautres pays de même niveau de développement avaient emprunté la même voie que la France avec Superphénix, nul doute que lacceptation de ce réacteur en eût été facilitée. Les incidents de fonctionnement rencontrés par la centrale et la difficulté de lui assigner un objectif clair ont sans aucun doute contribué à convaincre le public que la position singulière de la France dans ce domaine, était davantage la marque dun isolement que dune avance technologique.
2. Une communication difficile et insuffisante
a) Des débuts contestables et contestés
Le choix du site lui-même a, dès le début du projet, fait lobjet de critiques. Il se justifie essentiellement par son caractère géographiquement central au regard des besoins des futurs clients que constituent les partenaires dEDF au sein de NERSA.
Au delà de ce débat sur le site, quelles réactions limplantation de Superphénix a-t-elle suscitées ? Pour de nombreuses personnes auditionnées telles M. Jean-François Bonnard, président du district du canton de Morestel, « linstallation sest passée sans expropriation, dans un large consensus local ».
Les faits ne semblent pas corroborer pleinement cette affirmation, Superphénix ayant dû affronter rapidement une vague de contestations. Plus dune centaine délus locaux se sont ainsi rassemblés dans une association hostile à Superphénix. Les recours se sont multipliés à linitiative dopposants privés, dassociations de protection de la nature, des Conseils généraux de Savoie et dIsère. Les citoyens et certains pouvoirs locaux suisses ont également pris une part active dans le mouvement dopposition. Les premiers recours sont intervenus dès décembre 1974 ; le contentieux sest progressivement développé les cinq à six années suivantes.
La contestation sest traduite sur le terrain par des manifestations de grande ampleur en 1976 et surtout en 1977. La seconde, donnant lieu à des affrontements dune rare violence, a même été marquée par la mort de lun des manifestants, Vital Michalon, et par des blessures sévères pour plusieurs participants. Selon M. Louis Mermaz, député, ancien président de lAssemblée nationale, ancien président du conseil général de lIsère, « cette répression (...) a eu pour effet que les gens se sont dit, selon la formule de lépoque, que le nucléaire cétait lEtat policier ».
Au milieu des années 1970, les attitudes passionnelles engendrées par Superphénix ne connaissent plus de limites. M. Claude Allègre, ministre de léducation nationale, de la recherche et de la technologie, faisait remarquer que « le nucléaire suscite des opinions irrationnelles, parfois en raison dattitudes fâcheuses, parfois en raison de peurs irraisonnées ». M. Paul Lavie, vice-président du comité de soutien à Superphénix, évoque à propos de cette époque un « climat de délire complet ».
« Industrie et environnement » cite dans son numéro 170 du 20 août 1997 quelques extraits de « La Gueule Ouverte », lun des principaux journaux véhiculant la pensée écologiste des années 1970. On pouvait ainsi lire sous la plume dun de ses journalistes que « Superphénix (...) ce serait Auschwitz à léchelle planétaire » (« La Gueule Ouverte » n° 153).
De lautre côté, M. Paul Lavie concède « les industriels sont passés (...) à côté de la communication ».
b) Une existence marquée par labsence de transparence et la désinformation
« Les citoyens ont raison de ne pas croire sur parole les affirmations des techniciens qui déclarent catégoriquement "quil ny a aucun danger" et que "toutes les précautions sont prises" ; il est impérieux de permettre à chacun de savoir, de comprendre et de constater pourquoi et comment il ny a pas de danger véritable. Il ne suffit pas de déclarer que "tous les déchets produits par les installations nucléaires dici lan 2000 pourraient être contenus dans le bassin dune piscine olympique" ou encore qu"une centrale nucléaire ne rejette pas plus de radioactivité que la cheminée dune centrale thermique classique". Tant que lignorance de lopinion naura pas été dissipée, ses craintes renaîtront sur dautres points et ce ne sont pas des déclarations de ce genre qui pourront faire progresser son degré de formation et dinformation. »
Cet extrait du rapport de la commission denquête de lAssemblée nationale sur la situation de lénergie en France du 5 novembre 1974 rappelle les propos tenus à diverses reprises devant notre commission denquête. Votre Rapporteur ne peut que faire sienne lopinion de M. Jean Pronost, expert près la Cour dappel de Paris, commissaire enquêteur, selon laquelle « la communication [sur le nucléaire] se révèle (...) excessivement difficile ».
Daucuns estiment, tel M. Christian Rival, conseiller général du canton de Morestel, maire de Morestel, que « EDF (...) a été nulle sur la communication depuis 20 ans », ajoutant à la difficulté dun domaine dans lequel « il existe une forme dimperméabilité dune partie du public » (M. Jean Pronost). M. Rémy Carle a reconnu cette faiblesse, évoquant une « erreur de communication » et lincapacité dEDF et NERSA à « vendre le produit ». Labsence dautorité de sûreté indépendante de ladministration ne contribue pas à remédier à ce défaut de transparence. Pour certaines parties de lopinion, les informations restent dissimulées.
De fait, lhistoire de Superphénix abonde en exemples dinformations retardées, erronées, voire délibérément fausses.
Au nombre des premières figurent, comme la longuement rappelé M. Raymond Avrillier, la fuite de sodium du barillet de stockage du combustible le 8 mars 1987 signalée seulement trois semaines plus tard aux autorités publiques et aux instances de contrôle et les délais de réaction identiques constatés lors de lentrée dair dans la cuve du réacteur en juin 1990. De même, M. Yves François, président du comité local pour larrêt définitif de Superphénix, a rappelé les polémiques entourant la capacité de Superphénix à résister à la chute directe dun avion.
Pour répondre à ce déplorable déficit dinformation, larme la plus fréquemment utilisée par les opposants au surgénérateur fut la désinformation à laquelle sajoutait lentretien dans la presse et lopinion dune forme de psychose permanente. A ceux qui savent et ne disaient rien, répondaient ceux qui ne savent pas et disaient tout et nimporte quoi.
Quelques exemples sont particulièrement significatifs tels lincendie en 1996 dun transformateur à la centrale de Bugey qui avait provoqué un afflux de journalistes ... à Creys-Malville, celui dune station météo à un kilomètre de la centrale qui avait fait les gros titres des journaux ou encore la polémique sur les prétendus rejets par Superphénix de plutonium dans le Rhône. Nombre dintervenants ont relevé que ces prétendus incidents, surmédiatisés, navaient fait lobjet au mieux que de discrets rectificatifs. Il fallait donc briser ce cercle vicieux non-information-désinformation.
On ne peut dans ces conditions que se réjouir de lengagement pris par M. Christian Pierret, secrétaire dEtat à lindustrie, au nom du Gouvernement : « jai souhaité, dès ma prise de fonctions, (...) que toutes les entreprises ayant, directement ou indirectement, pour objet social dapprocher la production dénergie électrique à partir du nucléaire, communiquent, expliquent et sexpliquent parfois sur un certain nombre de points, dincidents, dévénements ou de non-événements qui ont trait au fonctionnement, dans le cours ordinaire du temps, de la filière nucléaire » et « jappelle de mes vux, plus dinformation, plus de transparence, plus de démocratie ».
c) Un soutien politique honteux
Face à cette contestation persistante du projet, à la difficulté, voire lincapacité de ses promoteurs techniques à dialoguer, la pérennité de Superphénix supposait lexistence dun consensus politique fort en sa faveur.
Or, les autorités politiques ont dû tenir compte des doutes que suscitait le dossier, et du caractère peu démocratique du processus décisionnel. Mme Corinne Lepage, ancienne ministre de lenvironnement, analysait leur malaise de la manière suivante : « il doit y avoir une gêne parmi les parlementaires de navoir pas, finalement, demandé davantage, une gêne du côté du Gouvernement de navoir pas saisi le Parlement du sujet. Je pense quil y a une histoire du nucléaire en France qui fait queffectivement cest un sujet sur lequel les rapports entre le Gouvernement et le Parlement ne sont pas sains au sens démocratique du terme ». M. Christian Pierret a, quant à lui, déclaré devant la commission : « Je ne cacherai pas que ces contestations et ces atermoiements successifs ont fait que je pèse mes mots loutil na pas bénéficié dun soutien politique suffisant, quelles quaient été les majorités au Parlement. Tous les gouvernements qui se sont succédé depuis 1990 ont cherché, à un moment ou à un autre, à différer une décision de démarrage ou de redémarrage quils ont toujours jugée politiquement coûteuse ».
De cette absence de « soutien politique réel » a découlé la multiplication des expertises techniques indépendantes (rapport Curien, rapport Castaing), des avis juridiques (avis demandé au Conseil dEtat sur le décret autorisant le redémarrage), censés donner une légitimité à toute décision sur le sort de Superphénix.
Même si Mme Corinne Lepage défend le Gouvernement auquel elle appartenait davoir fait preuve à cette occasion dun « juridisme excessif », M. Christian Pierret a noté que la décision de poursuite de lactivité de Superphénix prise par le Gouvernement Juppé était restée « sans suite concrète (...) [alors] quil avait le temps de prendre ce décret [autorisant le redémarrage] avant la cessation de ses fonctions ». Mme Dominique Voynet sest faite plus incisive encore, estimant que « le Gouvernement précédent ne tenait pas tellement à ce redémarrage » et évoquant « lambiguïté de sa position ».
Tous ces délais et péripéties alimentent le sentiment décrit par les personnels de la centrale dun « lâchage progressif ». Lors de son audition sur le site de Creys-Malville, M. Christian Moesl, secrétaire de la section locale CGC, sest exprimé ainsi sur ce point : « les politiques avaient toutes les cartes en main. Il y avait une volonté manifeste de laisser traîner le dossier. (...) Superphénix, on le sent bien, cest une épine pour tous les gens qui ont été au pouvoir. (...) On la bien senti, on a toujours eu des décisions frileuses de la part des politiques. Je prends lexemple du dernier Gouvernement : Corinne Lepage a mis Superphénix au bord du précipice et Dominique Voynet la poussé ».
3. Un coût économique élevé
a) Lanalyse de la Cour des comptes
La Cour des comptes a procédé à lexamen des comptes et de la gestion au 31 décembre 1994 de la société NERSA, créée avec des sociétés italienne et allemande, filiale majoritaire dEDF et donc comme telle soumise à la juridiction de la Cour.
Celle-ci a formulé des remarques sur les méthodes comptables retenues ou sur le caractère peu actif de la gestion de la dette. Cependant, lapport essentiel de son analyse est le chiffrage inédit du coût comptable pour NERSA de Superphénix en cas darrêt au 31 décembre 2000.
La Cour a distingué trois grandes catégories de dépenses :
le coût constaté au 31 décembre 1994 tel que retracé dans les comptes de NERSA ;
les dépenses de fonctionnement du 1er janvier 1995 au 31 décembre 2000 diminuées de la production sur la même période ;
les charges liées à la mise à larrêt définitif de la centrale et à son démantèlement.
Le premier poste comprend les charges dinvestissement, le coût de construction de la centrale à concurrence des annuités demprunt payées au 31 décembre 1994. En sont déduits les produits dexploitation constatés jusquà cette date. Le solde est de 34,4 milliards de francs (valeur 1994).
La seconde catégorie intègre dune part, le coût de fonctionnement de la centrale dici le 31 décembre 2000 sauf incident grave et dautre part, les recettes tirées de la production délectricité. Leur estimation repose sur un postulat le prix du kWh estimé à 25 centimes, le coût moyen de production du parc nucléaire dEDF et trois variantes intégrant des taux de disponibilité de la centrale de 35 %, 46 % et 60 %. Les dépenses peuvent être raisonnablement évaluées à 7 milliards de francs ; les recettes, selon le taux de disponibilité constaté, oscillent entre 5,3 et 9 milliards de francs.
La troisième catégorie de dépenses, dont la Cour rappelle quelles sont « inéluctables », intègre essentiellement :
lamortissement des immobilisations et des charges à répartir ;
le coût du stock de combustible ;
le retraitement de celui-ci ;
les charges de post-exploitation et de démantèlement dont le coût est estimé à 15 % du total de linvestissement comme dans une centrale nucléaire « classique ».
Le total sélève à 27,4 milliards de francs.
Le coût de la centrale est donc le suivant selon les hypothèses de disponibilité :
Coût de Superphénix en cas darrêt au 31 décembre 2001
|
|
|
|
|
|
|
|
Taux de disponibilité
|
35 %
|
46 %
|
60 %
|
· Produits dexploitation
du 1/1/95 au 31/12/2000
|
5,3
|
7,0
|
9,0
|
· Charges
Coût net au 31/12/1994
Dépenses dexploitation du 1/1/1995 au 31/12/2000
charges liées à larrêt
|
34,4
7,0
27,4
|
34,4
7,0
27,4
|
34,4
7,0
27,4
|
Solde
|
63,5
|
61,8
|
59,8
|
Source : Rapport public annuel de la Cour des comptes au Président de la République pour 1996
La Cour relève que le coût est en toute hypothèse de lordre de 60 milliards de francs dont 7 milliards de francs correspondent aux dépenses dexploitation de la centrale de janvier 1995 à fin décembre 2000.
Les ministères de lindustrie, de léconomie et des finances et du budget en tirent, dans leur réponse conjointe à la Cour, la conclusion que « la poursuite de lexploitation de Superphénix jusquau 31 décembre 2000 a très peu dincidence sur le bilan comptable », argument qui leur semblait plaider à lépoque pour la poursuite de lexploitation. Ainsi que le soulignait M. Robert Galley dans son rapport précédent sur Superphénix, « lorsque lon croise les deux analyses celle de la Cour des comptes et celle du ministère de lindustrie on peut constater que (...) lessentiel des charges liées au fonctionnement du réacteur appartient au passé ».
La Cour sest toutefois vue reprocher les insuffisances et les imperfections de cette étude. Elle-même a pris la précaution de rappeler que « ces résultats doivent être interprétés avec prudence » en raison de :
limpossibilité de prévoir le coût déventuels incidents techniques dici la mise à larrêt définitif ;
lincapacité à évaluer financièrement les retombées de Superphénix en matière de recherche ;
la spécificité de linstallation du fait de son caractère de prototype.
Il convient dajouter, comme le souligne la Cour des comptes, que les coûts ainsi calculés « nincluent pas les lourdes charges de recherche et développement supportées pendant de longues années par le CEA, voire par EDF elle-même ».
Soulignons également que la répartition des charges au sein de NERSA entre les différents membres du consortium altère quelque peu la perception que lon peut avoir de ce chiffre. Comme lécrivent fort justement les ministres en réponse à la Cour, il « ne reflète ni le coût économique de Superphénix pour la collectivité, ni son coût financier pour EDF ».
Enfin, selon M. Raymond Avrillier, lestimation faite par la Cour souffrirait également de labsence de contrôle minutieux des marchés conclus par la société NERSA.
Toutefois, malgré ces insuffisances, ce chiffrage nest contesté ni par le ministère de lindustrie dont la propre estimation oscille entre 58 et 61,8 milliards de francs (pour des taux de disponibilité sétablissant respectivement à 50 % et 20 %), ni par NERSA. M. Jacques Chauvin, président du conseil de surveillance de NERSA, a ainsi confirmé : « au total, Superphénix en cumul de dépenses dinvestissement et dexploitation, et en tenant compte de lensemble des dépenses futures [telles quelles peuvent être estimées après lannonce de la fermeture de la centrale] aura donc coûté 65 milliards de francs, EDF en aura payé 38 ».
Au bout du compte, personne ne semble contester le jugement de la Cour selon lequel « le bilan de lexpérience de la surgénération apparaît aujourdhui défavorable dans tous les cas sur le plan financier ». M. Christian Pierret va jusquà le qualifier d« inacceptable ».
b) Le dépassement des coûts dinvestissement
« On peut donc prévoir que le coût de construction de cette première centrale de 1 200 MWe (Superphénix) se situera, aux conditions économiques actuelles, entre 1 800 et 2 000 millions de francs ».
Telle est la prévision faite par la commission des affaires économiques et du plan du Sénat dans son rapport de 1972 sur le projet de loi autorisant la création dentreprises exerçant, sur le sol national, une activité dintérêt européen en matière délectricité. Prudent, M. Michel Chauty, rapporteur, rappelle que cette estimation doit être prise « avec toutes les réserves habituelles dans ce domaine ». Il évoquera même en séance un « possible dérapage » du coût jusquà 3 milliards de francs !
Même actualisée en francs 1994, il va de soi que cette estimation est considérablement inférieure aux chiffrages effectués par la Cour des comptes quelque 20 ans plus tard.
Le rapprochement opéré par le Sénat entre le coût de construction de Superphénix et celui dune installation à eau légère de même puissance a rapidement été démenti par les faits. Alors que lon envisageait initialement un surcoût allant de 50 à 70 %, M. Georges Lamiral, ancien dirigeant dEDF, rappelle dans son ouvrage « Chronique de trente années déquipement nucléaire à Electricité de France » que le bilan établi début 1977 aux conditions économiques du 1er janvier 1976 fait état dun surcoût de 125 %. Lequel se dégrade encore dans le bilan établi aux conditions économiques du 1er janvier 1982 puisquil passe à 166 %.
Le dérapage, réel, sexplique par plusieurs facteurs :
le coût particulièrement élevé dans Superphénix de certains équipements présents sur les installations classiques (on pense notamment à la chaudière nucléaire 4,4 fois plus chère que celle dune centrale classique) ou, a fortiori, nexistant pas dans celles-ci ;
le poids des intérêts intercalaires (36 % contre 24 % prévus à lorigine), liés notamment à lallongement des délais de construction ;
la nécessité dadapter au fur et à mesure de la construction les spécifications de sécurité aux évolutions réglementaires imposées aux centrales classiques ;
le caractère international de la centrale : celui-ci a incontestablement joué dans le sens dune multiplication des matériels et donc dun renchérissement des coûts.
Quelles que soient les raisons, les faits sont là : le coût de construction de Superphénix sélève à 28 milliards de francs selon NERSA, intérêts intercalaires et coût du combustible compris.
La Cour souligne à juste titre que ses calculs nintègrent pas déventuels incidents techniques à venir, alors que ceux-ci nont pas manqué par le passé. Tous les incidents dune certaine gravité ont ainsi entraîné des dépenses supplémentaires en matière dinvestissements : par exemple, la défaillance du barillet a entraîné la réalisation et la mise en place dun système différent, le poste de transfert du combustible.
c) Un coût du kWh non compétitif
Dès sa conception, Superphénix nest pas décrit comme un outil de production compétitif. M. Georges Lamiral, dans louvrage précité, rappelle les coûts comparés de Superphénix et dune installation classique de taille comparable aux conditions économiques de 1976.
Coût comparé dun REP et de Superphénix aux conditions économiques de 1976
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Creys-Malville
(a)
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Tranche à eau légère pressurisée
(b)
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Rapport
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Centime/kWh
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%
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Centime/kWh
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%
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(a)/(b)
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Charges dinvestissement
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9,24
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66,1
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3,94
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50,6
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2,25
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Coût du recyclage de combustible
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2,65
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19
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2,23
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28,7
|
1,19
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Charges dexploitation
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2,08
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14,9
|
1,61
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20,7
|
1,29
|
Total
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13,97
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100
|
7,78
|
100
|
1,79
|
Source : « Chronique de trente années déquipement à Electricité de France », Georges Lamiral
Le bilan établi aux conditions économiques de 1982 se révèle moins favorable encore puisque le rapport des trois types de dépenses se dégrade au détriment de Superphénix.
Coût comparé dun REP et de Superphénix aux conditions économiques de 1982
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Creys-Malville
(a)
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Tranche à eau légère pressurisée
(b)
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Rapport
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Centime/kWh
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%
|
Centime/kWh
|
%
|
(a)/(b)
|
Charges dinvestissement
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22,6
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60,0
|
8,5
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50,0
|
2,66
|
Coût du recyclage de combustible
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10,0
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26,6
|
5,3
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31,2
|
1,89
|
Charges dexploitation
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5,0
|
13,3
|
3,2
|
18,8
|
1,56
|
Total
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37,6
|
100
|
17,0
|
100
|
2,21
|
Source : « Chronique de trente années déquipement à Electricité de France », Georges Lamiral
Le calcul du coût moyen du kWh semble donc condamner sans appel Superphénix dun point de vue économique.
M. Jacques Chauvin a toutefois rappelé le caractère difficilement comparable du prix du kWh produit par le prototype Superphénix et du kWh produit par un REP. La comparaison pertinente est selon EDF celle du coût marginal actualisé : de ce point de vue, avec un coût de lordre de 25 centimes, Superphénix sinscrirait dans la norme. Selon M. Christian Pierret, « le coût de lénergie nucléaire doit se situer autour de dix-neuf centimes le kWh. Une mission de la Direction générale de lénergie et des matières premières (DGEMP) a récemment montré que le coût de la cogénération gaz se situe entre dix-neuf et vingt-sept centimes le kWh. Elle est un peu moins compétitive, mais proche. Lénergie éolienne revient à trente centimes le kWh ».
Il nen demeure pas moins que le surgénérateur na pas, pour lheure, démontré sa rentabilité économique, laquelle est handicapée par la libéralisation du marché européen de lélectricité et le bas prix des combustibles notamment fossiles. En outre, ce coût nintègre, comme la souligné devant la commission denquête M. Dominique Finon, directeur de linstitut déconomie et de politique de lénergie, ni les coûts de recherche développement ni ceux du retraitement.
4. Superphénix, le « mouton noir » du parc nucléaire français
Superphénix nest pas une centrale ordinaire. Pour ses partisans, Superphénix est, pour reprendre lexpression de M. Christian Rival, « la tête de pont de la filière nucléaire ». De son côté, Mme Dominique Voynet, ministre de laménagement du territoire et de lenvironnement, lui attribue également une place particulière dans le paysage énergétique français, nhésitant pas à rappeler quavec cet équipement, on avait voulu ajouter « à lampleur du programme des réacteurs à eau ordinaire, les REP, (...) le fleuron de la plus grande centrale surgénératrice du monde, Superphénix ».
Pour M. Georges Charpak, prix Nobel de physique, cette dimension symbolique de Superphénix est directement à lorigine de certains de ses « déboires ». Il précise sa pensée en expliquant « quest retombée sur Superphénix la déconsidération auprès (...) dune partie de lopinion publique, de lénergie nucléaire à cause de Tchernobyl ». M. Christian Rival traduit ce sentiment en termes plus crus encore : « Superphénix doit mourir parce quil est un symbole. Superphénix doit mourir parce que la politique, pire que la politique, lidéologie, est passée par là ».
Les représentants du personnel ont évoqué le rôle de « mouton noir », selon le mot de M. Richard Nowalski, secrétaire du syndicat CFTC, lun des « doyens » du site, conféré par les antinucléaires à Superphénix.
Ils ont également développé lidée que les coups portés à Superphénix ne seraient pas les derniers. Ainsi, pour M. Didier Garnier, secrétaire de la branche ouvriers-employés CGT de Superphénix, « Arrêter Superphénix, cest couper lun des maillons de la chaîne de lélectronucléaire incapable dassurer la continuité entre lamont et laval du cycle du combustible (...) La stratégie des Verts consiste donc à condamner chacun des outils au prétexte de manquement à lassurance qualité (...) Ce nest pas parce quun travail est mal fait quil faut casser loutil qui a permis de leffectuer. Il faut, au contraire, se donner les moyens de leffectuer dans les règles prévues par larrêté Qualité du 4 août 1984. Dans le cas contraire, ce que daucuns appellent leffet "domino" jouera son rôle ».
Cette crainte confirmée par les propos tenus devant la commission denquête par le physicien Raymond Sené, opposant notoire à Superphénix, qui a clairement affirmé que « si lon se dit que lon naura pas de réacteur à neutrons rapides avant (...) une cinquantaine dannées, la question dactualité est : à quoi sert-il de faire en ce moment du retraitement ? ».
Certains attribuent même à Superphénix une vocation expiatoire. Ainsi, M. Rémy Carle se demandait si « au-delà de la valeur symbolique de larrêt dune centrale qui a été, depuis vingt ans, lobjet dune campagne systématique de dénigrement, de fausses rumeurs, dannonces alarmistes, [ce ne serait pas] lensemble du nucléaire qui est visé ».
III. UNE DÉCISION DE FERMETURE INÉLUCTABLE DONT LA MISE EN UVRE A ÉTÉ RAPIDE
Alors que la nouvelle mission de recherche donnée en 1994 à Superphénix ne rencontre pas lassentiment des partenaires étrangers dEDF au sein de NERSA, les perspectives commerciales de la filière des RNR semblent séloigner à lhorizon du milieu du siècle prochain.
La décision de fermeture de Superphénix apparaît donc comme inéluctable. Les conditions de sa mise en uvre sont étudiées dans ce chapitre, avec pour conclusion que ses modalités ne paraissent pas sans reproche.
Au final, se pose la question de savoir sil serait possible, à supposer que cela soit souhaitable, de faire redémarrer linstallation, même pour une période très courte. Les témoignages réunis et les observations faites sur le terrain apportent une réponse sans aucune ambiguïté à cette question.
A. UNE DÉCISION INÉLUCTABLE
1. La perte de confiance des partenaires étrangers
Projet regroupant plusieurs partenaires européens soucieux dexaminer en vraie grandeur le potentiel dun réacteur à neutrons rapides dans le domaine de la production délectricité, Superphénix voit son assise internationale ébranlée dès 1994 avec la priorité donnée à la recherche par le décret du 11 juillet 1994. En réalité, les conditions de son exploitation sont bouleversées. La fin de vie de Superphénix devait être 2016. Ce terme apparaît comme hors de portée.
Selon M. Jacques Chauvin, président du conseil de surveillance de NERSA, sexprimant devant la commission denquête à propos du décret de 1994, le texte a été contesté par « Les partenaires étrangers [qui] ont vu là une modification significative de lobjet social de NERSA et [qui] dès lors, ont commencé à envisager leur départ prématuré de cette société. Ils ont, de fait, négocié à ce moment avec EDF les conditions non seulement de leur maintien jusquà fin 2000 dans la société, mais aussi de leur départ à cette échéance, voire avant cette échéance, en cas darrêt définitif ou prolongé de la centrale ».
Laccord conclu entre EDF et ses partenaires au sein de NERSA traduit bien une perte de confiance, suite à une disparition de lobjet social initial.
Par ailleurs, ces dissensions internes sont aggravées par une modification du contexte économique immédiat et à moyen terme. Le coût marginal de lélectricité produite avec Superphénix atteint 25 centimes/kWh, hors combustible, contre 19-20 centimes pour le nucléaire classique. Le prix des combustibles fossiles est, quant à lui, à la baisse renforçant la compétitivité du thermique à flamme. Enfin, la directive européenne sur le marché intérieur de lélectricité laisse augurer un renforcement de la concurrence.
Investissement déjà lourd dans le cadre dune association à 51 % au sein de NERSA, il est clair que lexploitation de Superphénix menaçait dapparaître comme insupportable pour EDF dans lhypothèse où la charge lui en serait revenue dans son intégralité. Ceci eût été immanquablement le cas si devant assumer seule lexploitation de Superphénix, EDF avait dû rencontrer des incidents de fonctionnement interdisant la production délectricité.
Votre Rapporteur estime donc que la vérité oblige à dire que le partenariat et léconomie de Superphénix se sont récemment et brutalement dégradés, rendant très précaire la poursuite de son activité.
Mais un autre facteur a rendu la décision de fermeture inéluctable, cest le report des perspectives de développement de la filière des RNR à lhorizon 2050.
2. Lavenir de la filière des réacteurs à neutrons rapides reporté au prochain siècle
Lorganisation française du cycle du combustible inclut le retraitement afin, dune part, disoler les déchets radioactifs à haute activité et à vie longue et, dautre part, dutiliser le potentiel énergétique du plutonium fissile formé dans les réacteurs à eau pressurisée.
Or, Superphénix et, dune manière générale, les RNR devaient utiliser le plutonium comme combustible. La fermeture de linstallation de Creys-Malville et la sortie de la filière des RNR du jeu des options nucléaires pour 20 à 30 ans ne signifient pas pour autant la perte de toute possibilité de valoriser le potentiel énergétique du plutonium.
EDF trouve en effet un intérêt majeur à utiliser le Mox, mélange doxydes duranium et de plutonium. Actuellement au nombre de 16, les tranches « moxées » devraient passer à 28, selon les souhaits de lélectricien, cest-à-dire la totalité des tranches des paliers 900 MWe des paliers CP1-CP2. Le projet dEDF est de renouveler les premières tranches de ce palier arrivant en fin de vie, par des EPR (European Pressurized Reactor) elles-mêmes moxées à 15 % puis à 50 %. Ainsi, selon M. Pierre Daurès, directeur général dEDF, « cela veut dire quaujourdhui, avec les capacités existantes, les réacteurs tels quils sont, plus une filière EPR moxée à 15 %, on sait arriver au milieu du siècle prochain avec une situation propre ».
Cest pourquoi votre Rapporteur estime que la priorité absolue doit désormais être donnée à lEPR, réacteur conçu dune manière telle quil puisse si nécessaire consommer au moins autant de plutonium quil nen produit.
Selon EDF, le retraitement des combustibles irradiés et le recyclage du plutonium de retraitement permettront de concentrer les actinides mineurs et les produits de fission dans le minimum de volume pour faciliter lentreposage qui lui-même rendra possible une éventuelle reprise des déchets en vue de les transmuter si les techniques correspondantes sont disponibles.
Pour autant, M. Pierre Daurès estime que « à partir du milieu du siècle prochain, les vertus de ce système auront été épuisées, précisément au moment où lépoque du système REP touchera à sa fin et où nous aurons tiré le maximum de ce que nous y avons investi il y a une vingtaine dannées, en termes de modes de centrales, de types dexploitation et de cycle de combustibles ».
Cest dans les années 2020-2030 quil faudra reprendre les études sur les RNR, en vue de la construction déventuels réacteurs de ce type vers 2050. M. Pierre Daurès estime en effet que « nous aurons probablement besoin de réinstaller des réacteurs rapides à une double fin : disposer de réacteurs qui soient à la fois électrogènes type Superphénix et incinérateurs transmutateurs ».
Les contraintes de gestion de laval du cycle militent ainsi en faveur du retour à terme de la technologie des RNR. Pour M. Rémy Carle, ancien président du conseil de surveillance de NERSA, la limitation des réserves en uranium et la nette montée en puissance du nucléaire dans les pays en développement nécessiteront une meilleure utilisation de luranium et donc le recours aux RNR.
Mais, pendant cette période intérimaire, des perspectives nouvelles ne risquent-elle pas dapparaître pour cette filière ?
Au-delà des pays possédant une expertise ancienne dans le nucléaire et qui semblent avoir renoncé pour longtemps aux RNR, lInde, la Chine et la Corée pourraient accorder une place importante à la filière des RNR dans leurs plans de développement. Au vu de leurs projets, peut-on dire que la France commet une erreur stratégique en arrêtant le réacteur Superphénix ?
L'Inde développe un programme qui est encore modeste mais est cohérent. Son réacteur FBTR (Fast Breeder Test Reactor) mis en service en 1985 a une puissance de 15 MWe. Implanté près de Madras, à Kalpakkam, il est fortement inspiré du réacteur expérimental Rapsodie bien quutilisant le combustible original carbure duranium-carbure de plutonium. Il a été couplé au réseau en juillet 1997. Il semble que l'Inde prépare la construction en 1999 d'un modèle de démonstration d'une puissance de 500 MWe, utilisant du combustible Mox et proche dans sa conception du European Fast Reactor (EFR).
La Chine enfin, possède un centre de recherche sur les RNR. La Chine estime ses réserves duranium insuffisantes à long terme. Cest pourquoi elle envisage le recours aux RNR. Un projet de réacteur expérimental a été lancé en 1994, le CEFR de 25 MWe, pour un budget de 103 millions de dollars, basé sur une technologie russe. Sa construction devrait débuter en 1999, à proximité de Pékin. La Chine prévoit la mise en route d'un RNR de démonstration de 150 MWe en 2010-2015 ; le passage à la phase industrielle avec un réacteur RNR commercial est prévu en 2050 (Large Fast Breeder Reactor). Toutefois, daprès les informations fournies à votre Rapporteur, larrêt annoncé de Superphénix pourrait avoir des incidences sur la pérennité du programme chinois.
Il faut enfin citer la Corée du Sud comme pays recherchant, avec la filière rapide, une utilisation plus rationnelle de luranium quelle importe en totalité. La Commission de l'Energie atomique coréenne (KAERI) a décidé la construction d'un prototype de RNR de 150 MWe appelé KALIMER (Korean Advanced Liquid Metal Reactor) inspiré du réacteur américain PRISM dont lachèvement est prévu pour 2011.
Pour autant des perspectives commerciales existent-elles dans ces pays ?
Leur souci dindépendance est patent dans tout ce qui touche aux techniques nucléaires. La nationalisation des techniques est systématiquement recherchée pour les réacteurs nucléaires classiques. Le transfert de technologies est exigé des constructeurs étrangers en lice dans les appels doffre. Compte tenu des délais dacquisition des savoir-faire et de formation des ingénieurs et techniciens, il peut sembler probable que linstallation de RNR intervienne, le cas échéant, à la même période que dans les pays actuellement industrialisés, cest-à-dire au milieu du siècle prochain.
3. Nécessité et volonté de poursuivre la recherche sur cette filière
Au final, la question se pose de savoir comment transmettre aux générations futures dingénieurs et techniciens le capital de connaissances et dexpérience accumulé avec Superphénix. Pour M. Pierre Daurès, « il ne faut pas abandonner les technologies mises au point mais parvenir à trouver les moyens dentretenir nos connaissances et de les faire vivre entre larrêt de Phénix en 2004 et cette époque où il conviendra probablement de redessiner un nouveau type de réacteur (...) ».
M. Claude Allègre, ministre de léducation nationale, de la recherche et de la technologie estime quant à lui que « sagissant de la période utile de cinquante ans en matière de veille scientifique, (...) ce terme est très aléatoire. Les Américains ont fait la bombe atomique en moins de quatre ans. Et si lon avait un besoin quelconque sur un sujet extrêmement important, on refabriquerait des réacteurs à neutrons rapides en deux ans. Cest dire que je ne crois pas du tout à la pertinence dune veille. La technologie des neutrons rapides ne se perdra pas, pour des raisons dailleurs multiples et variées. Les Américains ont perdu la technologie des trains alors quils ont été les grands pionniers dans la fabrication des trains transcontinentaux. Mais sils ont perdu cette technologie, elle existe ailleurs et ils la reprennent. Ce nest donc pas un grand problème ».
Cela étant, le Gouvernement ne souhaite pas, par la voix de M. Claude Allègre que « nous perdions la technologie des surgénérateurs. Non pas pour des raisons de veille scientifique, mais parce que cette technologie peut entraîner, plus vite quon ne le pense, une production dénergie beaucoup plus efficace que toutes les filières classiques, y compris la filière à eau pressurisée ».
Le Gouvernement entend veiller à la continuation des recherches sur la filière nucléaire, y compris les recherches fondamentales. Prenons-en acte.
B. UNE ANNONCE ANCIENNE ET RÉITÉRÉE AYANT FAIT LOBJET DUNE MISE EN UVRE RAPIDE
La décision de fermeture de Superphénix était prévue dans le programme de M. Lionel Jospin pour les élections présidentielles. Elle fut reprise dans laccord passé entre le Parti Socialiste et les Verts dans la perspective des élections législatives. Les intentions étaient donc claires. Elles furent réaffirmées sans ambiguïté dans le discours de politique générale de M. Lionel Jospin le 19 juin 1997 à lAssemblée nationale.
Pour autant, les travailleurs de Superphénix ont, semble-t-il, pris tardivement et brutalement conscience de laccélération du calendrier et ceci quelques jours avant le comité interministériel décisif du 2 février 1998 sur les orientations gouvernementales relatives à la politique nucléaire et la diversification énergétique.
En tout état de cause, les salariés de NERSA regrettent tout à la fois linsuffisance de la concertation et le caractère trop précipité de la fermeture de Superphénix.
1. Les travailleurs de Superphénix soucieux de la concertation
Lisolement quont ressenti les salariés de Superphénix dans le processus de décision qui a débouché sur le comité interministériel du 2 février 1998, les représentants du Comité mixte à la production (CMP) lont exposé à la commission denquête lors des auditions auxquelles elle a procédé à Creys-Malville le 18 mai 1998.
Le CMP, organe consultatif, a pour but dexaminer toute proposition de nature à améliorer les conditions de travail, demploi et de formation professionnelle des salariés ainsi que leurs conditions de vie dans lentreprise. Le CMP a également pour mission détudier et de présenter toutes les suggestions visant à améliorer le rendement du travail ainsi que les conditions de fonctionnement des services et à réaliser des économies de tous ordres. Lorganisme est également informé et consulté, préalablement à tout projet important dintroduction de nouvelles technologies lorsque celui-ci est susceptible davoir des conséquences sur lemploi, la qualification, la rémunération, la formation ou les conditions de travail du personnel.
M. Christian Liminana, secrétaire du CMP a déclaré à la commission : « entre la déclaration "[Superphénix] sera abandonné" [du 17 juin 1997] et la décision du 2 février 1998, nous aurions dû être consultés sur laspect financier, la loi Bataille, les modalités de redéploiement sans précipitation pour lensemble des salariés agents EDF, prestataires sous contrat, intérimaires et partenaires. La décision de fermeture du 2 février a été prise sans aucune concertation avec les acteurs de terrain, et notamment le CMP en charge dexaminer les modalités de redéploiement du personnel et la politique de suivi de linstallation. »
M. Claude Allègre a fait état, lors de son audition, dune « longue réflexion » du Gouvernement préalable à la décision de fermeture. Celle-ci na visiblement pas impliqué les exploitants directs de linstallation. Dont acte.
2. Les modalités de la décision précisées a posteriori
Les concepteurs de Superphénix navaient pas étudié les modalités de son démantèlement. Ce nest quà partir de la déclaration du Premier ministre le 19 juin 1997 que des études ont commencé sur ce sujet. La décision du 2 février 1998 est intervenue alors quelles nétaient pas achevées. Cette relative imprécision est apparue comme critiquable à différents interlocuteurs de la commission denquête.
Mme Dominique Voynet, ministre de laménagement du territoire et de lenvironnement, sest ainsi exprimée à ce sujet : « la plus grande des surprises pour moi au moment où jai eu connaissance des dossiers qui concernaient Superphénix, cest que justement, il ny avait pas de dossier sur le démantèlement de Superphénix et que les procédures techniques, le coût, les modalités de larrêt navaient pas du tout été préparés ».
En juillet 1997, le Gouvernement demande à la DSIN et à lIPSN des études concernant le démantèlement.
Or différents problèmes techniques délicats ne sont toujours pas réglés. Il sagit en premier lieu de la tenue mécanique du cur déchargé et en particulier de sa résistance à déventuelles secousses sismiques. Le deuxième problème est relatif au traitement des points bas des circuits où des rétentions de sodium peuvent se produire.
En tout état de cause, le dossier de sûreté ne sera approuvé quà lautomne 1998, une fois que des dispositions techniques précises auront été mises au point sur les deux sujets clés que sont la procédure de déchargement du coeur et celle de vidange du sodium.
Le début du déchargement du coeur pourrait commencer en janvier 1999. Sa durée estimée est encore imprécise, de même que celle de la vidange et de la transformation chimique du sodium, dont la destination nest pas davantage connue.
Pour M. Christian Liminana, « il est vrai que larrêt immédiat dune centrale est une première en France. Jusquà présent, on anticipait les réformes de structures, larrêt dune centrale, par des mesures, à travers le CMP, qui intervenaient près de quatre ou cinq ans avant la fermeture du site, dans le cadre de la reconversion du personnel. Chacun avait le temps nécessaire pour préparer son redéploiement en toute tranquillité ».
3. Le choix de la non-utilisation du combustible déjà payé
Larrêt immédiat de la centrale se produit alors que le combustible présent dans le cur nest consommé quà 50 % et quun deuxième cur est fabriqué, disponible et payé. Pour nombre dinterlocuteurs de la commission denquête, il eût fallu brûler lactuel cur et le suivant, ce qui neût pas entraîné de frais supplémentaires compte tenu des recettes tirées de la production délectricité et organiser ainsi le démantèlement sans précipitation.
Ce point constitue lun des sujets de désaccord avec la décision du Gouvernement.
Pourquoi procéder à larrêt immédiat de linstallation alors que du combustible était disponible ? Selon M. Raymond Sené, physicien, membre de la commission Castaing, larrêt de linstallation en décembre 1996 a permis la décroissance radioactive et thermique du cur ainsi que la diminution de l'activation des matériaux de structure gaines, embouts et structures de supportage. Redémarrer linstallation aurait repoussé de 15 à 20 ans la date du démantèlement et multiplié son coût par deux.
Cet argument laisse de marbre M. Didier Garnier, secrétaire de la branche ouvriers-employés CGT de Superphénix, qui sexprimant le 18 mai 1998 devant la commission denquête, constate que « se pose aussi la question du coût darrêt anticipé, économiquement aberrante et injuste, pour lavenir énergétique de la France et de lEurope. Une décision de fermeture ne peut être motivée par les 24 milliards de kWh disponibles, correspondant à un potentiel de 9 milliards de francs ».
Un débat existe aussi sur ce point : le redémarrage de Superphénix ne risquait-il pas de creuser un peu plus son déficit cumulé dexploitation ?
Un autre argument est en effet avancé pour justifier que le combustible disponible ne soit pas brûlé. Cest que les dépenses dexploitation ne seraient pas couvertes par les éventuelles recettes tirées de la vente de lélectricité produite.
Au cours de son audition par la commission denquête, la ministre de laménagement du territoire et de lenvironnement a pointé la contradiction qui existe, selon elle, entre la mission de recherche donnée auparavant à Superphénix et la production délectricité : « la seule année où Superphénix a couvert ses frais de fonctionnement, cétait en 1996, mais (...) il ne fonctionnait pas en outil de recherche mais bien en centrale nucléaire productrice délectricité. Il faut être clair : soit on produit de lélectricité et on fait des sous, soit cest un outil de recherche destiné à mettre en uvre la première piste de la loi Bataille et à ce moment, on ne peut pas espérer couvrir les frais de fonctionnement par la production délectricité ».
Selon la CGT, « quand la centrale fonctionne, il y a équilibre entre les frais de fonctionnement et la production ». Plusieurs questions posées au cours de laudition du 18 mai ont permis de faire préciser à la CGT que, même en situation de sous-génération et avec la charge de conduire des expériences liées à la transmutation, la production délectricité pouvait équilibrer, hors amortissement, le coût de fonctionnement de la centrale. Il est à souligner que cet avis est partagé par M. Jacques Chauvin.
M. Christian Liminana est convaincu quune erreur a été commise à ce niveau dans la mise en uvre de la décision darrêt. Cette erreur provient dun manque de concertation dans la préparation de la décision du 2 février 1998 et « la non-concertation conduit à un gaspillage financier équivalent à 24 milliards de kWh 15 ans de consommation de la ville de Lyon , le paiement dans son intégralité du démantèlement par EDF, lindemnisation des partenaires, un drame humain. »
4. Le surcoût pour EDF dû à labandon du prorata des charges au sein de NERSA
La fermeture immédiate de Superphénix a des incidences financières en dehors de la question de lexploitation déjà étudiée sur la charge dEDF. La convention initiale relative à la création de NERSA prévoyait la création de deux sociétés, les trois producteurs délectricité détenant chacun un tiers du capital total.
Les incertitudes pesant sur lavenir à long terme de Superphénix et la modification de son objet, avec la consécration de sa vocation doutil de recherche en 1994, ont conduit les partenaires dEDF à demander la modification des conditions de leur participation initiale fondée sur un partage en trois parts égales des dépenses et recettes.
Le dispositif retenu par la convention du 2 février 1995 est le suivant :
les partenaires ne participent pas aux dépenses liées au programme dacquisition des connaissances ;
EDF garantit à ses partenaires une livraison de 14,5 TWh jusquà fin 2000 ;
en cas de départ, les partenaires étrangers cèdent leurs parts à EDF au franc symbolique, mais ne contribuent pas au démantèlement ; chacun paie cependant sa part des dettes et du coût de retraitement des combustibles.
Compte tenu de ces éléments, la liquidation à venir de NERSA se traduit donc pour EDF par la prise en charge de :
lensemble des frais dexploitation incombant normalement aux partenaires, à peu près compensés par le fait quEDF na plus à fournir délectricité ;
la moitié des dettes et du coût du retraitement du combustible (correspondant à la détention de 51 % du capital) ;
la totalité du démantèlement, estimé à 10,9 milliards de francs.
Daprès M. Christian Pierret, secrétaire dEtat à lindustrie, le coût de la fermeture pour EDF « sélève ainsi à 14,2 milliards de francs (...) chiffre (...) à retenir car il comprend (...) la post-exploitation, les questions juridiques et la liquidation de la société NERSA ».
On peut estimer que le surcoût de la fermeture immédiate par rapport à la date normale dexpiration de la convention est pour EDF de 5,34 milliards de francs (part du démantèlement à la charge des partenaires) dont il faut déduire le remboursement de 2 milliards de francs au titre dun prêt consenti par le CEA, auquel EDF aurait dû procéder si les conditions dexploitation avaient été normales.
Quant aux coûts du démantèlement, ils ont été provisionnés par EDF en 1996 pour un montant de 11,565 milliards de francs et en 1997 pour 2,7 milliards de francs, soit un total de 14,2 milliards de francs égal au coût estimé de la liquidation de NERSA et du démantèlement proprement dit de la centrale.
5. Le transfert quasi-complet sur Phénix des expériences de transmutation
Les recherches sur laxe 1 de la loi du 30 décembre 1991, cest-à-dire sur la séparation et la transmutation des déchets radioactifs à haute activité et à vie longue, ont constitué, depuis le rapport Curien de 1992, lun des trois objectifs assignés à Superphénix. Ainsi que la indiqué M. Bertrand Barré, directeur des réacteurs nucléaires au CEA, à la commission denquête lors de sa visite de Phénix le 15 mai 1998, le rapport Castaing donnait une place primordiale au réacteur de Creys-Malville, Phénix napparaissant que comme un outil accessoire.
Ainsi que la dit M. Christian Pierret, il nétait pas question de fermer Superphénix en labsence de certitudes sur Phénix : « nous voulons en effet mener la totalité des recherches nécessaires aux trois axes prévus par la loi du 30 décembre 1991, notamment la séparation-transmutation premier dentre eux. Cest pourquoi nous avons demandé et obtenu de lautorité de sûreté la possibilité de faire remonter en puissance le réacteur Phénix qui navait jamais été arrêté. Je considère personnellement comme décisif de poursuivre, à partir du réacteur Phénix dont lobjet scientifique et technique est patent, les recherches sur la séparation et la transmutation jusquà la date darrêt prévue de Phénix, cest-à-dire le 1er janvier 2005 ».
Pour autant la décision de faire remonter Phénix en puissance nétait pas acquise, en raison dune part des doutes sur la sûreté de linstallation et dautre part de divergences au sein du Gouvernement sur lopportunité du recours à Phénix.
Le réacteur Phénix a en effet connu fin 1989 et début 1990 des anomalies de réactivité, très rapides et orientées à la baisse, de sorte que lon a pu parler détouffements de réactivité. Le CEA a pu démontrer quen aucun cas le phénomène incriminé ne pouvait conduire à un emballement de la réaction, sans toutefois en élucider la cause. Par ailleurs, depuis 1995, le CEA a engagé un programme de travaux de remise à niveau de la sûreté et de jouvence des éléments vieillis, pour un montant total de 600 millions de francs.
La position de M. Claude Allègre, ministre de léducation nationale, de la recherche et de la technologie, sur Phénix était claire : « je ne nie pas avoir défendu sa réouverture au sein du Gouvernement. Mais je ne lai fait quaprès avoir consulté M. dEscatha quant à la sûreté de Phénix. Cétait pour moi essentiel et je me fie entièrement à ce que ma dit le CEA dans ce domaine. En létat actuel, je ne crois pas que la sécurité de Phénix soit en cause ». Celle de Mme Dominique Voynet ne létait pas moins : « ce nest un secret pour personne, au sein du Gouvernement, je nétais pas favorable au démarrage de Phénix. Ce démarrage a été décidé, à lissue dune large discussion entre les ministres, par le Premier ministre et je suis évidemment solidaire de cette décision ».
Suite à sa remontée en puissance, qui devrait être effective avant la mi-1998, peut-on pour autant considérer que Phénix se substitue à Superphénix pour la totalité du programme à la charge de ce dernier ?
En réalité, dès après la déclaration de politique générale du Premier ministre, le CEA a étudié à partir de la fin juin 1997 le transfert vers Phénix des expériences prévues sur Superphénix. La fermeture de Superphénix empêchera bien évidemment la démonstration de la viabilité à long terme de la filière des RNR et de cette installation en particulier. Le programme CAPRA (consommation accrue de plutonium dans les réacteurs rapides) pourra être repris mais seulement en partie, car pour réaliser les mêmes expériences quavec Superphénix, il faudrait totalement changer le cur de Phénix. Mais le programme de transmutation des actinides mineurs et des produits de fission pourra être transféré sans difficulté majeure.
Il reste que la complémentarité entre un réacteur de recherche comme Phénix et un réacteur industriel comme Superphénix est désormais hors de portée.
Comme M. Hubert Curien, membre de lacadémie des sciences, ancien ministre de la recherche et de la technologie, le disait à la commission denquête : « Phénix a une très bonne réputation. Ainsi que je lai déjà dit, cest un bon petit réacteur de recherche qui a le mérite dêtre extrêmement souple (...) Ceux qui travaillent avec cet engin disent beaucoup lapprécier car avec Phénix, quand ils ont une idée, ils peuvent la tester et la tester assez vite.(...) Mais Superphénix, lui, est beaucoup moins souple dusage, car il nest pas simple den changer le cur ! A mon sens, il y a complémentarité entre les deux. Ayant fait une manipulation intéressante sur Phénix, les chercheurs auront à cur de la tester à léchelle réelle, celle de Superphénix.(...) Je suis donc pour les deux ».
Le CEA confirme que le programme NACRE dirradiation de 2 kg de neptunium qui devait avoir lieu dans Superphénix naura pas son équivalent avec Phénix. Celui-ci ne permettra pas une démonstration industrielle. Mais des extrapolations seront néanmoins possibles à partir de faibles quantités.
En tout état de cause, la question demeure de savoir si Superphénix, au-delà des expériences, aurait pu être transformé en machine dédiée à la transmutation. Nul ne le saura jamais.
C. LA DÉCONSTRUCTION : UNE OPÉRATION MOINS COMPLEXE QUE PRÉVUE MAIS LENTE
1. Un démantèlement dune complexité technique limitée
Superphénix a longtemps été considéré comme une installation hors normes, dévoreuse de crédits. Ainsi pour M. Raymond Sené : « actuellement, nous avons une espèce de sangsue qui aspire une grande partie des moyens qui seraient beaucoup plus utiles pour dautres projets ».
Voici maintenant que le démantèlement de Superphénix serait le nouveau chantier du siècle, fournissant un emploi et des revenus sur une très longue période à de nombreux salariés, au motif que les opérations seraient dune grande complexité et dune grande technicité.
Les observations faites sur le terrain par les membres de la commission denquête ne permettent pas pour linstant daccréditer de telles perspectives.
Si les opérations de démantèlement de Superphénix peuvent sembler de prime abord dune grande complexité, cela tient à la présence de 5 500 tonnes de sodium dans les circuits de refroidissement. Mais lindustrie nucléaire nest pas la seule à utiliser ce métal alcalin.
La première opération sera comme on la vu le déchargement du cur. Pour ce faire, latelier de transfert du combustible, qui a succédé au funeste barillet, sera utilisé pour la première fois. En fait les opérations comprendront un déchargement des assemblages combustibles irradiés suivi dun rechargement dassemblages postiches, de façon à assurer une bonne tenue mécanique du cur et une stabilité des flux de sodium. Il ne semble pas quil faille sattendre à dimportantes difficultés.
Les opérations de vidange du sodium suscitent en revanche davantage dinquiétudes. Le premier danger redouté est représenté par linflammabilité, en présence dair, du sodium liquide pulvérisé (à partir de 120 °C) ou en nappe (à partir de 200 °C). Le deuxième danger provient de la réaction du sodium avec leau, qui libère de lhydrogène formant avec loxygène de lair un mélange explosif.
Les craintes concernant la vidange du sodium reposent également sur laccident avec mort dhomme survenu lors des opérations de démantèlement de Rapsodie. Cet accident fut occasionné par lutilisation malencontreuse dalcool qui sest dégradé en un mélange de gaz explosifs. En réalité, lutilisation deau en atmosphère inerte aurait été plus indiquée.
Mais lindustrie chimique recourt au sodium en masse, le textile, les industries textiles et papetières, lindustrie pharmaceutique, la papeterie, la galvanoplastie également. La production annuelle de sodium atteint 12 500 tonnes en France. Les techniques de manipulation du sodium sont donc couramment utilisées.
Il serait imprudent et irresponsable décrire que le sodium nest pas dangereux. Mais la vidange des circuits de sodium de Superphénix ne paraît pas devoir soulever de problèmes majeurs, à condition daccorder une grande attention au problème des points bas, comme la noté la DSIN.
La destruction du sodium, quant à elle, est dores et déjà maîtrisée par le CEA qui a développé une installation pilote, linstallation Noah, déposé des brevets et licencié Framatome pour lexploitation de ceux-ci. Le principe du procédé est la réaction de leau sur le sodium en atmosphère inerte qui conduit à la formation de soude. Le prototype Noah présente un débit maximum de 35 kg/j. Pour le démantèlement du réacteur à neutrons rapides PFR à Dounreay, ce procédé servira à détruire les 1560 tonnes de sodium de linstallation. La durée des opérations devrait être dun an et demi En réalité pour Superphénix, la vitesse de destruction dépendra du nombre déquipements modulaires qui seront mis en batterie.
2. Un délai incompressible denviron dix ans
A défaut dêtre complexes, les opérations de démantèlement risquent toutefois dêtre longues et de sétaler sur plus dune décennie.
Lors de la visite de la commission denquête sur le site de Creys-Malville, la direction de la centrale a précisé le calendrier des premières étapes du démantèlement. Celui-ci sétablit comme suit :
Phase détudes :
études exploratoires, examen, conception
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juillet 1997 - février 1998
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études approfondies permettant le choix des options
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février 1998
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1er décret
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fin 1998
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déchargement du cur
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mi 1999
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2ème décret
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fin 2000
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vidange du sodium
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2001
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Lobjectif affiché est de parvenir à mettre la centrale dans un état dit de « confinement sous surveillance » correspondant au niveau 1 de lAgence internationale de lénergie atomique (AIEA), à lhorizon 2004-2005. Ce nest quà partir de cette date que commenceront les études portant sur la déconstruction proprement dite. Celle-ci, point final de lexistence de Superphénix, ne pouvant intervenir que quelques années plus tard encore.
D. DES CONSÉQUENCES LOURDES POUR LES PERSONNELS ET LA RÉGION
1. Un accompagnement social nécessaire
a) Le réalisme et la dignité des personnels
La commission denquête a pu, lors de son déplacement sur le site de Creys-Malville, constater la dignité des personnels de la centrale. Si, sur place, les gens sont, selon la formule de M. Jean-François Bonnard, président du district du canton de Morestel, « blessés (...) meurtris, mortifiés » par la décision de fermeture, ils nen continuent pas moins déprouver une évidente fierté à légard de leur outil de travail.
Cette fierté est légitimée par de nombreuses caractéristiques de linstallation. Joue dabord son caractère de prototype. M. Richard Nowalski, secrétaire du syndicat CFTC, affirmait ainsi avec passion : « Vous savez, ici, cest vraiment familial ; un noyau qui est sans commune mesure avec ce que jai pu connaître par le passé, et qui nest pas comparable en fait à ce que lon peut retrouver dans les structures (...) un peu interchangeables du parc REP. En fait, les structures REP sont identiques dune centrale à lautre. Mais Superphénix non, Superphénix est quelque chose de tout à fait spécifique. (...) Superphénix a une âme ».
Ensuite, selon les syndicats, la sûreté « na jamais posé de problèmes », notamment du point de vue de la radioactivité. Ils ont rappelé quaucune aiguille du combustible na jamais cassé dans Superphénix, sur des dizaines de milliers mises en place. Enfin, cette fierté repose également sur le fait que Superphénix leur semblait avoir surmonté ses problèmes denfance, être à même de produire de lélectricité de façon régulière et abondante (comme en 1996), être un outil en parfait état de marche. Les sentiments que leur inspire le sacrifice de cet outil sont bien illustrés par la formule de M. Didier Garnier comparant la fermeture de Superphénix à un « Vilvorde du nucléaire ».
Cette fierté, cette dignité nexcluent pas le réalisme. Si les personnels ont longtemps combattu la fermeture, son caractère inéluctable semble désormais entré dans les esprits. M. Didier Garnier rappelait que « les nombreuses actions réalisées par le personnel pour faire changer la décision antidémocratique dabandon de Superphénix sont restées sans effet. »
Ce réalisme est dailleurs relayé par les élus locaux, y compris les plus opposés à la fermeture de Superphénix. M. Christian Rival, conseiller général du canton de Morestel, maire de Morestel, a ainsi déclaré : « Nous nous sommes battus comme des chiens pendant neuf mois, et navons rien vu venir. Nous avons des populations auxquelles il nous faut maintenant expliquer la réalité. On ne peut les bercer de faux espoirs (...) Superphénix est mort. ».
b) Des promesses non encore concrétisées, un médiateur décrié et des perspectives floues
Mme Dominique Voynet a évoqué devant la commission denquête les mesures devant accompagner la fermeture de Superphénix et notamment le « travail approfondi dévaluation et de proposition sur les questions de lemploi » auquel elle a déclaré attacher « personnellement, (...) la plus grande importance ». Evoquant le programme daccompagnement élaboré par M. Jean-Pierre Aubert, inspecteur général de lindustrie et du commerce, chargé par le Gouvernement dun rapport sur la reconversion industrielle du site de Creys-Malville, elle a par ailleurs précisé : « les moyens (...) annoncés par le Gouvernement sont maintenant en place ».
Les réactions locales font ressortir un décalage entre les annonces faites et la perception quen ont les populations. Pour M. Christian Moesl, secrétaire de la section locale CGC, « les promesses (...) faites par les politiques qui ont pris la décision de fermer Superphénix ne sont pas tenues ». Le Comité de défense de Superphénix évoque lui « les promesses invisibles du Gouvernement ». M. Christian Rival nest pas en reste, affirmant qu« il existe entre leffet dannonce du Gouvernement et la réalité que nous vivons sur le terrain, un véritable gouffre qui devient plus quinquiétant ». « A cette heure, nous navons rien vu venir. Zéro » poursuit-il.
Ces critiques se focalisent notamment sur laction du représentant du Gouvernement sur ce dossier, sur laction du médiateur, M. Jean-Pierre Aubert. Le Comité de défense de Superphénix sest déclaré « affolé par ce que lui présentaient [M. Jean-Pierre Aubert et son adjoint sur place, M. Péronnet], cest-à-dire rien » selon M. Paul Lavie, vice-président du comité de soutien à Superphénix.
Il faut naturellement nuancer cette affirmation. La mission de M. Jean-Pierre Aubert a donné lieu à la rédaction, sur la base de données recueillies par lINSEE et des informations techniques fournies par la DSIN, NERSA et EDF, dun rapport intitulé « Evaluation des conséquences locales de labandon de Superphénix et propositions ».
La zone géographique de Superphénix est constituée de 31 communes regroupant 49 200 habitants. Elle est centrée, même si elle ne sy limite pas, sur le canton de Morestel. Cette zone concentre 80 % de limpact total sur la population et 85 % de limpact total sur lemploi induit par la consommation des foyers dactifs de la centrale. A lui seul, le canton de Morestel 18 communes subit 52 % de limpact sur la population et 43 % de celui sur lemploi induit. La commune de Morestel elle-même subit 25 % de limpact. Deux autres communes ont un impact supérieur à 10 %. La population liée aux « foyers » Superphénix EDF, prestataires permanents, etc. représente 3 640 personnes, soit 7,4 % de la population.
Le rapport Aubert prévoit un programme daccompagnement. M. Christian Pierret en a rappelé dans une contribution écrite transmise à la commission denquête, les principaux points :
la mise en place dun programme daccompagnement des entreprises prestataires de la centrale, avec notamment la création dune cellule de reclassement inter-entreprises ;
la création dun fonds de développement économique destiné à appuyer les projets de développement et la création demplois dans le bassin demploi de Creys-Malville. Ce fonds est doté par lEtat de 10 millions de francs par an sur cinq ans, et est abondé à hauteur de 50 % par EDF, ce qui porte la capacité dintervention à 15 millions de francs par an ;
la mise en place dun dispositif daide à la création dentreprises ;
la demande par Mme Dominique Voynet, ministre de laménagement du territoire et de lenvironnement, à la Commission européenne, du classement du canton de Morestel en zone PAT industrielle ;
lémergence de projets collectifs structurants qui pourront être financés par le Fonds national daménagement et de développement du territoire ;
des mesures de soutien aux communes qui se sont lourdement endettées ;
la mise en place dun comité dorientation associant les élus, les services déconcentrés de lEtat, EDF, les organisations syndicales et les partenaires socio-économique locaux, afin dassurer la concertation locale.
Toutefois, la réalité de cette action est mise en doute. Tout dabord, il semble que la préparation du programme daccompagnement social nait fait lobjet que dune faible concertation avec les personnels. Ceux-ci, à linstar de M. Christian Liminana, revendiquent dailleurs des contacts à plus haut niveau : « on navait pas envie de rencontrer ce monsieur [Jean-Pierre Aubert], on voulait rencontrer les décideurs ». Hormis une rencontre qualifiée de « houleuse » par certains, le rapport semble avoir été préparé sans lien avec les organisation syndicales. Il faut attendre la page 88 dun texte qui en compte 100 pour que celles-ci soient mentionnées. La conclusion du rapport souligne la nécessité d« une forte communication à lintention des personnels concernés » mais limite le caractère « essentiel » du dialogue à une « étroite concertation (...) entre EDF, les services de lEtat et les prestataires ».
Deuxièmement, M. Jean-Pierre Aubert souligne dans la dernière phrase de son rapport limportance des délais : « il faudra particulièrement veiller à la rapidité de mise en uvre des dispositifs annoncés ». On ne peut que sassocier à cette recommandation. Mais il semble que les acteurs locaux nen aient pas perçu les suites concrètes : M. Christian Rival, notamment, a rappelé à quel point « trois mois (...) sur le terrain (...) cest abominablement long ». Il a fustigé les délais dans lesquels la demande de classement du canton de Morestel en zone PAT avait été transmise à la Commission européenne par le ministère de laménagement du territoire et de lenvironnement.
Troisièmement, les dispositifs daccompagnement proposés ne semblent pas correspondre aux attentes locales. Critiqués pour leur niveau insuffisant (« Les mesures daccompagnement proposées (...) ne sont pas à la hauteur de limpact sur le personnel » peut-on lire dans une déclaration commune CGT-CFDT-CGC-FO-CFTC du 30 avril dernier), ils sont également décriés sur leur nature même : M. Paul Lavie relève par exemple quils napportent rien de plus que la palette classique des aides disponibles en matière de reconversion et de restructurations.
La faible adhésion à ces dispositifs est bien illustrée par le petit nombre dinscrits à la cellule de reconversion, 25, dont 15 employés par deux sociétés italiennes à la santé économique déjà gravement compromise avant la décision de fermeture.
La cellule elle-même est dotée de moyens à lévidence insuffisants comme en attestent les faits rapportés par M. Christian Rival devant la commission denquête : « Il a fallu que ce soit moi qui trouve à la cellule de reclassement, annoncée pourtant avec grand effet de média, un emplacement à Passins, à côté de Morestel. Elle était cantonnée depuis deux mois et demi à la sous-préfecture de la Tour du Pin dans des bureaux impossibles à gérer. Ils se sont enfin installés. Ils fonctionnent avec des ordinateurs fournis par EDF, qui ne sont pas compatibles, et nont même pas une photocopieuse. »
Enfin, le médiateur ne peut offrir que des perspectives assez floues pour lavenir : le calendrier de fermeture repose sur des considérations techniques avec lesquelles M. Jean-Pierre Aubert doit composer. Le calendrier du démantèlement est notamment subordonné à des impératifs de sûreté. Lincertitude pèse donc sur le sort du site et les perspectives de reconversion, doù une certaine frustration locale.
Si la qualité du médiateur nest pas en elle-même remise en cause, les résultats obtenus souffrent de façon évidente de limpréparation de la fermeture sur le plan social et de la brièveté des délais.
c) Une attention particulière à accorder au personnel hors statut
Les effectifs travaillant en permanence sur le site de la centrale sélevaient fin 1997 à 1 125 personnes. Parmi elles, 390 étaient employées par des entreprises prestataires ; 725 bénéficiaient du statut dagent EDF.
Le rapport Aubert a, à juste titre, souligné le caractère d« amortisseur » que constitue leur statut pour les personnels EDF, dautant que les aides à la mobilité accordées dans ce type de circonstances sont traditionnellement dun bon niveau.
Le rapport Aubert souligne, là encore avec raison, limportance inhabituelle de la catégorie des prestataires permanents dont les domaines dintervention sont essentiellement la logistique, la maintenance, lélectricité, la mécanique. Les effectifs de ces prestataires permanents représentent fin 1997 plus du tiers des salariés employés en permanence sur le site. Les mesures proposées par le rapport sadressent donc à eux de façon prioritaire, ce qui ne va pas sans poser problèmes aux autres catégories de personnel.
« Limportant surcroît de personnel non permanent » est pourtant souligné par le rapport. Cette formule sous-entend lemploi régulier dun volant dintérimaires, que Mme Dominique Voynet a dailleurs elle-même chiffré à une cinquantaine. Leur sort nest actuellement pas pris en compte comme le notait M. Daniel Beguet, secrétaire de la branche cadres CGT du département de lIsère : « Il faut parler des intérimaires dont on ne tient guère compte dans les discussions. Que ce soit à la cellule dite "Aubert", ou dans nos propres discussions, nous avons des difficultés à parler des intérimaires. Certains dentre eux sont sur le site depuis quinze ans ! Dune entreprise à une autre, avec des contrats nouveaux, certains intérimaires nont jamais connu dautre lieu de travail que Creys-Malville et ils sont pourtant exclus des discussions ». M. Gilles Pedemonti, membre du comité mixte à la production, a également confirmé que les intérimaires constitueraient une catégorie de « laissés pour compte » soulignant notamment que « la cellule de reconversion n[en] a pas la charge ».
Toutefois, il existe une seconde catégorie à ne pas oublier : les personnels étrangers, soit 21 personnes dont 18 Italiens.
2. Superphénix, parenthèse industrielle du Nord-Isère ?
a) Les débouchés limités du démantèlement
Tout dabord, le démantèlement ne constitue pas le chantier du siècle. Il faut à lévidence moins demployés pour démanteler une centrale que pour la faire fonctionner. Ce que confirme M. Daniel Beguet de la CGT : « si Mme Voynet a le pouvoir de créer des emplois pour démanteler la centrale, il y aura des emplois qui ne serviront certainement à rien. (...) En salle de commande, on réduit les équipes dexploitation ; on perd déjà des emplois. Pour vidanger le sodium, quand on aura à le faire, il ne faudra pas 5 000 personnes pour voir égoutter le sodium dans les cuves de stockage. Il faudra quelques maçons pour construire les murs de lusine de retraitement du sodium. Il faudra encore trente ou cinquante personnes pour exploiter cette usine et pour transformer le sodium. Ensuite pour couper les tuyaux, démonter les turbines, les envoyer à létranger, et quand le moment sera venu pour démonter le béton et faire sauter le béton du bâtiment du réacteur, il ny aura jamais cinq mille emplois nécessaires pour faire tout ça. »
Et M. Denis Kirchstetter, membre du Comité mixte à la production, dajouter : « on a lexpérience de ce qui sest passé quand lusine de Rapsodie a fermé. Cela nengage quun nombre limité de personnels. Il est bien évident que pour conduire une usine, il faut un nombre de personnels beaucoup plus important que pour la démanteler, ne serait-ce même que pour la construire. En effet, pour la construire, il faut des dossiers de fabrication, des contrôles, des analyses, des dossiers de fin de fabrication, etc. Quant au démantèlement dune usine, une fois quon a vidangé les tuyaux cest une caricature on coupe tout à la disqueuse. Demblée on voit bien que le rapport du nombre de personnels est complètement différent ».
Laffirmation de Greenpeace selon laquelle « larrêt du nucléaire créera plus demplois que sa phase dactivité » a été formellement démentie dans le cas de Superphénix par la quasi-totalité des personnes interrogées. Les représentants du personnel ont violemment contesté cette assertion : « Cest plus que de lutopie, cest du mensonge, quand on prétend comme certains lont fait que cela créerait des milliers et des milliers demplois. On a même entendu le chiffre de 40 000 emplois créés ! ». M. Jean-Pierre Aubert a également formellement réfuté laffirmation, soulignant que le démantèlement créerait à terme quelques emplois (de lordre dune centaine au maximum), mais ne permettrait aucunement de rendre lopération de fermeture créatrice nette demplois. Cette mise au point se fonde notamment sur les faits constatés lors de démantèlement antérieurs, notamment celui de Rapsodie.
Par ailleurs, le démantèlement na pas fait lobjet détudes préalables, comme la relevé non sans surprise Mme Dominique Voynet. La phase détudes, de constitution des dossiers de sûreté et dinstructions préalables aux décrets et autorisations devant durer deux ans, le sureffectif de la centrale, flagrant dès à présent, nest donc en rien atténué par le début des opérations de démantèlement : les emplois nécessaires chutent très rapidement.
Quant à la création dune « industrie du démantèlement » des centrales nucléaires sur la base de lexpérience acquise à Superphénix, elle relève davantage de lincantation que dune réalité concrète. Selon toutes les personnes rencontrées, lexpérience acquise avec Superphénix ne sera pas transposable aux REP.
b) Une reconversion en panne pour le Nord-Isère
La fermeture de Superphénix laisse, pour reprendre lexpression de M. Patrick Durand, secrétaire de la branche cadres CGT du département de lIsère, le Nord-Isère dans une situation de « désert économique ». Ces réactions traduisent bien le désarroi dune région devenue selon le mot de M. Raymond Avrillier, porte-parole de lassociation « Les Européens contre Superphénix », un « émirat nucléaire ». « Quelle entreprise voudrait venir simplanter là ? » sinterroge M. Daniel Beguet « Il ny a rien. Il ny a pas de voie ferrée, pas de voie navigable ; il nétait pas prévu que le canal Rhin-Rhône vienne jusquici. Même si le projet de lautoroute est en cours, il ne sera pas opérationnel avant longtemps ».
Les propos tenus par M. Jean-Pierre Aubert devant la commission denquête napportent pas de réponses aux interrogations des syndicats sur lavenir du site. Les atouts de celui-ci (terrains disponibles, proximité de leau, du réseau électrique, ...) ne peuvent pas, pour linstant, contrebalancer les incertitudes liées au déroulement du démantèlement. On ignore en particulier toujours quelle sera la surface disponible sur le site permettant une éventuelle nouvelle implantation industrielle. Dailleurs M. Jean-Pierre Aubert a clairement affirmé que la question de la réutilisation du site « nétait pas (...) dactualité ».
c) Des perspectives préoccupantes
Après une phase initiale de décroissance des effectifs de 1 125 à 705 à la fin de 1999, une nouvelle décroissance devrait intervenir à compter de la mi-2001 jusquà 2005, année marquant le début de la phase de déconstruction, qui verra les effectifs de personnel se stabiliser autour de 340 personnes. Ce sont donc près de 700 emplois directs qui vont disparaître, avec des évolutions plus heurtées pour les prestataires. Bien entendu, ces prévisions sont susceptibles dévoluer en cas de modification du rythme du démantèlement. Par ailleurs, on estime à 550 les emplois induits par la consommation des ménages de la centrale.
Limpact total de lactivité de la centrale est de plus de 2 000 emplois. Ceux-ci se décomposent en :
1 125 emplois directs sur le site (dont 390 salariés prestataires permanents) ;
550 emplois induits ;
370 emplois « équivalent plein temps » correspondant à des emplois non localisés sur le site occupés chez les fournisseurs prestataires locaux.
Toutefois, le rapport Aubert souligne lexistence de plusieurs éléments de nature à atténuer le choc :
la décroissance des effectifs réels sera plus lente que celle des effectifs nécessaires aux opérations de démantèlement ;
la durée du démantèlement permettra de « lisser » dans le temps les pertes demplois à la différence par exemple de la fermeture dune usine automobile ;
la durée de la phase de déconstruction permettra le maintien sur le site denviron un tiers des emplois dorigine pendant de longues années.
Les conséquences sont également sociales ; même les opposants à Superphénix reconnaissent la formidable intégration des personnels EDF à la vie locale. Le rapport Aubert observe que « lapport de la population de la centrale a (...) soutenu un niveau et une qualité exceptionnels des équipements et des services » et relève « le niveau de vie de ces ménages, leur jeunesse et le nombre de leurs enfants, leur dynamisme social ». Avec leur départ, les équipements collectifs seront surdimensionnés, Morestel redeviendra une commune rurale comme les autres.
Enfin, les conséquences sont lourdes pour les collectivités locales, et notamment pour les communes de Morestel, Creys-Mépieu, et le district de Morestel dont les ressources sont étroitement liées à la centrale.
Impact de la centrale sur les finances des collectivités territoriales
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budget 1997
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recettes fiscales 1997
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recettes de la centrale 1997
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part des recettes de la centrale dans les budgets
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part des recettes de la centrale dans les recettes fiscales
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Morestel
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23,9 MF
|
7,5 MF
|
3,2 MF
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13 %
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42 %
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Creys-Mépieu
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12,7 MF
|
8,6 MF
|
7,3 MF
|
57 %
|
84 %
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District de Morestel
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33 MF
|
25 MF
|
11,5 MF
|
34 %
|
46 %
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Source : Rapport Aubert
Par ailleurs, ces collectivités se sont lourdement endettées dans le cadre des avances et des prêts grands chantiers. De nombreux contentieux sont en cours.
Il faudra donc clarifier le sort de ces dettes et les modalités de taxation future de la centrale.
Sur lensemble de ces points, M. Christian Pierret a rappelé que des actions ont dores et déjà été engagées : « Sont (...) envisagées des mesures de soutien aux communes qui se sont endettées. (...) Pour la Caisse nationale de lénergie, il y aura une annulation à la demande de lEtat. Nous nous rapprochons de la Caisse des dépôts et consignations afin de permettre la réduction drastique, voire lannulation de cet endettement. Lannulation de lendettement des collectivités locales lié à la centrale est en cours. Le classement du canton de Morestel au bénéfice de la PAT est en cours. Sont en place : le relais-emploi pour les salariés des prestataires de la centrale, le soutien aux entreprises prestataires, le fonds de développement économique de 15 millions de francs, assistés dune équipe de permanents EDF, des ingénieurs spécialisés dans le redéploiement local, et le renforcement dune plate-forme dinitiatives locales ».
d) Ne pas laisser EDF seule en ligne
Pourtant, à lheure actuelle se développe localement le sentiment dun « désengagement total du Gouvernement qui laisse à EDF le soin de gérer toutes les conditions de départ ». Cette opinion exprimée par M. Christian Liminana nest pas totalement dénuée de fondement :
les seuls emplois retrouvés à ce jour lont été par EDF dans le cadre dune procédure de reclassement des personnels ;
EDF met à disposition des personnels pour aider aux opérations de reconversion ;
lentreprise apporte 5 millions de francs par an de contribution au fonds créé par lEtat ;
EDF tient à bout de bras les prestataires en maintenant ses commandes jusquà la parution du décret de mise à larrêt.
Lors de son audition devant la commission denquête, M. Pierre Daurès a rappelé la multiplicité des moyens mis par EDF au service des acteurs locaux dans un objectif de reconversion du Nord-Isère : filiales de reconversion et filiales daide à limplantation de PME-PMI.
Mais cette action ne peut être que partielle : outre quelle sera limitée dans le temps, elle profite essentiellement aux salariés dEDF et ne permet pas de trouver de solution pour lavenir de la région.
Tous les intervenants locaux appellent donc à une aide efficace de lEtat. M. Christian Rival ne dit pas autre chose lorsquil affirme que « les casseurs doivent être les payeurs et quil faudra bien que lEtat assume les conséquences de ses décisions ». Il ajoute « Quand on enlève des emplois, il faut en remettre » et demande non des subventions, mais des emplois, par exemple des délocalisations, plaidant, provocateur, pour celle de lENA à Morestel.
Sur cette question, votre Rapporteur ne peut que laisser M. Louis Mermaz, député, ancien président de lAssemblée nationale, ancien président du conseil général de lIsère, conclure : « les conséquences économiques et sociales [créent] une obligation au Gouvernement, à lEtat, à la collectivité nationale de prendre en compte la situation nouvelle (...). La solidarité nationale doit jouer ».
E. UNE SITUATION DÉSORMAIS IRRÉVERSIBLE
Fierté du travail accompli et hauteur de vue malgré le désaveu que représente peu ou prou la fermeture de Superphénix, telles sont quelques-unes des attitudes dune grande dignité observées chez les salariés de NERSA auditionnés à Creys-Malville par les membres de la commission denquête.
En réalité, la décision de fermeture semble désormais intégrée par lensemble du personnel.
Lirréversible ne sest pas encore produit sur le plan des conditions techniques : elles nont pas encore évolué dune manière telle que la perspective du redémarrage serait impossible. Ainsi que la précisé M. Pierre Daurès : « jusquà ce quon ait touché aux éléments de la cuve, rien nest irréversible. Le sodium sera sorti et maintenu à température, les éléments combustibles vont rester de côté, en refroidissement, pendant une durée de dix ans : on a donc tout le temps de la terre ».
Lirréversible ne sest pas produit du fait dun nombre important de départ vers dautres centrales EDF : début juin, seuls 50 employés à statut EDF avaient quitté le site et 50 autres avaient trouvé une future affectation.
Lirréversible sest produit dans les esprits. Les salariés de NERSA tenaient à leur outil de travail, y sont encore attachés et le seront probablement toujours cest à leur honneur . Mais lincompréhension et le désespoir ont fait leur travail destructeur. Or ainsi que la indiqué devant la commission denquête, M. Pierre Daurès : « on nexploite pas une centrale nucléaire avec des personnels démoralisés ».
EDF souhaitait redémarrer Superphénix pour une durée limitée et définie, le CEA également. Mais à son tour, le CEA a tiré les conséquences de la décision de fermeture de Superphénix.
Le redéploiement des expériences prévues sur Superphénix sest opéré sur Phénix. Toute lattention du CEA est désormais focalisée sur la remontée en puissance de ce dernier. Il sagit de former un nouveau personnel à la conduite du réacteur. Il faut aussi au cours du 50ème cycle valider les matériaux utilisés comme support des actinides mineurs et des produits de fission dans les futures expériences de transmutation. Il faut enfin préparer les travaux à réaliser en 1999 dans le cadre de larrêt décennal programmé et pour la mise aux normes sismiques des bâtiments annexes.
Cest dire si les esprits sont désormais tournés vers un autre avenir que celui de Superphénix. La capacité dadaptation des personnels apparaît en tout état de cause digne déloges.
CONCLUSION
Ainsi donc, Superphénix sera abandonné ... Dinéluctable à moyenne échéance, son arrêt est désormais devenu irréversible.
Sur un tel sujet, qui, depuis un quart de siècle alimente les passions, il est tentant et simplificateur dadopter une position sans nuance. Le temps de la « langue de bois » pro- ou antinucléaire doit être révolu, doù le ton adopté par votre Rapporteur, celui-ci se démarquant aussi bien de la technostructure nucléaire et son culte du secret, que des opposants à Superphénix et leurs outrances.
Ce rapport nest pas un requiem pour un surgénérateur. Il a pour ambition de déclencher une nouvelle réflexion sur le devenir de notre politique nucléaire.
Pour votre Rapporteur, la fermeture de Superphénix ne doit pas être vécue comme un renoncement à une énergie décisive pour le pays. Cest au contraire une décision qui pour difficile quelle soit doit avoir une triple vertu :
elle doit protéger nos choix nucléaires de critiques infondées ; avec la fermeture de Superphénix, les opposants à latome civil vont perdre une cible de choix ; en effet, Superphénix, « mouton noir » ou maillon faible de notre parc nucléaire, cristallise depuis sa création les critiques des adversaires du nucléaire ; votre Rapporteur ne doute certes pas que dautres boucs émissaires seront trouvés mais ceux-ci nauront jamais la valeur emblématique attachée au nom de Superphénix ;
elle doit également permettre daffirmer et de clarifier notre politique nucléaire. La priorité est désormais lEPR, ainsi que la récemment confirmé M. Lionel Jospin, Premier ministre. Ce réacteur devra équiper notre parc de centrales de demain. Quant à la filière des RNR, elle apparaît aujourdhui comme une filière prometteuse à long terme. Contrairement aux décennies passées, les priorités sont désormais clairement et chronologiquement définies ;
elle doit enfin favoriser le contrôle par le Parlement de la politique de lénergie et lui permettre de donner son avis sur les grandes options proposées par le Gouvernement. Au-delà des divergences dappréciation propres à chacun des groupes politiques, il faut constater que toute lhistoire de Superphénix du début à la fin est lhistoire de décisions techniques prises sans vérification politique préalable. Les choix énergétiques doivent être discutés par le Parlement. Il est aujourdhui impensable quun programme de lenvergure de notre programme électro-nucléaire qui a coûté à la collectivité entre 800 et 1 000 milliards de francs soit décidé dans les cercles du pouvoir exécutif et de la technostructure nucléaire. Dans un premier temps, un débat à lAssemblée nationale simpose.
Pour être nécessaire à lexpression du Parlement sur les problèmes de lénergie, ce débat nest toutefois pas suffisant. Il faut également que lénergie fasse, en application de lavant-dernier alinéa de larticle 34 de la Constitution, lobjet de lois de programme permettant une vision à long terme.
Louverture des marchés de lélectricité et du gaz devra se concilier avec la maîtrise des choix énergétiques par la puissance publique. La saisine du Parlement par des lois de programme déposées à intervalles réguliers permettra daffirmer la prééminence du politique dans le domaine de lénergie.
Alors seulement, si notre politique de lénergie évolue dans ces sens, pourrons-nous dire que larrêt de Superphénix na pas été vain ...
ANNEXE
SUPERPHÉNIX : PRINCIPAUX REPÈRES CHRONOLOGIQUES
SUPERPHÉNIX : PRINCIPAUX REPÈRES CHRONOLOGIQUES
Période de construction :
23 décembre 1972
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Loi autorisant la création dentreprises exerçant sur le sol national une activité dintérêt européen en matière délectricité
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28 décembre 1973
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Convention entre EDF, ENEL et RWE pour la construction et lexploitation de deux centrales nucléaires de la filière à neutrons rapides
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13 mai 1974
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Décret autorisant la création de NERSA
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2 mai 1977
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Décret déclarant dautorité publique la construction de la centrale de Creys-Malville
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12 mai 1977
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Décret dautorisation de création par la société NERSA dune centrale nucléaire à neutrons rapides de 1 200 MWe sur le site de Creys-Malville
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août 1984
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Mise en sodium de la cuve du réacteur, début des essais thermohydrauliques densemble
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juillet 1985
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Chargement du combustible dans le réacteur
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septembre 1985
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Première divergence du réacteur
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janvier 1986
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Première production délectricité et montée en puissance progressive
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décembre 1986
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Fonctionnement à puissance nominale
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mars 1987
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Défaillance du barillet
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mai 1987
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Arrêt de la centrale
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janvier 1989
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Redémarrage de la centrale
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3 juillet 1990
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Arrêt de la centrale suite à loxydation du sodium primaire
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décembre 1990
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Effondrement partiel du toit de la salle des machines
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3 juin 1991
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Demande de NERSA de reprise du fonctionnement à partir du 1/7/91
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19 mai 1992
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Audition à lOffice parlementaire dévaluation des choix scientifiques et technologiques
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16 juin 1992
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Rapport de la DSIN aux ministres
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26 juin 1992
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Débat au Conseil régional Rhône-Alpes
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29 juin 1992
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Décision du Premier ministre fixant les conditions dun redémarrage éventuel
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27 octobre 1992
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NERSA dépose son dossier en vue de lenquête publique
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17 décembre 1992
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Rapport de M. Hubert Curien
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23 décembre 1992
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Le Premier ministre décide dengager la procédure denquête publique
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30 mars/14 juin 1993
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Enquête publique - Réunions dinformation à la Tour du Pin, Chambéry et, le 26 avril, au Conseil régional Rhône-Alpes
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29 septembre 1993
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Rapport de la commission denquête publique
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16 décembre 1993
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Audition à lOffice parlementaire dévaluation des choix scientifiques et technologiques
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18 janvier 1994
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Rapport de la DSIN aux ministres
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22 février 1994
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Décision du Premier ministre fixant les conditions du redémarrage
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11 juillet 1994
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Nouveau décret dautorisation de la centrale
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janvier/août 1995
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Intervention sur un échangeur de chaleur
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septembre 1995/fin décembre 1996
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Fonctionnement selon le programme de requalification générale autorisé par la DSIN : 30, 60 puis 90 % de la puissance nominale
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20 juin 1996
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Rapport de la commission scientifique présidée par Raymond Castaing
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fin décembre 1996
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Début de larrêt programmé pour 6 mois (révision décennale, arrangements du cur et chargements dexpériences dans le cadre du programme dacquisition de connaissances)
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28 février 1997
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Annulation du décret dautorisation du 11 juillet 1994 par le Conseil dEtat
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19 juin 1997
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Déclaration du Premier ministre à lAssemblée nationale : « ... Superphénix sera abandonné. »
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2 février 1998
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Comité interministériel : « Le Gouvernement a donc décidé que Superphénix ne redémarrerait pas, même pour une durée limitée. »
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20 avril 1998
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Lettres des ministres demandant à NERSA « dengager la procédure requise pour larrêt définitif de linstallation. »
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La Commission a examiné le présent rapport au cours de sa séance du 24 juin 1998 et la adopté.
Elle a ensuite décidé quil serait remis à M. le Président de lAssemblée nationale afin dêtre imprimé et distribué, conformément aux dispositions de larticle 143 du Règlement de lAssemblée nationale.
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EXPLICATIONS DE VOTE
EXPLICATION DE VOTE DES COMMISSAIRES APPARTENANT
AU GROUPE RPR(*)
La décision dabandon de Superphénix a été une lourde erreur.
Les auditions de la commission denquête ont montré que rien de sérieux ne la justifiait, ni les données économiques prévisibles, ni des questions de sécurité, ni des soucis liés à lenvironnement, ni des problèmes liés aux études scientifiques.
Seules des considérations idéologiques, résultat de compromis électoraux pour maintenir la cohésion de la majorité plurielle, sont dans la réalité des faits les seules raisons objectives de cette prise de décision.
En premier lieu, il est apparu que la décision prise au milieu des années 1970 de lancer la construction du surgénérateur Superphénix, était justifiée. Les craintes exprimées à lépoque par lapprovisionnement du monde industriel en pétrole brut, comme par la faiblesse des réserves mondiales duranium exploitables, justifiaient que, par cette voie, on puisse dun seul coup permettre de multiplier par 60 les réserves dénergie disponibles. Dailleurs, un peu partout dans le monde, aux Etats-Unis, en Russie, en Grande-Bretagne et même en Allemagne, des décisions analogues ont été prises au milieu des années 1970. Ce fut le mérite des scientifiques, ingénieurs et techniciens français de mener à bien cette expérience du prototype industriel comme peut en attester le fonctionnement à pleine puissance de lannée 1996. Le bilan est largement positif par la production dans cette période de 3,5 milliards de kW. Il lest aussi en termes dacquisition de connaissances, tout spécialement sur la tenue du combustible. Elle a été parfaite, alors que, dérivé de celui utilisé dans Phénix, il avait toutes les caractéristiques de ceux dune centrale électronucléaire de grande taille. Aucun incident spécifique au fonctionnement du cur du réacteur (rupture de gaines) na été constaté au cours de la période depuis le premier démarrage.
On pouvait donc, sur ces bases, raisonnablement estimer que lexploitation de Superphénix devait être poursuivie, en le faisant fonctionner en sous-générateur, notamment par ladjonction dexpériences dincinération des déchets, consommatrices de neutrons. Les données économiques font ressortir dans ces conditions un coût de production, hors amortissement, de 25 centimes par kWh, ce qui est un surcoût acceptable par rapport aux REP dont le prix de revient est aujourdhui denviron 20 centimes par kWh.
La commission denquête a mis en évidence quatre incidents majeurs, dont le plus sérieux a été la défaillance de la cuve du barillet destiné aux opérations de chargement-déchargement, ayant entraîné la décision de construire une installation de remplacement. Au total 25 mois darrêt auront été nécessaires pour remise en état suite à ces difficultés. Nous considérons, par contre, que cest un déni de justice que dimputer aux défaillances de linstallation les 54 mois darrêt dus aux procédures administratives, ce qui ramène les difficultés de cette installation prototype à des valeurs plus raisonnables.
Il ny avait donc aucune raison économique de ne pas permettre le redémarrage de lexploitation, sur la base des résultats de 1996.
En matière de sûreté, laudition de M. André-Claude Lacoste, directeur de la direction de la sûreté des installations nucléaires, a été éloquente. Les techniciens de la DSIN ont été tenus au courant au jour le jour de tous les incidents, ont participé à la résolution des problèmes et porté des jugements sur tous les éléments de lexploitation. Les deux incidents majeurs ont été classés au niveau 2 de léchelle de gravité et aucun incident, aucune défectuosité nont été constatés sur le cur du réacteur lui-même. Pour conclure, il apparaît, suivant en cela les mots mêmes du directeur, que la sûreté de Superphénix est cohérente avec celle du parc de réacteurs à eau sous pression qui constitue aujourdhui la référence. Il ny avait donc aucune raison de sûreté pour ne pas permettre le redémarrage de lexploitation.
En matière denvironnement, aucune donnée technique ou scientifique nest venue étayer les campagnes de dénigrement, de terrorisme intellectuel auxquelles Superphénix a été soumis. La présence de traces de plutonium dans les sables du Rhône dénoncée à grand renfort de publicité, dont lorigine était à chercher dans les retombées radioactives des explosions nucléaires dans latmosphère, après étude de sa composition isotopique, est lillustration la plus flagrante des campagnes de désinformation et de fausses expertises scientifiques. Superphénix produisait lénergie électrique la moins polluante et la plus écologique, celle qui ne contribue pas à augmenter leffet de serre, à limage des réacteurs électronucléaires à eau pressurisée. Dailleurs, 40 % des agents dEDF, qui savent, eux, de quoi ils parlent, sont installés sur place avec leurs familles, y ont construit leurs résidences et nont jamais manifesté la moindre inquiétude de la proximité de la centrale.
Ajoutons à ceci que les auditions de la commission denquête ont prouvé que le niveau dirradiation auquel sont exposés les travailleurs de Superphénix est de cent fois inférieur à celui auquel sont exposés les opérateurs des REP.
Il ny a donc aucune raison sérieuse liée à lenvironnement pour abandonner Superphénix.
Les éléments positifs des études scientifiques liées à Superphénix ont été parfaitement dégagés par M. Hubert Curien, ancien ministre de la recherche et de la technologie et M. Georges Charpak, prix Nobel de physique. M. Curien a déclaré mal comprendre que lon puisse abandonner définitivement Superphénix aujourdhui et navrant quon ne profite pas pleinement de toutes les potentialités quil peut offrir en complémentarité des expériences réalisées sur Phénix. Quant à M. Charpak qui a appartenu à la commission ayant élaboré en 1996 le nouveau programme dexpérimentation scientifique, il a exprimé lidée que tout ou partie des 16 milliards de francs, coût de la fermeture de linstallation, auraient été mieux utilisés pour développer des recherches sur les énergies renouvelables. M. Charpak, dans le cadre dun débat sur leffet de serre, sest montré préoccupé de constater que la production dénergie par les activités humaines est aujourdhui de lordre de grandeur de celle résultant à la surface de la terre de lactivité volcanique. On commence à toucher au climat de notre planète et leffet de serre à très court terme doit être sérieusement pris en considération, ce qui implique, avançait M. Curien que la cohérence de la recherche impose que lon nécarte aucune voie dans lintérêt porté à lensemble des sources dénergie primaire.
Comme lancien ministre en exprimait le souhait, il serait précieux de disposer pour les recherches sur la consommation du plutonium et sur la transmutation des actinides par neutrons rapides, lorsquon passera à des essais à léchelle industrielle, dun engin commode, au bout de compte assez souple malgré sa taille, comme Superphénix, ce qui implique, pour préserver lavenir, que lon puisse le moment venu le réactiver.
Ces éléments apportés à la commission denquête par des personnalités scientifiques indiscutables montrent quil était de lintérêt public national de permettre le redémarrage de Superphénix.
Cétait dailleurs la proposition argumentée, faite au Gouvernement aussi bien par les exploitants de la centrale que par les dirigeants de NERSA, la direction générale dEDF et le CEA.
La meilleure solution consistait à redémarrer Superphénix pour terminer la combustion du cur actuellement en place, et, à la suite, consommer le cur neuf, donc de fonctionner pour une durée limitée. Cette période aurait permis létude des opérations de mise à larrêt, tout en poursuivant les études engagées et de préparer, sans perdre de temps, la reconversion du tissu socio-économique de la région.
Les conséquences économiques et humaines de larrêt sur la région de Morestel et plus généralement sur le Nord de lIsère, sont en effet considérables : 3 000 emplois directs perdus, ce qui correspond à 10 000 personnes touchées, alors que le canton de Morestel compte 20 000 habitants. Les déclarations hasardeuses des responsables du Gouvernement sur la compensation par les emplois liés au démantèlement, se sont révélées sans aucun fondement. M. Aubert, envoyé de M. le Premier ministre, qui a fait un très louable travail danalyse, a présenté un dispositif de mesures daccompagnement qui ne sont absolument pas à la hauteur de limpact négatif de la fermeture du site sur le personnel. Le calendrier des opérations futures de démantèlement repose sur des considérations de sûreté, donc de maintien de lactivité. Les représentants du personnel ont par ailleurs violemment contesté les affirmations de lAssociation Greenpeace : « Dire que larrêt du nucléaire créera plus demplois que son utilisation, cest plus que de lutopie, cest du mensonge ». Enfin, M. Aubert a lui-même relevé que le programme de redéploiement navait pas avancé et que la question de la réutilisation du site nétait pas dactualité.
Il paraît donc détestable que le Gouvernement, prônant constamment le développement des activités de haute technologie et de lemploi, supprime de propos délibéré des milliers demplois, dont la plupart sont des postes hautement qualifiés, au mépris de sa propre logique.
Pour conclure sur ce chapitre des conditions dabandon de Superphénix, nous emprunterons à M. Rival, Conseiller général du canton de Morestel et Maire de Morestel ses propos :
« Superphénix doit mourir parce quil est un symbole.
« Superphénix doit mourir parce que pire que la politique, lidéologie est passée par-là.
« Superphénix doit mourir parce quà la suite dune dissolution hasardeuse, le Parti Socialiste, qui a remporté les élections législatives anticipées, sest retrouvé « coincé » dans les mailles dune alliance passée à la « va-vite » avec les Verts. Ceux-ci pour prix de leur ralliement ont eu deux exigences : le canal Rhin-Rhône et Creys-Malville.
« Tout le reste nest que littérature dans un théâtre dhypocrisie ».
Encore serait-il opportun dajouter que la commission denquête sest longuement penchée sur le déficit du débat démocratique tronqué ayant, par autorisation de création de la société NERSA, donné approbation de la construction de Superphénix.
La première application qui pourrait être faite de la nécessité impérieuse de décisions politiques sur les choix énergétiques est de soumettre, par exemple dans le cadre dun large débat sur la politique de lénergie, la décision dabandon de Superphénix à un vote explicite du Parlement.
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Abordons maintenant lavenir de la filière à neutrons rapides qui était lun des objets essentiels fixé à la commission denquête.
Au plan technique, les réacteurs à neutrons rapides permettent de brûler toute sorte de combustibles, allant de luranium naturel au plutonium, en passant par les actinides mineurs ou les produits de fission. Les taux de combustion - 144 000 MWj/t atteints dans Phénix - donc le rendement du combustible, sont dores et déjà trois fois supérieurs à ceux des réacteurs classiques et pourraient atteindre 200 000 MWj/t. Les dimensions du cur sont très réduites - 1 m3 pour Phénix -. La puissance volumique du cur est dans un rapport trois avec celle des réacteurs à eau pressurisée, le flux neutronique est très élevé.
Le cur présente certes un coefficient de vide positif. Mais il existe des marges de température très importantes avant datteindre lébullition du sodium. Celle-ci se produit à 890°C alors que la température du cur dans Superphénix est de 545°C. Il y a donc plus de 300°C de marge de sécurité. En outre, une contre-réaction se produit en cas daugmentation de la température, de sorte que le flux de neutrons diminue.
En labsence de facteurs géométriques de puissance, un réacteur à neutrons rapides comme Phénix se comporte comme un réacteur « point ». Il est inutile de se préoccuper des évolutions géométriques de la puissance. Le contrôle neutronique du cur sest avéré aisé. Superphénix, comme dailleurs les autres réacteurs à neutrons rapides, est facile à piloter.
En outre, la dose collective de radioactivité absorbée par le personnel est beaucoup plus faible quavec les réacteurs à eau pressurisée (REP) : 100 fois plus faible en 1996 avec Superphénix quavec un REP de puissance équivalente. La raison essentielle en est que le sodium ne corrodant pas lacier de ses canalisations, au contraire de leau des réacteurs pressurisés, ne charrie quune quantité infime de produits dactivation. Les rejets des réacteurs à neutrons rapides sont également très en dessous des autorisations administratives. De surcroît, le rendement thermodynamique global de telles installations est excellent.
Fait majeur, un réacteur à neutrons rapides peut voir son cur aménagé de manière telle quil soit consommateur net ou producteur net de plutonium. Cette possibilité de surgénération de plutonium a fait à la fois la fortune de Superphénix et sa perte. Les arrêts pour incidents techniques pouvaient aisément être présentés comme la preuve que la surgénération était une vue de lesprit, alors quils navaient rien à y voir.
Sans doute, la surgénération a-t-elle été mal comprise par le grand public. Sans doute eut-il fallu mieux expliquer que, tout en brûlant le plutonium de départ, lon profite des neutrons libérés par la réaction en chaîne pour transformer en un autre point du cur luranium 238 en matière fissile utilisable par dautres réacteurs. Au reste, ironie des appellations, Superphénix réputé pour être le prototype dun surgénérateur de grande puissance, nétait plus utilisé pour entraîner la surgénération, seul Phénix layant fait avec un rapport de 1,15.
Quoi quil en soit, larchitecture générale dun parc électronucléaire composé de réacteurs à eau pressurisée complétés par des réacteurs à neutrons rapides garde à terme toute sa pertinence.
Le recyclage dans les réacteurs à neutrons rapides du plutonium issu du retraitement des combustibles des réacteurs à eau pressurisée maximise le contenu énergétique de ces derniers. Le plutonium isolé à hauteur de 1 % du combustible retraité constitue un carburant disponible pour dautres étapes de production délectricité. Certes le Mox, combustible mixte oxyde duranium-oxyde de plutonium, quil est urgent de généraliser à tous les réacteurs adéquats comme la indiqué un récent rapport de lOffice parlementaire dévaluation des choix scientifiques et technologiques, peut augmenter le rendement du cycle du combustible. Mais les RNR y sont encore mieux adaptés.
Nous tenons à souligner le fait que tout abandon de la technologie des réacteurs à neutrons rapides serait un contresens historique à lheure où il faut trouver des moyens dimmobiliser ou de brûler le plutonium provenant de la démilitarisation des têtes nucléaires.
Si lon considère enfin les réserves mondiales en combustibles, les réacteurs à neutrons rapides apparaissent comme la technologie la plus efficiente.
Les réserves pétrolières conventionnelles(1) sont estimées à 295 Gigatonnes équivalent pétrole (Gtep), les non-conventionnelles à 525 Gtep. Celles de gaz naturel sont de lordre de 420 Gtep. Les réserves de charbon représentent, elles, un total de 3 400 Gtep. Quant aux réserves duranium, elles comptent pour 260 Gtep avec les réacteurs à eau pressurisée qui par la voie de leau bouillante ou pressurisée, nutilisent quun pour cent de luranium naturel. Avec les RNR, ces réserves passent à 15 540 Gtep.
La prospective en matière de réserves dénergie est un exercice plus difficile que dans tout autre domaine. Les limites de repérage des gisements et de leur exploitation sont heureusement repoussées toujours plus loin. Laugmentation des rendements énergétiques et lapprofondissement des économies dénergie contribuent aussi à retarder les pénuries. Il est donc probable que les quelques dizaines dannées de consommation dhydrocarbures que les réserves actuelles autorisent, seront allongées. Mais le décollage économique des pays en voie de développement et singulièrement les grands pays dAsie, avec leur augmentation corrélative des besoins en énergie, introduit une donne totalement nouvelle. Le recours au charbon est limité par le coût de son transport et nest pas souhaitable en raison des émissions massives de gaz à effet de serre quil entraîne.
Nous sommes en accord avec M. Hubert Curien, ancien ministre de la recherche et de la technologie, lorsquil estime devant la commission denquête que « le XXIème siècle restera nucléaire ».
Comme la dit également ladministrateur général du CEA, M. dEscatha, « les ordres de grandeur ont la tête dure ». La question des réserves duranium se posera à un terme qui pourrait être plus proche quon ne le pense en cette période de bas prix de toutes les matières premières énergétiques. Il faudra alors utiliser le plutonium et il faudra des réacteurs à neutrons rapides : « cest la physique qui le dit ».
La continuation des efforts consentis en faveur des réacteurs à neutrons rapides est donc un impératif pour tous les gouvernements, et en particulier pour le Gouvernement qui a pris la malheureuse décision de fermer Superphénix.
« Je ne souhaite pas que lon perde la technologie des surgénérateurs », a indiqué devant la commission denquête, M. Claude Allègre, ministre de léducation nationale, de la recherche et de la technologie. Mais on voit bien que le Gouvernement marque par-là lincohérence de sa stratégie en la matière, après une décision aussi contreproductive que celle de larrêt de Superphénix.
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En conséquence, et en exergue de la commission denquête, nous avons le devoir de suggérer quelques pistes, dont il sera nécessaire dapprofondir lintérêt.
Une première voie pour la recherche est de tirer parti de lexpérience acquise avec Superphénix. Dès la mise en service de Superphénix, ses concepteurs ont commencé à réfléchir sur ce que pourrait être un surgénérateur plus proche des réalités industrielles, plus simple dans son architecture, utilisant moins de dispositifs différents, plus facile à inspecter et à entretenir que Superphénix. Il sest agi aussi daméliorer encore le niveau de sûreté et de rapprocher la compétitivité du réacteur de celles des REP. Le résultat serait un surcoût de la nouvelle génération de RNR de 20 % en exploitation. Ces travaux regroupés dans le projet European Fast Reactor (EFR) ont été conduits de concert par EDF et par le CEA et devraient aboutir à la fin de lannée. Une suite présentée aux autorités politiques sera à lui donner.
La deuxième voie, à lopposé de la solution consistant à envisager une installation de grande taille, serait de continuer à explorer la voie commencée avec Phénix. Deux arguments militent en faveur dune telle orientation.
Les réacteurs à neutrons rapides qui ont connu ou connaissent encore la plus grande régularité de fonctionnement sont les réacteurs de puissance moyenne, le RNR BN 350 de conception soviétique installé au Kazakhstan et dune puissance de 150 MWe, le réacteur BN 600 russe dune puissance de 600 MWe, sans oublier Phénix dune puissance de 250 MWe.
Lautre raison vient du fait que Phénix devrait être définitivement arrêté fin 2004. De louables efforts ont été faits par le CEA pour préparer à grands frais ce réacteur à exécuter les recherches initialement programmées sur Superphénix à une autre échelle. Mais à partir de 2004, la France ne possédera plus de source de neutrons rapides. On fonde quelques espoirs sur le futur réacteur dirradiation Jules Horowitz (RJH) du CEA, mais au prix de compromis techniques qui augurent mal de son avenir. Le projet de réacteur Jules Horowitz (RJH) est en effet actuellement tiraillé entre deux nécessités : celle dêtre utile au parc REP, ce qui suppose quil produise des neutrons lents, et lautre dêtre une source de neutrons rapides, afin de permettre la poursuite des études sur les RNR et sur la transmutation.
Or, les premières études montrent quune telle polyvalence va être extrêmement difficile à atteindre. A tel point que lon envisage une configuration double, avec dans deux piscines différentes un cur dit « ouvert » pour les besoins des REP et un autre cur « pressurisé » pour les besoins des RNR.
On peut se demander dans cette situation sil ne conviendrait pas de prendre des dispositions supplémentaires par rapport à celles déjà pratiquées pour prolonger la vie de Phénix ou si cela savérait impossible, pour construire un nouveau réacteur de taille équivalente.
Il semble primordial de capitaliser lexpérience acquise avec les réacteurs à neutrons rapides avant que de se lancer dans la voie totalement nouvelle des réacteurs hybrides. LOffice parlementaire dévaluation des choix scientifiques et technologiques a recommandé, dans un rapport récent, la prudence dans lexploration de ce concept qui peut ajouter aux difficultés et aux coûts des réacteurs nucléaires, celles des accélérateurs.
Une autre solution, enfin, serait de sengager en parallèle à la construction dun réacteur dirradiation simplifié (comme létait la version initiale à un seul cur du réacteur Jules Horowitz) vers la construction dun réacteur de transmutation à neutrons rapides (RNRT) sur le modèle de Phénix qui a donné toute satisfaction. Il pourrait ainsi être conçu comme un démonstrateur de réacteur de transmutation des déchets radioactifs et à vie longue. Une telle solution permettrait de pérenniser la recherche sur les réacteurs à neutrons rapides en apportant réponse aux questions que lon se pose légitimement sur la faisabilité technique et la rentabilité de la transmutation. Enfin, une telle démarche devrait permettre dapprofondir les questions de coût et de compétitivité de la filière des réacteurs à neutrons rapides, au fur et à mesure des évolutions des marchés de luranium.
« La filière des réacteurs à neutrons rapides peut amener plus vite quon ne le pense une production dénergie plus efficace que les réacteurs à eau pressurisée. Je ne me place pas à plus de 50 ans. Demain on trouvera peut-être une astuce pour rendre les surgénérateurs plus élégants ».
En sexprimant ainsi devant la commission denquête, le ministre de la recherche avec lhonnêteté intellectuelle du scientifique quil est, exprimait un point de vue difficile à assumer dans le contexte politique de la majorité « plurielle ».
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Pour récapituler nos positions essentielles, nous affirmerons, avec M. Pierre Daurès, directeur général dEDF, quil ny a rien dirréversible.
Certes, 50 techniciens de haut niveau des équipes dexploitation sont déjà partis et 100 sapprêtent à le faire en trouvant dautres affectations. Certes linstallation se trouve toujours devant un vide de décret de création ! Ce qui la place dans une situation juridique de grande difficulté. Mais jusquà ce que lon ait commencé de toucher aux éléments de la cuve, rien ne sera irréversible.
Nous demandons donc que, le temps venu, la situation soit réexaminée au fond et au plus haut niveau politique avant dentreprendre quelque opération de démantèlement que ce soit.
Le rapport de M. Christian Bataille est un rapport qui sest efforcé dêtre complet dans lanalyse et relativement équilibré. Il rend compte des débats avec rigueur en citant chaque fois que nécessaire les affirmations ou explications des principaux intervenants, mais nous ne pouvons partager ni la tonalité générale, ni toutes les appréciations qui sont portées à la fin de certains des chapitres et qui traduisent lopinion générale de lauteur.
En ce qui concerne la conclusion du rapport, nous avons apprécié laffirmation et la nécessité de clarification de notre politique nucléaire, dans laquelle, comme M. Christian Bataille, nous estimons que la filière des réacteurs à neutrons rapides est une filière prometteuse à long terme.
Dénonçant donc une nouvelle fois labandon de Superphénix comme une erreur, estimant que les conclusions du rapport sécartent notablement de celles qui nous ont paru ressortir des auditions de la commission denquête, mais considérant que, pour lintérêt national, la politique de lénergie doit être tenue à lécart des aléas électoraux, le Groupe RPR a décidé de ne pas participer au vote du rapport de M. Christian Bataille(*) . Il se réserve de peser de tout son poids pour que lavenir de la filière des réacteurs à neutrons rapides soit préparé avec la détermination et les moyens indispensables.
EXPLICATION DE VOTE DES COMMISSAIRES APPARTENANT
AUX GROUPES UDF ALLIANCE ET DL(*)
La décision de fermer Superphénix est une erreur que rien ne justifiait.
Les travaux de la commission denquête ont démontré quil sagissait dune décision purement politique, dune décision électorale.
Pour les adversaires du nucléaire, Superphénix était et demeure un symbole. Il fallait non seulement le tuer, il fallait sacharner sur lui.
La ministre de laménagement du territoire et de lenvironnement ainsi que les représentants des Verts ont longuement souligné labsence de débat au moment où a été prise la décision de construire Superphénix.
Le même reproche doit être adressé aujourdhui au Gouvernement, puisque la décision darrêter le surgénérateur a été prise sans que le Parlement puisse en débattre.
Cette décision est une erreur
Certes Superphénix a connu des difficultés dexploitation mais il est important de rappeler quil sagissait dun prototype.
Or, la sûreté de linstallation na jamais été mise en cause. Il faut également souligner que le surgénérateur a été plus souvent arrêté pour des raisons liées aux procédures administratives que pour des raisons purement techniques.
Cette décision est une erreur
Cest aujourdhui un outil de recherche qui pouvait fonctionner dans des conditions économiques favorables dans la mesure où la production délectricité pouvait équilibrer les coûts.
Cette décision est une erreur
Larrêt de Superphénix va entraîner la dispersion déquipes de chercheurs, de scientifiques, dingénieurs, de techniciens, qui se sont mobilisés sur cet outil et qui ne seront pas en mesure de transmettre leur savoir.
Une veille technologique est-elle vraiment envisageable dans ces conditions ?
Cette décision est une erreur
Certains ont avancé des considérations financières pour justifier larrêt de Superphénix.
Or, il faut rappeler les chiffres fournis par la Cour des comptes : les charges liées à larrêt sélèvent à 27,4 milliards de francs sur un coût global, comprenant larrêt, allant selon les hypothèses connues de 59,8 à 63,5 milliards de francs.
Cette décision est une erreur
Larrêt de Superphénix va entraîner un véritable sinistre économique pour la région de Creys-Malville, en raison notamment dun accompagnement social et économique insuffisamment élaboré.
Cette décision est une erreur
La filière des réacteurs à neutrons rapides demeure une option ouverte, prometteuse à long terme quand on considère les réacteurs en cours dexploitation au Japon et en Russie ou les projets en Russie.
Cette décision est une erreur
On aurait pu trouver un certain consensus dans un arrêt programmé de Superphénix. Arrêt programmé qui aurait permis :
de brûler les curs existants, dont un avait été payé davance, gagnant quelques milliards de francs au passage ;
de mener à son terme le programme dacquisition de connaissances validé par la commission Castaing et initié par le Professeur Curien alors ministre de la recherche. Certes le démarrage de Phénix va permettre de mener à bien une partie du programme. Superphénix aurait permis une validation à léchelle industrielle de ce programme ;
de préparer le démantèlement et la reconversion du site dans de bonnes conditions, les entreprises sous-traitantes ayant le temps de se préparer.
La commission denquête peut-elle aller au-delà de lautopsie dune décision politique où il apparaît que les considérations de nature électorales ont dominé ? Nous navons pas ce pouvoir.
Nous comprenons les raisons qui simposent au Rapporteur vis-à-vis de sa majorité et de son Gouvernement, même si nous avons une conception plus indépendante du pouvoir de contrôle du Parlement.
A la lecture de ce rapport, le Gouvernement pourrait, tout en conservant lobjectif final de larrêt définitif de Superphénix, changer sa stratégie. Il nen a pas la volonté.
Certes, il peut réaffirmer son attachement à tout le reste de la politique nucléaire française. Nous le mettons en garde : sans traduction concrète choix de sites pour les laboratoires, engagement sans faiblesse pour lexploration des voies de lincinération et de la transmutation contenues dans la loi Bataille, engagement autre que verbal sur lEPR cest toute lindustrie électronucléaire française qui se trouvera mal.
En conclusion, nous pouvons regretter que le rapport présenté par M. Bataille soit très en deçà des conclusions auxquelles pouvaient nous conduire les travaux de la commission denquête.
Les auditions ont largement mis en évidence lincompréhension de la communauté scientifique.
Le rapport nous laisse sur notre faim et cest la raison pour laquelle les commissaires des Groupes UDF Alliance et DL ont décidé de ne pas participer au vote.
EXPLICATION DE VOTE DE M. JEAN-BERNARD RAIMOND
COMMISSAIRE APPARTENANT AU GROUPE RPR
Japprouve totalement la déclaration faite par M. Franck Borotra lors de la séance de la commission denquête consacrée au vote du rapport ainsi que le document déposé par le groupe RPR. Ma seule divergence porte sur le vote.
Ce rapport est très équilibré dans ses analyses, même si parfois je lai trouvé dun ton un peu vif à légard de ceux qui ont créé Superphénix. Ce qui ma frappé en revanche, cest la contradiction fondamentale entre lanalyse et la conclusion.
De ce rapport qui est très synthétique ce qui ne métonne pas de la part du Rapporteur il ressort très clairement que :
Superphénix na jamais posé aucun problème de sûreté nucléaire ou de sécurité. Le Rapporteur la confirmé dans sa présentation orale du rapport ;
les problèmes techniques qui ont entraîné des retards ou des arrêts du surgénérateur ont toujours été dans la norme dun prototype, même si lon peut regretter quils naient pas été évités ;
il est fait aux pages 35, 36 et suivantes, une grande part au jugement des exploitants sur le fonctionnement de Superphénix en 1996
parfait selon eux et prouvant que les difficultés normalement rencontrées ont été surmontées. Les réserves qui sont développées à la suite de ces témoignages ne se situent pas au même niveau et ne remettent pas en cause lappréciation positive des performances de Superphénix.
Après une telle analyse très résumée mais exacte , lon ne comprend vraiment pas pourquoi le Gouvernement a arrêté le surgénérateur Superphénix.
Cest sans doute la raison pour laquelle la conclusion apparaît incohérente ou hors sujet.
La seule phrase qui tienne à peu près sur le plan de la logique sémantique est la première, selon laquelle larrêt de Superphénix, dinéluctable serait devenu « irréversible ».
En revanche, il est dit dans le rapport :
le choix nucléaire qui consiste à arrêter Superphénix mettra fin aux critiques infondées. En bon français, cela veut dire que les critiques à lencontre de Superphénix étant infondées, on arrête Superphénix !
le choix fait par le Gouvernement consiste, selon le Rapporteur, à affirmer et à clarifier notre politique nucléaire. Mais, dire à la fois que la priorité ira au projet EPR et quon maintiendra en même temps une sorte de veille technologique sur les réacteurs à neutrons rapides après la fermeture de Superphénix, dans lattente dun éventuel retour à cette filière aux environs de 2050 me paraît plutôt engendrer la confusion. Il sagit moins dun choix que dune fausse sortie de secours ;
il est fait mention du rôle du Parlement qui a été négligé à lorigine de Superphénix. Pourquoi a-t-il été exclu de la décision darrêt de Superphénix ? Disons au moins que ce nest pas le sujet de la commission denquête. Un débat est annoncé à lAssemblée nationale à lautomne sur la politique de la France en matière dénergie. Ce sera très utile mais il est pour le moins paradoxal dinscrire le débat après, plutôt quavant, une décision aussi fondamentale que celle qui vient dêtre prise.
La conclusion qui devrait découler selon moi de ce rapport serait la suivante : demander au Gouvernement de réexaminer sa décision après un débat devant lAssemblée.
Quand le Rapporteur écrit, selon ses propres mots, dès le début du rapport, quil y a irréversibilité, cest la décision qui est irréversible, et non pas le démantèlement. Or, une décision, même du Gouvernement, nest pas, en elle-même, irréversible. Pourquoi, si vraiment il y avait irréversibilité, avoir précipité la durée des travaux de notre commission denquête parlementaire, qui naurait plus alors quune tâche de caractère historique.
En ce qui concerne mon vote, je suis, certes, contre lopposition systématique. Je naime pas mopposer sur des problèmes mineurs, pour des questions de discipline. Mais lorsquil sagit dune question aussi fondamentale pour la France et son avenir énergétique que celle de larrêt de Superphénix, je crains, si lon est contre cet arrêt, que toute position autre que le « non » soit mal interprétée.
Le choix qui a été fait par le groupe RPR, ainsi que par lUDF et DL, de ne pas participer au vote, risque de laisser la place, sauf au niveau des experts, à lidée que la commission denquête a approuvé larrêt de Superphénix.
Cest pourquoi je vote « non », contre un rapport qui entérine comme un fait accompli larrêt du surgénérateur.
EXPLICATION DE VOTE DE M. ROGER MEÏ, COMMISSAIRE APPARTENANT
AU GROUPE COMMUNISTE
Le rapport et la conclusion du Rapporteur ne reflètent pas les discussions, ni le caractère des auditions.
Etait-il nécessaire de mettre en place une commission denquête alors quaujourdhui ce sont les positions des partis politiques qui sexpriment ? Ce sentiment est renforcé par le remplacement de trois députés socialistes par trois autres qui voteront sans avoir pu se former une opinion, puisque désignés au Bulletin de lAssemblée nationale daujourdhui même.
Il y a eu en la matière un accord électoral entre le parti socialiste et les Verts qui néglige lexistence dans la majorité plurielle dune autre composante.
Le respect de la démocratie, comme de la composante communiste de cette majorité, aurait nécessité un débat au Parlement, comme dailleurs lavait demandé la mission énergie qui sétait rendue sur le site de Superphénix.
Le point essentiel cest la fermeture de Superphénix que les conclusions du rapport ne remettent pas en cause et la fin de la filière surgénération.
Je suis pour la continuation de Superphénix et pour que la France poursuive la recherche sur la surgénération et conserve son avance dans ce domaine.
Je regrette la mise en cause à travers NERSA de la coopération européenne qui était un atout supplémentaire.
Je regrette la négation du travail effectué depuis 40 ans par le personnel chercheurs, cadres, ouvriers de cette filière.
Il est à souligner dailleurs quà aucun moment, la sûreté de Superphénix na été mise en cause dans le rapport.
Je ne néglige pas pour autant les erreurs considérables commises : surdimensionnement, coûts exorbitants, période dimmobilisation, manque de transparence...
Jinsiste enfin sur le traumatisme que va représenter la fermeture de Superphénix pour léconomie et lemploi des régions concernées. Traumatisme dont il faudra des générations pour se relever.
Je constate loubli dans le rapport et sa conclusion des problèmes denvironnement.
Ainsi, ne sont pas évoquées des données importantes :
la transmutation du plutonium et autres actinides pour lélimination des déchets ;
la nécessité du nucléaire pour la lutte contre leffet de serre ;
labandon de la filière de recherche sur la surgénération, qui va faire perdre à la France sa position de tête.
Pour préserver lavenir des générations futures, cest un véritable gaspillage que de brûler nos réserves de gaz et de pétrole pour fabriquer du courant électrique.
Stocker les déchets nucléaires alors quils peuvent produire dans les surgénérateurs du courant est-ce une solution acceptable ?
Je relève comme positif la confirmation de la nécessité de la filière nucléaire et de son développement par la construction de lEPR, alors que des doutes sexpriment dans la majorité plurielle. Le rapport souligne aussi fortement le rôle du Parlement dans les choix énergétiques et sa consultation à échéances régulières. Cest important. Il sagit dune question de démocratie mais aussi defficacité. Je réitère donc la demande dun véritable débat à lautomne sur les problèmes énergétiques du pays.
Sur la base de lensemble de ces remarques, je mabstiens sur ce rapport.
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