N° 1018

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 25 juin 1998

Dépôt publié au Journal Officiel le 26 juin 1998

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE (1)
sur SUPERPHÉNIX
et la FILIÈRE des RÉACTEURS à NEUTRONS RAPIDES
,

Président

M. Robert GALLEY,

Rapporteur

M. Christian BATAILLE,

Députés.

——

TOME II

AUDITIONS

(1) Cette Commission est composée de : MM. Robert GALLEY, président, Michel DESTOT, Roger MEÏ, vice-présidents, Robert HONDE, Alain MOYNE-BRESSAND, secrétaires, Christian BATAILLE, rapporteur ; MM. Eric BESSON, Claude BILLARD, Claude BIRRAUX, Franck BOROTRA, Alain CACHEUX, Richard CAZENAVE, Bernard CAZENEUVE, Marcel DEHOUX, Eric DOLIGÉ, François DOSÉ, Alain FABRE-PUJOL, Yves FROMION, Jean-Pierre KUCHEIDA, Jean-Claude LENOIR, François LOOS, Noël MAMÈRE, Pierre MICAUX, Joseph PARRENIN, Serge POIGNANT, Ladislas PONIATOWSKI, Jean-Bernard RAIMOND, Gérard REVOL, Mme Michèle RIVASI, M. André VALLINI.

Energie et carburants.

TOME SECOND

SOMMAIRE DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l’ordre chronologique des séances tenues par la Commission

(la date de l’audition figure ci-dessous entre parenthèses)

 

Pages

__ Monsieur Christian PIERRET, Secrétaire d’Etat à l’industrie (5 mai 1998).

5

__ Messieurs Rémy CARLE, ancien Président du Conseil de surveillance de NERSA, Jacques CHAUVIN, Président du Conseil de surveillance de NERSA, et Bernard GIRAUD, Président du Directoire de NERSA (7 mai 1998).



37

__ Monsieur André-Claude LACOSTE, Directeur de la direction de la sûreté des installations nucléaires (DSIN) (7 mai 1998).


55

__ Monsieur Yves COCHET, Vice-président de l’Assemblée nationale, Membre du collège exécutif des Verts (7 mai 1998).


67

__ Madame Dominique VOYNET, Ministre de l’aménagement du territoire et de l’environnement (12 mai 1998).


77

__ Monsieur Raymond SENÉ, Physicien, Membre de la commission Castaing
(12 mai 1998).


101

__ Madame Corinne LEPAGE, ancienne Ministre de l’environnement (12 mai 1998).

117

__ Monsieur Hubert CURIEN, Membre de l’Académie des sciences, ancien Ministre de la recherche et de la technologie (13 mai 1998).


127

__ Monsieur Jean PRONOST, Expert près la Cour d’appel de Paris, agréé par la Cour de cassation, Commissaire enquêteur (13 mai 1998).


141

__ Messieurs Christian RIVAL, Conseiller général du canton de Morestel, Maire de Morestel, et Jean-François BONNARD, Président du district du canton de Morestel (14 mai 1998).



153

__ Messieurs Paul LAVIE et Yann WOLFF, Vice-présidents du Comité de soutien à Superphénix (14 mai 1998).


165

__ Monsieur Louis MERMAZ, Député, ancien Président de l’Assemblée nationale, ancien Président du Conseil général de l’Isère (14 mai 1998).


173

__ Messieurs Daniel BEGUET, Secrétaire de la branche cadres CGT de Superphénix, Patrick DURAND, Secrétaire de la branche cadres CGT du département de l’Isère, Didier GARNIER, Secrétaire de la branche ouvriers-employés CGT de Superphénix, Yvon THENAULT, responsable syndical CGT de Superphénix, Didier BREUIL, Membre du bureau de la Fédération de l’énergie CGT, et Maurice MARION, Secrétaire général de la Fédération de l’énergie CGT de l’Isère (18 mai 1998)






183

__ Messieurs Jean-François KOWALSKI et Michel PORTE, Secrétaires du syndicat F.O., Bernard GRITTI, Président du syndicat CFTC et Richard NOWALSKI, Secrétaire du syndicat CFTC, Jean-Luc BRASSAC, représentant CFDT, Christian MOESL, Secrétaire de la section locale CGC, et Mme Monique DENIAUD, Membre du bureau local CGC (18 mai 1998)





199

__ Messieurs Gilles PEDEMONTI, Denis KIRCHSTETTER, Membres du Comité mixte à la production (CMP), et Christian LIMINANA, Secrétaire du Comité mixte à la production (18 mai 1998)



211

__ Monsieur Claude ALLEGRE, Ministre de l’éducation nationale, de la recherche et de la technologie (19 mai 1998).


217

__ Messieurs  Yannick d’ESCATHA, Administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), et Bertrand BARRÉ, Directeur des réacteurs nucléaires au CEA (19 mai 1998).



235

__ Monsieur  René PELLAT, Haut commissaire à l’énergie atomique (19 mai 1998).

253

__ Monsieur Georges VENDRYES, ancien Directeur des applications industrielles nucléaires au CEA (26 mai 1998).


259

__ Messieurs Jacques BOUCHARD, Directeur des applications militaires au CEA, ancien Directeur des réacteurs nucléaires, et Patrice BERNARD, Directeur du programme « Loi du 30 décembre 1991 » au CEA (26 mai 1998).



281

__ Monsieur Georges CHARPAK, Prix Nobel de physique (26 mai 1998).

289

__ Messieurs Raymond AVRILLIER, Porte-parole de l’association « Les Européens contre Superphénix », Yves FRANCOIS, Président du Comité local pour l’arrêt définitif de Superphénix, et Claude BOUVIER, Président de l’association des élus opposés à Superphénix (28 mai 1998).




301

__ Messieurs Bruno REBELLE, Directeur général de Greenpeace France, et Jean-Luc THIERRY, responsable de la campagne énergie de Greenpeace France
(28 mai 1998).



321

__ Monsieur Pierre DAURES, Directeur général d’EDF (2 juin 1998).

333

__ Monsieur Claude DÉTRAZ, Directeur de l’Institut national de physique nucléaire et de physique des particules (CNRS) (2 juin 1998).


353

__ Monsieur Jean-Pierre AUBERT, Inspecteur général de l’industrie et du commerce, chargé par le Gouvernement d’un rapport sur la reconversion industrielle du site de Creys-Malville (4 juin 1998).



363

__ Monsieur  Dominique FINON, Directeur de l’Institut d’économie et de politique de l’énergie (4 juin 1998).


375

Audition de M. Christian PIERRET,
Secrétaire d’Etat à l’industrie

(extrait du procès-verbal de la séance du 5 mai 1998)

Présidence de M. Robert GALLEY, Président

Monsieur Christian Pierret est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Christian Pierret prête serment.

M. le Président : M. le secrétaire d’Etat, nous avons souhaité unanimement vous entendre en tout premier lieu.

    En effet, vous êtes responsable de la politique énergétique de notre pays et vous partagez avec votre collègue chargée de l’environnement, la tutelle de la sûreté nucléaire.

    Vous êtes donc, à double titre, concerné par la fermeture de Superphénix et ses conséquences.

    Nous souhaiterions par conséquent recueillir votre point de vue sur l’arrêt de Superphénix, sur le redémarrage de Phénix, sur la reconversion industrielle du site de Creys-Malville et sur l’avenir de la filière des réacteurs à neutrons rapides.

    M. le secrétaire d’Etat, je vous poserai la première question qui pourrait servir d’introduction à votre exposé liminaire. Selon vous, quelle raison ou quel faisceau de raisons ont entraîné la décision de fermeture immédiate de Superphénix ?

M. Christian PIERRET : M. le Président, M. le Rapporteur, Madame et Messieurs les députés, pour répondre à votre question, il convient, tout d’abord, de rappeler, de manière très cursive, les raisons qui ont conduit les gouvernements de l’époque à créer Superphénix.

    La réalisation de Superphénix s’est inscrite dans un programme de développement progressif et gradué des réacteurs à neutrons rapides dans les années 1960. On a ainsi construit Rapsodie d’une puissance de 40 MW, puis Phénix d’une puissance de 250 MW.

    En 1974, la société NERSA, regroupant EDF, l’ENEL, RWE, était constituée. La composition du capital de NERSA a évolué, le consortium SBK regroupant des électriciens allemands, belges, hollandais et anglais se substituant en 1975 à RWE.

    En 1976, le conseil d’administration de NERSA, avec l’aval des pouvoirs publics, prenait la décision de construire la centrale de Creys-Malville d’une puissance de 1 200 MW.

    On connaît les raisons de cette décision. Les avantages, au moins théoriques mais à mon avis réels, des réacteurs à neutrons rapides sont importants. A la différence des réacteurs au graphite et au gaz et des réacteurs à eau sous pression, un réacteur à neutrons rapides utilise directement les neutrons générés dans le cœur des réacteurs lors des réactions de fission. Cette spécificité le rend apte à fonctionner avec une très grande variété de combustibles comprenant aussi bien de l’uranium que du plutonium.

    Il s’agissait, au lendemain du premier choc pétrolier, de faire face aux tensions qui étaient apparues sur le marché des ressources énergétiques. Comme les ressources connues en uranium étaient limitées, il était légitime de vouloir les exploiter au mieux et de développer des réacteurs à neutrons rapides, dont la caractéristique essentielle est de produire plus de matière fissile qu’ils n’en consomment.

    Il est toujours difficile de juger des décisions du passé avec les yeux d’aujourd’hui, mais un retour en arrière est nécessaire pour apprécier les raisons qui ont dicté notre décision d’arrêter Superphénix. Je dois à l’honnêteté de dire que la décision initiale de développer une filière de réacteurs à neutrons rapides n’était pas une erreur au moment où elle a été prise. Je ne veux pas polémiquer, mais je pense que cette décision était justifiée à l’époque. Cela ne signifie pas pour autant, et j’y reviendrai, que la décision de construire ainsi cette centrale particulière avec ses caractéristiques propres ait été une bonne décision.

    La construction s’est effectuée sans difficultés techniques, mais a été entachée de polémiques.

    La centrale a fait l’objet, en 1977, d’une déclaration d’utilité publique et d’un décret d’autorisation de création. Superphénix était conçu, à l’époque, comme « un prototype à l’échelle industrielle ».

    Les opérations d’acquisitions foncières, de terrassement, de génie civil et de construction se sont déroulées sur huit années et se sont achevées en 1983. Suivirent deux années d’essais, puis la mise en service industrielle : première divergence en septembre 1985, couplage au réseau en janvier 1986. Ensuite, il y a eu la montée en puissance progressive du réacteur, qui a atteint sa pleine puissance fin 1986.

    La construction s’est déroulée tout à fait correctement sur le plan technique. En revanche, elle a été émaillée de polémiques et de manifestations, dont celle où un manifestant a malheureusement trouvé la mort.

    L’exploitation du réacteur a en revanche été pour le moins chaotique.

    Des difficultés sont apparues lors de l’exploitation de Superphénix. En 1987, une fuite de sodium provenant du fameux barillet de stockage des assemblages combustibles a conduit à l’arrêt de la centrale au mois de mai. Après divers travaux, la centrale a redémarré en janvier 1989.

    Elle a été arrêtée de nouveau en septembre 1989 pour une période de travaux, ceux-là programmés. En avril 1990, la centrale a redémarré. Une autre fuite de sodium sur un circuit auxiliaire a obligé à un nouvel arrêt, d’avril à juin 1990. En juin 1990, la centrale a été de nouveau arrêtée en raison d’une pollution accidentelle du circuit de sodium. C’est lors de cet arrêt, en décembre 1990, que des chutes de neige exceptionnelles ont provoqué l’effondrement partiel du toit de la salle des machines.

    En juin 1992, alors que la direction de la sûreté des installations nucléaires (DSIN) avait estimé que le redémarrage de Superphénix, arrêté depuis cette pollution du sodium, pouvait être autorisé, le Premier ministre, Pierre Bérégovoy, a subordonné le redémarrage de Superphénix à la réalisation d’une nouvelle enquête publique, même si elle n’était pas juridiquement nécessaire, et à la remise par M. Hubert Curien d’un rapport sur l’incinération des déchets et sur les conditions dans lesquelles Superphénix pouvait y contribuer.

    Le rapport Curien, que vous avez mentionné, M. le Président et M. le Rapporteur, dans le débat de création de la commission d’enquête a conclu en décembre 1992 à la possibilité de voir Superphénix contribuer à l’incinération des déchets.

    L’enquête publique – la seconde – demandée par le Premier ministre a eu lieu de mars à juin 1993. La commission d’enquête a émis un avis favorable au redémarrage.

    En février 1994, alors que la DSIN venait de remettre son rapport concluant que le redémarrage de Superphénix pouvait être autorisé du point de vue de la sûreté, le Gouvernement de M. Balladur a décidé que Superphénix ne serait plus exploité comme une centrale nucléaire, mais deviendrait un réacteur consacré à la recherche et à la démonstration. Nous verrons que cette décision a involontairement provoqué une difficulté juridique complexe à résoudre.

    Le Gouvernement a également indiqué que le redémarrage ne serait autorisé qu’après l’approbation d’un programme d’acquisition des connaissances, évalué par deux personnalités incontestables, MM. Dautray et Détraz, et que la mise en œuvre de ce programme ferait l’objet d’un rapport annuel à la commission nationale d’évaluation (CNE) instituée par la loi Bataille du 30 décembre 1991, et dont la composition garantit l’absolue indépendance.

    En avril 1994, les exploitants ont transmis le programme d’acquisition de connaissances correspondant à la commande passée. Il a été examiné par MM. Dautray et Détraz qui ont émis, en mai 1994, un avis favorable.

    Un nouveau décret d’autorisation de création a pu être signé le 11 juillet 1994, et le réacteur a redémarré le 4 août 1994, après quatre ans d’arrêt.

    Le 25 décembre 1994, le réacteur devait à nouveau être arrêté en raison d’une fuite du dispositif d’alimentation en argon d’un échangeur intermédiaire. En juin 1995, NERSA était en mesure de présenter une solution permettant de réparer cette fuite. Il a donc fallu six mois de réflexion et de mise en œuvre pour réparer la fuite.

    A cette occasion, le Gouvernement s’est à nouveau interrogé sur l’opportunité de laisser redémarrer Superphénix. Superphénix a finalement été autorisé, le 22 août 1995, à redémarrer. Je m’exprime en présence de M. Borotra qui me précédait alors dans ces responsabilités importantes.

M. Franck BOROTRA : Pas encore !

M. Christian PIERRET : Le Gouvernement de M. Juppé a souhaité qu’une commission scientifique indépendante, présidée par le Professeur Castaing, dont je salue la mémoire, évalue la capacité de Superphénix à fonctionner comme outil de recherche, ainsi que l’avait décidé le Gouvernement de M. Balladur.

    Cette commission a remis son rapport le 20 juin 1996. Elle a considéré comme « légitime le désir de tirer tous les enseignements des investissements considérables qui ont déjà été consentis sur Superphénix ». Le Gouvernement a indiqué, en juillet 1996, qu’il reprenait à son compte l’essentiel des conclusions du rapport Castaing.

    Ainsi, en 1996, année faste pour Superphénix, à peu près la seule où il a fonctionné correctement, Superphénix a été couplé au réseau près de 250 jours et a fourni 3,5 milliards de kWh, soit l’équivalent de la consommation annuelle d’un département comme la Loire ou le Puy-de-Dôme.

    Mais, à la suite d’une plainte déposée par le Canton de Genève et par diverses associations anti-nucléaires, le Conseil d’Etat a annulé, le 28 février 1997, le décret du 11 juillet 1994 autorisant le redémarrage de Superphénix. Il s’est fondé sur une modification des finalités assignées par ce texte à l’installation au regard de celles indiquées dans le dossier soumis à l’enquête publique.

    En effet, le décret de 1994 disposait que l’objectif de Superphénix était « la recherche et la démonstration » et que « la production d’électricité n’était pas une priorité », alors que le dossier mis à l’enquête publique en 1993 indiquait que l’objectif de Superphénix était « la production d’électricité et l’acquisition de connaissances ». Le jour même, le Gouvernement de M. Juppé faisait savoir que « cette décision ne remettait pas en cause l’intérêt de cette installation » et qu’« il avait donc décidé de prendre les dispositions nécessaires, dans le respect de la décision du Conseil d’Etat et conformément à la loi, pour que Superphénix poursuive son activité ».

    Malheureusement ou heureusement, cette décision est restée sans suite concrète, le Gouvernement d’Alain Juppé n’ayant pas pris de nouveau décret d’autorisation – ceci est souvent méconnu –, alors qu’il avait transmis un projet de décret au Conseil d’Etat et qu’il avait le temps de prendre ce décret avant la cessation de ses fonctions.

    Ce contexte (nombreux incidents techniques, nombreux dysfonctionnements, une seule année de fonctionnement réel normal de l’équipement, et des difficultés juridiques d’une grande importance – l’annulation d’un décret par le Conseil d’Etat n’est pas chose courante) a motivé l’attitude du Gouvernement d’abandonner Superphénix et de réaffirmer qu’il ne redémarrerait pas, conformément aux engagements qu’il avait pris pendant la campagne électorale.

    Quel bilan pouvons-nous tirer de cette période ?

    D’abord, je dirai clairement, eu égard à certaines polémiques, que l’arrêt de Superphénix et la décision d’abandonner cet équipement ne sont, en aucune façon, motivés par des questions de sûreté. La DSIN a suivi et contrôlé son fonctionnement de façon particulièrement attentive – je tiens d’ailleurs à rendre hommage au travail précis, scientifique, d’une remarquable rigueur de la DSIN –, et a estimé que son niveau de sûreté était équivalent à celui d’un réacteur à eau sous pression.

    Ce ne sont donc pas des raisons de sûreté qui motivent la décision prise par le Premier ministre et annoncée le 19 juin 1997 d’arrêter et d’abandonner cet équipement.

    Cela dit, même si Superphénix a fonctionné correctement en 1996, le total de l’électricité produite depuis sa création ne s’élève qu’à 7,9 milliards de kWh. La centrale a fonctionné normalement pendant quatre ans et demi. Elle a été en arrêt exceptionnel pendant une durée cumulée de six ans et demi, dont deux pour raisons techniques et quatre et demi pour études diverses et procédures réglementaires, parmi lesquelles des procédures d’enquête, conformément aux textes, qui retardent souvent la mise en œuvre des équipements nucléaires.

    Le pari technologique de Superphénix a été, permettez-moi de le déplorer personnellement, un échec. Sans doute aurait-il fallu être moins ambitieux et construire un réacteur d’une puissance moins élevée, plutôt que de passer directement de Phénix 250 MW à Superphénix 1 200 MW. Il est possible que le passage à un équipement de grande puissance, à peine inférieure à celui des dernières tranches d’EDF, ait provoqué, de fait, une rupture de continuité dans la capacité technologique à maîtriser les phénomènes.

    Ensuite, le bilan économique est inacceptable. La Cour des comptes a relevé les insuffisances en termes d’engagements de crédits comparés à la production d’électricité. Elle a abouti, sur la base d’une approche comptable, à une évaluation du coût de la centrale de l’ordre de 60 milliards de francs. Un tel chiffre comprenait – il faut être objectif et je le dis clairement – aussi bien les coûts passés que futurs d’investissement comme d’exploitation.

    Ce coût de 60 milliards de francs pour 7,9 milliards de kWh produits a paru excessif au Gouvernement.

    Enfin, Superphénix a été, dès le début, une centrale vivement contestée par certaines fractions de l’opinion. Elle a été un objet continuel de polémiques et de manifestations. Je ne cacherai pas que ces contestations et ces atermoiements successifs ont fait que – je pèse mes mots – l’outil n’a pas bénéficié d’un soutien politique suffisant, quelles qu’aient été les majorités au Parlement. Tous les gouvernements qui se sont succédé depuis 1990 ont cherché, à un moment ou à un autre, à différer une décision de démarrage ou de redémarrage qu’ils ont toujours jugée politiquement coûteuse.

    Peut-on, dans une société démocratique, mener à bien un projet industriel public majeur, et un projet scientifique et technologique majeur, sans qu’il ne fasse l’objet d’un consensus politique ou d’une manifestation forte d’un tel consensus politique ? Je laisse cette question à votre appréciation.

    En définitive, puisque j’ai exclu absolument les questions de sûreté, ce sont donc des considérations économiques et politiques qui ont conduit le Gouvernement à abandonner Superphénix, prototype lancé dans les années 1970 dans un autre contexte – je m’en suis déjà expliqué devant la mission énergie de l’Assemblée nationale et j’ai répondu à plusieurs questions d’actualité à ce sujet – de pénurie d’énergie et de faiblesse estimée des ressources en uranium. Le Gouvernement a donc estimé que cette centrale était inadaptée au contexte actuel.

    Le parc de centrales nucléaires suffit amplement et pour plusieurs années à subvenir à nos besoins en électricité. Il n’y a pas aujourd’hui de tension sur les prix de l’énergie ni de pénurie prévisible dans l’approvisionnement en uranium. A court terme, j’insiste sur ce point, la filière de surgénération ne présente donc pas de perspective industrielle.

    En outre, ce prototype, qui constituait un saut technologique considérable, a été difficile à maîtriser et a coûté beaucoup plus cher que prévu.

    Telles sont, M. le Président, les raisons démocratiques, politiques, économiques et peut-être aussi technologiques, qui ont conduit le Gouvernement à décider d’abandonner ce programme.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : M. le secrétaire d’Etat, après votre propos général, j’évoquerai les effets financiers considérés sous l’angle de la coopération européenne.

    Quelles seront les conséquences de la fermeture de Superphénix sur les relations financières des partenaires de NERSA ? Comment sera réglé le problème de la fourniture d’énergie due à ces partenaires étrangers en vertu de la convention du 2 février 1995 permettant la mise en œuvre du programme d’acquisition des connaissances ? Le coût de la déconstruction, qui n’a été, pour l’instant, envisagé que d’une manière très générale, sera-t-il partagé au prorata de la part de chacun dans le capital de NERSA ? La décision unilatérale du Gouvernement français, sans concertation avec ses partenaires européens, de fermer Superphénix, peut-elle avoir des incidences sur l’avenir de la coopération européenne, en particulier dans le domaine des réacteurs hybrides ?

M. Christian PIERRET : L’impact financier de la décision d’arrêt de Superphénix doit faire l’objet de ma part de réponses extrêmement précises. Aussi vais-je vous les fournir en m’excusant de la multiplicité des chiffres que je vais donner à la commission.

    Il convient de distinguer trois niveaux : les dépenses du démantèlement, le coût de la liquidation de la société NERSA, les effets dans les comptes d’EDF.

    • Le coût global de la mise à l’arrêt définitif du réacteur est estimé à 12,2 milliards de francs. Il comprend trois types de dépenses.

    – Le premier concerne les dépenses de post-exploitation, c’est-à-dire la phase qui commencera immédiatement après l’annonce de la fermeture définitive du site et qui correspond à la préparation de la mise à l’arrêt définitif : confinement de l’ensemble de l’installation, évacuation et entreposage du combustible et traitement difficile et coûteux du sodium pour le réduire à l’état de chlorure de sodium faiblement radioactif. On ne maîtrise peut-être pas encore tous les éléménts de cette opération très difficile, car très dangereuse.

    EDF estime que ces opérations de post-exploitation s’étaleront sur dix ans, avec un pic en début de période, pour un coût total de 3,7 milliards de francs, valeur 1997.

    – Le deuxième type de dépenses concerne le retraitement du combustible. EDF considère que le combustible serait retraité dans l’année de la mise à l’arrêt définitif, soit dix ans après la fin de l’exploitation, pour un coût de 2,7 milliards de francs.

    – Le troisième segment des 12,2 milliards de francs concerne le démantèlement de la centrale, qui débutera après la mise à l’arrêt définitif, pour un coût total estimé par EDF à 5,8 milliards de francs, valeur 1997.

    3,7 + 2,7 + 5,8 = 12,2 milliards de francs, sur dix ans, coût global de la mise à l’arrêt définitif. Ce coût était, de toute façon, prévu, puisque la convention d’exploitation s’achève au 31 décembre 2000.

    • Deuxièmement, le coût de la mise à l’arrêt définitif pour EDF est de 10,9 milliards de francs.

    Je rappelle qu’EDF détient 51 % de la société NERSA qui exploite le réacteur. En vertu des négociations intervenues entre les différents actionnaires de NERSA, lors de la signature de la convention en 1995, il est prévisible que les partenaires d’EDF ne prendront à leur charge que la quote-part des dépenses de retraitement qui leur incombait, soit 1,3 milliard de francs, laissant ainsi à EDF l’intégralité des dépenses que je viens d’évoquer, à savoir 12,2 milliards de francs, moins 1,3 milliard de francs, soit 10,9 milliards de francs.

    • Troisièmement, du point de vue du droit commercial, en plus des dépenses nécessaires à la mise à l’arrêt définitif du réacteur, EDF devra supporter sa quote-part
    – 51 % – des frais liés à la liquidation de la société NERSA, soit environ 5,3 milliards de francs. Ceux-ci comprennent la quote-part des dettes restant dues par EDF au titre de l’endettement de NERSA, la perte au titre d’un litige fiscal en cours et la perte des fonds propres engagés par EDF dans NERSA.

    Les conditions d’exploitation n’étant pas remplies, selon EDF, l’établissement a par ailleurs considéré qu’un prêt du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), consenti à l’occasion de la construction de Superphénix pour un montant de 2 milliards de francs, n’était plus à rembourser.

    Au total, le coût de la liquidation pour EDF s’élève ainsi à 14,2 milliards de francs, se décomposant ainsi : 10,9 milliards de francs auxquels s’ajoutent 5,3 milliards de francs et desquels il faut retrancher les 2 milliards de francs qu’EDF ne remboursera pas au CEA. Le chiffre de 14,2 milliards de francs est à retenir, car il comprend l’ensemble du coût pour EDF sur la période considérée, incluant la post-exploitation, les questions juridiques et la liquidation de la société NERSA.

    Face à ces charges, EDF avait constitué, en 1996, une provision de 11,565 milliards de francs en vue des pertes futures de NERSA. L’affaire était donc déjà très largement provisionnée. Est venue s’y ajouter une dotation à la provision nette de 2,7 milliards de francs en 1997.

    Je dois ajouter que la date d’arrêt du réacteur influe peu sur le coût de son arrêt. Cette observation était, naturellement, déterminante. On aurait constaté un alourdissement du déficit d’exploitation en cas de prolongement de l’exploitation. Le coût aurait donc, peut-être, été supérieur si l’exploitation avait continué. En revanche, EDF estime qu’une prolongation de la période d’exploitation de la centrale lui aurait permis de préparer mieux la post-exploitation et donc de réduire légèrement son coût. Ce sont donc deux arguments contraires : on aurait probablement enregistré plus de pertes d’exploitation, à en juger par le passé et par l’historique du fonctionnement, mais la post-exploitation aurait coûté moins cher.

    Compte tenu de ces hypothèses, retarder l’arrêt de l’exploitation de la centrale jusqu’à la fin de la convention entre les partenaires dans NERSA, soit à la fin de l’année 2000, aurait probablement été globalement neutre sur le plan financier.

    Je vous propose donc de retenir le coût de 14,2 milliards de francs, avec une provision de 11,565 milliards de francs, plus 2,7 milliards de francs.

    La deuxième question concernait les coopérations européennes et le développement éventuel de nouvelles coopérations en matière de surgénérateurs.

    Pour y répondre, je dois revenir sur un point qui paraît décisif aux yeux du Gouvernement, à savoir l’application totale, reconfirmée le 2 février dernier, de la loi du 30 décembre 1991, dite loi Bataille.

    Nous voulons en effet mener la totalité des recherches nécessaires aux trois axes prévus par la loi du 30 décembre 1991, notamment la séparation-transmutation premier d’entre eux. C’est pourquoi nous avons demandé et obtenu de l’autorité de sûreté la possibilité de faire remonter en puissance le réacteur Phénix, qui n’avait jamais été arrêté. Je considère personnellement comme décisif de poursuivre, à partir du réacteur Phénix dont l’objet scientifique et technique est patent, les recherches sur la séparation et la transmutation jusqu’à la date d’arrêt prévue de Phénix, c’est-à-dire le 1er janvier 2005.

    Les coopérations européennes possibles peuvent porter sur le projet de réacteur Jules Horowitz, développé par le CEA, qui consiste à modifier le caloporteur. Il devrait être optimisé afin de prendre en compte l’objectif de réaliser des recherches sur la transmutation. Vous pourrez sans doute poser des questions à ce sujet à mon collègue, M. Allègre, très attaché au développement de ce projet.

    Par ailleurs, le développement de connaissances sur les systèmes hybrides, composés à la fois d’un accélérateur de particules et d’un réacteur sous-critique, peut-être plus proches de nous en termes de date de réalisation que le projet Horowitz, doit être poursuivi. M. Allègre et moi-même sommes attachés à ce que, sur le plan scientifique et technologique, nous puissions réfléchir au projet proposé par le Professeur Rubbia. Il donne lieu actuellement à des études préliminaires afin de déterminer s’il peut être développé.

    Nous envisageons de proposer un développement européen de ces projets. Des contacts ont été pris entre le CEA et de nombreux organismes européens équivalents.

    De manière générale, nous pensons qu’il est très important que la France développe, de manière très volontaire, des collaborations internationales dans le domaine nucléaire.

    J’étais, il y a quelques jours, en Russie, où j’ai rencontré mon homologue le nouveau ministre de l’énergie atomique. Nous avons évoqué de manière très précise un certain nombre de points sur lesquels nous pourrions développer à court terme des coopérations. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres.

    Il en est de plus proches, avec des pays membres de l’Union européenne. Nous souhaitons notamment la poursuite du développement de l’avant-projet détaillé de réacteur EPR par Siemens et Framatome, en liaison avec EDF et des électriciens allemands, afin de déboucher sur un nouveau type de réacteurs encore plus sûr que les réacteurs actuels et consommant moins de combustible, de façon à laisser ouvert le champ des décisions qui devront intervenir en 2010, lorsque se posera la question du renouvellement de notre parc. Cela signifie d’être techniquement prêts si le choix est fait du renouvellement de nos centrales nucléaires, à répondre avec une nouvelle génération de réacteurs consommant moins de combustible et encore plus sûrs.

    J’y insiste, car c’est l’opinion du ministère de l’industrie, et je suis un fervent partisan de cette solution. Nous aurons à prendre, en 1998 ou 1999, des décisions industrielles de grande portée pour que le choix de la politique énergétique soit réellement ouvert entre 2010 et 2015.

    Le développement franco-allemand Siemens-Framatome d’un réacteur EPR est un point de passage obligé pour parvenir à cette latitude de choix politique qui devra être la nôtre en 2010. Il faut donc s’y préparer dès maintenant, car le compte à rebours est très serré pour passer de l’avant-projet détaillé aux premiers développements, puis au prototype, puis aux essais, puis à une pré-série.

    Il est nécessaire d’engager dès aujourd’hui une réflexion industrielle cohérente avec pour objectifs – vous avez tous pris connaissance des choix stratégiques du Gouvernement à partir de la décision du 2 février dernier et de l’arbitrage de M. le Premier ministre – de conserver notre sécurité d’approvisionnement, notre indépendance énergétique et d’être en mesure de répondre aux choix futurs.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : J’ai insisté dans la question sur le caractère unilatéral de la décision du Gouvernement français, partenaire pivot de la coopération européenne. Sans doute nous avez-vous fourni une réponse fort complète sur les coopérations européennes. Sans doute aussi n’est-on pas en état, quelques mois après cette décision, de mesurer ses éventuelles incidences négatives sur les coopérations européennes.

    Nous sommes toujours remplis d’espérances à l’égard de celles-ci. Je relève dans votre réponse, M. le secrétaire d’Etat, que vous n’avez pas constaté de comportement négatif de nos partenaires européens, notamment pour le projet de réacteurs hybrides qui nécessitera probablement une nouvelle coopération avec eux. A vous entendre, la coopération européenne ne semble pas mise à mal.

M. Christian PIERRET : Avec un certain nombre de nos partenaires européens, les choses sont devenues un peu plus ténues depuis quelques années ou quelques mois. Par exemple, la décision de l’Italie de ne finalement pas faire appel à l’énergie nucléaire a entraîné des décisions, notamment celle de ne pas poursuivre certaines coopérations au travers de NERSA. En revanche, nous avons des coopérations avec la Belgique, la Grande-Bretagne et d’autres pays qui ont réaffirmé leur engagement dans cette voie.

    Pourrait nous inquiéter l’annonce dans la presse, au mois de novembre, d’un projet de convention entre la société allemande Siemens, qui coopère par ailleurs avec Framatome au projet EPR, et la société anglaise BNFL. Vérification faite auprès d’interlocuteurs allemands directement intéressés, la finalisation d’éventuels – je souligne le mot – accords entre Siemens et BNFL n’a pas encore pu se réaliser.

    Les problèmes qui apparaissent dans les relations entre ces deux entreprises me permettent d’augurer positivement de la suite de la coopération entre Siemens et Framatome, même si le nucléaire ne représente pour le premier que 2 à 3 % de son chiffre d’affaires et n’est donc pas décisif, et même si Siemens et Framatome se sont trouvées en concurrence sur de nombreux marchés étrangers, situation que les deux entreprises ont tenté de régler au mieux de leurs intérêts respectifs.

    En tout cas, le Gouvernement souhaite encourager la coopération franco-allemande dans ce domaine. Les entreprises Siemens et Framatome – ce ne sont pas des coopérations intergouvernementales, c’est aux entreprises de décider, mais nous les encourageons – ont, je crois, un très bel avenir de coopération devant elles dans le cadre de la construction en commun de l’EPR, auquel je prête un grand avenir industriel.

M. le Président : M. le secrétaire d’Etat, vous vous êtes prononcé en faveur de l’EPR. Vous avez exprimé votre intérêt pour les réacteurs hybrides. Pour le Gouvernement, la filière des réacteurs à neutrons rapides constitue-t-elle toujours une réponse aux problèmes énergétiques de demain ?

M. Christian PIERRET : La filière des réacteurs à neutrons rapides présente, à mes yeux, un très grand intérêt, pour deux raisons essentielles.

    La première est la bonne utilisation de l’énergie contenue dans l’uranium par la valorisation du plutonium, puisqu’on produit plus de matière fissile qu’on en consomme.

    La seconde est que l’énergie nucléaire, qui est la seule énergie propre, présente un intérêt environnemental tout à fait remarquable, par la transformation des actinides mineurs, que nous devons poursuivre. D’où l’insistance que j’ai manifestée tout à l’heure à défendre le premier axe de la loi Bataille au travers de l’exploitation du réacteur de recherche Phénix.

    A long terme ou à très long terme, dans d’autres conditions de ressources, d’exploitation et de prix de l’huile et du gaz, et sachant que notre politique énergétique doit être équilibrée – d’une part, la maîtrise de l’énergie, axe essentiel de l’intervention de mon ministère, et d’autre part, le développement des énergies renouvelables, autre axe que je veux développer, mais qui ne pourra jamais satisfaire l’essentiel de nos besoins énergétiques – la filière des réacteurs à neutrons rapides conservera, j’en suis sûr, un double intérêt.

    D’une part, celui d’avoir incité la France, dans sa recherche et dans sa technologie, à devenir le premier pays disposant de ce type d’énergie potentiellement industrielle, et donc d’assurer pour longtemps son leadership industriel en cette matière.

    D’autre part, celui d’offrir à notre pays qui ne dispose pas de ressources énergétiques connues, une alternative lorsque le contexte énergétique international aura changé. J’ignore dans combien de temps. Je sais qu’eu égard aux ressources connues, aux recherches pétrolières, aux ressources considérables en gaz découvertes mois après mois, le problème ne se posera qu’à long terme, mais il se posera. Nous devrons alors bénéficier des acquis techniques, industriels et scientifiques qui honorent notre pays et qui ont marqué au nom de la France l’aventure industrielle de la deuxième moitié du XXe siècle.

M. le Président : Je ne veux pas polémiquer, mais vous venez de souligner l’importance de la filière des réacteurs à neutrons rapides. Pourquoi, dans ces conditions, n’avoir pas laissé consommer le combustible en cours d’utilisation ? Pourquoi s’être précipité pour arrêter Superphénix, alors que l’expérience de la combustion du premier combustible contenu dans le réacteur aurait été un élément essentiel, aussi bien sur le plan technologique que sur celui des rendements ou de l’avenir du réacteur ? Comment justifier une décision en cours de route, comme si on arrêtait une voiture de Formule 1, alors qu’elle n’a fait que la moitié du circuit ?

M. Christian PIERRET : D’abord, on n’est pas sûr qu’elle fera la seconde moitié.

    Comme je l’ai montré dans la première partie de mon exposé, la poursuite de l’exploitation du réacteur a été jugée économiquement très coûteuse. De plus, le consensus politique sur cette question n’est pas réuni en France. Même le Gouvernement précédent, celui de M. Juppé, n’avait pas jugé utile de poursuivre l’exploitation du réacteur.

    Je dirai franchement, parce que nous parlons là non de questions de politique politicienne mais de questions d’intérêt national et de stratégie du pays, que je crois qu’aucun gouvernement, quelle qu’ait été sa majorité et son orientation politique, n’a réussi à rassembler sur cette question des réacteurs à neutrons rapides un véritable consensus national. Le coût économique – 60 milliards de francs –, les perspectives technologiques si incertaines à ce degré de puissance – 1 200 MW –, et les si nombreux incidents ont tranché. Sans soutien politique réel, dans une opinion traversée, à droite comme à gauche, d’idées contradictoires, avec un coût économique prohibitif, la raison l’a emporté dans la décision d’arrêter et d’abandonner le programme.

M. Noël MAMERE : M. le Président, me sentant un peu isolé, étant le seul écologiste de service dans notre commission d’enquête parlementaire...

M. Eric DOLIGE : Nous le sommes tous !

M. Noël MAMERE : ...le seul « encarté » si vous voulez, et le seul à avoir pris fermement position contre Superphénix, je risque de passer pour un vilain petit canard et de ne pas être très « politiquement correct ».

    Pour reprendre l’image que vous avez utilisée, M. le Président, les techniciens ont sans doute inventé une Formule 1, mais elle n’a jamais effectué la première partie du parcours, car lorsqu’on actionnait la clé de contact, le moteur ne démarrait pas. Lorsque notre secrétaire d’Etat à l’industrie dit que les raisons qui ont poussé le Gouvernement à arrêter Superphénix ne sont pas uniquement économiques mais sont aussi liées à l’absence de consensus, on doit écouter ses propos avec une certaine circonspection.

    S’il n’y avait qu’un seul motif pour arrêter Superphénix, il tiendrait dans les chiffres qui nous ont été indiqués par M. le secrétaire d’Etat à l’industrie. Les techniciens et les ingénieurs du CEA ont décidé le démarrage de cette usine en 1974, sans aucune consultation de la représentation nationale, en choisissant de passer d’une centrale de 250 à 1 200 MW, dans le secret de cabinets de ministres.

    Il n’y avait effectivement pas de consensus, puisqu’on ne l’a pas cherché, et puisque, dans ce pays, il n’y a jamais eu de débat sur la politique énergétique, qui nous a été imposée par le mariage de la science et de la politique, sans aucune consultation de la représentation nationale.

    On nous a cité un chiffre effrayant : 250 jours de fonctionnement d’une usine qui a coûté, selon la Cour des comptes, 60 milliards de francs. Ceci devrait suffire pour arrêter Superphénix.

    Je m’étonne de la question posée par mon collègue, M. Bataille, qui semble regretter que la France ait pris une décision unilatérale qui aurait mis en cause nos partenariats européens. Je rappelle que le programme Superphénix n’a pas été décidé seul, mais qu’il avait de supposés partenaires européens, comme l’Allemagne, qui n’a jamais coopéré au programme Superphénix français. Celui-ci ne pouvait se justifier que dans un cadre européen, à condition que d’autres pays européens se lancent dans cette filière. Or, à cause des hésitations et des multiples pannes de cette « cathédrale de l’inutile », la plupart de nos partenaires européens ne nous ont pas suivi dans cette filière dans laquelle nous nous sommes trouvés, tout d’un coup, isolés.

    Je partage le point de vue exprimé par M. le secrétaire d’Etat : le programme lancé était trop ambitieux. Sans vouloir utiliser des termes trop ampoulés, on a assisté impuissants à la mise en œuvre d’un rêve prométhéen de quelques grands techniciens qui ont voulu nous imposer une filière sans même savoir si elle pouvait fonctionner, ce qui dans une démocratie est tout de même un peu dangereux.

    Je me demande quel est l’objet exact de cette commission d’enquête. Est-il de remettre en cause le choix effectué par le Gouvernement ou est-il aussi d’essayer de savoir pourquoi on a laissé dépenser 800 millions de francs par an aux contribuables français pour entretenir une centrale nucléaire qui ne fonctionnait pas ? Pourquoi la représentation nationale n’a-t-elle jamais été consultée ?

    J’entends M. le Président et M. le Rapporteur nous parler des réacteurs hybrides, mais à aucun moment, ni de la part des questionneurs ni de la part du questionné, je n’ai entendu parler de manière forte ou, en tout cas, sérieuse, d’autres types d’énergie que l’énergie nucléaire. Il ne s’agit pas ici de remettre en cause l’énergie nucléaire, mais toutes les questions, toutes les réponses, toutes les observations qui ont été formulées jusqu’à maintenant l’ont été sur le thème du nucléaire, énergie irremplaçable, source d’énergie unique.

    J’ai bien entendu M. le secrétaire d’Etat nous parler de ses efforts en matière de maîtrise de l’énergie et des énergies renouvelables. J’aurais aimé qu’il nous dise, face à la difficulté qu’il éprouve pour que celles-ci soient très vite un complément à l’énergie nucléaire, combien a été donné à l’ADEME – 500 millions de francs – et quel est le budget de recherche du CEA – 18 milliards de francs. Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que la politique de maîtrise de l’énergie dans notre pays et de recherche sur les énergies renouvelables soit aussi peu avancée.

    J’aurais aimé entendre le secrétaire d’Etat tenir des propos plus fermes et plus audacieux sur les autres formes d’énergie et non une sorte de credo sur l’énergie nucléaire comme « garantie de notre sécurité d’approvisionnement et d’indépendance énergétique ». C’est ce que l’on entendait il y a trente ou trente-cinq ans, lorsque l’on avait peur de manquer d’uranium et lorsque nous vivions sous la menace de la « guerre froide ». Il me semble que les choses ont changé. Il existe d’autres sources d’énergies. Elles peuvent être diversifiées.

    On pourrait, au travers de cette commission d’enquête parlementaire, ne pas se contenter de se demander si le rubbiatron est mieux que le réacteur hybride, si la solution ne passe que par les réacteurs à neutrons, mais se demander aussi si des formes complémentaires d’énergie ne pourraient pas nous permettre de sortir progressivement de la dictature du nucléaire. Je n’ai pas dit sortir du nucléaire mais de sa dictature. Je ne fais pas de l’incantation, M. le Président, puisque j’ai entendu M. le secrétaire d’Etat nous dire que nous serions très vite conduits à faire des choix. J’espère qu’ils seront soumis à la représentation nationale puisque nous savons que le parc nucléaire doit être renouvelé d’ici à 2010.

M. le Président : M. Mamère, je vous ai écouté avec la bienveillance qui doit être celle d’un président. Notre rôle dans la commission d’enquête, n’est pas, à ce stade, de polémiquer sur ce qu’il faut faire ou ce qu’il ne faut pas faire. Notre rôle est de poser à notre invité, à savoir M. le secrétaire d’Etat à l’industrie, des questions, portant de préférence directement sur le sujet, à savoir Superphénix. Je crois que nous aurions le plus grand tort de sortir du cadre très strict fixé par le Parlement à notre commission d’enquête. Par exemple, la question sur l’ADEME sort totalement du cadre de notre enquête sur Superphénix.

M. Christian PIERRET : M. le Président, j’avais cru bien faire en répondant aux questions faisant l’objet même de la commission d’enquête. Je suis venu parler de Superphénix et du nucléaire. Connaissant notre volonté commune, M. le député, de valoriser au maximum la maîtrise des énergies et les énergies nouvelles, j’ai pris soin de les mentionner, en étant presque, le Président l’a dit, en dehors du sujet, mais je vous répondrai bien volontiers sur les énergies renouvelables et sur l’ADEME.

    D’après les décisions du 2 février dernier et l’arbitrage pris par M. le Premier ministre, l’ADEME sera dotée de 500 millions de francs par an dès le budget de 1999, ce qui est considérable par rapport aux besoins de la recherche et de l’incitation en matière de maîtrise de l’énergie, d’autant qu’elle dispose aujourd’hui d’une trésorerie de 1,5 milliard de francs qu’elle n’a pas utilisée. 1,5 milliard de francs de trésorerie, plus 500 millions de francs par an permettrons, j’en suis convaincu – j’ai consacré récemment des réunions spécifiques au ministère à ce sujet –, de conduire une véritable politique de maîtrise de l’énergie.

    S’agissant des énergies renouvelables, l’hydraulique représente aujourd’hui environ 10 % de la production d’électricité. Si l’on ajoute 2 à 3 % d’énergies autres que l’hydraulique, on obtient 12 à 13 %.

    En mettant en œuvre des efforts tels que ceux que je veux mener, et je suis très volontariste en matière d’énergies renouvelables, nous pouvons développer l’énergie éolienne. Notre programme Eole 2005 doit permettre, s’il est poussé à son maximum par EDF, de produire quelque 500 MW. Cela représente moins de la moitié d’une tranche nucléaire de dernière génération, mais je veux le faire et nous le ferons, même si l’énergie éolienne attente parfois à l’environnement.

    J’ai consacré de récents travaux à l’encouragement de l’utilisation de la biomasse. Elle permettra de produire 10 MW cette année. En la poussant à son maximum, elle peut produire 40 MW.

    Le biogaz, le développement du gaz dans le GNV pour les flottes captives et le GPL, la voiture électrique – le PREDIT, fonds auquel participe mon ministère en tant que cofinanceur, cherche à encourager au maximum la conception de tous types de véhicules non polluants et de systèmes de propulsion qui n’attentent pas à l’environnement –, tout cela peut nous permettre de passer d’environ 13 % aujourd’hui à 18 ou 19 % au maximum, dans une dizaine ou une quinzaine d’années, des besoins totaux en électricité.

    Cela n’est pas l’objet de la commission d’enquête, mais j’en profite pour le répéter, je l’ai dit devant la mission d’information que préside M. Meï, ici présent, nous conduisons vraiment une politique volontariste en ce domaine. M. Mamère, ne me faites pas le procès de ne pas évoquer ces questions, car je souhaite très volontiers le faire. C’est un des centres de gravité de l’action de mon ministère.

    Quant à la faisabilité économique, elle n’est pas prouvée. Si nous pouvons produire plus à partir de ces énergies, nous le ferons. Si nous pouvons développer, dans certaines limites, la cogénération à partir du gaz, nous le ferons. Avec du pétrole à treize dollars le baril, les conditions économiques de toutes les autres énergies sont mises en question, mais le marché fluctue et demain le prix peut monter à vingt-cinq dollars.

    Aujourd’hui, le coût de l’énergie nucléaire doit se situer autour de dix-neuf centimes le kWh. Une mission de la Direction générale de l’énergie et des matières premières (DGEMP) a récemment montré que le coût de la cogénération gaz se situe entre dix-neuf et vingt-sept centimes le kWh. Elle est un peu moins compétitive, mais proche. L’énergie éolienne revient à trente centimes le kWh, ce qui n’empêche pas que je veuille la développer pour des raisons de protection de l’environnement qui nous sont communes. Telles sont les réalités économiques.

M. le Président : M. le député, il est inexact de dire que le projet Superphénix n’a pas été présenté au Parlement.

    Je m’autoriserai de mes vieux souvenirs de l’époque où j’étais au Gouvernement pour vous dire que la création de Superphénix a été subordonnée au vote d’une loi, puisque la création de NERSA était contraire au principe de la loi de 1946 de monopole de la production d’électricité. Le Parlement a donc, à l’initiative du Gouvernement, voté, en décembre 1972, une loi permettant la création de la société NERSA, en vue de la construction de Superphénix. Il n’est donc pas exact de dire qu’il n’y a pas eu de débat parlementaire, à l’époque.

M. Eric DOLIGE : M. le secrétaire d’Etat, vous avez indiqué que la décision d’arrêt avait été prise pour deux raisons majeures, l’une économique, l’autre politique. Sur le plan économique, vous nous avez dit que la centrale avait coûté 60 milliards de francs pour seulement sept milliards de kWh produits. Il est vrai qu’en comparaison des prix du kWh que vous venez de citer, l’écart est de un à cent, mais j’aurais souhaité obtenir des chiffres plus complets, rapportés à un fonctionnement dans des conditions comparables à celles de 1996, pour apprécier s’il n’aurait pas été possible, dans les années à venir, de réaliser une production économiquement plus intéressante.

    Par ailleurs, je corrigerai un chiffre. M. Mamère a dit qu’il n’y avait eu que 250 jours de production. Je rappellerai que c’était sur une seule année, 1996, qui a été la meilleure. Il ne faut pas rapporter ce chiffre aux dix années de fonctionnement.

    Effectivement, l’arrêt de Superphénix est un choix politique. M. le secrétaire d’Etat, vous avez dit que dans une société démocratique, on ne pouvait pas réaliser de tels équipements sans consensus et soutien politique réel. Mais je me demande quel grand équipement national pourrait être aujourd’hui réalisé dans ces conditions, à moins que vous ne m’indiquiez quel niveau de consensus politique est acceptable pour le Gouvernement. Faut-il un accord de 80 % des partis et uniquement 20 % qui ne soient pas d’accord ? J’aurais préféré que vous me disiez : c’est un choix politique, un point c’est tout. Cela aurait été plus facile à comprendre.

M. Christian PIERRET : Je crois avoir indiqué tout à l’heure à M. Doligé et à ses collègues qu’il s’agissait à la fois d’un choix économique et d’un choix politique. J’ai évoqué les engagements pris par la majorité actuelle, et notamment par le Premier ministre, pendant la campagne électorale. J’aurais pu, en effet, évoquer les accords politiques passés à ce sujet entre les formations de la majorité, et notamment entre le parti des Verts et le parti socialiste.

M. Roger MEÏ : Mais pas avec le parti communiste !

M. Christian PIERRET : Tout à fait.

    Votre question me permet de réaffirmer, mais sans doute était-ce déjà assez clair dans mon intervention, que l’arrêt de Superphénix ne remet pas en cause les orientations fondamentales de la politique énergétique de notre pays. Je l’ai affirmé à M. Meï et ses collègues devant la mission Energie, je l’ai dit au Sénat, il y a quelques jours, je le redis devant la commission d’enquête, la politique énergétique française est équilibrée. Je réponds ainsi également à M. Mamère.

    Elle repose principalement, c’est une réalité, pour ce qui est de la production d’énergie électrique, sur le nucléaire. Cette politique n’est pas remise en cause, même si nous souhaitons qu’elle soit beaucoup plus transparente, qu’elle fasse l’objet d’une véritable ouverture démocratique.

    Je vais énoncer un paradoxe. Plus on est favorable à l’équilibre de cette politique énergétique, qui comprend le nucléaire, les énergies fossiles, les énergies renouvelables (dont l’énergie hydro-électrique) lequel traduit une assez grande continuité de tous les gouvernements, plus on réaffirme l’importance de l’énergie nucléaire à la fois
    – M. Borotra me comprendra – dans notre paysage industriel et énergétique, plus on sait qu’il faut et on veut qu’il y ait de la démocratie, de la transparence et que l’ensemble du nucléaire soit soumis à la plus grande rigueur dans l’ouverture de l’information, dans le fait que toutes les associations, formations politiques, spécialistes de ces questions disposent de tous les dossiers.

    J’ai souhaité, dès ma prise de fonctions, en plein accord avec M. Strauss-Kahn et avec le Premier ministre, que toutes les entreprises ayant, directement ou indirectement, pour objet social d’approcher la production d’énergie électrique à partir du nucléaire, communiquent, expliquent et s’expliquent parfois sur un certain nombre de points, d’incidents, d’événements ou de non-événements qui ont trait au fonctionnement, dans le cours ordinaire du temps, de la filière nucléaire.

    Je ne crains pas, j’appelle même de mes vœux, plus d’information, plus de transparence, plus de démocratie et, donc, plus de contrôle par le Parlement. Cela est essentiel. Je crois d’ailleurs que je ne suis pas le seul dans cette salle à demander cela. En tout cas, c’est une volonté politique du Gouvernement, réaffirmée par le Premier ministre, d’être constamment très aigu sur l’impératif d’information et de transparence lié aux choix énergétiques de notre pays.

M. le Président : Dans ce cadre, vous ne pouvez que vous féliciter de l’existence de cette commission d’enquête.

M. Franck BOROTRA : M. le Président, conformément à votre souhait, j’essaierai de ne pas polémiquer, car j’aurais beaucoup à dire sur ce que le secrétaire d’Etat, pour lequel j’ai par ailleurs beaucoup d’estime, a indiqué.

    M. le secrétaire d’Etat, vous avez exposé les raisons de la fermeture de Superphénix. A part la raison politique, je ne suis pas convaincu par les arguments que vous avez avancés.

    On a le droit de conclure des accords électoraux et, pour satisfaire 3 à 3,5 % des électeurs qui constituent l’une des composantes de votre majorité plurielle, d’aller à l’encontre de l’avis d’une autre composante de la gauche plurielle qui pèse trois fois plus. C’est votre choix.

M. Noël MAMERE : Je croyais que vous ne vouliez pas polémiquer !

M. Roger MEI : Ce n’est pas le problème !

M. Franck BOROTRA : Mais je souhaite que l’on affirme clairement que ce choix est politique.

    Vous avez cité le chiffre de 60 milliards de francs. Vous savez bien qu’à ce jour, 26 milliards de francs ont été dépensés, plus 2 milliards de francs pour les charges d’investissement, soit 28 milliards de francs, et que le coût de fonctionnement est actuellement d’un milliard de francs par an. A ce jour, globalement, n’ont été dépensés que 40 milliards de francs.

    Vous nous dites que ce coût est excessif pour le Gouvernement, alors qu’il est déjà payé. Vous pouvez parler des coûts à venir, mais vous ne pouvez pas justifier la fermeture aujourd’hui par les coûts déjà payés et passés.

    Vous avez contesté l’intérêt scientifique de l’affaire. Je souhaiterais connaître votre avis sur l’opinion personnelle de M. Curien, du Professeur Castaing, auquel je souhaite rendre hommage car il a été mon maître, et du Professeur Teilhac, qui sont des scientifiques de haut renom, qui ont clairement exprimé l’intérêt irremplaçable de Superphénix comme outil de recherche.

    Vous avez évoqué la nécessité de la transparence, de l’absence parfois de transparence dans le passé – je le reconnais – et de la prise en compte de l’avis de l’opinion. Pourquoi, dans ces conditions, si vous souhaitiez satisfaire à la transparence sur une décision engageant le pays, n’avez-vous pas soumis à l’Assemblée nationale la décision de fermeture de Superphénix, plutôt que d’appliquer simplement un accord électoral ? Si vous demandiez aux Français ce qu’ils pensent de cet accord, la quasi totalité ne saurait pas de quoi il s’agit.

    Vous avez mentionné un saut technologique. Je ne suis pas d’accord avec vous. Vous le savez, M. le secrétaire d’Etat, Superphénix a été homothétiquement conçu sur Phénix à une seule exception, le choix de générateurs de grande puissance à tubes hélicoïdaux au lieu de générateurs modulaires à tubes droits dans Phénix. Il n’y a pas d’autre différence en termes technologiques que d’importance de puissance.

    Vous avez fait état de la volonté de respecter la loi de 1991. Je vous crois, parce que je sais que vous êtes un honnête homme. Vous avez dit : « L’exploitation de Superphénix a été pour le moins chaotique », et vous avez annoncé immédiatement le remplacement de Superphénix par Phénix.

    Si vous souhaitez évoquer une exploitation chaotique, nous pouvons en parler. Je vous rappellerai que le rapport provisoire de sûreté qui accompagnait, en août 1973, la mise en service de Phénix, prévoyait que la centrale était dimensionnée pour douze ans. Je ne voudrais pas mentionner les problèmes liés au dimensionnement par rapport aux risques sismiques et aux fissurations sur les échangeurs intermédiaires qui entraînent des fuites quasi permanentes de sodium. 

    Je voudrais que vous nous confirmiez que vous n’abandonnez pas Superphénix avec l’idée d’ouvrir Phénix pendant quelques mois, puis de le fermer et, du même coup, de fermer la voie à la recherche concernant la destruction d’actinides mineurs ou celle de plutonium. Je reste tout à fait perplexe sur ce choix, qui me semble un choix tactique grave, car il va à l’encontre de l’engagement que vous prenez de laisser ouverte la recherche dans la filière neutrons rapides.

    J’ajoute que Phénix n’est pas en état de faire ce que fait Superphénix, et vous le savez bien. Phénix a été utilisé en vue d’une expérimentation sur la voie hétérogène en particulier sur l’américium, alors que Superphénix ouvre la voie du recyclage homogène qui est un des éléments déterminants de la recherche. Du reste, les responsables du CEA qui seront entendus ici ne pourront que le confirmer. Je souhaiterais en savoir un peu plus sur ce point. Je voudrais que votre réponse dans ce domaine, malgré votre talent, ne soit pas de nature politique, comme la première, mais de nature technique.

    Le Président a évoqué les voies d’avenir. Il est vrai qu’il faut consommer du plutonium et éviter que le plutonium ne vienne à se développer, comme les actinides, avec pour conséquence la longue durée de vie des produits nucléaires. Mais il existe une deuxième voie pour consommer du plutonium : le développement de la moxisation des cinquante-six tranches nucléaires existantes.

    Quand prendrez-vous les décrets d’autorisation d’utilisation du combustible Mox dans les douze tranches EDF qui n’en font pas encore l’objet, puisque c’est une des réponses à la voie que vous êtes en train de fermer avec Superphénix ? Quand prendrez-vous le décret d’autorisation d’extension de Melox, parce qu’il est directement lié à celle de ces douze tranches supplémentaires ? Quand autoriserez-vous le chargement de combustibles à haut taux de combustion ? En effet, à un tiers de combustion, le bilan concernant le plutonium est nul, on consomme autant qu’on produit, mais à 100 % d’utilisation de produits à base de plutonium dans la moxisation, on supprime des tonnes de plutonium par année.

    J’ai bien compris que c’était un choix politique. Je le respecte, mais on ne peut pas fermer la porte à l’évolution de cette voie. Je souhaite donc que vous nous rassuriez sur les décisions complémentaires que vous pourriez prendre pour laisser cette voie ouverte ?

M. le Président : M. le secrétaire d’Etat, la multiplicité des questions ne vous permettra peut-être pas de répondre immédiatement à toutes les interrogations de M. Borotra. La commission d’enquête vous autorisera dans ce cas à fournir une réponse écrite, dans un délai relativement bref.

M. Christian PIERRET : Je répète que la raison essentielle de l’arrêt de Superphénix est la raison économique : 60 milliards de francs.

    J’y ajouterai deux arguments. D’une part, la Cour des comptes a fait une analyse globale du coût économique de cet équipement, le Gouvernement va dans le sens de cette analyse. D’autre part, il aurait, de toute façon, fallu, à un terme relativement rapproché, selon ce qui était prévu à l’origine, démanteler cet équipement. Les coûts de fin d’exploitation que j’ai évoqués tout à l’heure auraient été engagés. Je rappelle qu’ils ont été provisionnés à hauteur de plus de 11 milliards de francs par EDF avant 1997 et qu’EDF a ajouté 2,7 milliards de francs de provision en 1997. Avant que l’on ne parle de ce sujet et que la commission d’enquête n’existe, il existait donc bien une prévision d’arrêt de l’équipement.

    Pourquoi pas de débat au Parlement ? Dans sa déclaration du 19 juin 1997, devant l’Assemblée nationale et le Sénat, le Premier ministre a très clairement indiqué que Superphénix serait abandonné. Cela n’était pas ambigu. On n’a pas dit que l’on allait envisager une étude. Il y avait donc bien une affirmation politique nette, dans laquelle s’inscrit l’action du membre du Gouvernement que je suis. Par conséquent, j’applique les décisions qui ont été prises dans le cadre de la politique du Gouvernement par notre Premier ministre. Et je le fais du mieux que je peux.

    S’agissant du fonctionnement chaotique de Superphénix, je fournirai par écrit à la commission les dates de fonctionnement, de non fonctionnement, de réparation, d’incidents, etc., d’ailleurs connues mais qu’il est bon d’avoir à l’esprit. Je ne reprendrai pas des éléments que j’ai indiqués dans mon propos liminaire.

    En revanche, je m’attacherai à répondre à trois questions particulières qui font vraiment partie des interrogations de la commission. Elles portent sur Phénix, le moxage et Melox.

    Je rappelle que la construction de la centrale Phénix a commencé en 1968 et qu’elle a été mise en service en 1974. D’une puissance de 250 MW, Phénix est adapté aux études neutroniques et à celles de mise au point de matériaux, mais elle n’est pas représentative des conditions de fonctionnement des réacteurs industriels. Elle comporte des caractéristiques spécifiques à la recherche.

    Phénix avait permis de prouver la faisabilité d’un surgénérateur en 1976, d’où Superphénix.

    Ce réacteur avait été stoppé en 1990 après plusieurs arrêts d’urgence automatiques, dûs à une baisse anormale de réactivité dans le cœur. Mais après de longues expertises et de nombreux contrôles et travaux, la DSIN a donné, à la fin de 1994, l’autorisation de montée en puissance du réacteur. Le quarante-neuvième cycle de Phénix a été mené à son terme sans aucun incident en avril 1995.

    Nous avons demandé au CEA, dans le cadre du contrat d’objectifs de cet organisme de mener les études et travaux nécessaires pour que la durée de vie de Phénix puisse être prolongée jusqu’au 1er janvier 2005.

    A l’issue de l’étude du dossier correspondant, qui a été transmis par l’exploitant de Phénix, la DSIN a estimé son redémarrage possible. Suite à notre décision du 2 février dernier de l’autoriser, la DSIN a donné son feu vert, il y a quelques jours, à la montée en puissance de Phénix.

    Il est vrai que la DSIN indique que Phénix présente quelques caractéristiques liées à son âge, mais celles-ci ont été examinées et sont aujourd’hui, d’après la DSIN, parfaitement maîtrisées du fait des différents investissements réalisés sur cet équipement, à hauteur de 600 millions de francs, au cours des dernières années.

    Les problèmes à traiter sur ce réacteur étaient de deux types : estimer la marge d’utilisation restant disponible pour un fonctionnement futur du réacteur et vérifier les normes de sûreté, et notamment réévaluer celle-ci au regard des normes d’aujourd’hui, qui ont évolué par rapport à celles de 1974.

    Sur tous ces points, la DSIN, instance souveraine et indépendante dont je rappelle qu’elle s’entoure aussi du conseil de scientifiques étrangers et dont l’autorité n’est contestée par personne, a produit des analyses très fouillées et détaillées qui lui ont permis d’autoriser la montée en puissance de cet équipement.

    Celle-ci permet, comme le rappelait M. Borotra, de réaliser les travaux nécessaires à la satisfaction des obligations de la loi de 1991.

    Dans Phénix, un certain nombre de programmes pourront être menés. Ils ne sont ni mineurs ni modestes. Il s’agit du programme de consommation accrue de plutonium dans les réacteurs rapides (CAPRA), du programme SPIN, portant sur l’aval du cycle et les actinides mineurs – vous avez évoqué le neptunium 237, l’américium 241 et 243 avec la transmutation hétérogène qui est en effet la plus efficace –, des travaux sur les produits de fission à vie longue, etc.

    La conclusion des experts dans ce domaine, que je pourrai fournir à la commission d’enquête, est que ce réacteur correspond au niveau des expérimentations nécessaires à la satisfaction de l’axe 1 de la loi Bataille. C’est pourquoi j’avais, il y a plusieurs mois, demandé que l’on veille à lui donner la capacité de remonter en pression. On a bien voulu nous suivre, après que l’autorité de sûreté eut dit que c’était possible. C’est elle qui s’engage et nous en avons tiré les conséquences.

    Le programme de moxage doit être poursuivi. Il y a quelques mois, j’ai recueilli l’accord des autres membres du Gouvernement concernés de moxer quatre nouvelles tranches de la centrale de Chinon. Elles devraient être accessibles au combustible Mox le plus rapidement possible.

    En ce qui concerne la diversification des activités de Melox, j’ai signé récemment le texte qui va dans le sens que vous avez indiqué. J’attends de ma collègue de l’environnement, après avoir obtenu son accord verbal, qu’elle appose à son tour sa signature sur un texte qui a été préparé en commun.

M. Michel DESTOT : M. le Président, puis-je me permettre une petite impertinence ?
Y a-t-il vraiment des clés de contact dans les Formule 1 ?

    M. le secrétaire d’Etat, si j’ai bien compris, votre décision de fermer Superphénix tend à renforcer l’adhésion du pays au nucléaire ou du moins à permettre une adhésion plus démocratique, peut-être plus exigeante sur le plan économique et technologique.

    Vous avez souhaité un consensus démocratique. Regardons le passé. En dehors de la loi Bataille de 1991, de l’adoption de NERSA, mais acceptons que ce n’était qu’un biais, notre collègue Mamère a eu raison de dire que depuis 1945, nous n’avons pas encombré le Parlement de travaux sur le nucléaire.

    La création du CEA a été décidée par décret du général de Gaulle à la Libération. Nous avons construit près de cinquante-cinq centrales en France, sans avoir, à aucun moment, légiféré. A l’avenir, dans la lignée de la loi Bataille, allons-nous, oui ou non, légiférer sur le nucléaire ?

    Nous aurons des occasions de le faire. On a parlé tout à l’heure de la conception des réacteurs du futur EPR en coopération avec les Allemands. Dans la mesure où on déciderait de passer d’un prototype à une série industrielle, nous aurions l’occasion de nous pencher sur ce type de questions.

    S’agissant de la recherche d’une plus grande efficacité technologique, c’est-à-dire d’un rendement plus important, vous avez dit vous-même que l’on maintiendrait la filière des réacteurs à neutrons rapides à l’état de recherche ou de veille technologique. En tirez-vous des conclusions pour les équipes du CEA aujourd’hui ?

    Puisque vous reportez les efforts sur le REP ou l’EPR, je renforce la question de mon collègue Borotra : quid de Melox ? Le plutonium ne sort pas de rien. Le plutonium 239 est créé à partir de l’uranium 238, qui est le plus abondant dans la nature. Quand on brûle l’uranium le plus enrichi, dont le taux est compris entre 3 et 5 %, dans les REP, il reste 95 % d’uranium 238 qui produisent du plutonium 239. Le renforcement de la filière REP implique de poser clairement la question de la réutilisation du plutonium 239, c’est-à-dire la question de Melox. On ne peut pas dire qu’on en fera quatre, cinq ou six, on le fait ou on ne le fait pas, il n’y a pas de réponse intermédiaire si l’on veut être conséquent avec l’orientation que l’on a définie.

    La vérité des prix est nécessaire. Il n’y a pas d’acceptation démocratique sans aborder aussi cet aspect. Je me réjouis d’ailleurs de constater que l’opinion publique de notre pays, interrogée récemment par sondage, adhère à 80 % au nucléaire...

M. Franck BOROTRA : Et cela monte !

M. Michel DESTOT : ...Ce qui renforcerait l’idée de notre ministre que la décision d’arrêt de Superphénix a permis d’accroître l’adhésion de nos concitoyens, parce que c’est une épreuve de vérité.

    Peut-on établir un rapport entre le coût de Superphénix – 50 à 60 milliards de francs, tous coûts intégrés, dites-vous – et ce que nous avons investi depuis que nous nous sommes lancés dans le nucléaire en France ? On parle de 1 000 milliards de francs. Ce serait donc 5 %. Il serait important pour notre commission d’enquête de préciser le pourcentage représenté réellement par Superphénix dans le coût de la filière nucléaire française.

    Enfin, que va-t-on faire du combustible actuel dans Superphénix ? Pour la vérité des coûts, il importe de le savoir.

    Quelles seront les compensations locales pour les communes d’environnement immédiat de Creys-Malville, pour le département de l’Isère et la région Rhône-Alpes, en matière d’emploi comme en matière de fiscalité locale ?

    Puisqu’on parle de l’avenir, n’est-il pas utile de se poser la question de l’équité fiscale d’une redistribution de taxe professionnelle sinon démentielle, du moins extrêmement élevée, aux communes situées dans la zone environnante des centrales nucléaires ? Cela crée une dépendance considérable. Un arrêt des réacteurs conduit à des drames économiques et humains eux-mêmes considérables.

    Ne conviendrait-il pas d’ouvrir un chantier fiscal en vue de créer une plus grande équité ? On comprend qu’il existe une solidarité. Aujourd’hui, le niveau de sûreté de nos réacteurs et l’acceptation du nucléaire en France sont tels qu’il importerait d’ouvrir ce chantier fiscal. On irait dans le sens d’une plus grande équité, donc d’une plus grande démocratisation du nucléaire.

M. Christian PIERRET : M. Destot est, comme plusieurs d’entre vous, un spécialiste de ces questions. Je rends hommage au caractère très scientifique de son analyse.

    Légiférer dans l’avenir sur la filière nucléaire, c’est la question que le Premier ministre a souhaitée approfondir en confiant à votre collègue, M. Le Déaut, une mission sur le développement de la transparence et de la démocratie autour de la politique énergétique et, donc, de la politique nucléaire. Je dis « autour de la politique énergétique », car l’ensemble de la stratégie française en matière énergétique doit faire l’objet d’une approche démocratique. On ne doit pas se limiter à une focalisation, qui serait, à mon avis, malsaine, sur le nucléaire.

    En l’état actuel des choses, je ne peux qu’inviter la commission à se référer au rapport, et ensuite, certainement, aux commentaires et aux débats qui accompagneront la fourniture du rapport de M. Le Déaut qui doit intervenir pour la fin du printemps.

    Sur Melox, une autorisation de production de combustible Mox de 115 tonnes a été donnée à l’usine. J’ai parlé tout à l’heure de la diversification possible. Qu’en est-il ? J’irai plus loin dans les chiffres.

    Au total, vingt-huit tranches nucléaires peuvent être moxées. Toutes ne peuvent pas l’être. Seize le sont déjà. Quatre devraient l’être rapidement et huit pourraient l’être plus tard. Je n’ai pas de demande d’EDF pour moxer les huit suivantes. Toutefois, non seulement je n’exclus pas, mais je pense qu’au-delà des quatre que j’ai annoncées comme étant certaines, puisqu’il y a un accord unanime des ministres concernés, il serait logique et naturel d’en moxer huit autres.

    Concernant les coûts, je confirme les chiffres de M. Destot : un peu plus de mille milliards de francs ont été investis dans le domaine nucléaire, dont 60 milliards de francs, donc 5 à 6 % pour Superhénix.

M. Franck BOROTRA : La moxisation est l’autorisation de charger les réacteurs avec des combustibles à haut taux de combustion. Qu’on le veuille ou non, la destruction nette de plutonium est directement liée au taux de combustion. Actuellement, les charges Mox sont à 30 % de plutonium. Quelle est la politique du Gouvernement concernant l’évolution de l’autorisation de charger des combustibles à haut taux de combustion ?

M. Christian PIERRET : J’y suis favorable, mais cela dépend d’un équilibre dynamique à trouver avec d’autres ministères intéressés.

    En ce qui concerne le CEA, M. Destot a posé une importante question qui se situe dans la logique d’investigation de cette commission d’enquête. Permettez-moi, M. le Président, de faire preuve de précision à ce sujet.

    Le budget du CEA civil est d’environ 11 milliards de francs, dont 40 % proviennent de recettes externes au budget de l’Etat, ce qui prouve son succès en matière de brevets et sa capacité à s’entourer d’une véritable dynamique industrielle.

    Le CEA est le deuxième déposant de brevets français. Il signe environ 1 200 contrats nouveaux chaque année, hors du domaine nucléaire, dont 25 % avec les PME. Il a créé, par essaimage en direction des petites et moyennes entreprises, plusieurs milliers d’emplois au cours des dix dernières années, ce que l’on ne sait pas suffisamment.

    Le CEA s’est concentré sur trois missions qu’il faut confirmer.

    D’abord, il maintient l’option nucléaire ouverte, ce qui représente 70 % de son activité, comportant recherche et développement, prestations, assainissement, avec près de 50 % de recettes externes.

    Ensuite, il a créé une activité économique et de l’emploi avec les PME. Cela fait partie de ce qui lui a été assigné lors de sa réforme. Cela représente 15 % de son activité.

    Enfin, il a maintenu ses capacités scientifiques au plus haut niveau possible par la recherche fondamentale dans des disciplines de base : physique nucléaire, physique des particules, matériaux, biologie, etc., ce qui représente 15 % de son activité.

    C’est donc un des établissements essentiels à la recherche, principalement nucléaire, dans notre pays. Il l’a fait en développant des programmes de recherche très importants. Je pense, par exemple, au programme de radiobiologie. Il l’a fait avec une ouverture et une transparence accrues. Il était nécessaire qu’elles le soient.

    Il exerce sa mission d’expert scientifique auprès des pouvoirs publics, donc auprès du ministère de l’industrie. J’ai l’occasion, mais c’est aussi le cas de M. Allègre, de Mme Voynet et de M. Richard, de présider régulièrement des comités d’énergie atomique, en fonction des centres de gravité du moment des recherches du CEA.

    M. Destot me fournit l’occasion d’adresser au CEA un satisfecit pour la qualité de sa recherche et de sa contribution au maintien de choix ouverts pour les décisions stratégiques à prendre en matière énergétique en 2010. Sans le CEA, l’éventail des possibilités ne serait pas aussi ouvert.

    C’est un outil essentiel. J’ai dû rappeler, par un communiqué interne de l’administrateur général publié jeudi dernier, qu’il n’était en aucune façon envisagé de licencier ou de se séparer du concours de plusieurs centaines de personnes, mais qu’il s’agissait, au contraire, de conforter le CEA dans son identité de grand établissement scientifique mondial dont la France peut s’honorer.

    Je le répète, une vraie politique énergétique doit être fondée sur la transparence, sur la démocratie et, naturellement, sur l’intervention du Parlement, dans ses commissions permanentes. C’est évidemment le Parlement qui doit avoir le dernier mot.

    Dans le cadre plus large d’une éventuelle réforme en vue d’une plus grande équité fiscale, la taxe professionnelle d’agglomération ou communale devra en effet être repensée, eu égard au caractère exceptionnel de certains établissements et du système d’écrêtage que connaissent bien ceux d’entre nous qui ont fréquenté la commission des finances. Il aboutit à certaines insuffisances. M. Strauss-Kahn et M. Sautter l’ont annoncé il y a quelques mois : le Gouvernement a mis en chantier une réforme de la taxe professionnelle. Elle commencera vraisemblablement par une réforme de la taxe professionnelle des groupements de coopération intercommunale.

M. Roger MEÏ : Je rappellerai qu’au sein de la gauche plurielle, le parti communiste n’a pas conclu d’accord électoral, mais que nous aurions souhaité, comme pour les trente-cinq heures et les emplois-jeunes, que le sujet fasse l’objet d’une discussion au Parlement. Je partage la critique qui a été faite : il n’y a jamais eu de débat parlementaire sur les questions énergétiques auparavant, mais je constate avec regret que cette fois-ci non plus. Je souhaite que soit organisé, pour les décennies à venir, un véritable débat dans l’année en cours ou au début de l’année prochaine.

    M. le secrétaire d’Etat, mes questions seront articulées autour du respect de l’environnement.

    Les centrales à énergie nucléaire classique produisent du plutonium, donc des quantités importantes de matières nucléaires. Que va-t-on en faire ? Va-t-on les entreposer ? La surgénération n’était-elle pas le moyen à la fois de les consommer et de les éliminer, sauf les actinides mineurs ?

    La surgénération s’inscrivait dans la continuité d’une politique nucléaire conséquente par rapport à l’avenir. Il me semblait naturel d’utiliser les masses importantes de plutonium disponibles. Qu’en fera-t-on ? La loi Bataille prévoit leur stockage. La solution la plus écologique consistait à les consommer. Nous sommes d’accord pour dire que la surgénération offre d’aussi bonnes conditions de sûreté que les centrales à eau pressurisée.

    Au sommet de Kyoto, il y a quelques mois, la France a été félicitée par l’ensemble des participants sur sa politique en matière d’émission de gaz carboniques. On le doit, la Ministre, Mme Voynet, l’avait souligné, à notre politique nucléaire.

    Je suis maire d’une commune d’un bassin minier qui se bat pour la continuation de l’exploitation charbonnière, car chez moi, le chômage atteint plus de 20 %, mais si on continue à brûler le charbon, le gaz, le fioul tel qu’on le fait actuellement, et si les pays sous-développés développent leur recours à ces énergies – je reviens d’un voyage en Chine où j’ai vu les dégâts de cette pollution –, on risque d’aboutir à une catastrophe. La solution ne passe-t-elle pas par le développement du nucléaire qui ne produit aucune émission de CO2 ?

    Il importe de favoriser les économies d’énergie, de développer la production d’énergie solaire, éolienne et autres, et de diminuer la combustion des matières fossiles, car nous devons préparer une planète propre pour nos enfants. Il ne me semble pas que dans les décennies à venir, il y ait d’autre solution que le développement du nucléaire, notamment au travers de la surgénération.

M. le Rapporteur : Je voudrais corriger une affirmation de M. Meï. La loi du 30 décembre 1991, dite loi Bataille, ne prévoit, en aucune manière, le stockage, comme voudraient le faire croire ses adversaires. Elle ouvre des champs de recherche sur la gestion des déchets nucléaires, dont le stockage.

    Pour le reste, je rejoins mon collègue Meï. J’ai déjà dit, de manière caricaturale, que nous aurons le choix, dans l’avenir, entre l’effet de serre et les déchets nucléaires.

M. Christian PIERRET : Je ne peux que confirmer ce qui vient d’être dit par M. Meï et par M. le Rapporteur. A Kyoto, la France a été saluée comme étant le pays industrialisé émettant le moins de carbone dans l’atmosphère à partir du CO2 : 1,7 tonne de carbone par an et par habitant, contre 5,1 tonnes pour les Etats-Unis. Les émissions d’autres pays développés confirment l’importance de l’industrie électronucléaire dans l’absence de pollution par le carbone. Le Japon, dont la stratégie énergétique est proche de la nôtre, émet 2,1 tonnes de carbone par an et par habitant, contre 2,3 tonnes pour l’Allemagne et 2,4 tonnes en moyenne pour les pays de l’Union européenne.

    Les meilleurs pays dans le non-rejet de carbone dans l’atmosphère et dans la non-contribution à l’effet de serre sont ceux dotés d’une industrie électronucléaire significative.

    M. Meï m’a interrogé quant à la politique du Gouvernement sur les trois voies de recherche. M. le Rapporteur l’a précisé à juste titre et je veux confirmer ici de la manière la plus claire que l’arbitrage rendu par le Premier ministre, le 2 février dernier, indique bien que les trois voies de recherche de la loi du 20 décembre 1991 seront respectées. D’où ce que j’ai indiqué tout à l’heure sur la première de ces voies, la séparation-transmutation : avec Phénix, jusqu’en 2004, nous avons six ans de travail devant nous.

    C’est pourquoi il a été décidé, après vérification, de réaliser des laboratoires de recherche, conformément à la loi. La décision sera prise après vérification du contenu du mot « réversibilité » ou « irréversibilité ». Le Premier ministre a demandé à la CNE de fournir un rapport sur le concept de réversibilité, en s’aidant du concours de l’ensemble des organismes qui peuvent être appelés à y participer, notamment l’ANDRA et le CEA. Lorsque nous serons assurés d’avoir donné un contenu précis, non contestable au concept de réversibilité, conformément à l’arbitrage du 2 février, la décision sera prise de réaliser des laboratoires en couches géologiques profondes.

    Le texte de loi fait état de processus « réversibles ou irréversibles » et laisse ouverte la possibilité. Nous souhaitons nous rapprocher le plus possible des conditions d’une réversibilité maximum. 

M. Christian BATAILLE, rapporteur : J’ai le souvenir précis des conditions dans lesquelles cet article a été voté. Il est évident que dans l’esprit du législateur, la réversibilité est préférée ; mais comme rien, en termes de connaissance scientifique, ne peut la garantir, le texte prévoit « la réversibilité ou l’irréversibilité », la décision devant être prise en fonction des connaissances du moment.

    Je crois qu’une fausse polémique est entretenue. Je me réjouis que des crédits, des études et une attention particulière permettront peut être d’aboutir à la réversibilité préférable.

M. Christian PIERRET : L’objectif est en effet, pour le Gouvernement, de se rapprocher le plus possible de 100 % de réversibilité.

    La troisième voie, très insuffisamment explorée depuis plusieurs années, a fait l’objet de ma part d’une augmentation de crédits. Il a donc fallu demander au CEA d’augmenter de 15 % en 1997, puis de 20 % en 1998 les crédits consacrés aux recherches sur l’éventuel stockage en surface, auquel les décisions du 2 février ajoutent une recherche nouvelle en matière d’éventuel stockage en subsurface, c’est-à-dire à une profondeur comprise entre 100 et 200 mètres. Les couches géologiques profondes, entre 400 et 800 mètres, sont, suivant les cas, envisagées pour un éventuel stockage, en tout cas, dès à présent, pour un laboratoire.

    Je confirme à la commission d’enquête que nous explorons la totalité des possibilités de recherche ouvertes par la loi du 30 décembre 1991 : aucune ne sera négligée et aucune ne sera placée en situation d’infériorité. Le souci est toujours de permettre au Parlement de disposer du plus large éventail de possibilités. Mais pour cela, il faut auparavant avoir étudié dans des laboratoires de recherche les trois voies. Sur la surface et la subsurface, un certain nombre de recherches scientifiques sont à mener.

    Nous sommes très clairs, il n’est pas question de dévier de l’application de la loi que vous avez votée et que j’ai d’ailleurs, avec une autre casquette, moi-même votée plutôt des deux mains que d’une.

    Il faut maintenir la filière nucléaire, parce que c’est celle qui pollue le moins, comme cela a été rappelé à Kyoto. La France le démontre tous les jours. Il convient de développer la cogénération ou le cycle combiné, parce qu’en termes de coût et de prix
    – certains y voient aussi d’autres avantages – il est aujourd’hui le meilleur système, en dehors de la filière nucléaire. Les autres avantages sont la capacité de décentralisation, la souplesse d’utilisation. Il faut également faire en sorte que les moyens de transports, notamment l’automobile, soient de moins en moins polluants. Il faut développer l’utilisation du gaz naturel pour véhicule, du GPL et, peut-être, la voiture électrique, si les batteries au lithium peuvent être vendues à un prix raisonnable sur le marché français.

    Nous prévoyons un ensemble de mesures destinées à permettre la cohérence avec les obligations auxquelles se sont volontairement soumises les nations présentes à Kyoto, et de nature, là aussi, à faire de la France un des meilleurs pays industriels au plan de la non-pollution ou de la réduction des effluents de pollution. C’est un acquis équilibré. Je le répète, notre politique énergétique procède de la volonté d’équilibre, elle ne parle pas que du nucléaire, même s’il en est le centre de gravité.

    Elle parle des nouvelles énergies, du gaz dans les véhicules et dans les transports, elle s’attaque au problème environnemental des transports, des transports publics, des flottes captives, de la situation dans les villes. Elle s’attaque frontalement au problème de l’émission minimum de CO2, de CO et de NOX. Elle est globale, équilibrée et procède d’une vision d’ensemble stratégique.

    Enfin, elle vous laisse, à vous parlementaires, la capacité de décider à chaque instant et de l’infléchir. Elle soumet à votre appréciation des options stratégiques qui laissent toujours, en fin de compte, et c’est son principal avantage, les responsables politiques de notre pays qui s’expriment au Parlement, décider des inflexions ou des grands axes qu’ils souhaitent développer.

M. Alain MOYNE-BRESSAND : M. le secrétaire d’Etat, vous nous avez dit que la décision d’abandon du surgénérateur de Creys-Malville était de nature politique et économique. Je veux bien admettre que ce soit une décision de complaisance politique, mais je regrette profondément de ne vous avoir jamais entendu dire, ce soir, qu’en regard de cette décision, il y avait des femmes et des hommes sur le site, qui ont donné toutes leurs compétences, leur savoir pour une technologie française. Lors de l’annonce de l’abandon, ces hommes et ces femmes, toutes tendances politiques confondues, pleuraient, parce que vous leur aviez fait mal.

    Vous avez fait mal à la technologie française, à des hommes et des femmes qui donnaient le meilleur d’eux-mêmes pour notre pays et pour ce en quoi ils croyaient. Je le répète, je n’ai jamais entendu de votre part que l’on prenait en compte le côté humain de cette décision. C’est pourtant important, puisque des milliers de personnes soit travaillent sur le site, soit occupent des emplois induits par le site. Or la région est très fortement pénalisée. Lorsque l’on prend une décision de cette importance, on ne devrait pas faire fi de ces questions.

    Il convient de se rappeler que lorsqu’on leur a demandé s’ils étaient favorables à la construction du surgénérateur, les élus et la population l’ont acceptée. On leur a promis des aides. Des prêts leur ont été accordés par la Caisse de l’énergie et par la Caisse des dépôts, prêts qu’ils allaient pouvoir rembourser avec le produit de la taxe professionnelle. Les communes se sont engagées, ont investi, ont travaillé d’un commun accord avec les responsables politiques, administratifs pour offrir un environnement agréable pour tous.

    Aujourd’hui, ces élus sont profondément blessés par cette décision. L’argent est une chose, l’être humain en est une autre, que l’on ne doit pas oublier ou négliger.

    Hier soir encore, j’ai rencontré des responsables du surgénérateur qui m’ont parlé de drames provoqués par cette décision. Des entreprises ont licencié, les agents d’EDF ne sont pas sûrs du lendemain et attendent le décret d’arrêt avec grande inquiétude. Vous avez annoncé qu’il y aurait des compensations. On ne les voit pas venir. Le contexte économique ne les favorise pas. Je le répète, ce n’est pas avec de l’argent qu’on réglera les problèmes.

    Vous avez parlé de l’engagement de la politique nucléaire en 1945. Pierre Mendès-France a été un des premiers à entrer dans cette voie, suivi, très fortement, par le général de Gaulle. Cela a fait la richesse et la force de la France, et nous pouvons tous en être fiers aujourd’hui. Le surgénérateur faisait partie de cet ensemble qui a favorisé la richesse de notre pays. Il est regrettable que pour des accords politiques de complaisance, vous ayez arrêté tout cela.

M. Christian PIERRET : M. le député, si je n’ai pas évoqué ces questions, ce n’est naturellement pas parce que je serais insensible aux questions humaines que vous avez, à très juste titre, rappelées, c’est tout simplement parce que j’avais prévu de faire une intervention liminaire, mais que, pour répondre à la première question du Président, j’ai dû y renoncer.

    Dans mon intervention liminaire, je consacrais d’importants développement à ce qui fait l’objet de votre question. Je prie la commission de m’excuser si je n’ai pas pu tout développer, mais les questions et l’ordonnancement du débat ne m’ont pas permis de le faire. Je vous remercie de votre question. N’y voyez pas un manque d’intérêt ou une insouciance particulière à l’égard de la situation parfois humainement très difficile que traversent un certain nombre de personnes et leurs familles.

    Quel est l’impact de la fermeture de la centrale Superphénix sur la zone géographique dont vous êtes un des élus ? Cette zone est constituée de trente et une communes regroupant 49 200 habitants. Elle est centrée, même si elle ne s’y limite pas, sur le canton de Morestel. Cette zone concentre 80 % de l’impact total sur la population et 85 % de l’impact total sur l’emploi induit par la consommation des foyers d’actifs de la centrale.

    A lui seul, le canton de Morestel – dix-huit communes – subit 52 % de l’impact sur la population et 43 % de celui sur l’emploi induit. La commune de Morestel elle-même subit un véritable drame, avec 25 % de l’impact. Trois communes, dont Morestel, ont un impact supérieur à 10 %.

    La population liée aux « foyers » Superphénix – EDF, prestataires permanents, etc. – représente 3 640 personnes, soit 7,4 % de la population.

    Les emplois induits par la consommation de ces personnes, par la diffusion de revenus au sens keynésien du terme, concernent 465 personnes. Les emplois de sous-traitants non présents en permanence sur le site concernent cinquante personnes.

    L’impact économique local est concentré sur les collectivités dont je viens de parler. Celui-ci ne sera pas brutal, il sera diffusé dans le temps dans un processus long et progressif. L’arrêt du surgénérateur sera très amorti dans le temps, ce qui permet de mettre en place des mécanismes compensateurs.

    Le Premier ministre a désigné M. Aubert pour effectuer une mission d’étude. Il connaît bien la région, car il y a déjà réalisé des travaux à La Mure. Je pense qu’il est apprécié des élus locaux et des organisations syndicales dont il s’est assuré la participation dans tous les dialogues qu’il a noués localement.

    Nous avons par ailleurs décidé d’un plan d’accompagnement, le 2 février dernier, dont je vous indiquerai les grandes lignes, bien qu’il relève très largement des responsabilités de ma collègue Mme Voynet, Ministre de l’environnement et de l’aménagement du territoire qui, si la commission l’invite, ne manquera pas de décrire la contribution de son ministère à l’évolution économique et à la restructuration de l’économie locale de Morestel et de sa région.

    Ce programme prévoit la mise en place d’un plan d’accompagnement des entreprises prestataires de la centrale, avec notamment la création d’une cellule de reclassement inter-entreprises. J’ai demandé à EDF de veiller à ce que ces sous-traitants ne subissent pas immédiatement de plein fouet les conséquences de cette décision. EDF a dû négocier avec un certain nombre de partenaires économiques locaux l’aménagement des dures conséquences de notre décision pour ces entreprises.

    Il prévoit aussi la création d’un fonds de développement économique destiné à appuyer les projets de développement et la création d’emplois dans le bassin de Creys-Malville. Ce fonds est doté par l’Etat de 10 millions de francs par an sur cinq ans et est abondé à hauteur de 50 % par EDF, ce qui porte la capacité d’intervention à 15 millions de francs par an. A titre de comparaison, je viens de décider, pour le bassin de Longwy où vingt mille emplois ont été supprimés en quinze ans, une nouvelle contribution globale des pouvoirs publics d’un peu plus de 60 millions de francs.

    Un dispositif d’aide à la création d’entreprise sera mis en place.

    Mme Voynet a peut-être déjà demandé le classement du canton de Morestel en zone éligible à la prime à l’aménagement du territoire (PAT) « industrielle ».

    Il est également prévu l’émergence de projets collectifs structurants qui pourront être financés par le Fonds national d’aménagement et de développement du territoire (FNADT). Je suis certain que ma collègue fera les efforts nécessaires pour qu’un préciput significatif soit prélevé sur le FNADT pour permettre le redéploiement économique local.

    Sont aussi envisagées des mesures de soutien aux communes qui se sont endettées. Il s’agit d’endettements auprès de la Caisse des dépôts et consignations ou auprès de la Caisse nationale de l’énergie. Il s’agit d’environ 50 millions de francs d’endettement de la part des communes qui devraient être apurés dans des conditions très favorables, voire annulés pour partie. Pour la Caisse nationale de l’énergie, il y aura une annulation à la demande de l’Etat. Nous nous rapprochons de la Caisse des dépôts et consignations afin de permettre la réduction drastique, voire l’annulation de cet endettement.

    L’annulation de l’endettement des collectivités locales lié à la centrale est en cours. Le classement du canton de Morestel au bénéfice de la PAT est en cours. Sont en place : le relais-emploi pour les salariés des prestataires de la centrale, le soutien aux entreprises prestataires, le fonds de développement économique de 15 millions de francs, assistés d’une équipe de permanents EDF, des ingénieurs spécialisés dans le redéploiement local, et le renforcement d’une plate-forme d’initiatives locales.

    Enfin, est prévue la mise en place d’un comité d’orientation associant les élus, les services déconcentrés de l’Etat, notamment mon représentant et celui de Mme Voynet, qui est le directeur régional de l’industrie, de la recherche et de l’environnement de la région Rhône-Alpes, EDF, les organisations syndicales et les partenaires socio-économiques locaux, afin d’assurer une concertation vivante, bien nécessaire étant donné l’ampleur des problèmes économiques, dont je redis qu’ils seront étalés dans le temps.

    Les conséquences de l’abandon de Superphénix sur l’emploi, la fiscalité locale et l’économie régionale sont, certes, importantes et brutales, si on les évalue sans tenir compte des effets d’amortisseurs. Le processus d’arrêt définitif est évidemment très long. La durée entre début et fin du processus est d’une dizaine d’années.

    Ces amortisseurs résultent également du statut d’une grande partie des personnels concernés. Ce sont des personnels d’EDF ou proches d’EDF pour lesquels des solutions humaines doivent être trouvées, en liaison permanente entre EDF, le ministère de l’environnement et de l’aménagement du territoire et le ministère chargé de l’énergie. D’autres amortisseurs sont liés aux possibilités d’atténuer l’effet des pertes de recettes fiscales par un mécanisme de compensation ou par la suppression de l’endettement.

    Je pense que l’on peut dire qu’il existe un éventail complet de mesures de soutien aux collectivités locales et une attention particulière que l’exploitant et l’Etat se doivent d’apporter aux salariés et aux familles concernés par cet arrêt.

    Je le répète, il s’agit d’un système très progressif qui devrait éviter des licenciements secs. Il n’y en aura pas à EDF, il pourra y en avoir chez des sous-traitants. Il faudra veiller au cas par cas, de manière très fine, à ce que les conséquences sociales et humaines soient minimisées.

M. Richard CAZENAVE : Je reviendrai sur la raison majeure avancée, à savoir la raison économique. A ce sujet, M. le secrétaire d’Etat, vous n’avez pas fourni toutes les réponses précises qui étaient attendues.

    En effet, on peut écarter la raison démocratique, puisqu’il n’existe pas dans notre pays de majorité pour demander l’arrêt de Superphénix. Une minorité l’a obtenu en raison d’accords électoraux. Par ailleurs, vous avez écarté la raison de sûreté, puisque vous avez dit vous-même qu’il n’y avait pas de problème de sûreté.

    J’ai entendu dire que le contribuable avait payé. Pourriez-vous nous préciser qui a payé les 60 milliards de francs ? J’ai plutôt le sentiment que l’exploitant, EDF, dans le cadre d’une politique générale d’accélération du programme nucléaire décidée depuis 1972-1973, a développé une politique globale qui s’est traduite pour le consommateur par les prix d’énergie les moins chers et par la plus faible pollution d’Europe. On ne peut pas dire que le contribuable ait été lésé. La preuve, c’est qu’EDF dispose de provisions très importantes qui lui permettent de faire face à toutes les éventualités.

    De plus, si j’ai bien compris, une partie de ces 60 milliards de francs sont virtuels, puisqu’ils n’ont pas été dépensés à ce jour. M. Borotra disait tout à l’heure que 40 milliards de francs avaient été dépensés. Est-ce exact ?

    Enfin, je voudrais savoir quel est aujourd’hui le coût annuel d’exploitation à la charge d’EDF et, en regard, les services rendus par Superphénix en termes de recherche et de recyclage des déchets nucléaires. Parallèlement, quel sera le coût de développement des autres solutions technologiques permettant d’obtenir les mêmes résultats en matière de recherche et de recyclage des déchets ? Je partage les interrogations formulées ici sur les problèmes d’environnement.

    Ce sont les éléments d’un débat transparent et sérieux. Si la seule raison est d’ordre économique, je demande que l’on compare les coûts du maintien de l’exploitation de Superphénix, avec ses performances en matière de recherche et de recyclage, et les solutions alternatives proposées. C’est une des pistes sur lesquelles je souhaiterais que vous soyez un peu plus précis, M. le secrétaire d’Etat.

M. Joseph PARRENIN : Je dirai que nous avons affaire à une décision politique pour des raisons économiques. Il y a eu un dérapage par rapport aux prévisions initiales. Quelles en sont les causes ?

    La surgénération est-elle définitivement condamnée ou bien existe-t-il des perspectives technologiques ?

M. Serge POIGNANT : J’ai bien noté, M. le secrétaire d’Etat, qu’il n’y avait pour vous aucun problème de sûreté ni d’environnement, puisque vous partagez le sentiment quasi général que la grande menace pour notre planète est l’effet de serre, alors que l’énergie nucléaire est une énergie propre. Au-delà de la politique, vous nous parlez de l’économie.

    J’insisterai sur un point qui a déjà été évoqué par notre collègue Borotra, mais qui me semble fondamental. Puisque vous nous dites que les trois axes de la loi Bataille seront respectés, que nous aurons un choix énergétique à opérer en 2010, pensez-vous vraiment que Phénix soit capable, en termes de performances, de sûreté et de pérennité, de répondre à tous les besoins ? S’agissant des performances, Superphénix et Phénix n’utilisent pas les mêmes éléments fissiles. Concernant la sûreté, vous nous dites que l’autorité de sûreté s’engage, oui, mais... Pour ce qui est de la pérennité, on a évoqué l’âge de Phénix. Pensez-vous vraiment qu’en 2010, on pourra en toute connaissance de cause prévoir la politique énergétique de la France ?

    Enfin, vous n’avez pas consulté l’Assemblée nationale. Pourquoi n’avez-vous pas demandé à un organisme parlementaire, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, de vous fournir un rapport sérieux et objectif ?

M. François LOOS : Je poserai, tout d’abord, la même question que mon collègue Cazenave : comment se décomposent les 60 milliards de francs ? Comment ont-ils été financés ?

    Si on brûlait le cœur en place, quelle serait la quantité d’électricité produite ?

    Vous avez parlé de votre intérêt pour le système hybride Rubbia, c’est-à-dire l’amplificateur d’énergie. Avec quels pays européens envisagez-vous de mettre en œuvre ce type de système ? Avez-vous déjà conclu des accords avec d’autres pays européens ? Avez-vous déjà un plan de financement ? Pouvez-vous nous annoncer une date pour la mise au point d’un prototype ? Qui sera leader de l’Italie ou de la France ?

    Pensez-vous mettre fin aux crédits de la fusion qui figurent actuellement dans le budget européen ? Est-ce encore un programme de recherche pour lequel il faut dépenser de l’argent ? Ces fonds ne pourraient-ils pas servir à financer l’amplificateur ?

    A ma connaissance, on mesure les rayonnements perçus par l’organisme en millisieverts. En moyenne, un Français, même s’il travaille dans l’industrie nucléaire, reçoit 22 millisieverts. Le nucléaire est responsable de 0,02 millisieverts. Comment expliquez-vous que, tout à coup, la semaine dernière, à l’occasion du douzième anniversaire de l’accident de Tchernobyl, des informations très graves aient été diffusées concernant l’irradiation subie par les Alpes ? De combien de millisieverts le rayonnement subi par les habitants de cette région a-t-il augmenté ?

M. Christian PIERRET : S’agissant de la décomposition par la Cour des comptes des chiffres du coût total de l’équipement, je n’ai pas apporté le rapport. Plusieurs députés m’ayant posé sensiblement la même question, je fournirai l’évaluation de ces chiffres à la commission d’enquête.

    Je puis vous indiquer qu’il s’agit de la totalité du coût de l’équipement de sa construction à son arrêt et démantèlement définitif. J’en ai indiqué plusieurs segments : 14,2 milliards de francs pour EDF, dont 10,9 milliards de francs pour la mise à l’arrêt définitif. J’ai évoqué d’autres coûts nettement inférieurs pour la compensation à apporter aux collectivités locales. On pourra procéder à une addition, dont il est un peu tôt pour affirmer qu’elle sera rigoureuse, car des surprises techniques peuvent apparaître lors de la vidange des circuits de sodium, lors de la désactivation du sodium ou lors d’autres phases particulières du démantèlement ; elles seront d’ailleurs fort instructives pour d’autres opérations du même type, même si elles ne porteront pas sur des surgénérateurs mais sur des REP.

    J’indique honnêtement à la commission que je ne suis pas en mesure d’effectuer une « décontraction » des 60 milliards, mais que je la fournirai par écrit.

    Le coût de Superphénix ne peut évidemment pas être comparé à celui des outils qui entreront en activité après la fin du contrat NERSA. Nous ne savons pas combien coûteront les projets Rubbia, Horowitz, etc. En ce qui concerne le Rubbiatron, je n’ai pas de date à donner. J’ai indiqué qu’il s’agirait d’un processus assez long et qu’il s’agissait d’un problème européen, notamment avec les Italiens, mais aussi avec d’autres partenaires déjà engagés avec nous dans des recherches dans le domaine nucléaire. Cette question relève entièrement de la responsabilité de mon collègue, M. Allègre, au titre de la recherche et de la technologie.

    Je suis favorable, en effet, à un basculement des crédits de la fusion vers ce type de recherche, puisque ces crédits sont aujourd’hui inutilisés dans les programmes de recherche européens.

    Certaines dérives sont dues à des accidents de fonctionnement. Par exemple, la reconstruction d’un toit qui s’était écroulé sous le poids de la neige a coûté très cher.

    Le coût de la perte annuelle est évalué par EDF à 400 millions de francs selon les hypothèses de base de l’entreprise, avec une hypothèse de disponibilité comparée de 30 %.

    La surgénération est-elle condamnée ? Je crois avoir été assez clair. Elle ne l’est pas sur le plan de la technologie et de la recherche. Elle doit être considérée comme une technique intéressante à long terme. J’ai parlé de trente, quarante ans. Personne ne peut être plus précis.

    Suis-je convaincu que Phénix puisse satisfaire à des obligations de recherche ? Oui, parce que la DSIN, autorité de sûreté, nous a autorisés à faire monter en puissance le surgénérateur Phénix. Je vous remettrai une note scientifique montrant que les principaux programmes, notamment SPIN, pourront être poursuivis sans dommage à partir de l’outil Phénix. Je reconfirme donc que cet outil est adapté – d’ailleurs davantage que Superphénix, par sa souplesse de mise en œuvre – à un certain nombre de recherches fondamentales qui m’apparaissent nécessaires.

    Cette voie de la surgénération est tout à fait essentielle aux yeux du Gouvernement pour satisfaire à l’axe 2 de la loi Bataille. Je crois l’avoir déjà dit. C’est ma conviction personnelle, je le redis ici avec force.

    En ce qui concerne les contaminations, on a dit énormément de choses, toutes plus fausses les unes que les autres. Le chiffre exact de contamination dans les Alpes – on a parlé du massif du Mercantour, il y a quelques jours – fera l’objet d’une communication de la DSIN et de l’Office de protection contre les radiations ionisantes. C’est de la responsabilité de ces organismes, dont je souligne qu’ils sont indépendants du Gouvernement, de donner des chiffres et ils seront fournis.

    Puisque la question a été posée en termes de millisieverts, rappelons que l’Organisation internationale de l’énergie atomique vient de resserrer ses prescriptions vis-à-vis de deux catégories de populations : la population extérieure aux centrales et les personnels qui travaillent au sein des centrales. Les doses admissibles ont été fortement réduites, à 5 millisieverts par an pour les travailleurs des centrales et à 1 millisievert par an pour les personnes qui n’exercent pas leur activité professionnelle au sein d’une centrale.

    Chacun sait que lorsqu’on visite une centrale, on est muni d’un dosimètre. J’en ai visité bon nombre et ni le personnel, ni les représentants des organisations syndicales, ni les dirigeants, ne m’ont jamais rapporté de cas de contamination importante. Il faut désamorcer les erreurs, souvent volontaires, de ceux qui chercheraient à créer des effets de panique dans la population. La France est encore plus rigoureuse que ne l’exigent les prescriptions de l’Agence internationale pour l’énergie atomique. Que dire de plus devant la commission d’enquête ?

    J’indiquerai par écrit à la commission combien de milliards de kW représentent les deux cœurs non brûlés.

M. le Rapporteur : Il nous faut remercier M. Pierret du caractère fort complet de ses réponses. Nous avons eu aujourd’hui une réunion exceptionnellement longue, sans doute parce que c’était notre première audition et qu’il y avait chez les membres de la commission une soif de connaissance du dossier, sans doute aussi parce que M. le secrétaire d’Etat est le principal porteur du dossier sur le plan industriel.

    Nous avons abordé aujourd’hui un certain nombre de sujets que nous évoquerons de nouveau avec ses collègues du Gouvernement, Mme Voynet et M. Allègre, puisque nous avons débordé sur les domaines de l’environnement et de la recherche, dont nous avons eu une excellente approche.

    Le rapporteur de la loi du 30 décembre 1991 que j’étais se permettra une petite remarque. Nous nous saisissons souvent des grands dossiers nucléaires dans l’urgence. La loi du 30 décembre 1991 est intervenue par suite de l’urgence née de la difficulté de trouver une solution au problème des déchets. Nous avons légiféré en nous promettant de continuer à le faire régulièrement en toutes occasions. Il y aura bientôt sept ans que le Parlement n’a pas légiféré sur une matière aussi vaste.

    De la même façon, nous nous saisissons du problème de Superphénix sans doute un peu tard et dans l’urgence. Nul doute que cette commission d’enquête permettra d’améliorer la connaissance et la transparence de ce dossier.

    En ce qui me concerne, je n’ai pas entendu beaucoup d’arguments convaincants en faveur de la nécessité de la fermeture de Superphénix. J’essaie de le faire en observateur neutre que se doit d’être le rapporteur.

    Avant que nous ne nous séparions, je vous poserai une simple question.
    Y avait-il nécessité absolue à ce que, dès la semaine dernière, trois membres du Gouvernement, vous-même, M. Strauss-Kahn et Mme Voynet, demandiez la mise en œuvre de la procédure de fermeture de Superphénix ? N’aurait-on pu attendre les conclusions de la commission d’enquête ? Ou bien cette procédure interfère-t-elle de façon tout à fait fortuite avec la mise en place de notre commission d’enquête ?

M. Christian PIERRET : M. le Rapporteur, sur le plan juridique, il était nécessaire, après avoir annoncé et réannoncé, commenté et recommenté cette décision, que nous la mettions en œuvre sur un plan strictement légal, conforme aux textes. C’est en ce sens que cette lettre a été signée.

M. le Président : M. le secrétaire d’Etat, je terminerai par une observation ponctuelle. L’un d’entre nous a cité Pierre Mendès-France. Je voudrais rendre un hommage particulier au président Guy Mollet qui a pris la décision, en 1956, de lancer les études sur la séparation isotopique. Comme l’éclairage de notre salle de réunion provient à 82 % de la décision du président Guy Mollet, je voulais lui rendre un hommage particulier.

M. Christian PIERRET : Permettez-moi, M. le Président, d’associer l’hommage du Gouvernement à celui que vous venez de rendre au Président du Conseil de l’époque.

M. le Président : M. le secrétaire d’Etat, je vous remercie. En écho à M. Bataille, je dirai que vous ne nous avez pas tous convaincus, mais que vous avez exprimé votre point de vue. Je vous en sais gré. Je vous saurais un gré particulier aussi si, avec l’aide de vos collaborateurs et des services, vous pouviez répondre à la plupart des questions auxquelles vous n’avez pas répondu ici, afin de nous permettre de compléter le dossier à partir duquel nous élaborerons nos conclusions.

Audition de MM. Rémy CARLE,
ancien Président du Conseil de surveillance de NERSA,
Jacques CHAUVIN, Président du Conseil de surveillance de NERSA,
et Bernard GIRAUD, Président du Directoire de NERSA

(extrait du procès-verbal de la séance du 7 mai 1998)

Présidence de M. Robert GALLEY, Président

Messieurs Rémy Carle, Jacques Chauvin et Bernard Giraud sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête leur ont été communiquées. A l’invitation du Président, MM. Rémy Carle, Jacques Chauvin et Bernard Giraud prêtent serment.

M. Rémy CARLE : M. le Président, MM. les députés, Superphénix et la filière des réacteurs à neutrons rapides constituent un vaste sujet. Je vais donc être obligé de faire un choix sur quelques points qui me paraissent plus importants que les autres ; bien entendu, je suis tout prêt à répondre ultérieurement à vos questions sur l’ensemble du sujet.

    Premier point que je voudrais souligner : il ne faut pas juger Superphénix indépendamment de l’ensemble de l’effort de recherche et développement concernant les réacteurs à neutrons rapides. Votre commission porte d’ailleurs « sur Superphénix et la filière des réacteurs à neutrons rapides », je n’ai donc pas besoin de vous convaincre sur ce point.

    C’est un effort long, qui a été entrepris vers 1960 avec la création du centre de Cadarache, puis Harmonie, Masurca, Rapsodie puis Phénix au tournant des années 1970 ; véritablement, Superphénix est un maillon de toute cette chaîne.

    Le but de cette chaîne, le but de tous ces efforts vous est connu. Je le rappelle très brièvement : c’est de mettre au point une filière de centrales capables de produire de l’électricité en utilisant le plutonium produit par les centrales de première génération, c’est-à-dire en fait, capables d’utiliser l’uranium 238 comme matériau fissible sous sa forme de plutonium ; on sait que l’uranium 238 représente 99,3 % de l’uranium naturel, cela revient donc à extraire de l’ordre de cent fois plus du minerai d’uranium. On peut le dire de façon un peu différente : les centrales à neutrons rapides sont complémentaires des centrales de première génération ; les centrales de première génération produisent, qu’on le veuille ou non, du plutonium. Le plutonium étant une matière fissile, il est évidemment tentant de l’utiliser pour en faire de l’électricité. Ceci assure, devrait assurer à la filière nucléaire sa durée, sa pérennité et une certaine cohérence. De plus, en utilisant ainsi le plutonium, on évite de le stocker comme un déchet (à longue durée de vie).

    Les premières étapes ont permis d’apprendre à utiliser le sodium, le combustible à base de plutonium et à accumuler les connaissances de base. Je voudrais souligner que tout ceci a mobilisé une somme d’efforts tout à fait considérable, en particulier au CEA et qu’il y a eu et qu’il y a encore dans ce domaine une collaboration internationale particulièrement développée. Il faut bien être conscient que mettre fin à Superphénix, c’est, en tout cas provisoirement, rendre finalement improductif l’ensemble de tous ces efforts engagés depuis 1960.

    Deuxième point : pourquoi Superphénix a-t-il été créé au début des années 1970 ? Ce sont très clairement les électriciens – EDF, l’Italien ENEL, l’Allemand RWE – qui ont voulu Superphénix à ce moment. Dès son rapport de mai 1969, la commission PEON dont les plus anciens ici se souviennent et qui était une assemblée de hauts fonctionnaires, d’industriels, de savants conseillant le Gouvernement sur les options du programme nucléaire, avait écrit, je cite : « la position favorable de la France dans cette filière devra être confirmée par l’engagement d’une centrale encore prototype mais de grande puissance, suivie quelques années plus tard d’une centrale tête de série ». Ceci était écrit en mai 1969 et c’est très exactement la définition de Creys-Malville. La commission est d’ailleurs revenue sur ce thème dans ses rapports de 1970, de 1973 et de 1974.

    L’élément déclencheur a certainement été le succès de Phénix qui a démarré entre 1972 et 1974. Il est apparu opportun à ce moment de construire une centrale de grande taille, de voir si on savait la construire, si on savait l’exploiter et quel en serait le coût.

    Les trois électriciens susnommés ont répondu à ce désir de la commission PEON en prenant l’initiative de s’unir sous la forme de la société NERSA et ont confirmé entre 1971, date de leur première déclaration d’intention, et 1977, date de passation des principales commandes, leur engagement financier. La réalisation de Superphénix a été financée conjointement par ces trois électriciens suivant le rapport 51/33/16.

    Pourquoi une entreprise multinationale ?

    Cela correspond, je pense, à une conviction européenne de ses promoteurs. Mais cela s’explique aussi parce que l’enjeu était considéré comme lourd, avec des risques industriels certains et qu’en conséquence il fallait partager cet enjeu.

    Par ailleurs je rappelle, parce qu’on l’oublie assez fréquemment, que l’engagement de ces trois sociétés portait sur deux prototypes, l’un de technique française, intégrée – je n’entre pas dans le détail – à construire en France, et l’autre de technique allemande, à boucles, à construire en Allemagne. Il s’est trouvé que pour diverses raisons le prototype allemand n’a jamais été réalisé. Il était clair qu’au départ il s’agissait de construire en parallèle, en concurrence d’une certaine façon, deux prototypes, d’en comparer les résultats et d’en faire ultérieurement la synthèse. Il s’agissait donc bien de développement. On peut d’ailleurs retrouver dans les textes de l’époque qu’aucun de ces deux prototypes n’était supposé obéir au dispatching ; ils n’étaient pas là pour fournir de l’électricité, bien sûr ils en fourniraient et on espérait qu’ils en fourniraient beaucoup, mais ils étaient là d’abord pour accumuler des connaissances.

    On a, à l’époque, beaucoup discuté de la taille de cette centrale. Peut-être a-t-on à ce moment surestimé le facteur de taille, on pensait que ce n’était pas beaucoup plus cher de construire un gros réacteur qu’un réacteur de moindre taille ; l’argument qui l’a finalement emporté a été celui de faciliter la comparaison afin de pouvoir en tirer toutes les conséquences, entre ces deux prototypes et les centrales à eau légère que l’on était en train de construire ou qui allaient être construites.

    Je souligne que tout ceci fut décidé avant la crise pétrolière de 1973 : les grands principes étaient déjà posés à ce moment ; par la suite, bien entendu, cette crise a secoué les esprits, certains ont pu penser qu’il y avait une certaine urgence et qu’au fond Creys-Malville n’était pas un prototype mais une tête de série. On l’a dit, c’est vrai. Ceci s’est finalement révélé erroné, mais je répète que ce n’était pas l’intention initiale ; en fait, ceci n’a eu aucune incidence sur le déroulement du projet.

    L’objectif initial de Creys-Malville était clair. A-t-il été modifié en 1994 ? Non. Il a été essentiellement élargi. Le décret du 11 juillet 1994 qui a permis le redémarrage de l’installation dispose que Superphénix sera exploité en vue de l’acquisition de connaissances, notamment dans le domaine de la réduction des déchets à longue durée de vie. Je l’ai dit déjà et je le répète, l’acquisition de connaissances est une priorité dès l’origine – ce qui n’empêche pas que cette acquisition de connaissances suppose production d’électricité. En revanche le contexte en 1994 a changé : les programmes nucléaires n’ont pas connu le développement que certains anticipaient, donc la nécessité énergétique d’utiliser le plutonium s’est éloignée dans le temps encore qu’elle n’ait pas disparu. En revanche, l’intérêt de s’en débarrasser, de ne pas avoir à le stocker comme déchet, ainsi d’ailleurs que d’autres éléments à longue durée de vie, ceux que l’on appelle les actinides mineurs, apparaît en 1994 et même avant, comme un point de plus en plus important dans l’ensemble des questions relatives à la filière nucléaire.

    Il était donc logique que dans le cadre des programmes lancés au titre de la loi du 30 décembre 1991, le Gouvernement ait souhaité que cette question soit étudiée en se servant de l’outil Superphénix qui est fondamentalement un consommateur de plutonium et qui peut donc expérimenter cette voie sans modification notable. Cette problématique est très largement exposée dans le dossier qui fut soumis à enquête en 1993 et fut commenté durant les séances publiques. La centrale a vu son programme d’acquisition de connaissances élargi, mais ni elle-même ni son mode de fonctionnement n’ont changé. J’ai donc un peu de mal – mais je ne suis pas juriste, je le précise tout de suite – à comprendre comment le Conseil d’Etat a pu se fonder sur ce point pour annuler le décret du 11 juillet 1994. C’est toujours la même centrale, elle fonctionne toujours de la même façon, même si les mots employés sont parfois différents. Mais sans doute les mots étaient-ils mal choisis ?

    Je voudrais insister sur le fait que ce qui me paraît important du point de vue technique dans toute cette démarche, c’est de montrer qu’il est possible, sur le plan économique et industriel, de construire des centrales à neutrons rapides. On peut certainement attacher une certaine importance aux tests du combustible – combustible sous-générateur ou combustible surgénérateur – mais le principal problème technique est de montrer que l’on sait construire ce type de centrale et qu’elle fonctionne correctement.

    Un certain nombre d’expérimentations ont été faites sur Phénix en complément de celles réalisées sur Superphénix. Si demain Superphénix n’existe plus, il faudra certainement les poursuivre et même les intensifier, mais je crois que Phénix ne pourra pas remplacer l’expérience qui aurait été acquise à partir de Superphénix.

    Je passe sur un quatrième point, encore qu’il est important, mais il est purement factuel : je voudrais dire que la centrale de Creys-Malville a été soumise, dans les années 1970, à l’ensemble des procédures en vigueur. Un simple point que je mentionne : une loi fut alors votée par le Parlement, promulguée le 23 décembre 1972, autorisant la création de NERSA pour produire de l’électricité sur le sol français, et ceci en dérogation à la loi de nationalisation qui avait créé EDF. C’est un point tout à fait important. Le texte de loi mentionne des activités d’intérêt européen en matière d’électricité. Quand on regarde les débats et les rapports parlementaires, il est clair qu’il s’agit de deux centrales, une centrale à neutrons rapides et une centrale à haute température ; seule la première a été construite.

    Bernard Giraud vous donnera un bilan technique du fonctionnement de l’installation. Ce bilan me paraît tout à fait positif. On a beaucoup médiatisé un certain nombre d’incidents. Mais aujourd’hui, la conclusion est claire pour tout observateur de bonne foi : Superphénix fonctionne ; l’année 1996 en a fait la démonstration.

    Certes, sur un certain nombre d’aspects, les réacteurs à neutrons rapides que l’on pourrait construire dans le futur seront différents. Il faudra notamment, je pense, améliorer les possibilités d’inspection et de réparation, c’est d’ailleurs un point sur lequel, précisément, les incidents que nous avons rencontrés nous ont beaucoup appris. Si on arrête Superphénix, nous n’aurons pas l’expérience de la durée, l’expérience du vieillissement ; ceci est tout à fait regrettable ; mais l’essentiel de la technologie a été validé et ce, à une échelle industrielle.

    Jacques Chauvin vous parlera du bilan économique. Je voudrais souligner trois points très rapidement : quel que soit ce bilan, et nous avons tous en tête le rapport de la Cour des comptes, il ne faut pas oublier que la France en supporte la moitié et que cette dépense s’étend sur une durée de quarante à cinquante ans ; ceci relativise les choses. Par ailleurs, la Cour des comptes, comme tous les rapports qui ont été faits sur ce sujet, ne tient pas compte de la valorisation de la recherche et de l’acquisition de connaissances ; or, je le répète, c’était cela le but essentiel de la réalisation de Superphénix.

    Ce qui manque dans ce bilan, ce sont également les recettes correspondant aux kWh qui n’ont pas été produits et qui auraient pu l’être, si la centrale avait été autorisée à redémarrer plus rapidement. Or, c’est précisément au moment où l’on pouvait espérer une production régulière d’électricité que la centrale va devoir s’arrêter.

    La Cour des comptes elle-même a conclu que la centrale pouvait continuer à fonctionner au moins jusqu’en 2001 sans coût supplémentaire.

    Pour résumer, il apparaît clairement – pour moi au moins – que les promoteurs de la centrale de Creys-Malville, notamment EDF, ont voulu cette centrale sachant pertinemment que préparer l’avenir à cette échelle serait coûteux et difficile, mais que c’était nécessaire ; c’est pourquoi il était sage de s’associer à d’autres pour partager le fardeau.

    Ces électriciens ont assumé des difficultés, celles-ci ne mettant d’ailleurs en cause ni la sûreté ni les principes de la filière. Ces électriciens considéraient, après l’excellent fonctionnement de 1996, avoir surmonté les difficultés de jeunesse et pouvoir acquérir encore plus de connaissances notamment dans la durée. Ils continuent de penser, comme l’a d’ailleurs réaffirmé le Gouvernement français, que l’utilisation maximale du minerai d’uranium par ce que l’on appelle à mon avis un peu improprement « la surgénération », demeure un objectif important pour l’avenir.

    Il est essentiel par ailleurs, pour l’ensemble de notre programme nucléaire, de recueillir le maximum d’informations afin de prendre en toute connaissance de cause, en 2006, les décisions imposées par la loi du 30 janvier 1991. Superphénix était un outil particulièrement adapté à cet objectif. Ses contributions aux progrès des techniques nucléaires auraient pu être obtenues à coût minimal, l’investissement étant fait, en poursuivant le fonctionnement de la centrale de Creys-Malville.

    Comment, dans ces conditions, comprendre la décision du Gouvernement de ne pas autoriser le redémarrage et la poursuite de l’exploitation de Creys-Malville, décision d’ailleurs prise sans consultation, sans que les promoteurs responsables aient pu présenter leurs arguments, ce dont je puis témoigner personnellement ? Je ne sais pas bien répondre à ces questions mais je ne vous surprendrai certainement pas en vous disant que je trouve cette décision injustifiée et lourdement dommageable à notre pays.

    Au-delà de la valeur symbolique de l’arrêt d’une centrale qui a été, depuis vingt ans, l’objet d’une campagne systématique de dénigrement, de fausses rumeurs, d’annonces alarmistes, ne serait-ce pas l’ensemble du nucléaire qui est visé ? On a le droit de se poser la question. Cette décision ne refléterait-elle pas la volonté de certains, de ceux qui « déplorent que la France ne soit pas en train de sortir du nucléaire », de priver le nucléaire de toute perspective à long terme, de nous empêcher de résoudre de façon optimale la question des déchets et ce afin de mieux le condamner demain ?

    Certes, notre programme nucléaire peut se poursuivre sans réacteur à neutrons rapides. Mais il serait alors beaucoup plus vulnérable ; sortir du nucléaire serait enlever à notre pays un atout énergétique et écologique majeur, ce serait aussi aller contre l’opinion de la grande majorité des Français et il me semble qu’il est temps de redonner au nucléaire en général et à la centrale de Creys-Malville en particulier, toute leur légitimité.

M. le Président : Je voudrais poser à M. Chauvin trois questions, car je crois que l’exposé de M. Carle anticipait ces interrogations.

    Quelles seront les conséquences de la fermeture de Superphénix sur les relations financières des partenaires de NERSA ?

    Comment sera réglé le problème de la fourniture d’énergie due à ces partenaires étrangers en vertu de la convention du 2 février 1995 qui permettait la mise en œuvre du programme d’acquisition des connaissances ?

    Le coût de la déconstruction sera-t-il partagé au prorata de la part de chacun dans le capital de NERSA, alors qu’il semblerait que la décision qui a été prise était une décision unilatérale du Gouvernement français ?

M. Jacques CHAUVIN : Pour répondre à vos questions, il faut faire un peu d’histoire et rappeler que l’année 1994 a marqué une rupture capitale dans la vie de la société NERSA. Souvenez-vous que le décret autorisant le redémarrage de Superphénix dit clairement que cette centrale doit être exploitée dans des conditions qui privilégient le programme d’acquisition des connaissances, et par conséquent, ce décret insistant sur la recherche a pu être interprété de façon différente par le partenaire français et par les partenaires étrangers.

    L’interprétation française a été donnée par le Président Carle. Les partenaires étrangers ont vu là une modification significative de l’objet social de NERSA et dès lors, ils ont commencé à envisager leur départ prématuré de cette société. Ils ont, de fait, négocié à ce moment avec EDF les conditions non seulement de leur maintien jusqu’à fin 2000 dans la société, mais aussi de leur départ à cette échéance, voire avant cette échéance, en cas d’arrêt définitif ou prolongé de la centrale.

    Le dispositif sur lequel s’étaient entendus les partenaires se résume de façon très simple.

    Premièrement, les partenaires étrangers ne contribueront pas aux dépenses du programme d’acquisition des connaissances qu’ils n’approuvent pas et qui constitue à leurs yeux un changement d’objet social de la société NERSA.

    Deuxièmement, EDF garantit aux partenaires, qui craignent une moindre disponibilité de la centrale compte tenu du programme de recherches, une livraison de 14,5 TWh jusqu’à fin 2000 – c’est ce à quoi vous faisiez allusion, M. le Président.

    Troisièmement, en cas de départ, les partenaires étrangers se résignent à perdre le capital qu’ils ont investi dans la société, c’est-à-dire qu’ils admettent le rachat par EDF au franc symbolique de leurs parts mais en contrepartie ne paient pas le démantèlement.

    Et enfin, quatrièmement, chaque partenaire est d’accord pour payer ses dettes et sa part dans le coût de retraitement des combustibles.

    Tel est le dispositif sur lequel se sont entendus les partenaires.

    Force est donc de reconnaître que la rédaction du décret d’autorisation de redémarrage de Superphénix a fragilisé l’avenir de la société.

    Je rappelle qu’à ce moment la Cour des comptes avait, dans son rapport publié en 1996, souligné le coût élevé de Superphénix ; mais elle n’en avait pas conclu pour autant à la nécessité d’arrêter la centrale, reconnaissant que les dépenses de niveau élevé étaient dues au caractère de prototype de Superphénix, et admettant par ailleurs que la décision éventuelle d’arrêt ne devait tenir compte que des éléments de coûts et de recettes additionnels. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la Cour des comptes a limité ses investigations à 2001, estimant qu’à l’horizon 2016 son approche comptable devait faire place à une approche économique qui seule autorise la comparaison entre les différents moyens de production de l’électricité.

    Comme l’indiquait le Président Carle, la Cour des comptes a précisé qu’elle ne prenait pas en compte dans son calcul la valorisation de la recherche qui était tout de même un objet fondamental de Superphénix.

    Vous me demandez très précisément ce qui va se passer avec l’éventuel départ des partenaires. Cet éventuel départ des partenaires se précise. Je vous le dis tout de suite si les partenaires quittent Superphénix dans les conditions que je viens d’indiquer, il est bien clair qu’EDF n’aura plus à garantir l’énergie qui était prévue dans l’accord de 1995, mais évidemment, en contrepartie, les dépenses d’exploitation ne seront plus partagées par les partenaires.

    Pour ce qui est du coût du démantèlement, je vous ai répondu. Les partenaires acceptent de perdre le capital qu’ils ont investi, mais en revanche, ils ne paient pas le démantèlement. Ce qui signifie très précisément qu’à l’heure où je vous parle, il reste encore 23 milliards de francs à payer globalement, pour tous les partenaires ; il y en a 10 pour le démantèlement, 4 pour les dettes, 3 pour le retraitement et 6 pour le capital dû aux porteurs de parts.

    Les partenaires acceptent de perdre le capital, je vous l’ai dit, le retraitement est partagé par moitié, les dettes par moitié, mais le démantèlement, les 10 milliards, sont à la charge d’EDF.

    Telle est, très précisément, M. le Président, la réponse à la question que vous m’avez posée.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Je voudrais commencer ce jeu des questions en revenant un peu sur l’historique de Superphénix en vous posant un groupe de trois questions.

    Tout d’abord, sur les conditions de naissance de Superphénix. Pourquoi, selon vous, Superphénix n’a jamais fait l’objet d’un consensus politique, ni d’une véritable adhésion de l’opinion publique ? Il s’est un peu développé ex nihilo alors qu’il s’agissait d’un grand projet et d’une grande ambition, à savoir : assurer l’indépendance énergétique de notre pays ?

    Ensuite est-ce que pour passer du prototype au développement industriel, il y avait un plan d’équipement de la France en réacteurs à neutrons rapides ? Si oui, quel était-il ?

    Enfin, je voudrais vous demander votre point de vue sur l’avenir de la filière des réacteurs à neutrons rapides. Est-il abusif pour le citoyen que je suis de faire un parallèle entre l’histoire du Concorde et l’histoire de Superphénix, à savoir que concernant le Concorde – arrêté dans les conditions que l’on sait – on assiste aujourd’hui à une captation d’héritage par de grandes puissances, les Etats-Unis notamment, et au fond à une remise en perspective d’un projet qui avait à un moment donné été considéré comme faisant fausse route ?

    Avez-vous, concernant Superphénix, un sentiment identique ? Est-il imaginable que, non pas aujourd’hui, mais dans un avenir de moyen terme, dans un quart de siècle peut-être ou un peu plus, ce projet soit à nouveau développé, naturellement par d’autres, puisqu’il ne serait plus question de nous à ce moment ?

M. Rémy CARLE : Pourquoi Superphénix n’a-t-il pas bénéficié d’un certain consensus ? Je voudrais d’abord mettre en doute cette affirmation. Encore faudrait-il y aller voir ! Ce que je peux dire est que localement, les choses se sont toujours très bien passées, nous avons fait un certain nombre d’enquêtes d’opinion publique et je crois que l’opinion publique est, de façon générale, plus favorable au nucléaire en général et à Superphénix en particulier que certains veulent bien le laisser croire. Nous avons là-dessus un certain nombre d’éléments de jugement.

    Je rappelle tout de même que les manifestations importantes qui ont eu lieu lors de la naissance de Superphénix en juillet 1976 et en juillet 1977 ont été essentiellement le fait de professionnels de la cause antinucléaire, que je respecte parfaitement, mais qui étaient essentiellement des étrangers. Il y eut même à ce moment une certaine réaction à leur égard de la part de la population française, disant : « cela suffit comme ça ».

    Par ailleurs, il est clair qu’au fil des années, Superphénix a été la cible privilégiée de l’opposition au nucléaire. Cette centrale représentait une avancée particulière, elle représentait l’avenir du nucléaire producteur d’électricité. De surcroît, un certain nombre de caractéristiques, l’usage du plutonium, métal abhorré, l’usage également du sodium, rendait plus facile cette contestation.

    Je crois que nous n’avons pas su vendre le produit, comme on dirait en termes de marketing, et expliquer suffisamment à l’ensemble de la population son utilité, son rôle. Nous avons considéré que nous bénéficiions d’une certaine légitimité du fait que c’était un programme national. Nous aurions certainement dû être plus actifs sur le plan de la promotion du produit. Nous l’avons été mais une campagne de dénigrement, des fausses nouvelles, des accusations qui ensuite se révèlent infondées – je pourrais en citer si vous le souhaitez – mais qui ne sont bien sûr jamais démenties, ont contribué à donner une image négative de Creys-Malville. Ceci étant, je constate qu’aujourd’hui, beaucoup de gens en France sont choqués par la façon dont a été prise la décision d’arrêt et la regrettent.

    Deuxième point : il n’y a jamais eu de véritable plan d’investissements en matière de réacteurs à neutrons rapides. Je le répète, la réalisation de Superphénix a été faite pour savoir si un surgénérateur fonctionnait à cette échelle, quelles étaient les options techniques qu’il fallait confirmer, celles qu’il fallait modifier et combien cela coûtait, permettant ainsi de recueillir un ensemble de connaissances préalables. C’est de cette expérience que l’on peut tirer demain des conséquences et se dire : « oui, on peut construire ce genre de réacteur avec telle ou telle amélioration ». Il y a d’ailleurs eu des études qui ont été faites sur ce que pourrait être un futur réacteur à neutrons rapides.

    Je pense que la question se posera essentiellement au moment où il s’agira de renouveler le parc de centrales actuel. On pourra alors se rendre compte que ce programme qui interviendra vers 2010-2015, posera s’il implique un renouvellement important du parc mondial, la question de la ressource en uranium. Si l’on veut garantir l’approvisionnement des centrales que nous construirons à ce moment-là, peut-être sera-t-il raisonnable de se prémunir contre une certaine raréfaction de l’uranium, ou du moins un renchérissement de son cours, en incorporant dans le parc un certain nombre de réacteurs à neutrons rapides.

    Par ailleurs, la question se posera de savoir s’il faut développer, à la suite des décisions de 2006, la recherche sur la transmutation pour réduire le volume des déchets à vie longue et là aussi, en fonction des éléments de connaissance que nous aurons à ce moment, il faudra prendre un certain nombre de décisions.

    On a souvent rapproché Concorde et Superphénix. Je crois qu’il ne faut pas abuser de cette comparaison. C’est effectivement, d’une certaine façon la recherche, l’étude, le développement d’une nouvelle technologie, qui peut se faire dans un contexte changeant et dont il faut tirer les conséquences. Je me permets d’ailleurs de constater au passage que le Gouvernement a arrêté le projet Concorde mais n’a jamais jeté à la poubelle les appareils qui existaient. Au contraire, il les a utilisés pour acquérir davantage d’expérience et rendre un service aux passagers.

    Si l’on arrête Superphénix, comme il a été décidé, il est certain qu’un jour ou l’autre la question se reposera du développement de cette filière. Il est clair qu’actuellement dans le monde, un certain nombre de pays continuent à travailler sur ce sujet : le Japon, la Russie. On observe en ce moment que les Etats-Unis sont en train de reconsidérer ce problème, ne serait-ce qu’en raison de la nécessité d’utiliser et de détruire le plutonium d’origine militaire, rendu aujourd’hui à un usage civil. Je pense qu’il faudra que nous retrouvions les moyens d’être présents dans cette compétition, dans ce développement pour l’avenir, et pour cela il faut que nous continuions à travailler dans cette filière.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Encore une question pour aborder cette fois le programme de recherches liées à Superphénix et son bilan ainsi que les perspectives de Phénix. Avant-hier, le ministre de l’industrie nous en a entretenu mais nous manquons encore de précisions sur ce point.

    Quel bilan peut-on dresser de ces recherches ? Quelles sont les connaissances acquises avec Superphénix qui ont pu être transférées aux REP à l’intérieur de la filière nucléaire et à la recherche et développement en général ?

    Deuxième volet de ma question, le passage de Superphénix à Phénix. Nous savons qu’un certain nombre d’expériences menées dans Superphénix vont être continuées dans Phénix et que d’autres ne sont pas transposables. Donc, quelles sont, de manière globale, les expériences qui étaient commencées sur Superphénix et qui ne sont pas transposables à Phénix ? Ce volet d’expériences non transposables à Phénix est-il important ?

M. Rémy CARLE : Je vais en dire quelques mots. Bernard Giraud complètera ma réponse.

    Je crois qu’il existe d’ores et déjà un bilan tout à fait positif de Superphénix en termes d’acquisition de connaissances. C’est une grande centrale, le combustible fonctionne parfaitement. Or, c’est un combustible plus important que celui de Phénix, il est de plus grande taille, il est plus long, il a les caractéristiques de combustible d’une centrale de grande taille. De la même façon, les générateurs de vapeur sont d’un type nouveau, car le type modulaire qui avait été adopté pour Phénix était difficilement transposable sur une grande centrale. Jusqu’ici, ces générateurs de vapeur se sont comportés de façon tout à fait excellente – on vient d’ailleurs de les examiner au titre de l’examen décennal – et la conclusion est qu’ils sont comme neufs. Au niveau du contrôle commande, des précautions supplémentaires ont été prises entre Phénix et Superphénix, par exemple le double système de barres de contrôle, de types différents, a fonctionné de façon tout à fait satisfaisante sur Superphénix.

    Toutes ces connaissances sont relatives à une filière, à un combustible, à des composants au sodium. Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de transferts vers les réacteurs à eau légère, mais on a acquis une somme de connaissances tout à fait considérable.

    Un certain nombre d’expériences ont été faites dans Phénix, puis prolongées dans Superphénix. Il va falloir les rapatrier. Beaucoup de choses peuvent certainement être faites dans Phénix : irradier, par exemple, des éléments enrichis en américium ou en neptunium. Ceci peut se faire et a d’ailleurs déjà été fait dans Phénix. Superphénix aurait apporté un élément de plus. Il aurait permis d’avoir des capsules, d’avoir des éléments d’irradiation en vraie grandeur, mais je crois que la question d’extrapolation peut être surmontée par un certain nombre d’études. Il faut que ces études se poursuivent sur Phénix.

    Si l’on veut faire de la transmutation, il faudra le faire dans un réacteur à neutrons rapides. Ce que nous avons besoin de savoir, c’est si nous savons construire et faire fonctionner un réacteur à neutrons rapides d’une certaine taille – n’en préjugeons pas, mais d’une assez grande taille – et ceci, à partir de l’expérience acquise sur Superphénix, avec les composants tels qu’ils sont sur Superphénix, sur lesquels il faut que nous ayons le maximum d’expérience.

M. Bernard GIRAUD : Je voudrais ajouter que la technologie que l’on met en œuvre sur Superphénix est fort différente de celle que l’on met en œuvre dans les réacteurs à eau, mais que les méthodes et les moyens d’exploitation que nous utilisons sont exactement les mêmes. Nous avons beaucoup appris par Rapsodie, par les stations d’essais, qu’elles soient au CEA ou à EDF, par Phénix, également par Superphénix, essentiellement in fine, parce que nous sommes passés à l’acte industriel à pleine échelle. On peut discuter ici de 600 ou 1 200 MW, cela n’a pas beaucoup d’importance. Une extrapolation importante a eu lieu depuis les premiers pas de Rapsodie ; l’ingénieur doit être confronté au concret, au réel, avec l’effet de taille. On apprend toujours lorsqu’on exploite une installation.

    Pour Superphénix, l’extrapolation de puissance est un facteur 5, 6 par rapport à Phénix. Mais dans la réalité, un certain nombre de composants ont une extrapolation inférieure à 5. Je parle du combustible par exemple qui est assez peu différent, de manière élémentaire, de celui de Phénix, il est simplement un peu plus grand. En revanche, la taille du cœur, qui permet d’atteindre une puissance de 3 000 MW thermiques et 1 200 MW électriques, nous a fait découvrir des choses complètement nouvelles, que les maquettes avaient permis de préparer, je pense à la maquette Masurca de Cadarache. Mais l’expérience sur site a permis d’affiner des codes de calcul de neutronique pour des réacteurs de grande taille et là seul le passage au concret permet d’y accéder.

    Pour d’autres composants, les pompes, les cuves, les systèmes de contrôle et d’arrêt du réacteur, les extrapolations sont plus faibles que le facteur 5. En revanche, pour le générateur de vapeur, nous n’avions qu’une seule expérience d’un générateur de vapeur du type de celui installé à Superphénix mais à une échelle 1/15ème. Ces essais avaient eu lieu à la station d’essais EDF des Renardières. Nous avons appris que la conduite de ce type de générateur de vapeur à ce niveau de puissance était conforme à ce que l’on en attendait. Hélas, la durée ne nous a pas été accordée, mais les contrôles qui ont été faits sur ce générateur de vapeur l’an dernier sont tout à fait positifs.

    Pour ce qui est des expériences d’irradiation, nous avions « embarqué » dans le cœur de Superphénix, à l’origine, un certain nombre de capsules pour irradier des matériaux. Ces expériences sont évidemment interrompues. Je ne sais pas aujourd’hui si elles seront ou non dépouillées, en fonction de la durée de leur irradiation.

    D’autres expériences étaient préparées sur Superphénix : trois assemblages combustibles ont été livrés, deux concernaient la consommation accrue de plutonium dans le cadre du projet CAPRA, l’un avec du plutonium de premier retraitement et l’autre du plutonium déjà recyclé sous forme Mox dans des réacteurs à eau, et une troisième expérience comportant deux kilos de neptunium.

    Ces trois assemblages sont des assemblages à pleine échelle industrielle, exactement de la géométrie Superphénix. C’était l’une des contraintes que nous devions résoudre pour les absorber dans le cœur. Ces assemblages sont actuellement à l’état neuf.

    S’agissant de la différence entre Phénix et Superphénix, sans que la frontière soit absolument étanche, nous disons que Phénix permet de trier un certain nombre d’expériences et Superphénix permettait, parmi celles qui étaient intéressantes, de les resituer à pleine échelle dans la vraie géométrie d’un réacteur de 3 000 MW thermiques. Je dis bien que cette frontière n’est pas absolument étanche, parce que Phénix aussi permet de faire des irradiations qui dépassent les milligrammes et les grammes, mais qui ne peuvent pas atteindre, comme nous l’avions envisagé sur Superphénix et comme le décret le prévoyait, des dizaines de kilos.

M. Franck BOROTRA : Je voudrais faire une remarque, même si je sais que la commission d’enquête n’est pas là pour permettre aux commissaires d’exprimer leur point de vue. Mais je veux dire au Rapporteur que je regrette – et je le regrette doublement car je connais à la fois son honnêteté et sa compétence – qu’il se fasse le relais sur cette idée simpliste de comparaison avec Concorde. Je le dis et le redis car cela fait du mal à l’extérieur. Dans une maison qui est dominée par une seule expérience, celle de la plupart des députés qui ont une expérience de nature administrative, en prenant des positions comme celle-ci, on donne l’impression que le risque industriel et le risque commercial ne sont pas inhérents à l’engagement dans un monde de concurrence. Je regrette cela franchement, je le lui dis avec amitié.

    Il faut comparer les choses qui sont comparables.

    Mes questions tiennent à ce qui a été dit : on a parlé d’absence de consensus de l’opinion et de soutien politique, je conteste cette affirmation. Consensus de l’opinion, il y a une manière de s’en rendre compte, pourquoi ne l’utilise-t-on pas ? C’est celle de demander à l’Assemblée nationale de prendre, s’il le faut, une décision par vote sur un projet comme celui-là. Les sondages montrent qu’il y a un attachement fort d’une part très importante de l’opinion à la réalité nucléaire en France. Or, on appelle en permanence l’opinion, on la fait parler, alors que le courant qui conteste le nucléaire représente 3 ou 3,5 % des suffrages électoraux.

    Sur le soutien politique, je pose la question suivante : est-ce qu’en 1992, avec le rapport Curien, le Gouvernement de M. Beregovoy n’a pas affirmé son soutien à la recherche, soutien qui a été prolongé en 1994 par le Gouvernement de M. Balladur et en 1997 par le Gouvernement de M. Juppé ?

    Deuxièmement, M. Chauvin a évoqué la déstabilisation de NERSA au travers du décret de 1994. Je voudrais que vous nous en disiez un peu plus. Est-ce que l’élément de déstabilisation n’est pas d’abord né du fait que dans le recours – et nous en demanderons explication aux personnes qui ont signé le recours – il a été écrit que l’on abandonnait la production d’électricité sur Superphénix ? Ce qui est contraire à la vérité, c’est un mensonge grossier. Je voudrais savoir quelle est la part de ce mensonge dans ce que vous avez appelé « la déstabilisation de NERSA ».

    Troisième question : vous avez, M. Carle, parlé de dénigrement. Le ministre a parlé ici mais sans donner de justification technique de fonctionnement chaotique de Superphénix. J’aimerais que vous nous en disiez un peu plus, en particulier du mal dramatique occasionné par la fausse rumeur de rejet de plutonium dans le Rhône en 1990. Ceci a donné lieu à des analyses de nature scientifique dont on n’a pas vu le relais dans l’opinion ; en revanche, le mal lui a été fait.

    Il y a un deuxième incident sur lequel je souhaiterais avoir plus d’explications, c’est celui qui touche à la fuite du barillet. Je rappelle que le barillet est extérieur au cœur. Cela a donné naissance à une campagne selon laquelle le sodium coulait à flots.

    Quatrième question : comment expliquez-vous le doublement du coût de l’investissement, puisque je crois que le devis de départ devait être de 12 milliards de francs et que contrairement aux chiffres approximatifs qui sont avancés, le coût global de l’investissement doit être de 24 milliards ?

    Cinquième question : le Gouvernement a des responsabilités, d’abord dans le domaine de la sûreté nucléaire. Il a également des responsabilités au regard des subventions qu’il choisit de donner. Il a, le moment venu, en fonction de l’investissement à long terme, des responsabilités dans le choix éventuel d’une filière. Est-ce de la responsabilité d’un gouvernement d’arrêter un outil industriel et de recherche, c’est-à-dire une centrale ?

    Si je pose cette question, c’est parce que le ministre a clairement exprimé que la raison principale était une question de nature politique, qu’elle ne touchait ni à la sûreté
    – M. Lacoste nous en parlera tout à l’heure –, ni à d’autres aspects. C’était inscrit dans un accord, qui du reste a été contesté par le parti communiste. Si je pose cette question c’est parce que je crois qu’il existe un cas en Allemagne où une société a déposé plainte contre le gouvernement d’un land qui a pris la responsabilité de fermeture d’un outil de nature industrielle, propriété d’une société constituée, qui ne présentait aucun risque en termes de sûreté et dont, semble-t-il, le coût de fonctionnement – c’est le cas pour Superphénix, y compris selon le rapport de la Cour des comptes –, semblait pouvoir être assuré par les temps qui viennent.

M. Rémy CARLE : Ce n’est pas à moi de définir les responsabilités qui incombent au Gouvernement et celles qui ne lui incombent pas. Je crois que dans le domaine du nucléaire, le Gouvernement a énormément de responsabilités. Il a, à tout moment, le droit d’arrêter une centrale si elle lui est présentée comme un péril pour la population, s’il y a un problème de sûreté. Le Gouvernement a certainement aussi le droit d’arrêter de financer un projet considérant qu’il a assez dépensé d’argent et qu’il est en train de le gaspiller.

    Malheureusement pour lui, il semble que ces deux considérations ne s’appliquent pas à Superphénix puisque, d’une part, tout le monde est d’accord pour penser que la sûreté n’est pas en cause et que, d’autre part, Superphénix n’a pas été financé sur les deniers de l’Etat, il a été financé sur les deniers de compagnies d’électricité.

    Il me semble qu’il eût été au moins normal que ces promoteurs de la filière soient consultés, qu’on leur donne la possibilité de s’exprimer car je n’ai aucun doute sur le fait que les électriciens en question souhaitent poursuivre le fonctionnement de Superphénix. L’investissement étant fait, il fallait en tirer un certain nombre d’enseignements. Ils n’étaient certainement pas d’accord pour couper un arbre qui avait coûté cher à planter et qui allait porter ses fruits. Il y a dans une démocratie, à ce niveau de décision, un dialogue qui me paraît nécessaire et qui a peut-être un peu manqué dans le cas de Superphénix.

    Je reviens sur les partenaires. Bien entendu les partenaires en 1994 ont manifesté une certaine aigreur, une certaine désillusion. Ils ont dit qu’ils n’étaient pas partants dans le programme de recherche sur la destruction des actinides et la consommation du plutonium. Il faudrait le leur demander, mais j’ai personnellement la conviction qu’il s’agissait là d’abord d’une fausse raison, que la véritable raison de leur amertume était le sentiment que cette centrale ne fonctionnait pas, n’était pas autorisée à redémarrer par le Gouvernement pour des raisons qui leur échappaient, qui n’étaient pas de bonnes raisons ; ils avaient le sentiment qu’ils allaient continuer ainsi à être ballottés ; il y avait, pour eux, une totale incertitude sur le devenir de l’entreprise et cette incertitude, ils ne la supportaient pas.

    Il me paraît qu’il y a eu dans cette affaire une rupture, une mauvaise manière faite à leur égard. Il est toujours très difficile de collaborer avec des sociétés étrangères, notamment – je le dis très franchement – avec les Allemands qui ont toujours, à l’égard de partenaires français, une certaine méfiance qui tient aux structures différentes et aux mentalités différentes des deux pays. La collaboration sur Superphénix a été tout à fait excellente mais à partir d’un certain moment, le doute s’est introduit dans leur esprit sur la solidité de l’engagement que nous pouvions prendre à leur égard. Ils ont vu qu’au contraire, il n’y avait pas de certitude sur l’avenir. Je crois que ceci est un élément très important car nous aurons à l’avenir beaucoup de mal à nouer des alliances, des projets communs avec des partenaires étrangers dans le domaine de l’électricité et peut-être dans d’autres domaines, à cause de cette rupture brutale d’une action commune qui s’est produite à partir de 1994.

M. Bernard GIRAUD : Pour ce qui concerne l’incident du barillet de 1987, je voudrais rappeler que le barillet est une cuve qui fait un relais entre l’entrée des combustibles neufs allant dans le réacteur et la sortie des combustibles usés qui ensuite seront évacués vers une usine de retraitement. C’est en quelque sorte une « station-service », comme cela a été dit, entre l’extérieur et le réacteur.

    Il y a eu une fuite de sodium, puisque cette cuve est en sodium pour refroidir les éléments qui sortent du réacteur, mais le sodium n’a pas coulé « à flots », le sodium a été recueilli dans le dispositif de sûreté qui était prévu et qui s’appelle « une cuve de rétention ». Cette cuve a joué son rôle et permis à l’exploitant d’entreprendre progressivement ensuite la vidange puis ultérieurement la réparation.

    Il a été dit beaucoup de choses sur cette affaire. Il n’y a eu aucune conséquence pour le personnel et pour l’environnement, et il n’y a pas eu d’incendie.

M. Rémy CARLE : Si vous le permettez, je voudrais dire que j’étais à la visite que M. Madelin a organisée sur le site, à cette époque, avec des journalistes. Les journalistes titraient depuis plusieurs jours « la fuite de sodium continue » et ces gens voulaient voir la fuite. Il a fallu que M. Madelin leur explique qu’il n’y avait rien à voir – car effectivement il n’y avait rien à voir. Ils ont cessé de parler de la fuite mais n’ont jamais relaté la réalité des choses.

M. Bernard GIRAUD : Il a fallu concrètement sur le site, à l’exploitant, dix mois pour préparer les réparations de cet appareil puis le réparer. Ensuite, il y a eu approximativement un an de justification et d’études de sûreté faisant partie de la procédure administrative permettant d’autoriser le redémarrage de la centrale. Ultérieurement ce que nous appelons le barillet a été remplacé par une cuve, mais ceci pour des raisons techniques – la réparation à l’identique n’était pas possible dans la géométrie de la centrale – que nous appelons « un poste de transfert de combustibles ». C’est une cuve qui est maintenant de même dimension, en argon, qui permet de faire un transfert direct du réacteur vers l’extérieur, mais qui présente des contraintes supplémentaires.

Mme Michèle RIVASI : Je voudrais également revenir sur l’historique. J’aimerais que cette commission d’enquête serve à quelque chose pour d’autres choix qui pourraient être aussi problématiques que le choix de Superphénix. J’aimerais savoir, M. Carle, comment s’est prise la décision de construire le réacteur de Superphénix.

    Je vois la question à plusieurs niveaux. Premier niveau : scientifique. Si ce sont les scientifiques qui font partie d’EDF et du CEA qui conçoivent ce type d’appareil, j’aimerais savoir si vous avez confronté leur avis à celui d’autres scientifiques qui ne font pas partie de votre lobby. Quelles ont donc été les personnes qui ont conçu ce réacteur ?

    Deuxième niveau : vous avez vous-même évoqué le problème de taille. Vous parlez de prototype, mais on a parlé assez vite de « tête de série ». C’était donc un appareil de production d’électricité au démarrage. La question que je pose en tant que parlementaire française, c’est : comment se fait-il que vous soyez passé d’un réacteur comme Phénix de 250 MW à un réacteur de 1 200 MW – il y avait un pas énorme du point de vue taille ? Comment se fait-il qu’il n’y ait pas eu de réflexions sur ce point ?

    Vous dites que c’était un réacteur de recherche qui allait nous apporter des éléments de réflexion et d’approfondissement. Comment se fait-il que l’on arrive à un réacteur aussi important dans sa construction ?

    Troisième aspect : le point de vue financier. J’ai été assez surprise de voir qu’il a fallu attendre dix ans pour que la Cour des comptes fasse une évaluation financière de Superphénix. M. Borotra vous a posé une question tout à l’heure à laquelle vous n’avez pas répondu. Au départ, c’était 12 milliards de francs, vous êtes passé à 24 milliards de francs ; justifiez-nous cette différence énorme.

    Il y a aussi un aspect modèle de pensée. Vous l’avez dit vous-même. Vous avez conçu Superphénix avant la crise pétrolière ; donc, vous avez conçu Superphénix en imaginant qu’il y aurait une pénurie d’uranium, qu’il fallait donc une indépendance énergétique française et vous êtes allé vers la surgénération. Mais, très vite, on s’est aperçu que la surgénération coûtait très cher. Je vous demande donc aussi l’évaluation financière du coût du kWh produit par Superphénix par rapport à une centrale REP normale. Comment se fait-il là qu’il n’y ait pas eu de remédiation au niveau des choix faits sur Superphénix ?

    Ensuite, en 1994, vous passez d’une politique de surgénération et de production d’électricité avec le plutonium à une politique de sous-génération. Permettez-moi de vous dire que je comprends tout à fait qu’il y ait eu un recours, car un prototype destiné à la surgénération aussi lourd et aussi problématique que Superphénix
    – car l’histoire du barillet que l’on n’utilise plus a représenté un coût financier important – y amenait. La fuite de sodium n’a bien sûr pas généré des flots de sodium, mais il n’empêche qu’il y a bien eu fuite. Vous avez donc été obligé d’inventer une nouvelle formule pour faire le transfert du combustible ; c’était donc une erreur de conception.

    La question que je me pose d’une façon générale est : pourquoi n’y a-t-il pas eu de remédiation ? Il est sûr qu’en matière de transmutation, l’outil Superphénix n’était pas un outil de recherche rapide pour des scientifiques. Il faut sortir le combustible facilement alors que ce n’est pas évident. Les délais de sortie du combustible de Superphénix sont très longs.

    Au niveau politique maintenant, pour reprendre la question de M. Borotra, je suis en désaccord avec le fait de dire : « est-ce que le Gouvernement est habilité ? ». D’abord, ce n’est pas votre problème. Vous êtes un industriel et si à ce moment on pose la question, je me dis que l’on a participé à votre financement, donc d’un point de vue politique, il faut justifier le coût. D’après ce qu’a dit M. Pierret, je n’ai pas entendu que c’était une décision politique, c’était une décision économique : il faut justifier le coût.

    Si la surgénération ne correspond plus d’un point de vue économique à ce que l’on attend en matière de production d’électricité par rapport au coût financier que cela représente, le prix du kWh sorti de Superphénix n’est pas le même que le prix du kWh sorti d’un réacteur normal. Le coût financier, c’est nous, contribuables, qui le payons. Il est tout à fait légitime, d’un point de vue politique, que l’on se pose la question : pourquoi poursuivre dans cette filière ?

    Sachant que la transmutation, peut très bien être expérimentée dans des réacteurs à neutrons rapides, soyez persuadés que je suis tout à fait pour qu’il y ait des réacteurs de recherche ; mais Phénix est peut-être un outil plus adéquat, bien que vieillissant, – mais vous venez de dire vous-même qu’il n’y a pas de différence énorme entre Phénix et Superphénix d’un point de vue conception. Ce sont bien des réacteurs à neutrons rapides, l’un est plus gros que l’autre. Mais comme on est au stade de la recherche, quelle importance que l’on ait deux kilos de neptunium ou d’américium par rapport à quelques centaines de grammes ? La véritable question est : quel est l’intérêt de faire la transmutation ?

    Dernière remarque : par rapport à la question posée par M. Bataille, si l’on veut savoir vraiment pourquoi Superphénix n’a jamais été consensuel, faisons un référendum. Ainsi l’on saura si les gens sont prêts à l’accepter, au regard des finances publiques et des problèmes de sécurité et de risque. Car dire qu’il y a un risque zéro pour Superphénix, c’est assez extraordinaire : il faut être en France pour l’entendre.

M. le Président : Une remarque du Président : ce ne sont pas les contribuables qui paient, ce sont les consommateurs ; et comme ces consommateurs sont des consommateurs français et étrangers... C’était juste une remarque que je faisais, mais je laisse à ces messieurs le soin de vous répondre.

M. Jacques CHAUVIN : Merci, M. le Président, d’avoir répondu sur cette question où effectivement, je me préparais également à rectifier ce qu’avait dit Mme Rivasi.

    Concernant le coût de l’investissement, j’ai entendu des chiffres : 12, 24 milliards de francs. Il faut être très précis. Le coût de l’investissement global de Superphénix incluant les intérêts intercalaires et les deux premières charges de combustible, c’est 28 milliards. Si vous retirez les intérêts intercalaires et les charges de combustible, c’est 20 milliards. Je signale au passage qu’EDF en a la moitié à sa charge.

M. Franck BOROTRA : Ce ne sont pas les chiffres que le ministre a donnés, il a parlé de 24 milliards, plus 2 milliards de coûts supplémentaires, soit 26 milliards. Il faudra se mettre d’accord.

M. Jacques CHAUVIN : Mais peut-être que le ministre comptait les intérêts intercalaires et à ce moment, j’arrive moi à 25 milliards de francs.

Mme Michèle RIVASI : C’est donc 28 milliards ?

M. Jacques CHAUVIN : C’est 28, je répète, dont 3 de charge de combustible et 5 d’intérêts intercalaires.

    J’attire l’attention sur le fait que la part d’EDF qui représente 14 milliards en incluant le tout, représente moins de 3 % de l’investissement nucléaire d’EDF. Il est bon de le rappeler.

M. le Président : Tout à l’heure Mme Rivasi avec opportunité a parlé du coût du kWh. Je souhaiterais, moi aussi, avoir une réponse de votre part sur ce point, et en particulier que vous nous disiez en vous fondant sur l’année 1996, qui a été une année avec 250 jours de production, quelle est l’évaluation du coût du kWh dans le cadre d’une année normale de fonctionnement.

M. Jacques CHAUVIN : NERSA est un prototype ou une tête de série. Il faut le rappeler. Le coût du kWh d’un prototype ou d’une tête de série est difficilement comparable avec le coût moyen du kWh produit par un ouvrage standard. Ce que l’on peut dire est qu’en période de production régulière, le coût marginal du kWh de NERSA doit être de l’ordre
– M. Bernard Giraud, l’exploitant, le dira – de 23 à 25 centimes le kWh.

M. Franck BOROTRA : Coût marginal, cela veut dire : non pris en compte l’amortissement de l’outil ?

M. Jacques CHAUVIN : Exact ou plus précisément ne comprenant que les coûts additionnels.

Mme Michèle RIVASI : Et dans une centrale nucléaire normale ?

M. Jacques CHAUVIN : J’ai précisément pris la précaution de dire que l’on ne pouvait pas comparer le coût du kWh d’un prototype avec le coût du kWh d’une centrale normale dont le prix de revient complet se situe autour de 20 centimes le kWh.

Mme Michèle RIVASI : Dans ma première question, je vous demandais la différence entre votre coût prévisionnel et le coût réel de construction de la centrale. Quelles sont les raisons de cette différence ?

M. Rémy CARLE : Ce qui explique cette différence, c’est l’évolution de la conception, des précautions prises en ce qui concerne le nucléaire, entre le point de départ et le point d’arrivée. Par ailleurs, la centrale a mis plus longtemps à être construite et a subi de plein fouet l’augmentation des intérêts intercalaires correspondants ; c’est proportionnel au temps.

    Concernant le premier point, il est important de noter qu’au moment de la création de Superphénix, on construisait le programme nucléaire à eau légère ; beaucoup de normes ont été fixées à cette occasion. Elles ont été automatiquement répercutées sur Creys-Malville. Ceci a impliqué qu’il a fallu reprendre des études en parallèle avec la construction. Ce sont des choses qui arrivent dans beaucoup de technologies et ceci coûte cher en général car cela introduit des modifications. Il est important de noter que c’est sur le plan des études qu’a eu lieu la plus grande part de l’augmentation de prix.

    Si je peux répondre globalement, je vous dirai : comparez le coût des centrales nucléaires à eau légère construites au début des années 1970 au coût de celles construites au début des années 1980. Vous trouverez là aussi un rapport de prix tout à fait important entre les deux, qui n’est pas très différent de celui de Creys-Malville, ce qui fait que par rapport au prix de l’eau légère, le coût de Creys-Malville a toujours été de l’ordre de 2, ce qui est le prix du prototype et il est tout à fait évident que nous ne voulions pas dans Creys-Malville véritablement rentrer en compétition avec l’eau légère. Nous voulions apprendre des choses. Nous avons fait des études sur la suite, sur ce que pourrait être, dans le futur, un réacteur à neutrons rapides à partir de l’expérience de Creys-Malville, mais en tenant compte d’un certain effet de série. On arrive à un coût d’investissement légèrement supérieur : un réacteur à neutrons rapides est 15 à 20 % plus cher qu’un réacteur à eau légère, mais cet écart devrait être très largement compensé par la meilleure performance du combustible.

M. Jean-Claude LENOIR : Il faut être reconnaissant à M. Carle de nous avoir exposé avec beaucoup de clarté et aussi beaucoup de fougue à la fois ses connaissances, son appréciation mais aussi ses convictions dans le domaine du nucléaire et je crois que, même s’il ne l’a pas exprimé d’une façon aussi claire, je partage l’avis qui est sous-jacent, qui est que l’on a avec les avatars de Superphénix un nouvel épisode de ce qui est mené aujourd’hui en France contre le nucléaire. Il faut le dire très clairement.

    Il y a eu la phase qui touche le devenir des déchets nucléaires, aujourd’hui il y a des attaques menées contre Superphénix, qui sont en fait dirigées contre la filière nucléaire.

    Je m’interroge – et les interventions qui ont été faites y compris par ma collègue Mme Rivasi m’incitent à confirmer ma question – sur l’erreur qui a pu être commise au départ. Ce n’est pas une erreur technologique, je crois que le choix qui a été fait était indispensable ; il a d’ailleurs été fait par d’autres pays, vous l’avez rappelé, le Japon, la Chine peut-être bientôt. Nous aurions à redouter les conséquences de la disparition, du démantèlement de Superphénix.

    N’y a-t-il pas une erreur finalement de communication ?

    Superphénix est un prototype, avec toutes les conséquences que cela induit. Nous avons regretté, mais c’est ainsi, l’échec du premier tir d’Ariane V . Cela a coûté pas mal d’argent. Est-ce que quelqu’un a contesté le devenir de l’aventure spatiale ? Evidemment pas.

    Il existe des problèmes liés à un prototype, des échecs à attendre, des coûts, mais c’est la nature même du prototype. Finalement, l’erreur n’a-t-elle pas été de considérer, ce que l’opinion a cru pendant longtemps, qu’au fond Superphénix était une centrale de production d’électricité ? On l’a couplée rapidement au réseau. Au fond, c’était présenté comme un outil – c’était évidemment son devenir – mais au stade du prototype, est-ce que cela n’a pas été une erreur de banaliser l’outil ? C’était une variante d’une centrale nucléaire.

    Est-ce que l’erreur n’a pas été de confier à EDF, ou plutôt à NERSA, mais à l’intérieur de NERSA à EDF, la maîtrise d’ouvrage ? Est-ce qu’il n’aurait pas fallu la confier à un organisme de recherche, plutôt qu’à un établissement qui produit de l’électricité ? Enfin, est-ce que l’erreur – les Japonais ont fait un choix différent qui nous incite à nous poser la question – n’a pas été de choisir une taille telle que celle que nous avons retenue pour Superphénix ? Est-ce qu’une taille intermédiaire entre Phénix et Superphénix n’aurait pas été plus judicieuse ?

M. Rémy CARLE : Personnellement, je ne suis pas du tout d’accord avec l’idée que ce soit une erreur. Je ne le crois pas. Personnellement, je pense que l’on a bien fait de faire à ce moment les choix que l’on a faits. Ils correspondaient à l’évolution normale d’une recherche, d’un développement. Bien sûr, on peut toujours les contester a posteriori. On peut dire que, par exemple, on aurait mieux fait, comme vous venez de le dire, de faire une centrale de moindre taille.

    Les ennuis que nous avons eus, je crois que nous les aurions eus aussi sur une centrale de moindre taille. Les problèmes que nous avons eus ne sont pas liés à la taille. En revanche, effectivement, il y a un symbole, une image, liés à la taille.

    Là où je partage tout à fait ce que vous venez de dire, c’est lorsque vous dites qu’il y a eu une erreur de communication. J’ai dit tout à l’heure que nous n’avions pas su vendre le produit, et nous n’avons pas su le situer exactement. C’est un prototype. Peut-être ne l’avons-nous pas assez dit. Je ne peux pas m’empêcher de penser que si sur les centrales précédentes, sur les centrales graphite-gaz, sur la première centrale française à eau légère qui a été construite à Chooz, il y avait eu le même climat, la même volonté de médiatiser le moindre problème, nous n’aurions pas pu mener à son terme notre programme d’équipement en centrales nucléaires. Ce qu’il n’est pas possible de réaliser aujourd’hui en France, c’est effectivement un prototype avec ses difficultés. Je rappelle que la centrale de Chooz a eu, elle aussi, des arrêts de plusieurs années, mais quand cela a été réparé, on est reparti.

    Je ne conteste pas qu’en 1987 ou 1992, l’opinion était telle qu’il fallait procéder à un certain nombre d’examens supplémentaires. Peut-être fallait-il en 1992 décider de procéder à une nouvelle enquête. Ce n’est pas de ma responsabilité. Je ne le conteste pas. Il n’empêche que tout ceci a fait que la centrale n’a pas pu fonctionner alors qu’elle pouvait fonctionner. Son image est alors devenue celle d’une centrale qui ne fonctionnait pas. Tout ceci a donné dans l’opinion une image tout à fait négative que nous n’avons pas su combattre. Toute espèce de développement implique des difficultés, je ne crois pas que Superphénix en ait eu plus que d’autres, mais il a souffert du contexte dans lequel il a dû se développer.

M. Jean-Claude LENOIR : Et sur le choix du maître d’ouvrage ?

M. Rémy CARLE : En 1970, le CEA travaillait beaucoup sur les neutrons rapides ; il avait à ce moment des projets de centrales, lui aussi, portant je crois sur des unités de 1 000 MW ; mais tout le monde a considéré à ce moment qu’il était important qu’un véritable exploitant nucléaire soit présent, je veux dire un électricien tel qu’EDF, de façon que ce bébé ne grandisse pas dans une atmosphère de laboratoire trop protégé, et qu’au contraire il soit confronté à la réalité d’un véritable exploitant, d’une véritable industrie. Peut-être a-t-on eu tort.

M. Jean-Claude LENOIR : Qu’en est-il au Japon ?

M. Rémy CARLE : Au Japon, Monju est construit par PNC, c’est-à-dire l’équivalent du CEA. Comme vous le savez, il a eu certains ennuis. Il a eu une fuite de sodium qui a beaucoup ému encore qu’elle n’ait pas eu de conséquence et soit depuis longtemps réparée, expliquée, etc. Beaucoup disent « ah ! Si c’était l’électricien qui exploitait Monju, ceci ne se serait pas passé », par conséquent...

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M. André-Claude LACOSTE,
Directeur de la direction de la sûreté des installations nucléaires (DSIN)

(extrait du procès-verbal de la séance du 7 mai 1998)

Présidence de M. Robert GALLEY, Président

Monsieur André-Claude Lacoste est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. André-Claude Lacoste prête serment.

M. André-Claude LACOSTE : Je m’efforcerai d’atteindre deux objectifs, d’une part, être court et, d’autre part, rester dans mon champ de compétence qui est celui du contrôle de la sûreté.

    Je commencerai par projeter deux transparents pour situer Superphénix dans le champ des préoccupations de ma direction.

    Le premier transparent rappelle que ma direction contrôle la sûreté d’un peu plus de 150 installations nucléaires, dans lesquelles une part importante est constituée de réacteurs sous pression. Mais nous avons également deux réacteurs à neutrons rapides.

    En France, le parc des réacteurs à eau sous pression est très homogène. De plus, le constructeur est unique et l’exploitant également. Parallèlement, nous avons deux objets spécifiques : Phénix et Superphénix ; cette situation est très différente de celle que l’on trouve dans l’ensemble des parcs nucléaires du monde entier.

    J’en viens maintenant plus spécialement à ce qui s’est passé dans le domaine de la filière des réacteurs à neutrons rapides en France. Je rappelle qu’il y a eu chronologiquement, pour m’en tenir aux installations les plus importantes : Rapsodie, qui est actuellement en phase de déclassement, Phénix mis en service en 1973 et Superphénix.

    Je rappelle quelques étapes de la vie de Superphénix : début de construction en 1976, décret d’autorisation de création le 12 mai 1977, ce qui signifie que Superphénix a été construit et autorisé au moment de ce que j’appellerai « l’enfance » ou les débuts de la DSIN. Ceci fait référence au fait que la DSIN, ou ce qui s’appelait à l’époque le Service central de sûreté des installations nucléaires, avait à contrôler en même temps le démarrage du programme électronucléaire principal et la construction de Superphénix.

    Ensuite, huit ans de construction, deux ans d’essais, première divergence en 1985. L’histoire de Superphénix a été marquée par un certain nombre d’incidents. Je ne les rappellerai pas ; j’indique simplement que la DSIN chaque année, dans son rapport d’activité, s’attache à dire ce qu’elle fait et ce dont elle s’est occupée. Parmi les événements qui ont marqué la vie de Superphénix, il y a eu entre 1986 et 1990 deux incidents que nous avons classés au niveau 2 de l’échelle de gravité française. L’un d’entre eux a été rappelé, c’est la fuite de sodium dans le barillet. Une deuxième affaire a été celle de la pollution du sodium du circuit primaire.

    Ceci a conduit à l’arrêt du réacteur le 3 juillet 1990. Le réacteur n’a été autorisé à redémarrer que par un décret du 11 juillet 1994. Cela veut dire qu’il y a eu de fait quatre ans d’arrêt ; ces quatre ans d’arrêt ont été marqués par un épisode important : en juin 1992, donc à mi-parcours, le réacteur était prêt à démarrer, mon prédécesseur avait signé un rapport à cette fin, mais le Premier ministre a pris une décision consistant à dire : « premièrement le réacteur ne redémarre pas, deuxièmement, il faut faire des travaux, et troisièmement, le réacteur ne redémarrera qu’après une enquête publique ». Cela a retardé le redémarrage de deux ans.

    Après le décret de juillet 1994, le réacteur a démarré en août suivant.

    Un incident assez typique, sur lequel j’insisterai un peu, est une fuite sur un dispositif d’alimentation en argon. C’est une affaire sur laquelle NERSA a eu à réfléchir pendant presque six mois avant de faire la réparation, et la réparation elle-même a été opérée en quelques minutes, ce qui renvoie à un vrai phénomène, qui est la relative complexité de l’installation qu’est Superphénix.

    Je passe ensuite sur un certain nombre d’épisodes et j’en viens à 1996, année qui a été satisfaisante pour le fonctionnement de l’installation. Viennent alors un arrêt programmé fin 1996 pour des travaux et l’annulation du décret d’autorisation de création du 11 juillet 1994 par le Conseil d’Etat.

    Le Gouvernement de l’époque s’est interrogé pour savoir s’il autorisait le redémarrage de Superphénix en prenant un nouveau décret sur le fondement des procédures déjà menées. Il n’a pas eu le temps de le faire. Le nouveau Premier ministre a déclaré, le 19 juin 1997, devant l’Assemblée nationale que « le surgénérateur que l’on appelle Superphénix serait abandonné ».

    Depuis lors, tout récemment, trois ministres ont signé une lettre adressée au Président du directoire de NERSA lui indiquant que le Gouvernement avait pris la décision de ne pas donner suite au dossier de demande d’autorisation de Superphénix – le dernier dossier a été déposé le 27 octobre 1992. Dans cette même lettre, les trois ministres demandaient au Président du directoire de NERSA de faire parvenir à la DSIN des éléments permettant de préparer un décret de mise à l’arrêt définitif. Voilà pour l’historique.

    J’en viens maintenant au point sans doute principal : quel jugement la DSIN porte-t-elle sur la sûreté de Superphénix ?

    Ce jugement a été formulé dans un rapport de la DSIN du 18 janvier 1994 qui a été rendu public sur le champ, et je lis la phrase qui résume bien le sentiment de la DSIN sur Superphénix à ce moment : « globalement, et sous réserve du bon achèvement des travaux de lutte contre les feux de sodium actuellement en cours, le niveau de sûreté de l’installation est cohérent avec celui des réacteurs à eau sous pression qui constituent l’essentiel du parc nucléaire français ».

    Dans cet avis était ajouté un élément important : il était indiqué que, comme tout prototype, Superphénix connaîtrait un certain nombre d’incidents, mais que, Superphénix étant particulièrement regardé, ces incidents seraient particulièrement visibles et médiatisés, et que, Superphénix étant un réacteur effectivement compliqué, les temps de réparation seraient des temps longs.

    C’est le jugement de 1994, porté après plusieurs années d’études et de considérations.

    Depuis lors, il a été demandé périodiquement à la DSIN par un certain nombre de ministres – sous les ordres de qui elle travaille – ce que la DSIN pensait de la sûreté de Superphénix, et nous avons chaque fois, après avoir regardé le dossier, confirmé ce jugement global : la sûreté de Superphénix est cohérente avec celle du parc des réacteurs à eau sous pression qui constituent notre référence.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Je me contenterai pour l’instant de poser des questions concernant Superphénix mais peut-être en fin d’entretien pourrons-nous aussi obtenir de vous, M. Lacoste, quelques éléments concernant la remontée en puissance de Phénix.

    Concernant Superphénix, quelles seraient aujourd’hui les exigences des autorités de sûreté concernant les inspections in situ d’un réacteur à neutrons rapides ?

    Vous avez, de façon suffisamment éloquente, dressé le bilan de la sûreté de Superphénix pour que je me contente de cette question. Je me réserve, M. le Président, de poser une question ensuite sur les opérations de déconstruction de Superphénix qui nous intéressent aussi beaucoup.

M. André-Claude LACOSTE : Dans ce même rapport de janvier 1994 auquel je faisais référence, j’écrivais et je signais un passage disant que : « un effort important doit être engagé afin d’améliorer à terme l’inspectabilité – le mot est affreux – des composants de Superphénix ». Je disais : « Ce réacteur est encore jeune, mais à moyen terme, dans quelques années, il faudra disposer des méthodes nécessaires pour contrôler et suivre en service son vieillissement ».

    Nous avions demandé à NERSA de mener un certain nombre de recherches de façon à mettre au point ces méthodes. A nos yeux, ce n’était pas un préalable en 1994 au redémarrage de Superphénix. Ce ne serait pas à mes yeux un préalable au redémarrage de Superphénix si par hypothèse la question était posée maintenant, mais, à l’évidence, il y a un effort de recherche à faire.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Est-ce que vous en tirez des enseignements et notamment, cette expérience pourra-t-elle être utilisée pour la définition du réacteur Jules Horowitz et éventuellement pour l’étude d’un réacteur hybride, c’est-à-dire au fond pour des réacteurs différents de ce qu’est aujourd’hui Superphénix ? Est-ce que néanmoins, sur les principes de sûreté, vous pouvez déjà tirer un corps de doctrine de l’expérience de Superphénix ?

M. André-Claude LACOSTE : Ce qui me met mal à l’aise pour répondre précisément à votre question, c’est que je dispose de très peu de chose, si ce n’est de rien du tout actuellement, en termes d’études de sûreté, aussi bien sur le réacteur Jules Horowitz que sur le réacteur hybride. Il m’est donc difficile de me prononcer sur l’applicabilité de solutions, éventuellement mises au point pour Superphénix ou Phénix, à des réacteurs pour lesquels je ne dispose pas de dossier dans l’immédiat.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Sur la déconstruction de Superphénix, vous avez fort peu abordé ce point, est-ce que vous avez en tête un calendrier prévisible, ou est-ce qu’on vous a informé du calendrier des opérations de fermeture de Superphénix ? De ce point de vue, avez-vous l’intention de définir des règles de sûreté pour les opérations de vidange de sodium, de déchargement du cœur et notamment, quelles sont les principales contraintes de sûreté relatives au déchargement du cœur, qui est décrit comme une opération délicate et compliquée ?

M. André-Claude LACOSTE : Je répondrai en rappelant tout d’abord ce qui est prévu sur le plan administratif ou réglementaire et en abordant ensuite ce qui est prévu sur le plan technique.

    Sur le plan réglementaire, ce qui est prévu c’est la publication cet automne, donc à l’automne de 1998, d’un décret de mise à l’arrêt définitif. Les éléments techniques pour bâtir ce décret ont été demandés dans la lettre que j’évoquais tout à l’heure, la lettre du 20 avril à NERSA.

    A mes yeux, ce décret de mise à l’arrêt définitif devrait couvrir les deux premières opérations liées au démantèlement de Superphénix, la première étant le déchargement du cœur et la deuxième le déchargement du sodium. 

    C’est sous l’empire de ce décret qu’il faudra que soient rédigées par l’exploitant les différentes consignes, les différentes règles d’exploitation permettant de mener ces deux opérations. C’est le côté réglementaire.

    Sur le plan pratique, si cet échéancier est suivi, cela devrait conduire à un début de déchargement du cœur au commencement de l’année prochaine, donc au début de 1999. Cette opération devrait durer environ dix-huit mois ; ensuite on passera au déchargement du sodium, pour un temps qui pour le moment n’est pas encore précisé, mais qui sera un temps notable.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Vous prévoyez un temps long.

M. André-Claude LACOSTE : En posant cette question vous allez me forcer à préciser une réponse que je n’ai pas. Ce n’est à l’évidence pas quelques semaines. C’est en termes de mois que cela se comptera, ou en termes de semestres.

M. Franck BOROTRA : A votre connaissance, est-ce qu’une étude de démantèlement concernant cette installation a été engagée avant la décision de fermeture ?

    Ma deuxième question porte sur Phénix : entre 1989 et 1990, il y a eu des incidents graves liés à la chute de réactivité, qui ont provoqué l’arrêt. Il va de soi que des études ont été faites pour comprendre ce phénomène et à mes yeux, au plan de la sûreté, on ne peut pas jouer avec un phénomène de cette importance. Je voudrais savoir si l’on a apporté des explications scientifiques à ces sauts de réactivité.

    Je vous pose une autre question et je fais attention aux mots que j’utilise : est-ce que vous pouvez certifier, vous qui êtes le Directeur de la DSIN, qu’il n’y a aucun dégât, disons aucune modification permanente dans le cœur du réacteur, c’est-à-dire en réalité qu’il ne s’est rien produit ?

    Troisièmement : vous avez fait savoir que Phénix pouvait redémarrer. Je souhaiterais que la commission connaisse l’avis des experts de l’Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN) concernant ce redémarrage et, du même coup, que vous me donniez un élément d’éclairage sur le fait que le rapport de sûreté d’août 1973 pour la mise en place, prévoyait que la centrale était dimensionnée pour douze ans.

    Quatrième point : c’est peut-être l’occasion de démentir une phrase qui vous est prêtée dans les journaux selon lesquels vous auriez dit : « nous sommes obligés de donner un avis positif de redémarrage de Phénix pour ne pas apparaître comme opposés à la fermeture, à l’arrêt de Superphénix ».

    Je connais à la fois la conscience et la compétence qui sont les vôtres et je souhaite que l’on puisse, publiquement, démentir des affirmations de ce type qui, à mes yeux, seraient graves.

M. André-Claude LACOSTE : Concernant le fait de savoir s’il y avait eu des études avant la décision de fermeture de Superphénix, je réponds clairement : il n’y avait pas eu d’étude de démantèlement jusqu’à une date récente. A partir du moment où le Premier ministre, le 19 juin 1997, a dit la phrase que j’ai citée « cette installation que l’on appelle Superphénix sera fermée », nous avons sur le champ demandé à NERSA et à l’IPSN d’étudier le problème et avons nous-mêmes lancé les études. Mais il est clair qu’auparavant, le problème du démantèlement de Superphénix n’avait pas été regardé en tant que tel.

    J’ajoute qu’à mes yeux, ce problème de démantèlement est certes délicat et complexe – je cite les deux adjectifs que M. Bataille utilisait tout à l’heure – mais il n’est pas insurmontable.

    Vous avez abordé un deuxième point qui est celui des chutes de réactivité de Phénix. C’est un phénomène qui a été et reste un souci. La situation actuelle est la suivante : l’ensemble des recherches faites, l’ensemble des aréopages d’experts réunis ont conclu que l’on avait fait le tour des hypothèses possibles pour expliquer ce phénomène de chute de réactivité et qu’aucune des hypothèses que l’on pouvait envisager ne mettait en cause la sûreté du réacteur ; mais nous avons été incapables de dire précisément quelle avait été la cause de cette chute parmi les hypothèses possibles.

    J’ajoute qu’à la suite des épisodes de 1989 et 1990 auxquels vous avez fait référence, des dispositions avaient été prises afin d’ajouter une multitude de dispositifs de contrôle et de mesure sur le réacteur Phénix, de façon à pouvoir mieux saisir le phénomène s’il se reproduisait. Il ne s’est pas reproduit.

    Il est clair qu’intellectuellement, chacun préférerait être sûr que c’est tel phénomène qui a donné naissance aux chutes de réactivité, que ce phénomène est délimité et que l’on a pris les moyens pour y remédier.

    En conscience, j’ai déjà été amené à autoriser le fonctionnement de Phénix avant l’arrêt prolongé qu’il a connu. J’ai été amené à prendre parti sur la sûreté de Phénix, à signer des lettres autorisant la remontée en puissance de Phénix. Je les ai vraiment signées en conscience, en considérant que l’on avait fait le tour du problème.

M. Franck BOROTRA : Pouvez-vous personnellement certifier qu’il n’y a aucune modification permanente dans le cœur du réacteur, ce qui est une question lourde ?

M. André-Claude LACOSTE : Vous faites allusion, je pense, au fait qu’une des explications possibles qui ont été données, mais il y en a eu beaucoup, pour expliquer ces chutes de réactivité est un phénomène de gerbage, c’est-à-dire un phénomène de mouvements à l’intérieur du cœur. C’est une des hypothèses possibles. Il a été vérifié qu’elle n’entraînait pas de conséquence sur la sûreté du réacteur.

M. le Président : La dernière question est non pas indiscrète mais fondamentale, car une certaine publicité a été donnée justement aux hésitations des membres de la commission.

M. André-Claude LACOSTE : Les deux dernières questions que vous avez posées, M. le Ministre, sont un peu liées : ce qui s’est passé, c’est que le dossier de Phénix a évolué depuis dix-huit mois sur deux points tout à fait majeurs : premier point, quelque 600 millions de francs d’investissements ont été décidés et ont d’ores et déjà été en partie réalisés.

    Deuxième point, la demande de l’exploitant, c’est-à-dire le CEA, ne porte plus sur un fonctionnement long, mais porte sur un fonctionnement jusqu’à la fin de 2004.

    Nous nous trouvons donc face à un réacteur sur lequel des travaux importants ont été faits – travaux que nous souhaitions et demandions – et dont il s’agit simplement de gérer la fin de vie.

    Gérer la fin de vie d’un réacteur, ce n’est pas facile. Contrôler la sûreté de la gestion de la fin de vie d’un réacteur n’est pas facile. Un certain nombre de mes collègues étrangers en ont plus l’habitude que nous ou moi. Classiquement, mes collègues britanniques ou américains sont amenés à prendre parti sur la prolongation de la durée de vie d’un réacteur au-delà de quarante ans. Nous n’avons pas l’habitude de ceci.

    Cela veut donc dire que nous avons regardé le phénomène de très près. Nous avons suivi les procédures habituelles : l’IPSN a fait des rapports, ceux-ci ont été discutés en groupe permanent d’experts.

    Sur certains points, je ne sais plus de mémoire si c’est un ou deux points précis, les débats ont été suffisamment animés au sein du groupe permanent pour qu’il y ait un vote sur ces points précis. L’avis final du groupe permanent, qui est un des éléments sur lesquels j’ai fondé mon avis, a été voté à l’unanimité.

    Ensuite, j’ai continué à regarder le dossier et j’ai donc pris la position que j’ai adoptée et publiée sur le champ.

    J’ajoute que j’ai été amené à répondre à des questions ou des interprétations du genre : « vous avez donné un avis favorable à la remontée en puissance de Phénix, on voit bien que vous souhaitiez faciliter la prise de décision du Gouvernement de fermer Superphénix ».

    A cela j’ai répondu : « de toute façon, il était dans mon métier de prendre position sur la possibilité que Phénix remonte en puissance ; il n’y avait que deux positions possibles : soit oui, sous certaines conditions, soit non ». J’ai dit que, dans chacun des cas, ma position était susceptible d’interprétation. Si je disais oui, et j’ai dit oui, on me disait : « vous facilitez la fermeture de Superphénix » ; en sens inverse, si je disais non, on pouvait m’accuser de faciliter le redémarrage de Superphénix ou d’inhiber sa fermeture.

    Dans chacun des cas, ma position était susceptible d’interprétation. J’ai l’habitude, sur ce genre de sujet, de travailler, de faire travailler ma direction, de faire travailler en appui technique mes groupes d’experts, de réfléchir, de prendre parti. Je le fais en conscience. Je sais que mon avis peut être interprété, mais je le fais en conscience.

    Telle est l’origine, je pense, de la phrase que vous me demandiez de commenter.

M. le Président : J’ai une question complémentaire : peut-on considérer que les travaux qui vont être, du point de vue de la sûreté, entrepris sur Phénix, avant la remontée en puissance, vont éliminer au moins sur le plan de la sûreté les risques majeurs liés au vieillissement ?

    Pour me faire comprendre tout à fait, Superphénix apparaît comme une centrale relativement jeune dans l’histoire par rapport au temps prévisible de son fonctionnement. A l’inverse, Phénix, comme vous venez de le dire, apparaît comme une centrale vieillissante, par conséquent les phénomènes de sûreté liés au vieillissement me paraissent revêtir une importance particulière. J’aimerais que vous prononciez votre sentiment de spécialiste sur ce point.

M. Franck BOROTRA : J’ajoute un élément : en admettant que, et c’est en conscience votre décision, Phénix et Superphénix répondent à tous les critères de sûreté, est-ce que, vu de votre côté, il y a une différence de génération en termes de sûreté entre Phénix et Superphénix ?

M. André-Claude LACOSTE : Les deux questions sont liées, mais je réponds d’abord au Président Galley. Parmi les travaux déjà faits, en cours ou programmés, je vais en citer certains qui montrent très explicitement qu’il s’agit de lutter contre le vieillissement. C’est par exemple le remplacement d’un certain nombre de tuyauteries des boucles secondaires, qui avaient été fabriquées à l’époque en un acier qui a vieilli. Nous avons demandé le remplacement de l’ensemble de ces tuyauteries par de nouvelles tuyauteries ; c’est tout à fait typique.

    Autre exemple, qui aura lieu au prochain arrêt : un certain nombre de mesures vont être prises pour vérifier l’état du supportage du cœur avec des méthodes qui ont été mises au point spécialement pour cet objet et qui sont destinées à vérifier l’état du supportage en évitant de passer à travers le sodium, ce qui n’est pas simple.

    J’en viens à la seconde question que vous posez et citerai véritablement les termes des rapports que j’ai été amené à signer sur les deux sujets. Vous savez que, sur ce genre de conclusions d’un rapport, on fait attention au choix des mots. J’ai dit tout à l’heure que, pour Superphénix, l’expression que j’avais utilisée à l’époque, que je maintiens, est « que le niveau de sûreté de Superphénix est cohérent avec celui des réacteurs à eau sous pression qui constituent le parc électronucléaire français ». Ce que j’ai dit sur Phénix – et j’ai le rapport sous les yeux – c’est que j’estimais que la reprise du fonctionnement en puissance du réacteur était possible dans un certain nombre de conditions et j’indiquais bien que c’était jusqu’en 2004.

Mme Michèle RIVASI : Une précision sur un point que je n’arrive pas bien à comprendre. Vous avez dit : « en avril 1998, trois ministres ont signé une lettre demandant un décret de mise à l’arrêt définitif de Superphénix ». Nous sommes bien d’accord ?

M. André-Claude LACOSTE : Pas tout à fait : les trois ministres ont écrit au Président du directoire de NERSA en disant : « vous avez déposé un dossier de demande d’autorisation de création ou d’installation en octobre 1992 ». C’est ce dossier qui avait conduit au décret de juillet 1994 qui a été cassé par le Conseil d’Etat.

    Le décret est cassé, cela veut dire que nous nous retrouvons à un stade inachevé de la procédure. Le Gouvernement pourrait sans doute, s’il le souhaitait, prendre un décret autorisant le redémarrage de Superphénix. Le Gouvernement a pris au contraire la décision de clore la procédure, en écrivant au Président du directoire de NERSA « le dossier que vous avez déposé le 27 octobre 1992 ne connaîtra pas de suite positive ».

    Par ailleurs, dans la même lettre, les trois ministres demandent à NERSA de fournir les éléments pour permettre à l’administration de préparer le décret de mise à l’arrêt définitif.

Mme Michèle RIVASI : Confirmez-vous que vous allez mettre en place ce décret fin 1998 ?

M. André-Claude LACOSTE : J’ai l’habitude d’obéir aux ordres du Gouvernement, surtout quand il s’agit de mener des procédures. Nous avons d’ores et déjà reçu un certain nombre de dossiers de NERSA ; cela correspond à l’ensemble des études liées au démantèlement qui ont été évoquées. A priori, je pense que j’aurai les éléments pour proposer au Gouvernement de prendre le décret de mise à l’arrêt définitif.

Mme Michèle RIVASI : On peut donc l’attendre à quelle date à peu près ?

M. André-Claude LACOSTE : Le Gouvernement, dans un communiqué de Matignon du 2 février, a parlé du deuxième semestre ; techniquement rien ne m’empêche de faire cela.

Mme Michèle RIVASI : Par rapport aux risques, tout à l’heure je suis intervenue sur le fait que l’on dise « Superphénix, aucun risque, etc. ». Je voudrais revenir sur le sodium, parce qu’il y a eu pas mal de fuites de sodium à Superphénix, et là, j’apprends ce matin qu’il y a encore une fuite de sodium à Phénix, car il y a eu un arrêt. C’est classé au niveau zéro mais c’est considéré comme un incident significatif, car il concerne un organe de protection d’un circuit secondaire de la centrale.

    Par rapport à ces réacteurs à neutrons rapides, il semble que ce sodium pose beaucoup de problèmes : des fuites, des risques d’incendie. Où en est-on maintenant sur le problème de la protection par rapport aux incendies ? Car il n’est pas facile quand même d’arrêter un feu de sodium. Quelle est votre position là-dessus ?

    S’agissant du démantèlement, j’avais ouï-dire que vous travailliez plutôt sur l’idée que l’on allait transformer le sodium liquide, qu’on allait le mettre dans un réservoir avant de le transformer en soude.

    Les Ecossais, j’espère que nous irons ensemble en Ecosse, ont choisi un autre système, c’est-à-dire qu’ils transforment directement le sodium liquide en soude puisqu’ils ont construit carrément l’usine dans le réacteur. Quelle est votre position sur la marche à suivre ?

    Autre élément : j’ai été surprise d’apprendre que pour Phénix, 600 millions de francs ont été donnés pour le remplacement des circuits secondaires qui étaient fabriqués dans un acier assez corrosif. Qui décide ? Je suis toujours surprise par ces décisions que prend le CEA sur l’amélioration d’un réacteur, qu’il s’agisse de Phénix ou d’un autre. Qui prend les décisions de mettre autant d’argent dans ce réaménagement ? Etait-ce parce qu’il y avait décision d’arrêter Superphénix ou est-ce le CEA lui-même qui peut décider tout seul ? C’est une question de fond.

    Quel est l’état de la cuve de Phénix ? Vous avez dit que l’on avait remplacé les circuits secondaires, mais la cuve de Phénix est une très vieille cuve et elle a été énormément irradiée. Vous avez dit vous-même que sur Superphénix, il y avait un manque d’inspectabilité des composants. Je crains que l’on ait également un manque d’inspectabilité de la cuve de Phénix. Que peut-on dire à l’heure actuelle sur ce point ?

    Une dernière question, sur le fond, sur vos experts. Je me mets à la place du CEA et j’utilise l’expertise de l’IPSN pour me dire quels sont les moyens suffisamment rapides avec un financement relativement modeste pour répondre aux exigences de sûreté que demande la DSIN. Ce sont les gens de l’IPSN qui font cette étude pour le CEA, et en même temps, la DSIN recourt aux mêmes ingénieurs du CEA ou presque et demande : « MM. les ingénieurs du CEA, dites-moi si ce qu’a fait le CEA sur Phénix correspond aux normes de sûreté ». Cela me pose problème et j’aimerais qu’en tant que Directeur de la DSIN, vous donniez votre opinion. Tout de même, un des objectifs de la mission de M. Le Déaut, c’est de faire un organisme indépendant.

M. François LOOS : Pour prolonger ce dernier point, j’ai deux questions qui vont dans le droit fil de ce qui vient d’être dit. Est-ce que vous pourriez imaginer un mode de contrôle plus démocratique, car vous avez dit tout à l’heure à plusieurs reprises « en conscience, j’ai décidé que » – évidemment, nous ne mettons pas en doute la qualité de cette prise et ce mode de décision – mais est-ce que du point de vue strict de votre compétence dans ce domaine, de votre connaissance de ce qui se passe dans les autres pays, vous pourriez imaginer une méthode plus démocratique ?

    Deuxième question : pourriez-vous simplement nous citer les problèmes techniques qui vous paraissent les plus importants du point de vue de la sécurité et de la sûreté, qui vont se poser lors du démantèlement ?

M. André-Claude LACOSTE : Je prends tout d’abord les deux dernières questions.

    Les problèmes techniques les plus compliqués qui vont se poser lors du démantèlement, tels qu’on peut du moins les anticiper, ce n’est pas le déchargement du cœur, ce n’est pas le déchargement du sodium, c’est vraisemblablement ce que nous appelons le problème du traitement des rétentions de sodium, c’est-à-dire que dans un certain nombre de parties d’installations, en particulier dans les points bas des canalisations, nous pourrons nous trouver face à des rétentions de sodium difficiles à évacuer et traiter. Ceci nous ramène à un problème que nous avons connu, qui a malheureusement donné lieu à un accident mortel, à Rapsodie en 1994.

    La récupération de ce genre de rétentions n’est pas commode. Ce n’est pas un problème immédiat, puisque cela suppose d’abord que l’on ait vidé le cœur, que l’on ait vidé le sodium, mais c’est un des sujets auxquels nous ferons attention. Mon sentiment est que ce n’est pas du tout insurmontable.

    Deuxième point : le mode de contrôle démocratique. Il faut bien distinguer ce qu’est le pouvoir politique, démocratique, et ce qu’est mon rôle. Mon rôle est strictement celui d’un gendarme, mais d’un gendarme qui aurait à écrire une partie du code de la route. Quel est mon métier ? C’est, sur un certain nombre de sujets, de dire : « du point de vue de la sûreté, ce n’est pas possible », ou « du point de vue de la sûreté, c’est possible sous réserve que », ou encore « du point de vue de la sûreté, c’est possible ». Mais, une fois que j’ai dit cela, c’est terminé : les décisions d’opportunité ne sont pas de mon fait. Quand je regarde ce qui se passe dans l’ensemble des pays démocratiques comparables à la France, c’est chaque fois comme cela que cela se passe. Il y a systématiquement ce que l’on appelle « une autorité de sûreté » qui est dotée d’un chef ou d’un président, cela dépend de la structure. Il se trouve que ce chef ou ce président a la responsabilité de dire : « en conscience, après toutes les consultations nécessaires, moi, du point de vue de la sûreté, je pense ceci » et il signe. Ensuite, c’est au pouvoir politique de dire ce qu’il veut faire, et je ne me sens pas du tout bafoué si, sur une installation sur laquelle j’ai dit « cela peut redémarrer » ou « cela peut redémarrer sous telle et telle condition », le pouvoir politique dit « je ne souhaite pas que cette installation redémarre ». C’est la distinction des rôles.

    Simplement, je ne pense pas qu’il puisse y avoir plus d’une personne dans chaque pays prenant la responsabilité de dire : « du point de vue de la sûreté, voilà ce que je pense ».

    Pardon de cette déclaration qui peut paraître orgueilleuse, mais cela correspond vraiment, par exemple, à l’esprit d’une Convention internationale que la France a ratifiée, après débats au Parlement, qui dit que dans chaque pays il doit y avoir ce que l’on appelle une « autorité de sûreté ». Cela peut prendre la forme d’une direction, d’une direction générale, peu importe : il faut une autorité de sûreté avec un responsable.

    Un mot sur l’indépendance : il faut regarder comment c’est vécu. Je peux vous garantir, ayant regardé fonctionner le système français – dont je ne viens pas, je n’avais pas travaillé dans le nucléaire jusqu’à voici cinq ans – qu’il fonctionne avec une marge de liberté et une marge d’indépendance tout à fait remarquables. Je peux vous garantir que les débats au sein du groupe permanent d’experts sont des débats nourris et musclés. Je crois que certains parlementaires ont eu l’occasion de participer à des réunions du groupe d’experts et ont pu constater ce qu’il en était.

    J’ajoute, car cela me paraît extrêmement souhaitable, que je m’attache à nourrir ce groupe d’experts avec des experts étrangers. Dans le groupe permanent « réacteurs » qui est celui qui a examiné les problèmes de Phénix ou de Superphénix, j’ai quatre experts étrangers : un Suisse, un Allemand, un Belge et un Britannique. Je m’attache à avoir un Espagnol ; ceci est pour sortir de ce qui pourrait effectivement apparaître comme trop « franco-français ».

M. Franck BOROTRA : Qui a pris la décision des 600 millions de francs ?

M. André-Claude LACOSTE : J’ai en face de moi le CEA. Visiblement, il a été capable d’engager 600 millions de francs. Les procédures par lesquelles le CEA fait cela ne sont pas de mon domaine de responsabilité. J’imagine qu’il y a un Conseil d’administration, des procédures à suivre...

M. le Président : Nous poserons la question à M. d’Escatha.

M. André-Claude LACOSTE : Il me paraît le mieux placé pour y répondre.

M. le Président : M. le Rapporteur, pour conclure ?

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Conclure serait présomptueux de ma part, M. le Président, néanmoins, un certain nombre de questions n’ont pas pu être posées à M. Lacoste, je lui demanderai de nous autoriser à les lui transmettre. Il reste cependant deux aspects sur lesquels je voudrais connaître votre sentiment : l’un touche plus directement à vos compétences, ce sont les problèmes particuliers que va poser le fonctionnement à pleine puissance de Phénix, et si vous avez prévu de les résoudre ?

    Une autre question qui est plus une appréciation que j’adresse à l’éminent spécialiste des installations nucléaires que vous êtes : pensez-vous que les recherches relatives au retraitement poussé, à la transmutation, pourront être conduites d’ici à 2004, c’est la date jusqu’à laquelle Phénix est autorisé à redémarrer, donc dans les six ans qui viennent ?

M. André-Claude LACOSTE : Sur le fonctionnement de Phénix, j’ai autorisé la remontée en puissance de Phénix voici quelques jours. Il est survenu, à l’occasion d’un certain nombre d’essais, l’événement de niveau zéro auquel a fait référence Mme Rivasi.

    J’indique que les mots « incident significatif » relèvent de notre jargon. Cela veut dire que c’est un incident qui nous est déclaré.

    Au-delà, Phénix devrait remonter en puissance dans quelques semaines.

    J’ajoute que la question n’est pas tranchée de savoir si à terme Phénix fonctionnera sur trois boucles ou sur deux boucles. Cela dépendra des travaux que le CEA voudra faire. Il est donc possible que Phénix fonctionne durablement sur seulement deux boucles ; c’est un problème d’exploitation.

    Le point suivant est : une échéance 2004 pour le fonctionnement de Phénix permet-elle de mener à bien l’ensemble des expériences souhaitables ? Actuellement, le CEA s’efforce de bâtir un plan d’expériences permettant d’essayer de concentrer sur Phénix,avec une durée de fonctionnement courte, l’ensemble d’expériences qu’il était prévu de mener sur Phénix et Superphénix avec des échéances plus longues ; cela peut effectivement conduire à ce qu’on ne dispose pas en 2006, pour le rendez-vous devant le Parlement, au titre de la loi du 30 décembre 1991, de l’ensemble des éléments souhaités.

M. le Président : Avant de nous quitter je voudrais vous dire que nous vous transmettrons par écrit un certain nombre de questions. Je vous remercie pour votre témoignage.

Audition de M. Yves COCHET,
Vice-président de l’Assemblée nationale,
Membre du collège exécutif des Verts

(extrait du procès-verbal de la séance du 7 mai 1998)

Présidence de M. Robert GALLEY, Président

Monsieur Yves Cochet est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Yves Cochet prête serment.

M. Yves COCHET : Peut-être serez-vous surpris par mon exposé liminaire, mais je tiens précisément à m’exprimer de manière forte, à dire tout ce que je pense, non pas sur le nucléaire en France, mais au moins la filière des neutrons rapides, le cycle du plutonium et notamment Superphénix. C’est d’ailleurs le but de cette commission d’enquête d’en savoir le plus possible, avec des avis j’espère les plus différents, de manière que vous-même, ainsi que tous nos collègues, en soyez éclairés. C’est pourquoi je ferai appel à tout ce que j’ai su ou ce que je sais concernant ce domaine.

    Comme je vais tenir un propos essentiellement politique et non pas technique, encore que, bien entendu, dans ce domaine, les deux se mélangent, je commencerai par ce que j’appelle « le contexte du choix d’une filière à neutrons rapides en France ».

    Ce choix politique a été fait dans le contexte de reconstruction de l’après-guerre où il y a eu un compromis entre différentes forces sociales et politiques, entre l’Etat, le patronat, les syndicats et surtout ce que j’appellerai – ce n’est pas disgracieux de ma part – la « technocratie » ou « les technocrates », qui sont à mon avis le quatrième acteur essentiel depuis une cinquantaine d’années dans ce domaine.

    En matière énergétique, je rappelle des banalités, mais je les crois intéressantes pour tous nos collègues.

    A la sortie de la dernière guerre, ont été créés EDF et le CEA civil et militaire. Il faut noter là le lien indissociable en France entre le nucléaire civil et le nucléaire militaire. J’y reviendrai car cela me semble être un élément important pour la filière des rapides et notamment Superphénix.

    L’idée gaullienne, partagée par les communistes – si l’on veut faire appel aux références politiques – était que la France se dote à terme de la maîtrise de l’ensemble du cycle du nucléaire. Sur ce point, EDF et le CEA ont été les lieux symboliques du compromis passé entre deux exemples archétypaux : le corps des Mines et la CGT.

    Il y avait donc une volonté politique de la part du Général de Gaulle, d’avoir simultanément les moyens de fabriquer la bombe et de développer une filière française d’électricité nucléaire. C’était une question de grandeur et d’indépendance de notre pays semblait-il.

    Il fallait trouver, même si dans les années 1950 il y eut un effort de recherche et développement, une opportunité historique pour les partisans du nucléaire « massif » aussi bien civil que militaire.

    Cette opportunité est apparue en fait dans les années 1973-1974, au moment de ce que l’on a appelé « le premier choc pétrolier ». A ce moment, les gens qui étaient au sein de la commission PEON (production d’électricité d’origine nucléaire) ont vu l’occasion conjoncturelle de proposer au Gouvernement Messmer un programme à long terme d’indépendance énergétique de la France ; tel était en tout cas l’affichage public.

    Ce programme à long terme s’est déployé dans plusieurs directions. La plus connue fut l’hypothèse de construction de 200 réacteurs à eau pressurisée (REP) à l’horizon 2000. Evidemment, maintenant que l’horizon 2000 est tout proche, on sait que l’on en est très loin ; on a à peu près 55 ou 56 réacteurs à eau pressurisée. Mais c’était l’affichage nécessaire à l’idée d’indépendance ; il fallait, devant le choc pétrolier, pouvoir être indépendant.

    De manière parallèle, car il y a plusieurs dimensions à cette décision, ce que l’on pourrait appeler le « must » – si vous me permettez cette expression – des partisans du nucléaire serait la filière du plutonium, pour plusieurs bonnes raisons, du moins dans la bouche de ceux qui défendaient cette possibilité.

    D’abord une raison de principe. Sur le papier, comme vous le savez tous, un réacteur à neutrons rapides semble intéressant puisqu’il peut être surgénérateur, c’est-à-dire produire globalement plus de plutonium qu’il n’en consomme. On sait que ceci implique des opérations extrêmement complexes de retraitement, mais comme le disait un scientifique dans un autre cadre, « c’est quand même de la belle physique ». Je dis bien sur le papier. Evidemment selon les ingénieurs, techniciens, ouvriers, cela n’a jamais franchement marché, mais enfin, quand on discute avec les politiques, cela vous a un air de grandeur qui est tout à fait imparable du point de vue de l’argument. Cette recherche pouvait être poussée avec le pilote Rapsodie ou avec le prototype Phénix. A l’époque, cela ne semblait pas erroné.

    Une seconde raison : la raison économique. A l’époque, c’était voici plus de vingt ans, il existait une tension sur le marché pétrolier ; le prix du pétrole avait quadruplé et certains partisans du développement massif du nucléaire ont extrapolé en menaçant ou en disant : « il y aura peut-être des risques à terme d’une tension sur la ressource en uranium ».

    Ce risque évoqué de pénurie d’uranium incitait par conséquent à la construction de surgénérateurs qui eux, dans la filière du plutonium, avaient la vertu quasi magique évoquée, c’est-à-dire de produire plus de combustible qu’ils n’en dépensaient.

    Malheureusement, on oubliait évidemment avec cet argument que la prétendue abondance de plutonium due à la surgénération ne verrait le jour, même pour des raisons de physique nucléaire, que beaucoup plus tard. C’est-à-dire qu’il fallait à peu près un siècle en gros pour doubler le volume de plutonium par rapport à celui que l’on a introduit dans le cycle.

    C’est donc un calcul à très long terme. Autrement dit, les profits ne viendraient que dans cent ans. Je fais là une remarque d’ordre sociologique qui vous étonnera peut-être mais je pense que le nucléaire, le cycle du plutonium et notamment Superphénix sont ce que l’on peut appeler un « fait social total » où il faut mobiliser tous les degrés de l’analyse afin de bien comprendre les choses, au moins de mon point de vue bien entendu.

    Ce type de raisonnement à très long terme ne peut être possible, notez-le bien, que dans une société dirigiste extrêmement stable, en dehors évidemment de tout calcul économique raisonnable, ce qui implique un autoritarisme central comparable peut-être à celui prôné par les chantres du stalinisme dans les années 1940 et 1950. Je ne crois donc pas évidemment que cela eût été possible dans nos sociétés démocratiques.

    Une troisième raison est d’ordre stratégique. Plusieurs personnalités bien connues du nucléaire, du moins à l’époque, notamment André Giraud et le Général Gallois faisaient le calcul suivant, extrêmement attrayant évidemment : à moyen terme, les Américains vont quitter l’Europe ; la France, grâce à sa maîtrise de l’ensemble du cycle nucléaire et notamment du plutonium, pourra donc se porter pourvoyeuse auprès de ses partenaires européens, en matière à la fois d’électronucléaire – elle va exporter de l’électricité nucléaire, c’est d’ailleurs ce qu’elle fait pour au moins une dizaine ou une douzaine de réacteurs actuellement – et d’autre part en matière de dissuasion. Il y avait donc là un calcul stratégique qui pouvait sensibiliser les dirigeants politiques.

    Ce raisonnement s’accompagnait en outre d’un calcul économique qui flattait notre grandeur nationale, dans la mesure où le plutonium de qualité militaire qui pouvait être produit – c’est-à-dire pur à 97 % – par le surgénérateur Superphénix serait d’une certaine manière payé par le civil. La production d’électricité servait alors d’alibi.

    Encore mieux même, puisque c’était en fait un engin international – dans la NERSA il n’y a pas que des Français – ce plutonium militaire serait aussi payé d’une certaine manière par les partenaires étrangers de NERSA qui, eux, ne pourraient pas l’utiliser, puisque la plupart d’entre eux, même la quasi-totalité, étaient à l’époque, contrairement à la France, signataires du Traité de non prolifération.

    Il y avait donc là un ensemble d’arguments apparemment convaincants et susceptibles d’impressionner nos décideurs politiques, sachant que les partisans du nucléaire étaient sourds à toute critique alors que l’on voit bien maintenant – et je vais y revenir longuement – que la décision de construire Superphénix dans les années 1973-1975 fut une erreur stratégique, économique, écologique et même énergétique tout à fait fatale et qui a coûté fort cher. Les gens à l’époque étaient sourds aux critiques et totalement sûrs d’eux.

    Il faut relever aussi l’attitude du monde politique d’alors. Pour la définir, j’hésite entre l’aveuglement et la démission face aux pressions des techniciens du nucléaire, qu’ils viennent du CEA, de l’EDF, de la Direction générale de l’énergie et des matières premières (DGEMP), du corps des Mines ou de la CGT. Je ne prendrai qu’un seul exemple pour illustrer mon propos : M. Valéry Giscard d’Estaing qui finalement a donné le feu vert, en tant que Président de la République, à la construction de Superphénix, disait tranquillement, parce qu’il y croyait, que « la filière des rapides donnerait à la France l’équivalent du gisement pétrolier d’Arabie Saoudite ».

    Après ces remarques contextuelles, historiques, peut-on dire, j’en viens à l’engin Superphénix proprement dit et j’aurai deux types de remarques. D’abord des remarques générales puis des remarques plus particulières.

    Je tenais à cette introduction générale, car elle me semble tout à fait caractéristique de la manière dont certaines décisions sont prises en France.

    Des remarques générales sur Superphénix. Je crois d’abord que la décision de construire Superphénix a été une erreur stratégique majeure, que d’ailleurs maintenant pratiquement tout le monde reconnaît et qu’un certain nombre de personnes dénonçaient déjà en 1975.

    Des prévisions complètement exagérées de consommation d’électricité et de développement du nucléaire en France et dans le monde : on l’a vu, 200 réacteurs à eau pressurisée, alors qu’il n’y en a que 55 et encore, à mon avis c’est déjà trop. Le nucléaire en général – je ne parle même pas de la filière des rapides – ne représente que 6 % de l’énergie produite dans le monde, donc évidemment, je ne vois pas de quelle manière cela pourrait répondre dans le siècle prochain à quelque demande des pays qui en ont besoin.

    Deuxièmement, c’est une lourde erreur industrielle de construire un réacteur commercial de plus de 1 200 MW électriques au lieu d’une taille intermédiaire de 600, par rapport au petit engin Rapsodie, et à Phénix dont la puissance est de 250 MW; c’est une erreur industrielle majeure et évidemment une sous-estimation volontaire des coûts de conception, de fabrication, de fonctionnement et de maintenance.

    Je reviendrai éventuellement sur les coûts au cours des questions. Vous connaissez le chiffre qui a été annoncé par la Cour des comptes voici un an et demi, uniquement pour l’engin lui-même : 60 milliards de francs. Je pourrai en dire plus si vous voulez que l’on parle de coûts.

    Dès la fin des années 1970, il était clair au vu de la situation énergétique mondiale – par exemple au vu du découplage de la courbe entre la croissance du P.N.B. et la croissance énergétique –que la filière à neutrons rapides n’avait pas d’avenir. Diagnostic confirmé dans les années 1980-1982 par l’évolution des cours et des réserves avérées d’uranium.

    Troisième point : du fait du saut de taille de 250 à 1 200 MW et même plus de Superphénix et de la complexité de ce réacteur qui comporte, comme le relevait d’ailleurs M. Lacoste, deux matières particulièrement dangereuses : le plutonium et le sodium impliquant des conditions de sûreté nucléaire très particulières, qui n’ont rien à voir avec les réacteurs classiques, le fonctionnement de Superphénix a toujours été marqué par des accidents techniques. Le facteur de charge, je vous le rappelle, sur douze ans de « fonctionnement », est de 7 % ce qui, de très loin, est le plus nul, le plus bas de tous les réacteurs commerciaux au monde.

    Quatrième point, le coût : je n’en dirai qu’un mot, nous pourrons y revenir si vous le souhaitez. Même si l’on ne compte pas l’amortissement de la construction de Superphénix ni le coût de fabrication du combustible, le fonctionnement de Superphénix en régime établi pourrait-on dire, si jamais ceci n’était pas une vue de l’esprit, est de 1 milliard de francs par an. A supposer même que Superphénix fonctionne à 50 % en moyenne, ce qu’il n’a jamais fait sur douze ans, puisqu’il n’en est qu’à 7% sur douze ans, l’électricité produite rembourserait à peine le coût de son fonctionnement annuel. C’est donc là un alibi de l’électronucléaire tout à fait faux, compte tenu de ce qui s’est passé.

    La transmutation, nous en avons parlé – c’est une des voies de la loi que j’appellerai brièvement « la loi Bataille » si vous me le permettez, chers collègues – je n’y crois pas du tout, pour plusieurs raisons. D’abord, Superphénix n’est pas un réacteur expérimental mais une centrale nucléaire. Son coût comme instrument de recherche serait tout à fait prohibitif.

    Deuxièmement, qualitativement, le véritable problème à long terme, c’est l’IPSN lui-même qui le dit, ce ne sont pas les actinides mineurs et même pas tout à fait le plutonium – encore que je reviendrai sur le plutonium si vous le souhaitez – mais les produits de fission à vie longue et Superphénix est tout à fait incapable de transmuter ces éléments. Cela occasionne des problèmes industriels, des problèmes de séparation isotopique extrêmement poussés, une dépense énergétique considérable pour faire cette transmutation, un coût anormalement élevé, etc.

    Vous discutiez avec M. Lacoste de la recherche sur la transmutation sur Phénix. Je suis évidemment d’autant plus sceptique sur Phénix que je le suis déjà beaucoup sur Superphénix.

    Quantitativement, pour que l’on puisse transmuter le plutonium et les actinides, il faudrait à peu près un Superphénix pour 4 ou 5 REP simplement pour stabiliser le stock actuel de plutonium, qui est à mon avis d’à peu près 70 tonnes en France, ce qui est considérable, mais peut-être avez-vous d’autres informations ?

    La France a 55 REP, il nous faudrait donc de l’ordre de 15 Superphénix pour simplement stabiliser par transmutation le flux de plutonium. Personne n’ose penser cela, c’est délirant.

    D’ailleurs M. Lacoste, de la DSIN, disait l’an dernier, je cite : « Superphénix n’a jamais été et ne sera jamais un outil de recherche ».

    Je pense que la transmutation, qui est éventuellement une des voies qu’il faudrait pousser dans la loi de 1991, est simplement un rêve d’alchimiste. Elle ne permettra pas de se débarrasser massivement des stocks énormes d’actinides mineurs et de plutonium qui sont générés par nos centrales. On n’y arrivera pas par cette voie.

    Cinquième élément dans les remarques générales sur Superphénix : la voie des réacteurs rapides. Elle fut conçue, je l’ai dit, dans la perspective d’un choc sur les cours de l’uranium. Ce choc ne s’est jamais produit. Tous les pays ont arrêté la filière des rapides à vocation électrique, sauf le Japon, j’y reviendrai éventuellement, avec le réacteur de Monju qui ne fait que 280 MW électriques et qui est donc comparable à Phénix plutôt qu’à Superphénix. Ce réacteur est d’ailleurs arrêté depuis décembre 1995 et n’est toujours pas remis en route à ma connaissance.

    Sixième point : le démantèlement de Superphénix aurait dû, de toute façon, être fait assez rapidement. Il sera évidemment plus facile, moins cher et moins long, de le faire avec un réacteur relativement jeune – une douzaine d’années –, dont le combustible et les structures sont peu irradiés.

    Une remarque en passant : bien que nos ingénieurs nucléaires soient les meilleurs du monde, l’arrêt avec vidange du sodium liquide n’a pas été prévu, c’est assez stupéfiant ; et mieux, l’arrêt définitif – autrement dit le démantèlement –n’a pas non plus été prévu.

    Souvent, vous savez, dans le nucléaire, on parle d’erreur humaine, de facteur humain, une vanne n’a pas été fermée, on n’a pas regardé un cadran, etc. et là, le facteur humain remonte totalement à l’amont, puisque c’est au stade même de la conception que, ni l’arrêt avec vidange, ni l’arrêt définitif n’ont été prévus. Je suis assez stupéfait.

    Septième point : la décision d’arrêt et de démantèlement est évidemment une décision politiquement saine, que j’approuve totalement et qui sanctionne les erreurs stratégiques très coûteuses que j’ai évoquées précédemment. Je pense qu’il n’aurait pas fallu construire Superphénix mais une fois construit, il aurait fallu l’arrêter dès la mort du barillet, c’est-à-dire en 1987, voilà plus de dix ans. Je regrette de voir combien d’intelligence et d’argent – de l’ordre de 1 milliard de francs par an, donc à peu près 11 milliards actuellement – ont été gaspillés par cet entêtement à vouloir faire redémarrer Superphénix et par l’aveuglement des politiques en la matière.

    Je m’arrête là en ce qui concerne les remarques générales et vais maintenant passer aux remarques particulières. Restent les questions du coût, sur lesquelles il faut sans doute être plus précis, de l’emploi – la question sociale –, et les questions liées à la démocratie. Je ne dirai qu’une phrase : depuis vingt-cinq ans, tout a été fait en dehors de toute décision démocratique. Il resterait à évoquer en profondeur, bien sûr, la fuite en avant dans le cycle du plutonium qui est proposée par le combustible Mox et la gestion de l’énorme stock de plutonium dont on ne sait que faire.

    Je ne veux pas être trop long dans ce propos liminaire, mais toutes ces questions sont évidemment des questions importantes. Le démantèlement prendra de longues années. A mon avis, à peu près deux ans pour décharger le combustible ; au moins six ans, peut-être sept, pour vidanger le sodium primaire et secondaire et le transformer
    – il y a là plusieurs écoles. Il s’agit de le transformer en un composé inerte, j’espère que cela se fera sur le site ; puis il faudra attendre la diminution de la radioactivité et s’attaquer aux structures elles-mêmes, à moins qu’on veuille le « tchernobyliser », c’est-à-dire en faire un sarcophage pour les générations futures ce qui peut être également une option ; là il y a discussion. Mais si on veut le démanteler vraiment, démonter les structures, il faudra attendre la décroissance et le confinement de la radioactivité, ou bien alors, aller lancer des robots téléguidés. Tout ceci mérite débat, peut-être qu’un rapport nous éclairera, comme dit EDF avec son slogan « on vous doit plus que la lumière ».

    Quelques remarques pour terminer, remarques particulières bien que j’omette les différents chapitres que j’ai évoqués, nous y reviendrons éventuellement. D’abord les explications gouvernementales de la décision de fermer définitivement Superphénix portent essentiellement sur deux aspects : premièrement, une mauvaise stratégie de départ, je l’ai évoquée ; deuxièmement un coût économique beaucoup trop élevé ; bref un échec industriel et économique, donc, on arrête.

    Je pense, deuxième remarque, qu’il faut ajouter à cette thèse économique officielle des raisons de sûreté. On sait qu’il existe un calcul économique des risques du nucléaire. Selon ce calcul, le risque nucléaire est « acceptable » pour les populations, les ingénieurs, les travailleurs, seulement parce que le nucléaire prétend avoir des avantages économiques ou géopolitiques – nous avons vu la dimension stratégique – supérieurs à son coût.

    Evidemment, si ces avantages en termes de coûts disparaissent, ce qui est le cas pour Superphénix, car cela coûte vraiment très cher, il faut arrêter parce que de toute façon le nucléaire est dangereux et Superphénix est particulièrement dangereux.

    Le troisième point que je voulais évoquer est la sûreté des réacteurs surgénérateurs. Je m’arrêterai là-dessus : on sait qu’il y a des risques d’abord sur l’utilisation du plutonium comme matériau fissile et enfin, sur le sodium liquide comme liquide de refroidissement. Les réacteurs à neutrons rapides ont été développés dans le monde en très petit nombre et la quasi-totalité d’entre eux ont connu des accidents assez graves.

    Je vais en citer deux. Le réacteur Enrico Fermi aux Etats-Unis, un réacteur de 60 MW électriques, donc un petit réacteur. Deux mois après la production de son premier kWh, le 5 octobre 1996 un blocage partiel de circulation dans le cœur, qui ne fonctionnait pourtant qu’à 15 % de sa puissance nominale, provoque une fusion partielle du cœur ; pendant quatre semaines les ingénieurs ont craint que la chaleur émise par le cœur n’entraîne une modification de sa configuration et ne provoque une incursion de puissance aux conséquences dramatiques. D’ailleurs, un des responsables de la compagnie électrique Detroit Edison a dit, je cite : « nous avons failli perdre Detroit ». On tremble !

    Deuxième exemple, la centrale de Monju au Japon qui ne fait que 280 MW électriques. En décembre 1995, une fuite de sodium s’est produite au niveau d’un thermocouple dont le doigt de gant, la couverture protectrice était brisée. Il a fallu près de 140 jours de recherche pour trouver cette couverture brisée. La fuite de sodium a provoqué un incendie qui a causé des dégâts dans les structures et au moment où je parle, à ma connaissance, le réacteur de Monju n’a toujours pas redémarré.

    Ces accidents de sodium peuvent toujours se produire puisque le sodium brûle spontanément au contact de l’air et réagit violemment au contact de l’eau. La combustion de l’hydrogène formé par l’action sodium/eau peut être explosive. Il y a donc un problème de sûreté nucléaire du fait de la configuration et de la composition du cœur.

    Par ailleurs, les grandes densités de puissance et la compacité du cœur le rendent très sensible à des défauts locaux de refroidissement qui peuvent conduire à la fusion d’un assemblage combustible.

    Enfin, contrairement à la plupart des réacteurs à eau pressurisée, le cœur n’est pas dans sa configuration la plus réactive, c’est-à-dire plus favorable à la réaction en chaîne. On sait que, d’une certaine manière, les réacteurs rapides sont bridés, ce qui veut dire que si les assemblages combustibles pouvaient par malheur se rapprocher les uns des autres, par la suite d’un incident lié au sodium ou bien par exemple d’une secousse sismique ou d’une fusion partielle – c’est l’accident que j’évoquais tout à l’heure – le combustible fondu se rassemblerait dans une région du réacteur. Il y aurait possibilité – tout cela est très conditionnel, mais cela peut arriver – de formation de masse critique rapide conduisant à une excursion nucléaire, c’est-à-dire à une réactivité extrêmement rapide, une rapide augmentation de la réaction en chaîne, libérant une grande quantité d’énergie sous forme explosive. La vaporisation d’une partie du cœur pourrait alors être atteinte et un tel accident conduirait, en cas de rupture de l’enceinte, à la diffusion d’aérosols de plutonium hautement toxiques dans l’atmosphère, sans parler évidemment de la fusion du cœur lui-même. Il serait éventuellement recueilli sous le réacteur, mais on ne sait pas ce que donne exactement la géométrie dans ces configurations.

    En conclusion, bien qu’il y ait un luxe de précautions et des systèmes de détection qui rendent le fonctionnement de ce réacteur industriel difficile, comme en témoignent les quelques dizaines de mois d’activité en douze ans d’existence, la marche de Superphénix a été marquée par plusieurs incidents dont la mise hors service du système du barillet pratiquement dès le départ – au bout d’une année. Il y a donc des problèmes de fiabilité de la conception et de la réalisation de ce réacteur. Bref, il était sain d’arrêter, on aurait dû le faire voici dix ans, on n’aurait pas dû le construire.

M. le Président : Ayant participé moi-même à la décision de lancer le programme nucléaire, je ferai juste une remarque. Lorsqu’on parlait de 200 centrales nucléaires, c’était 200 centrales nucléaires avec une puissance nominale qui à l’époque était de l’ordre de 600 MW. Aujourd’hui où l’on construit des unités de 1 300 MW, le décalage n’est pas aussi important que celui que vous avez bien voulu dire tout à l’heure. Mais nous ne sommes pas là pour polémiquer, nous sommes là pour écouter et j’ai par conséquent une question à vous poser.

    Vous avez abordé le problème de la politique générale et de la finalité politique. J’ai sous les yeux un extrait d’un journal auquel vous devez être abonné, qui s’appelle « Verts Contact » qui date du 2 mai et je lis sous la signature de Mme Voynet : « Je déplore que la France ne soit pas en train de sortir du nucléaire ». C’est cohérent avec ce que vous avez dit. Mais ni le PS, ni le PCF n’ont la volonté d’en sortir. Le sens de l’accord Verts/PS est d’offrir des marges de manœuvre pour qu’en 2005, lorsqu’il faudra décider du remplacement des vieilles centrales, on puisse décider de s’en passer.

    Ceci est d’autant plus important que Mme Voynet occupe une place privilégiée au sein de ce Gouvernement. J’aimerais savoir si vous partagez cette analyse.

M. Yves COCHET : Tout à fait M. le Président. Evidemment, nous sommes actuellement dans une majorité à la fois parlementaire et gouvernementale. Mme Voynet occupe une place dans ce Gouvernement, et elle n’hésite pas à s’exprimer de la manière que l’on sait, y compris hier d’ailleurs en réponse à une question d’actualité sur ce domaine du nucléaire, et je partage tout à fait son analyse.

    Bien sûr, dans le cadre de la loi Bataille, il faut, et je l’ai dit, qu’il puisse y avoir plusieurs filières, plusieurs voies, je crois que c’est le mot, qui puissent être explorées concernant le traitement à long terme des déchets. Nous pensons, nous estimons la voie dite de surface comme la meilleure. C’est une des trois voies d’ailleurs. Les autres voies sont la transmutation à propos de laquelle j’ai émis quelques doutes, si je puis m’exprimer ainsi, et la voie du stockage en couches géologiques plus profondes, qui a été pour le moment la plus étudiée, mais qui va être équilibrée avec les autres ; elle continue à être explorée. On sait que l’Office parlementaire s’en inquiète. Mais je partage tout à fait l’opinion de Mme Voynet. Je crois que dans les premières années du XXIème siècle, il faudra que l’ensemble des politiques, le Gouvernement, le Parlement, prennent une décision forte, d’abord en matière de gestion à long terme des déchets et d’autre part, en matière de politique énergétique. Je souhaite qu’à ce moment, tous les avis puissent être entendus, notamment le nôtre, qui j’espère sera le même, c’est-à-dire que l’on peut sortir du nucléaire. Il faut entre vingt et trente ans, je dis cela « à la louche », mais techniquement, socialement, économiquement, il est possible de le faire. Il faut le faire de manière raisonnable et raisonnée, c’est possible. Il existe des scénarios de sortie élaborés par des personnalités scientifiques et politiques éminentes.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Une précision tout d’abord, je suis flatté que l’on ait accolé mon nom à celui de la loi du 30 décembre 1991, mais je veux préciser à M. Cochet que ce n’est pas ma loi, c’est celle de l’unanimité du Parlement et à ma connaissance, cette loi s’applique.

    Quand vous mettez en doute la voie de recherche sur la transmutation, le retraitement poussé, c’est votre opinion mais ce n’est pas ce que dit la loi. La loi demande aux autorités, au Gouvernement, à l’exécutif, de mettre en œuvre des recherches qui permettent d’avancer dans cette direction.

    Vous avez dit au début de votre propos : « je ne suis pas venu faire de la technique, je fais de la politique au sens général du terme ». Je sais bien que nous nous écartons un peu de Superphénix, mais puisque vous confirmez vouloir sortir du nucléaire, quels types d’énergie vous-même et vos amis proposez-vous pour se substituer au nucléaire et pour répondre aux besoins en énergie de la société de demain ? Sont-ce les économies d’énergie ? Je crois l’avoir lu. Est-ce que ce sont les énergies nouvelles ? Est-ce que ce sont les énergies fossiles, le pétrole, le gaz, le charbon ?

M. Yves COCHET : Je vous remercie de cette question. Il est difficile en quelques mots de le dire de manière précise. J’ai indiqué à la fin de mon intervention précédente qu’en effet, nous avions à la fois la volonté et d’après nous, les possibilités en France, comme d’ailleurs partout dans le monde, de faire autrement pour produire de l’électricité à grande échelle que de le faire par la voie nucléaire et notamment bien sûr par la voie des rapides qui me semble devoir être abandonnée.

    Les différentes filières que vous avez évoquées doivent toutes être explorées : les économies d’énergie, les énergies que je n’appelle pas « nouvelles » car, c’est le cas de le dire, elles sont vieilles comme le monde, ce sont plutôt des énergies renouvelables, notamment le solaire, l’hydraulique, l’éolien – à condition de considérer que l’éolien ne soit pas un sous-produit du solaire, car en fait tout cela vient du soleil – ainsi que dans une période transitoire – j’insiste sur ce mot – les turbines à gaz. Si ces voies avaient été explorées, nous estimons, et je pourrais vous donner des références d’ouvrages ou de rapports confirmant mes propos, qu’en vingt à trente ans – il faut donner une fourchette assez longue tant du point de vue technique qu’économique, financier, social et énergétique – nous pourrions en effet sortir du nucléaire en France.

    Des rapports ont été réalisés, par exemple celui de M. Pierre Radanne, nouveau président de l’ADEME. D’autres ont été rédigés par des gens du CNRS.

    Tout ceci existe. Malheureusement, les moyens financiers, les moyens en équipes de recherches ont été très peu développés, sauf pendant les premières années de l’AFME où avec M. Laponche, qui est maintenant un collaborateur de Mme Voynet, ou avec d’autres personnes comme Michel Roland, ont été réalisées de très bonnes études scientifiques, politiques, économiques, pour pousser les économies d’énergie et les énergies renouvelables.

    J’espère que cette voie sera de nouveau choisie par la France. Nous ferons toutes les suggestions utiles. Il faut en tout cas diversifier pour que, de manière équitable,
    – en disposant en particulier de moyens humains et financiers équivalents – les différentes voies qui s’offriront au pays dans les années 2002, 2005, 2006 puissent être évaluées par les parlementaires et par les gouvernements de l’époque, en toute connaissance de cause.

    Pour l’instant, ce n’est malheureusement pas le cas, le nucléaire capte l’essentiel, on pourrait dire 99 %, des moyens qui sont destinés à la prospective en matière énergétique. Je le regrette profondément, j’espère que le développement de l’ADEME mettra fin à cette quasi-hégémonie.

Mme Michèle RIVASI : Votre exposé était très intéressant dans la mesure où Superphénix a donné lieu à désinformation. Je voudrais revenir sur la question précédente posée par M. Bataille.

    Superphénix ne remet pas en question la filière nucléaire. C’était un choix. Ce qui m’inquiète c’est que ce choix avait été fait avec des modèles qui se sont avérés très vite erronés, à commencer du point de vue économique, car 200 REP, même à 600 MW, dépassent très largement notre puissance installée actuelle.

    Il faut bien mettre en place les outils de remédiation. Si l’on ne fait pas cela, on peut aller très loin, on peut dépenser des milliards. Auparavant, une des causes du non arrêt de Superphénix était de dire : « on a déjà dépensé 30 milliards, c’est très dur d’arrêter quelque chose où l’on a énormément investi ».

    Je me dis qu’il faudrait réfléchir avant, au moment du choix. Comment se fait-il que ce soient des gens, juge et partie, qui décident ? D’où l’intérêt de la création de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, pour former les députés à une prise de conscience de ces choix. Mais il faudrait également former plus les citoyens.

    J’essaie de réfléchir à l’avenir, car il n’appartient pas qu’à des ingénieurs, qu’à quelques politiques de décider pour l’ensemble de la population. Qu’est-ce que cela signifie ? Que nous, en tant que parlementaires, il faut que nous soyons mieux formés, que nous ayons des structures de formation, et qu’au niveau des citoyens on mette en place des débats véritablement contradictoires, alors que la plupart des débats proposés aux citoyens sont des débats de prétexte leur laissant peu de pouvoir.

    Maintenant, c’est simple : la surgénération n’a pas marché. Reste le problème de la transmutation. Superphénix et Phénix sont des réacteurs globalement semblables ; sauf que Phénix a un inconvénient, c’est un vieux réacteur. M. Lacoste nous a donné des informations à ce sujet. Il y a une autre information importante à donner aux citoyens, c’est la transmutation, à quel coût et pour quoi faire ?

    J’aimerais que l’on pose cette question en disant : « d’accord pour un réacteur de recherche, mais que l’on ne fasse pas un réacteur aussi important que Superphénix avec la taille et les problèmes que cela a occasionnés ». Mais pour quoi faire ? Car si la transmutation implique de mettre énormément d’argent pour isoler le neptunium, l’américium, etc. et pour diminuer la période radioactive du plutonium avec un seul réacteur, il faut savoir à quoi cela sert.

    Il ne faut pas tromper les Français, leur dire que ce sera un moyen pour réduire les déchets radioactifs, car ce moyen est minime. Je me dis que si on dépense de l’argent
    – regardez déjà les 600 millions de francs dépensés par le CEA pour Phénix –, il faut demander des justifications d’objectifs et de coût.

    Je crains que l’on soit en train de repartir dans une fuite en avant.

    Quelle garantie se donne-t-on, nous parlementaires, pour ne pas faire les mêmes erreurs ?

Audition de Mme Dominique VOYNET,
Ministre de l’aménagement du territoire et de l’environnement

(extrait du procès-verbal de la séance du 12 mai 1998)

Présidence de M. Michel DESTOT, Vice-président

Madame Dominique Voynet est introduite.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, Mme Dominique Voynet prête serment.

M. le Président : Je me permets de vous souhaiter, Mme la Ministre, la bienvenue au nom de toute notre commission et je vous rappelle qu’après votre exposé liminaire, nous passerons au jeu des questions et des réponses.

    Avant de vous donner la parole, je voudrais excuser le Président Robert Galley qui est le Président en titre de cette commission, et qui est retenu dans l’hémicycle pour intervenir au nom de son groupe dans l’important débat sur le projet de loi sur les exclusions. Il vous demande de bien vouloir l’excuser.

Mme Dominique VOYNET : Le dépôt à l’Assemblée nationale le 16 février 1998 de la proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête sur l’arrêt de Superphénix m’a surprise, non pas à cause du sujet proposé mais parce que certains éléments de l’exposé me paraissaient blessants pour le Gouvernement et totalement inexacts sur le fond. Je cite : « la décision d’arrêt définitif de Superphénix apparaît être une décision arbitraire motivée par des raisons purement politiciennes ».

    La connaissance du dossier par le rapporteur, le débat en commission de la production et des échanges ont permis de donner au travail de la commission un contenu plus intéressant, plus complet et plus profitable.

    L’intérêt de votre démarche a été souligné par les orateurs de toutes tendances politiques lors du débat à l’Assemblée et je m’associe sans ambiguïté à la déclaration d’Yves Cochet qui a dit, je le cite : « Nous parions pour la raison, pour la transparence et pour la démocratie ».

    Que MM. Galley et Bataille soient donc remerciés, ainsi que l’Assemblée qui a approuvé leur initiative, contrairement à ce qui avait été le cas par deux fois dans le passé et sous une autre majorité.

    Je m’attacherai donc à apporter mon témoignage, mes convictions et les explications que vous jugerez nécessaires sur le sujet de votre enquête.

    Le sujet est complexe. Au delà de ce court exposé liminaire et de la réponse à vos questions, je remettrai, si vous le voulez bien, à votre commission un mémoire dans les prochains jours qui, sans traiter la question de façon exhaustive, complétera mes interventions de façon plus détaillée et plus technique.

    L’examen de l’histoire des réacteurs à neutrons rapides, surgénérateurs ou non, nous montre que, contrairement à une opinion assez courante, ces réacteurs furent parmi les premiers à être étudiés et construits : le premier kWh produit par un réacteur nucléaire le fut en 1951 par EBR1, réacteur à neutrons rapides aux Etats Unis.

    La période 1950-1970 marque un foisonnement d’initiatives dans ce domaine : aux Etats-Unis, en URSS, au Royaume-Uni, en France ; l’Allemagne et le Japon viendront plus tardivement pour les raisons que l’on sait.

    On est ensuite frappé par la série d’incidents et d’accidents des réacteurs surgénérateurs, expérimentaux ou prototypes, dans la plupart des pays, dont certains auraient pu être extrêmement graves – je pense notamment à celui du réacteur Enrico Fermi aux Etats-Unis en 1966.

    Dans presque tous les pays, ces difficultés techniques auront pour conséquence l’arrêt des réacteurs pendant des mois, voire des années, quelquefois à partir d’accidents mineurs, mais lourds de conséquences en termes de fiabilité industrielle et de disponibilité, comme celui de Monju au Japon à la fin de 1995. Les facteurs de charge des réacteurs prototypes furent en général extrêmement faibles.

    A ces difficultés techniques s’ajoutent les mauvaises surprises économiques : les coûts d’investissement des surgénérateurs ont très largement dépassé les prévisions et le plutonium a perdu de son intérêt du fait de la baisse drastique et persistante des prix de l’uranium au niveau mondial.

    Force est de constater que la plupart des grandes nations industrielles, même les pionnières dans l’effort nucléaire, Etats-Unis, Royaume-Uni, Allemagne, Italie, ont tiré les conséquences de ces difficultés économiques et techniques et ont abandonné la filière des surgénérateurs.

    Ce n’est pas, me direz-vous, une raison suffisante pour dire que les choix faits en France ont été erronés.

    Comparée aux déboires techniques dans les autres pays, la période des réacteurs expérimentaux et prototypes, Rapsodie et Phénix a été un succès. Il faut féliciter les chercheurs et les ingénieurs du CEA, de l’industrie et d’EDF pour la réussite de cette première phase. Ils ont su profiter intelligemment de l’expérience étrangère pour corriger les erreurs et ils l’ont fait avec compétence. Ils ont fait aussi, ils le disent eux-mêmes, des paris techniques assez osés et ont imprimé « à l’aventure des surgénérateurs » – j’y mets les guillemets nécessaires, je les cite – un rythme de course d’obstacle et de compétition internationale. A l’aube des choix sur Superphénix, « il fallait battre le Japon ».

    Fallait-il ou non décider de construire Superphénix ?

    Il faut bien se souvenir à quel point au milieu des années 1970, la classe dirigeante française baignait dans l’euphorie du tout nucléaire. A l’ampleur du programme des réacteurs à eau ordinaire, les REP, on allait ajouter le fleuron de « la plus grande centrale surgénératrice du monde », Superphénix.

    En 1974, les prévisions d’EDF pour la production d’électricité en France en l’an 2000 sont, rappelez-vous, de 1000 milliards de kWh. En réalité, on sera en l’an 2000 aux alentours de 500 milliards de kWh, un rapport de 1 à 2, la marge d’erreur n’est pas mince. En 1976, le CEA annonce pour l’an 2000 un parc nucléaire total de 200 GW, dont 40 à 50 surgénérateurs de 1 000 MW. L’augmentation mondiale vertigineuse de la consommation d’électricité et de la production électronucléaire va tarir, pense-t-on, les ressources en uranium et les prix de celui-ci vont flamber. La solution passe, croit-on alors, par le plutonium et le surgénérateur.

    Rien de tout cela ne s’est produit.

    Il est faux de dire que personne n’avait tiré la sonnette d’alarme. Au CEA, nombreux étaient ceux, même parmi les tenants du surgénérateur qui considéraient qu’un 600 MW électrique évitait le saut technique trop important entre Phénix qui venait de démarrer et Superphénix quatre fois plus puissant. Des experts de l’Institut économique et politique de l’énergie de Grenoble (IEPE), parmi les meilleurs économistes de l’énergie en France, publiaient « Alternatives au nucléaire » qui leur valut l’opprobre du milieu électronucléaire.

    Il n’est pas exagéré de dire que Superphénix fut le produit d’une certaine folie des grandeurs, et d’une mauvaise appréciation réelle ou apparente de l’évolution de la situation énergétique mondiale.

    Malgré cette évolution et malgré une croissance de la consommation d’électricité beaucoup plus faible que prévue, le programme de construction des centrales REP s’accentua pour aboutir à une surcapacité onéreuse et qui ne s’estompe que très lentement. Superphénix fut construit, malgré une opposition qui fut dénigrée et méprisée à l’époque, une époque qui ne s’embarrassait guère d’information, de concertation, de consultation du public, malgré donc une opposition dont on reconnaîtra, à mes yeux, un jour la qualité.

    Je tiens notamment à saluer ici ceux qui ont fait les frais de l’arbitraire de ces choix et de la répression violente qui l’a accompagné. La mort de Vital Michalon un jour de manifestation de juillet 1977 symbolise pour moi cette opposition. Celle-ci ne s’est jamais tue, elle a continué à présenter ses arguments aux citoyens et aux dirigeants de ce pays.

    Superphénix démarra en septembre 1985 et fut couplé au réseau en janvier 1986. On savait déjà à l’époque qu’il produirait une électricité beaucoup trop chère et qu’il ne serait jamais « la tête de filière industrielle » annoncée. La première année de fonctionnement fut correcte. Puis les « incidents », comme on les appelle dans le milieu nucléaire, se multiplièrent, arrêtant le réacteur pendant des périodes de plusieurs mois et révélant des faiblesses techniques inattendues. Pendant la période allant de janvier 1986, date à laquelle le premier kWh fut produit, à juin 1992, où le démarrage fut jugé techniquement possible, soit 78 mois, Superphénix n’a produit de l’électricité que pendant 28 mois à des niveaux de puissance divers et cela, uniquement à cause d’accidents techniques.

    C’est alors, Madame et Messieurs les députés, qu’une enquête parlementaire eut été véritablement utile et que le Gouvernement aurait dû prendre la décision d’arrêt définitif de l’installation. Il ne l’a pas fait, non plus que ses successeurs.

    La tentative de transformation d’une centrale électronucléaire de 1 200 MW en réacteur de recherche, par le décret de 1994, répondait beaucoup plus au souci de sauver Superphénix qu’aux besoins de la loi Bataille de 1991 sur les déchets radioactifs. Les commentaires de MM. Curien, Dautray, Détraz, Castaing, qui n’étaient pas des écologistes furieux, sont bien tièdes sur cette idée. Le programme de recherche sur la transmutation sera poursuivi par des moyens plus appropriés.

    Cette reconversion tardive fut d’ailleurs un très mauvais service rendu à Superphénix : dire que la production d’électricité ainsi que la surgénération n’étaient plus les objectifs de Superphénix était en fait condamner la filière des surgénérateurs et Superphénix avec elle, sans en tirer les conséquences.

    L’annonce faite par le Premier ministre, M. Lionel Jospin, dans son discours de politique générale du 19 juin 1997 est parfaitement explicite : « si l’industrie nucléaire est un atout important pour notre pays, elle ne doit pas pour autant s’exempter des règles démocratiques ni poursuivre des projets dont le coût est excessif et la réussite très aléatoire. C’est pourquoi le réacteur qu’on appelle Superphénix sera abandonné ».

    La décision d’arrêt définitif de Superphénix a été confirmée le 2 février 1998. Comme vous le savez, cette décision a été préparée par l’élaboration des dossiers techniques du démantèlement qui doivent être remis aux autorités de sûreté nucléaire dans les semaines qui viennent et par un travail approfondi d’évaluation et de proposition sur les questions de l’emploi, travail auquel j’ai personnellement attaché la plus grande importance.

    M. Jean-Pierre Aubert a été chargé par le Premier ministre d’une mission précise sur ce point, qui a permis d’élaborer, en coordination avec les ministères concernés, la DATAR, EDF, les services déconcentrés de l’Etat et en concertation avec les élus, un programme très complet d’accompagnement économique de la mise à l’arrêt définitif de la centrale de Creys-Malville.

    Ce programme comprend des dispositions en faveur des entreprises et des personnels prestataires de la centrale, des aides au développement économique du bassin d’emploi par la création d’un fonds spécial doté par l’Etat et par EDF, des aides à la création d’entreprises dans le bassin d’emploi et l’implantation d’entreprises sur le site, le soutien à des projets de développement, le soutien aux communes.

    Les moyens humains et financiers annoncés par le Gouvernement sont maintenant en place, Jean-Pierre Aubert sera en mesure de faire le point sur ce programme de façon très précise lors de son audition par votre commission.

    Certes, la décision de l’arrêt de Superphénix est liée à un accord politique ; ce n’est pas pour autant une décision politicienne ; en démocratie, c’est une bonne chose d’annoncer la teneur des accords politiques et de les respecter.

    Faut-il rappeler qu’il appartient aux techniciens d’éclairer les options, de proposer des alternatives et aux politiques de décider sur la base d’une évaluation des coûts et des bénéfices en termes économiques, sociaux, écologiques et de développement durable pour l’ensemble des citoyens et pour les générations futures ?

    Je pense intimement qu’au delà de l’accord politique, la décision d’arrêt définitif de Superphénix est juste, du point de vue de l’intérêt économique du pays, du point de vue de l’avenir de notre politique de l’énergie dans l’espace européen, du point de vue de la sûreté nucléaire, de la protection des populations et de l’environnement et de la qualité de nos relations internationales.

    On a trop pris l’habitude en France, et tout particulièrement dans le domaine nucléaire, que les dirigeants des grands organismes et entreprises du secteur se substituent aux politiques en prenant de fait les décisions qui incombent au pouvoir politique.

    Je suis convaincue que nos citoyens approuvent une certaine reprise en charge des responsabilités, tant par le pouvoir exécutif que par le pouvoir législatif, dans un domaine qui réclame à la fois vigilance, appréciation de tous les enjeux et vision à long terme dans la perspective d’un développement durable.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Je vais ouvrir la discussion non sans saluer le caractère complet de votre exposé, et complémentaire de ceux de MM. Christian Pierret et Aubert qui nous éclaire sur les propositions du Gouvernement, notamment en matière d’aménagement du territoire.

    Je veux me réjouir de vous avoir entendue fustiger une forme de suffisance technocratique, qui peut conduire aux pires errements. Si cette commission fonctionne, c’est aussi, sans vouloir anticiper sur ses conclusions, pour se prononcer très précisément sur le cas de Superphénix.

    Je voudrais faire une remarque complémentaire à la vôtre sur la loi du 30 décembre 1991 : effectivement, le fonctionnement de Superphénix en sous-générateur est venu ensuite en complément de cette loi. J’ai assez de mémoire pour me souvenir qu’au moment où la loi a été votée, Superphénix était un des moyens de transmutation et d’étude, mais pas le seul ; je crois qu’il faut aussi bien poser ce problème.

    Je vous poserai deux questions précises, l’une sur Superphénix, l’autre sur Phénix, sujet également compris dans le champ de compétence de notre commission d’enquête.

    A propos de Superphénix, je voudrais connaître votre sentiment sur la méthode utilisée pour proclamer son arrêt. Car si l’on peut en effet déplorer la façon autoritaire dont le processus a fonctionné depuis des décennies, on peut constater que la façon dont l’arrêt a été proclamé s’y apparente. Vous avez vous-même déclaré que le Gouvernement décidait de fermer Superphénix selon des méthodes qui avaient déjà été utilisées.

    Je voudrais vous demander, si vous vous étiez trouvée devant un Superphénix fonctionnant, auriez-vous milité de la même manière pour son arrêt ? Si le débat démocratique est souhaitable, est-ce que vous-même avec vos collègues du Gouvernement seriez favorables, dans les mois à venir, à l’ouverture d’un débat ouvert sur toutes les perspectives, notamment sur le dossier du nucléaire, mais pas seulement sur celui-là, afin que chacun puisse exprimer son point de vue.

    Quel est votre sentiment sur le redémarrage de Phénix sur lequel vous ne vous êtes pas exprimée dans votre exposé liminaire ? Les conditions de sûreté de cette installation, vieillissante mais rénovée, vous semblent-elles aussi satisfaisantes que celles de Superphénix ? Ou bien, la remise en fonctionnement de Phénix pour quelques années, 2004 ou 2005 nous a-t-on dit, vous paraît-elle inquiétante ?

    Enfin, et vous avez raison de le souligner, l’arrêt de Superphénix correspond aux annonces faites par Lionel Jospin dans ses campagnes des élections présidentielles et législatives. On peut donc effectivement considérer que c’est la mise en application de ce qui a été annoncé par le nouveau Premier ministre au nom de sa majorité plurielle.

    Il est un autre point sur lequel le Premier ministre ne s’est pas engagé, c’est celui de sortir du nucléaire, sur lequel, en revanche, vous vous engagez clairement, vous l’avez encore déclaré officiellement voici peu de temps. Est-ce qu’on doit considérer que vous faites cette proposition à titre personnel ou bien faut-il y voir un engagement du Gouvernement ? Pouvez-vous nous préciser ce que vous entendez par « sortir du nucléaire » ? S’agit-il d’un calendrier progressif ou bien d’une décision qui interviendrait d’une façon plus radicale ou plus brutale en 2005 ? Enfin, sur ce dernier point de sortie du nucléaire, quelles propositions et quelles énergies de substitution envisagez-vous dans le cas d’une sortie du nucléaire ?

Mme Dominique VOYNET : Je répondrai puisque c’est la règle du jeu tout en notant que certaines des questions, presque la totalité d’entre elles, finalement sortent du cadre étroit de la commission d’enquête, cela dit, cet échange n’a de sens que s’il est complètement ouvert et libre.

    Soyons clairs : le culte du secret, l’absence de débat démocratique, singulièrement à l’Assemblée nationale et au Sénat, ne sont pas des choses que nous découvrons, c’est une réalité dans le domaine du nucléaire depuis 25 ans.

    Aujourd’hui, je continue à déplorer l’absence de lieu pour débattre sereinement, tranquillement, sans arrière-pensée. Le nucléaire reste un des grands tabous de notre société et si chacun trouve normal que des pronucléaires militants assument de lourdes responsabilités, il continue à être tout à fait inquiétant pour beaucoup de décideurs, de voir une personne en situation de responsabilité, qui a assumé et continue à assumer des positions beaucoup plus critiques sur le nucléaire.

    Je participe à ce Gouvernement sur une base très précise : je suis anti-nucléaire, je ne vois pas du tout là matière à scandale. Plutôt, je mets en œuvre le principe de réalité. Le nucléaire existe dans ce pays et je fais en sorte que mes interrogations, mes inquiétudes, mes doutes, puissent être évoqués de façon publique, rigoureuse. Je cherche à défendre mes positions en argumentant aussi souvent que possible. La prise de position des Verts concernant Superphénix est ancienne, elle est argumentée, elle a été défendue urbi et orbi depuis des années. Nous avons cherché à convaincre de sa pertinence non seulement nos partenaires politiques mais aussi les Gouvernements qui se sont succédé, avec un certain succès je dois le dire.

    Il m’étonnerait beaucoup que Corinne Lepage vous tienne un discours très différent du mien tout à l’heure.

    Je me suis donc engagée à participer à ce Gouvernement en recherchant trois objectifs : le premier est de faire en sorte que les choix de l’avenir soient le plus ouverts possible.

    Si nous continuons à avoir une politique de maîtrise de l’énergie, de diversification des choix énergétiques, aussi misérable qu’elle l’est aujourd’hui, nous n’aurons aucune alternative à la poursuite du choix nucléaire au moment du renouvellement du parc dans une vingtaine d’années ; nous y serons condamnés d’une certaine façon. Je ne pense pas être encore en situation de responsabilité à cette époque mais j’aimerais que mes enfants puissent avoir la liberté de choix, ou s’ils choisissaient de poursuivre dans la voie nucléaire, qu’ils ne soient pas condamnés à choisir le tout nucléaire et qu’ils puissent avoir un choix équilibré et adapté à la situation du marché de l’énergie, des habitudes de consommation, de la localisation des activités humaines qui seront la réalité de la France de 2020.

    Je revendique cette liberté de poser des questions qui sont taboues, qui font presque scandale, mais je considère que c’est la responsabilité des politiques de préparer l’avenir.

    Le deuxième axe qui fonde ma présence au Gouvernement est que je pense que, comme la totalité des autres activités humaines, le nucléaire, l’industrie nucléaire, mérite la transparence et doit la transparence aux citoyens. Et si les procédures sont rigoureuses, si les procédés de fabrication et de conduite des exploitations et des installations sont rigoureuses, le nucléaire ne doit pas craindre cette transparence et cette confrontation avec une aspiration citoyenne de plus en plus précise.

    La troisième ambition d’une ministre Verte en ce qui concerne le nucléaire est bien sûr la sûreté.

    Sur ces trois bases : ouvrir les choix de l’avenir, assurer la transparence et garantir la sûreté, il n’y a aucune inquiétude à nourrir, j’ai le sens des responsabilités tout autant que n’importe quel ministre et j’aimerais vous en convaincre.

    Mes convictions anciennes et argumentées ont-elles été modifiées depuis ma prise de fonction et mon attitude aurait-elle été différente si Superphénix avait été autorisé à redémarrer avant l’alternance ?

    La plus grande des surprises pour moi au moment où j’ai eu connaissance des dossiers qui concernaient Superphénix, c’est que justement, il n’y avait pas de dossier sur le démantèlement de Superphénix et que les procédures techniques, le coût, les modalités de l’arrêt n’avaient pas du tout été préparés. Pourtant, on savait que cette installation allait devoir être arrêtée un jour ou l’autre et je ne m’explique pas que les phases de l’arrêt n’aient pas été davantage préparées.

    Il me semble d’ailleurs que nous aurions intérêt à faire de l’arrêt, du démantèlement de Superphénix un chantier exemplaire, car des centrales de forte puissance et de grande dimension, nous aurons à en démanteler plusieurs dizaines au cours des prochaines décennies. Nous avons intérêt, finalement, à travailler notamment pour réduire les phases et les épisodes du démantèlement au cours desquels nous aurons besoin de l’intervention humaine. L’idée de mettre au point des robots permettant de réduire la présence des êtres humains sur les installations me paraît extrêmement intéressante. Plutôt que d’arrêter le plus vite possible pour effacer cet épisode Superphénix, nous avons intérêt à réfléchir aux différentes phases en pensant que notre expérience pourra servir dans d’autres installations.

    J’ai donc découvert qu’aucun dossier sur le démantèlement n’avait été préparé. Cela explique certainement pourquoi je n’ai pas encore entre les mains le dossier de NERSA qui doit permettre de délivrer les orientations nécessaires avant de lancer les opérations de déchargement du combustible, de vidange du sodium, de démantèlement des structures.

    Sur les autres questions concernant la dimension économique et la dimension technique du dossier, je n’ai pas appris beaucoup de choses nouvelles. Il m’a fallu bien sûr travailler les incidences de la fermeture de Superphénix sur le programme de recherches prévu par la loi de 1991. Je suis convaincue que cette centrale électronucléaire industrielle de 1 200 MW électriques ne pouvait pas être considérée comme un outil de recherche, que la métamorphose que l’on a voulu lui faire subir était artificielle et n’a pu que faire du tort à sa cause.

    Comme je l’ai dit tout à l’heure rapidement, le dossier sur lequel j’ai le plus travaillé finalement est celui de l’emploi et de la reconversion. Le Gouvernement a mis en place un dispositif assez complet. Je tenais beaucoup à ce que le problème soit vraiment pris très en amont et que l’on traite non seulement le problème des personnels disposant de statut EDF ou NERSA, mais aussi le problème des sous-traitants et des collectivités locales qui étaient mises en difficulté.

    Que se serait-il passé si Superphénix avait été autorisé à démarrer avant l’alternance ?

    Vous savez très bien que d’un point de vue technique ce redémarrage aurait pu avoir lieu. Il me semble, c’est un secret de polichinelle, que le Gouvernement précédent ne tenait pas tellement à ce redémarrage, peut-être pour des raisons politiques, mais je n’étais pas dans les cercles où ces choses ont été discutées, certainement pour des raisons économiques, probablement également pour des motifs juridiques.

    Vous savez que le Conseil d’Etat avait annulé le décret de 1994 qui transformait la centrale de production d’électricité en réacteur de recherche. Vous savez aussi que les arrêtés d’autorisation de rejets étaient arrivés à échéance et que dans les deux cas, il aurait été difficile de se passer d’enquête publique.

    D’ailleurs, l’ambiguïté de la position du Gouvernement précédent n’échappera à personne, puisqu’il s’était opposé à la création d’une commission d’enquête parlementaire. Supposons que Superphénix ait redémarré, je ne peux évidemment pas préjuger de ce qui aurait été la décision du Gouvernement de Lionel Jospin. Je crois, pour avoir défendu tout au long de la campagne devant les Français, de façon complètement transparente, notre choix d’arrêter cette installation, que la décision aurait été l’arrêt définitif de Superphénix.

    Qu’en est-il du redémarrage de Phénix ?

    Je me suis tenue très au courant de ce dossier, parce que le directeur de la sûreté nous a informés très régulièrement des questions qui pouvaient être posées sur ce plan de la sûreté. Ce n’est un secret pour personne, au sein du Gouvernement je n’étais pas favorable au démarrage de Phénix. Ce démarrage a été décidé, à l’issue d’une large discussion entre les ministres, par le Premier ministre et je suis évidemment solidaire de cette décision. La comparaison entre Phénix et Superphénix n’est pas fondée. Superphénix a été conçu, je le répète une fois de plus, pour être la première grande centrale nucléaire à surgénérateur, pour être une tête de filière et pour démontrer la compétitivité de cette filière. Il n’en a rien été. Phénix a toujours été un prototype, sur lequel on eut admis plus d’incidents, il en eut plutôt moins. Depuis presque dix ans, Phénix est utilisé comme réacteur de recherche et non plus comme centrale nucléaire dont la production d’électricité est la finalité essentielle. Il n’est donc pas déraisonnable de le redémarrer dans le cadre d’une mise en œuvre équilibrée de la loi Bataille sur les déchets.

    Je sais aussi que les spécialistes de la sûreté nucléaire sont plus réticents sur Phénix que sur Superphénix. Ils considèrent cependant qu’avec les précautions prises de limitation de puissance, de limitation de la durée de fonctionnement, la sûreté de Phénix n’est pas en cause.

M. Franck BOROTRA : Je ne suis pas sûr, comme a semblé le dire le rapporteur tout à l’heure, qu’il y ait une complémentarité totale entre l’intervention du ministre de l’environnement et celle du secrétaire d’Etat à l’industrie. C’est une appréciation personnelle, mais après tout je reconnais la clarté et la constance dans les propos de Mme Voynet, même s’il s’agit d’un discours militant que l’on connaît depuis longtemps. Je ne veux pas du tout jeter l’opprobre sur le discours militant, qui présente parfois des allures un peu simplistes sur des sujets relativement complexes.

    Je vais essayer de m’en tenir au dossier qui nous intéresse.

    Premièrement, vous avez dit : « il s’agit d’une décision liée à un accord politique ». Du reste, M. Pierret a dit exactement la même chose.

    La question que je pose est la suivante : dans un système tel qu’il existe aujourd’hui et dans le cadre d’une majorité plurielle, comment se fait-il qu’il puisse y avoir un accord entre la formation à vocation majoritaire qu’est le parti socialiste et une partie de sa majorité plurielle, qui représente quelques pour cent, en tout cas, moins de 5 % des électeurs, et que l’on exclue de ce type d’accord politique une autre tendance qui représente deux ou trois fois plus d’électeurs ?

    Je prolonge cette question en disant que vous avez raison sur le fait que dans le passé, on a probablement manqué de transparence et parfois de démocratie pour les décisions qui ont été prises, mais au moins aujourd’hui, il y avait une possibilité très simple d’éviter que cela se perpétue, c’était de demander à l’Assemblée nationale son avis sur la fermeture de Superphénix. On a donc reproduit le même type de comportement, c’est-à-dire que d’un côté l’on a pris des accords autour d’une table et de l’autre côté on n’a pas permis au Parlement, en tout cas à l’Assemblée nationale de s’exprimer sur ce sujet, malgré les demandes répétées.

    C’est une première question.

    La deuxième question : que pensez-vous de l’intérêt qu’il y a à poursuivre la recherche dans le domaine de la transmutation et d’essayer de le faire avec les meilleures garanties de sûreté possible ?

    Je voudrais rappeler tout de même que concernant Phénix, il y a des possibilités de recyclage hétérogène de l’américium mais en revanche, concernant les recherches nécessaires dans le domaine du recyclage homogène, en particulier du neptunium, il ne semble pas que Phénix puisse le faire.

    Si l’on est favorable à la poursuite des recherches dans le domaine de la transmutation, pourquoi n’utilise-t-on pas parmi les différents outils dont on dispose, compte tenu du coût qui a déjà été payé, celui qui est le plus sûr ? On est venu ici nous expliquer que sans doute Phénix était sûr, mais que Superphénix n’était pas de la même génération dans le domaine de la sûreté nucléaire.

    Je voudrais donc que l’on m’explique comment et pourquoi on abandonne l’outil le plus sûr, qui a l’avantage d’ouvrir davantage le champ des recherches dans le domaine de la transmutation.

    Troisième question : vous avez parlé de saut technologique entre Phénix et Superphénix. J’aimerais avoir votre avis sur le sujet, car selon les techniciens, entre Phénix et Superphénix, mis à part le rapport en termes de dimension, il n’y a qu’un seul domaine où se révèle une innovation de nature technologique : ce sont les générateurs de grande puissance. Les générateurs de grande puissance pour Superphénix sont à tubes hélicoïdaux alors que les générateurs de Phénix sont à tubes droits. A part cette innovation qui du reste a été une réussite, il n’y a pas de saut technologique.

    Quatrième question : vous avez déclaré : « de la même façon que l’on a arrêté les avions renifleurs, il faut arrêter aujourd’hui Superphénix ». Je voudrais rappeler que l’affaire des avions renifleurs était une escroquerie gigantesque qui n’a engagé que la société Elf Aquitaine. Est-ce que vous considérez que Superphénix est une escroquerie ? Je voudrais quand même rappeler qu’il s’agit d’un consortium international qui a associé un très grand nombre de chercheurs, un très grand nombre d’organismes et d’instituts de recherche. Je trouve là encore que ce type de comportement ou de déclaration ne facilite pas le débat tel que vous le souhaitez.

    Vous avez du reste fait une autre déclaration sur laquelle je souhaiterais en savoir un peu plus, vous avez dit que « vous jugiez possible la sortie du nucléaire en 2005 ». Vous avez, je le reconnais, dit avec franchise que ni le parti socialiste ni le parti communiste n’ont la volonté d’en sortir, mais ce que vous, vous souhaitez, c’est qu’à partir de 2005, lorsqu’il faudra décider du remplacement des vieilles centrales, on puisse décider de s’en passer.

    Je voudrais que vous m’expliquiez ce qu’est la date de 2005, car aujourd’hui on est hors d’état de savoir si les centrales nucléaires existantes pourront continuer encore 10, 20 ou 25 ans.

    Je souhaiterais que l’on m’explique, après le discours que j’ai entendu de la part du secrétaire d’Etat à l’industrie, quelle est la politique du Gouvernement. Il est venu ici clairement réaffirmer sa volonté de maintenir un choix nucléaire ; je partage votre point de vue sur un point très précis, à savoir qu’il sera nécessaire dans les années 2015 ou 2020, quand il faudra prendre des décisions, que le Gouvernement de l’époque puisse disposer de tous les éléments dans tous les secteurs, aux plans scientifique, technologique et industriel pour choisir le meilleur mix possible pour la politique énergétique de la France. Du coup, il ne faut pas se priver aujourd’hui de la possibilité de progresser, y compris dans cette filière des réacteurs à neutrons rapides.

Mme Dominique VOYNET : Permettez-moi, M. Borotra, de prendre comme une sorte de compliment la façon avec laquelle vous saluez mon discours militant. Mon discours militant, je le prends comme un discours politique au sens noble du terme. Il est plus facile dans ce pays, singulièrement en matière de nucléaire, de partager les vues de la majorité. C’est aussi ma responsabilité de femme politique au sens noble du terme, je le redis encore une fois, de poser les questions qui gênent, d’éclairer les zones d’ombre et de demander que des réponses intelligibles, compréhensibles par l’opinion, ne faisant l’impasse sur aucune dimension du problème, soient présentées aux citoyens.

    Le moins qu’on puisse dire est que cela n’a pas été le cas dans le passé. Je vous le rappelle, dans les années 1960, la commission PEON, associant essentiellement l’EDF et le CEA, a dicté, pour l’essentiel, les décisions des politiques. M. Boiteux, ancien directeur général d’EDF raconte comment dans son bureau, en quelques heures, avec le DGEMP de l’époque, il a été amené à préciser, « à la louche », en prolongeant des courbes, le nombre de centrales du grand plan Messmer sur le développement de l’énergie nucléaire. Rien de démocratique à l’époque, rien de rigoureux même d’un point de vue scientifique. L’humour avec lequel Marcel Boiteux rend compte de cet épisode ne doit pas nous tromper ; il y avait là de graves dénis de démocratie.

    Est-ce que les choses sont plus simples aujourd’hui ? Bien sûr, il n’y a pas de dictature nucléaire, et j’ai le droit de parler librement devant votre commission, mais le débat démocratique n’existe toujours pas sur cette question. C’est une carence particulièrement visible aujourd’hui parce que les citoyens s’intéressent beaucoup au nucléaire et éprouvent des craintes dont certaines sont irrationnelles, parce qu’on les a si peu informés. On a déployé peu d’efforts pédagogiques réels pour associer les citoyens aux grands choix concernant l’avenir du pays.

    La création de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques est un progrès considérable pour votre Assemblée. Je crois qu’il faut saluer à la fois son existence et la qualité de ses travaux, mais il faudra aller plus loin. Même si les technocrates sont très jaloux de leur pouvoir, les choix incombent pour l’essentiel aux politiques. Il faut en discuter, il faut en décider, je pense que c’est ainsi d’ailleurs qu’il faut interpréter le travail de votre commission d’enquête.

    Je tiens à ce qu’on sorte des discours simplistes et s’il arrive aux militants de s’y livrer parfois, je voudrais dire qu’il m’arrive, moi, d’être singulièrement exaspérée par quelques articles de presse dans lesquels, par exemple, on entend le directeur de la COGEMA dire : « bien sûr, les énergies renouvelables c’est très intéressant, mais vous savez, cela ne fonctionne pas sans subvention ». Comme si la politique agricole européenne fonctionnait sans subvention ! Comme si le nucléaire fonctionnait sans subvention ! Comme si le CEA ne disposait pas de milliards et de milliards de fonds publics pour ses programmes de recherche !

    Est-ce un argument sérieux ? Est-ce que cela permet d’éluder d’un revers de main la nécessité de diversifier les choix énergétiques ? Est-ce que c’est sérieux, quand des ministres très conscients de leurs responsabilités, très conscients à la fois de ne pas dramatiser mais aussi de ne pas banaliser les incidents dans une démarche qui privilégie la sûreté, se voient qualifiés de « démagogues antinucléaires », de « porte-drapeau des antinucléaires » et quand l’épisode difficile et grave des transports contaminés que l’on vient de découvrir en gare de Valognes est l’objet de commentaires comme « tout le bruit fait récemment autour du transport de déchets par train participe de cette forme d’hystérie antinucléaire alimentée par une petite minorité » ?

    Je ne pense pas que ce soit une façon responsable de s’exprimer, je pense que dans une démocratie moderne, les pronucléaires convaincus ont le droit de s’exprimer, les antinucléaires convaincus doivent avoir, dans les mêmes conditions, le droit d’exprimer aussi des convictions. Le bébé ne doit pas être jeté avec l’eau du bain. Si nous ne sommes pas capable d’avoir un débat courageux, responsable, contradictoire, y compris avec de la véhémence et de la passion, je crois que nous ne ferons pas notre travail.

    Dans le passé, on a manqué de transparence, aujourd’hui on continue et les difficultés que j’ai rencontrées, lorsque j’ai demandé, avec le plus grand calme, et avec simplement la volonté d’assurer la sûreté et la transparence, que soient explicités les incidents qui ont eu lieu dans la chaîne du transport des déchets radioactifs, me semblent montrer qu’il existe une limite à ce que l’appareil, et ce que le grand public appelle le « lobby électronucléaire », peut accepter en termes de débat démocratique.

    Je pense absolument indispensable d’ouvrir l’expertise, qui ne doit pas se limiter à l’administration et aux grands organismes, je souhaiterais que cette expertise soit, le plus souvent possible, non pas indépendante, car ce mot est ambigu, mais pluraliste et extérieure à l’administration. Ce qu’il faut supprimer c’est l’unicité de l’expertise, ce n’est pas la responsabilité politique. Si je suis favorable au développement d’outils d’expertise indépendants, je souhaite en effet que le pouvoir politique et singulièrement le Gouvernement conservent la responsabilité du contrôle et assument complètement la responsabilité politique.

    Je ne crois pas, ce sera la réponse à la question précise qui a été posée, que la fermeture d’une centrale nucléaire parmi les dizaines qui figurent sur le territoire national relève d’une décision du Parlement. En revanche, qu’il y ait régulièrement un débat au Parlement sur les grandes orientations de la politique énergétique me paraît tout à fait souhaitable, de même que j’ai salué et que je le refais une fois de plus encore, l’initiative du Parlement sur cette commission d’enquête car je crois que l’on doit effectivement la transparence, que l’on doit les explications et que l’on doit aux citoyens des débats permettant d’éclairer les choix.

    Pourquoi ne pas utiliser les outils existants ?

    C’était une des questions de M. Borotra. Tout simplement parce que l’outil Superphénix n’était en aucun cas un outil de recherche, même si on a voulu l’habiller comme tel en 1994, un outil de recherche qui coûterait à la collectivité un milliard de francs par an en frais de fonctionnement, excusez-moi, mais c’est considérable !

    Nous avons souhaité poursuivre de façon équilibrée la mise en œuvre de la loi sur les déchets radioactifs en insistant sur le fait qu’à côté des outils de recherche sur la transmutation-séparation, à côté de la poursuite de la discussion dont nous savons qu’elle n’a pas qu’une dimension technique mais aussi éthique et morale, sur le stockage dans les couches géologiques profondes, il nous fallait développer ce dont nous avons besoin aujourd’hui, à savoir les conditions d’un stockage dans de bonnes conditions de sûreté en superficie.

    Je n’ai fait aucun amalgame, M. Borotra, entre les avions renifleurs et Superphénix. J’ai dit : « de la même façon qu’à une certaine époque on avait arrêté, il faudra aussi arrêter Superphénix ».

M. Franck BOROTRA : Mais c’était dans la même phrase !

Mme Dominique VOYNET : Je veux simplement dire que les contextes géographique, géopolitique, économique, évoluent, que c’est une conduite tout simplement intelligente que d’analyser le contexte en permanence et de s’adapter à l’évolution de ce contexte. Si dans un contexte de marché international de l’énergie tendu, laissant préjuger d’une augmentation importante du coût de l’uranium, certains avaient cru pouvoir développer ce genre d’outil de taille industrielle, je pense que le changement de contexte invite à réévaluer cette stratégie, ce qui a d’ailleurs été fait, implicitement et explicitement, par le Gouvernement qui avait choisi de le transformer en outil de recherche.

M. Noël MAMERE : Sans doute ceux qui étaient là mardi dernier entendront un certain nombre de propos qui ressemblent à ceux que j’avais prononcés devant vous. Je voudrais d’abord féliciter Mme la Ministre de l’environnement et de l’aménagement du territoire pour le courage dont elle a fait preuve devant cette commission d’enquête qui, nous le savons – ce n’est un secret pour personne – n’est pas composée d’une majorité de parlementaires qui émettent des doutes sur le nucléaire.

    Je voudrais dire à M. Borotra très amicalement et très correctement que la manière dont il a posé ses questions à Mme Voynet a plutôt un caractère un peu insultant ou en tout cas méprisant. Mme Voynet est ministre d’un Gouvernement désigné par les Français à la suite d’une élection. Mme Voynet a son opinion et participe aux décisions qui construisent les politiques publiques et avec les questions que vous lui avez posées et les adresses que vous lui avez faites, sur par exemple la question du simplisme, c’est à se demander si pour vous, il ne faut pas être pronucléaire pour ne pas être militant. Autrement dit, il n’y aurait de militants que ceux qui mettent en doute l’opacité des choix nucléaires.

    Je voudrais dire à M. Bataille qui est revenu une fois encore sur la question de la décision qui a été prise par un Gouvernement qu’il soutient – cette décision, il l’a qualifiée encore une fois de « précipitée » et d’« unilatérale » –...

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Je n’ai pas dit cela dans ma question M. Mamère et je ne vous permets pas de me faire dire ce que je n’ai pas dit.

M. Noël MAMERE : Vous avez déjà dit mardi dernier que la décision qui avait été prise par le Gouvernement était une décision unilatérale et qu’elle mettait en cause nos partenariats européens. Vous avez posé à M. Pierret la question de savoir ce que décideraient nos partenaires européens et ce que ferait la France.

    Deuxièmement, M. le Premier ministre, dans une campagne présidentielle, en 1995, avant même le premier tour, s’était prononcé pour une fermeture de Superphénix. Il n’y a donc pas de surprise, pas de décision unilatérale, pas de décision précipitée, pas de décision arbitraire.

    M. Borotra tout à l’heure nous a dit …

M. le Président : ...Je demande à l’orateur de bien vouloir poser une question et de ne pas interpeller d’autres membres de la commission !

M. Franck BOROTRA : Je demande un droit de réponse à M. Mamère.

M. le Président : ... sinon ces membres seront évidemment tenus de vous répondre.

    La question doit donc s’adresser à Mme la Ministre, M. Mamère vous avez la parole et vous seul.

M. Noël MAMERE : Mais je ne peux pas laisser dire en tant que parlementaire et porteur d’une part de la souveraineté nationale au même titre que chacun de mes collègues, dans une commission d’enquête parlementaire où dès le début, avec son rapporteur, des questions ont été posées qui débordaient du cadre de cette mission d’enquête parlementaire, un certain nombre de choses ; je ne peux pas laisser dire à M. Borotra qui revient pour la deuxième fois...

M. Franck BOROTRA : C’est Mme Voynet qui nous intéresse.

M. Noël MAMERE : ... et qui reviendra encore qu’il aurait fallu organiser un débat sur la fermeture de Superphénix.

    Je rappelle à M. Borotra que la commission d’enquête parlementaire sur Superphénix, c’est en 1986 qu’elle aurait dû avoir lieu lorsque Superphénix a montré qu’il avait des difficultés à fonctionner.

    Enfin, je voudrais donner cette information et savoir ce que Mme la Ministre de l’environnement compte faire sur cette question. On ne peut pas découpler la question de Superphénix de la question de La Hague comme l’a très bien évoqué Mme la Ministre de l’environnement tout à l’heure. M. le secrétaire d’Etat à l’industrie qui a « planché » devant cette commission d’enquête est, je crois savoir, allé sur le site de l’usine de La Hague et a dit à la presse et à tous ceux qui l’accompagnaient que tout allait bien et qu’il n’y avait pas de problème. Et le lendemain, nous avons appris qu’il y avait effectivement des problèmes.

    Vous avez voulu en faire une affaire politicienne, je suis obligé de vous répondre sur le terrain politique et je me sens solidaire en tant que représentant de la Nation ...

M. Franck BOROTRA : C’est à Mme Voynet que je demande de répondre, elle n’a pas besoin de vous.

M. Noël MAMERE : ... et en tant que Vert des propos tenus par Mme Voynet. Après l’enquête et le rapport qui a été demandé par M. le Premier ministre sur la question des transports de combustibles contaminés, nous avons appris qu’il y a un certain nombre de boues dans l’usine de la COGEMA qui sont chargées de plutonium et d’un certain nombre d’émetteurs Alpha. Ces boues sont des résidus de traitement. M. Laveyne, qui a été le directeur de la DSIN jusqu’en 1993, avait conditionné la mise en œuvre de l’UP3 de La Hague, à la reprise de ces boues.

    D’autre part, nous savons que la COGEMA est en train de conditionner ces boues d’une manière irréversible. Est-ce que l’on doit accepter – et cela entre dans le cadre de notre commission d’enquête puisqu’on ne peut pas découpler La Hague de Superphénix –, qu’il y ait un conditionnement irréversible de ces déchets radioactifs, ou est-ce que l’on doit exiger qu’il y ait réversibilité ?

    Je pose donc la question à Mme la Ministre de savoir ce qu’elle compte faire avec ses collègues du Gouvernement sur cette question des boues, qui ne sont toujours pas reprises, qui ne sont toujours pas traitées et qui représentent un nouveau danger sur lequel aucun organisme chargé de la surveillance et de la transparence, n’a mis le doigt.

M. Bernard CAZENEUVE : Je voudrais tout d’abord remercier la ministre pour la sincérité de son propos et pour l’ensemble des propos qu’elle a pu tenir au cours des derniers jours sur la question extrêmement difficile évoquée par Noël Mamère à l’instant et qui concerne le transport de matières nucléaires entre l’usine de Flamanville et le terminal d’Armenville. C’est un sujet qui a fait l’objet d’un reportage très nourri de la part de Libération, qui a fait l’objet d’une visite du secrétaire d’Etat à l’industrie sur le site d’Armenville lundi dernier, qui n’a pas du tout minimisé l’incident mais qui en a relativisé la portée sanitaire, ce qui ne me semble pas du tout être en contradiction avec les propos tenus par Mme la Ministre de l’environnement en réponse à une question d’actualité mercredi dernier. Je voudrais remercier la ministre de l’environnement pour ne pas avoir dramatisé cette question tout en ayant insisté avec beaucoup de vigilance et beaucoup d’ardeur et de façon légitime, sur la nécessité pour l’exploitant de transmettre les éléments dont il dispose de manière à ce que la transparence soit plus grande. Ce qui permettra à l’industrie nucléaire de se réconcilier avec les exigences de la démocratie, ce qu’elle n’a pas su faire jusqu’à présent.

    Ceci étant, je voudrais Mme la Ministre appeler votre attention, étant député de la circonscription en question, sur l’extrême difficulté dans laquelle on se trouve dès lors que la passion prend une telle place dans ce débat. Parce qu’une région comme la nôtre se trouve aujourd’hui prise complètement en sandwich entre les visées d’un certain nombre de lobbies antinucléaires et la capacité qu’ont les exploitants à faire toute la lumière sur les activités qui sont les leurs.

    Je voudrais vous assurez, Mme la Ministre, que l’on peut être parlementaire socialiste, être plutôt confiant dans l’avenir de la filière nucléaire, ne pas prendre pour argent comptant ce que disent les exploitants, exiger d’eux qu’ils mettent sur la table tout ce qu’ils semblent avoir des difficultés à nous dire, et ne pas pour autant être de ceux qui entretiennent l’opacité sur une question sur laquelle vous avez raison de dire qu’il faut faire la transparence.

    Je voudrais aussi appeler votre attention sur le fait qu’il est extraordinairement difficile de demander la transparence avec autant d’ardeur que vous le faites quand on est parlementaire d’une circonscription comme la mienne, et de la demander en expliquant qu’on le fait parce qu’on soutient la politique mise en place par le Gouvernement et dont le Premier ministre a rappelé les principes le 2 février dernier et d’entendre le porte-parole des Verts le soir à la télévision expliquer qu’il faut fermer La Hague, car on se pose la question de savoir à ce moment quel est l’objectif que poursuit celui qui demande la transparence.

    Si je vous remercie de ne pas être tombée dans ces travers, c’est parce que je vois beaucoup de ceux qui vous entourent le faire et que vous devez faire montre d’un courage exceptionnel pour résister sans doute à cette pente. Mais j’appelle votre attention sur le fait que cela complique considérablement la tâche et que nous ne pourrons pas continuer à demander de façon crédible la transparence dès lors qu’il y aura un tel larsen sur les lignes de la part de ceux qui, avec les caractéristiques que vous avez indiquées, défendent à tout prix, à n’importe quel prix, la filière, au détriment parfois des exigences de sûreté, et de ceux qui en demandent le démantèlement en se prévalant de la transparence. Pour ceux qui se font un devoir exclusif d’honnêteté intellectuelle sur cette question et qui veulent savoir la vérité sans arrière-pensée, la tâche est, Mme la Ministre, singulièrement compliquée.

    Je voudrais vous poser deux questions en rapport avec cela.

    Premièrement, Noël Mamère a rappelé le lien entre Superphénix et La Hague. Il a été dit dans plusieurs articles et plusieurs rapports que la fermeture de Superphénix aurait un impact sur le plan de charge de l’usine de retraitement de La Hague. Est-ce que cet impact a été mesuré et est-ce que les mesures de politique d’aménagement du territoire que vous avez prises pour le site directement concerné pourront être envisagées pour les sites industriels qui subiront sur leur plan de charge l’effet de l’arrêt de Superphénix ?

    Deuxième question que je voulais vous poser, qui vous a été posée à la fois par M. Bataille et par M. Borotra et que je reprends à mon compte, c’est cette idée d’une sortie du nucléaire en 2005. Qu’est-ce que recouvre cette déclaration ? Est-ce que vous pensez que nous sommes aujourd’hui dans une situation où le renouvellement du parc peut justifier qu’on réoriente, mais de façon très importante, notre politique énergétique, ou est-ce qu’il s’agit plutôt dans votre esprit d’un rééquilibrage de cette politique, dans l’esprit d’ailleurs qu’a défini le Premier ministre, qui est de dire que la poursuite de la filière électronucléaire n’est en aucun cas exclusive d’un effort significatif en faveur des énergies renouvelables ?

M. Roger MEÏ : Je vais être court, donc forcément schématique et forcément incomplet, vous voudrez bien m’en excuser.

    Pour reprendre les propos de M. Borotra, je vais d’abord rappeler que la majorité plurielle a plusieurs composantes. Il aurait été juste et respectueux pour l’une d’entre elles, que l’on puisse à nouveau discuter du problème de l’arrêt de Superphénix et notamment, comme nous l’avons fait pour les 35 heures, comme nous l’avons fait pour les emplois jeunes, que la question vienne au Parlement. Je le dis avec beaucoup de regret.

    Je rappelle aussi que nous avons dénoncé par le passé l’opacité des décisions, le non appel au Parlement, je constate que les choses continuent et le président de la mission d’information sur l’énergie de la commission de la production que je suis, qui avait été chargé de préparer un débat au Parlement, se sent floué d’avoir appris des décisions comme celle du 2 février sans qu’il y ait véritablement eu consultation du Parlement.

    Je voudrais ici rappeler qu’à nouveau nous demandons qu’il y ait un véritable débat au Parlement, sur les problèmes de l’avenir énergétique mais en même temps sur les problèmes d’environnement.

    Je souhaite aussi qu’il y ait plus de transparence à tous les niveaux, au niveau notamment des décisions gouvernementales qui doivent s’appuyer sur le Parlement et sur sa majorité en particulier.

    Je voudrais également rappeler que le député que je suis a été élu aussi par les Verts de son département, car j’ai été en même temps leur candidat, parce qu’ils reconnaissent en moi, dans le département des Bouches-du-Rhône, un militant conséquent de la cause de l’environnement depuis une vingtaine d’années.

    Sur les problèmes d’environnement, je poserai deux questions. Que fait-on des quantités énormes de plutonium que génèrent les centrales nucléaires ?

    La loi Bataille prévoit un certain nombre de pistes, mais l’une d’entre elles est de brûler ce plutonium dans les surgénérateurs et en même temps de produire des kWh.

    N’est-ce donc pas là une des bonnes solutions pour l’élimination de ces déchets dangereux, encombrants, donc difficiles à éliminer ?

    Deuxième question : un des problèmes les plus importants qui se pose à l’humanité est l’effet de serre. Or, Mme la Ministre, vous étiez à Kyoto.

    Est-ce que quand on observe la situation dans les pays en voie de développement qui vont utiliser le charbon, le gaz, le pétrole, avec des effets multiplicateurs par rapport à la production de gaz carbonique, avec la perspective dans les dizaines et dizaines d’années à venir d’émissions de substances polluantes de plus en plus importantes, vous ne pensez pas que la filière nucléaire renforcée par la surgénération est une filière d’avenir en matière de protection de l’environnement et aussi en matière de gestion de la ressource en énergie ?

    Je voudrais terminer en précisant que dans les perspectives de la mission énergie que je préside, il y a effectivement l’analyse de toutes les possibilités. Il se dégage de nos débats qu’il faut que la France utilise d’une façon complémentaire toutes les énergies, le nucléaire, mais aussi des énergies renouvelables, pour lesquelles il faut que l’on investisse dans la recherche.

M. Alain MOYNE-BRESSAND : Mme la Ministre, la France qui est un grand pays, mais un pays qui n’a pas de richesse énergétique dans son sous-sol, a eu la chance, pour son avenir, d’avoir des chefs d’Etat, des hommes d’Etat tels Guy Mollet, Pierre Mendès-France et le Général de Gaulle et d’autres, qui ont construit l’indépendance énergétique de la France, sa richesse et son développement. Je suis persuadé que ces hommes ont pris ces décisions après avoir écouté, après avoir questionné des techniciens, des ingénieurs, des physiciens, et je regrette que vous, vous n’ayez pas questionné avant de prendre une décision politique. Mais vous nous avez dit que vous étiez une antinucléaire. Vous avez parlé d’écologistes furieux, alors, peut-être êtes-vous une antinucléaire furieuse et avez-vous pris cette décision sans avoir écouté des prix Nobel.

    Nous essayons d’écouter, de comprendre, mais avant tout, il faut prendre l’avis, l’attache de personnes et de personnalités compétentes en la matière et ce n’est pas ce que vous avez fait.

    Il y avait également l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, vous avez fait l’éloge de ce collège et vous n’avez pas demandé son avis.

M. Noël MAMERE : Que faut-il avoir comme débat à cette table ? Laissez-la répondre toute seule !

M. Alain MOYNE-BRESSAND : Vous avez dit que vous étiez antinucléaire alors que le débat d’aujourd’hui est sur le surgénérateur de Creys-Malville. Vous avez donc déjà faussé la discussion et le débat.

Mme Michèle RIVASI : Ce sont des questions qui ont été posées, n’allez pas plus loin, la question est hors sujet.

M. Alain MOYNE-BRESSAND : J’ai le droit de m’exprimer.

    Je ne m’adresse qu’à Mme Voynet et à personne d’autre et je dis qu’elle a, au début de son propos, dit « je suis antinucléaire ».

Mme Michèle RIVASI : Elle a le droit, nous sommes en démocratie.

M. Alain MOYNE-BRESSAND : Elle n’a pas dit « je suis pour ou contre le surgénérateur », alors que c’est l’objet de cette commission.

    Vous nous avez dit également que les problèmes étaient réglés localement. Je puis vous dire que ce n’est pas le cas. Je vous invite à y venir. Je crois que vous deviez venir, mais vous ne l’avez pas fait, car vous savez bien que cela ne se passe pas comme vous le voudriez. M. Aubert est venu mais il est reparti à la course, poursuivi par les syndicalistes de la CGT.

    C’est sûr, mais je voudrais rappeler que ce sont des êtres humains, des hommes et des femmes qui travaillent dans une région et qui ont été profondément blessés, meurtris par cette décision. Nous attendons de connaître exactement vos propositions, sachant bien que ce n’est pas avec de l’argent qu’on compense le drame que vous avez provoqué dans cette région.

    Au-delà de mon mécontentement, je voudrais que vous nous disiez de façon très précise ce que vous allez annoncer. Est-ce que le canton de Morestel sera classé en PAT ? Car cela a été dit, mais je crois que cette décision se heurte à des difficultés.

    Qu’en sera-t-il enfin des dettes engagées par les communes pour accueillir les salariés, les entreprises ? Seront-elles effacées ?

M. Noël MAMERE : Ce n’est pas un procès, c’est une commission d’enquête.

Mme Dominique VOYNET : La confusion est dans tous les esprits car finalement, depuis le début de cette audition et bien que j’aie pris la précaution d’argumenter sur huit pages pour répondre de façon précise à la question qui m’était posée, c’est-à-dire Superphénix et la filière des réacteurs à neutrons rapides, j’ai noté que la quasi totalité des intervenants élargissait volontiers le sujet pour aborder le nucléaire au sens large, un sujet qui est si peu débattu dans les lieux où l’on décide de la politique française.

    Je reviendrai sur l’intervention de M. Moyne-Bressand. Autant vous le dire tout de suite Monsieur : c’est en réponse à une question sur le point de savoir ce que je pensais du nucléaire et de l’avenir du nucléaire que j’ai assumé, de façon bien naturelle et bien évidente le fait que, oui, bien sûr, je suis antinucléaire.

    Certains d’entre vous éprouveraient-ils des difficultés à dire : « oui, je suis pour le nucléaire » ? Moi je ne suis pas pour. Ce n’est pas une insulte que de le dire de façon tout à fait naturelle. C’est un des éléments de la discussion et de la personnalité des personnes qui sont ici.

    Je ne répondrai pas pour l’essentiel aux questions de Noël Mamère qui me semblent sortir du cadre de la commission d’enquête, mais qui mériteraient peut-être que l’on en rediscute dans un autre cadre, peut-être dans le cadre de la commission de la production et des échanges, ou bien dans le cadre que vous souhaiterez.

    Simplement il me semble que, de la part d’une antinucléaire, comme vous le dites avec un rien de mépris – et même peut-être d’une antinucléaire « furieuse », qui sait ? – vous ne pouvez pas attendre plus grande aide que celle que je vous apporte depuis des mois en plaidant inlassablement pour la transparence et pour la sûreté. Quand on affirme, comme on l’a fait à l’époque de Tchernobyl, comme on l’a fait systématiquement dès qu’il y a eu un incident, qu’il n’y a rien à signaler, pas de problème et finalement que l’on constate des non-incidents, est-ce qu’on rassure la population ? Non, on confirme son intuition qu’on lui cache quelque chose.

    Qui est le plus crédible ? Le ministre qui dit « pas de problème, faites confiance aux experts et aux ingénieurs », ou celui qui dit « oui, nous avons sur un sujet qui avait été négligé par le passé, décidé de « prendre le taureau par les cornes », d’instaurer des contrôles faits par la direction de la sûreté sur ce que nous pressentons depuis longtemps comme étant un des maillons faibles du système, à savoir le transport, pour améliorer les procédures, pour susciter la vigilance des exploitants et des personnels ».

    Je souhaite dire, pour que ce soit bien clair pour tout le monde, là où il n’y a pas de transparence, il y a un relâchement des procédures, il y a de la légèreté dans la conduite des exploitations et à terme, il y a un risque d’accident plus important.

    Je voudrais répondre de façon très précise, mais compte tenu du temps modeste dont je dispose, il serait plus utile de vous remettre de façon très détaillée, le plan d’accompagnement qui a été décidé par le Gouvernement lors du CIAT et confirmé le 2 février 1998 concernant la reconversion des personnels et la reconversion du site.

    Tout d’abord, je voudrais dire combien il me paraît important d’être le plus objectif, le plus concret possible. Je ne souhaite pas qu’il y ait une manipulation sur les chiffres. J’ai ici à votre disposition les chiffres précis des personnels qui sont concernés.

    Sur le site même, 735 employés EDF, 390 salariés d’entreprises prestataires, 50 emplois de sous-traitants non présents en permanence sur le site, soit un total de 1 175 personnes.

    La population liée au foyer Superphénix est de 3 640 personnes, pour une population totale de 49 200 habitants.

    Les emplois induits par leur consommation sont de 465.

    A lui seul, le canton de Morestel regroupe 52 % de l’impact sur la population et 43 % de celui de l’emploi induit.

    Tous ces éléments, nous les avons de façon très précise à l’esprit et nous avons cherché à répondre à la fois aux inquiétudes des personnels disposant de contrats EDF, aux inquiétudes des entreprises prestataires, aux sous-traitants, aux collectivités locales. Pour chacun de ces enjeux, le Gouvernement a mis en place les dispositifs adaptés et les sommes qui allaient avec.

    Je ne vais pas détailler, c’est très long, cela comporte deux pages de mesures diverses que je propose de remettre au président de la commission.

    Je voudrais simplement vous dire que la DATAR et le ministère de l’aménagement du territoire ont l’habitude de tels dispositifs.

    Les cellules de reconversion sur le site de Civaux, les cellules de reconversion sur le site du tunnel sous la Manche ont pris en compte des nombres de personnels importants confrontés à l’arrêt des chantiers. Au delà de la dimension politique de ce dossier, nous n’avons pas d’inquiétude particulière sur notre capacité à accompagner les personnels et les sous-traitants. Cela ne veut pas dire pour autant que je minimise la violence qui est faite au personnel et les difficultés auxquelles sont exposés les élus locaux. J’ai proposé à de nombreuses reprises de me rendre sur le site et dans un contexte très particulier, que je qualifierai, pour faire vite, de préélectoral, il m’a été déconseillé par les salariés eux-mêmes de me rendre sur le site, au motif que l’on ne pourrait pas assurer ma sécurité. Drôle d’ambiance décidément que celle qui ne permet pas à une ministre d’aller rencontrer, échanger avec les personnels concernés ! Je pense que la dimension politique a peut-être pris le pas sur le fond du dossier.

M. Franck BOROTRA : C’est difficile à entendre !

Mme Dominique VOYNET : Oui, c’est difficile à entendre, mais il est difficile aussi de s’entendre dire que l’on forge son opinion sans avoir pris l’avis de scientifiques compétents ou de spécialistes. Est-ce que franchement vous imaginez une seule seconde, M. Moyne-Bressand que je ferais partie de ces furieux qui, se levant le matin, décident d’adopter le combat antinucléaire ? Pour faire carrière en politique, avouez qu’il y a des façons plus rapides, compte tenu du consensus ambiant. C’est donc vraiment après avoir beaucoup lu, beaucoup écouté, que l’on se forge ce genre de conviction.

    Concernant la diversification énergétique, je voudrais dire que si notre pays s’était doté d’une politique de maîtrise de l’énergie et de diversification énergétique dans les années 1975 à 1985, notre effort s’est relâché très vite, dès lors que nous nous sommes trouvés en situation de surproduction massive d’électricité. Au cours des dix dernières années, ce sont plutôt des comportements gaspilleurs du point de vue de l’efficacité énergétique qui ont été encouragés. Je pense bien sûr à l’encouragement au chauffage électrique, à l’encouragement à la climatisation. Je pense que sur le long terme, ce genre de comportement n’est pas viable.

    Je souhaite pour ma part qu’avant même de prévoir la diversification, on adopte un comportement tout simplement rigoureux et économe. La source d’énergie la moins polluante, la moins chère, la moins dangereuse, c’est celle que l’on n’a pas gaspillée, c’est l’économie. Cela peut se faire sans réduire le confort et le niveau de vie des habitants. Remplacer une ampoule conventionnelle à incandescence par une ampoule basse consommation n’est pas un effort phénoménal. Le retour sur investissement était, jusqu’à une époque récente de moins d’un an, aujourd’hui, avec des ampoules à 30 francs, ce sera accessible pour la quasi totalité des gens.

    Mettre en place un vaste programme d’isolation des logements pour réduire les pertes énergétiques est quelque chose qui est non seulement intéressant du point de vue énergétique mais aussi du point de vue de l’emploi, car ces travaux sont en général générateurs d’emplois durables de proximité.

    M. Meï m’a invitée à m’exprimer sur le plutonium. Là encore, je pense que l’on est en train de sortir du cadre étroit de la commission d’enquête. Je suis tout à fait à votre disposition pour rediscuter de la surgénération et du plutonium déchet. Deux mots pour dire que si le plutonium était considéré hier encore comme une matière noble, et les enjeux militaires n’échappent évidemment pas aux membres de cette commission, c’est aujourd’hui devenu effectivement un déchet. Je m’interroge sur les circuits qui conduisent à transporter, parfois sur des centaines de kilomètres, des déchets radioactifs, pour en isoler les déchets à haute activité et à durée de vie longue, pour les transporter à nouveau sur des centaines de kilomètres, les mélanger à nouveau à de l’uranium pour les transporter à nouveau sur des centaines de kilomètres et pour les réutiliser dans les centrales. Je pense que nous avons intérêt à procéder à un bilan aussi complet que possible sur le plan énergétique, économique et écologique de ce système complexe que je qualifierai si je n’avais pas peur de faire de l’humour mal compris, d’usine à gaz extrêmement compliquée. Il n’y a pas de tabou, je crois que l’on devrait pouvoir en rediscuter de façon très claire.

    Un des thèmes frontières est celui du devenir des déchets, il a été évoqué à plusieurs reprises au cours de cette audition, je voudrais dire combien je considère comme important de mettre en œuvre de façon très équilibrée les différentes pistes offertes par la loi Bataille, sans en privilégier aucune. Je ne suis pas sûre qu’on le fasse aujourd’hui et j’aimerais pouvoir contribuer à ce rééquilibrage.

    Concernant l’effet de serre, je l’ai dit à Kyoto, je l’ai redit encore aujourd’hui par le biais d’une intervention commune rédigée avec Christian Pierret qui est aujourd’hui au Conseil européen de l’énergie qu’en effet, le recours à l’énergie nucléaire avait un avantage qui était une faible ou inexistante contribution à l’effet de serre. Il présente d’autres problèmes qui ne sont pas résolus et c’est donc un motif suffisant, à mon avis, pour qu’on ne choisisse pas le tout nucléaire.

    J’en terminerai par un mot. Il faut avoir les mêmes exigences à l’égard de l’industrie nucléaire que celles que nous avons avec les installations classées. Aujourd’hui par exemple, le régime des installations nucléaires de base est très différent de celui des installations classées pour la protection de l’environnement. Par exemple il n’y a pas de sanction pour une installation nucléaire de base ; donc, constater éventuellement des dysfonctionnements graves ne permet pas de mettre en place un régime de sanctions, comme on le fait avec les installations industrielles ordinaires. Le régime concernant les installations nucléaires secrètes est aussi complètement surréaliste. Ces installations ont simplement une composante militaire qui n’est pas réellement une composante confidentielle Je ne l’invente pas complètement, je l’ai lu, me semble-t-il, dans un très intéressant rapport sur cette question qui a été rédigé par M. Bataille.

Mme Michèle RIVASI : Je voudrais tout d’abord vous remercier Mme la Ministre pour votre franchise, votre précision et votre compétence.

    Je voudrais que cette commission d’enquête soit positive pour l’avenir. J’avais une question à vous poser, mais cela demande réflexion, donc cela ne me dérange pas du tout que vous répondiez ultérieurement par écrit. Comment essayer de revenir sur un choix de politique énergétique tel que Superphénix ?

    Je vois plusieurs réponses, mais j’aimerais que l’on puisse faire des propositions dans le cadre de cette commission d’enquête. La première réponse se situe au niveau des procédures d’enquête publique. Il faut que celles-ci soient vraiment plurielles, avec des experts et des contre-experts et qu’on sorte du système où ce sont des gens juges et parties qui décident des choix. Il faut aussi qu’il y ait un véritable débat au niveau des citoyens pour qu’ils se sentent concernés par ces choix et qu’ils n’en soient pas les otages.

    Le deuxième élément de réponse concerne la Cour des comptes.

    Dans le cas de Superphénix, il a fallu quand même attendre dix ans pour s’apercevoir que cela a coûté 60 ou 70 milliards de francs. Pourquoi ne mettrait-on pas en place des outils réguliers de contrôle financier ?

    Et pourquoi ne pourrait-on pas aussi mettre en place des outils permettant une remédiation ? Par exemple, sur Superphénix, quand on a vu que l’uranium était très bon marché, on aurait pu se dire : « la surgénération est une erreur d’un point de vue économique » et on aurait pu faire une rémédiation.

M. Eric BESSON : Je voudrais vous dire, très brièvement, Mme la Ministre, le malaise qui est le mien à l’issue de la réunion de cette commission. Comme d’autres, j’étais venu pour vous poser un certain nombre de questions. J’aurais aimé vous entendre davantage sur la transmutation ; j’aurais aimé que vous expliquiez votre opposition personnelle au redémarrage de Phénix.

    Mon regret porte également sur la chose suivante : toutes les réponses financières, techniques, industrielles, qu’à la fois Christian Pierret et vous-même nous avez apportées, me paraissaient et me paraissent largement suffisantes pour justifier la décision. Mais effectivement, cette commission a été globalement hors sujet. Il est de fait que vous y avez été incitée d’entrée, et ce n’est pas lui faire injure que de le dire, par notre rapporteur, et vous y êtes allée, vous-même, franco, si vous me permettez l’expression, et avec une certaine délectation. Du coup, donc, vous avez tenu des propos qui sont importants, qui sont légitimes dans votre bouche. Vous dites « je suis antinucléaire », mais ce chapeau introductif qui risque d’ailleurs d’être l’un de ceux qui va être le plus retenu de la réunion de cette commission, nous interpelle. Nous sommes quelques-uns à être dans la même majorité que la vôtre, à vous soutenir, à ne pas être – et je le dis bien qu’étant élu d’une circonscription comportant le site du Tricastin dans son périmètre – nécessairement et par qualification des députés favorables au lobby pronucléaire.

    Je voudrais vous dire en toute franchise qu’en faisant ce que vous venez de faire, vous nous mettez – je vais en tout cas parler en mon nom – vous me mettez en difficulté. Je dois vous dire que je passe mon temps depuis des mois et des mois à dire très précisément que votre discours sur le nucléaire est équilibré, que l’intérêt de la filière nucléaire est manifeste mais qu’en même temps, certaines des questions que vous posez sur l’aval du cycle, sur la transparence, sur les choix politiques, sur les choix du possible, sont des choix que je partage, mais qu’en le disant comme vous venez de l’exprimer, ce qui est votre droit encore une fois, vous allez apporter de fait de l’eau au moulin de ceux qui disent que cette décision n’a été prise que pour mettre en place, par une stratégie dite « des dominos », la sortie du nucléaire.

    Et pour ma part, je vous confesse qu’à l’issue de cette commission, ma position personnelle, qui n’est peut-être pas la plus importante, est bien moins facile qu’à son entrée.

M. Richard CAZENAVE : Mme la Ministre, nous ne sommes ni pro, ni antinucléaires. J’ai fait connaître ma position en décembre 1992 dans un débat et je renvoie tous mes collègues qui veulent des réflexions un peu complexes et abouties sur le sujet, au débat de décembre 1992, ils connaîtront les positions des uns et des autres.

    Ma question est très simple : vous avez écarté les raisons de sûreté. M. Pierret nous l’a dit, Superphénix n’a pas de problème de sûreté. Raison démocratique, on a vu qu’il n’y a pas de majorité dans ce pays pour arrêter Superphénix. Donc, ce sont des raisons économiques fondamentales qui motivent cet arrêt.

    Je voudrais donc vous demander de nous faire savoir quel est le coût du maintien en fonctionnement de Superphénix compte tenu de la production d’électricité qui pourrait y être faite ? J’ai cru comprendre à la lecture des rapports que c’était un milliard de francs de coût de fonctionnement et une production de 850 millions de francs par an sur la base de ce qui avait été fait en 1996, c’est-à-dire 3,4 TWh. La Cour des comptes a produit un rapport où l’on parle même de chiffres beaucoup plus importants jusqu’en 2001 de 9 milliards de francs. En face de ce coût de maintien de Superphénix, je souhaiterais connaître le coût des solutions alternatives avec également dans deux colonnes distinctes, les services rendus par Superphénix en matière de recherche, en matière de destruction des déchets et les services rendus par les outils alternatifs. Je crois que c’est la question fondamentale sur laquelle je souhaiterais pour des raisons de transparence, en sortant des débats purement épidermiques, que nous forgions l’opinion de notre commission.

M. Ladislas PONIATOWSKI : Je crois rester dans le rôle de la commission en posant le problème de l’après-Superphénix. Car je crois que derrière l’arrêt de Superphénix et son démantèlement, c’est le problème de toute la filière nucléaire qui se pose. Vous nous avez dit, très honnêtement, Mme la Ministre, que vous étiez une antinucléaire convaincue, je crois que les Verts ne peuvent pas se contenter de l’arrêt de Superphénix, ils voudront bien sûr toujours plus et aller beaucoup plus loin. Nous connaissons un peu les étapes suivantes et ce qui est demandé dans les étapes suivantes : La Hague, y compris son arrêt éventuel, le transport des matières nucléaires radioactives en général et bien sûr le problème du renouvellement de tout le parc nucléaire français qui va se poser dans les années à venir. Cela revient à savoir si vous voulez garder une électricité française produite à hauteur de 78 % par le nucléaire ou, dans le cas contraire, comment vous comptez remplacer le nucléaire. Ma question est très simple : j’aimerais connaître votre position sur ces questions, tout en étant conscient de la difficulté qui est la vôtre d’être à la fois une antinucléaire convaincue et membre d’un Gouvernement ayant clairement affiché sa volonté de poursuivre dans la voie du nucléaire.

Mme Dominique VOYNET : Qu’y a-t-il de mal à afficher des convictions ? Y aurait-il plus de difficultés à dire « je ne crois pas beaucoup au nucléaire » que de dire « je ne crois pas beaucoup à l’enseignement de l’anglais dès les petites classes de maternelle ».

    Je n’arrête pas de dire pourquoi et cela fait vingt ans que je dis pourquoi je suis contre le nucléaire. Donc, s’il y a quelque chose que l’on peut me reconnaître, c’est d’une part une grande solidité dans mes convictions et d’autre part, une capacité à prendre acte du rapport de forces au sein de la société actuelle. C’est sur la base de trois exigences que je me suis engagée dans ce Gouvernement : d’une part, ouvrir les choix de l’avenir ; d’autre part, assurer la transparence du système ; enfin, assurer la sûreté.

    Je ne confonds pas le rôle d’un membre du Gouvernement et le rôle de nos partis qui ont vocation à s’exprimer sur des points qui ne relèvent pas, effectivement, des décisions de l’équipe gouvernementale.

    Je pense tout à fait normal que la porte-parole des Verts s’exprime pour dire qu’elle souhaite que soit rediscutée la filière du retraitement. Mais il est évident que je ne porte pas moi-même cette exigence, dans la mesure où je fais partie d’une équipe, où les choix arrêtés par le Premier ministre sont des choix qui engagent chacun des membres de cette équipe.

    Je voudrais, au contraire de vos inquiétudes, M. Besson, vous dire que je tiens non seulement un discours équilibré, mais je mène aussi une action responsable, et je pense, qu’on soit pour le nucléaire ou contre le nucléaire, que tous les pas gagnés en direction d’une plus grande transparence et d’une plus grande sûreté sont des pas qui sont des gains pour vous comme pour moi. Je tiens beaucoup à tenir cet équilibre, et si vous avez finalement découvert quelque chose, ce n’est pas que je suis antinucléaire, cela vous le saviez depuis longtemps, je ne l’ai jamais caché, vous venez de découvrir que l’on peut être antinucléaire et pourtant responsable, que l’on peut être antinucléaire et pourtant contribuer à l’approfondissement du débat dans une société démocratique responsable.

    Je souhaite beaucoup vous rassurer. Je me suis sentie un petit peu insultée à certains moments de cette audition, comme si effectivement le fait d’avoir des convictions était quelque chose de dangereux, comme si le fait de poser des questions était quelque chose qui exposait à être un mauvais citoyen ou un ennemi de la France.

    Je voulais dire également, M. Cazenave, combien je tiens à la rigueur du discours : comment prétendre couvrir les coûts de fonctionnement de l’installation par la production d’électricité, alors qu’en 1994, vous avez justement voulu transformer cet outil de production d’électricité en outil de recherche ?

    Je vous rappelle que la seule année où Superphénix a couvert ses frais de fonctionnement, c’était en 1996, mais qu’il ne fonctionnait pas en outil de recherche, mais bien en centrale nucléaire productrice d’électricité.

    Il faut être clair : soit on produit de l’électricité et on fait des sous, soit c’est un outil de recherche destiné à mettre en œuvre la première piste de la loi Bataille et à ce moment, on ne peut pas espérer couvrir les frais de fonctionnement par la production d’électricité.

M. Franck BOROTRA : On n’en parlait pas en 1994 !

Mme Dominique VOYNET : En 1994, on ne parlait pas d’en faire un outil incinérateur de plutonium par sous-génération ?

M. Franck BOROTRA : Ce sont les termes du recours devant le Conseil d’Etat, mais l’esprit n’a jamais été celui-là.

Audition de M. Raymond SENÉ,
Physicien, Membre de la commission Castaing

(extrait du procès-verbal de la séance du 12 mai 1998)

Présidence de M. Roger MEÏ, Vice-président

puis de M. Robert GALLEY, Président

Monsieur Raymond Sené est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions denquête lui ont été communiquées. A linvitation du Président, M. Raymond Sené prête serment.

M. le Président : Nous accueillons M. Raymond Sené, physicien, qui participa, je le rappelle, aux travaux de la commission Castaing.

M. Raymond SENÉ : J’ai pris connaissance de l’article 226-13 du code pénal relatif à la révélation d’une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire. Etant donné que tout ce qui touche au nucléaire est secret, normalement je devrais m’abstenir de parler devant vous. Bien entendu, il ne s’agit là que d’une note d’humour.

    Madame et Messieurs les députés, j’ai été très justement présenté comme physicien nucléaire. A ce titre, je me suis trouvé interpellé dans les années 1975, au moment du démarrage du plan Messmer de construction de centrales électronucléaires en France, par la population, par des gens qui disaient « vous qui êtes allé à l’école, qui faites de la physique, pouvez-vous nous expliquer ce que c’est ? On va nous construire quelque chose ».

    Certains collègues physiciens et moi avons été amenés à nous pencher sur les dossiers de l’énergie nucléaire, dossiers techniques, mais pour lesquels nous disposions du même vocabulaire, de la même formation que les ingénieurs du nucléaire. Nous nous sommes très vite compris et avons pu parler et dialoguer. Très rapidement, nous nous sommes rendus compte qu’il existait de nombreuses zones d’ombre techniques, des endroits où des paris avaient été faits, où on avait anticipé sur un certain nombre de travaux, bref on s’était lancé. Une dynamique existait réellement, mais elle n’allait pas toujours dans l’intérêt des populations comme en a témoigné l’accident de Tchernobyl, dont on n’a pas fini de mesurer les conséquences.

    Pour moi, l’énergie nucléaire n’est pas le diable, c’est une des sources d’énergie du panel dont l’homme dispose. Ce qui compte n’est pas l’énergie, la source d’énergie en elle-même, ce sont les risques qu’elle apporte et surtout la façon dont elle va être utilisée.

    A partir du moment où l’on dispose d’une énergie potentiellement dangereuse, sa mise en œuvre doit être extrêmement rigoureuse sur le plan technique. Or, ceci devient incompatible avec un fonctionnement intégrant une réalité économique, à partir du moment où l’on fait des hypothèses statistiques selon lesquelles la probabilité pour qu’un générateur ou pour qu’un tube casse quelque part étant de tant de pour cent, on a une probabilité d’accident de un pour mille, un pour cinq mille ou un pour dix mille.

    Dès lors que l’on admet ces notions, on se livre à un pari, à un bilan entre les arguments économiques et techniques. Parfois, la dimension économique l’emporte sur l’opinion technique et des solutions possibles ne sont pas adoptées parce qu’elles coûtaient plus cher. Pour cette raison, on est contraint un jour ou l’autre, quoique physicien travaillant dans ce secteur, d’adopter une position extrêmement réservée vis-à-vis de l’utilisation de l’énergie nucléaire. Cette réserve perdurera tant que l’on n’aura pas un contrôle extrêmement rigoureux de l’énergie nucléaire, d’autant que l’on est conscient de l’absence d’un tel contrôle et de notre incapacité à l’acquérir comme en attestent de récents évènements.

    Pour revenir au vif du sujet – les surgénérateurs et Superphénix en particulier – je rappelerais que le concept a été envisagé dès le début du nucléaire que ce soit aux Etats-Unis, en France, en Russie ou en Grande-Bretagne.

    Surgénérateur n’est pas réellement le bon terme. On a imaginé le réacteur à neutrons rapides, dans lequel on ne ralentit pas les neutrons, mais on les utilise tels qu’ils sont produits au moment de la fission. Cela semblait au départ la solution la plus simple : on évitait tout problème de ralentissement des neutrons. Cela présentait un avantage, toute la dynamique des captures par l’uranium 238, la production de plutonium. L’uranium 238 n’est pas seul doté de cette propriété ; le thorium 232, par capture de neutrons, va produire en cascade de l’uranium 233, excellent matériau fissile. Il n’a toutefois pas été développé pour une bonne raison : il ne présentait pas d’intérêt militaire, il était trop contaminé, les produits de sa chaîne sont des émetteurs assez féroces du point de vue de la radiotoxicité. A cause de cela, on ne les a pas utilisés jusqu’à présent, ou très peu. Seul le Canada, pays qui n’a pas de problèmes militaires, a utilisé du thorium dans son réacteur.

    En France, la filiation des réacteurs à neutrons rapides, est la suivante : Rapsodie, 40 MW, a été conçu en 1957 et a démarré 10 ans plus tard. Phénix, 250 MW, conçu en parallèle en 1957, a démarré en 1973. Enfin, Superphénix, dont la conception a débuté en 1973, a démarré en 1985. Cette machine a, comme cela vous a été dit, franchi un saut technique. Depuis, un certain nombre d’autorités ont dit : « c’est une erreur technique, on aurait dû passer par le palier de 600 MW, ça aurait été beaucoup plus prudent et plus sûr, car nous avons quand même des quantités de problèmes, ne serait-ce qu’au point de vue neutronique ». On est passé directement à 1 200 MW pour une raison toute simple, la volonté de l’électricien d’avoir un surgénérateur de taille comparable aux réacteurs qu’il développait par ailleurs. Pour avoir un débouché commercial, on est passé à 1 200 MW nonobstant la prudence technique nécessaire.

    Je rappelle que le programme d’origine était de 200 réacteurs à l’horizon 2000 ; le chiffre a chuté assez rapidement. A partir de 1990, la moitié des constructions engagées devaient l’être sous forme de réacteurs à neutrons rapides comme le montre un document d’EDF que j’ai retrouvé, « Surgénérateurs et plutonium » de 1979. Pas de mystère sur ce point, tel était bien le programme.

    Tout reposait sur un certain nombre d’affirmations et de paris, qui se sont malheureusement révélés en grande partie erronés.

    • Il y a eu le problème de l’approvisionnement en uranium. En fait, la demande en électricité a diminué à cause des crises économiques ; on a mis en place des dispositifs moins « énergivores » ; de nouvelles réserves d’uranium ont été découvertes ; enfin, les programmes de constructions de réacteurs ont beaucoup diminué au niveau mondial. Bref, il n’y a pas eu pénurie d’uranium.

    Dans ces conditions, le prix de l’uranium a baissé fortement. Du coup, toute la chaîne de surgénération est devenue non compétitive du point de vue économique. Ceci était connu dès les années 1979-1980 ; il apparaissait clairement que la surgénération n’était plus compétitive.

    Le coût du kWh des réacteurs à neutrons rapides devenait totalement disproportionné au regard du coût du kWh des réacteurs à eau pressurisée. En plus, cette machine était beaucoup plus complexe, plus chère à la construction, à la maintenance. Tout cela a continué à dégrader les notions de prix.

    • Existait aussi une notion de constante de doublement qui s’apparente à un mythe. Le réacteur était censé produire plus de combustible qu’il n’en brûlait, donc s’auto-alimenter. Si on le faisait surgénérer encore davantage, il devait finir par produire la charge initiale d’un nouveau réacteur.

    C’est vrai en théorie, les calculs sont séduisants, mais de tristes réalités physiques interviennent : ce type de combustible et les taux de combustion nécessaires au fonctionnement, nécessitent de longs temps de refroidissement en piscine du combustible avant extraction, avant retraitement. Avec des taux de combustion tels que ceux envisagés, qui étaient de 150 ou 200 000 MW/jour/tonne, il faudrait attendre dix ans de refroidissement. Un petit calcul sommaire avec cinq ans montre que la constante de temps de doublement est de l’ordre d’un siècle.

    Le modèle théorique était complètement déconnecté de la réalité. Lors des essais faits de retraitement à court délai de refroidissement, ce que l’on a appelé les « essais fortissimo », les aiguilles se sont complètement fragmentées en cellules chaudes, tout a été contaminé : plus jamais on n’a recommencé ce genre de plaisanterie.

    • On a ensuite évoqué les taux de combustion : il fallait les augmenter pour améliorer la rentabilité en réduisant les périodes d’arrêt pour rechargement. L’idée est intéressante, mais pour atteindre de tels taux de combustion, les gaines, les aciers au niveau des assemblages de combustibles doivent pouvoir résister. Or, à l’heure actuelle, les aciers ne tiennent pas. Les spécialistes de la dégradation par irradiation des matériaux estiment entre dix et vingt ans le temps de recherche-développement nécessaire pour trouver une solution à ce problème. Dans le rapport de la commission Castaing, M. Quéré a fait des présentations sur ces questions. On est au stade de la recherche. De plus, ce sont des phénomènes difficilement modélisables et extrêmement complexes.

    Avec les premières aiguilles de combustible de surgénérateur, on a observé des gonflements anormaux de gaines, qui ont posé des problèmes qui n’avaient pas été prévus. De même, lorsque l’on a commencé à charger les combustibles avec du plutonium, personne n’avait prévu que son comportement chimique ne serait pas le même que celui de l’uranium. Tout cela a vraiment donné à ce moment du fil à retordre.

    On ne peut pas toujours faire des paris, des sauts : on n’a pas encore atteint les taux de combustion permettant d’accéder à la rentabilité économique.

    Toutes ces réserves s’ajoutant les unes aux autres, on arrive à un point où, ne serait-ce que pour des raisons – je ne parle même pas encore de sûreté – économiques, le projet « capote ». Nous en sommes là.

    • Il y a par ailleurs les questions de sûreté. Prenons tout d’abord les problèmes de feux de sodium. Pendant longtemps, on s’est abrité derrière l’idée que l’on savait gérer les feux de sodium en nappe. C’est vrai, il y a une image très simple pour représenter cela : vous mettez du fioul lourd par terre, vous essayez de l’enflammer, cela brûle mal ; en revanche, si vous le mettez dans l’injecteur de votre chaudière, cela fait une jolie torche. Il en va de même pour le sodium. Il va se recouvrir d’une couche d’oxyde qui va le protéger, vous arrivez à l’éteindre relativement facilement quand il est en nappe. Mais, les choses sont plus compliquées lorsque le sodium est pulvérisé : la centrale solaire d’Alméria en Espagne qui utilisait du sodium liquide comme caloporteur a connu une fuite de plusieurs centaines de litres de sodium ; cela a détruit tout le bâtiment.

    Monju est un deuxième exemple, avec la rupture d’un doigt de gant d’instrumentation. La conséquence de la fuite de sodium, la destruction de toute une boucle.

    On ne sait pas juguler les feux pulvérisés de sodium. On a tenté de trouver des solutions, des parades en cloisonnant les galeries techniques afin d’éviter les surpressions, celles-ci étaient telles que l’on a estimé qu’elles mettaient en péril l’intégrité du bâtiment de confinement.

    Ce ne sont pas donc des problèmes mineurs, mais des problèmes majeurs sur le plan de la sûreté.

    • Enfin, on doit évoquer le démantèlement. Il a été oublié à la conception. Cela semble impensable ! En l’occurence, cela nous arrive ! Malheureusement !

    Cette situation est totalement paradoxale. Superphénix était considéré comme une machine de présérie industrielle. On n’avait aucun retour d’expérience. Par ailleurs, ses taux de fonctionnement ont été très mauvais, très faibles.

    Très souvent, on a accusé les autorités de sûreté d’avoir été d’une sévérité excessive avec la machine. Le raisonnement à son propos est très simple. Nous avons en France 56 tranches de réacteurs à eau pressurisée pour lesquels nous disposons de statistiques de fonctionnement et de fiabilité du matériel. Pour Superphénix, nous n’avons qu’une machine : si un composant ou une boucle pose problème, on va regarder les trois autres boucles pour voir si le phénomène se reproduit parce que l’on n’a aucune expérience de ce genre. La notion de machine de présérie était absurde : Superphénix était encore un prototype, il fallait le traiter comme tel.

    Là aussi, les concepteurs se sont illusionnés et ont d’eux-mêmes introduit une conception très dangereuse pour eux, qui a fait « capoter » tout le système.

    Autre problème, cela risque de ne pas plaire à tout le monde, mais les équipes de conduite n’avaient pas la maîtrise des diagnostics. A plusieurs reprises, il aura fallu un temps vraiment inacceptable pour réussir à identifier l’origine et la nature des problèmes. Lors de la fuite de sodium dans le barillet, on a commencé à se poser quantité de questions, et la plaisanterie a duré trois semaines.

    Dans le cas des entrées d’air dans le circuit d’argon – qui ont conduit à la fabrication d’oxyde dans le sodium, celui de la cuve primaire commençant à devenir pâteux – le diagnostic a également pris une quinzaine de jours, treize jours exactement me semble-t-il.

    On ne comprend pas que les équipes de conduite n’aient pas été capables de gérer cela, la DSIN l’a d’ailleurs dénoncé dans ses rapports à plusieurs reprises.

    Mais le temps mis à chaque fois pour prévenir les autorités de sûreté est encore plus grave. Les équipes de conduite se considéraient un peu comme étant au-dessus des règles et cela n’est pas acceptable non plus du point de vue de la sûreté.

    Il ne s’agit pas là uniquement de technique, mais d’un petit groupe qui fonctionne mal.

    Il a été décidé en 1992 de changer les objectifs de Superphénix : l’électricien n’était plus intéressé par du kWh à ce prix, la machine allait donc passer du stade de prototype, de machine de pré-série industrielle, à celui de machine expérimentale. Que va-t-on expérimenter avec elle ? Je pense que c’était un artefact pour justifier la mise au point de la machine, sous couverture d’une autre définition.

    Il y a eu d’abord le rapport Curien, remis le 17 décembre 1992, intitulé « traitement des produits de la fin du cycle électronucléaire et contribution possible de Superphénix », qui concluait ainsi : « les réacteurs à neutrons rapides apparaissent aujourd’hui comme la seule voie pour réduire efficacement le stock de plutonium et donc d’actinides. L’étude de l’incinération de ces produits radioactifs impose des expérimentations diversifiées dans des réacteurs tels que Superphénix et Phénix. Superphénix permettra en particulier de valider cette voie à l’échelle industrielle ».

    Je crois que tout le monde a oublié cette phrase. Dès 1992, on disait clairement que la partie recherche et développement, que les travaux en laboratoire et en expérimentation sur machine devaient être faits sur Phénix. Seule la validation au niveau industriel devait être opérée sur Superphénix. Or, cette validation n’interviendra pas avant 20 ou 30 ans. A ce moment, la machine sera complètement obsolète.

    La justification n’était pas fausse, elle était simplement en complet décalage avec les faits.

    Le décret de 1994 a défini les trois volets du programme d’acquisition de connaissances.

    Le premier d’entre eux consistait en la vérification de la faisabilité de la production d’électricité au niveau industriel par la machine. C’est le seul point qui intéressait son propriétaire, NERSA. Il est bien évident que son intérêt était de produire de l’électricité, et non de faire de l’expérimentation. Si l’on transformait la vocation du tunnel sous la Manche, pour expérimenter le transport de l’eau entre l’Angleterre et la France, cela n’intéresserait pas Eurotunnel. On passait d’un seul coup d’une machine destinée à produire des kW et à les vendre, à une machine destinée à un autre usage et surtout, en aucun cas soumise aux astreintes du couplage sur le réseau EDF.

    Le deuxième volet était la réduction des stocks de plutonium.

    Le troisième était la destruction des actinides mineurs, c’est-à-dire les transuraniens et les produits de fission.

    S’agissant du premier point, je l’ai dit tout à l’heure, si l’on veut produire de l’électricité au niveau industriel, il faut pouvoir arriver à des taux de combustion élevés ; tant que l’on n’aura pas les aciers nécessaires, il est totalement exclu d’y arriver. Toute la recherche en laboratoire est à faire, cela représente un travail énorme. La machine ne s’impose absolument pas à ce niveau, elle ne sert à rien : l’expérimentation sur éprouvette, cela se fait sur des canaux de neutrons ou sur des canaux de piles. En revanche, à l’intérieur d’un réacteur, règne un certain fouillis, le spectre neutronique étant assez large, on ne sait pas exactement ce que l’on fait quand on veut se livrer à une expérimentation analytique précise.

    Sur un réacteur à haut flux, sur un canal à neutrons, on sait exactement quelle est l’énergie des neutrons, combien on en envoie et ce que l’on fait. Il s’agit réellement de physique, de métallurgie. On peut ensuite passer au niveau industriel, mais le stade de recherche est fondamental : il ne faut pas sauter les étapes, cela ne tient pas la route.

    En ce qui concerne le deuxième volet du programme – la réduction des stocks de plutonium -, je vais devoir vous infliger quelques chiffres. Certains de ceux avancés devant vous précédemment me semblent bizarres et me paraissent traduire quelque incompréhension du problème.

    Il y a actuellement dans le réacteur un cœur appelé le cœur numéro un. Ce cœur a ses couvertures. Dans Superphénix,il y a une partie fissile au milieu, autour de laquelle est placée une partie fertile, ainsi qu’au dessus et en dessous d’elle : les parties fertiles vont absorber les neutrons et produire du plutonium en plus. On a donc une zone centrale, toute la partie purement réacteur, qui produit des neutrons et tout autour une gaine qui va capter ces neutrons et générer du plutonium.

    Dans son état actuel, le cœur, pour un facteur de charge de 50 % soit 4 TWh par an, produit près de 150 kilos de plutonium en excédent (144 kilos exactement). Si l’on retire une couronne fertile autour de la zone fissile, comme cela a été envisagé début 1997, et si l’on met des assemblages acier afin de limiter le flux de neutrons à l’extérieur, à ce moment on passe à 112 kilos d’excédent par an. On est encore largement en surgénération.

    Ce n’est nullement avec le cœur numéro 2, c’est-à-dire celui déjà fabriqué, que l’on peut parvenir à une baisse sensible de cet excédent : il faudrait pour cela le couper pour en retirer les parties fertiles, ôter celles-ci de chaque aiguille de combustible. Cela veut donc dire qu’il faut les refaire. Le cœur a coûté la bagatelle de 2,6 milliards de francs ; on va donc commencer « à jouer avec des sous ».

    En retirant seulement la couverture radiale, on sera encore surgénérateur avec 60 kilos par an, toujours pour un facteur de charge de 50 %.

    On s’est dit ensuite qu’il faudrait passer à un cœur sans couverture radiale ni axiale. Cela pose des problèmes de neutronique encore plus graves, plus compliqués. Comme il n’y a plus d’absorption des neutrons au dessus, on a un flux de neutrons dirigé sur la dalle. On n’a pas une idée précise des comportements de la dalle du réacteur sous irradiation neutronique, et surtout, on n’a pas d’idée précise – ou je crains que l’on ait une idée trop précise – sur le fonctionnement de tous les dispositifs de sécurité des canaux combustibles, qui permettent de faire des mesures de flux de sodium et de température. Sous irradiation, cela ne va pas tenir.

    Il y a donc du travail à faire. Ce sera fait demain, comme cela, en claquant des doigts. Ce n’est pas possible.

    On ne l’envisageait pas avant 2004 à l’époque, et l’on arrivait à une consommation de 60 kilos de plutonium seulement.

    Il faut se souvenir qu’une tranche de réacteur à eau pressurisée de 1 000 MW en moyenne produit de l’ordre de 200 kilos de plutonium par an. Si la machine, dans des conditions difficiles, sans que l’on y soit encore parvenu, sans essais réalisés à ce jour, consomme 60 kilos par an, il ne reste qu’à calculer le nombre de surgénérateurs nécessaire pour ne serait-ce que stabiliser la production de plutonium provenant des réacteurs à eau pressurisée.

    Et puis, il y a le programme CAPRA. J’ai mis des points d’interrogation sur la date envisagée, car on rêve là aussi. Le programme CAPRA veut dire que l’on fait des assemblages avec 40 % de plutonium à l’intérieur, mais sans matrice uranium. Actuellement, les combustibles sont constitués d’un oxyde mixte, oxyde d’uranium 238 et oxyde de plutonium. Si l’on retire l’uranium qui est dedans pour qu’il n’y ait plus surgénération, qu’il n’y ait plus fabrication de plutonium, solution idéale, à ce moment, on a un autre problème : comme on n’a plus les effets d’absorption de neutrons, on perd un effet, l’effet Doppler, chose essentielle dans le pilotage des réacteurs. Des travaux sont actuellement réalisés en laboratoire, pour savoir ce que l’on pourrait utiliser comme matrice pour mettre à l’intérieur de ces assemblages CAPRA. Il n’y a pas seulement les problèmes d’effets Doppler que l’on n’est pas prêts de résoudre. Il faut aussi savoir quel est le comportement de ces oxydes que l’on va mettre en remplissage, comme l’excipient dans un comprimé de médicament, quel va être leur comportement sous flux neutronique, comment en cas de fusion ils se comportent avec la gaine, quelles vont être les interactions. Là, on est encore au niveau de la recherche et développement. Personne n’a dit qu’on n’y arriverait pas, mais là encore on a vingt ans de travail devant nous. A chaque fois, les étapes sont très longues.

    Passons au troisième volet, l’incinération des actinides. On a parlé tout à l’heure de l’incinération du neptunium – les expériences NACRE – mais cela ne présente pas d’intérêt tant qu’on ne détruira pas l’américium car le neptunium est régénéré par l’américium. Ce qu’il faut, c’est donc détruire l’américium ; or, on ne sait pas extraire l’américium de façon industrielle. En laboratoire, on a du mal. Là aussi, on est au stade de la recherche et du développement.

    Si l’on veut mettre au point ce genre de machine, il faut encore faire de la recherche en laboratoire et mener des essais analytiques simples, d’abord sur des boucles de réacteur, ensuite sur une machine du type Phénix. On a dit que Phénix avait une durée de vie limitée. Je m’adresse aux pro-nucléaires, aux personnes qui voudraient voir continuer le nucléaire. Ce n’est pas mon cas, mais je souhaite leur donner le message suivant. Pourquoi ne part-on pas dès maintenant sur un réacteur dédié à ce genre d’usage ? EDF n’envisage pas de penser à mettre en chantier un réacteur à neutrons rapides avant 2050. Nous avons donc devant nous, l’industrie a devant elle, de l’ordre d’une cinquantaine d’années pour trouver des solutions.

    Prenons un projet actuellement mené par le CEA : le réacteur Jules Horowitz, le Rex 2000, c’est une machine qui pourrait être étudiée pour faire ce genre de travail et à prendre somme toute le relais de Phénix.

    Dans ce contexte, Superphénix n’existe pas. C’est une machine déjà obsolète. Sa conception remonte à 25 ans. Les dispositifs internes ont déjà 25 ans pour la plupart. En tant que physicien, j’ai construit très souvent des appareils et participé à beaucoup d’expériences ; je vous assure que quand on a fait un appareil qui ne marche pas, il arrive un moment où cela ne sert à rien de mettre des rustines, d’empiler des modifications. Cela ne sert à rien, il faut arrêter, tout remettre à plat, faire une analyse tout à fait consciente des erreurs. C’est la seule façon de faire des sauts technologiques. C’est vrai pour l’espèce humaine d’une façon générale, à chaque fois qu’elle s’est trompée et a compris pourquoi elle s’était trompée, c’est là qu’elle a pu avancer.

    A mon avis, au stade actuel, Superphénix n’apportera rien sur les trois programmes d’acquisition de connaissances. Il vaudrait mieux redéployer les équipes qui travaillent dessus, leur donner mission de faire à nouveau marcher leur matière grise et de nous mettre sur la voie de nouveaux types de réacteurs. Il y a du travail à faire.

    On parle actuellement d’une machine pour réduire les déchets ; on se dit que Superphénix est parfait pour détruire les déchets. Mais on pourrait aussi arrêter de faire ces déchets en ne faisant plus de nucléaire, ou au moins construire des réacteurs produisant moins d’actinides. On parle de détruire le plutonium, mais si on veut le détruire, il faut faire des réacteurs qui produisent moins de plutonium. Des études se font actuellement, ce sont des réacteurs où l’on change les rapports de modération, où l’on fait ce que l’on appelle « des sauts adiabatiques de résonance ».

    Il y a aussi les réacteurs sous-critiques, utilisant de l’uranium, du thorium couplés à un accélérateur. Il y a de nombreuses voies, mais pour cela, il faut que les ingénieurs, qui ont les capacités – car nous avons les capacités de développer de telles voies – reçoivent l’instruction, l’ordre d’aller travailler dessus et non pas de peaufiner le troisième boulon en haut à droite de Superphénix, car ce n’est pas cela leur vocation ; leur vocation est de faire de la recherche et de faire avancer les technologies.

    Actuellement, nous avons une espèce de sangsue qui aspire une grande partie des moyens qui seraient beaucoup plus utiles pour d’autres projets.

    On pourrait m’objecter qu’arrétant Superphénix son démantèlement va coûter cher. De toute façon, il aurait coûté le même prix quel que soit le moment où on y aurait procédé. Mieux vaut le faire aujourd’hui, pour de simples raisons techniques. Nous avons actuellement un réacteur qui a peu fonctionné, qui a peu de jours équivalent pleine puissance ; on a donc peu d’activation des matériaux de structure.

    Deuxièmement, il contient un combustible à un faible taux de combustion, qui a déjà un an de refroidissement. Il faut sortir ce combustible : on va pouvoir le faire maintenant. Si l’on sortait ce combustible et que l’on mettait en place l’autre cœur, ce serait pour le faire brûler pendant deux à trois ans. A ce moment, il faudrait attendre à l’intérieur de la cuve, de l’ordre de dix ans, son refroidissement, pour pouvoir enfin le décharger.

    On se retrouverait alors avec une machine qui aurait un taux d’activation tel que les problèmes de démantèlement deviendraient problématiques. Ils le sont déjà, mais cela deviendrait encore beaucoup plus complexe. De toute façon, ce démantèlement est nécessaire. L’activation et la contamination du sodium primaire vont être telles que les problèmes seront difficiles à résoudre. Arrêter pour arrêter, c’est plutôt maintenant qu’il faut le faire que plus tard. Reporter, c’est vraiment se compliquer la vie inutilement. Il faut avoir du courage et du réalisme pour arrêter un jour une installation.

    J’ai un exemple applicable ici : le programme Concorde. Ce fut une réussite technique, mais un échec économique. On a un jour pris la douloureuse décision de dire : « on arrête la construction du Concorde ». Ce jour-là, on a pu redéployer les moyens financiers et les moyens techniques. Qu’en a-t-on fait ? Le programme Airbus, deuxième constructeur mondial. Je crois que l’on n’a rien perdu, au contraire, on a tout gagné. Il y a donc un jour, un moment où il faut se dire : « j’arrête quelque chose parce que cela va me permettre de rebondir et de repartir d’une façon plus réaliste ». Ce n’est pas un discours anti-nucléaire que je vous fais là ; c’est un discours de technicien.

Mme Michèle RIVASI : Je vous remercie beaucoup, M. Sené, car vous avez dit des choses très précises concernant à la fois le fonctionnement et la situation réelle de Superphénix. Je trouve qu’il y a eu beaucoup de désinformation sur Superphénix, « fleuron du nucléaire », etc. Vous venez de nous montrer qu’en fait, par rapport aux objectifs qu’on lui avait fixés, il y a eu quand même beaucoup d’anomalies.

    Ma première question porte sur la production de plutonium. Si l’on avait utilisé le cœur tel qu’il est aujourd’hui, on allait encore produire du plutonium qui à l’heure actuelle constitue un déchet. Nous avons suffisamment de plutonium produit par des REP, que l’on envoie ensuite à La Hague pour revenir sous forme de Mox. Cependant, il est vrai que cela faisait une surproduction de plutonium et posait des problèmes de prolifération nucléaire.

    Ma question porte plutôt sur la transmutation. D’après ce que vous venez de dire, on en est au « B.A. ba ». Il y a eu là aussi une désinformation. On nous disait que Superphénix allait permettre de nombreuses expérimentations sur la transmutation. Tel qu’est le réacteur, ce n’était pas possible : il fallait carrément changer le cœur et introduire de nouveaux combustibles, soit en mettant de l’américium, du neptunium, etc., pour voir ce que cela allait donner. Mais cela, on peut très bien le faire avec Phénix.

    D’après ce que vous venez de dire, et cela m’inquiète d’autant plus, la transmutation en est encore à un état très expérimental même en utilisant Phénix. Cela veut dire que ce sera une voie de gestion des déchets très minime, très faible. Que va-t-on faire des déchets radioactifs ? J’ai apprécié votre proposition selon laquelle ce serait à nous, parlementaires, d’exiger d’EDF qu’il mette au point des systèmes dans les REP fournissant beaucoup moins de déchets radioactifs.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Si j’ai bien interprété votre propos, vous considérez que la mise en œuvre industrielle de la surgénération par l’intermédiaire de Superphénix est un échec, mais que pour autant, la recherche concernant la surgénération doit pouvoir se continuer sur la longue durée. Pouvez-vous préciser cela ?

    Considérez-vous que dans la période qui vient, il faut continuer la recherche, maintenir une veille scientifique sur les neutrons rapides, ou complètement les abandonner, puisque si l’on regarde bien, hormis les quelques années de réactivation de Phénix, nous allons nous trouver en 2005 sans outil de démonstration pour les neutrons rapides ?

    Est-ce que sur la vidange du sodium, l’expérience acquise avec Rapsodie vous semble utile et transposable à Superphénix ?

    Vous avez exprimé un point de vue plutôt favorable à Phénix en tant qu’outil de recherche. Une question subsidiaire : est-ce bien interpréter votre propos ? Les travaux de rénovation actuellement effectués vous paraissent-ils satisfaisants au plan de la sûreté, compte tenu des risques liés au vieillissement de l’installation ?

    Je vous pose une question un peu en marge de Superphénix qui nous sera utile pour ce rapport. Tout à l’heure, ce qui était intéressant était le contexte politique ; ici, avec M. Sené, ce qui est intéressant est le contexte scientifique. A chaque personne auditionnée de nous apporter le meilleur de son savoir. Considérez-vous aujourd’hui que nos stocks de plutonium sont surcapacitaires ? Considérez-vous que ces stocks sont condamnés à augmenter ? Je fais là référence à l’audition de M. Cochet voici quelques jours.

M. Franck BOROTRA : J’ai moi aussi apprécié cette présentation qui montre qu’il y a un débat scientifique et qu’il est intéressant et important de connaître les différents avis.

    Première question, vous avez appartenu à la commission Castaing, vous avez exprimé un point de vue. D’autres scientifiques de renom, comme vous, faisaient partie de cette commission. La commission a décidé au bout du compte que Superphénix était utile. Ceci prouve qu’il y a un débat, et il m’intéresse de savoir à l’intérieur de ce débat quelle était la position des autres scientifiques ?

    Deuxièmement, je souhaiterais que vous précisiez par écrit pour la commission les problèmes liés aux véritables chiffres concernant production et consommation de plutonium. Vous avez donné des chiffres. Ces chiffres ne sont pas les mêmes que ceux qui, par d’autres voies scientifiques, nous sont donnés. Il est important que l’on précise clairement. Dans l’état actuel des choses, 110 kilos de plutonium sont consommés par TWh par fission dans le cœur et 140 kilos de plutonium sont produits à partir de l’uranium 238 : il y a donc trente kilos dans l’état actuel du fonctionnement ...

M. Raymond SENÉ : Mes chiffres étaient pour 4 TWh ; si vous multipliez par quatre, le résultat est le même.

M. Franck BOROTRA : Si l’on retire l’ensemble des couvertures, alors Superphénix devient consommateur de 10 kilos de plutonium. Il va de soi que l’intérêt de Superphénix est non seulement de retirer les couvertures fertiles mais manifestement, et Mme Rivasi a eu raison de le dire, c’est d’aller plus loin et de modifier la structure du cœur pour déboucher sur des constitutions de cœur qui au bout du compte ne contiennent plus d’uranium. De la part d’un certain nombre de scientifiques, ceci justifie que des essais grandeur nature puissent être réalisés, en même temps que l’on diminue le taux d’uranium pour déboucher sur des cœurs contenant exclusivement du plutonium.

    J’ajoute que M. Curien que nous recevrons demain, qui lui aussi est un scientifique, considérait que la dimension de Superphénix permettait d’irradier en vraie grandeur des assemblages qui correspondaient à ceux des centrales industrielles futures. Il ne faut pas que l’on rejette cela d’un revers de main.

    Autre question très rapide sur le démantèlement. M. Lacoste a dit devant la commission que le problème du démantèlement n’était pas en fait un problème difficile à résoudre, mais qu’il fallait du temps pour mettre en place l’ensemble du plan de démantèlement. Quel est votre sentiment sur l’avis donné par M. Lacoste ?

    Dernier point : vous avez dit, dans une interview, et vous venez de redire, que Superphénix était une machine complètement obsolète. Vous avez également dit « Phénix est l’outil adéquat pour la recherche sur les déchets prévue par la loi de 1991 ».

    Ma question est la suivante : le coût de Superphénix a déjà été, en termes d’investissements, payé. Aujourd’hui il est vrai qu’il y a un coût de fonctionnement, vous avez eu l’occasion d’en parler, mais tout le monde semble reconnaître qu’en termes de sûreté, Phénix et Superphénix ne sont pas de la même génération. De plus, Phénix, pour lequel vous plaidez, semble poser des problèmes. Nous avons eu l’occasion de les évoquer, ils touchent en particulier aux sauts de réactivité.

    Il faudrait que vous nous confirmiez que, pour vous, Phénix est en état de prendre la suite de Superphénix pour les recherches sur la transmutation, alors que d’autres scientifiques disent que ces deux outils sont complémentaires et qu’en réalité, pour bien couvrir ce problème de la transmutation, on a besoin des deux.

M. Noël MAMERE : Je voudrais à mon tour remercier M. Sené pour la qualité de son intervention. Cela n’étonnera pas mon collègue Borotra, je n’ai pas tout à fait entendu les mêmes choses, ou je n’ai pas compris exactement les mêmes choses.

    Ma première question porte sur la durée potentielle du démantèlement de Superphénix et sur le temps nécessaire pour que la transmutation soit opérationnelle. Si l’on compare les deux, quel est l’intérêt pour la France ? Est-ce qu’il est dans la recherche désespérée de la transmutation ou au contraire, comme vous l’avez dit, je reprends votre phrase « quand on fait un appareil qui ne marche pas, cela ne sert à rien d’y mettre des rustines, on l’arrête » ?

    La question est de savoir ce que cela coûtera aux Français : leur coûtera-t-il moins cher de démanteler que de s’acharner à vouloir transmuter ?

    Quand on vous écoute, et j’aimerais avoir une réponse précise de votre part, il semble que ni Superphénix, ni réellement Phénix, dont vous avez fixé les limites d’espérance de vie, ne soient prêts d’être capables d’assurer la transmutation.

    Troisième question : avez-vous une idée de ce que cela coûterait de demander aux ingénieurs de faire des recherches sur des réacteurs produisant moins d’actinides et de plutonium, c’est-à-dire moins de déchets, plutôt que de leur demander, pour reprendre encore une fois votre expression, « de travailler sur le troisième boulon » ?

    Enfin, vous avez dit « plutôt que de s’acharner à bricoler Superphénix, à bricoler Phénix dont on connaît la courte espérance de vie, il faudrait construire un réacteur, un outil dédié spécifiquement à cette transmutation ». Est-ce que vous avez une idée de ce que cela représenterait et du temps qu’il faudrait ? Est-ce sur 20 ans, sur 25 ans, sur 50 ans ?

    Cela pose la question de l’aval du cycle sur lequel notre collègue Bataille est en train de travailler et donc, sur le nécessaire équilibre que doit exiger la représentation nationale entre les recherches concernant la transmutation et le stockage réversible des déchets.

    Ultime question, comme nous en sommes tous convenus, et les scientifiques le disent mieux que nous, le retraitement de La Hague est lié à Superphénix. Est-ce que selon vous l’arrêt de Superphénix induit, comme semblent le soupçonner certains parlementaires l’arrêt du retraitement ? La fermeture de La Hague ? Ou bien au contraire y a-t-il une sorte d’indépendance ?

M. Raymond SENÉ : Je vais reprendre les questions à rebours.

    Je ne formulerai pas comme vous la corrélation, la liaison qu’il peut y avoir ou qu’il y a entre Superphénix et le retraitement. Je ne prononcerai pas le mot Superphénix car ce n’est pas utile. La question est : quel lien y a-t-il entre retraitement et réacteur à neutrons rapides ?

    Le réacteur à neutrons rapides fonctionne avec un combustible doté d’une charge plutonium. Il faudra extraire celle-ci, soit de son propre combustible lorsqu’on le décharge, soit des réacteurs à eau pressurisée, d’où la phase du retraitement.

    Si l’on abandonne la voie industrielle des réacteurs à neutrons rapides, la voie destinée à la production de plutonium n’a plus d’intérêt.

    Le retraitement a été mis en place au départ pour la production de plutonium, non pas pour faire des surgénérateurs, mais pour faire de l’armement. C’était le point de départ du retraitement. A l’ère du désarmement, on est arrivé maintenant à un stade où l’on se retrouve avec des stocks de plutonium d’origine militaire dont on ne sait que faire et dont on n’a pratiquement plus besoin à des fins stratégiques.

    Mais ce problème du retraitement, du lien avec le retraitement, est extrêmement important. Si l’on se dit que l’on n’aura pas de réacteur à neutrons rapides avant – je parle du souhait des gens qui sont partisans de cette filière, ce n’est pas mon cas – une cinquantaine d’années, la question d’actualité est : à quoi sert-il de faire en ce moment du retraitement ?

    Il ne faut pas oublier que l’usine de La Hague a deux parties : UP3 et UP2, toutes les deux à peu près de même capacité, 800 tonnes par an. L’une est entièrement saturée par les contrats passés avec l’étranger, l’autre n’est capable de retraiter que la moitié, ou un peu plus de la moitié, les trois cinquièmes, du combustible irradié produit par le parc nucléaire français. Déjà près de la moitié du combustible doit être stockée en l’état sans retraitement.

    La voie du non retraitement est donc un passage obligé. Il ne faut pas se dissimuler le problème : nous sommes amenés inéluctablement à stocker en l’état des combustibles pour deux raisons. D’une part, on n’a pas la capacité de retraitement nécessaire ; d’autre part, tous les combustibles Mox, c’est-à-dire avec un combustible mixte oxyde d’uranium/oxyde de plutonium que l’on met dans les réacteurs à eau pressurisée produisent un plutonium qui n’est plus utilisable pour ces mêmes réacteurs à eau pressurisée. C’est donc aussi un combustible qu’il faut stocker en l’état.

    Il n’y a donc pas de mystère : la voie du non-retraitement est inéluctable pour 50 ans ou un siècle. Ce n’est pas dramatique en soi, car il est relativement plus facile de gérer, de stocker, de surveiller, de reconditionner des choses qui sont en surface dans des casemates, que des choses sous 2000 mètres de terre dans des puits bétonnés auxquels on n’a plus accès.

    On peut donc avoir un entretien et une surveillance de ces déchets. Au bout d’un certain nombre d’années, la radioactivité décroît naturellement. Les produits radioactifs ont au moins cet avantage par rapport aux produits chimiques et aux poisons chimiques, ils se dégradent dans le temps naturellement. Ils ont beaucoup d’inconvénients, mais ils ont cet avantage.

    A l’échelle de quelques dizaines d’années seulement, l’activité et la puissance résiduelles dans ces combustibles vont avoir tellement diminué que l’on pourra à ce moment commencer à les travailler. Si l’on veut faire de la chimie plus complexe, de la radiochimie, cela sera plus facile si on laisse refroidir pendant vingt ans ou trente ans des combustibles que si on les prend au bout de trois ans.

    La voie du non-retraitement n’est pas une catastrophe en elle-même. Elle est vécu comme telle, parce que la France était le fleuron de l’industrie du retraitement au niveau mondial : on exportait et pratiquement on avait interdit aux ingénieurs du nucléaire de travailler sur la voie du non-retraitement. Le stockage sans retraitement, il ne fallait surtout pas en parler ; en faire en France, quelle horreur ! C’était mauvais comme image de marque.

    Le résultat est que si l’on veut en faire maintenant, on en est presque réduit à acheter les brevets à l’étranger. Quelle ironie !

    Le lien entre réacteur à neutrons rapides et retraitement est simplement une question de besoin, d’utilisation du plutonium et de nécessité d’en avoir. Si ce besoin n’existe pas, le retraitement s’écroule de lui-même. Il va continuer car nous avons tous les contrats avec l’étranger et nous avons encore des déchets, mais on n’en est plus à se dire que l’on va dépenser 50 milliards de plus pour construire une troisième unité de retraitement.

    N’oublions pas qu’en matière de retraitement existait un problème beaucoup plus compliqué : les techniques de retraitement du combustible n’étaient pas adaptées aux combustibles des réacteurs à neutrons rapides et obligeaient à étudier d’autres procédés de retraitement. Une usine était programmée, des travaux étaient engagés sur la voie sèche et la fluoration. Les études en restent au stade du laboratoire et ne sont pas au stade de la construction d’une unité apte à traiter cent tonnes par an.

    Si on avait construit un parc d’une dizaine de surgénérateurs, on serait actuellement dans une impasse sur le retraitement de leur combustible.

    • Réacteur dédié : c’est un projet actuellement mené par le CEA. Je ne sais pas où il veut le construire, si c’est à Cadarache, Marcoule ou Saclay. Il s’appelait Rex 2000 à l’origine, il s’appelle Jules Horowitz maintenant, mais cela ne change rien. C’est un réacteur dans une phase d’étude qui permet d’infléchir, d’appliquer à l’intérieur toute une série d’options qui permettront de faire du travail d’irradiation en canaux rapides et de faire tous les travaux d’approche nécessaires.

    Les finances publiques, celles du CEA étant limitées, si l’on retire ne serait-ce qu’un milliard de francs par an de frais de fonctionnement sur Superphénix, cela permettra de construire ce nouveau réacteur, grâce à un phénomène de vases communicants.

    • S’agissant des recherches sur les réacteurs produisant moins de déchets, il y a eu des auditions voici quelque temps sur le projet EPR franco-allemand qui n’est en fait rien d’autre qu’un polissage des systèmes actuels avec un renforcement de la sûreté. Mais rien n’a été fait dans l’optique de modifier les structures neutroniques intérieures, les spectres de neutrons, de faire en particulier des sauts sur ces résonances et de minimiser la production des transuraniens.

    Vous savez aussi bien que moi que les deux premières familles de réacteurs ont été construites avec deux optiques :

    – faire du plutonium militaire, c’était le cas de tous les graphite-gaz, les Magnox, les RBMK russes ;

    – faire des moteurs de sous-marins les plus compacts possible, c’était le cas des réacteurs à eau pressurisée.

    Mais personne n’a jamais eu à ce moment l’idée de se dire « on va faire un réacteur qui produit moins de déchets ». Ce n’était pas la préoccupation. On a construit des machines avec un objectif qui n’est pas l’objectif actuel. Il faut donc s’atteler à nouveau à la tâche. Cela ne sert à rien de peaufiner une machine qui n’est pas la bonne : on peut peaufiner la machine à vapeur, mais aujourd’hui on est passé à la traction électrique.

    • J’ai entendu dire : « le démantèlement va coûter cher ». Mais il ne faut pas se leurrer : le démantèlement coûte cher aujourd’hui, il coûtera cher demain. Seulement, il coûtera plus cher demain parce qu’il sera plus difficile à faire, le matériau étant beaucoup plus activé et à l’intérieur, la dégradation de l’installation s’étant aggravée. Nous allons avoir des problèmes. Une centrale nucléaire est comme une voiture : plus elle est usagée et vieille, plus on se salit en mettant les mains dans le moteur. Nous sommes à un tournant, à un moment opportun pour le faire. Si l’on remet un nouveau cœur et que l’on continue, l’opération sera reportée de 10 ou 15 ans, et à cette échéance, je pense que le coût du démantèlement risque de doubler.

    C’est une estimation personnelle, qui n’engage que moi. Mais jusqu’ici, nous n’avons pas été trop mauvais sur un certain nombre d’estimations.

    • Vous m’avez parlé des sauts de réactivité de Phénix. Je vous rappelle aussi que M. Michel Lavérie, quand il était directeur de la DSIN, avait posé plusieurs conditions au redémarrage de Superphénix. Premièrement : la résolution des problèmes des feux de sodium ; deuxièmement : une parfaite compréhension des sauts de réactivité de Phénix. On a tout de même redémarré Superphénix sans avoir compris ce qui s’était passé sur Phénix.

    Il considérait à cette époque que sur Superphénix, la situation était infiniment plus importante et plus grave que sur Phénix qui est une petite machine, bien instrumentée, que l’on peut contrôler plus facilement.

    Ces problèmes de sauts de réactivité sont importants. J’ai discuté avec des gens qui travaillaient sur place. Ils m’ont expliqué que ce n’était pas arrivé une fois, deux fois, trois fois, mais peut-être une dizaine de fois, avec des enregistrements qui sont quasiment superposables. Ils ont la même forme, c’est le même électroencéphalogramme, et cela, c’est inquiétant. Cela veut dire qu’il y a un processus qui se développe, que l’on ne sait pas ce que c’est et que l’on ne sait pas ce qu’il faut faire pour l’empêcher.

M. le Président : On a tout de même fait des hypothèses !

M. Raymond SENÉ : Quant à l’incinération des actinides, rappelons que l’on travaille ici sur un cœur de grande dimension. Des expériences qui s’appelaient Superfact ont été faites sur Phénix. Elles ont consisté à faire des aiguilles d’une taille adaptée à Phénix, à faire des irradiations et à voir ce qui se passait.

    Je suis membre du comité scientifique de l’IPSN et j’ai déjà demandé que l’on nous fasse un rapport sur l’état d’avancement de Superfact. On ne l’a toujours pas. Je crois que cela fait déjà plusieurs années que ces expériences sont terminées. Elles ne sont pas encore totalement exploitées, l’expérience analytique n’étant pas simple à dépouiller. On a quelque chose de tellement lourd, tellement complexe qu’à la fin, pratiquement, ce que l’on retrouve, ce sont les modèles que l’on a introduits pour essayer d’y comprendre quelque chose.

    Les expériences consistent à travailler radio élément par radio élément, un peu ce que M. Rubbia fait au CERN sur faisceaux. Il prend un élément, il le met dans une capsule, il l’irradie, il le sort à toute vitesse avec un système automatique et fait une spectrogamma pour voir quels sont les produits finaux et les sections efficaces.

    Pour toute une série d’éléments, on n’a même pas les bases de données correspondant à leur devenir, à leur comportement en flux de neutrons. Pour tous ces éléments, on est au stade de la recherche de laboratoire. Vous mettez un paquet, vous irradiez, et on conclut : « Oui, il s’est passé des choses, pour les comprendre je ne sais pas trop et cela n’apporte pas grand chose ». Et si vous le faites sur encore plus grand, cela apportera encore moins. On perd son temps et de l’argent, ce n’est pas une manière scientifique de travailler.

    • Nos chiffres de plutonium sont identiques ; je parlais de 4 TWh en fonctionnant à 50 % de puissance nominale, et vous étiez sur 1 TWh.

    • S’agissant de la commission Castaing : je me suis trouvé dans la situation où j’ai préféré démissionner de cette commission, le Professeur Castaing estimant que tous les membres de la commission signeraient le rapport une fois celui-ci terminé. Je lui ai dit que personnellement, je n’étais pas d’accord avec les conclusions et que je ne signerai pas ; cela me paraissait plus honnête de m’écarter à ce moment.

    Si vous lisez ce rapport et si vous lisez mes travaux, vous allez avoir une surprise de taille, c’est que tout l’argumentaire, d’un bout à l’autre, est le même : nous disons la même chose, mais nous n’arrivons pas aux mêmes conclusions. Le programme n’est pas adapté, cela ne marche pas, cela ne sert à rien, ce n’est pas la bonne machine, etc., et lui arrive à la conclusion « on l’a, il ne faut pas gâcher, donc on l’utilise ». Et moi, j’arrive à la conclusion : « on fait des économies, on l’arrête et on fait ce qu’il faut pour travailler ».

    • Les questions de surcapacités des stocks de plutonium :un REP produit en gros 200 kilos de plutonium par an, Superphénix avec un cœur de type numéro 3, sans couverture radiale et axiale, c’est-à-dire où l’on n’a pas encore fait des choses trop compliquées au point de vue neutronique, en brulerait environ 60 kilos par an. Il faudrait donc environ trois réacteurs à neutrons rapides pour brûler la production de plutonium d’un réacteur REP.

    Vous en avez 56, vous voyez le parc qu’il faudrait construire !

    En plus, il y a une situation paradoxale. Pour certains, c’est un rêve, pour d’autres c’est un cauchemar. Imaginons, aujourd’hui, que nous ayons les solutions pour brûler le plutonium, que nous ayons le bon cœur, etc. Mais imaginons aussi que nous ayons trouvé quelque chose de merveilleux, une source d’énergie qui fait qu’on n’a plus besoin du nucléaire à partir de demain. Etant des gens conscients et réalistes, on ne veut pas laisser aux générations futures le problème des déchets nucléaires et tous ces stocks de plutonium. Eh bien, les gens qui demain vont se trouver dans cette situation seront obligés de faire marcher un parc de surgénérateurs pendant près d’un siècle pour pouvoir brûler le plutonium qu’on leur a laissé. Je pense que c’est un cadeau empoisonné auquel il faut un peu réfléchir. Cette situation me déplaît sur un plan éthique.

M. le Président : Je vous remercie M. Sené, vous nous avez apporté un éclairage scientifique extrêmement intéressant, fondé en particulier sur vos connaissances personnelles mais aussi sur le contact que vous avez eu avec le Professeur Castaing dont nous avons tous regretté la disparition ; et même si vous avez été amené, comme vous l’avez dit, à démissionner avant la signature du rapport, vous y avez apporté votre contribution.

Audition de Mme Corinne LEPAGE,
ancienne Ministre de l
environnement

(extrait du procès-verbal de la séance du 12 mai 1998)

Présidence de M. Robert GALLEY, Président

Madame Corinne Lepage est introduite.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions denquête lui ont été communiquées. A linvitation du Président, Mme Corinne Lepage prête serment.

M. le Président : Nous avons souhaité vous entendre compte tenu de la part majeure que vous avez prise, en particulier dans l’imbroglio juridique qui s’est traduit par l’annulation de l’enquête d’utilité publique, à la suite des demandes des associations, et aussi pour vous interroger sur un point très précis, à savoir quelles ont été les raisons, selon vous, pour lesquelles M. Alain Juppé, vous-même et les ministres du Gouvernement n’avez pas signé le décret de remise en route de Superphénix. A plusieurs reprises au cours des auditions de la commission d’enquête, nous avons eu la conviction, sinon la certitude, que le problème de Superphénix se serait posé de manière tout à fait différente si après la secousse de mai-juin 1997, le Premier ministre et son Gouvernement ne s’étaient pas trouvés dans la situation que nous connaissons.

Mme Corinne LEPAGE : Mon propos liminaire ne sera pas très long. Je pense qu’il est important que des commissions d’enquête de ce type puissent se multiplier. L’ancien ministre que je suis peut vous dire que pour le Gouvernement, il est essentiel d’avoir un Parlement qui travaille et qui contrôle.

    Mon propos s’orientera autour des deux interventions qui ont été les miennes à propos de Superphénix, à savoir les conditions dans lesquelles a été désignée la commission dite « commission Castaing » et les conclusions qui en ont été tirées et, ensuite, ce qui s’est passé après l’annulation par le Conseil d’Etat en février 1997 du décret signé par M. Edouard Balladur en 1994 autorisant le redémarrage de Superphénix.

    Avant d’examiner ces deux points, je voudrais simplement préciser la manière dont les questions se posent pour un ministre de l’environnement. Elles se posent bien sûr différemment pour un ministre de l’industrie qui a la tutelle, avec le ministère de l’environnement, de la sûreté nucléaire ; la particularité du ministre de l’environnement, lorsqu’il est confronté à ce type de sujet, qui est un sujet difficile et très technique, c’est en définitive d’avoir des compétences qui ne sont assises sur aucune administration.

    Bien sûr, vous me direz, M. le Président, « Il y a la DSIN », la direction de la sûreté des installations nucléaires qui relève du ministère de l’industrie et du ministère de l’environnement. Mais, et sans qu’il y ait dans ma bouche aucune critique personnelle, la DSIN est, de fait, incontestablement beaucoup plus proche de la culture et des habitudes du ministère de l’industrie que de la culture et des habitudes du ministère de l’environnement. Or, en dehors de la DSIN, il n’y a au ministère de l’environnement absolument personne dans l’administration sur qui le ministre puisse s’appuyer, ne serait-ce que pour solliciter un avis, pour demander ce qu’il pense, pour faire, même modestement, contre-expertiser une proposition qui lui est faite.

    Je crois qu’il y a là une véritable difficulté dans la mesure où, de fait, je ne crois pas – et je suis, vis à vis des parlementaires que vous êtes, tout à fait honnête – que le ministère de l’environnement ait des moyens à la mesure de ses compétences. Si l’on veut maintenir une véritable tutelle, au sens propre du terme, du ministre de l’environnement sur la sûreté nucléaire, il faudra revoir l’organisation administrative, cela m’apparaît tout à fait nécessaire.

    La compétence du ministère de l’environnement en matière nucléaire est donc une compétence uniquement liée aux questions de sûreté. Dans la mesure où j’ai pour ma part considéré que le rôle du ministère de l’environnement était également un peu un rôle d’interface entre l’expression des citoyens et celle du Gouvernement sur les questions environnementales, les questions liées à la transparence, à la participation, au débat, ont été également des thèmes qui m’ont paru très importants. La politique que j’ai essayé de poursuivre, et la nomination de la commission Castaing en est l’illustration, est une politique qui a toujours été dans le sens de la transparence et du débat. Cette politique m’apparaît indispensable pour la survie du système nucléaire lui-même. Je ne crois pas, à la fin de ce vingtième siècle, que si nous voulons continuer à être une grande puissance nucléaire civile comme nous le sommes aujourd’hui, nous le ferons en faisant l’économie d’un système beaucoup plus démocratique. Par conséquent, que ce soit la commission Castaing ou la commission Turpin – qui s’est occupée du centre de stockage Manche –, que ce soit le travail de réflexion sur l’IPSN qui est poursuivi aujourd’hui, que ce soit la demande que j’avais faite pour que des commissions locales d’information puissent être créées de manière régulière, car aujourd’hui elles n’existent que sur le fondement d’une circulaire du Premier ministre de 1981, ce qui est quand même une base juridique faible, il y avait là une série de mesures qui m’apparaissaient indispensables et certains parlementaires, je pense notamment à M. Claude Birraux, avaient déposé des propositions de loi qui très clairement allaient dans ce sens.

    Je voulais faire ce petit rappel simplement pour vous indiquer quel était l’esprit du ministre de l’environnement que j’étais dans la manière dont j’ai essayé de remplir une tâche qui n’était vraiment pas facile.

    Lorsque nous sommes arrivés au Gouvernement en mai 1995, le Gouvernement de M. Edouard Balladur avait décidé, un an auparavant, de redémarrer Superphénix. Mais techniquement, le redémarrage ne s’était pas effectué ; par conséquent, nous avions à prendre la décision, non plus juridique mais technique, du redémarrage et de la montée en puissance.

    C’est dans ces conditions que s’est posée la question de savoir ce qu’allait faire le Gouvernement et je n’ai pas, en tant que ministre de l’environnement, demandé à ce moment l’arrêt de Superphénix.

    Je ne l’ai pas demandé pour la bonne et simple raison que, des investissements très importants avaient été faits ; peut-être me poserez vous tout à l’heure des questions sur ce qui s’est passé avant mon arrivée au Gouvernement. On peut discuter du choix. Mais le fait est que la France avait dépensé 30 milliards de francs et que l’installation existait. Certes, elle n’avait pas bien fonctionné, mais il m’apparaissait qu’avant de prendre une décision définitive, le minimum était de savoir ce que l’on pouvait en faire. Cela m’apparaissait être de la bonne gestion des deniers publics, vu les sommes astronomiques qui avaient déjà été dépensées.

    J’ai donc plaidé auprès du Premier ministre pour la nomination d’une commission qui puisse indiquer si Superphénix, qui n’avait pas du tout été conçu pour être un instrument de recherche, pouvait effectivement le devenir. La réponse à la question pouvait être oui ou non. Si c’était non, à ce moment, il était clair qu’il fallait s’orienter vers la voie de l’arrêt ; si c’était oui, à ce moment la question se posait dans des termes différents.

    Par conséquent, la commission Castaing a été créée en s’efforçant de composer, comme je l’avais demandé au Premier ministre, une commission très ouverte, dans laquelle des avis différents, des sensibilités différentes pouvaient s’exprimer.

    Je crois en effet très important que nous ne nous contentions pas – de même que l’on se plaint de la pensée unique – de l’expertise unique. Aujourd’hui, les questions sont suffisamment complexes, les incertitudes suffisamment grandes et la modestie qui devrait guider notre action suffisamment importante pour nous conduire sur tous ces choix de société. Il y en a d’autres, je pense aux organismes génétiquement modifiés, par exemple. Sur tous ces choix de société, il importe d’avoir une expertise vraiment diversifiée. C’est la raison pour laquelle cette commission dite Castaing, puisque c’est le Professeur Castaing qui avait accepté de la présider, a compris en son sein des gens différents, dont M. Raymond Sené, qui vient de s’exprimer, et des étrangers, parce que je pensais intéressant de sortir un peu de nos frontières à l’heure de l’Europe et d’aller voir un peu ce que d’autres pouvaient penser de ce sujet.

    Pour la petite histoire, je dirai simplement que la composition de la commission n’a pas été facile à mettre sur pied ; elle a pris beaucoup de temps, nous avons rencontré beaucoup de réticences, d’autant plus que je rappellerai simplement que cela se passait en septembre 1995, c’est-à-dire en pleine crise des essais nucléaires et il n’était pas facile à ce moment, je vous assure, de trouver des scientifiques qui acceptaient d’entrer dans une commission de ce type.

    Quoi qu’il en soit, la commission Castaing a travaillé et a présenté un constat technique sur lequel je ne reviendrai pas, M. Raymond Sené l’a certainement fait infiniment mieux que moi.

    Cette commission a donc travaillé et est arrivée à la conclusion que l’on pouvait faire quelque chose de Superphénix. C’est un rapport mi-chèvre, mi-chou, sur bien des sujets ; il aborde trois questions : la première (« PAC 1 ») sur l’acquisition de connaissances, la deuxième (« PAC 2 ») sur la flexibilité nécessaire pour faire de la sous ou de la surgénération, la troisième (« PAC 3 ») sur l’application de la loi de 1991 et la possibilité ou non de brûler des actinides.

    Finalement, le rapport Castaing conclut en disant que la question importante est évidemment la troisième, même si l’acquisition des connaissances, « PAC 1 », peut revêtir un certain intérêt, tout en se plaignant de la maigreur du programme – la commission d’enquête pourra se reporter au document. Il insiste également sur les efforts qui doivent être faits notamment pour introduire des aiguilles d’américium, de manière à améliorer la qualité de la recherche qui peut être faite avec le « PAC 3 ». Quoi qu’il en soit, le rapport Castaing concluait à la faisabilité de la recherche à partir de Superphénix et par conséquent, je ne crois pas que le Gouvernement avait des motifs, dès lors qu’il avait demandé son avis à une commission indépendante et que cet avis allait dans un sens, de conclure dans un autre sens.

    Par voie de conséquence, nous avons rendu public ce rapport qui posait de bonnes questions. Il n’a du reste pas fait l’objet de beaucoup de débats dans la presse, je dois le dire. Rendre public ce rapport était une chose à laquelle je tenais et qui s’inscrivait bien dans la politique que je menais. Superphénix a donc continué son bonhomme de chemin, plutôt moins mal qu’avant dirais-je, car les pannes ont été moins nombreuses, il faut le constater, à la fin de l’année 1996.

    J’ajouterai, car c’est à mon sens un élément très important, que dans le rapport Castaing, l’utilisation de Superphénix était quand même largement justifiée par le fait que les membres de la commission avaient en tête qu’on arrêterait Phénix. Sur bien des points la commission considérait que Phénix pouvait rendre exactement les mêmes services, mais que, compte tenu de l’état de Phénix, il était très probable qu’on allait vers un abandon et je pense que c’était une position justifiée, peut-être aurons-nous l’occasion d’en reparler tout à l’heure.

    Par conséquent, Superphénix était retenu parce qu’on arrêtait Phénix, et à condition toutefois de faire un certain nombre d’investissements pour améliorer le « PAC 3 ». La commission disait très clairement qu’il serait très difficile d’avoir des résultats pour 2006, date butoir, contenue dans la loi qui porte votre nom, M. le Rapporteur, pour savoir quelle solution serait retenue en définitive.

    Je voudrais également dire un mot à la commission d’enquête sur la question des coûts. En effet, derrière toute cette affaire relative à Superphénix, ce sont bien les modalités de la prise de décision publique qui sont en cause. Sur ce point, je n’ai, pour ma part, en tant que ministre de l’environnement, jamais pu avoir des évaluations précises faites par d’autres personnes que l’exploitant sur les coûts réels de toutes ces opérations, que ce soient les investissements à faire, que ce soient les coûts de fonctionnement, que ce soient les investissements déjà réalisés. Finalement, les documents que j’ai eus étaient ceux de la Cour des comptes, c’est-à-dire ceux que tout citoyen soucieux des deniers publics peut se procurer en achetant à la Documentation française tous les ans le rapport de la Cour des comptes. Mais je n’ai eu pour ma part absolument aucun élément d’information et je souligne qu’il ne m’en a pas été fourni par l’intermédiaire de la voie gouvernementale. Les seuls documents que nous avions en notre possession étaient les évaluations de l’exploitant. Je pense que cela pose un problème quant au mode de prise de décision.

    Voilà donc ce qui s’est passé au moment de la remise du rapport Castaing. Ensuite, effectivement, nous avons été confrontés à l’arrêt du Conseil d’Etat de février 1997.

    De quoi s’agit-il ?

    Je rappelle qu’en 1992, début 1993, on a soumis à enquête publique le dossier de redémarrage de Superphénix qui était alors présenté comme un outil de production d’énergie électrique. Il n’était pas considéré comme un outil de recherche. Tel n’était pas l’objet de l’enquête déclarative d’utilité publique.

    A la suite de cette enquête déclarative d’utilité publique, un certain nombre d’organismes ont été consultés, dont le groupe d’évaluation et un certain nombre d’autres commissions qui ont émis des réserves sur les conditions de fonctionnement de Superphénix. Le ministère de l’environnement de l’époque avait pris une position très négative sur le redémarrage de Superphénix. C’est dans ces conditions que le Premier ministre de l’époque, M. Edouard Balladur, a tranché en décidant que Superphénix redémarrerait, mais comme instrument de recherche. Que cela signifiait-il ?

    Cela signifiait que la sûreté serait privilégiée par rapport à la production d’électricité, qu’il y aurait certes un couplage au réseau, mais que le découplage pourrait intervenir à tout moment sans qu’il y ait de difficulté pour l’approvisionnement du réseau.

    Je sais bien, et la commission d’enquête le sait infiniment mieux que moi, et on le voit aussi en lisant le rapport Castaing, qu’à l’époque – il ne faut pas s’illusionner – il ne s’agissait pas réellement de recherche. La recherche consistait essentiellement à savoir si le procédé fonctionnait, c’est ce que l’on appelle « PAC 1 », l’acquisition des connaissances : est-ce que le procédé marche ou est-ce que cela ne marche pas ? Subsidiairement, si cela marchait, on vendait de l’électricité et EDF pouvait rentrer un peu dans ses frais.

    Sur le fond des choses, il faut bien voir que l’objectif était la production d’électricité plus que la recherche, au moins tant qu’on était dans la phase « PAC 1 ». Ensuite les choses changeaient quand on était en « PAC 2 » et « PAC 3 ». De toute façon, si on passait en régime de sous-génération, il fallait refaire un dossier complet, et cela apparaissait dans toutes les pièces. A aucun moment, la déclaration d’utilité publique de 1994 n’aurait pu servir de base à de la sous-génération ; ce n’était pas possible juridiquement.

    Quoi qu’il en soit, M. Edouard Balladur prend la décision de faire redémarrer Superphénix. Moyennant quoi, saisi par un certain nombre de personnes morales suisses et par des associations, le Conseil d’Etat décide en 1997 d’annuler cette déclaration d’utilité publique au motif qu’il y a une discordance entre ce qui a été déclaré d’utilité publique et ce qui a été soumis à enquête publique. Autrement dit, alors que l’exploitant a constitué un dossier préalable à la déclaration d’utilité publique d’un ouvrage de production d’énergie nucléaire, le Gouvernement a décidé de créer un instrument de recherche privilégiant la sûreté. Le Conseil d’Etat a relevé que ce n’était pas compatible, c’était l’un ou l’autre.

    Voilà les données du problème posé au Gouvernement. Il est vrai, j’assume pleinement mes responsabilités, que je suis intervenue auprès du Premier ministre pour qu’il n’y ait pas un redémarrage « sec », c’est-à-dire par un décret immédiat, de redémarrage de Superphénix ; je peux m’en expliquer très simplement.

    Compte tenu des termes de l’arrêt du Conseil d’Etat, sans faire de juridisme excessif que l’on pourrait reprocher à l’avocate que je suis mais qui n’exerçait plus à l’époque, décider de redémarrer Superphénix sans enquête publique, sauf si le Conseil d’Etat se livrait à une interprétation dont il aurait pu avoir le secret, impliquait nécessairement que l’on revienne à un outil de production d’énergie électrique ne privilégiant pas la sûreté et n’étant pas chargé de faire de la recherche. On ne pouvait pas avoir l’un et l’autre. C’était l’un ou l’autre. Autrement dit, redémarrer sans enquête publique, c’était abandonner la décision qu’avait prise M. Edouard Balladur de privilégier la sûreté, de faire de la recherche, et repartir dans une phase de production d’énergie nucléaire, d’énergie électrique à proprement parler. J’ajouterai à cela que la décision était d’autant plus difficile que toute la politique qu’avait poursuivie le Gouvernement visait à valider Superphénix comme outil de recherche.

    Nous avons parlé à l’instant de la commission Castaing. Tout ce qu’avait dit cette commission, la décision qu’avait prise le Gouvernement de continuer sur la base de la recherche, étaient en fait totalement effacés, on mettait tout cela au panier et on repartait sur une solution originelle qui ne privilégiait plus la recherche. C’est la raison pour laquelle le Premier ministre a accepté de saisir le Conseil d’Etat pour savoir si mon interprétation de son arrêt était fantaisiste ou si effectivement elle était bonne. C’est après la saisine pour avis du Conseil d’Etat que la dissolution est intervenue.

    J’ajouterai à cela, sans faire encore une fois de juridisme excessif, qu’il y avait quelques autres petits problèmes de droit qui se posaient avec le redémarrage de Superphénix, notamment l’application de la loi sur l’eau du 3 janvier 1992 qui impliquait une enquête publique, laquelle n’avait jamais eu lieu puisque cette loi n’était pas applicable au moment où avait été pris le décret de redémarrage de Superphénix en 1994. Par conséquent, il y avait un deuxième problème d’enquête publique liée à la loi sur l’eau. Indépendamment de ce problème – je ne rentre pas dans les détails –, ce qui a été affiché, ce qui a motivé ma demande auprès de M. Alain Juppé, n’est pas l’application de la loi sur l’eau ; après tout, j’aurais été affectée comme ministre de l’environnement qu’on ne respecte pas la loi sur l’eau et la République me demandait de la faire respecter, mais enfin, ce n’était pas l’essentiel, l’essentiel était ailleurs.

    Voilà très simplement ce qui a motivé ma position et M. Alain Juppé a donc saisi le Conseil d’Etat d’une demande d’avis sur le projet de décret, qui a du reste été remanié à plusieurs reprises, après un mouvement itératif entre les différents ministères concernés.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : J’ai deux questions, Mme la Ministre : une première sur la fin de votre intervention et sur la chronologie de 1997 ; une deuxième sur les relations entre le pouvoir éxécutif et le Parlement.

    L’annulation du décret de redémarrage de Superphénix par le Conseil d’Etat date de la fin du mois de février, du 28 février 1997 exactement. La publication d’un nouveau décret en accord avec les termes de l’enquête publique eut été possible avant la démission du Gouvernement qui n’intervient que quelques mois plus tard, en juin 1997. Est-ce qu’un tel décret a été envisagé ? Il semble bien que vous ne l’auriez en tout état de cause pas signé. Pouvez-vous nous réexpliquer tout cela car la chronologie des évènements s’étale sur une période assez longue ? La présentation que l’on en fait aujourd’hui, à savoir le raccourci qui lie sans transition la fin du mois de février au décret de dissolution de l’Assemblée nationale qui, lui-même, d’un seul coup, empêche tout redémarrage de Superphénix, mérite que l’on revienne sur cette chronologie.

    Ma deuxième question est plus large et est plutôt une demande de point de vue à une personne qui eu l’expérience du ministère de l’environnement. Pensez-vous qu’à l’avenir les pouvoirs publics pourront encore continuer longtemps à fonctionner avec une séparation et une absence de relations étroites entre un pouvoir exécutif incarné par des ministères ne travaillant pas sur des questions aussi sensibles et intéressant autant l’opinion que celles dont nous nous occupons et le Parlement, les commissions permanentes du Parlement et l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques dont la spécialité est d’étudier ces questions ? Est-ce que, si l’on regarde le passé, vous estimez qu’il n’y eut pas de la part du Gouvernement une volonté d’établir cette relation, ou estimez-vous que les parlementaires eux-mêmes ont manqué d’audace et d’exigence ?

    Au fond, d’où vient le fait que le couple exécutif-législatif ait si mal fonctionné dans le passé et ne fonctionne aujourd’hui que d’une manière tout aussi peu satisfaisante sur une question qui, au fond, intéresse l’opinion et donc les élus du peuple souverain que nous sommes ?

Mme Corinne LEPAGE : Je n’ai que quelques documents car je ne suis pas partie du ministère avec des valises de documents. Je n’ai pas demandé au ministère de me refournir les documents pour cette audition, mais si la commission le souhaite, je pourrai le demander et lui faire parvenir une note.

    Un projet de décret a été effectivement préparé ; il a été préparé, il a été discuté, abondamment discuté. Un certain nombre d’amodiations ont été portées et les arbitrages ont duré pendant tout le mois de mars 1997. Donc, nous n’avons pas perdu de temps. Le projet a été remis en selle, si je puis dire, tout de suite par le ministère de l’industrie et ensuite, nous sommes entrés dans une phase d’arbitrage avec Matignon. Ce projet de décret était prêt à la fin du mois de mars, début du mois d’avril, ce qui n’est pas extravagant ; l’élaboration du décret était quand même assez compliquée car je voulais pour ma part que l’on puisse y mettre le maximum de contraintes en termes de sûreté et de recherche, mais il fallait aussi que le projet de décret ne soit pas entaché d’un des motifs d’illégalité dénoncés par le Conseil d’Etat ; il y avait donc un équilibre difficile à trouver, d’où la saisine du Conseil d’Etat sur le point de savoir si la nouvelle approche était correcte. Le Conseil d’Etat a été saisi par le Premier ministre ; je ne peux pas vous donner la date exacte de la saisine, mais elle est très probablement intervenue à la mi-avril. Effectivement, la dissolution a été prononcée ultérieurement, mais je ne crois pas qu’il eut été décent, sur une décision qui était quand même importante, alors que le peuple français était appelé à se prononcer, que le décret soit publié. De toute façon, il ne serait pas paru sans avoir l’avis du Conseil d’Etat, lequel n’était pas rendu. En effet, le Conseil d’Etat saisi, je vois mal le Gouvernement se prononcer sans attendre son avis ; cela eût été quelque peu extravagant.

    Donc, le Conseil d’Etat saisi, de mémoire dans la première quinzaine du mois d’avril, la dissolution intervient. L’avis du Conseil d’Etat n’est pas rendu ; il devait être présenté à la fin du mois de mai, c’était prévu ainsi ; le Conseil d’Etat s’était donné un mois pour examiner le dossier, ce qui n’a, là encore, rien d’extravagant. Le Gouvernement avait donc deux raisons de ne pas publier le décret : la première était que le Conseil d’Etat n’avait pas rendu son avis et la seconde était que de toute façon, je ne suis pas certaine qu’une décision intervenue à ce moment n’aurait pas fait l’objet d’une âpre controverse et d’une âpre polémique dans le cadre de la campagne électorale. Dans tous les cas, je pense que même si le Conseil d’Etat s’était prononcé – la question ne s’est pas posée, je ne sais pas ce qu’aurait pensé le Premier ministre – le minimum de sagesse aurait été de toute façon d’attendre le résultat des élections.

    En ce qui concerne maintenant l’organisation générale, les rapports entre Gouvernement, Parlement, etc., pour vous répondre très franchement, je vous dirais qu’il est quand même assez étonnant qu’un sujet de cette importance, mise à part la loi qui porte votre nom, la loi du 30 décembre 1991, n’ait jamais fait l’objet d’un débat parlementaire. Comme ministre de l’environnement, je me suis sentie particulièrement mal à l’aise lorsqu’un de vos collègues à l’Assemblée nationale et un sénateur également m’ont demandé, au moment de la discussion du projet de loi sur l’air, de m’engager au nom du Gouvernement à ce qu’il y ait un débat au Parlement ; le projet de loi sur l’air touchait en effet à la loi de 1961, donc techniquement on était obligé de dire quelque chose sur le nucléaire, mais au nom du Gouvernement, j’ai dû répondre négativement à la demande.

    Il y a à la base un malaise, à mon sens, qui vient de ce que, sur ce sujet fondamental, au regard des choix qu’a faits notre pays, avec les avantages et les inconvénients qu’ils comportent, il n’y ait jamais eu de débat parlementaire. Par conséquent, je suppose que quelque part, il doit y avoir une gêne parmi les parlementaires de n’avoir pas, finalement, demandé davantage, une gêne du côté du Gouvernement de n’avoir pas saisi le Parlement du sujet. Je pense qu’il y a une histoire du nucléaire en France qui fait qu’effectivement c’est un sujet sur lequel les rapports entre le Gouvernement et le Parlement ne sont pas sains au sens démocratique du terme.

    C’est le premier élément de réponse que j’apporterai à votre question.

    Le second est que je crois que l’organisation qui est la nôtre aujourd’hui en France est profondément inadaptée. D’abord, je ne crois pas qu’il soit souhaitable de séparer les questions de sûreté et de radio-protection.

    La radio-protection aujourd’hui, c’est l’OPRI qui relève du ministère de la santé ; la sûreté est confiée à la DSIN et l’IPSN. Dans les autres pays, autour de nous, radio-protection et sûreté vont ensemble, ce qui est logique : la sûreté a une incidence sur la radio-protection et si la sûreté est mauvaise, la radio-protection connaît quelques difficultés. Je crois qu’il faudrait déjà rapprocher ces deux organismes, d’autant plus que, n’ayant pas été ministre de la santé mais pour en avoir discuté avec mes collègues successifs, je ne crois pas que le ministère de la santé lui-même ait des effectifs tels qu’il puisse exercer une véritable tutelle, au sens plein du terme, sur l’OPRI. Je pense donc que le regroupement s’impose.

    En second lieu, la question est de savoir quel statut il convient de donner à tout ce qui toucherait à la sûreté et la radio-protection. Je reviens aux propos que je tenais liminairement pour vous dire combien dans mon esprit cette question de la transparence et de l’indépendance de l’expertise est essentielle pour l’avenir même de la filière nucléaire en France. Je pense que nous irons vers des remises en cause très graves si nous n’arrivons pas à gérer ce problème et je pense que c’est un choix suffisamment important pour notre pays pour qu’il soit fait par les voies les plus démocratiques possibles et que nos concitoyens retrouvent une confiance qu’ils n’ont plus, pour dire les choses très simplement.

    Question donc : comment faire ?

    Faut-il prévoir une autorité indépendante ?

    C’est un peu l’idée que j’avais, qui aurait pu trouver une première concrétisation dans la création d’un établissement public qui aurait regroupé l’IPSN et l’OPRI. On aurait vu ce que cela donnait avant de s’orienter sur la voie de la création d’une autorité indépendante, procédure et organisme dans lesquels le Parlement aurait pu trouver toute sa place, car comment nommer les responsables de cette autorité indépendante qui elle-même aurait disposé d’une expertise ? Très probablement en faisant coopérer plusieurs de nos institutions.

    Je suppose que c’est une voie qui mériterait d’être explorée. Je crois très profondément que le système actuel n’est pas du tout satisfaisant parce qu’il n’y a pas assez de débats, parce que l’Etat n’a pas à mon sens suffisamment de poids pour exercer les contrôles, parce qu’il y a trop de confusion entre le contrôleur et le contrôlé, ce qui n’est pas sain, ne serait-ce que pour la confiance que nos concitoyens doivent avoir dans le fonctionnement du système.

    Cela ne signifie pas que je suis inquiète et que je pense que la santé de nos concitoyens est en cause ; pas du tout, mais très franchement, je pense qu’il y a des progrès très considérables à faire. Nous l’avons, par exemple, constaté dernièrement en matière d’épidémiologie, science qui a un retard absolument gigantesque dans notre pays : l’émotion qu’a suscitée la semaine dernière l’affaire des conteneurs ne relève pas d’une situation qui soit acceptable pour notre démocratie, ni même souhaitable, je pense, pour une filière nucléaire qui souhaite travailler dans de bonnes conditions.

Mme Michèle RIVASI : Je suis ravie, Mme la Ministre, que vous abordiez cette dernière question, car il est vrai que c’est bien parce qu’il y a un manque de confiance que moi-même, en 1986, j’avais créé la CRII-RAD. Ce manque de confiance, on peut l’analyser de façon un peu plus détaillée par le fait que très souvent, les organismes de contrôle du nucléaire, que ce soit pour les questions de santé, ou même à une époque, pour celles de sûreté, étaient composés de gens issus des mêmes corps que les ingénieurs du nucléaire.

    En matière de radio-protection, en France, on n’accepte toujours pas les faibles doses et on n’accepte toujours pas que la réglementation sur les doses maximales admissibles soit respectée. Cela pose aussi le problème de l’application des sanctions.

    Je veux bien que l’on crée une autorité indépendante. On aime bien la notion de transparence, mais c’est maintenant un terme que j’accepte difficilement car tout le monde en parle mais personne ne la veut. Si on la souhaite, alors il faut aller dans votre sens, c’est-à-dire qu’il faut mettre en place des outils et appliquer des sanctions quand les gens ne respectent pas la réglementation. La sanction peut déjà être mise en œuvre au niveau de l’administration.

    Un autre élément que vous n’avez pas soulevé, qui est une source de blocage dans le domaine du nucléaire, est le poids du corps des ingénieurs des Mines. Ce corps est présent partout, à l’IPSN, à EDF, au CEA, au ministère de la santé et même au ministère de l’environnement.

    Par ailleurs, vous dites que l’OPRI dépend du ministère de la santé, mais pourquoi l’OPRI n’a-t-il jamais aussi dépendu du ministère de l’environnement ? Le ministère de l’environnement devrait être associé puisque quand on fait des mesures sur l’environnement, sur la radio-protection, cela concerne à la fois l’environnement et la santé.

    Une autre question que je me pose est de savoir pourquoi il n’y a pas eu de débat parlementaire, en 1995, lors du redémarrage de Superphénix ?

    Vous avez mis sur pied la commission Castaing, ce qui était très bien puisque vous avez voulu jouer la pluralité. M. Sené nous expliquait tout à l’heure qu’il y avait eu un cheminement commun mais au moment de la conclusion il y a eu divergence. J’ai été directement confrontée à cela puisqu’à la CRII-RAD nous avions les mêmes mesures que les organes officiels, mais nous n’étions pas d’accord sur leur interprétation. Etait-ce pour des motifs tactiques, politiques, stratégiques que vous avez créé la commission Castaing pluraliste, et n’avez-vous pas, vous, en tant que ministre, essayé de pousser les députés à dire « il faut, on veut un débat parlementaire là-dessus » ?

    M. Borotra, ici présent, critique l’absence de débat parlementaire au moment de l’arrêt de Superphénix, mais vous-même, quand vous avez codécidé en mai 1995 le redémarrage de Superphénix, pourquoi n’avez-vous pas organisé un tel débat ?

M. Eric DOLIGÉ : Vous nous avez dit tout à l’heure que l’arrêt de Phénix paraît justifié, ou paraissait justifié, et que nous pourrons en reparler. Pouvons-nous en reparler ?

    Par ailleurs, tout à l’heure notre collègue Christian Bataille a eu l’air surpris que signer et publier un décret puisse prendre plus de deux mois, j’en attends pour ma part depuis plus d’un an, cela me paraît très court.

Mme Corinne LEPAGE : Pour répondre aux questions posées par Mme Rivasi, je dirai qu’il est vrai que le ministère de l’environnement aurait bien aimé s’intéresser à la santé, il l’a fait pour l’enquête sur La Hague ; si le ministère de l’environnement n’avait pas pris la position qu’il a prise, il n’y aurait jamais eu d’enquête épidémiologique à La Hague.

    De même qu’il est vrai que j’aurais aimé que l’application de la CIPR 60 soit plus rapide ; je ne sais pas où l’on en est aujourd’hui ; je dis les choses très simplement.

    Le problème du corps des Mines est un grand sujet, mais il est très lié au fait qu’il n’y a pas de corps de l’environnement. Il faut comprendre que le ministère de l’environnement est un très petit ministère, avec très peu de moyens. Le fait que ses attributions englobent aujourd’hui l’aménagement du territoire est satisfaisant sur le plan conceptuel, mais cela ne change strictement rien à l’exercice de ses missions touchant l’environnement ; cela ne fait pas avancer le problème d’un centimètre, cela ne crée pas d’effectifs supplémentaires au ministère de l’environnement.

    C’est un très petit ministère et les gens qui y travaillent ont vraiment de la grandeur d’âme, parce que quand vous appartenez au corps des Mines, des Ponts-et-Chaussées ou du Génie rural, des eaux et des forêts et passez votre temps à vous bagarrer contre vos condisciples des ministères de l’équipement, de l’industrie, de l’agriculture, et qu’ensuite vous savez que vous allez quitter le ministère de l’environnement et revenir dans votre administration d’origine, vous êtes dans une situation humainement extrêmement difficile.

    Il est très dommageable qu’il n’y ait pas de corps de l’environnement avec la possibilité d’une carrière au sein du ministère de l’environnement. Je sais bien que la mode n’est pas de créer des corps de fonctionnaires, elle est plutôt d’en supprimer et c’est probablement une bonne chose. Mais je crois qu’il y a là, compte tenu de l’organisation de l’administration française qui devrait être différente, une véritable difficulté pour les gens qui travaillent dans ce ministère, dans des conditions difficiles et auxquels je veux vraiment rendre hommage.

    Vous me dites, Mme la députée, pourquoi n’avoir pas organisé de débat en 1995 ; mais pardonnez-moi, en 1995, Superphénix avait redémarré, le décret date de 1994 et a été publié après enquête publique.

    Pourquoi la question s’est-elle posée en 1995 ? Tout simplement à cause des autorisations techniques pour monter en puissance, signées même pas des ministres mais de M. Lacoste. Il n’y a pas eu en 1995, je n’ai jamais signé, moi, personnellement, une autorisation de redémarrage de Superphénix ; l’autorisation de 1994 a été donnée par le décret. Par voie de conséquence, si débat il aurait dû y avoir, il aurait dû se dérouler en 1994, mais la procédure ne le prévoit pas puisque l’autorisation est intervenue dans le cadre d’une déclaration d’utilité publique, qui elle-même implique une enquête publique : la procédure est donc exclusivement réglementaire et écarte le Parlement.

    Voilà la raison pour laquelle il n’y a pas eu de débat en 1995 ; les raisons tiennent à la fois des faits et du droit. Cependant, il eût été intéressant qu’il y ait un débat général, et l’arrêt de Superphénix et le redémarrage de Phénix fournissait une excellente occasion pour l’organiser sur le problème plus général.

    M. Doligé, vous m’avez posé une question sur Phénix. Je dois vous dire très franchement que – je ne sais pas quels ont été les progrès qui ont été réalisés depuis un an –, à partir des informations qui m’avaient été données par M. Lacoste, il n’était pas question de redémarrer Phénix. M. Lacoste m’a toujours affirmé que Phénix était dangereux, que les questions sismiques n’étaient pas maîtrisées et que par conséquent Phénix ne redémarrerait pas. C’est la raison pour laquelle la commission Castaing s’est vraiment placée dans l’hypothèse de l’arrêt de Phénix.

    Je ne suis plus aux affaires, j’ignore bien évidemment les rapports complémentaires qui auraient pu être remis depuis juin 1997, mais ce que je puis dire est que Phénix est une installation qui a connu des pannes. On a parlé des pannes de Superphénix, elles ont été nombreuses, mais Phénix également a connu de nombreux arrêts, de nombreux incidents, de nombreuses difficultés. C’est une installation extrêmement ancienne, elle a plus de trente ans ; aussi, dans mon esprit n’a-t-il jamais été question de redémarrer Phénix. Je dois dire que je n’avais strictement aucune maîtrise des dépenses, mais je m’interrogeais pour ma part sur le bien fondé des centaines de millions qui étaient investis dans les travaux de Phénix, alors que les informations qui m’étaient fournies par la DSIN étaient que, de toute façon, l’installation n’était pas suffisamment fiable pour pouvoir redémarrer.

    La question fondamentale – je pense que c’est celle à laquelle votre commission devra répondre – est : y a-t-il un objectif de recherche utile à moyen et à long termes au plan économique et technique ? C’est la seule question qui se pose ; mais très franchement, je crois que le fonctionnement de Phénix crée des risques ; le risque sismique dans cette région est assez important, il est de un sur 500, ce qui n’est pas négligeable. Par conséquent, je sais que pour ma part, j’aurais eu beaucoup de réticences à accepter un redémarrage de Phénix.

M. le Président : Merci Madame. C’est d’autant plus intéressant que nous avons eu un nouvel avis de M. Lacoste à cette place, voici quelques jours, qui était un peu plus optimiste, ce qui prouve probablement qu’un certain nombre de progrès ont été faits.

Audition de M. Hubert CURIEN,
Membre de l’Académie des sciences,
ancien Ministre de la recherche et de la technologie

(extrait du procès-verbal de la séance du 13 mai 1998)

Présidence de M. Robert GALLEY, Président

Monsieur Hubert Curien est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Hubert Curien prête serment.

M. Hubert CURIEN : Je vous remercie de l’aimable attention que vous avez eue de me demander de venir m’entretenir avec vous de cette question importante.

    Si je ne suis pas un véritable spécialiste de l’énergie nucléaire, j’ai cependant eu à examiner les dossiers d’assez près, d’abord parce que je me suis intéressé à la politique du CEA, puis en qualité de ministre de la recherche, ce qui m’a amené à faire un rapport au Premier ministre, M. Bérégovoy.

    Pour rafraîchir mes idées sur le sujet, j’ai consulté certains documents sur les surgénérateurs ; un très bon « Que sais-je ? » de M. Vendryès et, du même auteur – un des pères de Superphénix –, un livre qui, pour être excellent, présente tout de même une sorte de plaidoyer pro domo en faveur de Superphénix ; j’ai également beaucoup d’estime pour le rapport présenté par Jean Teillac au Conseil économique et social, quoique un peu dépassé aujourd’hui : « Bilan scientifique et technologique des recherches sur les réacteurs à neutrons rapides », de 1993. Je me réfère aussi souvent au rapport Castaing, œuvre de chercheurs qui ont analysé les différentes hypothèses de protocole pouvant être mis en œuvre pour utiliser au mieux Superphénix : « Rapport de la commission scientifique de l’Académie des sciences chargée d’évaluer les capacités de Superphénix comme outil de recherche ». Je ne peux pas ne pas me référer, par ailleurs, à ce qu’on me fait l’honneur d’appeler le rapport Curien, qui a en fait été rédigé par des spécialistes beaucoup plus « pointus » que moi-même, avant que je l’étudie et le présente au Premier ministre : « Rapport du ministre de la recherche et de l’espace à M. le Premier ministre », de 1992. Enfin, je reprends un bain de jouvence dans les écrits de Carlo Rubbia, à propos de ses propositions sur ce qu’il appelle un amplificateur d’énergie et je regarde aussi où on en est en ce qui concerne les processus de fusion.

    Je suis tout à fait persuadé qu’il y a déjà plusieurs dizaines d’années, notre pays a défini une politique ambitieuse et cohérente en matière de génération d’énergie permettant l’établissement d’une plus grande autonomie énergétique de la France. J’insiste bien sur le fait qu’en ne laissant de côté aucune piste pouvant paraître véritablement significative, cette politique a été ambitieuse, légitime et cohérente. C’est ainsi que, partant du constat que notre parc était constitué de réacteurs à eau pressurisée mais que d’autres solutions pourraient s’avérer utiles dans l’avenir, il avait été décidé d’examiner les possibilités liées aux réacteurs à neutrons rapides et de s’intéresser aux recherches sur la fusion, dans le cadre d’une coopération européenne et mondiale.

    Cela dit, pourquoi ne pas s’être intéressé, dès le départ, à la filière des neutrons rapides ?

    Pourquoi Enrico Fermi, par exemple, au lieu de faire une pile à neutrons et à refroidissement par eau, en 1943, n’a-t-il pas eu recours à cette solution-là ? La réponse est simple : pour faire une pile refroidie autrement que par l’eau, il faut utiliser des refroidisseurs beaucoup moins commodes et sûrs à manier que l’eau. Or l’eau a le mérite d’être bien connue, de ne pas présenter de danger particulier, et d’être à la fois un ralentisseur très efficace pour les neutrons mais, surtout, un moyen d’extraction de l’énergie. C’était donc, incontestablement, le moyen le plus facile pour tirer l’énergie de la pile. Cela dit, l’eau ralentissant les neutrons, ceux-ci ne peuvent pas assurer la fission d’atomes lourds autres que l’uranium 235. C’est dire que choisir l’eau, c’est choisir l’uranium 235, ce qui oblige à un enrichissement par rapport à l’uranium naturel.

    Le choix de l’eau ne s’est donc pas fait dans l’enthousiasme le plus absolu, sachant qu’il restreignait le type de combustible ; en revanche, il rendait beaucoup plus facile l’exploitation industrielle des sources d’énergie sous forme de chaleur.

    Dès les années 1940, donc, on travaille sur la filière du refroidissement par l’eau. Et comme cela marche bien, on décide de continuer et de mettre au point cette filière particulière – fallait-il de l’eau pressurisée, à quelle pression, à quelle température, etc. ? C’est l’objet des discussions de l’époque et du choix des différentes filières : française, américaine, canadienne ; et on s’intéresse également, sans se précipiter, à la filière des neutrons rapides.

    Et puis, il n’y a pas si longtemps de cela, s’apercevant que l’on consommait tout de même beaucoup d’uranium – il faut extraire beaucoup d’uranium 238 et l’enrichir, pour en brûler très peu dans les piles – alors qu’il est mal réparti à la surface du globe, on a craint qu’il ne devienne rare. Tel était l’esprit du Club de Rome, pour lequel tout était rare, d’ailleurs – même l’aluminium ! Et sur la base d’une possible raréfaction de l’uranium, on s’est alors interrogé sur toutes les sources minérales possibles pour l’ensemble des procédures.

    Pourquoi se tourne-t-on vers la filière des neutrons rapides ?

    On commence par s’orienter vers des filières dont on connaît bien le principe, telle la filière des neutrons rapides, dans la mesure où ils sont capables de « manger » de l’uranium. Sans compter que l’on désirait se constituer, à l’époque, une réserve de plutonium, et que les neutrons rapides n’ont pas leur pareil pour transformer de l’uranium en plutonium. L’avantage était donc double : la machine allait permettre de produire le plutonium à usage militaire mais aussi d’économiser les réserves de minerais radioactifs.

    L’étude de cette filière est donc lancée, notamment avec Phénix, un excellent petit réacteur, extrêmement souple d’utilisation. Et comme Phénix donne de très grandes satisfactions, on s’est dit alors – peut-être un peu tôt, il est vrai – que le passage de Phénix à Superphénix serait la consécration de la filière. L’objectif étant de produire du plutonium mais aussi de l’électricité, on allait essayer d’aplanir les difficultés, à l’échelle industrielle, à partir d’un premier réacteur.

    Mais le passage de Phénix à Superphénix correspond à une multiplication par cinq, ce qui est beaucoup – quels que soient les engins – : le facteur d’échelle ne jouant pas uniformément, on peut avoir des surprises, avec une telle multiplication. Par ailleurs, on pense rarement à un autre facteur, d’ordre psychologique, celui-là : on est passé d’un réacteur de recherche, situé dans l’enceinte du CEA, à un réacteur destiné à produire de l’énergie, donc de « culture » EDF. Les gens un peu craintifs sont plus rassurés par un laboratoire situé dans un périmètre circonscrit où des savants mènent leurs travaux de recherche que par un réacteur industriel situé dans la nature.

    En outre, pour pomper l’énergie, dans un réacteur à neutrons rapides, on doit utiliser non de l’eau mais un élément qui n’absorbe pas les neutrons et ne les ralentisse que très peu : pour ce faire, le sodium est de loin le meilleur. Mais voilà, le sodium se manipule beaucoup moins facilement que l’eau, brûle spontanément, réagit mal à l’eau, et affole son monde à la moindre petite fuite – en cas de grosse fuite, bien sûr, on a raison de s’affoler.

    Les difficultés rencontrées par Superphénix, jamais graves, autant que je sache, mais nombreuses et répétées, n’ont pas tenu à une mauvaise conception du cœur du réacteur, à la partie nucléaire, mais au circuit de sodium, qui s’est avéré plus délicat à exploiter qu’on ne l’avait pensé a priori, et sur lequel s’est focalisée l’opinion, donnant lieu à des campagnes allant, à mon sens, au-delà de ce que cela méritait.

    On peut se poser la question suivante : allait-on avoir besoin de cette filière ? Que pouvait-on imaginer en dehors des réacteurs à neutrons relativement lents ou réacteurs à eau pressurisée, que l’on exploitait, et des réacteurs à neutrons rapides ? Quels pouvaient être les autres moyens nucléaires de production d’énergie ?

    On peut penser à la fusion. Mais c’est là une affaire difficile. Il y a par exemple à Culham, où nous sommes très présents, une très belle machine pour produire de l’énergie de fusion de façon expérimentale, mais il s’agit d’un équipement très lourd, et tout cela pour produire, in fine, une quantité d’énergie encore extrêmement faible.

    Il faut en outre savoir qu’une machine à fusion, c’est une bombe atomique, une bombe H. Or elle est des plus petites, elle ne donne pas d’énergie ; et pour avoir de l’énergie, il faut déjà quelque chose qui ressemble plus à une bombe. Et maîtriser même une petite bombe avec toute la sécurité nécessaire, ce n’est vraiment pas simple. Certes, les scientifiques ont résolu un grand nombre des difficultés que cela pose, mais il en reste encore à résoudre avant de passer à une échelle qui puisse conduire à l’exploitation.

    Par ailleurs, parler de délais de mise en place d’usines de production d’énergie de fusion suppose de prendre en compte deux facteurs qui rendent la réponse difficile.

    Le premier facteur tient à la rapidité d’avancement des recherches. Sur ce point, je pense que si le monde entier y met de l’argent, quinze ans suffiront. Si seuls certains pays s’y intéressent, cela pourra prendre vingt ou vingt-cinq ans. Mais le second facteur tient au fait qu’il n’y a pas de demande, en réalité. Ni les gens d’EDF, ni les autres grands pays recourant au nucléaire civil ne sont demandeurs, puisqu’ils ont un parc de centrales qui leur donne toute satisfaction et qu’il faut amortir ; plus longtemps il fonctionnera dans de très bonnes conditions, mieux ce sera pour eux. Ils ne vont donc pas s’empresser de mettre des sommes très importantes dans la définition d’une filière beaucoup plus différente que ne l’est celle des neutrons rapides des réacteurs actuels.

    La fusion, j’y crois, mais à l’horizon de quarante ans : vingt ans pour la recherche et la technologie, et vingt ans en raison de la paresse de la demande.

    Reste une autre filière, qui n’est pas du tout absurde, à savoir celle prônée par le prix Nobel Carlo Rubbia.

    Carlo Rubbia a en effet proposé une machine dont l’astuce est toute simple : faire un réacteur sous-critique, qui peut « manger » absolument n’importe quoi – du plutonium, bien sûr, mais aussi du thorium, qui abonde sur la planète.

    Pourtant, étant sous-critique, il ne devrait pas fonctionner puisque bien que très voisin d’un réacteur normal, c’est en fait, au départ, un réacteur dans lequel la réaction en chaîne ne se fait pas faute d’une quantité suffisante de neutrons. Or, Carlo Rubbia parvient à l’amener à la criticité à partir d’un accélérateur qui, envoyant des protons de forte énergie sur du plomb, par exemple, engendre une réaction de spallation : c’est-à-dire que le proton émet alors une superbe gerbe de neutrons, laquelle, parvenant dans le milieu sous-critique du réacteur, déclenche le système ; le réacteur sous-critique devient alors critique et sur-critique et produit de l’énergie.

    Or, avec un tel système, on reste véritablement maître à bord : pour arrêter le processus, il suffit de ne plus envoyer de protons, ce qui est facile, et le réacteur retombe alors en dessous de la criticité, ce qui élimine tout risque d’accident.

    Par ailleurs, si un tel engin doit être vendu à des gens risquant de faire mauvais usage des sous-produits, le régime du réacteur peut être tel qu’il ne produira pas de plutonium, par exemple.

    En outre, astuce supplémentaire essentielle, le plomb – ce milieu qui, recevant des protons, émet des neutrons qui font marcher la pile – peut lui-même être mis en fusion pour tirer l’énergie : le refroidisseur de la machine ne sera plus de l’eau ou du sodium, mais du plomb qui, pour le coup, est un bon métal – lui, au moins, ne brûle pas à l’air, ne s’enflamme pas quand on verse de l’eau dessus. Le plomb présente toutefois des inconvénients par rapport au sodium : à l’état liquide, il est moins fluide que le sodium et il fond à des températures plus élevées ; il faut donc travailler à des températures nettement supérieures avec un refroidisseur au plomb.

    Cette solution n’est donc pas absolument idyllique, mais on peut tout de même se réjouir de l’attrait qu’elle présente.

    Pour ma part, je pense qu’il faut poursuivre la recherche sur ce système au même titre que sur la filière des neutrons rapides.

    Quand on invite Carlo Rubbia à préciser les délais, il dit que la décision étant prise, sept ans plus tard, et en tout cas dans les dix ans, le système peut fonctionner. Je crois qu’il n’a pas tort. Là, en revanche, où il a tort, c’est lorsqu’il dit que cela ne coûtera pas cher. Cela coûtera cher, sans pour autant qu’il s’agisse de sommes fabuleuses. Il faudrait en fait que les puissances nucléaires s’intéressent aussi à cette filière.

    Une nouvelle astuce qu’a trouvée Carlo Rubbia tout récemment consiste à racheter d’occasion des parties de l’accélérateur du CERN que l’on va arrêter pour le remplacer par un accélérateur plus puissant.

    Le CERN a en effet décidé de construire une nouvelle machine LHC dans le même tunnel que LEP qui fonctionne actuellement. Certes, LEP est un accélérateur non pas de protons mais d’électrons et de positrons, ce qui fait qu’il n’est pas tout à fait adéquat. Mais Rubbia dit pouvoir réaliser un accélérateur de protons avec, par exemple, les cavités-résonnantes haute fréquence qui sont actuellement installées au CERN et qui vont être mises hors service dans un délai de deux ou trois ans. Bonne idée ! Pour autant, cela n’invalide pas, à mon sens, la nécessité de continuer très sérieusement les recherches sur les neutrons rapides.

    Je serais donc triste que les circonstances – avec leurs composantes politique, sociale, technique, économique, etc., bien sûr – amènent à considérer que l’on peut fonctionner avec les seuls REP per infinitum... De mon point de vue, on n’a pas le droit de faire cela.

    Il faut chercher s’il y a d’autres filières au moins aussi intéressantes et qui, dans l’avenir, le seraient même plus parce que « mangeant » toutes sortes de substances naturelles et n’entamant pas les réserves. Sans compter qu’avec les neutrons rapides, on sait véritablement « manger » les actinides, c’est-à-dire les noyaux très lourds. C’était l’objet du rapport de l’Académie des sciences en 1993.

    Certains se gaussent, face à un tel discours, avançant qu’il faudrait alors un réacteur à neutrons rapides pour chaque réacteur normal afin d’en éliminer les déchets. Bien sûr, c’est vrai pour l’instant, dans l’état actuel de nos connaissances, mais est-ce une raison pour arrêter les recherches ? Pas du tout ! Continuons à chercher la façon d’améliorer le fonctionnement des REP et d’obtenir des engins « mangeurs » de déchets
    – au moins ceux qui nous gênent le plus en termes de durée.

M. le Président : Elargir le débat à l’ensemble des sources d’énergie potentielles dans le domaine du nucléaire est particulièrement précieux, compte tenu de votre expérience.

    Le Gouvernement a pris la décision d’arrêter Superphénix mais s’est rendu compte, parallèlement, que pour tenir le scénario 1 de la « loi Bataille », il fallait opérer la transmutation des éléments. C’est la raison pour laquelle le Gouvernement s’est lancé dans la remise en état de Phénix, afin de lui permettre de fonctionner comme outil de recherche, en particulier sur la transmutation : destruction d’américium, du curium et, très probablement recherche très approfondie sur la destruction du neptunium.

    Avez-vous le sentiment que le réacteur Phénix, compte tenu de son âge, de son caractère obsolète et de sa puissance, sera susceptible de faire face à cet enjeu ? En effet, la disparition de Superphénix – dont l’étude de démantèlement doit commencer prochainement –, serait en réalité parfaitement contraire à la « loi Bataille », si Phénix ne permettait pas de nous donner, pour 2006, des informations sur la transmutation.

M. Hubert CURIEN : Phénix a une très bonne réputation. Ainsi que je l’ai déjà dit, c’est un bon petit réacteur de recherche qui a le mérite d’être extrêmement souple. On peut faire toutes sortes de choses et en changer assez vite les configurations. Ceux qui travaillent avec cet engin disent beaucoup l’apprécier car avec Phénix, quand ils ont une idée, ils peuvent la tester, et la tester assez vite.

    Cela dit, Phénix n’a pas le caractère du modèle industriel. Il permet des études de faisabilité de principe, mais pour savoir ce qu’il en est réellement à l’échelle industrielle, passer par Superphénix est presque indispensable. Mais Superphénix, lui, est beaucoup moins souple d’usage, car il n’est pas simple d’en changer le cœur !

    A mon sens, il y a complémentarité entre les deux. Ayant fait une manipulation intéressante sur Phénix, les chercheurs auront à cœur de la tester à l’échelle réelle, celle de Superphénix.

M. Franck BOROTRA : Sans vous entraîner dans la bataille politique autour de Superphénix, M. le Ministre, je souhaiterais vous poser trois questions.

    La première tient à la démarche de nature scientifique. En tant que scientifique de grande renommée, croyez-vous raisonnable d’abandonner un outil comme Superphénix, que ce soit pour des raisons politiques comme l’a indiqué le ministre de l’industrie, ou pour des raisons de marché ? Cet outil permettant de défricher la voie des réacteurs à neutrons rapides, il me semble que la démarche scientifique consisterait à ne fermer aucune porte. Après tout, le problème d’un manque éventuel d’uranium ne se pose pas aujourd’hui, mais on sait bien que les besoins et le marché évoluent, de même que la politique change. Il conviendrait de ne pas arrêter la recherche sur la filière des neutrons rapides, ni de fermer la porte de la fusion ou des réacteurs rapides sous-critiques, dites-vous. Aussi, quel jugement porte le scientifique que vous êtes face à une démarche qui ferme une porte de recherche, même pour des raisons économiques, dont personne ne peut dire si, demain, elle ne sera pas nécessaire ?

    Par ailleurs, la France étant en tête dans le domaine de la recherche sur le nucléaire civil, une telle décision a des conséquences non seulement scientifiques mais aussi industrielles pour notre pays, ainsi que des conséquences sur le comportement d’autres pays et sur nos relations avec eux. Ne croyez-vous pas, en conséquence, qu’il soit dangereux de casser une coopération internationale comme celle-là, sachant qu’il est probable que l’on s’engage, demain, soit dans d’autres coopérations internationales, soit dans une fermeture graduelle des voies possibles pour des raisons économiques, ce qui nous amènerait, année après année, à perdre la position qui est la nôtre ? La fermeture de Superphénix a des conséquences sur nos relations avec les autres pays, ce qui est assez grave.

    Enfin, la troisième question a trait à Phénix et Superphénix qui, avez-vous dit
    – et je partage cet avis – sont des outils complémentaires, l’un n’ayant donc pas vocation à se substituer à l’autre. Si, d’aventure, la recherche engagée sur les neutrons rapides via les expérimentations sur Phénix réussissaient, il faudrait de toute façon construire Superphénix. Dans ces conditions, comment peut-on abandonner un outil comme celui-là, qui a été construit et payé, et dont on peut assurer aujourd’hui le coût de fonctionnement par la seule production d’électricité ? Sans m’étendre sur l’inquiétude de beaucoup de voir Phénix ne fonctionner que quelques mois avant qu’on ne le ferme, on peut craindre que l’arrêt de Superphénix ne sonne le glas de la filiale entière.

    S’il s’agissait de le construire, je comprendrais que l’on se pose la question...

M. Hubert CURIEN : On ne le ferait pas.

M. Franck BOROTRA : ...mais puisqu’il est là et que d’autres se sont engagés dans cette voie – Japon, Russie, Inde, etc. –, je ne comprends pas bien. Quelle est votre réaction ?

M. Hubert CURIEN : Tout d’abord, l’idée d’abandonner Superphénix m’est absolument antipathique. Certes, si on avait à le bâtir aujourd’hui, on le ferait beaucoup plus souple et d’un usage plus facile pour l’expérimentation, mais abandonner définitivement Superphénix aujourd’hui, je le comprendrais mal.

    Qu’un gouvernement, confronté à des problèmes de nature différente, veuille prendre le temps de la réflexion avant toute décision se conçoit. Et si le Premier ministre avait dit, il y a quelques semaines ou quelques mois, qu’il faisait tout arrêter et démanteler, j’aurais véritablement très mal dormi. Mais il n’a pas dit ça, pour ce que j’ai compris.

    Je ne sais pas quel peut être l’avenir de Superphénix à long terme, mais ce qui navrerait tous ceux qui connaissent les choses du point de vue technique, c’est que l’on ne profite pas pleinement de toutes les potentialités qu’il nous offre encore. Or, très sincèrement, il nous les offre sans danger particulier, sans risque d’accident majeur. Cet engin a joué de malchance, a connu des « pépins », mais les scientifiques et les techniciens comprendraient mal qu’on le ferme définitivement avant d’en avoir tiré tout le bénéfice.

    J’en viens à la coopération internationale. Il faut tout de même reconnaître que nous ne sommes guère aidés, dans ce domaine, par nos voisins. Les Allemands pourraient le faire en demandant des comptes en tant qu’actionnaires. Or ils ne le font pas, tout au moins tant que les élections n’ont pas eu lieu chez eux. La pression allemande pour influer sur telle ou telle décision n’a donc pas existé. Quant aux autres Européens, ils ne sont pas non plus d’un grand soutien dans les discussions internationales : les Autrichiens ont cassé leur seule centrale avant même qu’elle soit terminée, les Suédois ont une position bien connue. C’est dire que nous ne pouvons pas compter sur une véritable solidarité des grands pays européens en la matière.

    La solidarité est plus marquée, moins difficile à obtenir, pour des engins prévus à beaucoup plus long terme, concernant la fusion par exemple, parce que personne ne se sent encore directement concerné par des conséquences écologiques possibles. En outre, les arguments pour contrecarrer les peurs dans ce domaine sont plus faciles à développer : on travaille par exemple sur du tritium, lequel a une durée de vie très faible. On avance par ailleurs qu’il n’y aura pas de déchets, ce qui est vrai dans la mesure où il n’y aura pas de trans-uraniens. Il n’en reste pas moins que les enceintes des réacteurs à fusion seront tout de même très activées – on ne travaille pas à des températures aussi importantes sans quelques conséquences de rayonnement et donc d’activation de la matière tout autour.

    En conclusion, l’aide internationale ne nous a pas été d’un grand secours sauf dans le domaine de la solidarité scientifique.

    Par ailleurs, que la France soit bien placée, dans le domaine du nucléaire, est certain. Ainsi que je vous le disais, nous avons toujours été, dans ce domaine comme dans le domaine spatial, ambitieux et cohérents. C’est pourquoi il serait vraiment dommage que nous devenions beaucoup moins ambitieux et ne soyons plus cohérents.

    Or, pour moi, la cohérence repose sur l’intérêt porté à l’ensemble des sources d’énergie primaire. Il en va de même pour la définition de la politique spatiale : les choses n’ont pas toujours été faciles, nous n’avons pas toujours été aidés par nos voisins, mais nous avons toujours été cohérents, partant du principe que nous ne ferions jamais rien sans lanceur, ce que les faits ont démontré. Pour autant, il va de soi qu’il ne s’agit pas de préserver à tout prix – économique ou politique – la seule cohérence.

    J’en viens à la complémentarité entre Phénix et Superphénix, qui me semble effectivement être un point important. A ce propos, les techniciens que j’ai interrogés m’ont rassuré. Leur souhait est de continuer à travailler sur Phénix – pour ceux qui sont impliqués sur ce réacteur, celui-ci n’a d’ailleurs nullement l’âge de disparaître –,en raison en particulier de sa très grande flexibilité. Mais ensuite, disposer d’un réacteur à l’échelle industrielle est un atout supplémentaire considérable du point de vue de l’exploitation.

    C’est pourquoi je souhaiterais que l’on préserve l’avenir, c’est-à-dire que lorsqu’il sera nécessaire de passer à des essais à échelle industrielle – et le cas se présentera –, on puisse réactiver convenablement, avec toutes les précautions qui s’imposent, un engin comme Superphénix. Je ne dis pas qu’il faut que Superphénix puisse redémarrer dans les quinze jours, mais comme beaucoup, je demande simplement que l’on ne fasse pas de gâchis. Cette machine existe. Rassurons ceux qui ont peur, ne nous précipitons pas, mais tirons-en le meilleur bénéfice. De mon point de vue, c’est là un discours citoyen.

M. Alain MOYNE-BRESSAND : Pensez-vous que la décision de construire Superphénix était bonne ? A-t-elle été prise sous la pression du lobby nucléaire ?

    En tout cas, Superphénix fonctionne, et vous avez dit votre position, de bon sens, face à un laboratoire d’une telle importance. Pour le physicien qui envisage l’intérêt de la recherche comme celui du pays, une telle installation est propre à faire évoluer la recherche scientifique.

    Or, le Premier ministre a bel et bien pris la décision d’abandonner le surgénérateur. Il s’agit d’un arrêt, ni plus ni moins, les moyens devant être trouvés pour démanteler la centrale – travail long et que l’on connaît mal –, et extraire le sodium.

    Il a d’ailleurs été rappelé à notre commission que nous avions à mener une enquête et non pas à mettre en cause la décision du Gouvernement ; ce que nous regrettons, comme vous, ainsi que vous venez de nous l’indiquer.

    Mais que pourra-t-on faire de cette friche industrielle ? A la suite des drames sociaux et humains, nous aurons en effet à faire face à un gaspillage énorme pour la France.

    Il me semble que le Gouvernement, en 1981, avait aussi des positions peu favorables au nucléaire. Or, je suis persuadé que vos compétences et vos connaissances, ainsi que votre bon sens, ont fait évoluer le Gouvernement dont vous étiez ministre de la recherche, de façon à ce qu’il ne fasse pas n’importe quoi. Je souhaiterais donc que nous puissions à nouveau, avec vous, dont l’autorité et les compétences sont reconnues, faire comprendre au Gouvernement qu’il fait fausse route, qu’il fait une erreur. Plus qu’une question, c’est donc un appel que je vous lance.

    Nous avons reçu Mme Voynet et M. Sené...

M. Hubert CURIEN : Je n’ai pas à le critiquer, mais je ne prendrais pas M. Sené comme conseiller, personnellement. Certes, il a des idées, mais il me semble orienté dans une voie de raisonnement qui n’est pas exactement la mienne, ce qui est d’ailleurs son droit absolu.

    J’en reviens à votre propos. La décision de construire Superphénix a-t-elle été un peu hâtive ? Oui, je le crois. On ne peut guère en vouloir aux techniciens, aussi bien les industriels que les chercheurs, qui ont poussé à cette décision, parce qu’ils l’ont fait sur la base d’un enthousiasme véritable – on le voit dans le livre de M. Vendryès, le plus grand des spécialistes des neutrons rapides, pour qui la consécration était bien évidemment de passer au niveau de Superphénix. Je ne sais pas ce qu’il en est des responsables d’EDF, mais je comprends très bien la position des scientifiques.

    On est allé un peu vite dans l’extension d’échelle. Phénix est une « petite affaire », et on s’était imaginé que cinq fois plus grand, cinq fois plus puissant, cela ne poserait pas de problème. Or, en réalité, cinq fois plus de sodium, c’est énormément plus d’embêtements. Cela dit, tout cela est surmontable, on a fait plus difficile – comme aller sur la lune.

    S’agissant maintenant de la décision d’abandon, je ne me permettrai d’interpréter ni les paroles, ni les intentions du Premier ministre, n’ayant pas eu l’occasion de m’en entretenir avec lui. J’avais cru comprendre, mais peut-être me trompais-je, que des engagements ayant été pris, le Premier ministre avait décidé de ne pas renouveler l’autorisation, mais sans s’interdire d’y réfléchir et de voir. Mais peut-être mon interprétation est-elle empreinte de naïveté.

M. Claude BIRRAUX : Tout d’abord, M. le Ministre, je tiens à redire, concernant le rapport que vous aviez remis en 1992 au Premier ministre, que vous aviez adopté là une véritable démarche scientifique, explorant les questions et les pistes de recherche pouvant être engagées, et non pas tirant des conclusions avant d’avoir fait l’expérimentation. Certains, qui vous ont qualifié de pro-nucléaire, parfois de façon moins élégante, ont ensuite commandé à un bureau d’études allemand, une étude alternative, pour 350 000 francs, censée dire le contraire de ce que vous affirmiez. Or, comme vous posiez des questions, il était difficile d’y opposer quoi que ce soit.

    Je m’étais amusé, à l’époque, à faire un tableau comparatif des différents aspects examinés par vous et par ce bureau d’études, et je m’étais rendu compte que sur 80 % des sujets traités, vous étiez en accord, puisque vous posiez les mêmes questions ; et sur les 20 % restants, vous ne pouviez être ni d’accord ni en désaccord, puisque vous n’abordiez pas les mêmes problèmes. C’est toute la difficulté des débats autour de ce sujet, si on part avec des a priori. Je tiens donc à souligner la cohérence de votre démarche, qui était une véritable démarche scientifique.

    Cela dit, avez-vous eu connaissance de l’incident de puissance intervenu pendant une fraction de seconde sur Phénix en septembre 1990, occasionnant une chute de puissance et un arrêt d’urgence ? Avez-vous souvenir d’une explication quant aux causes de cet incident ?

M. Hubert CURIEN : Je ne sais pas si le CEA a fourni une explication, mais il serait intéressant de la demander.

M. le Président : M. Bataille et moi-même, lors d’une rencontre avec M. Barré, avons posé la question. Il nous a répondu qu’il avait beaucoup travaillé sur la question, et que, contrairement à ce qui avait été dit, le CEA avait idée d’une possible cause : un problème de vibration du cœur, pouvant, dans une certaine mesure, par le rapprochement des éléments combustibles à un instant déterminé, entraîner un surplus de puissance, puis, après écartement, une diminution de puissance. C’est l’hypothèse qui lui paraît la plus probable. Il a par ailleurs indiqué que si telle était la cause, le CEA essaierait de remédier à ce défaut lors des travaux sur Phénix.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Je fais partie de ceux qui, avec d’autres parlementaires, cherchent depuis des années à comprendre afin de mieux expliquer à ceux qui nous ont élus. Entre le scepticisme de l’intelligence et l’optimisme de la poursuite de l’action, le Gouvernement de Lionel Jospin, il y a quelques semaines, a tranché et basculé du côté de la réserve. Pour ma part, je côtoie Lionel Jospin depuis suffisamment longtemps pour m’interroger sur ce qui l’a fait franchir l’espace ténu l’amenant à basculer du côté des sceptiques. C’est en quelque sorte une des missions de cette commission d’enquête.

    Permettez-moi, à ce propos, un aparté politique : autant je suis solidaire de Lionel Jospin, autant je ne me risquerai pas à être aveuglément solidaire de tous ceux qui, à un moment ou à un autre, soutiennent un gouvernement. Il suffit de se plonger dans nos histoires respectives pour connaître l’imprudence qu’il y aurait à adopter une telle attitude.

    En conséquence, à ce stade de nos auditions sur Superphénix – et j’ai bien entendu la position qui est la vôtre –, il me semble qu’on ne peut ni conclure que Superphénix ne marche pas, ni affirmer qu’il fonctionne d’une façon irréprochable.

M. Hubert CURIEN : Certes.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Pour votre part, vous êtes dans le camp des scientifiques d’héritage humaniste et d’esprit critique qui concluent que même s’il ne fonctionne pas parfaitement, nous aurions beaucoup à perdre à nous priver d’un tel outil. La raison imposerait donc de tirer parti du fonctionnement d’un tel outil tant qu’il est encore possible de le faire, mais en admettant que dans sa finalité initiale, le projet a failli.

    Un clivage existe en fait entre les scientifiques qui, comme vous, considèrent que l’investissement fait dans cet outil peut encore servir le savoir et la recherche, et ceux qui considèrent que ça suffit comme ça, que les erreurs d’orientation plaident pour un arrêt immédiat. Partant de là, à quoi tient, précisément, que le chercheur et l’homme d’action, le scientifique que vous êtes penche plutôt pour la poursuite de l’utilisation de l’outil, en dépit des errements et des hésitations dans le parcours ?

M. Hubert CURIEN : Pour moi, le point essentiel tient au fait que personne n’a jamais affirmé que Superphénix était un engin dangereux ou présentait des dangers supérieurs à la moyenne des dangers que peut représenter un réacteur à eau pressurisée. Si un expert pouvait démontrer que les risques d’accident provenant de ce réacteur sont tels qu’il faut arrêter, mon opinion serait différente ; mais personne ne l’a fait.

    J’admets fort bien – sans approuver – que certains estiment que l’on n’a pas besoin de cette filière, mais je n’admets pas que l’on dise qu’il faut arrêter cet engin, non pas parce qu’il est dangereux mais parce qu’on souhaite tout simplement le voir détruire, et cela avant même que l’on ait mené un programme intéressant. J’indique à ce propos que je suis d’accord avec l’objection que fait M. Sené au rapport Castaing. Toujours est-il qu’il serait triste d’arrêter et de démanteler un outil qui, scientifiquement, peut rendre de grands services, et éventuellement – après tout pourquoi pas ? – fournir des kWh, ce qui ne peut pas nuire.

Mme Michèle RIVASI : Je souhaiterais vous interpeller, M. le Ministre, sur l’aspect scientifique.

    Vous avez parlé de cohérence. Or, le fait que cet outil, prévu à l’origine pour produire de l’électricité, se transforme en outil de recherche pose un premier problème, du point de vue scientifique. Cet engin est en effet surdimensionné, comme vous l’avez dit vous-même, par rapport à Phénix. Pour des expérimentations, il est beaucoup plus facile d’utiliser un outil beaucoup plus petit, beaucoup plus malléable, permettant de sortir le cœur très aisément – alors que pour Superphénix, il faut dix-huit mois pour y parvenir. Ainsi, lorsque l’on veut étudier ce que le bombardement de neutrons, par exemple, produit comme radioéléments, Superphénix est un outil disproportionné par rapport aux besoins de la recherche. En tant que scientifique, on ne saurait donc dire que Superphénix est un outil adéquat, adapté à la recherche.

    Venons-en à la surgénération. Comme l’ont constaté de très nombreux experts, la surgénération n’est plus intéressante, ni du point de vue de la rentabilité, ni du point de vue financier, ni du point de vue des ressources en uranium. On abandonne donc la surgénération, puisqu’elle ne correspond pas à la demande d’électricité, à laquelle on sait très bien répondre avec des REP ordinaires.

    Il faut donc savoir s’arrêter. C’est pourquoi, pour ma part, j’admire le courage de M. Jospin qui, étant donné le coût financier et le fait que ce système n’est pas adapté à la recherche, propose de mettre l’argent – des milliards ! – dans d’autres réacteurs, plus adaptés pour une recherche sur la transmutation des déchets. Car notre gros problème, en France, ce sont les déchets à longue période radioactive. C’est donc bien vers ce type de recherche qu’il faut orienter tous nos moyens financiers.

    Vous dites que cet outil ne présente pas plus de risques que tout autre réacteur. Pour ma part, je m’inscris en faux. Ce n’est pas qu’il risque d’exploser demain, bien sûr, mais les réacteurs à neutrons rapides, étant donné la quantité de sodium et de plutonium qu’ils contiennent, présentent un risque potentiel plus important que les autres réacteurs.

    M. Birraux a parlé du problème de réactivité qui s’était posé dans le cœur de Phénix en 1990. Or, le fait que l’on n’ait pas su fournir d’explication à ce problème, alors qu’il ne s’agit que de Phénix, n’est pas sans me poser de problème pour Superphénix. Aussi, pour trouver des explications rationnelles à tout ce qui pose encore problème, je préfère qu’on travaille sur Phénix plutôt que sur Superphénix.

M. Hubert CURIEN : Vous avez tout à fait raison lorsque vous dites que Superphénix n’a pas été conçu pour être un réacteur de recherche, qu’il n’est pas bien adapté pour cela, puisqu’il devait au départ fabriquer du plutonium et de l’électricité. Il n’a donc pas été fait pour « manger » des actinides ou pour être sous-générateur en plutonium.

    Pour autant, les réacteurs à neutrons rapides sont extrêmement souples puisqu’ils permettent de disposer d’une gamme très étendue de neutrons pouvant entraîner des réactions très diverses – beaucoup plus diverses que dans un réacteur à neutrons refroidis. On peut donc faire de nombreuses choses et, selon les régimes, avoir un surgénérateur – faire du plutonium – ou sous-générateur – « manger » du plutonium.

    En outre, il est vrai que son cœur est beaucoup moins mobile, puisqu’il n’a pas été fait pour être changé chaque fois que l’on souhaite faire une expérience.

    On voit bien, dans le rapport rédigé sous la direction de Raymond Castaing, les expériences intéressantes qui peuvent être envisagées sans grands frais sur Superphénix, une des priorités étant de fait la destruction des déchets nucléaires à vie très longue.

    J’en conclus donc qu’il vaut mieux profiter le plus possible, jusqu’au bout, de Superphénix. Et si l’on estime finalement que les raisons d’arrêter l’emportent, on arrêtera une fois ces expériences menées.

    Les responsables de Superphénix pensaient qu’il serait véritablement le prototype de la nouvelle filière, très proche des engins que l’on aurait ensuite à construire en série. Ils se sont ensuite aperçus qu’il y avait encore de nombreuses mises au point à faire. Cela dit, il ne s’agit pas de choses essentielles ayant trait au principe même du réacteur, mais de technologie du génie des procédés.

    En réalité, mon opinion n’est pas très différente de la vôtre. Nous différons seulement sur la conclusion. Pour ma part, je suis pour que l’on aille le plus loin possible avec ce qu’on a, alors que vous pensez qu’on y gagne peu et qu’il vaut mieux tout arrêter tout de suite.

Mme Michèle RIVASI : Autant faire un autre réacteur, adapté à ce qu’on recherche.

M. Hubert CURIEN : Oui, mais il faut alors des moyens en conséquence !

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Est-ce à dire, à partir de la connaissance technique dont vous disposez, qu’entre la réactivation de Phénix, plus outil de recherche dans sa conception, et la continuation de l’activité de Superphénix – choix entre lesquels le Gouvernement a eu à arbitrer –, vous auriez plutôt penché pour la continuation de l’activité de Superphénix ? Et le Gouvernement ayant décidé de réactiver Phénix, ne peut-on considérer qu’il y a là « compensation », en termes de potentialité de recherche, à l’arrêt de Superphénix ?

M. Hubert CURIEN : Ma position est claire, même si elle demande sans doute à être confirmée par de véritables spécialistes. Phénix est un engin extrêmement commode qui, en outre, a le mérite d’être dans l’enceinte du CEA. De toute évidence, c’est un engin expérimental, comme d’autres au CEA. Je comprends donc bien que les chercheurs qui veulent travailler en particulier sur la fission d’atomes lourds et à très longue durée de vie souhaitent le faire sur Phénix, étant donné sa maniabilité. Pour autant, Phénix est tout de même un vieil outil : pour être d’une souplesse rare, il n’est pas des plus moderne, même si on peut le remettre au point. Aussi, que certains veuillent tester une manipulation intéressante sur Superphénix, sur un modèle industriel, se comprend tout aussi bien. On voit donc le bénéfice que l’on peut tirer du fait que Superphénix reste activable.

    Je suis donc pour les deux.

M. Pierre MICAUX : Pour un profane comme moi, votre exposé a été si clair que j’ai commencé à comprendre,... comme si c’était un roman et non de la recherche scientifique. Enfin de l’accessible !

    Cela étant dit, la conférence sur l’environnement de Kyoto vient de se terminer. Les résultats ont été très maigres – entre 5 % et 7 % d’économie de pollution –, et les efforts très réservés. Aussi, compte tenu de la pollution atmosphérique mondiale et des réserves en sources d’énergie actuellement connues, pensez-vous que la situation présente constitue une raison supplémentaire de poursuivre dans la voie de l’atome civil pour les générations à venir et d’accentuer nos efforts de recherche ?

M. Hubert CURIEN : Il existe une autre source d’énergie tout à fait essentielle, à savoir les économies d’énergie. Or dans ce domaine, depuis une vingtaine d’années, les progrès ont été énormes, en particulier dans notre pays – génie civil, protection des maisons, moteurs plus économes, etc. On pourrait investir plus encore sur les moteurs à explosion, à mon sens, mais les progrès sont d’ores et déjà très sensibles.

    Pour ce qui concerne la consommation de sources d’énergie hydrocarbonées d’une façon générale, il m’est toujours pénible de constater que si la nature nous donne des fluides tels que le pétrole, qui sont des substances déjà assez élaborées, nous, nous les brûlons. Mieux vaudrait se servir plus encore du pétrole et de ses dérivés pour monter dans la complexité organique et en faire la base de notre chimie organique. Il me semble plus beau de partir des hydrocarbures pour construire que pour les brûler. C’est scientifiquement et éthiquement plus intéressant.

    J’en viens aux besoins en énergie pour le siècle qui vient. Là encore, ceux qui bataillent dans ce domaine n’ont pas toujours des arguments très convaincants. Certains disent que les besoins vont augmenter considérablement – c’était aussi ce que disait le Club de Rome. En fait, cela a crû beaucoup moins qu’on ne le pensait, grâce aux efforts nécessaires qui ont été fournis. Mais si la population croît dans la proportion prévue actuellement, et si l’on souhaite une humanité qui ne soit pas miséreuse, il faudra consommer plus d’énergie, sans doute aucun.

    Aussi, si l’on veut ne pas rejeter trop de CO2 et mieux alimenter l’humanité en énergie, il faut des sources d’énergie comme le nucléaire. Celui-ci sera de plus en plus indispensable.

    Pour autant, il convient de continuer à travailler sur les énergies diverses. L’énergie solaire ? Surtout, ne pas en rire. Car si elle fournit très peu en quantité, elle n’en sera pas moins irremplaçable pour les familles habitant par exemple autour d’un puits dans le Sahara ; un Sahara cultivé, s’entend : disposant d’énergie autre que solaire permettant de transporter de l’eau, et de l’eau dans le Sahara peut amener plus de monde à y vivre, si l’humanité passe à 8 milliards d’habitants. En tout cas, le solaire sera nécessaire pour le confort de la vie, et d’autres sources énergétiques pour les grandes actions d’exploitation des sols.

    A mon sens, donc, quelles que soient les sensibilités, le siècle prochain restera nucléaire. Pour moi, c’est clair.

M. Serge POIGNANT : Le Gouvernement dit avoir pris sa décision pour des raisons d’ordre d’économique, d’une part, alors que l’économie, précisément, commanderait de continuer d’utiliser l’outil pour aller plus loin, et d’ordre politique, d’autre part, laquelle ne peut être motivée que par un danger. Dans ces conditions, estimez-vous que Superphénix, de 1 200 MW, présente plus de danger qu’un réacteur de 500 MW pouvant être construit demain en Inde ou de 800 MW en Russie ? Et si cet argument tombe, que reste-t-il ?

M. Hubert CURIEN : On peut certes craindre des engins un peu artisanaux montés ici ou là – et je ne dis pas cela à propos des Indiens, qui sont des gens capables en matière nucléaire, même si les conditions de fabrication industrielle ne sont pas les meilleures en Inde –, mais en fait, c’est presque indépendant de la filière : une centrale mal faite avec des gens peu responsables devant les boutons, c’est Tchernobyl, c’est-à-dire que ce n’est pas un problème de surgénérateur.

Audition de M. Jean PRONOST,
Expert près la Cour d’appel de Paris, agréé par la Cour de cassation,
Commissaire enquêteur

(extrait du procès-verbal de la séance du 13 mai 1998)

Présidence de M. Robert GALLEY, Président
puis de M. Alain MOYNE-BRESSAND, Secrétaire

Monsieur Jean Pronost est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Jean Pronost prête serment.

M. le Président : Je voudrais rappeler à tous nos collègues que vous êtes expert près la Cour d’appel de Paris, agréé par la Cour de cassation et commissaire enquêteur. Vous avez joué à ce dernier titre un rôle important dans les enquêtes publiques liées à Superphénix.

M. Jean PRONOST : Etant déjà assermenté auprès de la Cour d’appel, je pense que le serment que je viens de prononcer ici doit faire double emploi avec le précédent mais peu importe...

    Il y a deux catégories d’experts : ceux qui travaillent pour les individus ou les sociétés et ceux qui travaillent pour les tribunaux. Je tiens à préciser que je fais partie de la seconde. D’une façon générale, les deux genres ne se mélangent pas trop. Le travail pour les sociétés est très lucratif ce qui n’est pas le cas du travail pour les tribunaux : il faut donc choisir son camp et, pour moi, le choix est clairement fait !

    Aussi bizarre que cela puisse paraître puisque je suis agréé par la Cour de cassation pour l’énergie nucléaire, je travaille peu dans ce domaine. Il se trouve en effet que, contrairement à une idée fort répandue, le nucléaire fonctionne bien et ne donne pas lieu, excepté dans les médias, à beaucoup de conflits.

    Je suis actuellement des procès dans différents domaines. Certains sont, par exemple, relatifs à des problèmes d’odeurs liés à des sociétés d’équarrissage, ce qui n’a pas grand chose à voir avec le nucléaire, ou à des problèmes de radon, ce qui est déjà plus en rapport. De fait, on connaît actuellement de grosses difficultés avec le radon puisqu’il donne lieu à un grand procès en cours d’instruction et qu’il pourrait entraîner l’évacuation de 60 000 maisons en France.

    Cela va peut-être vous faire sourire mais certains procès sont même relatifs à des clubs hippiques. Sans qu’il soit besoin de vous donner toutes mes références, je peux vous dire que je dois avoir deux enquêtes publiques en cours et cinq expertises !

    Pour en venir à Superphénix, il se trouve que j’ai réalisé la première expertise à son sujet en 1988.

    A partir des deux ou trois mètres cubes d’informations dont je dispose sur le sujet, je me suis efforcé, en travaillant d’arrache-pied, de rédiger un document à votre intention où vous allez trouver une introduction globale sur Superphénix et les problèmes de surgénération.

    Il ne s’agit pas, pour moi, de vous faire un cours sur l’énergie nucléaire – ce serait mal venu de ma part car je suppose qu’il y a ici des gens plus compétents que moi sur la question – mais d’expliquer en quelques pages ce qu’est la surgénération et comment on procède à la transmutation et à l’incinération.

    A cet égard, je signale que les termes de la loi qui porte le nom de M. Bataille, ici présent, et que j’ai d’ailleurs eu l’occasion d’auditionner il y a peu, ne sont pas très précis et qu’il conviendrait de séparer la transmutation de l’incinération. Ce sont en effet des opérations différentes avec des finalités distinctes. Cela étant dit, je suppose qu’il est possible de perfectionner les lois, d’autant qu’en 2006 le Parlement devra revoir sa copie et cela constituera une bonne occasion de mieux séparer ces opérations.

    J’ai également essayé d’établir un parallèle, certes un peu osé, entre les déchets nucléaires et les déchets chimiques, voire ménagers. En effet, si je travaille peu dans le nucléaire, je travaille en revanche énormément sur les déchets ménagers, et je suis stupéfait de voir les problèmes ahurissants qui se présentent actuellement et qui vont mettre en jeu notre santé. Il est bien de s’occuper du nucléaire mais il conviendrait également de s’occuper du reste.

    Je souhaiterais d’ailleurs pousser la comparaison avec mon « approche personnelle » entre les déchets selon leur nature. Je me suis livré à des calculs sur les tonnages et j’ai découvert, en particulier au cours d’une enquête publique récente en Alsace, que le préfet du Haut-Rhin avait donné son accord pour stocker des déchets chimiques à durée de vie infinie. J’ai d’ailleurs apporté l’arrêté en question afin qu’il puisse être versé comme pièce au dossier. Vous constaterez qu’il est surprenant et, pour avoir lu le dossier d’enquête publique en long en large et en travers, je peux vous affirmer que personne ne s’est intéressé à la question ! En conséquence, on va enfouir des dizaines de milliers de tonnes de déchets chimiques à quelques centaines de mètres de profondeur dans une mine de sel, que j’ai d’ailleurs visitée. Quand on sait que les mines de sel ont pour caractéristique de beaucoup bouger – vous avez dû lire récemment dans la presse que le sel de certaines mines françaises s’était infiltré sous le Rhin pour ressortir côté allemand – il n’est pas difficile d’imaginer que certains déchets chimiques pourraient faire de même. On pourrait m’objecter que ce n’est peut-être qu’un juste retour des choses puisque certains déchets nous viennent d’Allemagne mais enfin cela n’améliorerait pas l’image de marque de notre pays...

    Sans vouloir occulter le problème de Superphénix, je crois donc qu’il faudrait se pencher sur le problème des déchets de façon plus générale : il ne faudrait pas que la polarisation actuelle sur le nucléaire en arrive à masquer les autres problèmes.

    Pour finir, j’ai rédigé un texte de deux pages sur Superphénix, d’une part pour tenter d’expliquer avec des mots simples en quoi il peut présenter un intérêt, soit en surgénération, soit en sous-génération – la seconde hypothèse étant sans doute beaucoup plus intéressante pour ce qui concerne les déchets –, d’autre part pour souligner quelques points particuliers que l’on a tendance à oublier concernant ces réacteurs.

    Je ne l’ai pas fait pour défendre Superphénix car ce n’est pas ma vocation : mon rôle est, lors des expertises, d’écouter et de rendre des verdicts objectifs. J’ai jusqu’à présent été suivi à cent pour cent par les tribunaux et j’ai tout lieu de croire que cela va durer. Cependant on peut avoir, en tant qu’homme et en tant qu’expert, une opinion totalement différente. J’avoue que lors de ma première expertise, je nourrissais certaines inquiétudes sur les réactions qui allaient être les miennes. En fait, les scénarios d’expertises conduisent à faire abstraction de soi. C’est très bien ainsi car l’expertise est conduite de façon contradictoire, ce qui permet à chacun d’exposer son point de vue et de laminer les visions personnelles qui perdent ainsi de leur importance.

    De la même façon, lors de l’enquête publique sur un laboratoire de stockage souterrain, je me suis rendu compte que dans les deux commissions, l’une composée de cinq personnes et l’autre de trois, j’avais très peu droit à la parole ! C’est très bien ainsi, car cela, après tout, correspond à la démocratie et prouve qu’après constitution d’une équipe, un point de vue clair et net peut se dégager d’une discussion entre les commissaires enquêteurs.

    Comme je le souligne dans le document que je vous ai transmis, j’ai procédé à la première expertise consacrée à Creys-Malville en 1988. Malheureusement, je ne peux pas vous transmettre le rapport mais il vous est possible de le réclamer au tribunal de Grenoble. J’ai joint la liste des parties demanderesses et défenderesses considérant que cela a son importance. En effet, en étudiant le dossier ce matin, je me suis aperçu que les parties qui avaient esté en 1988 étaient pratiquement les mêmes que celles qui sont intervenues auprès du Conseil d’Etat pour annuler le fameux décret. On note au passage qu’au nombre des avocats figurait Mme Corinne Lepage ainsi que son mari, M. Huglo.

    Sans vouloir trop m’étendre sur le sujet, j’ajouterai que la démarche des opposants correspondait à une idée assez simple : faire arrêter Superphénix pour un problème de forme.

    Ma mission se définissait en quelques mots : premièrement, je devais dire s’il existait bien un rapport de sûreté, les parties demanderesses prétendant qu’il n’y en avait pas contrairement à ce que j’ai prouvé par la suite ; deuxièmement, je devais rendre des conclusions à propos de la fameuse fuite. Celles-ci ont été suivies.

    A la page 12 du document que je vous ai transmis, vous constaterez que j’ai été nommé Président de la commission d’enquête publique pour la centrale de Creys-Malville. Vous n’êtes pas sans savoir qu’un dossier d’enquête publique, à la différence d’un rapport d’expertise, est rendu public, à la diligence du Préfet, généralement un mois après l’enquête. Tout le monde peut en prendre connaissance puisque, pendant un an, il est déposé dans les mairies, ce que le public ignore le plus souvent.

    Comme n’importe quel citoyen peut venir le consulter, je pense donc être fondé à vous communiquer un certain nombre d’éléments que j’ai photocopiés à votre intention dont l’ordonnance du tribunal détaillant la teneur de notre mission.

    J’ai également joint la décision du Conseil d’Etat annulant le décret, ainsi que les conclusions et les recommandations de la commission d’enquête publique. Le rapport de cette commission se compose principalement de deux éléments : d’une part le rapport de base qui est le résultat d’un travail de fond et d’autre part, un document séparé, intitulé « Conclusions et recommandations » conformément à l’obligation qui en est faite dans la loi sur la démocratisation des enquêtes publiques dite loi Bouchardeau.

    Par ailleurs, je tiens à préciser deux points car je suis en total désaccord avec les idées qui sont « véhiculées » partout, dans la presse en particulier, par des personnes qui connaissent mal le problème.

    Premièrement, l’enquête deSuperphénix a donné lieu à une concertation très importante puisque l’on a reçu 4 235 courriers et des pétitions comportant 25 493 signatures, le tout devant représenter environ dix mètres cubes de documents. En outre, plusieurs réunions publiques ont été organisées dont une à la Tour du Pin qui a réuni 800 personnes pour un débat assez houleux. Je me porte donc en faux contre l’avis du Conseil d’Etat qui explique dans ses attendus qu’il n’y a pas eu de concertation et je suis prêt à venir l’expliquer devant lui s’il me le demande. Mais apparemment on ne juge pas utile d’entendre les citoyens qui ont à connaître d’un certain nombre de problèmes puisque je n’ai pas été entendu dans cette affaire.

    Deuxièmement, il est totalement faux de prétendre, ainsi que l’arrêté du Conseil d’Etat le laisse entendre, que l’aspect « production d’électricité » a été mis en avant. Je peux en effet attester que nous avons énormément travaillé sur la faisabilité de l’incinération dans le réacteur de Superphénix et que nous nous sommes livrés à une très grande quantité d’études sur le sujet. J’ai d’ailleurs joint un certain nombre de comptes rendus que vous pourrez consulter et qui en témoignent, dont un lié à l’enquête sur le laboratoire souterrain qui nous a conduits à entendre NERSA et le CEA sur le site.

    Cela étant, j’ignore sur quels témoignages s’appuie le Conseil d’Etat pour rendre ses avis. Je n’ai pas à en juger, ce serait malvenu, mais je trouve la décision prise un peu surprenante.

    En outre, j’ai présidé tout récemment deux commissions d’enquête publique sur le laboratoire souterrain ou plus exactement la faisabilité du stockage des déchets.

    Il faut dire qu’en la matière les médias sont alarmistes et que l’opinion est convaincue que l’on va stocker des déchets radioactifs. C’est le préambule comme n’arrête pas de le dire M. Bataille qui connaît le problème mieux que moi, mais personne ne l’écoute ! Le laboratoire est conçu en effet pour étudier la faisabilité du stockage et voir s’il est réalisable ou non, mais il est hors de question d’y faire entrer des déchets radioactifs : à force de le dire et de le répéter, les gens vont peut-être finir par l’admettre !

    J’ai donc présidé deux enquêtes : l’une à la Chapelle-Bâton dans la Vienne et l’autre à Bure dans la Meuse.

    De façon un peu osée, j’établis un rapport entre ces deux enquêtes et Superphénix. J’ai évidemment laissé les membres de ces commissions qui définissaient le programme, libres de l’organiser comme ils l’entendaient ; il se trouve qu’ils ont voulu très vite s’intéresser à Superphénix et aux déchets.

    Nous avons donc visité les lieux concernés, notamment La Hague à plusieurs reprises ; nous avons auditionné de nombreuses personnes et finalement la commission de la Vienne a rendu un avis selon lequel il convenait d’équilibrer les trois voies de la loi Bataille, ce qui n’était pas évident. Elle l’a fait, en l’occurrence, alors que les commissaires enquêteurs peuvent émettre des réserves ou des recommandations

    Ses membres se sont donc limités à rédiger une recommandation afin que se poursuive le travail sur Superphénix au motif que des aiguilles sont prêtes dans les deux cœurs achetés 2 milliards de francs pièce. Elles peuvent servir à procéder à des essais sur des quantités non négligeables alors qu’il est impossible de déduire des images semi-industrielles des plus petits essais effectués sur Phénix.

    La poursuite de l’activité de Superphénix a donc fait l’objet d’une recommandation favorable et je peux vous déclarer sur l’honneur que j’ai laissé totale liberté aux commissaires enquêteurs et que je ne me suis nullement immiscé dans leur décision.

    En revanche, dans la commission d’enquête de la Meuse, une réserve a été déposée laissant entendre de façon claire, nette et précise que la réalisation du laboratoire de l’Est était suspendue à la poursuite de l’activité de Superphénix. Si Superphénix est arrêté, je pense que les tribunaux seront saisis et amenés à se prononcer sur la réalisation du laboratoire. J’ignore quel sera le résultat définitif – ce n’est d’ailleurs pas mon problème – mais il faut que vous conserviez cette donnée fondamentale en mémoire dans la mesure où la réserve a force de loi.

    J’estime d’ailleurs que c’est une excellente chose puisque le commissaire enquêteur est nommé par le tribunal et qu’il travaille donc, non seulement pour la loi, mais aussi pour le peuple. L’esprit de la loi Bouchardeau vise à ce que les commissions d’enquête publique écoutent le peuple et transmettent ses idées. Dans cette optique, je crois qu’il est bon d’écouter les réserves émises et que c’est là une responsabilité qui vous incombe tout particulièrement, en votre qualité d’élus.

    Vous trouverez dans le dossier tous les éléments qui se rapportent à cette enquête de la Meuse et vous me permettrez, puisque j’ai fait allusion à l’audition de M. Bataille, de revenir sur un point.

    Cette audition a eu lieu dans le cadre de la commission d’enquête publique qui concerne la Vienne, et je dois vous remercier, M. le député, de l’objectivité dont vous avez fait preuve car, je dois dire en toute franchise que je craignais que votre témoignage n’introduise dans l’affaire des éléments politiques, ce qui n’est pas forcément souhaitable. J’ai cédé à l’insistance des mes collègues et j’ai été surpris de la façon dont vous avez abordé les problèmes et du pragmatisme dont vous avez fait montre puisque vous avez eu l’honnêteté de dire que vous étiez favorable à la poursuite de Superphénix.

    C’est un rapport comme un autre qui , certes, n’a peut-être pas une grande valeur juridique. Il faut savoir reconnaître quand l’homme est objectif d’autant que, attentif à vos déclarations publiques, je constate que vous persistez et signez ce que j’ai noté.

    Si vous tenez à vous procurer tous ces rapports, je signale que j’en ai remis, il y a déjà fort longtemps, un exemplaire complet à M. Birraux. Ayant assisté à ses auditions particulières qui sont fort intéressantes et mesuré l’importance du travail qu’il fournit pour informer l’opinion, il m’a semblé important de le faire. De toute manière, il m’en reste encore un exemplaire que je peux vous faire parvenir si vous le jugez utile.

    Il comporte notamment un audit sur place du CEA et de NERSA à qui on a demandé de modifier le programme d’action de Superphénix. Comme nous avons considéré que les choses n’allaient pas assez vite, pour faire suite à notre demande, on nous a informés, dans un document qui figure au dossier que les essais seraient accélérés si tant est, évidemment, que le réacteur puisse tourner un jour.

M. le Président : Avant de poursuivre, j’aimerais que vous nous précisiez ce qu’est une « réserve » dans le cadre d’une enquête publique.

M. Jean PRONOST : Auparavant, les préfets considéraient, à tort ou à raison, les commissaires enquêteurs comme des « godillots », négligeaient leurs avis et édictaient un arrêté contraire aux conclusions de la commission d’enquête tout en gardant bonne conscience puisqu’elle avait bien eu lieu !

    Maintenant, il y a une jurisprudence qui est source de droit et qu’il faut lire.

    La loi Bouchardeau dite « de démocratisation des enquêtes publiques » stipule que le commissaire enquêteur peut rendre un avis favorable ou défavorable. Il peut s’en tenir là auquel cas le problème, quelle que soit la nature de l’avis, se trouve réglé.

    L’avis peut n’être assorti d’aucun commentaire, hormis les attendus du rapport pour expliquer la décision, ou comporter des recommandations ou réserves.

    Les recommandations, comme le terme l’indique, visent à « recommander » certaines choses sans qu’il y ait pour l’autorité compétente aucune obligation de la suivre si elle les juge infondées.

    La réserve ou condition, en revanche, équivaut à émettre un avis défavorable sur une partie des choses et le fait de passer outre met automatiquement en porte-à-faux par rapport aux tribunaux. Bien sûr, il est toujours possible à l’autorité compétente d’ester en justice et de faire du « forcing ». Mais la jurisprudence suppose, sur de telles affaires, de passer à tout le moins devant le Conseil d’Etat, lequel ne suffit d’ailleurs pas à régler la difficulté puisqu’il n’est pas habilité à lever des réserves, émises par des commissaires enquêteurs.

    Bien entendu, je ne vais pas me lancer ici dans un cours de droit sur la question d’autant que les experts n’ont pas le droit de porter d’avis juridiques : c’est là que se situe la séparation des pouvoirs entre l’avocat et l’expert.

    Néanmoins, un certain nombre de tribunaux sont aujourd’hui assez astucieux pour introduire comme dernier point du mandat, la mission « d’apporter tous les éléments utiles à leur éclairage ». Ainsi, même s’il appartient au tribunal de décider ce qui est normal et conforme à la séparation des pouvoirs, il reste une porte ouverte pour que l’expert ou le commissaire enquêteur puisse dire franchement ce qu’il pense.

M. Franck BOROTRA : Vous avez présidé les enquêtes publiques sur les laboratoires souterrains pour l’Est et le Poitou.

    Vous venez de dire que cette enquête, dans le premier cas, a donné lieu à réserve et dans le second à recommandation. Cette réserve est-elle liée à Superphénix ?

M. Jean PRONOST : Absolument !

M. Franck BOROTRA : Je souhaite donc – et nous sommes au cœur du débat – que vous expliquiez quelle est la nature de cette réserve qui conditionne l’éventuelle mise en oeuvre d’un laboratoire souterrain dans l’Est au fonctionnement de Superphénix.

Mme Michèle RIVASI : Je ne vois pas la relation...

M. Jean PRONOST : Je vais vous l’expliquer en quelques mots.

    Les tests qui seront faits sur Superphénix, en tout cas d’après ce que nous avons pu voir et comprendre, auront pour but de séparer les actinides des produits de fission à longue durée de vie. Ils sont fondamentalement différents, non seulement par leur durée de vie, mais aussi par la quantité de chaleur qu’ils dégagent.

    Si les choses marchent – il n’y a aucune raison que ce ne soit pas le cas puisque les calculs techniques ont été faits, or c’est sur la base de tels calculs qu’est né le nucléaire et alors que personne n’y croyait, cela fonctionne impeccablement –Superphénix, en particulier avec les aiguilles de technétium préparées, parviendrait à réduire le volume des déchets de 80 %.

    En conséquence, les commissaires enquêteurs ont estimé que s’il était possible de réduire les déchets dans de telles proportions, la question, qui avait des incidences sur l’argent investi par les contribuables, méritait d’être posée.

    Etant moi-même contribuable, je déplore que l’on dilapide l’argent. Si le réacteur a coûté assez cher, une somme qui est de l’ordre de 50 milliards de francs, que certains n’hésitent pas à mettre en parallèle avec Concorde et bien d’autres dépenses, il s’agit aujourd’hui d’un investissement réalisé et payé. La question est donc de savoir s’il vaut la peine d’aller jusqu’au bout et de tenter de réduire les déchets pour faciliter le stockage souterrain s’il doit se faire un jour. En effet, nous avons parlé de la faisabilité du laboratoire, ce qui suppose précisément d’envisager toutes les hypothèses, ne serait-ce que sur les quantités, puisque des études ont été engagées sur la réversibilité qui a fait l’objet, dans le rapport, de recommandations d’ailleurs suivies d’effets .

    Il nous a donc paru très important d’envisager le problème des déchets nucléaires sous l’angle de leur réduction à travers Superphénix : j’ignore si j’ai répondu à votre question...

M. Franck BOROTRA : Je voudrais bien comprendre : si vous émettez une réserve et qu’il n’y a pas de levée de la réserve c’est comme si vous prononciez un avis défavorable.

    Puisque vous avez prononcé une réserve pour la Meuse et une simple recommandation pour le Poitou où le problème se pose globalement dans les mêmes termes pour la suppression, l’incinération et la disparition des déchets qui doivent répondre à des critères très précis, j’aimerais savoir à quoi tient cette différence de traitement.

    Par ailleurs, je souhaiterais bien comprendre ce qui peut motiver une réserve ou une recommandation à la mise en place de laboratoires souterrains puisque vous avez dit avec juste raison qu’ils n’avaient pas pour mission de stocker des déchets radioactifs, ce qu’il faut bien répéter dans la mesure où les informations diffusées en la matière sont fausses.

M. Jean PRONOST : Je répondrai à la première partie de votre question en me fondant sur le caractère démocratique de la procédure d’enquête publique.

    Les commissions d’enquête sont indépendantes et je n’ai pas voulu m’ingérer dans leur décision, ce qui va peut-être vous étonner de la part d’un président. Il se trouve que le travail est partagé, y compris pour la rédaction, et que n’ai pas voulu intervenir à ce niveau.

    Pour ce qui concerne les conclusions de la commission d’enquête de Poitiers, elles m’ont été imposées puisque la commission était composée de trois membres et que le Président ne dispose d’aucun privilège. A ce propos, je tiens d’ailleurs à dire que la loi Bouchardeau est totalement inopérante et que, ainsi que je l’ai fait savoir à M. Birraux, il conviendrait de la repenser. J’ai même proposé une nouvelle rédaction et de rencontrer M. Bataille sur ce sujet. En effet, dans la loi actuelle, il est stipulé que les commissaires doivent être en nombre impair, ce qui ne veut rien dire puisque l’on ignore, en cas de vote, si la voix du président est prépondérante. Pour ma part, j’en déduis que c’était aux fins d’éviter l’égalité des voix, mais il n’y a pas de véritables précisions en la matière.

    Quoi qu’il en soit, à Poitiers, les deux commissaires enquêteurs m’ont fait savoir que la réserve leur apparaissait beaucoup trop dure et qu’ils lui préféreraient une recommandation, avis auquel je me suis rangé.

    Pour la commission d’enquête concernant le laboratoire de l’Est, je peux vous dire que quatre commissaires ont été favorables à la réserve et que le débat a été assez houleux. Pour ma part, je n’y étais guère favorable : je pensais, pour dire les choses franchement, que cela risquait de mettre en route un processus assez compliqué de « discutailleries » peut-être inutiles mais je me suis pourtant incliné devant cette position majoritaire.

Mme Michèle RIVASI : Pourquoi y a-t-il réserve par rapport à Superphénix ?

M. Jean PRONOST : Toute la question des laboratoires, des déchets et de leur quantité est évidemment liée au problème de la réduction des déchets. En effet, si vous vous contentez de stocker ex abrupto les déchets de La Hague, il convient de séparer les éléments qui dégagent de l’énergie.

    Pour avoir visité de très nombreux laboratoires notamment en Grande-Bretagne, au Canada, en Suède et en Belgique, je peux vous dire que j’ai vu comment ils procédaient aux essais de faisabilité.

    Je tiens à ce propos à attirer votre attention sur le fait que, sans stocker de déchets radioactifs, il est quand même prévu dans le dossier d’arrêter un niveau de becquerels ou de curies pour pouvoir procéder aux essais et que c’est un point sensible de la discussion : en Belgique, on a utilisé une toute petite quantité de déchets pour observer le transfert d’énergie car ces déchets qui dégagent de l’énergie, vont chauffer le granit ou l’argile environnant sur un certain nombre de mètres. Il convient de savoir si cela ne peut pas avoir des effets desséchants ou de montée de température susceptibles de détruire les barrières.

    Toutes ces questions sont donc techniquement liées et l’on ne peut pas mettre d’un côté le surgénérateur et de l’autre le laboratoire. Autrement dit, toute la question est de savoir si l’on veut ou non réduire les déchets.

    Si l’on veut réduire les déchets, il faut utiliser tous les outils offerts par Superphénix déjà payé ; si l’on n’y tient pas, il faut prendre son mal en patience. Si le tonnage n’est pas considérable, il n’est quand même pas négligeable et les laboratoires n’auront pas une grande utilité s’ils ne servent pas à le réduire. Tel est en tout cas mon point de vue !

    Vous me permettrez d’ajouter qu’en page 15 du document transmis, j’ai fait figurer un certain nombre de points sur lesquels j’ai, bien sûr, un avis mais dont il me paraîtrait important de pouvoir débattre.

Mme Michèle RIVASI : Je n’ai toujours pas compris pourquoi vous avez établi un lien entre Superphénix et le laboratoire. Puisqu’il faut des lieux de stockage et que vous dites que si l’on arrête Superphénix on ne retiendra pas l’éventualité de la mise en place du laboratoire de l’Est, je pose la question suivante  : pourquoi celui-là plutôt qu’un autre ?

M. Jean PRONOST : On pense qu’une fois que les choses seront au point, et il n’y a pas de raison pour qu’elles ne le soient pas, on va pouvoir réduire les déchets dans un rapport de 1 à 5 ce qui va influer sur la conception du laboratoire.

    Ce laboratoire est donc un laboratoire de faisabilité. Si l’on savait déjà quelles vont être les quantités à stocker, au lieu de procéder à des recherches de laboratoires qui auraient, par exemple, pour unité un kilomètre de long et pour seul ordre de grandeur ce qui se passe en Belgique, on pourrait s’en sortir avec des concepts de 200 mètres de long ce qui représente la longueur des blocs de granit hectométriques que l’on trouve à Poitiers.

    Pour résumer, je dirai que si l’on doit travailler sur un kilomètre, on écartera le laboratoire de Poitiers, mais qu’on pourra y travailler si l’on retient une échelle de deux cents mètres, d’autant que le granit apparaît comme une matière plus propice que l’argile qui présente un certain nombre d’inconvénients dont la rétractation.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Je souhaiterais vous poser deux questions.

    Premièrement, concernant la communication, les dirigeants de NERSA eux-mêmes déclarent que les difficultés rencontrées par Superphénix ont eu une résonance exagérée dans le grand public et qu’elles n’ont pas été comprises. Les incidents de ce qu’il faut considérer comme un prototype n’ont pas été interprétés comme des difficultés de mise au point mais comme des défauts rédhibitoires qui condamnaient l’installation. Pensez-vous qu’une meilleure communication au plan local et national eût pu changer le destin de Superphénix ?

    Deuxièmement, quels sont, selon vous, les enseignements que l’on peut tirer de Superphénix sur le plan du fonctionnement de l’industrie nucléaire française et sur celui de ses rapports avec l’Etat, tant en ce qui concerne la politique énergétique que la sûreté de l’ensemble de la filière ?

M. Jean PRONOST : Il se trouve que, pour de multiples raisons, je fréquente le milieu de l’information depuis de multiples années et que j’ai pu constater que plus on informait, plus on désinformait.

    Vous avez eu l’occasion de le vérifier ayant dû vous-même, me semble-t-il, subir un certain nombre de désagréments à la suite de l’importante action d’information que vous avez menée pour le laboratoire et dont je peux vous rendre acte puisque, deux jours avant votre audition devant la commission d’enquête publique, vous nous aviez fait parvenir tous les documents susceptibles de nous éclairer.

    Nous avons analysé toute cette somme de travail et je peux témoigner que lorsque vous vous êtes présenté devant nous, nous avons pu, à l’occasion de la discussion qui s’est instaurée, constater que vous aviez fourni un travail de romain même s’il n’a pas eu d’énormes répercussions, et si le sens du message que vous vouliez faire passer n’a pas été parfaitement perçu. La communication se révèle en effet excessivement difficile : j’ignore qui pourra trouver la solution mais on peut dire que le problème est illustré de façon typique par l’exemple de La Hague où il y a manifestement une rupture du dialogue.

    Je ne sais pas si cette situation tient à la formation des personnels de communication mais il y a des années qu’elle dure et elle commence à m’inquiéter d’autant plus sérieusement que je me demande si des individus parfaitement formés suffiraient à résoudre le problème dans la mesure où il existe une forme d’imperméabilité d’une partie du public qui préfère recevoir des informations toutes prêtes et passant facilement.

    Je vais vous donner un exemple : on parle beaucoup de l’énergie solaire dont j’ai expliqué clairement dans mon papier qu’elle n’était pas autre chose que du nucléaire. On pourra tourner les choses comme l’on veut, on n’y changera rien : la sonde Soho vient de tourner autour du soleil et va nous envoyer pour la deuxième fois des images donc les choses sont bien claires !

    Je suis cette expérience de très près et je peux d’ailleurs communiquer à ceux d’entre vous que cela intéresse, un compte rendu de l’ESA (European Space Agency). Il y est expliqué, sur la base des nombreuses analyses effectuées, que les vents dits solaires sont des vents chargés de particules nucléaires dans des quantités si phénoménales qu’elles seraient de nature à irradier des boeufs.

    Je peux vous dire que les gens qui vont être envoyés sur Mars seront, d’après les calculs auxquels je me suis livré, certains de développer un cancer à la suite du voyage ! Pourquoi ? Parce que je rappelle qu’il y a une réaction thermonucléaire de fusion dans le beau soleil qui nous chauffe, ce que les gens finissent par oublier, et qu’il envoie des vagues successives de radiations.

    Nous sommes actuellement en train de mettre au point, en Grande-Bretagne, à Culham des expériences au niveau européen pour lesquelles il faut des températures de plus de 100 millions de degrés et une densité de plasma déterminée. Actuellement, nous avons obtenu 150 millions de degrés à Culham mais sans parvenir à la densité de plasma souhaitée. Néanmoins, nous sommes parvenus à produire cette énergie pendant un millième de seconde ce qui laisse à penser que si l’on se donne un peu de moyens, la fusion pourrait démarrer assez vite.

    Bref, nous n’en sommes pas là et avec la fission, il y a déjà largement de quoi faire !

    Tout ce que je veux simplement dire c’est que le tout solaire est en fait du nucléaire, que malgré les ceintures dites de « Van Halen » qui protègent relativement, les particules, au niveau de l’équateur, sont éjectées vers les pôles où il y a des trous dans lesquels elle s’enfournent pour venir nous agresser quand nous nous exposons sur les plages et nous donner accessoirement des cancers... En effet, le soleil donne aussi des cancers : lorsque l’homme aura compris qu’il vit dans un système nucléaire peut-être la face des choses changera-t-elle !

    Personnellement, je pense que la terre est née d’une explosion thermonucléaire – on peut appeler cela comme on veut mais c’est indiscutable – et qu’elle a été éjectée, la meilleure preuve en étant que le soleil continue sa fusion thermonucléaire. On peut en déduire que la terre au début n’était qu’un énorme tas de déchets nucléaires dont il ne reste que le thorium et l’uranium qui donnent du plomb. Voilà quelle est la situation actuelle et lorsqu’on aura fini par le comprendre, on finira peut-être par envisager les choses sous un angle un peu différent.

    Je suis actuellement confronté à un problème de radon – je ne peux dire où parce que la question vient actuellement devant le tribunal – et, pour en revenir à la communication, il est ahurissant de constater que les gens l’assimilent au nucléaire et qu’il faille leur expliquer qu’il vient de l’uranium et du thorium qui se trouvent naturellement dans le sol.

    Pour ce qui est de votre question, M. Bataille, je serais bien incapable de résoudre votre problème de communication qui me semble d’ailleurs être insoluble sauf à former des personnels dans des écoles spécialisées.

M. le Président : Quelle est votre formation, M. Pronost ?

M. Jean PRONOST : Je suis ingénieur du génie maritime et maintenant de l’armement depuis que, sans nous demander notre avis, on a changé nos statuts. J’ai donc été formé au sérail de méthodologies un peu dures !

    Je n’ai pas répondu à la partie de la question de M. Bataille concernant l’aspect technique mais d’un mot je voudrais revenir sur l’information à laquelle je m’intéresse beaucoup. J’ai suivi les positions d’un certain nombre de ministres de l’environnement sur le sujet – malheureusement les deux dernièrs titulaires du poste n’entrent pas dans ce cadre. Or, M. Brice Lalonde après avoir été farouchement antinucléaire en est devenu actuellement un partisan acharné et M. Haroun Tazieff, après avoir violemment combattu le nucléaire également, a déclaré un jour au Sénat devant 300 sénateurs et environ 800 personnes qu’il était favorable aux surgénérateurs. C’était si surprenant que je croyais avoir mal compris et qu’à la fin de la séance, je suis allé le trouver pour m’assurer que j’avais bien entendu.

    Cela répond peut-être indirectement à votre question sur l’information... Il y a des personnes qui reçoivent parfois des lumières.

    Pour en venir à l’aspect technique, je trouve dommage que Superphénix ait été construit en associant pour moitié l’Italie et l’Allemagne, et pour moitié la France. Les pourcentages devaient être revus à l’occasion de la construction d’un second surgénérateur. Les gens se sont, alors, partagés les marchés, ce qui est logique. Du coup, on arrive à un bidon de sodium avec une fuite. Normalement, il était en conformité avec le code ASME section 2 que je possède sur le bout des doigts parce que je connais bien les codes américains. Sans trahir mon expertise, je peux dire que je me suis aperçu qu’il n’y avait pas eu de radiographie de faite dans certains endroits et que les soudures avaient été réalisées grossièrement ce qui explique la suite ...

    En pratique, l’utilisation de ce bidon a été supprimée et on n’en a plus besoin puisque l’on a changé le « process » et je peux vous dire qu’aujourd’hui le réacteur fonctionne parfaitement. Cela étant, il faut quand même se montrer très attentif : le nucléaire est une science qui est toute jeune, bien plus en tout cas que le solaire dont je rappelle que les anciens se servaient. Dans l’antiquité, les habitants des pays d’Extrême-Orient y avaient recours pour chauffer les maisons en particulier !

    Le réacteur Superphénix fonctionne donc très bien. En outre, il y a deux cœurs qui sont payés et, si l’on arrête son activité, cette mesure va coûter aux contribuables que nous sommes, selon, mes calculs, – il n’est pas besoin de sortir d’une grande école pour arriver à cette estimation – compte tenu du prix des deux cœurs déjà réglés et de la perte annuelle d’électricité, 15 milliards de francs.

    Par ailleurs, même si les chiffres varient et s’il faut faire des calculs sur la base des chiffres d’emplois induits, on peut estimer que l’arrêt du réacteur aboutira à la suppression de 2 500 emplois.

    Je m’étonne que, dans cette période de chômage où il est impossible de trouver un milliard de francs pour faire plaisir aux chômeurs durant la période de Noël, on puisse procéder ainsi et je serais tenté de dire – c’est l’homme qui parle – que ce genre de problèmes devraient être réglés devant les tribunaux car on n’a pas le droit de bafouer les contribuables de la sorte.

    Vous avez été élus par le peuple, c’est vrai, mais vous n’avez pas le droit de faire n’importe quoi, c’est pourquoi je conclus dans mon papier qu’au minimum un problème comme celui de Superphénix devrait donner lieu à un vote au Parlement. Ce serait une mesure d’honnêteté intellectuelle ! Si le vote était négatif, il me semblerait logique de s’incliner car je suis démocrate mais je prétends que l’on n’a pas le droit, dans les secrets de cabinets, pour des histoires de bulletins de vote de prendre des décisions sans procéder à aucune consultation.

M. Franck BOROTRA : Je souhaiterais poser une dernière question. Vous avez évoqué un problème qui n’est peut-être pas directement lié à Superphénix. Il est vrai que chaque année des quantités importantes de déchets chimiques et de matériaux sont enfouies à l’intérieur de mines de sel. Or, vous avez laissé entendre que leur traitement n’était pas sérieusement effectué et cela m’intéresse.

M. Jean PRONOST : Vous trouverez dans les documents transmis l’arrêté du préfet du Haut-Rhin qui est daté de 1997 et qui donne le feu vert .

    Vous me permettrez d’attirer votre attention sur le fait qu’à la page 15, j’ai posé un certain nombre de questions et je pense que lorsque vous y aurez répondu, vous aurez considérablement avancé dans votre travail.

    Vous n’avez qu’à me mandater pour y répondre et auditionner les personnes intéressées, je vous rendrai un rapport objectif. Je crois qu’il faut commencer par là et éviter de prendre des décisions sans connaître le sujet.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Je crois, sur ce point, qu’il est impossible de répondre à l’emporte-pièce. Nous allons réfléchir aux problèmes que vous posez sur la sûreté nucléaire de Superphénix, le coût de la poursuite du fonctionnement, l’impact de l’arrêt sur l’emploi. Ce sont en effet autant de questions auxquelles notre rapport doit répondre tout comme il doit répondre à celles portant sur l’intérêt de Superphénix par rapport à Phénix et sur l’impact quant à notre image de marque à l’exportation.

    Pour ce qui est du maintien ou non de la filière surgénératrice, c’est également un aspect des choses que nous avons commencé à évoquer. En revanche, la comparaison des risques avec les autres déchets sort du cadre de la résolution créant notre commission d’enquête et donc de notre mission.

    J’ai cependant pris acte de votre disponibilité sur ces questions.

M. Jean PRONOST : Prenez cet appel comme un message d’un citoyen à des élus du peuple.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : J’ai bien compris que vous nous livriez non seulement la réflexion de M. Pronost, expert auprès des tribunaux mais aussi celle de M. Pronost, citoyen.

    Pour autant, dans la liste de nos auditions, nous n’avons pas prévu d’auditionner des citoyens. C’est une méthode qu’expérimente M. Le Déaut à l’Office lors des « Conférences de citoyens » et qui présente des difficultés d’application considérables !

M. Jean PRONOST : Ma dernière phrase va peut-être vous choquer mais je suis allergique à la politique et je considère que lorsque vous aurez oublié les uns et les autres les couleurs politiques que vous représentez, alors vous aurez franchi un pas formidable !

M. Franck BOROTRA : Nous aurons peut-être franchi un pas formidable, mais en direction de la dictature parce que, malheureusement, à part la démocratie et l’expression du suffrage universel, les élus et l’organisation de la règle des partis, on n’a pas trouvé d’autre solution si ce n’est de priver les populations du droit à la parole.

M. Jean PRONOST : Je signale pourtant une chose importante qu’aucun de vous ne devrait ignorer, à savoir que les politiques énergétiques ont toujours été décidées par les présidents de la République que ce soit M. Mitterrand, M. Pompidou ou le général de Gaulle.

Audition de MM. Christian RIVAL,
Conseiller général du canton de Morestel, Maire de Morestel
et Jean-François BONNARD, Président du district du canton de Morestel

(extrait du procès-verbal de la séance du 14 mai 1998)

Présidence de M. Robert GALLEY, Président

Messieurs Christian Rival et Jean-François Bonnard sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions denquête leur ont été communiquées. A linvitation du Président, MM. Christian Rival et Jean-François Bonnard prêtent serment.

M. Jean-François BONNARD : J’ai été élu au conseil municipal de Creys en 1971, adjoint la même année et maire de 1977 à ce jour. J’ai donc suivi tout le déroulement du chantier de construction de Superphénix et j’ai assisté aux manifestations de 1975, 1976 et surtout de 1977.

    Concernant le chantier et l’accueil des travailleurs qui y ont participé, la commune de Creys a fourni des terrains à NERSA permettant l’installation de 120 caravanes et de 300 travailleurs migrants célibataires. Le déroulement du chantier a apporté beaucoup d’activité et donc beaucoup d’emplois – 2 500 en période de pointe – mais il n’a pas perturbé fondamentalement la vie de la commune bien que sa population ait été multipliée par quatre pendant quelques années. A la suite de la divergence de la centrale, en 1985, et de son couplage au réseau, en 1986, j’ai été témoin de tous les incidents techniques, et surtout administratifs, qui ont perturbé le fonctionnement de Superphénix.

    Je peux comprendre en tant que citoyen qu’un Gouvernement comme celui de la France, issu de l’expression démocratique, puisse réviser les orientations énergétiques du pays, encore qu’il ne soit pas certain que la décision brutale de juin 1997 recueille l’approbation de la majorité des élus siégeant à l’Assemblée nationale. En revanche, il m’est impossible de comprendre que l’on se prive d’utiliser les combustibles disponibles avant d’arrêter la filière alors que cela aurait évité un gigantesque gaspillage d’argent et aurait permis aux décideurs locaux de préparer plus sérieusement l’après-Superphénix.

    De plus, ayant été mêlé à tout cela en tant que maire, je suis un peu désolé et écoeuré de la façon dont cela se termine. Nous étions partie prenante. Nous avons été dès le début les partenaires de l’Etat et d’EDF, et aujourd’hui, nous avons l’impression que nous sommes des « laissés pour compte » et que les décisions ont été prises dans notre dos, même si, bien sûr, ce n’était pas à nous de les prendre.

M. Christian RIVAL : Vous le savez, nous sommes entrés depuis longtemps dans l’ère du nucléaire et n’en déplaise à Mme Voynet qui rêve d’éoliennes et de moulins à vent, nous y resterons. J’aimerais, pour ma part, que l’on ne fasse pas semblant plus longtemps de l’oublier.

    Cette centrale de 1 200 MW est la plus sûre de notre parc nucléaire – ce n’est pas moi qui le dis, c’est M. Pierret, secrétaire d’Etat à l’industrie.

    Cette centrale en est au stade où elle est capable aujourd’hui de produire l’électricité qui couvre ses frais de fonctionnement – ce n’est pas moi qui le dis, c’est M. Strauss-Kahn, le ministre de l’économie et des finances.

    Cette centrale produit l’énergie la moins polluante et la plus écologique, celle qui ne contribue pas à augmenter l’effet de serre – ce n’est pas moi qui le dis, ce sont les scientifiques réunis récemment à la conférence mondiale de Kyoto.

    Cette centrale produit une électricité à 100 % française, qui assure à notre pays, dépourvu de réserves d’énergie fossile, l’indépendance énergétique pour des milliers d’années – ce n’est pas moi qui le dis, c’est un constat qui a été fait par les plus hauts responsables politiques de ce pays, M. Jospin compris.

    Cette centrale, la majorité du Parlement actuel y est favorable et s’il y avait eu un vote, nous connaissons son résultat – ce n’est pas moi qui le dis, c’est M. Bataille, et il sait, lui, de quoi il parle.

    Je pourrais continuer longtemps ainsi, mais c’est inutile. C’est inutile parce que, excusez-moi, M. le Ministre, tout le monde s’en fout. Tous les arguments de raison raisonnante n’y feront rien : Superphénix doit mourir parce qu’il est un symbole. Superphénix doit mourir parce que la politique, pire que la politique, l’idéologie est passée par là. Tout le reste n’est que littérature dans un théâtre d’hypocrisie.

    Superphénix doit mourir parce qu’à la suite d’une dissolution hasardeuse, et l’adjectif est aimable, le parti socialiste a remporté les élections législatives anticipées et s’est retrouvé coincé dans les mailles d’une alliance passée à la « va-vite » avec les Verts, lesquels, pour prix de leur ralliement, ont eu deux exigences : le canal Rhin-Rhône et Creys-Malville. Je le sais, vous le savez, tout le monde le sait, alors, pourquoi le taire ?

    On a le droit d’être « écolo », on a le droit d’être antinucléaire. Mme Voynet, il y a deux jours, ici même l’a revendiqué. Je respecte son opinion, mais personne ne peut contester les faits que je viens d’évoquer. Et comme mon opinion est tout aussi respectable qu’une autre, personne ne m’empêchera de dire que l’on a tué Superphénix parce que les partisans d’une idéologie prétendument d’avant-garde mais qui n’est jamais que « ringarde » et qui représente 3 % des Français, ont passé l’alliance qu’il fallait au moment où il fallait.

    L’ennuyeux, dans cette affaire, c’est qu’à faire passer ainsi son idéologie avant les devoirs de sa charge, on compromet l’intérêt de la France – il y a des personnes plus compétentes que moi pour en parler – et très accessoirement, mais là aussi tout le monde s’en moque, on sacrifie l’économie de toute une région – et cela, je peux en parler !

    Pour nous, le choc est très dur. Je ne fais aucun catastrophisme, je me contente de dresser un tableau aussi réaliste que possible, c’est mon rôle de le faire. Toutes les enquêtes réalisées à ce jour démontrent indubitablement que les deux villes les plus touchées par la fermeture de Creys-Malville sont Morestel et Bourgoin-Jallieu. Mais l’effet de masse sera bien moins considérable à Bourgoin-Jallieu avec ses 22 000 habitants qu’à Morestel avec ses 3 000 habitants.

    Nous avons quatre cités EDF à Morestel. Le recensement que j’ai fait faire le 30 juin dernier atteste que les agents EDF et leurs familles représentent 503 personnes, soit un habitant sur six qui s’en va. Leur départ, même étalé sur plusieurs années, équivaut à une perte de richesses humaines, économiques qui est une catastrophe sans doute jamais égalée dans toute l’histoire millénaire de Morestel. C’est cela la réalité.

    Comme nous avons la chance de vivre dans une belle région où plus de 40 % des agents de la centrale ont investi pour leur résidence principale – j’attire votre attention sur ce chiffre qui constitue le record de France –, ces départs représenteront donc autant de problèmes humains, autant de drames.

    Et encore, ces agents sont-ils toujours assurés de toucher leurs salaires. Mais quid de nous qui resterons ?

    Quid des entreprises prestataires qui, pour nombre d’entre elles, sont déjà entrées dans la spirale infernale des licenciements, quand ce n’est pas dans celle qui mène au dépôt de bilan et qui défilent, patrons et employés, dans le bureau du maire de Morestel qui, évidemment, n’en peut mais ?

    Quid des commerçants confrontés à des chutes de chiffres d’affaires que nous avons fait estimer, après une enquête très sérieuse menée sur place dont je pourrai vous donner un exemplaire et qui conclut à une baisse moyenne du chiffre d’affaires de l’ordre de 25 %, et plus vraisemblablement de 29 %, quand on sait qu’une baisse de chiffre d’affaires de 5 % dans un commerce équivaut pratiquement à l’assurance de baisser les rideaux, surtout lorsque l’on a affaire à des petites entreprises en mal de trésorerie ?

    Quid du marché immobilier local ? Je répète que 40 % du personnel EDF sont des propriétaires et qu’il existe quatre cités EDF sur le territoire de Morestel. C’est vrai aussi aux Avenières : deux cités, à Montalieu : une cité et à Bourgoin-Jallieu : quatre cités.

    Quid des finances des communes privées de la taxe professionnelle, qui représente 6 millions de francs cette année pour Morestel, ce qui n’est pas négligeable pour un petit budget ? Cela signifie autant de marchés publics que nous ne pourrons plus injecter dans l’économie régionale.

    Quid des soixante-quatorze associations culturelles, sportives, sociales de Morestel, dont beaucoup d’entre elles sont dirigées – nous avons là aussi une enquête – par des agents EDF ? Au-delà de la perte professionnelle et financière, c’est toute une richesse humaine et intellectuelle qui s’en va.

    Quid de l’emploi qui, si j’ai bien compris, était pourtant la priorité absolue et le mot d’ordre premier de ce Gouvernement ? Ce sont 3 000 emplois que nous perdons. Ce chiffre n’est pas contesté par M. Aubert dans son rapport, même si le sien est peut-être légèrement inférieur, mais je veux bien admettre celui de 2 500 emplois. 2 500 emplois perdus dans notre région, avec les familles, cela fait 10 000 personnes touchées. Or, le canton de Morestel compte 20 000 habitants. Faites les comptes !

    Je ne critique pas M. Aubert, l’envoyé de M. Jospin, qui est un grand commis de l’Etat, et certainement une personne respectable et honnête, mais vous savez bien que toutes les opérations de reconversion en France ont été des échecs. La plus réussie fut d’ailleurs à l’actif de M. Aubert, qui a réussi la reconversion du patrimoine communal après la fermeture des mines de La Mure. Dans cette opération, M. Aubert a retrouvé 55 % des emplois. C’est un record. S’il réussit à Morestel la même performance qu’à La Mure, nous sommes d’ores et déjà assurés de perdre un emploi sur deux.

    Alors, quid des déclarations fracassantes de Mme Voynet qui a eu l’impudence – ou l’imprudence – de dire qu’elle refournirait emploi pour emploi, ajoutant « à salaire et à qualification égaux ». Cela a fait sourire tout le monde, mais cela ne fait plus rire personne aujourd’hui dans notre région.

    Elle a même eu l’inconvenance de dire que le démantèlement de la centrale créerait des emplois. Dieu merci, M. Aubert a eu l’honnêteté de corriger et de dire que ce démantèlement créerait exactement zéro emploi.

    Telle est la vérité brutale des chiffres. Cette fermeture intervient dans un climat économique qui était bon à Morestel. L’effet n’en sera que plus foudroyant. Il faut savoir aussi que l’on ne remplacera pas des salaires d’agent EDF, qui sont tout ce qu’il y a de plus correct, par des emplois de « smicard ». Le panier de la ménagère s’en ressentira, l’emploi du futur est dépassé, car il s’en ressent déjà.

    Telle est la situation sur le terrain. Si nous sommes heureux de voir arriver cette commission d’enquête, nous l’avions cependant appelée de nos voeux dès le mois de septembre. Si nous sommes heureux de ce fonctionnement de la démocratie, vous nous permettrez de penser qu’il est un peu tardif. Nous savons que Superphénix est mort. Nous ne pensons pas que, même avec les conclusions de cette commission, le Gouvernement revienne sur une décision si idéologique qu’il a voulue en dépit de tout bon sens.

    Nous espérons seulement que cette commission se fera l’écho du drame économique que vit notre région actuellement et nous comptons beaucoup sur vous pour l’après-Superphénix, parce que, de ce point de vue, il existe entre l’effet d’annonce du Gouvernement et la réalité que nous vivons sur le terrain, un véritable gouffre qui devient plus qu’inquiétant.

M. le Président : Lorsque l’Etat a demandé la possibilité d’installer la centrale de Creys-Malville aux communes, y a-t-il eu des engagements écrits de l’Etat vis-à-vis de vous ? Des conventions ont-elles été passées entre vous et EDF, qui vous permettraient aujourd’hui de défendre votre bon droit ?

M. Jean-François BONNARD : J’ai bien connu cette époque puisque j’ai été élu maire en 1977.

    Il faut savoir qu’à l’origine, EDF et NERSA avaient besoin de terrains. Il a fallu installer toutes les infrastructures nécessaires. En ce qui concerne l’achat des 200 hectares du site, un comité de défense s’est créé, ce qui est assez classique en France, parce que l’estimation des domaines à 0,60 franc le mètre carré nous paraissait complètement ridicule. Finalement, les terrains se sont négociés entre 2,50 francs et 3 francs, ce qui était bien payé.

    L’installation s’est passée sans expropriation, dans un large consensus local et, à l’époque, on n’entendait pas parler d’antinucléaires. Il n’y en a pratiquement jamais eu chez nous.

    Lorsque le chantier a démarré, EDF et NERSA ont eu besoin de terrains pour installer les ouvriers, les caravanings, les campings, etc. ; face aux 2 500 emplois créés sur le site, nous avions peu de logements disponibles, notamment peu de logements publics. La commune s’est engagée à fond en cédant à EDF, en location, des terrains qui lui sont revenus après la fin du chantier. Nous avons maintenant un caravaning qui ne sert plus à rien, qui pourrait sans doute être réactivé, mais nous sommes malheureusement, ou heureusement loin des voies de communications.

    Pour ce qui est des finances proprement dites – et de ce point de vue, la commune de Morestel est encore plus concernée que la mienne –, nous avons été autorisés à souscrire des prêts « grands chantiers », c’est-à-dire à emprunter de l’argent qui serait remboursé par le paiement futur des taxes professionnelles de la centrale.

    Partout où cela s’est fait en France, quand les centrales fonctionnent, cela n’a posé aucun problème parce que le montant des taxes professionnelles est important et permet de rembourser les emprunts. Chez nous, cela a été dès le début un véritable casse-tête chinois puisque nous avons commencé à rembourser deux ans après la divergence, en 1987, et qu’un arrêt est intervenu en 1988. Nous avons donc remboursé deux annuités à peu près normalement et, depuis, avec les arrêts administratifs et politiques qu’il y a eus, nous payons très irrégulièrement et la Caisse des dépôts est sans arrêt sur notre dos, disant que nous devons payer puisque nous avons signé.

    Heureusement, l’article 10 de la Convention, que nous connaissons tous par coeur, stipulait qu’en cas d’arrêt prolongé ou définitif de la centrale, nous n’aurions pas à rembourser les emprunts. Seulement, cette convention avait été signée avant la décentralisation, par les représentants de l’Etat, et NERSA dit une fois oui et une fois non. Le contentieux juridique entre les communes et la Caisse des dépôts est important et, à cet égard, nous ne savons pas où nous allons. On nous a promis maintenant que nous n’aurions pas à finir de les rembourser.

    Le problème est aussi que certains ont payé plus que d’autres, mais pour régler cela, il suffit d’une étude. Mais nous avons aussi appris que, dans notre dos, une réflexion est menée qui tendrait à dire que certains peuvent payer et pas d’autres. Nous ne sommes pas d’accord et nous nous battrons sur cette question.

M. Marcel DEHOUX : Je suis élu du Nord. Député et maire depuis 1977, j’ai connu des reconversions dans le textile, la sidérurgie et les mines et je sais que, derrière les promesses de crédits de conversion, il y a la réalité du terrain, qui fait que les promesses n’engagent souvent que ceux qui les écoutent, quels que soient d’ailleurs ceux et celles qui les font. Je mesure donc la difficulté devant laquelle vous vous trouvez. Devant ce choc économique, le devenir n’est pas évident.

    Quel est actuellement le taux de demandeurs d’emploi sur le secteur ? Avez-vous pris des engagements financiers importants qui vont vous poser des difficultés à l’avenir ?

    Par ailleurs, j’aimerais savoir quel était l’état de l’opinion chaque fois qu’un des nombreux incidents se produisait. Aviez-vous eu des réclamations, des montées de manifestations ? Ou cela passait-il par pertes et profits, et personne ne protestait ?

M. Jean-François BONNARD : Les incidents ont été nombreux mais j’insiste sur le fait qu’ils ont été plus administratifs et politiques.

    Les deux incidents techniques importants ont été la fuite du barillet en 1988, qui n’a jamais remis en cause la sûreté, et une affaire de pollution du sodium par un joint défectueux d’une pompe à air. Je ne suis pas un spécialiste, évidemment, mais cela n’a jamais traumatisé la population ni les gens qui travaillaient à la centrale.

    Les mille agents EDF et les mille prestataires de services, ou les cinq cents si vous voulez, qui travaillaient là-bas étaient nos amis, nos voisins, nos parents. Ils faisaient passer l’information à l’extérieur. Et nous n’avons jamais eu l’ombre d’un problème de ce point de vue.

    Dans un scénario catastrophe, on nous avait dit, au début, que la population de nos communes allait disparaître. La mienne comptait 373 habitants, ils sont 1 070 maintenant.

    On nous avait dit que les terrains ne vaudraient plus rien et les maisons aussi. Actuellement, sur ma petite commune, dix à douze maisons neuves sont construites chaque année ; dans les années 60, il s’en construisait deux par an.

    Jamais la population locale ne s’est sentie inquiète de ce qui se passait à Malville. Je peux en témoigner.

M. Christian RIVAL : J’abonde complètement dans le sens de ce que vient de dire M. Bonnard. Je vous prie de croire que l’on vit très bien à l’ombre de la centrale. Il n’y a pas de psychose, croyez-moi bien.

    EDF, il est vrai, a été nulle sur la communication depuis vingt ans. C’est un domaine qu’ils ont totalement ignoré. On a laissé dire et laissé faire par voie de presse des campagnes organisées et orchestrées.

    Je me rappelle qu’une année j’étais parti une dizaine de jours en vacances. Je rentre et parcours le « Dauphiné libéré ». Il titrait sur trois colonnes à la une : « Incendie à la centrale ». Il fallait bien faire de la copie au mois d’août. L’incendie à la centrale, renseignements pris en catastrophe, avait touché la petite station météo qui se trouve à près d’un kilomètre de la Centrale qui, en raison du soleil et d’un morceau de verre cassé, avait pris feu. A un kilomètre de la centrale, il y avait des traces de brûlure sur un mètre, au milieu des champs ! Et cela a toujours été comme ça.

    Les seuls incidents que nous ayons connus, j’y insiste, n’ont jamais été que des incidents de tuyauterie. Faites-nous la grâce de penser que le premier souci des maires que nous sommes a été la sécurité.

    Comme je vous l’ai dit, 40 % des agents EDF se sont installés sur place. Eux savent de quoi ils parlent en matière technologique et ils ne sont pas, a priori, plus masochistes que vous ou moi. C’est sans doute une idée simple, voire simpliste, mais je pense que nous avons besoin de revenir à quelques idées simples et quelques vérités premières.

    Pour en venir à votre première question sur l’emploi, le taux de chômage à Morestel est un peu moins bon que sur le canton. En tant que maire, je reçois chaque mois la liste de l’ANPE. J’ai 189 chômeurs sur 3 000 habitants à ce jour. Nous devons être dans la moyenne nationale et je « galère », comme tout maire, pour essayer de trouver des emplois à ces personnes. Je prends mon téléphone et appelle les cinq ou six chefs d’entreprises que je connais, qui sont des amis. Ils me répondent qu’à l’heure actuelle, leur problème n’est pas d’embaucher mais de ne pas débaucher.

    Comment voulez-vous qu’ajoutés à ceux-là, nous ayons 3 000 chômeurs supplémentaires ? Comment voulez-vous que nous résolvions seuls ce problème ? Je dis simplement, au risque d’être simpliste, mais j’aime bien, que les casseurs doivent être les payeurs et qu’il faudra bien que l’Etat assume les conséquences de ses décisions. Quand on enlève des emplois, il faut en remettre.

    Je demande des délocalisations. J’en ai assez des subventions. Cette mentalité est très en vigueur à l’heure actuelle, mais les subventions ne m’intéressent pas. Ce n’est pas notre mentalité, dans notre coin. Nous, nous voulons du travail. On nous enlève 3 000 emplois, que l’on nous redonne 3 000 emplois. Cela évitera de constituer tous ces comités qui ne vont servir qu’à payer quelques fonctionnaires grassement mais qui n’amèneront pas d’emploi. Je demande des délocalisations.

    Lorsque M. Bonnard et moi sommes allés voir M. le Préfet de l’Isère, représentant de l’Etat, le 25 février, il nous a dit : « Soyez tranquilles. Vous pouvez compter sur nous. A situation exceptionnelle, moyens exceptionnels ». A cette heure, nous n’avons rien vu venir. Zéro.

    J’avais répondu que nous voulions des délocalisations. On a su délocaliser l’ENA et l’amener de Paris à Strasbourg. Je prends un exemple volontiers frondeur. Pourquoi ne pas l’amener de Strasbourg à Morestel ? Si ce n’est pas l’ENA, que ce soit la SEITA ou autre chose, mais qu’on nous redonne des emplois.

    Aujourd’hui, on nous répond que les délocalisations coûtent trop cher. Je le sais bien, mais que l’on ne vienne pas me parler de gabegie financière dans cette affaire. Je me moque que les délocalisations soient un gouffre financier. Que l’on assume les conséquences de ses actes ! Ce n’est pas en recevant des primes que nous nous en sortirons.

    Pardonnez-moi si je déborde un peu, mais je vais vous parler de ces primes. Dans les mesures de Matignon annoncées dès le soir du 2 février, qui couvraient cinq ou six pages, étaient notamment envisagées des primes à l’aménagement du territoire. Le canton de Morestel serait mis en zone éligible pour les primes PAT, ce qui permettrait d’attirer des entreprises qui bénéficieraient d’une fiscalité avantageuse – droits de mutation en partie exonérés, etc. Je suis notaire de profession et je sais l’impact que de telles mesures peuvent avoir car les entreprises, on ne les fait pas venir avec des promesses mais avec du concret.

    Je ne critique ni M. Aubert, ni M. Perronet, son bras droit. Le dossier a été fait. Ils l’ont déposé. Pourquoi Mme Voynet l’a-t-elle bloqué sur son bureau volontairement, pour qu’il ne parte pas à Bruxelles ?

    Mme Voynet a gagné. Cela ne lui suffit-il pas ? Faut-il que l’on nous appuie sur la tête alors que nous sommes déjà sous l’eau ! Cela suffit. La paranoïa à ce degré, c’est inconvenant. Elle a gagné, largement gagné, la région est morte, qu’elle ne fasse pas en sorte que nous soyons tous réduits à l’état de cadavres économiques ! La décision politique est tombée. Très bien. Un Gouvernement démocratiquement élu a fait passer son idéologie. Très bien. Mais que l’on ne nous enfonce pas plus !

    On nous a dit que nous recevrions 10 millions de francs par an de l’Etat, abondés à hauteur de cinq millions de francs par EDF et ce, pendant cinq ans. Je vous fais remarquer que la centrale de Creys-Malville injectait 300 millions de francs de salaires par an, auxquels il faut ajouter 300 à 350 millions de francs de richesses induites, injectées également sous des formes diverses dans la région, soit près de 650 millions de francs que l’on nous enlève d’un trait de plume. Et l’on nous dit, généreusement, que l’on va nous donner 15 millions de francs par an pendant cinq ans. De qui se moque-t-on ? C’est vouloir éteindre un incendie avec un verre d’eau.

    Sur ces 15 millions de francs de misère, il y a 10 millions de l’Etat. Bien entendu, il n’a pas été précisé qui devrait payer. M. Strauss-Kahn refuse de payer disant à Dominique Voynet qu’elle l’a voulu, et qu’elle n’a qu’à payer. Mme Voynet, bien sûr, refuse. Pourquoi a-t-il fallu que M. Jospin doive faire un courrier pour ordonner au ministère de l’environnement de payer ? Pourquoi a-t-il fallu que M. Perronet et d’autres remontent de la région en s’indignant de ce que le dossier des primes PAT à l’aménagement du territoire, qui est vital, n’ait toujours pas été déposé alors qu’il avait été fait dans la semaine qui suivait ? Ce n’est pas normal. La plaisanterie a assez duré.

    Sur le terrain, nous n’avons aucune mesure concrète. Il a fallu que ce soit moi qui trouve à la cellule de reclassement, annoncée pourtant avec grand effet de média, un emplacement à Passins, à côté de Morestel. Elle était cantonnée depuis deux mois et demi à la sous-préfecture de la Tour du Pin dans des bureaux impossibles à gérer. Ils se sont enfin installés. Ils fonctionnent avec des ordinateurs fournis par EDF, qui ne sont pas compatibles, et n’ont même pas une photocopieuse. De qui se moque-t-on ?

M. le Président : Vous avez adopté tout à l’heure, sur l’avenir de Superphénix, un propos délibérément défaitiste. Mais je puis vous assurer que jamais dans l’esprit des membres de cette commission n’a été exclue l’idée que nous pourrions demander la réouverture de la centrale.

M. Christian RIVAL : M. le Ministre, vous êtes un politique. J’en suis un également, à un degré beaucoup plus modeste. Je ne doute pas qu’une telle possibilité n’ait pas été exclue de vos esprits, mais, dans la réalité, vous savez très bien que Superphénix est mort.

M. le Président : Je vous réponds que non.

M. Christian RIVAL : Je suis heureux de vous entendre et j’espère avoir tort, vous ne pouvez pas savoir à quel point.

M. le Président : J’entreprends là une discussion de fond avec vous : il faut bien vous rendre compte que ce qu’un Gouvernement a fait, un autre peut le défaire et ce qu’un Gouvernement a défait, un autre peut le reprendre. Ce serait le but de notre commission d’enquête dès lors qu’apparaîtrait très clairement la nécessité pour notre pays, et l’avenir de notre pays, d’avoir une filière de réacteurs à neutrons rapides dont Superphénix aurait été le prototype. Ne partez pas battus.

M. Christian RIVAL : Nous nous sommes battus comme des chiens pendant neuf mois, et n’avons rien vu venir. Nous avons des populations auxquelles il nous faut maintenant expliquer la réalité. On ne peut les bercer de faux espoirs. J’espère vivement que vous ayez raison, mais les hommes étant ce qu’ils sont et la politique étant ce qu’elle est, permettez-moi d’être sinon pessimiste, du moins réaliste.

M. Alain MOYNE-BRESSAND : Notre région ne craint pas le nucléaire
– MM. Bonnard et Rival l’ont dit – puisque nous avons également la centrale de Bugey qui est à la limite de l’Isère et de l’Ain. Mais nous devons replacer le projet du surgénérateur dans le contexte des années 1970, lorsque les écologistes se sont emparés du sujet, présentant le surgénérateur comme un danger pour l’humanité, la France et la région.

    Cette technologie française, combattue par quelques écologistes français mais aussi étrangers, avec peut-être des intérêts étrangers forts derrière, a été soutenue par le Gouvernement de l’époque. Nous avions alors en Isère un préfet de choc, M. Janin. Mandaté par le Gouvernement, il a rencontré les élus, a fait passé le message et, soutenu par ceux-ci, après leur avoir fait valoir une taxe professionnelle importante, il les a incités à investir pour accueillir des populations nouvelles, celles des personnels de la centrale mais aussi, avant elles, celles du chantier.

    Les élus se sont engagés. Aucun d’eux n’a jamais « rechigné ». Que ce soit à Bourgoin-Jallieu, à la Tour du Pin ou dans le canton de Morestel, nous avons tous soutenu ce projet d’intérêt national pour l’indépendance énergétique de notre pays et la technologie française.

    Après la procédure du grand chantier, il y a eu la procédure, initiée par EDF et soutenue par le Conseil général de l’Isère, de l’après-grand chantier qui permettait aux entreprises et aux employés, mais surtout aux entreprises et aux collectivités, de bénéficier de soutien pour les aider à compenser l’activité existant pendant la période de chantier. En fait, ce type de procédure est normale après chaque grand chantier.

    C’est dire combien les élus et les populations sont aujourd’hui blessés et meurtris, mortifiés par cette décision politicienne du Gouvernement, d’autant que celle-ci, on s’en rend bien compte au cours des auditions que nous avons, n’a pas réellement fait l’objet d’un débat démocratique au sein de la gauche plurielle. Il y a eu une décision préélectorale, alors que le ministre de l’environnement disait encore avant hier qu’il fallait un débat démocratique.

    Je reprendrai une remarque qui a été faite par M. Rival : il est vrai qu’EDF n’a jamais su communiquer. C’est certainement le reproche que nous pouvons lui faire. Ce sont des techniciens, des scientifiques et, face aux écologistes, ils étaient plutôt nuls.

    La commission locale d’information a été créée. Quelques écologistes venaient à ses réunions, dont un de Grenoble M. Avrillier qui est maintenant adjoint de M. Destot.

    J’ai repris espoir en écoutant M. Curien, homme dont nous connaissons les compétences, les qualités, le bon sens et les responsabilités qu’il a eues au sein du Gouvernement socialiste. Je lui faisais remarquer qu’en 1981, les gouvernements de gauche n’étaient pas pour le nucléaire mais qu’ils y sont venus, confrontés à la réalité et aux nécessités de l’économie car ils ont bien compris que c’était la chance de la France, tant du point de vue écologique qu’énergétique. La décision de fermer Superphénix est certainement douloureuse pour un homme comme M. Curien, qui nous a d’ailleurs expliqué hier que Phénix est un laboratoire, un centre de recherches, qui ne peut bien fonctionner qu’avec Superphénix.

    En tant que commission d’enquête, nous devons faire prévaloir ces points essentiels pour l’avenir de la recherche et de la production d’énergie pour notre pays. Les éoliennes, pourquoi pas ? Bien sûr, il faut faire des économies. Naturellement, nous sommes tous écologistes mais il faut aussi être réaliste. L’être en la matière, c’est prendre en compte la fabrication de l’électricité par le nucléaire, car celle-ci est nécessaire pour que le niveau de vie de la France, des Françaises et des Français, se maintienne et même progresse.

    Au début de nos travaux, Mme Rivasi avait fait remarquer que celle-ci devait écouter et ne pas prendre position sur la décision concernant Superphénix. Le Gouvernement avait tranché.

    On sent bien, actuellement, que celui-ci se pose des questions. A nous de lui faire comprendre que c’est l’intérêt de notre pays de maintenir Superphénix.

    Il faut brûler le cœur sous peine d’un gaspillage extraordinaire. A la commission d’être très déterminée.

    Il faut comprendre le désarroi des élus locaux qui, malgré les promesses ne voient rien venir. Localement, c’est le drame. Localement, c’est d’hommes dont il s’agit. Le jour de l’annonce du Premier ministre fut dramatique. Des personnes d’EDF ou hors EDF pleuraient car, dans ce monde difficile où nous vivons, l’emploi doit être la priorité. Ces gens étaient fiers de travailler à Superphénix, fiers d’apporter leur contribution à l’évolution et au soutien de notre société et de notre économie. Par une décision politicienne, on leur a dit que tout était terminé, qu’ils pouvaient s’en aller, qu’on leur donnerait peut-être de l’argent.

    Mais qu’est ce que l’argent face au travail ? Face à l’emploi qui est la dignité de l’être humain ? Alors, il faut comprendre la volonté des élus, des populations, des salariés de cette région, de se battre. Lorsque M. Aubert est venu il y a quelques mois pour s’expliquer, il a bien compris qu’il faisait fausse route. Les populations et les entreprises ne peuvent plus attendre et souhaitent que le Gouvernement s’engage. Lorsque j’ai posé à Mme Voynet la question sur les PAT, elle ne m’a pas répondu. On sent bien que ce ne sont que des promesses.

M. le Président : En 1981, le Gouvernement a décidé un moratoire sur le nucléaire avec l’ambition d’arrêter la construction d’un grand nombre de centrales. Je voulais vous dire qu’il ne faut pas désespérer et qu’il est possible de faire reculer les gens qui prennent les décisions lorsque celles-ci ne correspondent pas à l’intérêt général.

M. Christian RIVAL : J’enregistre ce que vous dites. Cependant, Superphénix est un symbole, c’est la tête de pont de la filière nucléaire et Mme Voynet – car nous savons tous qui est responsable dans cette affaire –est Mme Voynet. Lors d’une réunion que nous lui avions arrachée à Marcy-l’Etoile, nous étions une dizaine de personnes autour de la table, dont un délégué CGT qui, après avoir entendu son discours, lui dit qu’à l’entendre, c’était grave car il en arrivait à penser qu’elle n’était pas seulement contre Superphénix mais contre toute la filière nucléaire, pensant bien qu’elle allait protester et se « défausser ». Nous étions hors micro, et la réponse est tombée, sèche : « Monsieur, vous ne l’aviez-vous pas encore compris ? ».

    C’est ça la réalité. A ce jour, je dois le constater : Superphénix est mort.

    Voyez déjà la campagne lancée contre La Hague. Derrière, c’est toute l’industrie nucléaire qui est en cause, c’est l’indépendance énergétique de la France qui s’en va. Au-delà d’une région sacrifiée, c’est l’avenir de ce pays qui est menacé. Messieurs, faites attention ! Mme Voynet représente 3 % d’écologistes ; avec ces 3 %, elle a déjà fait beaucoup de mal. Elle se targue d’être le « poil-à-gratter » du Gouvernement. Mais le « poil-à-gratter », qu’est-ce que ça fait du bien quand ça s’arrête !

M. Jean-Bernard RAIMOND : M. le Président, je ne veux pas poser une question mais ce que je vais dire sera inspiré par l’excellente déposition que nous venons d’entendre et par des propos tenus récemment par Mme Voynet. Elle attaquait le lobby nucléaire disant que celui-ci était notamment le fait de fonctionnaires qu’il fallait chasser.

    Le lobby nucléaire,... c’est absurde ! Le mot lobby est un mot très calomnieux dans certains cas.

    J’ai été fonctionnaire toute ma vie et j’ai toujours adhéré aux politiques nucléaires des gouvernements, à commencer par celui de M. Pompidou. J’étais ministre des affaires étrangères depuis un mois au moment de Tchernobyl le 26 avril 1986, et je rentrais de Moscou. J’étais donc bien placé pour apprécier la situation. Je me suis trouvé à Bruxelles le seul à m’opposer au délire qui s’était emparé des onze autres ministres européens. Certains ne disaient rien, mais je me souviens notamment des Italiens qui voulaient imposer en Occident, aux centrales française et autres, des normes draconiennes. Je me souviens très bien de cette bagarre que j’ai menée tout seul – j’avais évidemment l’appui de MM. Mitterrand et Chirac, c’était une période de cohabitation – pour empêcher que soient appliquées à nos centrales des normes établies sur ce qui s’était passé dans une centrale soviétique. Est-ce alors appartenir au lobby nucléaire ou est-ce être un homme raisonnable et représenter des gouvernements français raisonnables ?

    Ces propos sont inadmissibles.

    Cadarache est dans ma circonscription. Lorsque j’étais ministre, ce n’était pas ma circonscription. Je connais bien Cadarache, j’y suis allé souvent. La dernière fois, le nouveau directeur général, M. de la Gravière, après m’avoir instruit de certains points très positifs – Cadarache va devenir un centre de recherche essentiel du CEA – m’a annoncé qu’il allait me montrer quelque chose que, sans doute, l’on ne m’avait jamais montré. Il existe, à Cadarache, d’immenses hangars où sont entassés des matériaux qui ne sont absolument pas radioactifs, mais qui sont simplement là parce qu’ils ne savent pas quoi en faire. A cause du lobby antinucléaire, ils consacrent un espace considérable à entasser des matériaux inoffensifs dont ils ne peuvent rien faire pour le moment.

    Je pense, M. le Président, qu’il serait bien d’aller à Cadarache ne serait-ce que pour voir ces monceaux de résidus de matériaux qui ne sont absolument pas radioactifs. C’est très révélateur de la pression qui s’exerce sur cette superbe industrie.

M. le Président : Un grand journal, ce matin, disait très simplement que l’affaire des wagons contaminés était telle que les agents de la SNCF auraient été mieux inspirés de fumer quatre cigarettes que de se trouver à proximité des wagons. On nage en plein délire ! Mais c’est un délire idéologique.

    Avez-vous quelque chose à ajouter ?

M. Christian RIVAL : Face à un tel désastre, que pourrions-nous ajouter ? Nous sommes, de fait, même si l’on peut espérer que ce soit provisoire, dans une situation d’après-Superphénix. Lorsqu’il y a le feu à la maison, les promesses ne suffisent plus. La seule circonstance atténuante que je puisse accorder à ce Gouvernement, c’est qu’il faut du temps pour des décisions. Pour lui, trois mois, ce n’est peut-être pas beaucoup car il faut notamment les agréments à Bruxelles. Mais pour nous, sur le terrain, c’est abominablement long. Que pouvons-nous dire, M. Bonnard et moi-même, aux chefs d’entreprises qui viennent nous voir ? Il n’y a pas de sous. J’ai eu l’audace de demander quel était le chéquier de la cellule de reclassement. J’avais manifestement prononcé un mot grossier. On m’a dit : « Vous n’y pensez pas ? Des fonds publics ? ». Mais si, j’y pense, je ne pense même qu’à cela. Comment voulez-vous essayer de reclasser un salarié à soixante kilomètres de son emploi actuel, qui aura des frais de déplacement, si vous n’alignez pas de chèque en face ? Il n’y ira pas.

    Il n’y a pas de moyens. Il y a eu de beaux effets d’annonce, mais personne ne veut payer. Si cette volonté annoncée haut et fort ne se manifeste pas haut et fort dans des réalisations concrètes sur le terrain, comment voulez-vous qu’on s’en sorte ? Regardez la réalité du terrain. Ça, ce n’est pas des discours. Nous ne pouvons pas, nous, petits maires, avec nos petits moyens y faire face. Que l’Etat assume jusqu’au bout les conséquences de ses décisions. Ce n’est pas nous, élus locaux, qui pourront réparer.

M. le Président : Nous vous remercions.

Audition de MM. Paul LAVIE et Yann WOLFF,
Vice-présidents du Comité de soutien à Superphénix

(extrait du procès-verbal de la séance du 14 mai 1998)

Présidence de M. Robert GALLEY, Président

Messieurs Paul Lavie et Yann Wolff sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête leur ont été communiquées. A l’invitation du Président, MM. Paul Lavie et Yann Wolff prêtent serment.

M. Paul LAVIE : M. le Président, je vous prie d’excuser l’absence de M. Willy Delben, président du comité de soutien à Superphénix, qui tourne dans toute la France actuellement pour rechercher des débouchés à son entreprise et tâcher de préserver les emplois qui lui restent aujourd’hui, puisqu’il a malheureusement dû licencier la moitié de son personnel.

    Le Comité de soutien à Superphénix est une association « loi de 1901 » qui a pour but de défendre Superphénix et le nucléaire civil en général. Sa finalité était d’obtenir un débat à l’Assemblée nationale sur l’avenir de Superphénix. Nous n’avons pas ce débat, mais une commission d’enquête. Dont acte.

    Cette association est née le 12 juin 1997 et compte actuellement 7 300 membres issus de l’industrie nucléaire – EDF et sous-traitants –, de la société civile
    – tous les élus de la région, quelle que soit leur tendance politique, artisans, commerçants, journalistes –, du monde scientifique – ingénieurs, étudiants, physiciens,. – ainsi que des personnes, intéressées par le progrès technique, de France et du monde entier – Japon, Russie, Chine, etc. –.

    Cette association est totalement apolitique et s’efforce d’être totalement intègre dans son discours et dans les documents qu’elle communique.

    Nous nous battons depuis dix mois sans beaucoup de résultats. Votre commission nous permettra peut-être un jour de connaître les raisons de la fermeture de Superphénix, que l’on justifie aujourd’hui par des raisons économiques puisque les raisons de sûreté, en accord avec MM. Pierret, Strauss-Kahn et notamment Mme Voynet, ne sont pas en cause. Où sont les études chiffrées qui démontrent qu’économiquement Superphénix doit être arrêté, qu’il sera plus économique de l’arrêter que de le faire fonctionner ? Au niveau local, l’impact est énorme, au niveau scientifique et technologique également. Cette enquête a-t-elle été faite, qui permettrait de justifier autrement qu’idéologiquement l’arrêt de Superphénix ?

M. le Président : La réponse à votre question est claire : nous n’avons trouvé aucune trace, nulle part, à ce jour, d’études sérieuses comparant la solution de l’arrêt à celle du fonctionnement, en particulier sur le plan de l’équilibre financier.

M. Yann WOLFF : Je ne sais s’il est possible de retracer l’historique de Superphénix rapidement, aussi nous sommes-nous attachés à rappeler des faits marquants.

    Dans les années 1970, le projet Superphénix a été lancé. Il était fondé à l’époque sur l’utilisation du couple uranium 238-plutonium 239. La France était soumise alors à de fortes tensions énergétiques. Nous aimerions bien inviter nos hommes politiques à se rappeler de l’époque où l’opinion publique était affolée par la perspective d’un rationnement en énergie. En 1970, la population avait peur d’être obligée de stocker du supercarburant dans les caves.

    La France dispose, à cette époque, de Rapsodie, petit réacteur expérimental de Cadarache qui fonctionne bien, et s’apprête à démarrer Phénix à Marcoule.

    Le programme Superphénix est alors lancé dans le cadre de NERSA, une société européenne. Le chantier va s’étaler de 1975 à 1985, dans un climat de délire complet et de dureté extrême de la contestation antinucléaire. Celle-ci est alors savamment orchestrée alors que les industriels sont passés, eux, à côté de la communication.

    On peut retenir de cette époque deux faits marquants :

    D’une part, la manifestation de 1977 – 30 000 personnes, un mort, une centaine de blessés, et pour notre malheur, des futurs ministres qui viennent en vacances à Malville fumer leur premier pétard. Il en reste aujourd’hui, dans les médias, l’image d’une manifestation pacifiste. Pour les habitants de la région qui s’en souviennent, ces pacifistes étaient très souvent armés de bâtons, de casques et de cocktails Molotov. Pour s’en persuader, il suffit de lire, par exemple, « La gueule ouverte », l’organe officieux de la contestation antinucléaire.

    D’autre part, l’attentat à la roquette de 1982 contre le bâtiment réacteur pour lequel est soupçonné Carlos. C’est de l’écologie pacifiste appliquée !

    De 1986 à 1990, le chantier est fini, la région a fait un bond en avant. La centrale produit ses premiers kilowatts et, exceptées quelques modifications, le résultat est bon.

    En 1987, un choix métallurgique malheureux pour l’acier du barillet de stockage relance la polémique. Sans conséquence pour la sûreté, cela aura une forte incidence médiatique.

    De 1990 à 1995, la centrale vit une période de doute important. C’est le début du lâchage politique et des tracasseries administratives permanentes. J’en prendrai pour meilleur exemple l’enquête publique de 1992 à 1995 qui est un non sens complet parce qu’on a vu EDF et NERSA aller demander l’autorisation de construire Superphénix alors que la centrale existait. Mais cela a représenté trente-six mois d’arrêt dans la vie de la centrale.

    Superphénix a fait l’objet d’un acharnement médiatique complètement délirant, sans précédent ; j’en prendrai deux exemples :

    La CRII-RAD, chère à votre collègue Mme Rivasi, qui réussira l’exploit d’aller trouver du plutonium dans le Rhône ! A l’époque, cela a fait les gros titres des journaux pendant trois semaines. Après une étude sérieuse, on s’est aperçu que les traces de plutonium en question venaient des essais militaires atmosphériques des années 1960, mais le mal était fait dans l’opinion publique.

    Le second exemple est l’incendie, en 1996, d’un transformateur principal à la centrale de Bugey. Les médias sont immédiatement venus à Creys-Malville demander ce qui s’était passé.

    En 1996, c’est le bout du tunnel. Un décret autorise la centrale à fonctionner. Elle est techniquement prête. Cette année-là, elle fonctionne 250 jours, produit 3,5 milliards de kWh et présente un budget de fonctionnement équilibré. En 1996, Superphénix a, pour la première fois, gagné de l’argent.

    En 1997, alors que la centrale s’arrête pour une maintenance décennale en vue de son exploitation future, c’est la descente aux enfers. Cela commence en janvier par un recours présenté devant le Conseil d’Etat par le WWF de Genève – pour l’anecdote, ce recours a été préparé par un certain cabinet Lepage pour la modique somme de 3 millions de francs. Je pense donc que dans le nucléaire, il y a effectivement une affaire de lobby, mais que celui-ci n’est pas forcément là où on l’imagine.

    L’origine de ce recours devant le Conseil d’Etat est que le décret axe Malville sur la recherche et que le WWF de Genève, via le cabinet Lepage, dit que l’enquête publique est viciée puisque c’est un outil de production d’électricité et que, étant devenu un appareil de recherche, il ne produira plus d’électricité, ce qui est complètement délirant et faux. Mais cela a suffit devant le Conseil d’Etat.

    En juin, notre opposante de toujours devient la tête de file d’un nouveau concept : mes voix contre mes caprices. Pour nous, c’est la fin, en cela nous rejoignons l’opinion de nos élus locaux, hormis les quelques joutes politiciennes qui restent à faire.

    Après ce bref historique, nous nous sommes livrés à une analyse des possibilités qui s’offraient au Gouvernement.

    A l’arrivée du nouveau Gouvernement, trois solutions sont en présence : arrêter immédiatement, brûler le combustible existant ou exploiter jusqu’en 2015, ce qui était initialement prévu.

    Nous avons considéré les avantages et les inconvénients de l’arrêt immédiat.

    Les avantages sont : le respect de la parole du Premier ministre, l’entrée très médiatique de Mme Voynet au Gouvernement, la revanche des opposants de 1977.

    L’inconvénient majeur est que l’on jette à la poubelle un prototype payé et prêt à fonctionner. Que l’on arrive à être contre Superphénix tout en étant pour Phénix et pour la loi Bataille – ce qui est un effort politique notable –, cela a franchement choqué tous les techniciens qui connaissent un peu la filière. Phénix est un bon outil, qui a bien rempli sa mission, mais être à la fois pour Phénix et contre Superphénix relève du non-sens technique le plus complet.

    Autre inconvénient : on fait supporter à EDF le surcoût du démantèlement du combustible neuf. Il est d’autant plus aberrant de démanteler du combustible qui n’a jamais servi qu’il va falloir beaucoup d’argent pour le faire. Je n’ai pas les chiffres exacts, mais ce doit être de l’ordre de 2,5 milliards de francs.

    On assiste au départ des partenaires européens qui avaient participé à NERSA depuis le début. Les Allemands sont en train de partir – c’est déjà fait, mais les textes ne sont pas encore signés –, les Italiens sont en cours de négociation. Le surcoût pour EDF sera de l’ordre de 10 milliards de francs. C’est une façon assez bizarre de faire des économies.

    Enfin, cet arrêt immédiat ne laisse à personne le temps de se reconvertir.

    La deuxième option – brûler le combustible existant – permettait de respecter la parole du Premier ministre – Concorde avait été abandonné, mais l’on va encore tous les matins en Concorde à New York – et la loi Bataille – je ne comprends pas l’intérêt de continuer la transmutation dans le cadre de la loi Bataille avec Phénix parce que si Phénix démontre la faisabilité de la transmutation, il faudra passer au stade industriel, d’où l’utilité de Superphénix. On aurait pu, aussi, économiser les frais de recherche liés au démantèlement du combustible et éviter le départ des Européens, laisser à tout le monde le temps de se reconvertir puisque le brûlage d’un cœur et demi impliquait une exploitation jusqu’en 2003-2004 ou six ou sept ans pour reconvertir une région, c’est plus intelligent que deux mois. Cela aurait permis enfin d’honorer nos engagements européens.

    Le seul inconvénient de cette solution est qu’elle ne satisfait pas les opposants précédemment évoqués.

    La troisième solution, exploiter jusqu’en 2015, présente à peu près les même inconvénients et les mêmes avantages. Elle offre d’autres avantages, c’est de laisser ouverte la voie de la surgénération pour le futur et permet d’obtenir un retour d’expérience significatif.

    Je vous donne quelques chiffres sur l’arrêt et le démantèlement.

    En juin 1997, il y avait 700 personnels EDF et 600 prestataires de services. En 2004, on imagine aujourd’hui qu’il y aura 60 personnels EDF et 80 prestataires. On est loin des milliers d’emplois promis par Mme Voynet et Mme Sené en juin 1997.

    Nous ne parlerons même pas de l’atout annoncé par le ministère de l’environnement, à savoir revendre à l’export les techniques de démantèlement d’un prototype que nous sommes les seuls à posséder !

    Les conséquences de l’arrêt de Superphénix sont la disparition de la filière des réacteurs à neutrons rapides en France. Phénix ne passera pas l’an 2000, nous sommes tous d’accord sur ce point. Superphénix n’existant plus, le délire médiatique va se déchaîner sur Phénix. J’en prends pour preuve un recours déposé la semaine dernière par une association qui s’appelle « Forum plutonium » devant le tribunal administratif contre le redémarrage de Phénix. Faire la part du feu face à ces gens-là ne sert à rien. Ils ne s’arrêteront pas. Plus ils gagneront, plus ils se battront.

    Ce sont quarante ans de recherches perdues. Je ne pense pas qu’un ou deux laboratoires d’études du CEA arriveront à maintenir une veille technologique suffisante sur les réacteurs à neutrons rapides.

    Aujourd’hui, la France parie sur l’échec japonais. Monju, d’après les dernières informations dont nous disposons, s’apprête à redémarrer à l’horizon 2000-2001.

    La France abandonne délibérément la transmutation. Phénix n’est qu’un leurre. L’intérêt d’abandonner la transmutation est le même qu’abandonner le retraitement à La Hague, c’est de tuer le nucléaire. Le jour où les sites seront dans la situation américaine et devront stocker leur combustible usé sur site et relancer des procédures d’enquêtes publiques pour fabriquer des cimetières à combustible à côté des centrales, l’ancrage dans les populations locales, qui existe aujourd’hui, n’existera plus.

    Les conséquences socio-économiques sont 2 500 emplois sacrifiés, soit 50 % des emplois du canton. Morestel, ville principale du canton, possède le tissu commercial d’une ville de 6 000 à 8 000 habitants et des équipements collectifs qui, demain, seront surdimensionnés.

    Les conséquences sont également psychologiques, avec un sentiment généralisé de dégoût et de gâchis dans la région, avec le sacrifice de situations personnelles pour le bien d’une certaine politique et les promesses invisibles du Gouvernement. Les membres du comité de soutien ont très mal vécu cette décision purement politique et le fait que les promesses soient invisibles, c’est la goutte qui fait déborder le vase.

    Pour finir, nous avons fait un bêtisier.

    Nous commençons en 1975 par « La gueule ouverte » : « Hitler toujours vivant ! II est patron d’EDF ».

    Dominique Strauss-Kahn, à l’origine de la loi Bataille en 1991 et pro-Superphénix en 1992, qui se retrouve anti-Superphénix en 1997 alors que le bilan de la centrale est positif entre ces deux dates. C’est une position qui n’est pas facile à défendre.

    Christian Pierret, qui déclarait dernièrement : « Le Gouvernement souhaite se donner les moyens de laisser tous les choix ouverts à l’horizon 2010 ».

    Le même Christian Pierret, favorable au développement de l’EPR dans un cadre européen et contre NERSA, ou qui se félicite de la réussite de Daya Bay en Chine, soit deux tranches de 900 MW vendues à la Chine pour 5 milliards de dollars, et dénonce le coût de construction de Superphénix, 28 milliards de francs payés à 50 % par la France.

    Enfin, Dominique Voynet, qui a osé déclarer : « Superphénix n’a jamais produit d’électricité », qui est venue à Malville en 1994 porter plainte contre NERSA pour « mise en danger de la personne humaine » – la plainte a été jugée non recevable par le tribunal de Bourgoin-Jallieu – et qui déclare, en 1998, qu’« il n’y a pas de problème de sécurité à Superphénix ». Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis.

    A Marcy-l’Etoile, en 1997, elle déclarait : « Je fermerai Superphénix quoi qu’il en coûte. Je reste plus militante que ministre. ». Ou encore : « Je viendrai à l’automne faire des propositions de reconversion aux salariés ». Nous l’attendons toujours. Nous pensions qu’il s’agissait de l’automne 1997, peut-être nous sommes-nous trompés.

    « Un emploi retrouvé pour chaque emploi perdu à qualification et salaire égaux. » a-t-elle osé dire.

    En conclusion, Superphénix était une centrale sûre, qui fonctionnait, qui était quasiment payée, qui était intégrée dans l’environnement local et faisait vivre une région. Il est mort un matin de juin 1997 à la suite d’une dissolution hasardeuse et d’un programme démagogique transformé à la hâte en discours de politique générale.

M. le Président : Je crois, M. Wolff, que vous êtes ingénieur de NERSA. Phénix a trente ans d’âge, et malgré les efforts désespérés pour le remettre en état – et il faut faire confiance aux ingénieurs pour le faire – une fois Superphénix arrêté, l’on n’attendra qu’un seul incident pour fermer Phénix et, par conséquent, fermer la voie de la transmutation. Il faut ajouter à votre scénario catastrophe, que l’on s’attaque au stockage souterrain en disant que l’on ne veut pas empoisonner les générations futures et, l’on finit par arrêter le nucléaire. Et voilà atteint le but recherché.

M. Alain MOYNE-BRESSAND : M. Wolff a parlé d’une Mme Sené. Nous avons auditionné M. Sené. Y a-t-il un rapport entre ces deux personnes ?

M. Yann WOLFF : Mme Monique Sené est la femme de M. Raymond Sené, que vous avez auditionné dans le cadre de la commission d’enquête. Elle est en retraite, je crois, du CNRS. Elle était physicienne à Orsay. Elle s’est rendue célèbre par la création du GSIEN, le Groupement des scientifiques sur l’industrie et l’énergie nucléaire, qui publie la Gazette nucléaire, un brûlot antinucléaire publié depuis vingt ans. D’après les informations que nous avons eues, elle a été membre du bureau de Greenpeace France. Son mari, Raymond Sené, faisait partie de la commission Castaing et il a été le seul membre à avoir démissionné le jour où cette commission a eu une conclusion positive sur Superphénix.

M. Marcel DEHOUX : Simplement une remarque, puisque le titulaire d’une maîtrise de génie nucléaire que je suis n’a rien à ajouter à vos propos, je pense que ceux-ci auraient été plus forts si vous n’aviez pas parlé de pétards, qui n’avaient rien à voir dans ce discours.

M. Claude BILLARD : Vous avez fait état de la composition de votre comité de soutien, de sa diversité. Pourriez-vous nous indiquer, compte tenu des graves répercussions que vous avez évoquées, notamment du point de vue de l’emploi et du devenir économique de la région, si vous envisagez dans une période proche de nouvelles initiatives ?

M. Paul LAVIE : Les initiatives sur lesquelles nous travaillons pour le moment relèvent du domaine judiciaire. Nous faisons en ce moment travailler un cabinet d’avocats pour savoir sur quel fondement juridique nous allons pouvoir attaquer les décisions prises par le Gouvernement, notamment par rapport à NERSA. Je ne vois pas comment un Gouvernement peut arrêter NERSA qui est une société de droit privé. Il y a des points comme celui-là qui seraient peut-être attaquables. C’est un travail à très long terme. Nous le savons.

    Pour le moment, nous sommes focalisés sur les problèmes de l’emploi dont vous ont parlé MM. Rival et Bonnard, qui sont essentiels pour notre région. Nous avons rencontré M. Aubert et rencontrons souvent M. Péronnet. Nous sommes affolés par ce que ce dernier peut nous présenter, c’est-à-dire rien.

    J’étais encore en réunion avec lui il y a quatre jours et je lui ai fait remarquer que je n’avais pas besoin que Superphénix ferme pour bénéficier des aides qu’il propose. Celles-ci existent dans le catalogue normal des aides accordées par l’Etat.

    Nous sommes abasourdis par le non-respect de la parole donnée et par le fait que Superphénix, de Paris, n’intéresse plus personne, même s’il s’agit de la reconversion d’un bassin de 3 500 emplois.

    Le comité de soutien continue à fonctionner mais, il est vrai, plus en réfléchissant à des initiatives d’ordre judiciaire que par l’action au sens strict. Nous avons conduit quatre-vingt-dix actions fortes en dix mois. Mais vous savez, l’argent, c’est le nerf de la guerre. On pourrait peut-être en demander à Mme Voynet ?

M. le Président : EDF a-t-elle déjà fait à certains d’entre vous des propositions de mutation ?

M. Paul LAVIE : Pour l’avenir de Superphénix, il existe deux approches :

    Il y a l’approche technique : la situation est encore réversible pendant un an et demi, le temps que les décrets soient publiés et que les autorisations administratives aient été délivrées par la direction de la sûreté des installations nucléaires. Tant que le cœur n’est pas déchargé, l’installation est prête à redémarrer.

    Puis, il y a l’approche liée au potentiel humain : de ce point de vue, se pose un véritable problème. Aujourd’hui, sur les 700 personnes du site sous statut EDF, une centaine partiront dès l’été, ce qui veut dire que dès l’été, il n’y aura plus les compétences nécessaires pour redémarrer. Il faudrait les recréer. C’est faisable mais il y aura forcément un délai. Le plus problématique, ce seront les prestataires, qui sont aujourd’hui tenus à bout de bras artificiellement par EDF qui s’est engagée à ce qu’il n’y ait pas de licenciements chez les sous-traitants tant que le décret n’est pas publié. Donc, aujourd’hui, des commandes sont encore passées.

    La priorité est de maintenir socialement, autant que faire se peut, la région. Le jour où le décret sera publié, les prestataires qui restent mettront tous la clé sous la porte.

    A mon avis, le potentiel humain sera, au sein d’EDF, détruit dès l’été et chez les sous-traitants dès que le décret sera pris, ce que l’on annonce pour octobre ou novembre.

M. le Président : Avez-vous autre chose à ajouter ?

M. Paul LAVIE : Juste un mot pour répondre à votre question sous forme de billevesée : pour le comité de soutien, la prochaine action serait peut-être que la commission d’enquête attaque juridiquement Mme Voynet qui, si on lit la presse, a commis des faux en déclarant que Superphénix n’a jamais produit d’électricité, qu’il a été arrêté uniquement en raison de problèmes techniques. Le contraire est assez aisément démontrable. Cela devrait se solder par cinq ans de prison ou 500 000 francs d’amende.

M. Alain MOYNE-BRESSAND : Nous avons beaucoup à faire et nous allons dans le même sens. Mais je voudrais témoigner de toute l’ardeur, du dynamisme et du courage du comité ainsi que de tous les élus qui, soutenus par la population de la région, se battent. Mais il est vrai que la pression a tendance à tomber et qu’il faut la soutenir. Ce n’est pas évident.

    Le président de ce comité, M. Willy Delben, se consacre à son entreprise, dont il a dû réduire les effectifs parce qu’il n’a plus les marchés et ces marchés, il lui faut aller les chercher ailleurs. M. Lavie est commerçant, et pour les employés d’EDF aussi, c’est le drame car il faut vivre, et vivre, c’est travailler.

Audition de M. Louis MERMAZ,
Député, ancien Président de l’Assemblée nationale,
ancien Président du Conseil général de l’Isère

(extrait du procès-verbal de la séance du 14 mai 1998)

Présidence de M. Robert GALLEY, Président

Monsieur Louis Mermaz est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Louis Mermaz prête serment.

M. le Président : Nous avons souhaité vous entendre pour mesurer le rôle des collectivités locales lors du démarrage de Superphénix.

M. Louis MERMAZ : Les informations que je vous apporterai concernent essentiellement la période préparatoire à la construction du surgénérateur, c’est-à-dire aux alentours de 1976, même si je remonte un peu plus loin dans le temps.

    J’ai été, de 1976 à 1985, président du Conseil général de l’Isère et, à ce titre, ainsi que mes collègues conseillers généraux de l’époque, nous avions organisé les 23 et 24 septembre 1976, deux journées de débat. Pour l’anecdote, ce n’était pas encore la décentralisation, il nous avait fallu obtenir l’autorisation du préfet pour auditionner des personnalités extérieures au département. Celui-ci nous l’avait accordée volontiers. Nous avons donc reçu ces personnalités pendant deux journées. Nous avons débattu avec elles et qu’il s’agisse des techniciens du CEA, de l’EDF, du personnel du ministère de l’industrie, nous avons rencontré des personnes qui souhaitaient vraiment être comprises, qui n’ont pas cherché à nous embrouiller et qui nous ont au contraire, apporté une masse d'informations.

    C’est à partir de ces informations que je vais porter témoignage et vous indiquer quelques questions que nous nous sommes posées par la suite, qui peuvent vous intéresser quant à leur résolution, en particulier quant aux réponses que vous pourriez obtenir.

    Pour replonger dans l’actualité, tout le monde a en tête la décision du Comité interministériel du 2 février 1998 faisant suite à l’annonce du Premier ministre M. Jospin le 19 juin 1997, d’arrêter Superphénix. Cette décision, qui faisait partie du programme de ceux qui constituent aujourd'hui la majorité, n’était pas forcément une surprise même si l’on pouvait penser qu’elle tomberait plus tardivement et qu’elle prendrait des formes différentes de ce qui a été décidé le 2 février 1998.

    Il n’en reste pas moins que l’on doit apprécier très sérieusement les conséquences économiques et sociales, qui vont être très lourdes pour le nord de l’Isère. Cela crée une obligation au Gouvernement, à l’Etat, à la collectivité nationale de prendre en compte la situation nouvelle car cette région va perdre à terme, et perd déjà des emplois. La solidarité nationale doit jouer.

    A une beaucoup plus petite échelle, nous avons connu un problème semblable dans l’Isère avec la fermeture des mines de La Mure. Le problème actuel est infiniment plus important.

    Vous avez très bien fait d’élargir votre enquête en ne la limitant pas seulement à la situation actuelle et aux circonstances de la fermeture de Superphénix, mais en étudiant également les conditions de sa création, de sa mise en œuvre et de son abandon et en vous posant, plus généralement, la question de l’avenir de la filière des réacteurs à neutrons rapides et de la surgénération.

    Le débat organisé par le Conseil général s’est tenu les 23 et 24 septembre 1976. J’attire votre attention sur le fait que, si pendant une vingtaine d’années, on a fait des recherches, on s’est interrogé au sein du CEA et du monde scientifique sur la filière nucléaire à neutrons rapides, les choses se sont précipitées à partir de 1973. En 1967, à Cadarache, Rapsodie diverge. En 1973, c’est à Marcoule, Phénix qui diverge. Quelques années auparavant avait été décidée la création de Superphénix. Evidemment, entre la dimension du prototype industriel Superphénix et Rapsodie et Phénix, il n'y a rien de commun.

    Très vite, pour l’installation de ce prototype industriel de 1 200 MW, la France recherche des partenaires, ce qui se comprend car on a besoin de clients pour ne pas connaître les avatars qu’ont connus deux autres grands projets : le procédé de télévision couleur Secam et Concorde « assassiné » par les Américains qui ont refusé de donner l’autorisation d’atterrir. Tout le monde s’en souvient.

    Phénix diverge le 3 août 1973 et, déjà, les travaux préliminaires concernant Superphénix ont commencé en 1970. On met les bouchées doubles, cela a-t-il des conséquences sur la sûreté du projet ? On peut se poser la question. Ce doit être l’une de vos préoccupations.

    Un accord est signé en mai 1971 entre l’EDF, l’Italien ENEL et l’Allemand RWE, la compagnie privée de distribution de Rhénanie-Westphalie. Cela amènera d’ailleurs le Gouvernement de l’époque à déposer un projet de loi, loi qui sera promulguée le 23 décembre 1972, autorisant la création d’entreprises exerçant sur le sol national une activité d’intérêt européen en matière d’électricité. C’est la fin du monopole total d'EDF.

    Il est intéressant de noter que, dans le fond – personnellement, je le déplore et tout parlementaire ne peut que le déplorer – c’est uniquement par le biais de cette loi votée en 1972 que s’introduira le seul débat qui ait eu lieu au Parlement sur la construction de Creys-Malville. C’est la raison pour laquelle le groupe socialiste, pour tenter de provoquer un débat, déposera une question préalable au Sénat, qui ne sera pas adoptée. L’une des inquiétudes du groupe socialiste au Sénat était de se demander si, au fond, nous ne risquions pas, en ayant comme partenaire cette société allemande qui avait des liens avec Westinghouse, de voir le concurrent américain s’introduire dans le système français.

    C’est au cours de l'année 1971 que la décision est prise d’installer le surgénérateur à Creys-Malville, sur la rive gauche du Rhône, à 45 kilomètres en amont de Lyon. Ce site est choisi pour être à proximité des réseaux électriques allemands et italiens qui doivent recevoir leur part de production électrique au prorata de leur participation.

    Les choses vont s’accélérer, de plus en plus.

    En 1974, est créée la société centrale nucléaire européenne à neutrons rapides, la fameuse NERSA. EDF possède 51 % du capital, l’Italien ENEL 33 % et la RWE 16 %. La demande d’autorisation de création de Superphénix est présentée en mars 1974 par le futur exploitant, NERSA. Ces dates sont importantes parce que l’on voit l’enchevêtrement des décisions juridiques. Donc, la demande d’autorisation de création est présentée en mars 1974 par NERSA, accompagnée, bien entendu, d’un rapport de sûreté. Je ne fais que le rappeler brièvement, les documents que je vous laisserai vous apporteront plus de précisions.

    A la lecture de la liste de tous les organismes consultés, qui travaillent en 1974 et 1975, on ne peut avoir que l’impression que l’on a pris des précautions extrêmes. Les enquêtes sont menées par le CEA et par le ministère de l’industrie et de la recherche, et le ministère de la santé est, bien sûr, sollicité pour donner un avis conforme.

    L’enquête d’utilité publique sur le site va se dérouler, un peu selon la tradition française, mais cela ne prête pas à sourire quand on voit l’importance du projet, du 9 octobre au 8 novembre 1974. On n’a pas donné beaucoup de temps, je ne dirai pas, aux populations, qui ne sont pas des spécialistes du nucléaire mais à tous ceux qui s’intéressent au projet, notamment à l’importante communauté scientifique de Grenoble. Cette enquête se déroule donc dans des délais excessivement brefs. Elle se confond d’ailleurs avec l'enquête préalable à la déclaration d’utilité publique. Ce n’est pas la première fois que cela se produit en France, on peut le déplorer, mais il est tout de même regrettable que l’enquête préalable, dans le cas de Creys-Malville, ait été menée conjointement.

    Une fois conclues cette enquête d’utilité publique et cette enquête préalable, le service central de sûreté des installations nucléaires installé auprès du ministère de l’industrie et de la recherche, s’appuyant sur le département de sûreté nucléaire du CEA, est destinataire d'un avis sur la sûreté. Cet avis émane d’un groupe d'experts appelé Groupe permanent chargé des réacteurs nucléaires. Ce groupe travaille abondamment : il se réunit dix fois entre octobre 1974 et juin 1975. C’est ce service central de sûreté des installations nucléaires qui va établir le projet de décret autorisant la création de la centrale de Creys-Malville.

    Le 20 février 1976, se tient la réunion de la commission interministérielle des installations nucléaires de base, composée de représentants de différents ministères concernés et de divers organismes. Les experts sont là, le projet de décret est rédigé. Après l’avis conforme du ministère de la santé, il sera présenté au ministère de l’équipement.

    C’est au moment où l’on attend l’avis conforme du ministère de la santé, que va se dérouler le débat du conseil général de l’Isère, les 23 et 24 septembre 1976.

    Les étapes suivantes seront postérieures à nos débats, notamment l’autorisation de chargement qui n'interviendra que plusieurs années après. Dans les documents que je laisserai à la disposition du Rapporteur, j’attire votre attention sur une communication très intéressante et claire de M. Christian de Torquat, ingénieur en chef des mines, adjoint au chef du service central de sûreté des installations nucléaires du ministère de l’industrie et de la recherche, et je vous recommande tout particulièrement les pages 98 à 101 du livre publié par le Conseil général de l’Isère, qui porte le titre de : « Creys-Malville : le dernier mot ? ». Nous y avons retranscrit la totalité de nos débats, des interventions des experts, des fonctionnaires et des conseillers généraux.

    Sort le fameux décret du 12 mai 1977, autorisant la création par la société NERSA d’une centrale nucléaire à neutrons rapides de 1 200 MW sur le site de Creys-Malville. Mais il faut noter que les travaux d’aménagement et de préparation du site avaient commencé deux ans et demi plus tôt, dès la fin de 1974, et, dès le 15 octobre 1976, soit plus de six mois avant le décret, le conseil de surveillance de NERSA avait autorisé la direction de NERSA à passer les premières commandes.

    On a vraiment l’impression que le travail de préparation des dossiers, de vérification, tout ce qui a trait à la sûreté et au bon fonctionnement, a été fait de façon très sérieuse et méticuleuse par tous ceux qui se sont emparés du dossier, mais on a aussi l’impression d’un système clos. On vit entre soi. D’ailleurs, hier le Premier ministre appelait à la création d’une agence indépendante, composée de personnes tout aussi compétentes que les premières mais totalement indépendantes.

    Nous sommes face à une « fermeture du processus décisionnel », selon la formule de Dominique Finon, auteur d’un livre très intéressant en 1989 s’intitulant « L’échec des surrégénérateurs – autopsie d'un grand programme ».

    Les scientifiques de Grenoble, des physiciens du solide, des physiciens nucléaires, des chimistes, avaient lancé, bien avant, en 1976 l’appel des 500, posant des questions quant à la surgénération, à la façon dont les choses s’élaboraient, à la rapidité des consultations, etc.

    Je rappellerai pour mémoire la manifestation des opposants de juillet 1977 qui a réuni énormément de monde – des Français mais aussi d’autres citoyens de la Communauté européenne et de Suisse –, qui a été réprimée, durement d’ailleurs, puisque nous avons dû déplorer un mort.

    On notera aussi, et cela nourrit nos interrogations, que contrairement à ce qui s’est passé pour la construction d’autres centrales, la fameuse commission PEON, commission pour la production électrique d’origine nucléaire, n’a pas été appelée à donner son avis.

    Les opposants sont très nombreux : les groupes de défense de l’environnement, comme ils s’intitulent, les citoyens suisses. On verra aussi des Conseils généraux de la Savoie, présidé l’un par M. Louis Besson et l’autre par moi-même, faire des recours.

    Les premiers recours devant les juridictions civiles sont intervenus en décembre 1974 et en avril 1977. Ils étaient le fait d’opposants privés ou d’associations de protection de la nature. Le Conseil d’Etat a été saisi en juin 1977 et en mars 1978, et a délibéré sur le recours des Conseils généraux de Savoie et d’Isère et de quelques individualités, dont M. Tazieff, et, en mai 1979, les a rejetés, refusant d’apprécier sur le fond les aspects de sûreté du dossier de Superphénix.

    Je me souviens d’avoir assisté à l’audience avec Maître Arnaud Lyon-Caen, qui était l’avocat pour les départements. J’ai encore en mémoire la réplique du commissaire du Gouvernement répondant que la France avait besoin d’électricité. Ce n’était pas tout à fait la question que nous posions. Nous n’étions pas hostiles à la fabrication d’électricité à partir du nucléaire, nous posions le problème de la sûreté nucléaire de Superphénix.

    Maître Lyon-Caen, autant que je m’en souvienne, s’était plaint à l’époque de ne pas avoir eu accès aux mémoires en défense du ministère de l’industrie. Je vous laisserai la décision du Conseil d’Etat en date du 4 mai 1979. Malheureusement, Maître Lyon-Caen n’a pas conservé trace de son mémoire, mais il doit se trouver dans les archives du Conseil d’Etat. Il serait intéressant de le retrouver car, en effet, parmi tous les points juridiques soulevés, il en est un qui vous intéressera certainement plus particulièrement : celui que faisait valoir l’avocat des départements sur les moyens tirés de l’insuffisance des prescriptions imposées à la société NERSA. Toute cette argumentation avait été rejetée par le Conseil d’Etat mais Maître Lyon-Caen, qui était au demeurant un partisan de la surgénération, m’avait dit être assez étonné de la légèreté du dossier sur le plan du suivi des prescriptions. Il serait donc intéressant de lire ce développement concernant les moyens tirés de l’insuffisance des procédures de suivi des prescriptions imposées à la société NERSA.

    En effet, la question que nous nous posons tous est de savoir pourquoi le surgénérateur a connu certains avatars, le premier incident étant cette fuite de sodium dans le barillet, en date du 1er avril 1987. Ce fut le premier incident qui a commencé à inquiéter.

    Je pose la question mais ne peux vous apporter la réponse.

    Il serait, à mon sens, intéressant de savoir selon quelles procédures on s’assurait à chaque stade de la construction, que les prescriptions du cahier des charges étaient bien respectées par les constructeurs, à savoir NERSA et NOVATOME. Nous nous sommes tous demandé ce qui s’était passé lorsque nous avons entendu parler des soudures italiennes qui n’avaient pas tenu.

    S’agit-il de défauts inhérents à la construction du surgénérateur qui font qu’aujourd’hui le Gouvernement a pris la décision de l’arrêter ? Ou, question plus ample, la surgénération est-elle aujourd’hui dépassée aux niveaux français et international ?

    Donc, la question qui me paraît centrale et que je me pose est de savoir si l’on avait bien prévu et selon quelles procédures, de s’assurer, à chaque stade de la construction, du respect des prescriptions du cahier des charges. Je n’ai pas la réponse à cette question mais elle est centrale.

    Le Conseil général de l’Isère adopte, le 24 septembre 1976, une motion que vous retrouverez en annexe des documents que je vais vous laisser. Vous lirez qu’il s’agit d’une motion présentée par le groupe des socialistes, radicaux de gauche et apparentés. En fait, trois motions différentes avaient été présentées et c’est celle ayant recueilli la majorité relative des voix qui est devenue la motion officielle du Conseil général. Une autre motion avait également recueilli des voix, celle du groupe communiste, et une troisième avait été présentée par la majorité présidentielle nationale de l’époque.

    Dans cette motion, il est demandé, premièrement, à EDF et au CEA d’assumer leurs responsabilités de service public, en expliquant clairement à la population du département, par l’intermédiaire des élus notamment, sur quels principes est basée la sûreté d’une telle installation, quels investissements précis ont été consentis dans ce but et quelles mesures permanentes seront prises lors de l’exploitation pour éviter tout accident
    – question qui s’est avérée fort opportune par la suite.

    Deuxièmement, il est demandé si, pour la sûreté, la position désormais minoritaire du CEA à l’intérieur du constructeur NOVATOME – les partenaires principaux étant Creusot-Loire et Alsthom – ne pose pas de problème. C’est une question très « socialiste ».

    Troisièmement, nous regrettions l’absence de débat parlementaire puisque, à part la discussion de la loi de 1972, il n’y a pas eu de débat sur la construction de Superphénix.

    Quatrièmement, nous demandions la création d’une commission d’enquête parlementaire. Pour y parvenir, le groupe socialiste avait déposé, avec comme signataires votre serviteur et Louis Besson et quelques autres parlementaires de Rhône-Alpes, une proposition de résolution. Il faudra attendre un certain nombre d’années pour que finalement, sous une autre forme, cette demande soit acceptée.

    Cinquièmement, nous demandions la création d’une commission régionale permanente de sécurité composée d’élus. Mais les élus, s’ils n’ont pas à leur disposition des experts indépendants, sont aveugles et sourds. Nous précisions donc une commission « ayant les moyens de travailler ».

    Sixièmement, nous demandions, tant que ces préalables n’auraient pas été traités, de surseoir au projet de construction.

    Le 17 décembre 1976, le regretté Jacques-Antoine Gau se substitue à moi pour interpeller à l’Assemblée nationale le ministre de l’équipement de l’époque sur ces problèmes. Il avait demandé un débat sur le nucléaire et le vote d’une loi-cadre et, le 23 décembre, la proposition de résolution dont j’ai parlé, tendant à la création d’une commission d’enquête, était mise en distribution à l’Assemblée nationale.

    Vous verrez à travers les documents que je vous remettrai qu’à l’époque, tous ceux qui viennent parler devant le Conseil général de l’Isère n’ont aucun doute quant à la surgénération. Ils nous disent tous que, dans quinze ans, la France assurera son indépendance nucléaire parce qu’elle aura plusieurs surgénérateurs. C’était là une démarche tout à fait pionnière de techniciens et de savants qui ne semblaient pas avoir d’hésitations à ce sujet : Rapsodie, Phénix, Creys-Malville. Ils pensent que c’est une époque nouvelle qui commence.

    La première question que je me pose, mais vous êtes mieux placés que moi pour vous la poser, est de savoir s’il y a eu une faille, des insuffisances dans la construction ou dans l’élaboration du projet. Votre commission d’enquête pourra-t-elle répondre à cette seconde question : la surgénération serait-elle plutôt dépassée et ce qui s’est passé à Creys-Malville ne se serait-il pas passé ailleurs et, les techniques ayant évolué, faut-il se tourner vers d’autres modes de production ?

    Je m’interroge aussi, comme parlementaire et comme citoyen, sur ce que signifie le maintien en activité de Phénix. Est-ce une mesure d’apaisement à l’égard de l’opinion publique et de la communauté scientifique, une mesure de transition ? Ou est-ce une volonté réelle de poursuivre cette recherche ? Est-ce à dire que ceux qui ont pris la décision d’arrêt de Creys-Malville croient encore à l’avenir de la surgénération ?

M. le Président : Vos propos m’ont fort intéressé. Plonger dans les racines de la prise de décision est effectivement précieux et peut expliquer bien des choses par la suite.

    Considérez-vous que cette aventure a été pour le département de l’Isère quelque chose de positif ? Si tel est le cas, considérez-vous que l'arrêt de la centrale va constituer pour le nord du département le drame que nous ont décrit les représentants des collectivités locales ?

M. Louis MERMAZ : Dans un premier temps, dans les années 1970-1974, les populations et les élus étaient dans l’expectative. Il y avait des craintes, que la répression brutale de la manifestation de 1976 n’a pas contribué à apaiser. De nombreux habitants ont été très heurtés par la dureté de la répression. Je ne participais pas à la manifestation mais les socialistes de l’Isère avaient installé leur quartier général dans une petite bourgade avoisinante et étaient là, en tampon, pour éviter le pire, en liaison avec les services préfectoraux. Nous ne voulions pas que se déroulent des événements graves. Nous jouions le rôle de casques bleus, si je puis dire, comme nous l’avons fait avec d’autres en 1968, mais c’est une autre histoire.

    Cette répression, qui a été dure, a eu pour effet que les gens se sont dit, selon la formule de l’époque, que le nucléaire, c’était l’Etat policier.

    Puis, le projet a démarré. Sont arrivés les techniciens et les ingénieurs. Les familles se sont installées et, peu à peu, l’opinion a évolué. Les gens inquiets se sont dit qu’après tout, c’était aussi un enrichissement de la région, les taxes professionnelles n’étant pas négligeables. Il n’y a pas eu de peur. Il faut dire que chaque fois que des incidents se sont produits, le nécessaire a été fait par les techniciens pour rassurer la population. Même lors des arrêts en raison des fuites, personne n’a envisagé que l’on était à la veille de l’apocalypse.

    Aujourd’hui, c’est face à la décision qui vient d’être prise que l’inquiétude se fait sentir. Ce n’est pourtant pas une décision tombée sur la tête des habitants. Cette région a élu une nouvelle majorité qui avait notamment ce point dans son programme. Mais il faut reconnaître, objectivement, que cet arrêt posera d’énormes problèmes économiques et sociaux à la région et la collectivité nationale se doit aujourd’hui d’avoir une politique très hardie. Il ne suffira pas de prendre quelques « mesurettes ». C’est un gros dossier qui dépasse le cadre de quelques communes.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : A travers cette riche histoire qui remonte à 1976 – nous avons évoqué les craintes et les incidents de Superphénix au cours d’autres auditions –, il y a une question toute banale que nous devons nous poser : y a-t-il eu des accidents ?

    Banale, mais pas innocente. Je suis originaire d’une région minière, le Nord Pas-de-Calais, où la mort et la maladie ont accompagné de façon constante la production d’énergie. On ne relève pas suffisamment, à mon sens, combien aujourd’hui la production d’énergie d’origine nucléaire a su éviter tous les drames humains qui avaient accompagné l’extraction charbonnière ou d’autres processus jusqu’au milieu de ce siècle.

    Par ailleurs, Superphénix a-t-il fourni au département un savoir scientifique ? Restera-t-il, notamment à l’université de Grenoble, les unités de recherche qui ont pu se développer à partir de Superphénix ? Pourront-elles continuer à faire bénéficier la région de leur présence ou la disparition de Superphénix entraînera-t-elle une politique de désertification économique et scientifique ?

    Ma question suivante porte sur le déficit démocratique constaté en 1976. Cela nous ramène vingt ans en arrière. On peut dire qu’à l’époque, les autorités de l’Etat et les autorités en général, travaillaient plutôt à la hussarde par rapport à aujourd’hui car, au fond, à propos des déchets nucléaires à haute activité, le Parlement a voté une loi qui répond à bien des aspects – débats devant l’Assemblée nationale, implication des collectivités locales. Si j’ai bien compris, pour ce débat du Conseil général, c’est le Conseil général lui-même qui s’est « autosaisi », sa démarche ne correspondait pas à une demande gouvernementale. Le Gouvernement a-t-il tenu compte de ce débat à l’époque ?

    Hormis la capacité de protestation des élus locaux et nationaux, aviez-vous été associés à ce processus de décision d’une façon ou d’une autre ? Vos qualités de représentant du peuple ont-elles été prises en considération ou tout le processus est-il passé par le préfet, expression de l’autorité de l’exécutif ?

    C’est une grande question que nous continuons à nous poser car nous constatons qu’en matière nucléaire, mais dans bien d’autres domaines également, le couple exécutif-législatif ne fonctionne pas bien, ou en tout cas, pas aussi bien qu’il le devrait dans une démocratie.

    Cette commission doit nous permettre – et nous le ferons dans le rapport – de tirer des leçons techniques concernant Superphénix mais aussi des leçons quant à un meilleur fonctionnement futur de la démocratie. Quelques avancées ont déjà été faites quand je compare la situation actuelle aux méthodes qui étaient utilisées à l’époque, mais j’ai l’impression que nous sommes encore très loin d’un processus satisfaisant. J’observe que, par un curieux parallélisme, le processus d’arrêt de Superphénix a été annoncé et décrété par des méthodes aussi radicales que celles qui ont présidé à sa création.

M. Louis MERMAZ : Il n’y a pas eu d’accident. Il y a eu des incidents, des défectuosités dans le fonctionnement dus ou non à une faute au moment de la construction. Cela, c’est à vous d’essayer de l’établir, si vous le pouvez. Mais il n’y a pas eu d’accident, de peur, de gens blessés. Comme vous, je pense et répète, pour défendre le nucléaire civil, que celui-ci est loin d’avoir causé le nombre de victimes qu’a fait le charbon, sauf à Tchernobyl, bien sûr, qui est un cas tout à fait particulier, dont la communauté occidentale ferait d’ailleurs bien de se préoccuper un peu plus.

    La communauté scientifique de Grenoble dont j’ai rappelé avec l’appel des 500 qu’elle s’est préoccupée du sujet, ne va pas se retrouver dans un désert. Nous avons le CENG – Centre d’études nucléaires de Grenoble. Tous ses membres vont continuer de s’intéresser à cette filière et si Phénix fonctionne comme on nous l’annonce, les échanges vont se poursuivre.

    De plus, le synchrotron, qui s’est installé à Grenoble il y a quelques années, est un équipement de première valeur pour la communauté française et internationale et joue un rôle important de ce point de vue. Aucune crainte de désert scientifique ne plane sur Grenoble.

    Le processus de décision concernant le surgénérateur est passé largement au-dessus de la tête des élus, encore qu’au Conseil général, en 1974-1975, il y ait eu une brève information sur ce qui allait se passer, mais je dirai, avec une certaine fierté, que nous avons organisé en 1976 un débat tel qu’il n’y en a eu ni à l’Assemblée nationale, ni même dans aucune de ses commissions.

    C’est la raison – c’est une demi confidence – pour laquelle quand je suis devenu Président de l’Assemblée nationale, j’ai participé avec des collègues à la création de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, parce que ce qu’une modeste assemblée départementale a fait, un parlement a beaucoup plus de moyens de le faire, et de le faire de façon continue. Je sais d’ailleurs, M. le Président et M. le Rapporteur, que vous jouez un rôle important auprès de cet organisme.

    Le Conseil général de l’Isère s’est-il autosaisi ?

    Il y a eu une communication en 1974 ou 1975, mais c’est nous qui, devant l’importance du sujet et les questions que nous nous posions, avons décidé d’organiser ce débat. Nous avons pu auditionner tous les invités que nous souhaitions, dont deux prix Nobel, le Grenoblois Néel qui était favorable à la surgénération et le Professeur Kowarski, l’un des pionniers du nucléaire, d’un avis différent.

    Nous avons pu constater que lorsque des techniciens et des savants veulent énoncer les choses simplement – ce qui se conçoit bien s’énonce clairement – ils peuvent se faire comprendre des élus. Il existe, vous le savez, deux façons de présenter les choses et l’on sait parfois embrouiller les élus comme l’on sait aussi les leur rendre compréhensibles. Vous verrez en parcourant ce document qu’en l’occurrence, nous devions leur être reconnaissants de la somme d’informations qu’ils nous ont apportées.

M. Alain MOYNE-BRESSAND : M. le Président, vous comme moi, ne sommes pas physicien ou chercheur. Nous nous efforçons d’écouter et de comprendre, si possible. C’est le rôle des politiques que de s’entourer d’avis. Guy Mollet comme Pierre Mendès-France, qui furent les initiateurs de la politique nucléaire de la France ont requis de nombreux avis et il ne faut pas oublier que l’intérêt national prime sur tout intérêt particulier.

    Le débat sur le surgénérateur pour notre région n’est pas un débat nord isérois, mais un débat national sur notre filière électronucléaire et la recherche en la matière. Ce surgénérateur est une technologie française, pour laquelle nos chercheurs sont à féliciter ; nous étions dépendants de la technologie américaine. Or, l’indépendance en la matière était très importante. Peut-être, en effet, n’y a-t-il pas eu suffisamment de débats, mais pour avoir participé à ceux-là, nous avions été éclairés, grâce en particulier, comme vous l’avez souligné avec raison, à la qualité des intervenants. Souvent, l’on prend position par idéologie et, au sein du Conseil général de l’Isère, comme le surgénérateur de Creys-Malville était une nouveauté, un symbole, les élus de l’opposition nationale de l’époque s’y opposaient. C’était une opposition idéologique et bien que des savants apportent leur contribution, on a son idée et on ne les écoute pas.

    Le débat dont vous parlez – il y en a eu d’autres au Conseil général par la suite – a permis de faire des constats mais pas d’entrer dans la prise de décision. C’est au niveau national, gouvernemental qu’il faut que de telles décisions soient prises.

    La manifestation dont vous parliez n’a pas eu lieu en 1976 mais les 30 et 31 juillet 1977.

M. Louis MERMAZ : Il y en a eu deux, en 1976 et en 1977, la plus dure ayant été, effectivement, la seconde.

M. Alain MOYNE-BRESSAND : Lorsqu’en 1981, vous êtes arrivés au pouvoir, vous avez demandé un moratoire sur l’énergie nucléaire. La réalité de l’économie vous a fait prendre en compte que l’on avait besoin de l’énergie nucléaire dans notre pays car elle favorisait son indépendance énergétique et était nécessaire pour assurer notre indépendance économique. La France est un grand pays mais n’a pas de ressources dans son sol, et son développement s’est fait certainement grâce à cette indépendance acquise par le nucléaire.

    Vous avez participé au Gouvernement qui a dirigé le pays de 1981 à 1993, et pendant cette période, il n’y a pas eu de débat parlementaire et il n’y a pas eu d’arrêt des centrales nucléaires. Creys-Malville a, bien sûr, connu les incidents que nous savons. Mais il ne faut pas perdre de vue que c’est un prototype. Je dis bien incidents, car cette centrale a connu des incidents dans les composants et non dans le corps du fonctionnement de la centrale. Le barillet, une forte chute de neige en 1990 qui a fait s’écrouler une toiture, c’est totalement inadmissible, bien sûr, mais ce n’est pas le fonctionnement de la centrale qui était en cause. Or ce débat, nous ne l’avons pas eu.

    J’ai écouté attentivement le Premier ministre dire hier qu’il fallait la transparence, la clarté et le débat. Je suis bien d’accord, aussi ma question sera de savoir si, au sein de la majorité plurielle, vous avez été consultés sur cette décision et si vous êtes d’accord pour que ce débat puisse avoir lieu maintenant ?

    Cette commission d’enquête constitue une première avancée, mais il y a eu une décision préélectorale, fruit d’accords politiques, et les élus, responsables politiques, n’ont pas été consultés. Hier, nous avons auditionné M. Curien, ancien ministre de la recherche, qui nous a fait un exposé plein de bon sens, un exposé nous faisant – nous qui ne sommes pas des techniciens mais des hommes politiques – comprendre qu’à un moment le politique doit décider dans l’intérêt de la Nation. Il nous a dit que Phénix, qui va redémarrer, devrait le faire avec Superphénix, que ce serait du gaspillage d’arrêter Superphénix alors qu’il y a tellement à attendre de la filière nucléaire à neutrons rapides, technologie d’avenir porteuse pour notre recherche et nos besoins en énergie.

    Etes-vous d’accord pour qu’il y ait un débat au sein du parti socialiste, au sein de la majorité plurielle, afin que nous sachions que cette décision a été prise en toute connaissance de cause ?

M. Louis MERMAZ : Lorsqu’a été lancé le projet avant 1974, qui fut poursuivi jusqu’en 1981 et au-delà, il s’agissait d’un prototype industriel pour produire de l’électricité, et notamment, pour en vendre et en fournir à nos partenaires italiens et allemands au prorata de leur participation.

    A la suite des avatars qu’a connus Superphénix, les objectifs ont évolué et l’on s’est posé, dans la communauté scientifique et industrielle, la question de savoir si l’on n’était pas allé trop vite et si le passage de Phénix à Superphénix n’avait pas été trop rapide. Si bien que le Premier ministre, Pierre Bérégovoy, qui était pour le redémarrage après les réparations, avait déjà l’idée d’un prototype à caractère scientifique et expérimental. Nous n’étions déjà plus dans les mêmes données. Dès lors que le surgénérateur serait un prototype expérimental, il ne rapporterait plus les mêmes taxes professionnelles, hélas. Puis, le Gouvernement Juppé reprendra également l’idée d’un prototype expérimental. Comme vous le savez, un décret de redémarrage sera annulé par le Conseil d’Etat, mais c’est un débat juridique, le fond n’est pas en cause.

    Puis, il y a la campagne législative de l’an dernier, et nous serions hors sujet si je vous expliquais par quel cheminement les socialistes ont pris leur décision, mais je vous rassure, ce ne fut pas une décision solitaire. Il y a eu une convention nationale, nous en avons débattu, etc. La décision est prise, et nous menons la campagne électorale. Qu’il y ait des appréciations différentes au sein de la gauche plurielle et que Mme Voynet n’ait pas la même position que M. Hue, tout le monde le sait, mais la décision a été prise d’arrêter. Toutefois, cela ne met pas en cause le fait que nous ayons besoin d’électricité nucléaire. Jamais personne n’a dit que la France devait renoncer au nucléaire, qui représente 80 % de notre production d’électricité à l’heure actuelle.

    Lorsque nous étions dans l’opposition, avant 1981, je me souviens très bien que François Mitterrand se posait les mêmes questions que celles que je vous ai posées sur la sûreté. Il était, parmi les socialistes, l’un de ceux qui haussait le plus les épaules lorsqu’on lui demandait si c’était dangereux. Il pensait que le nucléaire était intéressant et qu’il fallait y aller, mais par des voies diverses. J’ai d’ailleurs assisté à des conversations au cours desquelles il s’opposait vigoureusement à Haroun Tazieff, qui, par la suite a été un de vos partenaires. Celui-ci était certes compétent en vulcanologie, mais il ne l’était guère plus que nous en matière de nucléaire. Mais c’est une autre histoire.

M. le Président : M. le Président, il nous reste à vous remercier.

Audition de MM. Daniel BEGUET,
Secrétaire de la branche cadres CGT de Superphénix
Patrick DURAND,
Secrétaire de la branche cadres CGT du département de l’Isère
Didier GARNIER,
Secrétaire de la branche ouvriers-employés CGT de Superphénix
Yvon THENAULT,
Responsable syndical CGT de Superphénix
Didier BREUIL,
Membre du bureau de la Fédération de l’énergie CGT
et Maurice MARION,
Secrétaire général de la Fédération de l’énergie CGT de l’Isère

(extrait du procès-verbal de la séance du 18 mai 1998)

Présidence de M. Robert GALLEY, Président

Messieurs Daniel Beguet, Patrick Durand, Didier Garnier, Yvon Thénault, Didier Breuil et Maurice Marion sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête leur ont été communiquées. A l’invitation du Président, MM. Daniel Beguet, Patrick Durand, Didier Garnier, Yvon Thénault, Didier Breuil et Maurice Marion prêtent serment.

M. le Président : Comme le disait notre rapporteur, Christian Bataille, ce matin, nous avons souhaité venir vous écouter, parce que nous voulions recueillir, sur place, votre avis dans le cadre de notre commission d’enquête. Il ne faut pas se limiter à rencontrer les dirigeants ou les personnes qui ont des intérêts financiers ou intellectuels. Nous avons eu ce matin, une conversation extrêmement importante avec M. le directeur de la centrale, mais qui ne nous a donné qu’une vision globale de l’affaire. Il nous a indiqué que la conversation que nous aurions avec les syndicats cet après-midi nous permettrait de mieux aborder les problèmes de structure, les problèmes de reconversion, les problèmes humains...

    Voilà pourquoi, dans le cadre de cette commission d’enquête, et sur vos terres, nous sommes heureux de vous souhaiter la bienvenue.

M. Didier GARNIER : Depuis près d’un an, les salariés du site se battent pour exiger un véritable débat autour de l’énergie incluant Superphénix. Nous tenons à vous rappeler l’importance et la confiance qu’accorde le personnel à la CGT sur le site. Des élections se sont tenues le 14 mai, où nous avons encore assisté à une progression de notre syndicat, avec un résultat de plus de 80 %.

    Nos affirmations sont les suivantes : les nombreuses actions réalisées par le personnel pour faire changer la décision antidémocratique d’abandon de Superphénix sont restées sans effet. Superphénix est d’ores et déjà condamné si rien n’est fait immédiatement. Le communiqué de presse du Premier ministre du 2 février indique que Superphénix ne redémarrera pas, même provisoirement.

    Après plus de 80 actions de tous ordres, menées pour faire prendre en compte la légitimité de l’aspiration des personnels de la filière à neutrons rapides, force est de constater avec amertume qu’une décision hâtive a été prise, sans en analyser toutes les conséquences et sans consulter l’ensemble de la représentation nationale. Le comité interministériel n’a pas pris en compte la proposition de la mission Energie demandant de surseoir à toute décision sans débat préalable à l’Assemblée.

    Nous refusons que quarante années de recherches menées pour le progrès de l’avenir énergétique, les conditions de travail exceptionnelles des personnels de Superphénix et le maintien d’emplois à hautes qualifications soient ainsi sacrifiés. Le départ effectif des compétences, d’une centaine d’agents EDF, de prestataires et des partenaires va rendre, à très court terme, la fermeture irréversible. Qui plus est, s’annonce l’abandon de l’entretien du matériel non nécessaire à la production d’électricité. L’avenir, la satisfaction des besoins en énergie pour notre pays et plus globalement pour l’humanité est en péril. En effet, les ressources fossiles sont épuisables, les utiliser seules conduirait à se priver de pétrole dans 120 ans et de gaz dans 60 ans. Les conflits, déjà vécus, quant à l’approvisionnement de ces ressources, montrent les dangers qu’ils impliquent : la guerre du Golfe par exemple.

    Les besoins correspondant au minimum vital en énergie restent, et resteront encore longtemps si rien n’est fait, insatisfaits compte tenu de l’évolution croissante du nombre d’habitants sur la planète. A Creys-Malville, se priver de 24 milliards de kWh, c’est volontairement laisser dans l’exclusion des centaines de milliers de foyers privés d’électricité, faute de moyens financiers suffisants.

    Les dispositions prises quant à la politique énergétique, portent un coup néfaste qui ne manquera pas, soyez en sûrs, d’être fatal à l’indépendance énergétique de notre pays, essentiellement assurée par le nucléaire. La crise pétrolière, débutée vers 1973, s’est effacée des mémoires. Se replacer aujourd’hui dans le contexte d’alors, c’est non seulement faire fi de plus de 20 années de travail des électriciens et gaziers pour sortir le pays de cette situation, mais plus encore c’est s’affranchir du retour d’expérience que nous étions en mesure d’attendre de décideurs politiques responsables.

    La volonté de faire appel à la cogénération, les directives gaz-électricité ne peuvent que le démontrer s’il en était besoin. La protection de l’environnement est terriblement menacée par les orientations prises par les plus hautes autorités chargées de sa défense. Les émissions de CO2, en constante augmentation, seront largement amplifiées par la combustion de gaz, destiné à remplacer à terme, le parc nucléaire. Il est indiqué, semble-t-il sans ironie, dans le communiqué de presse du Premier ministre du 2 février, je cite : « par ailleurs le gaz naturel, notamment en substitution de combustibles fossiles plus polluants et le développement de la cogénération seront encouragés à cette occasion. Cette approche sera renforcée lors de la mise en place du nouveau cadre réglementaire pour le marché de l’électricité ». Comme d’habitude le meilleur est pour la fin, dans la phrase suivante : « C’est ainsi que la France remplira les engagements pris à la Conférence de Kyoto, tout en stabilisant le nucléaire ». Fin de citation.

    Ce communiqué indique clairement qu’il s’agit de privilégier le gaz, puisque réputé moins polluant que le charbon. Nous ne pouvons nous empêcher de faire remarquer, même si nos compétences en chimie sont modestes, que la combustion de gaz entraîne un dégagement de gaz carbonique. Nier l’effet de serre correspondant serait un défi au bon sens. Le communiqué n’en fait pas mention. Défendre l’environnement, c’est développer des énergies renouvelables et assurer la pérennité d’une filière capable d’apporter une réponse à la gestion des matières nucléaires. L’arrêt de Superphénix condamne, à terme, l’ensemble de la filière électronucléaire française, les emplois correspondants, le service public et le statut national du personnel de nos industries.

    Comme toute industrie devrait être capable de le réaliser, le nucléaire doit traiter ses déchets. Arrêter Superphénix, c’est couper l’un des maillons de la chaîne de l’électronucléaire incapable désormais d’assurer la continuité entre l’amont et l’aval du cycle du combustible. Couper ce maillon, c’est mettre la chaîne dans l’impossibilité d’assurer son rôle ; ainsi l’ensemble du parc subira la conséquence inéluctable de l’incapacité à assurer sa pérennité. Nous ne voulons pas laisser mourir le parc nucléaire de constipation, d’autant que la loi Bataille de 1991 prévoit l’acquisition des connaissances dans le retraitement des déchets à vie longue. Superphénix est actuellement le seul outil disponible pour valider industriellement le procédé de ce retraitement.

    La stratégie des Verts consiste donc à condamner chacun des outils au prétexte de manquement à l’assurance qualité dont nous revendiquons l’application. Ainsi, on voit fleurir dans la presse, des articles remettant en cause l’usine de La Hague, les transports de combustibles irradiés alors qu’il s’agit réellement de problèmes liés à la qualité du travail : ce n’est pas parce qu’un travail est mal fait qu’il faut casser l’outil qui a permis de l’effectuer. Il faut, au contraire, se donner les moyens de l’effectuer dans les règles prévues par l’arrêté Qualité du 4 août 1984. Dans le cas contraire, ce que d’aucuns appellent l’effet « domino » jouera son rôle.

    La CGT réaffirme son attachement à la sûreté des installations. Nous considérons que tout cela est possible dans le cadre du service public nationalisé rénové, avec de vrais emplois, de bonnes conditions de travail et un bien être des salariés. Cela ne peut se faire dans la précarité. L’ouverture à la concurrence est en contradiction avec tout ce que signifie le service public que nous développons depuis 1946.

    Quelle serait la conséquence économique et financière du brûlage des deux cœurs ? Le rapport de la Cour des comptes indique que le coût de Creys-Malville est de 60 milliards de francs. Ce coût prend en compte celui du démantèlement. Ainsi, une décision précipitée de fermeture fait d’une part abstraction de la préparation de la région, en vue de faire face à une perte d’emplois massive, et d’autre part inhibe la préparation d’une reconversion industrielle du site.

    Se pose aussi la question du coût de l’arrêt anticipé, économiquement aberrant et injuste, pour l’avenir énergétique de la France et de l’Europe. Une décision de fermeture ne peut être motivée par les 24 milliards de kWh disponibles, correspondant à un potentiel de 9 milliards de francs.

    Si la démocratie joue son rôle, nous affirmons que le décret de fermeture doit être précédé d’un vote à l’Assemblée nationale.

    La situation de l’emploi sur la région ne doit pas être la conséquence d’une discussion prise en catimini. La suppression de 5 000 emplois aurait dû paraître d’emblée inacceptable pour un Gouvernement dit de gauche plurielle. Des entreprises voient, dès à présent, leur chiffre d’affaires chuter de près de 45 %. Ainsi, cette prise de décision en catimini s’est effectuée sans analyser la réalité du terrain. Un Gouvernement ayant pour première priorité le développement de l’emploi se doit de préserver ceux existants. Il s’ensuit que Superphénix devient inexorablement le « Vilvorde » du nucléaire.

    A la suite de cette déclaration, nous avons un certain nombre de revendications, dont la loi de nationalisation est le dénominateur commun car c’est pour nous bien plus qu’un symbole de la démocratie dans notre pays.

    Concrètement, nous exigeons qu’il n’y ait pas de perte d’emplois sans décret ; pas de décret sans débat suivi d’un vote à l’Assemblée nationale ; qu’il y ait la venue de Mme Dominique Voynet à Creys-Malville sous un mois ; qu’il y ait une rencontre dans les meilleurs délais avec M. Lionel Jospin ; et si la décision de fermeture était confirmée par un vote à l’Assemblée nationale, qu’il y ait l’organisation d’une table ronde entre la CGT, la direction d’EDF et le Gouvernement pour négocier la reconversion industrielle du site en moyens de production d’énergie et de réelles mesures d’accompagnement personnalisées proposées par la CGT pour l’ensemble des salariés du site, à hauteur de l’impact de la décision de fermeture.

M. le Président : Votre déclaration rejoint un certain nombre de nos sentiments.

    Je souhaiterais vous dire deux choses. Premièrement, je crois qu’il faut que vous soyez fiers de cette installation, dont vous avez la responsabilité, qui est à la pointe de la technique mondiale.

    Deuxièmement, c’est qu’à l’heure actuelle, les réserves d’uranium 235, pour la filière des réacteurs à eau pressurisée, sont en termes de temps de la même longueur que le pétrole ou le gaz. Par contre, l’uranium 238 donne un rapport qui est dix fois supérieur, de telle sorte que de toute manière, à l’échelle de l’humanité, la filière des réacteurs à neutrons rapides en reconversion de l’uranium 238 est la seule qui soit envisageable.

    Enfin, je dois reconnaître que nous avons nous-mêmes noté l’espèce d’incohérence qui consistait d’une part à abandonner le nucléaire et d’autre part à se féliciter de la performance de la France, relevée à Kyoto, en matière d’émission de gaz carbonique.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Je voudrais dire, après Robert Galley, combien ce qui se passe à Creys-Malville est très important. Je note que la CGT-Energie se prononce de manière très nette, dans le débat sur l’énergie du futur, en faveur de l’énergie nucléaire et au fond émet des réserves quant à un avenir qui miserait tout sur le gaz.

    Pour ma part, j’espère comme les collègues des autres groupes ici présents, que nous aurons un vrai débat à l’Assemblée. Nous pouvons simplement ajouter, pour information, que nous n’avons, à l’Assemblée nationale, sur ce sujet de l’énergie, jamais eu un vrai débat contradictoire. Il y a eu des embryons de débats. J’ai au moins deux souvenirs : un débat avait été organisé sous le Gouvernement Rocard par M. Roger Fauroux, ancien ministre de l’industrie. Il s’agissait d’un débat un peu tronqué. Et puis, la droite a eu ensuite à peu près les mêmes déconvenues avec MM. Longuet et Barnier et un autre débat sans véritable échange. Jusqu’alors, on peut considérer que c’est le pouvoir exécutif qui a défini la politique de l’énergie, sans véritable consultation du Parlement. Si nous voulons aller plus loin, il faut revendiquer un débat devant le Parlement, contradictoire, sous les yeux de l’opinion, débat au cours duquel chacun exposera sa conception de la politique de l’énergie.

    Vous avez, avec raison, insisté sur les aspects dangereux du dossier. Mais j’aimerais vous demander votre sentiment sur les propositions qui sont faites au personnel, sous statut EDF ou hors statut. J’aimerais que vous puissiez nous renseigner sur les concertations qui auraient pu avoir lieu. Au fond, quel est le sentiment global des organisations syndicales ? Le site de Phénix est-il jugé intéressant par le personnel ? L’évolution de Phénix est-elle jugée intéressante ?

    Votre organisation a dû réfléchir à cet argument, avancé entre autres par Mme Voynet, affirmant que le chantier de démantèlement de Superphénix pourrait mobiliser beaucoup de monde. C’est ce que l’on a pu lire dans la presse. Je voudrais savoir ce que vous en pensez. Pour la suite du programme, quelle perception avez-vous des projets de reconversions industrielles qui sont jusqu’alors avancés ?

M. Didier GARNIER : Sur un site nucléaire, lorsqu’il est prévu d’arrêter une centrale, on commence à préparer l’arrêt de ladite centrale au minimum cinq ans à l’avance. Déjà, vis-à-vis de la concertation avec les directions, en vue d’une réforme éventuelle des structures, il y a une préparation ou une discussion. C’est pour cela que la CGT avait proposé – et propose toujours – qu’il y ait le brûlage des cœurs en vue de préparer l’avenir et la reconversion industrielle du site. C’est-à-dire de donner une possibilité de réflexion et de règlement des problèmes sociaux. Cela n’a pas été le cas. La décision est tombée brutalement et, que ce soit pour les organisations syndicales ou pour la direction, il s’avère très difficile, du jour au lendemain, de préparer des propositions quand on a reçu « un coup de marteau sur la tête ».

    Il faut savoir que la CGT avait bien proposé le brûlage des deux cœurs. On a parlé notamment de ce gâchis financier de 24 milliards de kWh, donc de 9 milliards de francs ; c’est quand même quelque chose d’énorme pour le contribuable. On ne comprend pas ce gâchis, tant pour la collectivité que pour le monde scientifique. Creys-Malville représente quarante années de recherche scientifique.

    Comment, dans une optique de réflexion collective sur Superphénix, peut-on, dans un délai inférieur à deux mois, à la fois réfléchir sur la concertation et les propositions ? Nous ne sommes pas encore tout à fait prêts sur ce sujet-là.

    Le problème est très mal perçu à l’extérieur de Superphénix. Il y a une différence entre vous, les politiques, ce que vous voyez, ce que vous vivez, les rencontres et les discussions que vous avez, et nous qui vivons sur le terrain. Cent personnes ont déjà quitté le site. Les concertations et les discussions sont entamées et il y a déjà des gens qui sont sur le départ.

M. Daniel BEGUET : Nous avons de grandes difficultés à trouver des solutions de reclassement pour les personnels sous statut EDF ou les personnels des entreprises prestataires car la décision d’arrêt a été brutale. Il a fallu, du jour au lendemain, se dire : « je vais quitter une région dont je suis originaire, ou une région que j’ai choisie volontairement pour m’installer ».

    La plupart des personnes sont installées ici depuis plus de quinze ans. Cette décision entraîne des changements radicaux dans leur vie auxquels il est difficile de faire face dans des délais extrêmement courts. C’est partir pour certains dans le Nord, alors qu’ils en viennent et qu’ils ne veulent pas forcément y retourner. C’est pour beaucoup, malheureusement, partir à l’ANPE.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Vous parlez des personnels hors statut ?

M. Daniel BEGUET : Il faut parler des intérimaires dont on ne tient guère compte dans les discussions. Que ce soit à la cellule dite « Aubert », ou dans nos propres discussions, nous avons des difficultés à parler des intérimaires. Certains d’entre eux sont sur le site depuis quinze ans ! D’une entreprise à une autre, avec des contrats nouveaux, certains intérimaires n’ont jamais connu d’autre lieu de travail que Creys-Malville et ils sont pourtant exclus des discussions.

    La cellule « Aubert » semble regretter qu’il y ait peu de personnes d’entreprises prestataires qui aillent les voir. Le problème, c’est qu’on a eu des contacts malheureux avec M. Aubert et son représentant départemental, M. Perronet. Il nous a dit qu’il y aurait quelques millions de francs injectés dans l’économie locale, sans précisions. On ne voit pas de quelle manière on peut reconvertir le site. Aucune entreprise ne nous a encore contacté pour nous dire qu’elle envisageait de s’implanter sur le site de Creys.

    Quelle entreprise voudrait venir s’implanter là ? Il n’y a rien. Il n’y a pas de voie ferrée, pas de voie navigable ; il n’était pas prévu que le canal Rhin-Rhône vienne jusqu’ici. Même si le projet de l’autoroute est en cours, il ne sera pas opérationnel avant longtemps. C’est pour cela que, pour nous, une des propositions de reconversion en production d’énergie est intéressante. Nous avons les compétences techniques – EDF ou prestataires – sur le site. Il est vrai que la région est surproductrice en matière d’énergie. Mais pourquoi ne pas implanter ici le futur réacteur EPR ?

M. Marcel DEHOUX : Vous avez parlé tout à l’heure de 24 milliards de kWh et de 9 milliards de francs de recette. Or, certains laissent entendre que ces 9 milliards ne couvriraient pas les frais d’exploitation, donc que l’on ferait encore un déficit plus grand.

M. Didier GARNIER : Cela peut se résumer à quelque chose de très simple. Quand la centrale fonctionne, il y a équilibre entre les frais de fonctionnement et la production.

M. le Président : C’est important. La CGT indique clairement qu’à l’heure actuelle les frais de production, y compris les frais d’expérimentations, sont couverts par la production d’énergie.

M. Daniel BEGUET : Il y a l’expérience de l’année d’exploitation 1996.

M. le Président : Oui, mais il n’y avait pas, à ce moment là, d’expériences de transmutations.

M. Daniel BEGUET : Oui, mais il y avait déjà des choses engagées sur CAPRA, sur NACRE et les expérimentations à payer.

M. le Président : En sous-génération, avec les expériences, vous produisiez assez d’énergie électrique pour pouvoir équilibrer le fonctionnement de la centrale.

M. Didier GARNIER : Oui, on équilibre.

M. le Président : Sans amortissement ?

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Sans arrêt ?

M. Daniel BEGUET : Oui, si on fonctionne sans incident, bien évidemment. Sans arrêt. En fonctionnant comme on l’a fait en 1996, avec un taux de disponibilité supérieur à ce qu’il est dans les autres centrales.

M. le Président : Oui, alors je répète ma question, pour la troisième fois : sans amortissements ?

M. Daniel BEGUET : Oui, sans amortissements.

M. le Président : Donc, en marginal. C’est ce que nous a dit M. Chauvin.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Je relève de votre réponse que vous jugez les mesures de reconversion et d’aménagement du territoire très insatisfaisantes.

M. Daniel BEGUET : On peut encore apporter une précision supplémentaire. On considère qu’à situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. Quand on compare la situation des Charbonnages de France, de la sidérurgie, de différentes importantes réformes d’activités, ce qu’on propose à l’ensemble des salariés – passez-moi l’expression – c’est de la « roupie de sansonnet » . C’est faire vraiment peu de cas de la situation personnelle des gens.

    Comme l’a dit tout à l’heure Didier Garnier, nous n’avons pas eu cinq ans pour nous préparer à cela. Cela nous est « tombé dessus », entre le 26 janvier, date de la venue de la délégation parlementaire, et le 2 février. Il n’a pas été tenu compte des demandes de sursis à exécution.

M. le Président : L’examen même n’a pas été accordé.

M. Daniel BEGUET : C’est un camouflet...

M. Marcel DEHOUX : Je suis élu du Nord. Même si dans cette région nous avons connu de nombreux plans de reconversion, je veux porter témoignage que les mesures d’accompagnement ou de conversion, même si elles sont massives, comme vous semblez le croire, ne permettent pas de résoudre tous les problèmes qui se posent. Dans des régions comme la vôtre, ou comme le Nord, seul le développement endogène peut nous sauver.

    Je voudrais revenir sur vos propositions et vous demander des précisions sur vos idées de conversion du site, en continuant sur la production d’énergie.

M. Daniel BEGUET : La proposition que l’on fait se situe dans le cadre du réacteur à eau pressurisée du futur proche, c’est-à-dire le projet EPR 2000. Pourquoi ne pas le faire sur Creys-Malville, où des hectares de terrains sont disponibles.

    La compétence professionnelle existe avec actuellement sur le site 178 ingénieurs et cadres. On a des pôles de recherche un peu partout, on a des ingénieurs sur Lyon qui ne demandent qu’à travailler sur le projet.

    Les salariés des entreprises prestataires, avec lesquels nous travaillons de plus en plus parce qu’il y a une participation importante des entreprises prestataires dans les centrales nucléaires, sont également sur place. Enfin, c’est éviter la transformation de ces emplois qualifiés, et hautement qualifiés du site, en d’hypothétiques emplois dans des entreprises de transformation, par exemple, qui ne seraient pas aussi qualifiés ; donc une masse salariale moins importante pour la région. Le représentant des commerçants, la semaine dernière, a du vous parler de ces sujets économiques.

M. Claude BIRRAUX : La place que vous comptez utiliser sur le site peut-elle à la fois permettre l’implantation d’un EPR et celle des installations pour le traitement de sodium ?

M. Daniel BEGUET : Sur le site, c’est-à-dire à l’intérieur de barrières, on a largement la place. Je crois qu’on a une vingtaine d’hectares disponibles autour du site, qui ont été achetés à l’époque où la centrale s’est faite.

    Vous vous souvenez que la centrale s’est décidée avec un projet d’extension future, voire avec une usine de retraitement. Le projet prévoyait : Superphénix 1, Superphénix 2, soit ici, soit à Saint-Etienne-des-Sorts. Les terrains avaient donc été achetés en fonction d’une telle implantation locale.

M. Didier GARNIER : Pour terminer, je crois qu’il faut rester sur le sujet de Creys-Malville où il y a quand même 24 milliards de kWh disponibles. Sur ce point, on reste très carrés sur la proposition de brûlage des deux cœurs.

    Aujourd’hui, nous avons des éléments (CAPRA et SPIN), ce serait dommage de se priver de l’outil que constitue Superphénix pour l’application de la loi Bataille.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Si j’essaie de faire la synthèse de la position de la CGT, vous souhaitez le brûlage des deux cœurs et le temps nécessaire pour, parallèlement, négocier la reconversion industrielle.

M. le Président : Etant entendu que vous êtes conscients qu’à un moment ou à un autre, comme toute installation nucléaire ou humaine, il y a un terme. Cela aurait pu être en 2010 - 2015.

    En réalité, l’expérience de l’EDF et du CEA est telle que les installations durent toujours plus longtemps que ce que l’on avait prévu. L’exemple de Phénix en est la preuve.

M. Alain MOYNE-BRESSAND : J’approuve les propos des délégués de la CGT. En ce qui concerne cette affaire, on a pris en compte la décision du Gouvernement de payer le personnel, les entreprises, alors que c’est totalement faux. On n’achète pas le drame des êtres humains, et ces personnels sont brisés. On voit bien qu’il n’ont plus maintenant les moyens de se battre. Parce qu’on leur a coupé tous les moyens, parce que ça leur est tombé dessus comme un coup de poignard, on leur a dit : « C’est fermé et vous n’avez plus rien à dire. »

    Alors, que faire pour vous aider, parce que la commission d’enquête est là pour écouter, pour faire un rapport, et si possible des propositions. Nous sommes solidaires des gens du site, et vous vous en êtes déjà rendus compte.

    Mais c’est au niveau politique qu’il faut essayer d’avancer. Sans rechercher la polémique. Vous avez reçu Robert Hue, et si vous pouvez avoir une audience auprès du Premier ministre, tant mieux, nous ferons tout pour vous aider.

    C’est bien gentil de dire « on veut le débat, on veut le débat », mais le Premier ministre n’écoute même pas. Il a décidé d’écouter Dominique Voynet, un point c’est tout, soit 3 % de son électorat. Alors, il serait bon que nous puissions, que vous puissiez organiser ce contact, cette discussion pour apporter ces informations.

    Nous avons été très impressionnés par le bon sens et la sagesse d’Hubert Curien, ancien ministre de la Recherche, la semaine dernière, il nous a dit « Phénix, oui, pourquoi pas ... mais Superphénix avec Phénix, sinon il n’y a pas d’intérêt ! »

    Donc, on constate bien qu’un gaspillage monumental sera induit par la fermeture, et là il faut essayer de trouver des solutions pour faire changer l’avis du Gouvernement et du Premier ministre. Alors, comment peut-on faire pour y arriver, vous avec vos instances et nous de notre côté, pour essayer de faire avancer les choses ? Car on peut bien dire malheureusement que l’on tourne en rond.

    Le temps passe et les équipes sur le site se brisent ; chacun part de son côté, voit son avenir. Cela se comprend. Et, il sera de plus en plus difficile de faire redémarrer le surgénérateur.

    Il y a donc urgence pour essayer de faire quelque chose. Certes, des terrains avaient été prévus au départ ; je m’en souviens parfaitement. Cela fait aussi partie du débat parlementaire que nous voulons engager, que nous voulons, que nous demandons et qui aura lieu, je crois, pour réfléchir et décider sur l’avenir de la filière électronucléaire.

    Mais ce qui se passe aujourd’hui avec la filière à neutrons rapides risque de faire perdre des décennies de recherches. C’est ce que nous pouvons tous regretter.

    Je n’ai pas de solution ni de question précise à vous poser, parce que nous nous connaissons bien, mais sachez que nous sommes solidaires de votre position. J’en resterai là.

M. Patrick DURAND : J’ai écouté M. Galley. Comme certains autour de cette table et comme beaucoup à l’extérieur, j’aime l’outil technologique, la recherche, cet investissement qui est quand même la construction du service public d’électricité et du gaz. Il faut quand même souligner que c’est bien l’entreprise publique qui a pu, de par un investissement dans la recherche, développer l’outil qu’est Superphénix, avec tout ce qui a pu être dit et tout ce qui a été dit. Sans entrer dans le détail, cela me paraît extrêmement important.

    J’ai écouté M. Bataille tout en reconnaissant la nécessité d’un vrai débat. Dans les éléments que nous vous donnerons se trouve un document important issu du débat que la Fédération de l’énergie a engagé le 24 mars, un grand forum auquel certains d’entre vous ont peut-être participé, et où toutes les questions ont été posées sur l’avenir de la planète, les ressources énergétiques, le développement durable, les énergies renouvelables.

    Je vous signale que dans le département de l’Isère, une grande installation hydraulique devait voir le jour, et on l’attend toujours. Or, ce n’est pas du nucléaire, c’est de l’hydraulique, c’est du renouvelable, c’est proche des vallées. On pourrait donc débattre longtemps de cette question. Je crois qu’il y a besoin d’un débat à la dimension de notre pays, mais aussi à la dimension des questions européennes.

    Quand on sait que dans l’entreprise aujourd’hui, et à l’initiative de la CGT et d’autres organisations syndicales, on a plus de 2 500 signatures de cadres et de cadres supérieurs – parmi lesquelles celle de M. Boiteux, ancien président d’EDF ou de M. Rémy Carle qui a eu des responsabilités importantes – qui dénoncent cette « hérésie » technologique, cet abandon et ses conséquences, nous ne pouvons être que préoccupés.

    Il faut s’attaquer au problème de la reconversion du site, et traiter les dossiers des agents. Je comprends les copains de Creys-Malville qui vivent chaque jour cet arrache-cœur pour chaque famille implantée ici depuis dix, quinze ans, y compris les salariés étrangers. Pour eux, cette question d’avenir est véritablement préoccupante.

    Je voudrais souligner un point sur lequel je souhaite que la commission soit très attentive : quelle que soit l’évolution du site, fermé demain, dans six mois, dans dix ans, on ne peut faire aucune impasse sur la question de la sûreté nucléaire.

    Les salariés doivent continuer à être formés dans cette optique là, même s’il est parfois dur de le faire sans connaître son avenir.

    S’agissant des perspectives de développement de carrière à Creys-Malville ou ailleurs, on a besoin dans ce domaine là de savoir comment cette question va être engagée. Vous devez être très attentifs sur cette question.

M. le Président : Je vous interromps. A l’inverse, le fait qu’il n’y ait jamais eu aucun incident, aucune rupture de gaine, sera porté à votre bénéfice. On n’a jamais vu une centrale qui eut moins d’incidents que la vôtre ?

M. Patrick DURAND : M. Galley, je suis tout à fait d’accord avec vous, mais je dis qu’une centrale nucléaire se doit d’avoir toujours les compétences à proximité pour assurer sa sûreté.

    C’est en quelque sorte ces deux idées qui s’affrontent : soit on continue à investir dans le service public, on continue à réfléchir sur l’avenir énergétique de la France, de l’Europe et de la planète, soit on a à réfléchir à une reconversion hypothétique.

    Les gens qui sont dans le nord Isère vous parlent véritablement d’un désert économique qu’on construirait demain matin. Nous, salariés de l’énergie, on a l’habitude de dire que l’on est salariés et syndiqués, chargés de faire évoluer les revendications des salariés de l’énergie. Mais cet établissement du service public de l’énergie, construit en 1946, après la seconde guerre mondiale, appartient à toute la Nation. Les grands choix ne peuvent pas se faire autour d’un accord électoral. Il me semble que l’on donne même un peu trop de poids aux Verts.

    Je soulignerai un élément qui m’interpelle. Dans le département, deux députés de la majorité ne sont pas autour de cette table pour discuter de ce dossier. Je le dis en tant que citoyen, parce que...

M. le Président : M. Michel Destot est vice-président de la commission.

M. Patrick DURAND : Néanmoins, sur un dossier aussi sensible, au niveau du département, on a besoin de sentir...

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Et M. Vallini est membre de la commission.

M. le Président : Michel Destot est retenu à Grenoble par la visite de M. Claude Bartolone, ministre auprès du ministre de l’emploi et de la solidarité, délégué à la ville.

    Permettez-moi de vous posez une question : la première fois que j’ai reçu les gens de la CGT de Superphénix, je leur ai demandé pourquoi il n’y avait pas une motion générale de la CGT de l’EDF ?

    En réalité, vous êtes dans une situation où, nous, politiques, nous ne ressentons pas très bien l’appui général de tous vos collègues de la CGT. J’ai trente ans de vie politique et cinquante ans de vie publique derrière moi. Je connais donc bien la CGT. D’habitude, on sent une plus grande mobilisation, à partir du moment où l’un d’entre vous est menacé.

    Au niveau du Parti communiste à l’Assemblée nationale, je sens très bien l’appui qui est apporté. Mais sur la CGT, j’aimerais que vous me disiez ce que vous en pensez. C’est une question un peu brutale.

M. Didier GARNIER : La position de la CGT par rapport à Superphénix a toujours été claire sur l’avenir de la surgénération. Par contre, il y a eu surtout, pendant une dizaine d’années une non communication sur ce qu’était l’outil Superphénix.

    Depuis quelques mois, depuis l’annonce du 19  juin, on s’attache à mener des débats, dans tous les départements. Chaque fois que l’on se déplace, on sollicite les élus pour aborder Superphénix et expliquer ce qu’est Superphénix. Ces débats sont entamés depuis quelques mois, et les choses avancent. Mais quand on n’a pas communiqué pendant des années sur ce qu’est le programme nucléaire et sur ce qu’est Superphénix, on ne fait pas passer une idée du jour au lendemain.

M. Maurice MARION : Par rapport à la position de la CGT, il convient de bien se replacer dans le contexte global de ce qu’est EDF aujourd’hui. La problématique de Creys-Malville montre en fait un phénomène de régression sociale et de régression du service public en France.

    L’ensemble des secteurs d’activités d’EDF, la production, la distribution, le transport, sont aujourd’hui fondamentalement remis en cause. A la distribution, c’est la suppression des structures de proximité. A la production hydraulique, c’est la remise en cause des plans de maintenance. Et puis il y a le site de Creys-Malville.

    Je crois que dans l’habitude de la CGT, effectivement, il y a des temps forts de mobilisation où l’on essaye de faire converger, les revendications propres à chaque site. C’est tout à fait le sens de l’action qui est lancée pour le 4 juin en ne souhaitant pas que ce soit un baroud d’honneur. On veut que ce soit un point d’appui, pour développer l’action à la hauteur exigée pour interpeller les politiques. J’abordais encore ce matin même avec M. Colombier la question du monopole de distribution du gaz et toutes les questions relatives à l’énergie, sur lesquelles vous avez eu à vous prononcer et sur lesquelles on est en désaccord avec les décisions qui sont prises.

    Donc, nous continuons à construire l’action. Mais, on est dans une société où la pression et la répression à l’intérieur d’EDF sont très grandes, les sanctions se multiplient, et je crois que cela influe sur le salariat.

    S’agissant de la CGT, si on n’avait qu’à claquer dans les mains pour changer les choses, cela se saurait. Sur les difficultés de la vie quotidienne des gens, sur leur avenir, sur l’avenir de leurs enfants, on doit reconnaître aujourd’hui qu’il est difficile d’impliquer les gens dans l’action pour revendiquer, ces derniers craignant de perdre ce qu’ils ont aujourd’hui.

    Cela étant dit, je peux vous affirmer – on vous remettra d’ailleurs des écrits de la Fédération de l’énergie très clairs sur ce que l’on propose aux électriciens et aux gaziers – que le rapport de force repose quand même sur l’engagement individuel de chaque salarié dans la lutte pour obtenir d’autres choix.

    Les directions d’EDF prévoient 18 000 suppressions d’emplois d’ici à 2005. Dans ce contexte, on va parler de propositions au personnel de Creys-Malville. Les gens n’y croient pas et il se démoralisent. C’est grave parce que des salariés démoralisés et démotivés peuvent effectivement poser des problèmes, y compris en matière de sécurité des sites.

    Il faut donc bien tout replacer dans son contexte général où aujourd’hui EDF est attaquée par tous les côtés...

M. le Président : Et en particulier par le gaz. Depuis Lacq, on n’en produit plus en France. Et si on n’en produit plus en France, on en produit ailleurs ! Il est produit dans la Mer du Nord, en Russie, partout..., en Algérie, mais ce n’est pas un produit national.

M. Maurice MARION : Tout à fait.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Je voudrais revenir sur une question à laquelle vous ne m’avez pas encore apporté de réponse, et j’en profite pour en ajouter une autre. La CGT, bien que l’air du temps soit à la baisse de toutes les grandes organisations politiques ou syndicales, reste une puissante organisation d’influence. Vous-mêmes, à l’intérieur de la CGT et au-delà des électriciens, avez-vous une information spécifique qui, vu votre prise de position nette en faveur du nucléaire, contribue à informer non seulement les salariés mais aussi les familles d’une manière générale ? On sait bien que les médias ont une grand influence sur cette question.

    Ensuite, subsidiairement, je vous rappelle que je vous ai demandé votre sentiment sur ce qu’a été le discours gouvernemental, celui de Mme Voynet notamment, sur la durée du démantèlement, le nombre de travailleurs utilisés etc. Adhérez-vous à ce discours, ou considérez-vous finalement que le chantier de démantèlement ne mobilisera pas tout le monde, tout le temps ?

M. Daniel BEGUET : Je voudrais me permettre un petit point en ce qui concerne la branche cadres que je représente. Dans le journal Option – mensuel adressé aux syndiqués du GNC (Groupement national des cadres) comprenant un encart spécial EDF – depuis un an, à chaque parution , il y a un, deux, trois ou quatre articles, voire même l’encart complet qui concerne Superphénix.

    L’appel national des ingénieurs, cadres, chercheurs, techniciens en faveur de Superphénix, a été signé par des prix Nobel et un nombre considérable d’ingénieurs et physiciens.

    Donc, cette publication pour les ingénieurs et cadres et son équivalent « Energies » pour l’ensemble des syndiqués de la CGT, et que les cadres reçoivent, traitent régulièrement de cet aspect des choses.

    Certes, cela ne s’adresse pas à la totalité des agents EDF et leurs familles puisque cela ne concerne que 70 ou 80 000 syndiqués actifs et inactifs. Comme l’a dit Didier Garnier tout à l’heure, on a pris notre bâton de pèlerin depuis onze mois maintenant pour aller de Cherbourg à Toulouse, en passant par Nantes, Saint-Nazaire enfin... partout, pour participer à des débats.

    Au début, il s’agissait d’expliquer ce qu’était Creys-Malville parce que les gens posaient des questions. Aujourd’hui, il s’agit de placer la question de Creys-Malville dans des débats plus généraux sur l’énergie. Ce n’est plus spécifiquement sur Superphénix, puisque les gens maintenant connaissent le problème, suite aux publications dont je viens de parler.

    Pour revenir à la question à laquelle nous n’avions pas répondu, je vous dirai que si Mme Voynet a le pouvoir de créer des emplois pour démanteler la centrale, il y aura des emplois qui ne serviront certainement à rien. Je suis exploitant ici depuis dix-huit ans. En salle de commande, on réduit les équipes d’exploitation ; on perd déjà des emplois. Pour vidanger le sodium, quand on aura à le faire, il ne faudra pas 5 000 personnes pour voir égoutter le sodium dans les cuves de stockage. Il faudra quelques maçons pour construire les murs de l’usine de retraitement du sodium. Il faudra encore trente ou cinquante personnes pour exploiter cette usine et pour transformer le sodium. Ensuite pour couper les tuyaux, démonter les turbines, les envoyer à l’étranger, et quand le moment sera venu pour démonter le béton et faire sauter le béton du bâtiment du réacteur, il n’y aura jamais cinq mille emplois nécessaires pour faire tout ça.

    C’est plus que de l’utopie, c’est du mensonge, quand on prétend comme certains l’ont fait que cela créerait des milliers et des milliers d’emplois. On a même entendu le chiffre de 40 000 emplois créés ! Je ne sais si ce n’est pas M. Sené qui en avait parlé. Je ne sais où ils peuvent aller chercher des idées aussi saugrenues.

    S’il y avait un moyen de créer autant d’emplois dans la région, on est preneurs, même si l’on ne ferme pas ici !

M. Alain MOYNE-BRESSAND : Il y a des entreprises dans la région qui connaissent des difficultés. Les chaussures Palladium licencient 130 personnes.

    La décision d’arrêt a jeté sur toute la région un malaise profond. Cela a jeté le trouble dans les esprits des entreprises, des commerçants, des artisans qui baissent les bras. Ils sentent que, malheureusement, ce n’est plus ici que se fera le développement économique. Il y a un phénomène induit par tout cela qui pénalise l’ensemble.

M. Didier BREUIL : M. le Président, je ne pense pas que vous ayez été brutal. Vous avez envie de poser des questions comme nous avons envie d’apporter des réponses. Je n’ai donc pas trouvé de brutalité dans vos propos.

    La CGT fait-elle tout ce qui est en son pouvoir pour essayer d’être plus efficace ? Je rappellerai deux chiffres : 9 % de syndiqués en France, toutes confédérations confondues, et 600 000 adhérents CGT sur la population active. Ces deux chiffres montrent bien qu’il ne faut pas non plus faire croire qu’une organisation pourrait, à elle seule, faire ce que la société civile s’est engagée à faire.

    Au cours des débats, Louis Viannet s’est exprimé sur cette question. On a même organisé une manifestation de caractère national le 8 octobre 1997 où l’ensemble des électriciens et gaziers étaient invités.

    Puis je reviens sur le problème que M. Moyne-Bressand évoquait, à savoir que les salariés ont dans la tête leurs préoccupations. Quand il y a eu le problème de Vilvorde en Belgique, ce n’était pas forcément la préoccupation première des salariés de La Ciotat. C’est vrai qu’aujourd’hui, Creys-Malville n’est peut-être pas la préoccupation de l’ensemble des électriciens et gaziers. Mais pour autant dans le contexte – comme l’ont rappelé Maurice Marion et les autres camarades ce matin – je crois que l’avenir du service public est une préoccupation. Donc, Creys-Malville en est une aussi.

    La deuxième question concernant le démantèlement du site était de savoir si cela amènerait des emplois ou pas et si cela pouvait développer l’économie ? Je ne suis pas économiste, je ne suis pas devin.

    Pour ne prendre qu’un exemple dans le département de l’Isère, je vous citerai les mines de La Mure. Au moment où a été prise la décision de les fermer, on proposait monts et merveilles, des entreprises locales, des PME-PMI devaient venir s’installer. Je vous propose d’aller sur le site pour vous rendre compte du résultat. On a assez d’exemples sur le territoire pour bien montrer que le démantèlement d’une grande entreprise ne génère pas d’activité supplémentaire.

    La politique énergétique d’un pays doit être mise en parallèle avec la politique industrielle. Aujourd’hui, M. Moyne-Bressand vient de le citer, on continue d’annoncer des plans de licenciements à tour de bras qui ont aussi des conséquences sur le choix de la politique énergétique.

    Notre exigence de débat national sur la politique énergétique ne traduit pas uniquement la préoccupation des électriciens et gaziers qui se cacheraient derrière leurs privilèges pour les garder. Non, on a une politique énergétique – 1946 est là pour le montrer – cohérente à long terme qui permet de renforcer un pays avec un développement économique et productif.

M. le Président : Et d’avoir une électricité moins chère qu’ailleurs.

M. Didier BREUIL : Tout à fait.

M. Daniel BEGUET : Et qui devrait être encore moins chère. Si on enlevait les taxes et si on considérait à juste titre que l’électricité est un produit de première nécessité, cela pourrait être encore bien moins cher. Plus de 50 centimes le kWh est impossible pour certaines familles.

M. le Président : La politique d’EDF a été d’une extrême sagesse. Je fais partie de la catégorie des gens qui défendent l’extraordinaire dépense qu’a faite EDF pour les zones de sécurité. Je le dis sous le contrôle de Claude Birraux, grand spécialiste de ces affaires.

M. Maurice MARION : Je voudrais juste préciser un point si vous le permettez, relatif à la construction européenne.

    Les salariés étrangers sur le site sont affectés par le projet de fermeture de Superphénix. Ils avaient demandé une entrevue qui n’a pas été possible apparemment. Donc, ils veulent interpeller la commission d’enquête sur la situation des salariés étrangers sur le site.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Notre attention a été attirée par le fait notamment que des Italiens, qui sont là depuis un moment, sont profondément enracinés dans la région.

M. Patrick DURAND : Vous avez vu où sont les déchets Italiens. Au fond de la mer !

M. le Président : La commission d’enquête a posé la question de savoir si demain une collaboration européenne pourrait avoir lieu sur l’EPR ou sur le réacteur Jules Horowitz à partir du moment où les étrangers sont, semble-t-il « douchés ».

    Ce qui est beaucoup plus grave, c’est que le monde entier va se répandre en disant que les Français se lancent dans une voie, dépensent 30 milliards et arrêtent tout. Et le jour où nous essaierons d’aller vendre des réacteurs aux Chinois face aux Allemands de Siemens, on aura quelques difficultés !

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Sur le contexte européen, voire mondial, vous pouvez constater comme nous que la France est aujourd’hui un peu isolée en Europe. Elle a persévéré dans la poursuite du développement nucléaire. Nous sommes un certain nombre à dire qu’il faut aller plus loin. Mais l’environnement européen, et notamment l’Allemagne et les pays de l’Europe du nord, n’y est pas très favorable.

M. Patrick DURAND : Ils achètent la production, en France ou ailleurs, mais savent bien négocier les prix. Et ils savent très bien que ce sont des Watts nucléaires.

    Sur les questions de coopération européenne, il y a quand même trente ans qu’EDF fournit de l’électricité à tous les pays européens. On voit les échanges internationaux aux heures froides avec les Anglais, les Allemands, les Suisses, les Italiens...

M. le Président : Nous avons vendu 83 milliards de kWh l’année dernière.

M. Patrick DURAND : C’est quand même une rentrée financière importante. Tout cela nécessite un véritable débat.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Si on veut mener un débat sur l’Europe, pensez-vous qu’EDF a la capacité de vendre l’électricité à toute l’Europe ?

M. Patrick DURAND : Les électriciens et gaziers de France ont suivi attentivement le débat qui a eu lieu sur la distribution du gaz dans un récent projet de loi. Nous ne sommes pas d’accord avec la politique de GDF et souhaiterions des investissements plus importants.

    Mais si on débat de la même manière sur les directives et sur la publication du Livre Blanc. (A ce propos, je vous propose de lire la lettre de Denis Cohen à M. Christian Pierret qui est dans le dossier qui vous a été remis).

    Comme on n’a pas débattu sur Creys-Malville, on ne débattra pas sur le gaz ; le projet de loi revient devant la commission mixte paritaire. Il a été voté au Sénat après l’avoir été à l’Assemblée nationale. Il faut tout de même noter que, même si c’était la nuit, il n’y avait que trente députés dans l’hémicycle pour discuter de l’avenir d’un service public.

    Les électriciens regardent donc tout cela avec beaucoup de distance.

    Nous regardons comment se passent les choses. Il y a dix ans que l’on est dans la rue pour se bagarrer sur ces questions, et on voit le chemine qu’on a parcouru.

    Ensuite, on a à réfléchir sur la question de savoir pourquoi les gens sont beaucoup moins préoccupés par les questions politiques, comment ils vont voter. Il faut aussi analyser ce type de question : pourquoi dans la région y a-t-il eu autant d’abstentions ? Vous savez, sans autres perspectives demain, on peut faire la place à d’autres mouvements qui nous préoccupent aussi sur un plan démocratique.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de MM. Jean-François KOWALSKI et Michel PORTE,
Secrétaires du syndicat F.O.,
Bernard GRITTI, Président du syndicat CFTC
et Richard NOWALSKI, Secrétaire du syndicat CFTC,
Jean-Luc BRASSAC, Représentant CFDT,
Christian MOESL, Secrétaire de la section locale CGC
et Mme Monique DENIAUD, Membre du bureau local CGC.

(extrait du procès-verbal de la séance du 18 mai 1998)

Présidence de M. Robert GALLEY, Président

Messieurs Jean-François Kowalski, Michel Porte, Bernard Gritti, Richard Nowalski, Jean-Luc Brassac, Christian Moesl et Madame Monique Deniaud sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête leur ont été communiquées. A l’invitation du Président, MM. Jean-François Kowalski, Michel Porte, Bernard Gritti, Richard Nowalski, Jean-Luc Brassac, Christian Moesl et Madame Monique Deniaud prêtent serment.

M. le Président : Nous avons voulu recueillir l’opinion du personnel sur le problème de la fermeture de Superphénix et nous avons voulu le faire sur place.

M. Christian MOESL : Pour des questions d’organisation pratique, étant donné que le temps nous est compté, nous avons fait une déclaration commune aux quatre fédérations syndicales ici présentes : la CFDT, la CFTC, la CGC et FO ; déclaration que je me propose de vous communiquer dans un premier temps. Nous vous remettrons les documents.

    « Ce jour 18 mai 1998, nous vous renouvelons notre refus de la fermeture « politique » de Superphénix. Celle-ci ne nous semble fondée, ni sur le plan technique – la sûreté de l’installation a toujours été comparable à celle des autres centrales du parc nucléaire –, ni sur le plan économique – un cœur et demi est fabriqué et disponible.

    « Le personnel s’interroge sur le but véritable qui vous est assigné aujourd’hui et constate l’immense gâchis des deniers publics associé à la décision d’arrêt.

    « Les questions formulées dans l’exposé des motifs de la proposition de résolution visant à créer votre commission sont en décalage avec notre mission de représentants du personnel.

    « Pour nous, les conséquences humaines de la décision d’arrêt de Superphénix demandent des mesures politiques et administratives à la hauteur des préjudices subis.

    « Les préjudices sont bien réels, et le démantèlement ne sera pas créateur d’emplois, quoi qu’en disent nos détracteurs. Un véritable plan social est nécessaire dans ce domaine.

    « Nous vous demandons donc de faire le nécessaire auprès de la direction de notre entreprise et des instances politiques afin qu’elles mettent en œuvre les moyens réels et nécessaires pour atténuer les impacts sociaux et favoriser la reconversion économique et technique du site.

    « Notre demande est motivée par les engagements des différents ministères relayés par nos directions annonçant des mesures « exceptionnelles » d’accompagnement ; engagements qui aujourd’hui nous semblent incontournables mais non honorés.

    « Le décret à paraître fixera les conditions techniques de la mise à l’arrêt définitif. Les représentants du personnel revendiquent une prise en compte réelle de la dimension humaine du problème dans tous ses aspects et qui que ce soit qu’elle concerne. »

    Après cette déclaration, notre collègue a une déclaration plus personnelle à faire, après quoi nous pourrons répondre à vos questions.

M. Richard NOWALSKI : Le personnel du CNPE de Creys-Malville s’interroge sur le but poursuivi par votre commission d’enquête. La démarche est postérieure à la décision d’arrêt et a été renvoyée à la commission de la production et des échanges, à défaut du respect des articles 30 et 31 d’un règlement que nous ignorons et qui aurait pu conduire à la constitution d’une commission spéciale.

    S’agit-il de mesurer l’impact de la décision sur le vécu du personnel de Creys-Malville – agents EDF ou prestataires – ou de nous faire un enterrement de première classe ?

    Excusez ces propos quelque peu désabusés, mais Superphénix pose le problème de la morale politicienne qui conduit certains de nos concitoyens à s’écarter du chemin tracé par les grands partis.

    Je n’ignore pas la composition de votre commission et respecte qu’elle soit représentative et proportionnelle. Mais de quoi s’agit-il aujourd’hui ?

    Venez-vous mesurer l’impact d’une décision idéologique, ou compléter les arguments qui ne manquent pas en vue du redémarrage de Creys-Malville ?

    Les réacteurs à neutrons rapides sont un problème d’échelle. Si elle est trop courte, on ne récolte pas tous les fruits du savoir. Si elle est usagée, on risque de tomber. C’est ce à quoi nous expose le choix de Phénix dont l’activité se terminera de toute façon en 2004, soit deux ans avant l’échéance définie par la loi Bataille – deux ans d’expérience perdus.

    Sans doute peut-on s’en satisfaire ou estimer que l’expérience est d’ores et déjà acquise, moyennant quoi nous aurions trop bien travaillé. Or, le mieux est l’ennemi du bien !

    L’échelle industrielle avait le mérite de tester les procédés en vraie grandeur, mais la grandeur a ses revers au moment où le spectre du manque d’énergie semble s’éloigner.

    Qu’à cela ne tienne, les générations futures bénéficieront sans doute de la technologie japonaise ou chinoise. Encore une idée française qui se sera bien vendue et développée hors de l’hexagone.

    C’était pourtant une grande idée, en avance sur son temps, de la dimension du « France » ou autre « Concorde » ; de celle que l’on a plaisir à citer comme exemple du génie français ou de la coopération européenne.

    Car c’est bien de construction européenne qu’il s’agit. L’exemple de Creys-Malville est à ce titre un échec cinglant à ce qui peut être entrepris.

    Le Traité sur l’Union européenne prévoyait, en ses articles 130 F et suivants du Titre XV ce qu’il y avait lieu d’envisager en matière de recherche et de développement technologique.

    Ni l’esprit, ni la lettre ne sont respectés, et à quoi bon se poser les bonnes questions si elles ne suscitent pas de réponse, ne provoquent pas de débat, et finalement ne sont que de pure forme.

    Au moment où vous rendrez votre rapport, sachez que vous n’engagerez pas simplement le devenir de Creys-Malville, vous sanctionnerez par la même occasion toute forme de construction européenne dans le domaine des technologies avancées.

    Pour information, sachez que je suis le doyen de Creys-Malville, qu’à ce titre, j’ai l’expérience du site de sa construction à aujourd’hui, et que je ne peux me résoudre à tourner la page de 18 années passées au service d’une grande idée et de la Nation.

M. le Président : Je vais vous répondre Monsieur. D’abord, on accuse suffisamment les parlementaires de rester dans leur coin et de décider de Paris en technocrates. Il faut que vous nous reconnaissiez cette justice : nous sommes venus ici pour vous voir. Cela fait deux fois en quelques mois que je viens. Notre commission d’enquête avait pour but de vous entendre.

    Le deuxième point, c’est qu’il nous est arrivé, dans la vie publique, de défendre avec bonheur des causes qui pouvaient paraître désespérées. Or, nous avons l’impression que le Premier ministre a été mal informé.

    Le but de cette commission enquête est en grande partie de marquer très clairement, en étant objectifs, quels sont les points sur lesquels le Gouvernement n’a pas eu les éléments d’informations nécessaires.

    Troisième point : avec l’aide et à l’initiative de nos amis communistes qui réclament depuis toujours un grand débat sur l’énergie, nos formations politiques ont à leur tour embouché la trompette d’un débat sur l’énergie, qui aura lieu vraisemblablement en septembre. Et nous voulons que le rapport sur Creys-Malville soit une pièce essentielle dans ce grand débat sur l’énergie.

    Vous les représentants du personnel et les syndicalistes, vous réclamez un débat, vous réclamez sur Superphénix un vote du Parlement. Ce grand débat sur l’énergie peut nous permettre d’obtenir un vote séparé sur Creys-Malville. C’est du moins l’objectif que l’on se pose. Est-ce bien clair ?

M. Christian MOESL : Votre discours est le même que le discours tenu par les organisations syndicales en général et la CGC en particulier depuis quatre ans. Moi aussi, je suis un des anciens du site. Quand le réacteur a été arrêté, en 1990, 1992 et 1994, ces arguments ont été avancés auprès de tous les groupes politiques de l’époque, locaux, régionaux et nationaux.

    Donc, aujourd’hui, au niveau des représentants du personnel, tout a été dit. En tant que représentants du personnel, aujourd’hui, qu’est-ce que l’on peut apporter à cela ? Pas grand chose. Nos voix n’ont jamais été entendues par les décideurs politiques et par le Gouvernement actuel. Pour les gouvernements précédents, c’était pareil. Corinne Lepage ne nous a pas fait de cadeaux !

    Aujourd’hui, on se pose la question du personnel et on est là pour cela. Les conséquences dramatiques, on les vit tous les jours. Cent personnes sont déjà parties ; des centaines de personnes employées par les prestataires sont parties. Aujourd’hui, voilà le problème que nous avons à régler localement.

    Les promesses qui ont été faites par les politiques qui ont pris la décision de fermer Superphénix, ne sont pas tenues. Aujourd’hui on vous remercie d’être venus. Vous nous rencontrez pour la deuxième fois pour certains - j’étais là également la première fois. C’est par vous que passe notre message de détresse, parce que c’est une réalité, c’est ce que l’on vit tous les jours sur le site.

    Les conséquences de la décision d’arrêt pour nous sont irrévocables. Les gens qui sont partis, sont partis. On a perdu et on est en train de perdre des compétences techniques, une compétence industrielle au niveau européen. On la perd. Si on ferme Creys-Malville, on va la perdre. Et ça pour l’encadrement c’est intolérable. L’énergie qui a été mise dans Superphénix depuis les années 1970, avec toutes les études ; tout cela va être perdu, et récupéré pour qui ?

    On a une installation, que vous avez pu visiter ce matin, qui est en état de marche et qui n’a jamais posé de problèmes en matière de sûreté. Cela a été démontré et prouvé.

M. le Président : Il n’y a pas eu d’incident ?

M. Christian MOESL : Il n’y a pas eu d’incident significatif important.

M. le Président : Ni de radiations des personnels ?

M. Christian MOESL : Non. Quand on voit aujourd’hui, par rapport aux autres filières nucléaires, la dosimétrie à Creys-Malville, on est en droit de se poser des questions. Tout le monde hurle, les détracteurs « Verts » hurlent sur la dosimétrie, on ne peut pas dire d’autres mots. Ils assassinent EDF et le CEA là-dessus. Nous, à Creys-Malville, qu’est-ce qu’on fait ? Et bien à Creys-Malville on n’a pas de dosimétrie.

    On a une industrie nucléaire propre, je veux dire « nickel ». Donc, aujourd’hui on ne comprend pas cette décision. Techniquement, on n’a jamais compris, économiquement on n’a jamais compris ; personne n’a été capable de nous l’expliquer chez les décideurs.

    Le personnel se pose un certain nombre de questions. Qui sont ces gens qui au Gouvernement prennent une décision qui, pour nous, est irrationnelle ? Elle ne veut rien dire. Dans notre exposé, tout cela se lit entre les lignes. Je ne voulais pas vous en mettre quinze pages, tout a déjà été écrit.

    La problématique de déconstruction du site, de fermeture du site, on la vit aujourd’hui. Si un gouvernement vient à dire qu’il y a eu une erreur, que politiquement c’était une erreur que de fermer Creys-Malville et qu’on va le redémarrer, ne vous inquiétez pas, tous les techniciens qui étaient à Creys-Malville, tout le monde va se précipiter sur le site pour redémarrer la centrale, où qu’ils soient. Mais, aujourd’hui on n’en est pas là !

    Quel est le politique, qui aujourd’hui, au Gouvernement, aura le courage de dire : « On a fait une erreur en incluant dans un accord électoral la fermeture de Creys-Malville » ?

M. le Président : Je vous interromps. Il y a une solidarité gouvernementale. M. Bataille et tous nos collègues ont suffisamment de contacts pour savoir qu’au sein même du Gouvernement, certains s’interrogent.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : J’ai expliqué ce matin, en arrivant à la porte de l’entreprise, la distinction qu’il fallait faire entre le Gouvernement qui décide et nous le Parlement qui avons constitué une commission d’enquête et qui remettrons notre rapport avec des observations. Tout ce que vous nous dites est très précieux.

    C’est uniquement une figure de style quand vous mettez cela au mode interrogatif. En fait, les questions traduisent bien les réponses et vos réactions face à la situation.

    Nous ne sommes pas là pour vous faire des réponses et vous expliquer ou critiquer la décision du Gouvernement. Chacun d’entre nous ici a son sentiment. Je crois pouvoir m’exprimer sans ambiguïté sur ce point. Tout simplement, on conçoit bien le désarroi des organisations syndicales, et j’ai bien noté votre réaction quant à la dispersion du personnel et à la possibilité de reconstruire les équipes.

    J’avais déduit des entretiens que nous avons eus, des considérations quasiment inverses, que le démantèlement des équipes était grave pour la suite. En tout cas, observateur de la recherche et de la vie industrielle depuis quelques décennies, j’ai observé que quand des équipes éclatent, il est toujours difficile de les reconstituer.

    A propos de ces départs de personnel, pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les conditions dans lesquelles cela se fait, l’état des personnels sous statut et hors statut ? Le personnel hors statut se plaint de n’avoir, dans certains cas, d’autre débouché que l’ANPE. Est-ce votre sentiment ?

    Quel est votre sentiment sur le devenir des neutrons rapides ?

    Vous estimez que l’activité industrielle doit être maintenue. Or, la fermeture de Superphénix ne laissera guère d’espace pour la matière grise et le maintien du savoir, notamment sur les neutrons rapides.

    Enfin, troisième question, quel est votre sentiment concernant les projets de reconversion ? Les propositions qui vous sont faites vous semblent-elles suffisantes ? Attendiez-vous mieux ? Attendez-vous un effort plus intense de la part de l’Etat ?

M. Richard NOWALSKI : En ce qui concerne le personnel EDF - j’avoue franchement que pour le personnel prestataire, je ne peux pas m’exprimer – la démarche repose actuellement essentiellement sur le volontariat. Donc, de fait, les gens savent un peu à quoi s’en tenir. De plus, il est vrai que depuis la décision du 2 février, on s’est inscrit dans une logique de fermeture. On ne voit pas bien aujourd’hui ce qui pourrait nous faire sortir de cette logique.

M. Christian MOESL : Pour compléter la question : « comment part le personnel EDF et hors EDF ? » Pour le personnel hors EDF, effectivement, certains n’ont d’autre solution que d’aller pointer aux ASSEDIC ; on en connaît. Ainsi que de petites entreprises qui n’ont plus de contrat et dont l’activité a diminué. Il y a une logique économique sur laquelle on n’a rien à dire. On ne peut pas maintenir éternellement, à partir du moment où une décision a été prise, où des consignes ont été données à l’exploitant, un taux de charge équivalent à celui observé quand l’entreprise fonctionnait.

    Bien que, sur les ordres de nos directions, des efforts sont consentis afin de maintenir autant qu’on le peut des contrats pour les entreprises prestataires, il y a des départs. Cela est chiffrable.

    Venons en au problème du personnel d’EDF et de nos partenaires allemands et italiens. Le personnel allemand est parti. Le personnel italien va partir. Dans quelles conditions ? Là non plus, nous n’avons pas la maîtrise d’une décision prise par une entreprise étrangère. L’ENEL a autorité sur son personnel. Ce personnel là partira. Là aussi, il subira, d’après ce qui est prévu et les informations que l’on a aujourd’hui, des pertes personnelles, non seulement financières, mais aussi professionnelles : objectifs de carrières, travail intéressant ou pas intéressant, « placard doré ». Il sera rapatrié en Italie. Ce sont des pertes sèches. Au plan individuel, cela sera difficile.

    Quant aux agents EDF, Richard Nowalski vous disait tout à l’heure qu’actuellement on est dans une phase d’appel au volontariat pour les départs. Donc, le préjudice que l’agent qui part peut subir est atténué, parce qu’il y a une démarche volontariste. Mais on est en train « d’écrémer » le haut du panier là aussi. Peut-être perd-on des compétences que l’on aurait bien aimer garder sur le site. On va les perdre, mais comme c’est un agent EDF, on pourra peut-être aller le rechercher, c’est ce à quoi je faisais allusion tout à l’heure.

    Contrairement à ce que vous disiez, les équipes éclatent, mais à l’intérieur de la maison EDF, on est capable, comme on l’a déjà démontré pour d’autres sites, d’aller rechercher les gens et de reconstituer les équipes, plus facilement en effet que lorsque ce sont des prestataires.

    Ces départs se font dans des conditions qui satisfont plus ou moins l’agent, qui ne satisfont peut-être pas l’entreprise, parce qu’il y a eu un engagement financier, un investissement de logistique important, mais qui à nos yeux - en tant que représentants du personnel - ne couvre pas les préjudices subis. On a beau indemniser les pertes de revenus, on les indemnise pendant un certain temps et après l’agent sait très bien qu’il va retomber, donc il va y avoir des pertes. Après, cela se passera plus ou moins bien, mais ce sera dans trois ans, dans quatre ans.

    Les gens actuellement, ne se posent pas ces questions là. Les gens se demandent actuellement : « Qu’est-ce que je peux retrouver comme travail ? Est-ce que je peux retrouver un travail équivalent ? Est-ce que c’est dans mes compétences ? » Là, c’est déjà plus difficile. Et quand on aborde les problèmes annexes : qu’est-ce que va faire ma famille ? Où vont aller mes enfants ? Où mon épouse va-t-elle retravailler ? Et quand on aborde les problèmes de biens personnels que l’on a dans la région, qu’en fait-on ? Ce sont toutes ces questions qui inquiètent les agents, qui font que quelques cas deviennent « pointus », pour ne pas dire plus. Et nous espérons, en tant que représentants du personnel - on en a déjà parlé à la direction - que cela n’ira pas jusqu’à des drames familiaux. Certaines personnes sont dans une telle situation psychologique qu’elles sont au bord du gouffre. Voilà comment on ressent cette reconversion du personnel.

    Les gens partent sans avoir « digéré » la fermeture de leur usine. C’est leur usine, c’est notre bébé Creys-Malville. C’est difficile, parce que c’est venu brutalement. Il a fallu que les gens se mettent dans la tête : « Elle ne tournera plus, il faut partir ». Donc, ce sont deux deuils consécutifs que doit faire le personnel. Cela nous pose des problèmes réels.

    Pour répondre à votre question sur la reconversion du site, je vous dirai que pour l’instant on n’a entendu parler de rien. Je ne sais pas si des gens ont des informations. Que va-t-on faire du site de Creys-Malville ? Là, ce sont des milliards engloutis. C’est tout. Tel est le sentiment du personnel.

    Vous nous demandiez si la filière des RNR doit continuer ? Vous avez apporté vous-même la réponse tout à l’heure en nous disant que c’était une filière dont on avait besoin.

    Les grands spécialistes ont démontré qu’il fallait maintenir la filière des RNR, et qu’au moment de décider de ce que l’on fait pour renouveler notre parc électronucléaire ou pour aider d’autres pays qui n’ont pas d’énergie à en avoir, il serait bien que l’on ait le retour d’expérience de l’outil.

    Que va-t-on faire ? Du charbon ? Avec l’effet de serre ! Cela se décidera peut-être au niveau international, mais pour nous, la filière RNR est quelque chose de vital. Nous l’avons vécu comme tel. Je suis aussi l’un des plus anciens du site. C’est un message qui a été porté, pas assez peut-être, par les chercheurs dans un premier temps, les essayeurs, le CEA, qui ont développé et mis au point cette filière à Phénix, puis à Creys-Malville qui a été une référence mondiale en la matière. Filière qui a été reprise par les Japonais et actuellement par les Russes.

    C’est dommage, cela risque de poser problème aux générations futures, aux décideurs qui auront à se prononcer dans les années 2010, voire plus tôt pour savoir ce qu’ils feront en la matière. En France à plus forte raison, quand il va falloir renouveler le parc actuel de centrales nucléaires.

    Donc, pour nous c’est clair, la filière doit être conservée. Par quel biais ? Si on ferme Superphénix, il faudrait peut-être en reconstruire un autre. On n’est pas contre. Avec une autre technologie peut-être, une technologie plus avancée. Cela peut se faire sur le site. On a des turbines, on a un poste d’eau, on a les infrastructures. Si Creys-Malville ferme effectivement, il faut à mon avis, que les politiques, les « décideurs » - donc le Gouvernement - mettent les moyens nécessaires promis afin que les gens puissent obtenir une reconversion décente. Il y en a eu d’autres dans le paysage économique français, qui ont eu des mesures d’accompagnement financières, techniques ou autres largement à la hauteur de ce qu’on peut escompter aujourd’hui pour Creys-Malville.

    Quant aux propositions sur le site, on n’a rien entendu. Donc, on ne peut rien vous dire. On a des difficultés à être informés, à moins que quelqu’un ait des éléments à nous donner quant à la reconversion du site.

M. Alain MOYNE-BRESSAND : Vous avez posé la question de l’efficacité de la commission.

    Pour vous, cette venue est-elle un message d’espoir ou de désespoir ? Vous avez fait une croix, malheureusement, sur le surgénérateur et vous ne comptez plus, ou vous n’attendez plus des politiques, de changement de décision.

    Or, nous tenons à vous dire que la commission ici présente, qui auditionne presque tous les jours de la semaine, travaille, s’informe, pour justement remettre un rapport aux membres de l’Assemblée nationale et au Premier ministre pour bien le sensibiliser sur ce gaspillage engagé par une décision politicienne. C’est bien là notre message, c’est-à-dire conserver espoir.

    Etant naturellement des vôtres sur cette région, je comprends et je connais toutes les difficultés, tous les drames humains qui sont occasionnés par cette décision.

    Si les hommes politiques sont souvent discrédités, c’est bien parce qu’ils n’écoutent pas suffisamment les électeurs. Alors, je souhaite, je me battrai pour que nous soyons entendus, pour que le Gouvernement et le Premier ministre puissent prendre en compte les positions des élus, en grande majorité favorables au redémarrage de Superphénix, et que cette décision qui a une importance essentielle pour l’avenir de la filière électronucléaire ne repose pas uniquement sur 3 % de l’électorat.

    Aujourd’hui, c’est Superphénix, mais demain ce sera La Hague, et d’autres sites nucléaires. Dominique Voynet, lorsque nous l’avons auditionnée, ne s’est pas cachée pour nous dire : « Je suis antinucléaire », alors que le nucléaire a permis à notre pays de se développer et d’acquérir son indépendance énergétique. Alors, nous nous battrons !

    J’ai également constaté, dans vos propos sur la prise en charge financière, que vous ne saviez rien et que vous étiez dans le désarroi. C’est bien là un drame supplémentaire qui se répercute sur toute la région. Nous le connaissons au niveau de l’économie régionale.

    Cette décision a fait mal à notre région, comme elle a fait mal à la France. Nous prenons donc vos propos en considération. Il est essentiel d’écouter la base et ceux qui ont construit, qui ont fait « votre bébé » comme vous l’avez dit. Et pour le surgénérateur, fruit de la recherche et de la technologie française - j’insiste -, sachez que nous sommes solidaires de vos propos et que nous nous battrons, même si ce n’est pas encore gagné.

M. Richard NOWALSKI : Tout espoir n’est peut-être pas perdu, mais nous sommes, depuis l’annonce du 2 février, dans une logique d’arrêt. On peut se rendre compte au travers des médias qu’un certain nombre d’éléments sont repris par la presse, auxquels notre entreprise ne fait pas écho, n’apporte pas de démenti.

    Concernant les attaques contre La Hague, on est tenté de dire que le nucléaire en France est comme une chaîne, une fois qu’on a identifié le maillon faible, on casse le maillon faible et la chaîne est perdue.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Vous voulez dire par là, que l’arrêt de Superphénix...

M. Richard NOWALSKI : Pas celui de Superphénix, Superphénix était un petit peu le « mouton noir » du nucléaire. C’est plutôt par rapport à La Hague que je situe mon discours, parce qu’effectivement à partir du moment où on ne peut plus retraiter le combustible, on aura vraiment un problème. On se posera alors la question de l’entreposage de surface, l’entreposage en profondeur, mais on ne fera qu’entreposer, on ne retraitera plus. Si La Hague saute, c’est fini.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Oui, on a déjà les deux cas de figure. J’ai suffisamment étudié les problèmes des déchets nucléaires. Il y a aujourd’hui 850 tonnes de combustible retraité, mais il y a aussi 350 tonnes de combustible irradié non retraité d’ores et déjà destiné à un entreposage à l’échelle d’une vie humaine voire au-delà.

M. Richard NOWALSKI : Donc, vous confirmez par vos propos le fait qu’un surgénérateur a sa place dans un avenir au moins à moyen terme. Aujourd’hui, on arrive trop tôt.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Nous avons observé qu’il y avait une part non négligeable des combustibles irradiés qui d’ores et déjà était laissée en l’état.

    Nul doute que dans l’hypothèse d’un arrêt de Superphénix, cela augmentera la quantité de combustibles qui ne seront pas retraités puisque les besoins en plutonium seront atténués.

M. Richard NOWALSKI : Que dit un père de famille quand il sait qu’il va laisser cela à ses enfants ?

M. Christian BATAILLE, rapporteur : C’est un constat que je fais. On l’a souligné parce que ce n’était pas dit par les responsables.

M. Richard NOWALSKI : Vous savez, ici, c’est vraiment familial ; un noyau qui est sans commune mesure avec ce que j’ai pu connaître par le passé, et qui n’est pas comparable en fait à ce que l’on peut retrouver dans les structures - excusez-moi du terme – un peu interchangeables du parc REP. En fait, les structures REP sont identiques d’une centrale à l’autre. Mais Superphénix non, Superphénix est quelque chose de tout à fait spécifique. A l’occasion d’un tract, j’avais dit : « Superphénix a une âme », et j’en suis convaincu.

    Même si on s’inscrit dans une logique de fermeture, même si tout le personnel s’en va, restera l’âme de Superphénix.

M. Christian MOESL : Tout à l’heure l’un d’entre vous parlait de l’audition de Mme Dominique Voynet. Dominique Voynet a profité de la démocratie, des alliances possibles, etc. Elle a fait son travail de militante acharnée, mais aujourd’hui elle a un tel acharnement !

    Quelqu’un disait qu’elle était contre le nucléaire, moi je vais plus loin que ça : elle est contre le nucléaire certes, mais elle est en outre contre EDF. Comme la production nucléaire, en France, est gérée par EDF, cela gêne énormément Dominique Voynet dans sa pensée, extrémiste presque. Aujourd’hui, elle est au Gouvernement où elle s’est attaquée à Creys-Malville. Elle a gagné, elle a fini par le faire tomber. C’est une promesse électorale.

    Elle va s’attaquer à La Hague avec fermeté, elle l’a d’ailleurs démontré. Et puis, à partir de là, comme on disait, la démonstration est facile à faire. Quand la chaîne de retraitement, l’unité de traitement physique et chimique de La Hague pour traiter le combustible et l’unité de brûlage qu’aurait pu constituer le surgénérateur, n’existeront plus, ne seront plus opérationnelles, ce sera vite fait. Il n’y a pas besoin de dessins. La filière nucléaire sera condamnée...par 3 % d’électeurs.

M. Richard NOWALSKI : On a même l’impression que ce n’est pas simplement la filière nucléaire qui est condamnée, mais que c’est un problème de taille, et qu’effectivement à échéance, il y aura une multitude de petites unités productrices d’électricité, plutôt que des installations de cette grandeur qui sont à la limite de la dimension humaine parfois.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Ce n’est pas ce que nous dit EDF dans ses prévisions. Vous, vous avez plutôt l’impression - détrompez-moi si j’interprète mal - qu’il y a une volonté politique de préférer les petites plutôt que les grandes installations ambitieuses.

    Pour l’instant, nous n’avons jamais entendu affirmer cela de la part d’EDF.

M. Jean-François KOWALSKI : On voudrait partager votre optimisme en faisant voter l’Assemblée. Je veux dire que vous nous apportez du baume au cœur, mais malheureusement je crois que ça arrive un peu tard. C’est bien avant que cela aurait du être fait. Le personnel a ressenti une certaine trahison quand on a décidé d’arrêter Superphénix.

    Mais derrière tout cela, il y a l’avenir énergétique de la France qu’il ne faut pas négliger. Je pense que tous, demain, on aura à rendre des comptes de cela.

    Pour le site, il faudrait faire une reconversion urgente, tant de la part d’EDF que de M. Aubert que j’ai rencontré sur le site à plusieurs reprises. Car cela n’a pas été à la hauteur des espérances du personnel. De plus, je suis conseiller des salariés, donc j’ai affaire aux prestataires qui sont licenciés à l’extérieur. Aujourd’hui, nous avons vraiment l’impression d’être abandonnés.

    Vous venez nous voir, c’est bien, mais je n’ai pas l’impression que vous allez réussir à « renverser la vapeur », surtout qu’à l’époque, on n’avait pas mal d’arguments pour justement brûler au moins le deuxième cœur. Donc, je crois malheureusement que c’est un peu tard, je crois qu’il aurait fallu faire cela plus tôt...

M. Christian MOESL : Les arguments économiques, techniques et de sûreté sont des arguments forts. Ils ont été développés par nos directions, on en a eu la confirmation auprès des ministères. Tout le monde a apporté la solution honnête pour tout le monde. Il y avait la promesse électorale d’un côté, il y avait un Gouvernement qui avait pris une décision, d’accord. Après, il y a la mise en musique de la décision qui pouvait permettre de le faire dans le temps, dans la mesure où l’on avait encore quelques années devant nous de combustible et une installation en bon état. On aurait donc pu ne pas prendre une décision brutale, avec les conséquences humaines que ça comporte ; dire : on continue de valider la filière en brûlant les cœurs ; on avait l’opportunité de faire cela dans un délai correct, en respectant la loi Bataille. Oui, parce qu’il va bien falloir en parler à un moment donné.

    Malgré cela, on a eu un pouvoir élu - parce que c’est cela aussi la démocratie - qui n’a rien entendu. Effectivement, quelqu’un a dit que le Premier ministre a été mal conseillé, mais quand même !

    Donc, je voudrais vous faire passer le message suivant : le personnel n’y croit plus. Il ne voit pas comment le Gouvernement, même après les conclusions d’une commission d’enquête, pourrait par un revirement et un remaniement ministériel, apporter une solution qui pour nous sera une bouffée d’oxygène ou un redémarrage possible. Ce sont des solutions très hypothétiques.

M. le Président : J’irai un peu plus loin que vous en mettant « les pieds dans le plat ». Comme toutes les conditions d’équilibre depuis 1996 se trouvaient réunies pour que Superphénix soit un succès d’exploitation, il s’agissait de ne pas le laisser redémarrer afin que vous n’ayez pas la possibilité de faire la démonstration de son efficacité.

M. Christian MOESL : Exactement, mais là aussi, les politiques avaient toutes les cartes en main. Il y avait une volonté manifeste de laisser traîner le dossier. Nous, on comprend bien, moi je suis là depuis 1980. Superphénix, on le sent bien, c’est une épine pour tous les gens qui ont été au pouvoir. Tout le temps. On l’a bien senti, on a toujours eu des décisions frileuses de la part des politiques.

    Je prends l’exemple du dernier Gouvernement : Corinne Lepage a mis Superphénix au bord du précipice et Dominique Voynet l’a poussé. Donc, on a subi depuis toujours à Creys-Malville, les aléas politico-économico-techniques. Sachant, et nous le constatons en tant que représentants du personnel, qu’à chaque fois - c’est un message fort - c’est le personnel qui a fait les frais de l’opération. Personnel interne et externe. A chaque fois : en 1992, on ne savait plus quoi faire du personnel, on ne savait plus comment maintenir les compétences.

M. le Président :  Je vous remercie de nous avoir apporté votre témoignage.

M. Christian MOESL : Nous vous remercions d’être venus.

Audition de MM. Gilles PEDEMONTI,
Denis KIRCHSTETTER,
Membres du Comité mixte à la production (CMP),
et Christian LIMINANA,
Secrétaire du Comité mixte à la production

(extrait du procès-verbal de la séance du 18 mai 1998)

Présidence de M. Christian BATAILLE, Rapporteur

Messieurs Gilles Pedemonti, Christian Liminana et Denis Kirchstetter sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête leur ont été communiquées. A l’invitation du Président, MM. Gilles Pedemonti, Christian Liminana et Denis Kirchstetter prêtent serment.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Je vous souhaite la bienvenue.

M. Christian LIMINANA : Je vous présente tout d’abord le Comité mixte à la production. Le CMP, organisme consultatif, a pour but d’examiner toute proposition de nature à améliorer les conditions de travail, d’emploi et de formation professionnelle des salariés ainsi que leurs conditions de vie dans l’entreprise.

    Le CMP a également pour mission d’étudier et de présenter toutes les suggestions visant à améliorer le rendement du travail ainsi que les conditions de fonctionnement des services, et à réaliser des économies de tous ordres.

    L’organisme est également informé et consulté, préalablement à tout projet important d’introduction de nouvelles technologies lorsque celui-ci est susceptible d’avoir des conséquences sur l’emploi, la qualification, la rémunération, la formation ou les conditions de travail du personnel.

    La décision de fermeture est nettement contraire à ce pourquoi le CMP a été créé, conformément à l’article 33 du statut national du personnel des industries électriques et gazières et de l’article L.431-4 du code du travail.

    Suite à la déclaration du Premier ministre, le 19 juin 1997 : « Superphénix sera abandonné », nous avons retenu trois mots clés : droit à l’erreur, temps nécessaire, concertation.

    Entre la déclaration « sera abandonné » et la décision du 2 février 1998, nous aurions dû être consultés sur l’aspect financier, la loi Bataille, les modalités de redéploiement sans précipitation pour l’ensemble des salariés – agents EDF, prestataires sous contrat, intérimaires et partenaires.

    La décision de fermeture du 2 février a été prise sans aucune concertation avec les acteurs de terrain, et notamment le CMP en charge d’examiner les modalités de redéploiement du personnel et la politique de suivi de l’installation.

    Nous réitérons notre demande de rencontre auprès de M. Jospin, Premier ministre et de Mme Aubry, ministre de l’Emploi, pour qu’enfin, les délégués du personnel ayant en charge l’ensemble des problèmes soient consultés et entendus.

    La non-concertation conduit à un gaspillage financier équivalent à 24 milliards de kWh – 15 ans de consommation de la ville de Lyon –, le paiement dans son intégralité du démantèlement par EDF, l’indemnisation des partenaires, un drame humain : pertes d’emplois, choc psychologique dans les familles pour les épouses et enfants, perte de conditions de travail exceptionnelles – la dosimétrie moyenne du personnel de Superphénix est 50 fois inférieure à celle du parc classique REP.

    Seule la direction générale d’EDF est en charge aujourd’hui de la gestion de la crise et des mesures d’accompagnement du redéploiement, et celles-ci ne sont pas à la hauteur de l’impact de la fermeture, si elle était confirmée par un vote à l’Assemblée nationale.

    Nous demandons que ce dossier soit réellement négocié avec le Gouvernement en termes financiers – pretium doloris –, emplois, retraites, reconversion du site – EPR par exemple.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : J’ai bien noté la manière dont vous déplorez une absence de concertation et votre sentiment sur les mesures de reconversion. Mes questions porteront donc sur ces deux points.

    Comment percevez-vous les projets de reconversion ? Estimez-vous, comme cela a été affirmé, que le démantèlement de Superphénix va être lui-même un chantier qui mobilisera des emplois ? Par ailleurs, tant pour le personnel sous statut d’une part, que pour le personnel hors statut d’autre part, craignez-vous effectivement qu’il y ait des laissés pour compte, en dehors des mécanismes volontaires de reclassement dans d’autres entreprises EDF, que des personnels se retrouvent au chômage, à l’issue de ces opérations de fermeture ?

M. Christian LIMINANA : La perception que j’ai de la décision du Gouvernement d’abandonner Superphénix est qu’aujourd’hui, il y a un désengagement total du Gouvernement qui laisse à EDF le soin de gérer toutes les conditions de départ : redéploiement pour les agents de la centrale et reclassement des agents des entreprises extérieures.

    Vous n’êtes pas sans savoir que nous avons été conduits à mener une action rue Murat pour faire dire aux directions générales que, tout comme l’avait annoncé le Gouvernement, tant qu’il n’y aurait pas de décret on maintenait les emplois sur le site. Mme Voynet disait à qui voulait l’entendre que, de toute façon, il n’y avait pas de perte d’emplois. Que tant que le décret ne serait pas publié, il n’y aurait pas de perte d’emplois. Aujourd’hui, la réalité du terrain, c’est qu’il y a des pertes d’emplois. Et le cacher serait vraiment dire n’importe quoi !

    Je voudrais simplement rappeler que, alors que l’on pensait que des moyens exceptionnels seraient donnés à EDF par le Gouvernement pour pouvoir accompagner ces mesures - là, je n’interviens que sur l’aspect social, et non sur l’aspect politique -, aujourd’hui on s’aperçoit que rien n’est fait.

M. Denis KIRCHSTETTER : En ce qui concerne les projets de reconversions, on a entendu parler de l’EPR.

    Effectivement, cette question se pose, mais il n’y a rien de concret pour l’instant. C’est clair. Quant à l’affirmation que la fermeture de Creys-Malville aurait pu créer quelques milliers d’emplois, voire - certains l’ont annoncé - quelques dizaines de milliers d’emplois, on se rend compte effectivement sur le terrain que c’est un mensonge parfait. Une centaine d’agents EDF sont déjà partis, des prestataires sont partis, des partenaires sont sur le point de partir. On voit bien ce que cela donne.

    D’autre part, on a l’expérience de ce qui s’est passé quand l’usine de Rapsodie a fermé. Cela n’engage qu’un nombre limité de personnels. Il est bien évident que pour conduire une usine il faut un nombre de personnels beaucoup plus important que pour la démanteler, ne serait-ce même que pour la construire. En effet, pour la construire, il faut des dossiers de fabrication, des contrôles, des analyses, des dossiers de fin de fabrication etc.

    Quant au démantèlement d’une usine, une fois qu’on a vidangé les tuyaux
    - c’est une caricature - on coupe tout à la disqueuse. D’emblée, on voit bien que le rapport du nombre de personnels est complètement différent. Donc, ce qu’a annoncé Mme Voynet, je suis peut-être un peu péjoratif, mais c’est du « vent ».

M. Gilles PEDEMONTI : Pour répondre à une partie de la question de M. Bataille, vous avez demandé s’il y avait des laissés pour compte et si on pouvait les identifier.

    Je peux vous dire qu’il y a déjà des laissés pour compte, à savoir les intérimaires. Il y avait une quantité d’intérimaires assez importante qui travaillaient pour des entreprises depuis des années sur le site et qui changeaient régulièrement de contrats. Ces gens-là n’ont pas vu leur contrat renouvelé. Et jusqu’à présent, sauf si on me contredit, la cellule de reconversion n’a pas la charge de ce type de personnel. C’est-à-dire que des gens qui ont travaillé là trois, quatre, cinq ans en qualité d’intérimaires, ont perdu un emploi il y a trois, quatre, cinq ou six mois. J’en connais personnellement qui sont au chômage depuis le mois de janvier et qui avaient cinq ans de présence à Creys-Malville.

M. Denis KIRCHSTETTER : D’aucuns disent que les agents EDF ne perdent pas leur emploi. Il me semble très important de faire remarquer que les agents EDF qui vont être mutés, ou qui sont en cours de mutation pour d’autres sites, vont prendre la place d’agents qui pourraient l’occuper dans d’autres sites. In fine, ce sont donc des emplois perdus. D’aucuns n’ont pas bien en tête ce fait là. Et il y a 732 emplois sur le site à Creys-Malville, et à terme il y aura moins 732 emplois si l’usine ferme. C’est clair. Donc, tout le monde est concerné, même si les agents EDF sont employés ailleurs.

M. Marcel DEHOUX : J’ai deux questions à vous poser. Dans votre propos liminaire, vous avez évoqué le rôle du CMP et le manque de concertation. Cette concertation est-elle obligatoire, légale ? Cette non-concertation peut-elle faire l’objet d’un recours ou d’une décision de justice, ou est-ce une simple consultation qui n’a aucun autre pouvoir ?

    Deuxièmement, avez-vous eu des contacts avec la personne qui est chargée des reconversions et quel est votre sentiment ?

M. Christian LIMINANA : Pour répondre à votre première question, nous sommes un organisme consultatif. En revanche, il est vrai que l’arrêt immédiat d’une centrale est une première en France. Jusqu’à présent, on anticipait les réformes de structures, l’arrêt d’une centrale, par des mesures, à travers le CMP, qui intervenaient près de quatre ou cinq ans avant la fermeture du site, dans le cadre de la reconversion du personnel. Chacun avait le temps nécessaire pour préparer son redéploiement en toute tranquillité.

    Après la décision d’abandonner Superphénix - je parle au nom des gens du CMP -, on avait le sentiment qu’on aurait au moins le temps d’expliciter au Gouvernement le bien-fondé de notre démarche, en conseillant de brûler le cœur et demi pour laisser à notre direction le temps nécessaire de prévoir et de préparer le redéploiement, d’une part, et pour que les salariés des entreprises extérieures puissent retrouver un autre emploi, que les entreprises travaillant sur le site puissent se redéployer ailleurs, d’autre part ; c’était le temps nécessaire.

    Cela étant dit, quand on dit que nous n’avons pas été consultés, il n’y avait aucune obligation légale.

    On ne peut pas dire aujourd’hui à notre direction qu’elle n’a pas respecté les délais, si c’est une décision gouvernementale. C’est la raison pour laquelle on crie au scandale. Quand on parle de drame humain, j’ai du mal à m’exprimer, parce qu’il faut savoir l’ampleur du désastre qui est en train de se passer.

    Je ne comprends pas comment un Gouvernement, aussi digne soit-il, peut à un moment donné faire cette erreur. Lionel Jospin a parlé de « droit à l’erreur ». Je lui concède ce droit à l’erreur. Il a abandonné un projet politique, énergétique, mais ça, c’est son choix politique. Après, je pense que chacun est responsable des deniers des citoyens, et c’est un véritable gaspillage !

    L’argent, les 24 milliards de kWh représentent une somme d’argent. Les emplois perdus, c’est une somme d’argent aussi. Le démantèlement qui va être pris en charge à 100 % par EDF alors qu’il aurait pu être partagé avec les partenaires, c’est aussi une perte d’argent.

    Attendre jusqu’à la fin de l’an 2000 avec nos partenaires, et peut-être développer la loi Bataille, aurait pu répondre à certaines exigences. Aujourd’hui, on a l’impression que l’on s’est moqué, non pas des agents de la centrale, mais du citoyen ; on a gaspillé l’argent public. Voilà ce que je voudrais vous faire toucher du doigt.

    Pour terminer, un mot sur M. Aubert. M. Aubert avait été nommé pour traiter le dossier de la fermeture des mines de La Mure. Des collègues l’ont rencontré. Je suis désolé, mais que fait M. Aubert, quand on voit ce qui s’est passé sur ce site. On n’avait pas envie de rencontrer ce monsieur, on voulait rencontrer les décideurs.

    Je vous répéterai ce que j’ai dit tout à l’heure, à savoir qu’on voulait rencontrer Mme Martine Aubry pour lui expliquer comment un Gouvernement se disant créateur d’emplois va de fait supprimer des milliers d’emplois.

    Je reste persuadé que M. Lionel Jospin n’avait pas l’ensemble des éléments pour prendre cette décision. C’est pour cette raison que l’on avait pris, dans le cadre du CMP, la décision d’envoyer à l’ensemble des ministres, députés et sénateurs, un dossier intitulé : « Impact socio-économique des emplois sur site de Superphénix. »

    On a envoyé ce document, et on a eu la bêtise de croire qu’à un moment donné, nous serions consultés. C’est pourquoi nous disons qu’il y a eu non-concertation, et ce pour répondre à M. Lionel Jospin quand il parlait de concertation.

M. Denis KIRCHSTETTER : Quand nous disons que c’est une décision antidémocratique, non seulement nous en sommes convaincus, mais dans les faits nous l’avons vécu.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Très bien. Je note bien sûr, votre émotion. Nous-mêmes, en visitant une telle installation, sommes impressionnés par cette réalisation et la somme d’intelligence et de génie qui a été nécessaire à sa mise en œuvre.

    Par conséquent, nous aussi nous avons un sentiment de surprise.

M. Denis KIRCHSTETTER : Juste une chose, vous l’aurez compris tout au long de cette journée, voire précédemment certainement, nous souhaitons un débat sur l’énergie à l’Assemblée nationale, suivi d’un vote incluant Superphénix.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Je répète ce que j’ai dit ce matin à l’entrée de l’entreprise. Nous sommes une délégation parlementaire chargée de réaliser une enquête sur ce qui s’est passé et sur ce qui se passe en ce moment à Superphénix.

    La décision du Gouvernement est prise. Par conséquent, je le dis très clairement, je crois qu’on n’aura pas, maintenant que la décision est prise, un débat concernant Superphénix. Mais on peut espérer effectivement un débat sur la politique de l’énergie et la place de l’énergie nucléaire dans cette politique de l’énergie.

M. Christian LIMINANA : Je souhaiterais que le Gouvernement donne à EDF des moyens à hauteur de l’impact de la fermeture et ne laisse pas seules les directions générales, voire les directions locales, se débrouiller pour gérer la misère. Car aujourd’hui, c’est bien ce que l’on fait !

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Le sentiment que vous avez est que la décision est prise par le Gouvernement et que l’entreprise doit s’en débrouiller en quelque sorte.

M. Christian LIMINANA : Tout à fait.

M. Gilles KIRCHSTETTER : C’est ainsi qu’on le vit sur le terrain.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Nous vous remercions pour vos témoignages.

Audition de M. Claude ALLÈGRE,
Ministre de l’éducation nationale, de la recherche et de la technologie

(extrait du procès-verbal de la séance du 19 mai 1998)

Présidence de M. Robert GALLEY, Président

Monsieur Claude Allègre est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Claude Allègre prête serment.

M. le Président :  : En 1956-1957, nous avions commencé – je dis « nous » car j’ai eu la chance, avec Georges Vendryes, d’y participer – la recherche sur les réacteurs à neutrons rapides. Et au fil du temps, en particulier à l’initiative de votre prédécesseur, M. Curien, le réacteur Superphénix a pris une place de choix dans la recherche sur la transmutation des éléments en particulier.

    Or, après une année 1996 de succès éminents – plus de 250 jours de fonctionnement à pleine puissance –, cet outil de recherche qui a donné satisfaction et qui nous apparaissait comme l’aboutissement de quarante années de recherche, s’arrête.

    Aussi souhaiterions-nous savoir ce qu’en tant qu’homme de recherche, vous pensez de cet avatar, de cette décision lourde de conséquences pour notre avenir.

M. Claude ALLÈGRE : Je souhaite intégrer mon propos dans un contexte plus général, sachant que ma position n’est pas du tout contingente puisque j’ai écrit sur ce sujet bien avant d’être ministre.

    Tout d’abord, je pense que la France a fait le bon choix en développant la filière électro-nucléaire qui lui assure aujourd’hui une indépendance énergétique.

    Pour ma part, ayant été un écologiste avant l’heure, je suis pourtant un grand partisan du principe du nucléaire. Je rappelle à cet égard que le nucléaire – Hiroshima compris – a tué et continue de tuer moins de monde, et de très loin, que le charbon. On parle en effet rarement des pertes qu’occasionnent les coups de grisou à travers le monde.

    Pour autant, le problème des déchets n’est pas réglé de manière satisfaisante, en particulier dans notre pays.

    Je crois donc fortement au nucléaire comme source énergétique, et pour longtemps ; mais j’ai également conscience que les déchets posent des problèmes très sérieux, et qu’ils ne sont pas encore traités de manière totalement satisfaisante.

    Ensuite, si la technique des surgénérateurs est très supérieure à celle des réacteurs normaux dans la mesure où elle réussit à utiliser 86 % de l’énergie contenue dans l’uranium et rend donc le problème des réserves d’uranium quasi inexistant – quoique là encore, le problème des déchets reste important –, il faut reconnaître que la technologie n’en a jamais été maîtrisée. Sans doute le sera-t-elle à terme, mais pas dans un avenir proche.

    A mon sens, passer directement du stade expérimental de Phénix au stade d’exploitation de Superphénix sans avoir résolu ces problèmes technologiques, a été une très grande erreur scientifique.

    On le constate d’ailleurs aujourd’hui. Le démantèlement de Superphénix montre en effet à quel point les problèmes liés au transfert d’échelle ont été mal appréciés. Car passer d’un petit réacteur expérimental à un gros réacteur ne se fait pas par simple homothétie : les problèmes sont extrêmement différents, et sont en réalité mal maîtrisés.

    Cela fait donc longtemps que je suis partisan de la fermeture de Superphénix, tout comme j’ai été partisan de la réouverture de Phénix : je souhaite en effet, même si ce n’est pas urgent – pour la prochaine génération, les réacteurs à eau pressurisée fonctionneront une trentaine d’années –, que nous continuions à travailler sur la technologie des surgénérateurs.

    J’en viens au problème de l’élimination des déchets. Ayant travaillé, il y a très longtemps, sur les problèmes de neutronique, je ne suis pas impressionné à l’idée d’utiliser Superphénix pour faire des expérimentations sur l’élimination des déchets ; mais c’était un pis-aller pour justifier la continuation de l’activité de Superphénix, son intérêt premier n’étant pas celui-là au départ, mais celui de produire de l’électricité.

    Le problème de l’élimination des déchets par réaction nucléaire est en fait international. La France doit prendre sa part dans sa résolution : peut-être le fera-t-elle avec le réacteur Jules Horowitz, ou sous une autre forme. Mais, en tout état de cause, elle ne saurait, à elle seule, étudier toutes les sections efficaces dans tous les spectres d’énergie sur toutes les réactions nucléaires. Cette recherche doit donc être répartie entre les divers pays du monde qui, chacun, doivent en prendre leur part.

    J’insiste donc bien sur le fait que je ne suis pas satisfait des solutions et des techniques proposées à propos des déchets au travers des rapports divers et variés, en particulier parce qu’il y manque des expertises géologiques.

M. le Président : M. le Ministre, à la suite de la visite que nous avons faite à Cadarache et de celle, approfondie, de Superphénix, il ne nous semble pas que le démantèlement pose, en fait, des problèmes particuliers.

    Certains ont dit que le problème de la combustion du sodium était considérable et n’avait même pas été envisagé. Or, à Cadarache, nous avons vu une installation susceptible de brûler une tonne de sodium, et constaté que des expériences de recyclage du sodium avaient déjà été prévues et expérimentées (cf. « Rapsodie »). Il ne nous semble donc pas que les termes du problème du démantèlement soient très différents en ce qui concerne Phénix et les réacteurs nucléaires en général, d’une part,
    – Brennilis G 2 et G 3 ayant fourni une très large expérience –, et Superphénix, d’autre part.

    Mais peut-être nous manque-t-il un certain nombre d’éléments d’appréciation à ce propos ; aussi souhaiterais-je avoir votre point de vue sur ce démantèlement.

M. Claude ALLÈGRE : Sans entrer dans le détail du démantèlement, j’estime que tout réacteur nucléaire, aujourd’hui, doit pouvoir être arrêté, réparé et démonté dans des conditions de sûreté et de rapidité suffisantes.

    On nous a dit, il y a quelque temps, que le démantèlement de Superphénix prendrait beaucoup de temps, et qu’il fallait donc brûler le cœur. Si tel est le cas – ce dont je doute –, une telle réponse, en termes de sûreté, n’est pas satisfaisante.

    Pour ma part, je ne doute pas qu’on puisse démanteler. Certainement pas, en tout cas, comme je l’ai lu dans un rapport, en fabriquant du sel de cuisine avec du sodium ; mais pour fabriquer de la soude, il en va certainement autrement.

    Certes, les appréciations évoluent vite, mais les informations dont je disposais avant notre prise de décision semblaient montrer que certains des problèmes liés au démantèlement n’étaient pas résolus. Vous êtes vous-même un ingénieur nucléaire, M. le Président. Vous me dites qu’ils sont maîtrisés, j’en prends acte ; je me ferai moi-même une opinion en allant y voir d’un peu plus près.

    En tout état de cause, même si Superphénix a fonctionné de manière plus satisfaisante dans les derniers temps – ce dont je vous donne acte –, je ne suis pas persuadé que l’ensemble du cycle de technologie soit parfaitement maîtrisé. Cela dit, j’admets parfaitement que l’on puisse avoir une opinion contraire.

    J’insiste en tout cas sur le fait que je ne suis pas hostile, pour ma part, aux surgénérateurs ; j’en suis un partisan.

    Mon souci tient au fait que très souvent, en France comme dans tous les pays du monde, le nucléaire suscite des opinions irrationnelles, parfois en raison d’attitudes fâcheuses, parfois en raison de peurs irraisonnées. Or, je ne voudrais pas que ces peurs et fantasmes mettent en péril l’indépendance énergétique de la France. J’y suis donc extrêmement attentif.

    Il est certain que les « passages en force » opérés pendant des années à ce sujet affaiblissent le dossier – on vient de le voir avec le transport des déchets –, alors même que si les choses sont traitées dans la transparence la plus absolue, il peut être défendu avec efficacité. Je souhaite donc que le renouvellement des centrales nucléaires, vers 2010, ne se fasse pas sous la protection de la police en raison de manifestations.

    Il faut que nous parvenions à un consensus. C’est en ce sens que je raisonne, et c’est pourquoi j’estime que la décision prise par le Gouvernement est sage.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : M. le Ministre, la conjonction des travaux parlementaires fait que si nous sommes réunis en commission d’enquête sur Superphénix et l’avenir de la filière des neutrons rapides, Robert Galley et moi-même nous occupons, simultanément, de rédiger un rapport sur l’aval du cycle pour l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. C’est donc avec beaucoup d’intérêt que je note votre appréciation sur les solutions avancées en matière de déchets nucléaires.

    Un aparté, tout d’abord, par rapport à ce que vous venez de dire : si, sur certains aspects de la filière nucléaire, on peut effectivement déplorer l’autoritarisme et le centralisme des décisions, pour ce qui concerne les déchets, le Parlement a engagé un débat ; on ne peut donc pas mettre sur le même plan ce qui relève de décisions d’une « technostructure » et ce qui relève de la loi votée il y a sept ans par le Parlement, après débat.

    Maintenant, une observation, suite à notre visite de Superphénix, hier : j’ai été surpris par la contradiction réelle entre ce qu’on nous a dit hier et ce que nous avions pu entendre ou lire quant aux dangers effrayants qu’une manipulation irresponsable du sodium pourrait entraîner. Une autre surprise tient au discours qui a pu être tenu quant au chantier de démantèlement : alors qu’il a été présenté par certains comme le chantier du siècle, nécessitant beaucoup de temps, tous nos interlocuteurs nous ont dit que ce démantèlement était tout à fait banal, qu’il ne mobiliserait que quelques dizaines de personnes pour un temps limité, et selon un calendrier qui va s’accélérant.

    Pour en revenir à la filière des neutrons rapides, notre difficulté est de faire pressentir à une Assemblée dont le temps est compté – moins de cinq ans, très souvent –, que la période utile de réflexion, en matière nucléaire, est de l’ordre, elle, d’une cinquantaine d’années.

    Notre sentiment est donc que la filière des réacteurs à neutrons rapides, si elle était suspendue, devrait en tout cas être préservée en termes de savoir, au travers des savants et des outils, pour une période supérieure à cinquante ans.

    Jusqu’à la visite d’hier, je pensais que le savoir et la recherche sur les neutrons rapides étaient un acquis de la connaissance française, qu’ils pouvaient se dispenser de Superphénix et se prolonger par d’autres canaux. Or j’ai cru comprendre hier – ce qui m’a beaucoup troublé – que, au-delà de 2005, nous n’aurions plus d’outil, qu’il n’y aurait alors plus de veille technologique, la seule veille pouvant encore provenir du RJH – le réacteur Jules Horowitz –, encore que son application ne concerne pas les neutrons rapides.

    En conséquence, votre ministère envisage-t-il de maintenir le savoir-faire en matière de neutrons rapides, sans l’abandonner au néant ? Et après l’arrêt de Phénix, maintiendra-t-on une veille technologique sur la filière des réacteurs à neutrons rapides ? Et si oui, par quels moyens ?

M. Claude ALLÈGRE : Je me réjouis, tout d’abord, que la visite de Superphénix vous a montré que son démantèlement ne posait aucun problème ; cela signifierait que les arguments que l’on nous avait opposés, lors de notre longue réflexion sur ce problème, sont injustifiés. J’en prends acte.

    S’agissant de la période utile de cinquante ans en matière de veille scientifique, sachez que ce terme est très aléatoire. Les Américains ont fait la bombe atomique en moins de quatre ans. Et si l’on avait un besoin quelconque sur un sujet extrêmement important, on refabriquerait des réacteurs à neutrons rapides en deux ans.

    C’est dire que je ne crois pas du tout à la pertinence d’une veille. La technologie des neutrons rapides ne se perdra pas, pour des raisons d’ailleurs multiples et variées. Les Américains ont perdu la technologie des trains alors qu’ils ont été les grands pionniers dans la fabrication des trains transcontinentaux. Mais s’ils ont perdu cette technologie, elle existe ailleurs et ils la reprennent. Ce n’est donc pas un grand problème.

    Le grand problème, c’est celui du traitement et de l’élimination des déchets par les neutrons rapides et par les neutrons thermiques.

    Sur ce point, je me suis toujours opposé – et j’ai fini par être entendu – à ce que l’on mette les déchets à 4 000 mètres – comme il en était question à une certaine époque –, de manière à pouvoir les récupérer. Il faut en effet que la réversibilité soit toujours possible, pour que le jour où nous aurons une méthode d’élimination, nous puissions les détruire.

    C’est dire qu’à mon sens, la destruction des déchets par le biais de techniques nucléaires est une voie extrêmement importante, et qu’il faut explorer ; mais pas tout seuls, chacun prenant en charge une partie de ces études – les Américains, les Japonais, les Indiens sans doute, et d’autres.

    Or la France participera à cet effort : les moyens seront assurés pour que nous participions à cette étude sans réserve aucune. Encore faut-il veiller à ce que nous ayons des spécialistes sur les neutrons ; la plupart d’entre eux doivent en effet prendre leur retraite, et nous n’avons pas formé suffisamment de jeunes dans ce domaine. Il existe d’ailleurs d’autres secteurs nucléaires pour lesquels nous n’avons plus les spécialistes que nous avions à une époque, faute de les avoir formés.

    Aussi, quelles que soient les rumeurs, je réaffirme que la filière nucléaire est essentielle pour le maintien de notre potentiel énergétique. Nous n’avons nullement l’intention de changer de cap, ce qui ne signifie pas pour autant que nous agirons de manière aveugle.

    Il faut en effet être conscients que les déchets posent un problème sérieux, et qu’il existe, aussi, des problèmes sociologiques en la matière, lesquels doivent être traités, même lorsqu’ils sont d’ordre émotionnel. En tout état de cause, nous nous donnerons les moyens nécessaires pour traiter ces différents problèmes.

    Depuis notre arrivée au Gouvernement, nos instructions ont été les suivantes : participer aux études sur le Rubbiatron, même s’il s’avère que les problèmes sont plus compliqués que ce que mon ami Carlo Rubbia pensait initialement ; s’engager dans une coordination internationale qui définisse clairement le rôle de la France dans l’étude des déchets, et cela se met en route ; poursuivre les études pour la fabrication de réacteurs à neutrons rapides.

    Que se passera-t-il après 2004 ou 2005 ?

    Le problème se pose. Sur ce point, je peux vous donner mon point de vue, mais pas la position du Gouvernement, puisqu’il n’en a pas encore débattu.

    Pour ma part, je ne souhaite pas que nous perdions la technologie des surgénérateurs. Non pas pour des raisons de veille scientifique, mais parce que cette technologie peut entraîner, plus vite qu’on ne le pense, une production d’énergie beaucoup plus efficace que toutes les filières classiques, y compris la filière à eau pressurisée.

    Je ne me projette donc pas à cinquante ans, car on ne peut savoir ce qui se sera passé entre-temps. Je rappelle à ce propos que ce n’est pas en faisant des expériences pour améliorer la bougie qu’on a inventé l’électricité. Aussi trouvera-t-on peut-être, demain, une astuce permettant de rendre les surgénérateurs techniquement plus faciles à maîtriser. Peut-être prendra-t-on du sodium liquide comme échangeur de température, peut-être s’apercevra-t-on que le bromure de lithium ou encore le « perlimpinpinate » de tout autre produit peut servir ; je ne sais pas, puisqu’on fabrique des matériaux nouveaux tous les jours ! On ne peut savoir par avance les découvertes qui pourront être faites.

    Quant à savoir si nous avons l’intention d’arrêter les recherches sur la filière nucléaire, y compris les recherches fondamentales, la réponse est clairement « non ». Mais ne me demandez pas plus de précisions.

M. Michel DESTOT : M. le Ministre, vous venez de manifester très fortement que l’arrêt de Superphénix n’était pas l’arrêt du nucléaire et pouvait même constituer, au fond, un nouveau départ pour le nucléaire. Ce message doit passer non seulement auprès des parlementaires mais, surtout, auprès de l’opinion publique. D’où la nécessité de répondre à plusieurs interrogations.

    Tout d’abord, que va-t-on faire du plutonium qui est produit aujourd’hui en abondance dans les centrales REP, avant stockage ? Etes-vous d’accord pour pousser les feux des usines Mox, qui permettent l’utilisation du plutonium et de l’uranium dans des conditions relativement efficaces du point de vue de la combustion ?

    Par ailleurs, êtes-vous également d’accord pour pousser les feux en faveur du réacteur du futur, pour l’amélioration de la sûreté, notamment à travers l’EPR ? Si oui, êtes-vous comme moi d’avis que cela doit avoir des répercussions sur les programmes expérimentaux du CEA ?

    A mon sens, il faut maintenir les recherches en matière neutronique – avec le réacteur Jules Horowitz –, mais c’est là la partie la plus facile. Le plus difficile, c’est la partie thermo-hydraulique, et c’est là que ça se passe – si on trouvait mieux que le sodium liquide, on n’aurait pas les problèmes d’incompatibilité avec l’uranium et l’eau.

    C’est dire qu’il conviendrait de fixer au CEA de nouveaux objectifs en matière de recherche, notamment de nouvelles plates-formes expérimentales sur la thermique et la thermo-hydraulique, en appui du réacteur EPR. Nous avons fait jusqu’à présent du bon travail, mais il était limité aux REP actuels. On peut imaginer quelque chose de beaucoup plus évolutif dans le temps, donnant les assurances d’un suivi sur le plan thermo-hydraulique et de progrès quant à la sûreté.

    Enfin, on ne fait pas du nucléaire, de mon point de vue, seulement pour la France. Quand on est la première puissance nucléaire civile du monde, on est responsable pour la planète. Or le grand marché qui s’ouvre, c’est le marché chinois.

M. Franck BOROTRA : Et indien.

M. Michel DESTOT : Aujourd’hui, si on veut apporter une réponse à la Chine, c’est soit le charbon, soit le nucléaire. Et si nous sommes écologistes, si nous ne voulons pas sinistrer ce pays qui est un véritable continent, c’est plutôt la réponse nucléaire que nous devons proposer. De ce point de vue, quelles sont les perspectives du Gouvernement, sachant que notre responsabilité n’est pas simplement nationale mais bien mondiale ? La France ayant engagé près de 1 000 milliards de francs dans le nucléaire, cela mérite d’être valorisé, tant pour notre pays que pour la planète.

M. Claude ALLÈGRE : Il se trouve que je serai demain au CEA pour installer le nouveau commissaire, ce qui m’amènera à annoncer certaines choses sur le futur programme de recherches.

    Je pense comme vous que le marché du nucléaire, à condition que les problèmes de sécurité nucléaire soient totalement maîtrisés, est considérable et que la France a une responsabilité particulière dans ce domaine.

    Le CEA est un organisme qui a rendu des services considérables à ce pays, qui a maintenu une recherche de très grande qualité, et qui, chaque fois qu’on lui a posé un problème, a répondu avec efficacité et dévouement ; et cela même lorsqu’il lui a fallu accepter l’idée des réacteurs Westinghouse au détriment de la filière qu’il avait lui-même développée. Or peu nombreux sont les organismes qui se seraient reconvertis avec autant d’enthousiasme et d’efficacité dans une telle situation.

    Pour autant, sans vouloir donner le sentiment d’être négatif, je crois qu’on a un peu trop négligé, ces dernières années, la recherche dans le domaine nucléaire, et qu’une partie de la diversification du CEA dans de très nombreux domaines, certes scientifiquement intéressants, a affaibli la recherche de solutions nucléaires originales.

    Les questions d’hommes ne sont d’ailleurs pas sans incidence : avec la retraite de Jules Horowitz, l’effort de recherche a très largement faibli. Il ne s’agit pas d’exagérer cette critique, tant le CEA a continué de faire des choses magnifiques dans de multiples domaines. Mais sur le nucléaire, l’effort de recherche, d’innovation, doit être encouragé.

    Je crois comme vous qu’il y a des solutions à trouver, qui ne sont pas seulement technologiques, pour un certain nombre de types de réaction et pour certains types d’appareils. Carlo Rubbia en a apporté une parmi d’autres ; les Russes prétendent maîtriser totalement la technologie au plomb fondu pour les échanges. Est-ce vrai ? Je ne sais pas.

    Toujours est-il que je suis favorable à ce que les recherches fondamentales
    – je dis bien fondamentales – soient poursuivies et même accélérées dans ce domaine. Pour la raison que vous évoquez : parce que c’est une responsabilité tout à fait particulière pour la France. Je ne suis donc pas en désaccord philosophique avec ce que vous avez dit.

M. Franck BOROTRA : La position de M. Allègre a l’avantage d’être claire. Et pour ma part, je suis heureux d’entendre dans la bouche du ministre de l’éducation nationale, de la recherche et de la technologie que le Gouvernement souhaite maîtriser tous les éléments de la filière nucléaire afin d’être en situation, le moment venu, de décider, de choisir, en faveur du nucléaire et d’autres solutions.

    J’indique à Michel Destot que s’il est nécessaire de vendre des centrales nucléaires à la Chine, il est aussi nécessaire de lui vendre des usines produisant du charbon propre. La France possède la technologie en la matière, et ce sont plusieurs centaines de centrales qui peuvent être vendues. Je souhaite donc que l’on associe les deux afin de ne pas manquer ce marché.

    Une petite remarque, maintenant, M. le Ministre, sans aucun esprit polémique. Je partage votre point de vue selon lequel une plus grande transparence est nécessaire en ce qui concerne l’information sur le nucléaire, l’absence de transparence conduisant en effet au développement de l’irrationalité, sans parler de l’exploitation erronée d’informations mal comprises.

    Or je suis un peu triste que le Premier ministre, mercredi dernier, interrogé sur le problème du transport de conteneurs par la SNCF, ait cru devoir dire, concernant la contamination : « Les services de l’Etat en ont, si j’en crois le rapport, été informés, sans que cette prise de conscience conduise le précédent Gouvernement à prendre des décisions. » J’ai lu le rapport de la DSIN, lequel indique, ce que je confirme officiellement, que l’OPRI n’a jamais été informé de la contamination des conteneurs
    – c’est M. Lacoste qui l’écrit. La COGEMA dit avoir prévenu EDF, laquelle en a informé l’IPSN, « l’IPSN ne formulant pas de remarque particulière ». Voilà qui montre que le ministre de l’industrie de l’époque n’en a rien su. Je trouve donc dommage, pour des raisons de transparence, qu’on ait cru devoir mettre en cause le Gouvernement précédent, alors que c’est une affaire qui datait de 1988 ; en l’occurrence, le recel de l’information a incontestablement été particulièrement néfaste tant pour EDF, pour la COGEMA que pour les services de l’Etat.

    Cette précision étant apportée, je souhaiterais vous poser trois brèves questions.

    Tout d’abord, vous dites qu’il faut maintenir la filière à neutrons rapides, et plaidez pour la réouverture de Phénix et la fermeture de Superphénix. Pour ma part, au travers des auditions que nous avons faites, je constate que tous les spécialistes affirment que Superphénix est non seulement aussi « sûr » que Phénix, mais qu’il est en outre d’une génération différente en termes de sûreté, étant beaucoup plus moderne et performant.

    Je comprends très bien que, pour des raisons politiques, on prenne la décision de fermer Superphénix ; du reste, c’est ce que nous ont confirmé deux ministres, M. Pierret et Mme Voynet, même si leur explication n’en est pas la même.

    Je rappellerai pour mémoire que des expérimentations étaient prévues par le CEA concernant Superphénix, en particulier des assemblages tels NACRE et ECRIN. Toujours est-il que je ne comprends pas comment, disposant de deux outils, dont l’un plus performant et plus moderne que l’autre, de deux outils payés et susceptibles de permettre une expérimentation à partir des cœurs existants, comment on a pu choisir de remettre en route le moins moderne et le moins performant de ces deux outils...

M. Claude ALLÈGRE : Et le moins cher.

M. Franck BOROTRA : Pas si on produit de l’électricité.

M. Claude ALLÈGRE : Si, le moins cher.

M. Franck BOROTRA : Non, les spécialistes nous l’ont clairement expliqué. Le coût de l’opération lui-même n’a d’ailleurs pas été celui qui a figuré dans le rapport de la Cour des comptes.

    Il n’est nullement dans mon intention de laisser entendre qu’il serait néfaste de rouvrir Phénix si on le peut, tant c’est important pour la recherche, mais je le répète, je ne comprends vraiment pas que l’on choisisse celui dont la sûreté est la moins évoluée.

    Si le problème était de nature purement politique, il fallait décider de fermer Superphénix et de poursuivre l’utilisation des cœurs existants en prenant en compte le problème d’expérimentation et le temps qu’il faut pour mettre en œuvre le démantèlement
    – et je reconnais qu’il n’existait, au ministère de l’industrie, aucun dossier sur ce point, puisque c’est une décision qui n’avait pas été envisagée.

    Par ailleurs, je souhaiterais aller un peu plus loin que Michel Destot au sujet de la moxisation, qui est un des éléments déterminant et complémentaire de la destruction du plutonium. 

    Il y a deux manières de « manger » du plutonium : on peut soit utiliser Superphénix comme sous-générateur, soit recourir à la moxisation. Quel est votre choix, très précisément, dans ce domaine ?

    La voie de la moxisation suppose son extension aux vingt-huit tranches prévues par EDF, avec pour conséquence, c’est tout à fait clair, l’extension d’autorisation de Melox et, ce qui est tout aussi indispensable, une autorisation de charger les combustibles à haut taux de combustion.

    Enfin, j’en viens à Phénix, outil plus âgé et plus petit.

    Vous avez dit que le passage de Phénix à Superphénix ne relevait pas d’une homothétie. Or, selon les techniciens, hormis un problème d’échangeur et une production de vapeur hélicoïdale et non à tubes droits, il n’y a pas saut technologique entre Phénix et Superphénix : les technologies sont les mêmes ; Phénix a d’ailleurs profité du retour d’expérience de Superphénix.

    Phénix pose des problèmes liés à la fissuration de circuits secondaires, des problèmes d’adaptation de l’outil aux risques sismiques, ainsi que des problèmes de sauts de réactivité – constatés en 1990 en particulier –, et qui ne semblent pas avoir été expliqués.

    Dans ces conditions, pouvez-vous nous rassurer sur la remise en route de Phénix, qui, du reste, fait l’objet d’une attaque de la part du lobby antinucléaire – puisqu’il paraît qu’il y a un lobby nucléaire, il doit y avoir un lobby antinucléaire – ? Avez-vous la garantie scientifique que les sauts de réactivité constatés ne sont pas la conséquence d’une modification du cœur ? Car s’il y a modification du cœur, il y a malheureusement risque grave, et il m’étonnerait, connaissant votre compétence et votre prudence, que vous vous engagiez dans cette voie sans avoir été rassuré.

M. Claude ALLÈGRE : Concernant le plutonium, je ne vous donnerai mon point de vue que lorsque le rapport concernant les déchets aura été remis par M. Le Déaut et que le Gouvernement en aura débattu.

    S’agissant de Superphénix, il va de soi qu’il coûte beaucoup plus cher que Phénix : il suffit de comparer le prix qu’ils ont coûté et le nombre de jours qu’ils ont fonctionné, c’est sans commune mesure. Phénix était un réacteur qui fonctionnait bien et qu’on croyait maîtriser parfaitement.

    Superphénix n’apparaissait donc pas comme un saut technologique puisqu’on a cru qu’une simple homothétie suffirait. Mais l’expérience a prouvé que c’était plus compliqué que cela.

    A propos de Phénix, je ne nie pas avoir défendu sa réouverture au sein du Gouvernement. Mais je ne l’ai fait qu’après avoir consulté M. d’Escatha quant à la sûreté de Phénix. C’était pour moi essentiel, et je me fie entièrement à ce que m’a dit le CEA dans ce domaine. En l’état actuel, je ne crois pas que la sécurité de Phénix soit en cause.

    Quant à l’après-Phénix, c’est un vrai sujet de débat. Pour ma part, Phénix peut faire beaucoup dans sa fonction de réacteur expérimental comme le montre la fin du rapport Curien sur Superphénix.

    Je note, à ce sujet, qu’une des grandes forces des Américains est de savoir s’arrêter à temps. Par exemple, ils font bien d’envisager de fermer la station spatiale, qui est un gouffre financier inutile.

    Or à mon sens, Superphénix était une erreur. Il s’agissait avant tout de contenter M. Vendryes alors que M. Horowitz et M. Dautray s’y opposaient. Cette installation était prématurée, d’autant que la position de la production d’électricité en surgénérateur s’est trouvée affaiblie, solution à laquelle je crois beaucoup. Il me semble donc important d’arrêter ce que l’on pense être une erreur, en dépit des vagues que cela provoque.

    Quant aux lobbies, il est de fait que nous y sommes confrontés dans tous les domaines. Un exemple : avant une réunion interministérielle relative à un projet de décret concernant six personnes, nous recevons des pétitions de tous les coins de la France. Bientôt, comme à Washington, les lobbyistes s’afficheront ouvertement. Et il existe des lobbyistes pro-nucléaire – le CEA et EDF sont particulièrement bien organisés dans ce domaine –, comme des lobbyistes antinucléaire. Pour ma part, je ne fais partie ni de l’un ni de l’autre. Ma position est hétérodoxe : je suis, depuis longtemps, et écologiste et pronucléaire, car je crois que l’énergie nucléaire maîtrisée est une source propre d’électricité.

    De la même manière, j’ai été un des rares à écrire, très tôt, qu’il y avait non pas un réchauffement de la planète – et de fait, il n’y en a pas – mais une modification du climat, ce qui est tout à fait autre chose. Toutes les prédictions selon lesquelles nous devrions avoir trois degrés de plus depuis longtemps ne se sont d’ailleurs toujours pas réalisées. Quant au niveau des mers, contrairement à ce que les Américains croyaient avoir démontré, suite à une erreur de facteur dix, à savoir qu’il était monté d’un centimètre, il n’est monté que d’un millimètre, ainsi que l’ont montré les Français, et encore, avec une marge d’erreur telle que tout cela ne signifie rien.

    Pour en revenir à Superphénix, il me semble que chez certains, l’attachement à Superphénix relève du fétichisme.

    Pour autant, j’indique très solennellement que je refuse catégoriquement d’associer la fermeture de Superphénix à une décision antinucléaire. Une telle assimilation serait criminelle pour l’avenir énergétique de la France. On peut être pour la fermeture de Superphénix, ce qui est mon cas, et considérer la filière nucléaire comme une filière d’avenir.

    Pour ce qui concerne les exportations, le client le plus proche est l’Inde, et l’autre la Chine. Cela dit, le danger commercial n’est pas nul puisque cela fait déjà sept ou huit fois – y compris dans le domaine pétrolier – que nos joint-ventures avec les Chinois se terminent par la création d’une société chinoise utilisant la technologie occidentale. Je souhaiterais donc être sûr, avant de faire du commerce, que la Chine respectera les règles de commerce international.

M. Alain MOYNE-BRESSAND : Député de la circonscription sur laquelle se trouve Creys-Malville, M. le Ministre, j’ai bien entendu qu’il y avait un lobby pronucléaire fort au CEA et à EDF.

    Pour autant, peut-on penser que des hommes d’Etat tels que Guy Mollet, le général de Gaulle, Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing, Pierre Mendès-France ou François Mitterrand, qui ont pris des décisions importantes pour l’indépendance énergétique de la France, aient tous fait fausse route dans le domaine du nucléaire ? Ce serait pour le moins surprenant.

M. Claude ALLÈGRE : Etre homme d’Etat, ministre ou autre, ne veut pas dire qu’on ne fait pas d’erreur ! La sacralisation du pouvoir qui sous-tend votre question est totalement étrangère à un scientifique !

M. Alain MOYNE-BRESSAND : Mais vous pensez, vous, ne pas en faire ?

M. Claude ALLÈGRE : Mais bien sûr que si ! Pour un scientifique, cela n’a aucun sens : on ne progresse qu’en en faisant constamment et en tentant de les corriger incessamment.

M. Alain MOYNE-BRESSAND : Mais il n’y a pas eu erreur, puisque ça a permis la grandeur de notre pays.

M. Claude ALLÈGRE : Je l’ai dit, l’option nucléaire a été une bonne option.

M. Alain MOYNE-BRESSAND : Mais vous êtes dans un Gouvernement où il y a une antinucléaire notoire. Or elle l’a emporté, puisqu’elle a fait décider l’arrêt de Superphénix.

M. Claude ALLÈGRE : Non ! Je vous ai dit que j’étais moi-même pour cette fermeture, moi qui ne suis pas antinucléaire ! Vous pouvez très bien dire que c’est moi qui ai gagné ! Pourquoi attribuer cette décision à Mme Voynet ?

M. Alain MOYNE-BRESSAND : Mme Voynet affirme, au travers d’écrits ou de déclarations, qu’elle est antinucléaire et que pour elle, la fermeture de Superphénix n’est qu’une étape qui sera suivie d’autres.

    Dans le cadre de cette commission d’enquête, nous avons procédé aux auditions de savants, de responsables, de ministres, d’anciens ministres, et avons entendu avec beaucoup d’intérêt un de vos prédécesseurs au ministère de la recherche, M. Curien.

    Or, M. Hubert Curien nous a dit que si le redémarrage de Phénix était une bonne chose, ce serait en revanche une erreur de le prévoir sans Superphénix. Pour lui, il est nécessaire de poursuivre la recherche sur la technologie des neutrons rapides, technologie française et d’avenir.

    Un homme d’Etat ne doit en effet pas prendre des décisions au jour le jour mais bien pour l’avenir. Et M. Hubert Curien ne comprend pas la décision de fermer Superphénix. Quel est votre point de vue, eu égard à cette incompréhension de la part d’un savant ?

M. Claude ALLÈGRE : M. Hubert Curien est un ami, son avis est respectable, mais le mien est différent. Nous avons beau être dans le même camp politique, cela n’empêche pas les nuances, quels que soient les sujets, et notamment sur la politique énergétique de la France.

M. Alain MOYNE-BRESSAND : Vous me permettrez de ne pas avoir la même position que vous, à mon tour. D’autant que si vous étiez venu à Creys-Malville hier, M. le Ministre, vous auriez dû vous expliquer devant les salariés, les employés...

M. Claude ALLÈGRE : Cela vous semble être un argument scientifique ?

M. Alain MOYNE-BRESSAND : C’est un argument humain ! On ne peut tout de même perdre de vue que lorsqu’on prend une décision de cette importance, cela concerne des hommes et des femmes qu’on ne paiera pas pour le drame qu’on leur inflige.

M. Claude ALLÈGRE : Partant de ce type de considération, vous ne fermez rien, vous n’arrêtez absolument rien… même un arsenal qui n’est plus rentable. La majorité précédente a fermé les chantiers naval de La Ciotat et a été en butte aux employés, et c’est bien normal. De toute évidence, le problème social, qui est extrêmement important, doit être traité, et le Gouvernement y attache un très grand intérêt. Mais ne mélangeons pas tout : le problème social est une chose, la décision d’ordre scientifique et technologique en est une autre.

    Je comprends que, député de cette région, vous vous préoccupiez de ce problème, et il me paraît normal que les salariés se fassent du souci ; j’y suis très sensible, mais c’est là un argument d’un type autre que scientifique.

M. Alain MOYNE-BRESSAND : Mais la décision a été brutale ! Vous venez de dire qu’il fallait débattre, poser les problèmes publiquement. Or les responsables comme les salariés regrettent qu’il n’y ait pas eu de débat. Le Gouvernement aurait pu demander un avis à l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, demander la constitution d’une commission permettant à des savants de s’exprimer, afin d’éclairer sa décision. Mais rien de cela n’a été fait. D’où le désarroi de ces hommes et de ces femmes, lesquels ne comptent pas beaucoup sur les moyens financiers pour se sauver dans cette affaire désastreuse.

M. Claude ALLÈGRE : S’agissant de la méthode, je vous signale que cette décision fait partie du programme du parti socialiste aux élections législatives pour lequel les Français ont voté. On ne peut donc pas parler de surprise. Le Premier ministre l’avait lui-même annoncé dans son discours d’investiture.

M. Franck BOROTRA : Le parti communiste, en tout cas, a confirmé n’avoir pas signé cela ; et il représente une composante qui pèse trois fois plus lourd que les Verts ! Je défends le parti communiste !

M. Noël MAMÈRE : Le parti communiste n’était pas candidat aux présidentielles, et M. Jospin, candidat aux présidentielles en 1995, a annoncé dès le premier tour qu’il fermerait Superphénix.

M. Claude ALLÈGRE : Je comprends, M. Borotra, que vous défendiez le parti communiste, et en tant que ministre de la majorité plurielle, j’y suis sensible. Mais je vous ai parlé du programme du parti socialiste, et non de celui du parti communiste ; il y a une différence...

M. Franck BOROTRA : Certes, mais c’est tout de même la majorité plurielle qui a gagné les élections. Or je le répète, le parti communiste pèse trois fois plus lourd que les Verts en termes d’électeurs, et on a pris une décision de nature politique opposée à celle souhaitée par cette tendance !

M. Claude ALLÈGRE : Vous voulez nous donner des conseils sur l’organisation de la majorité ? Venant de votre parti et sachant la manière dont il se comporte, je vous écoute avec une grande attention !

M. le Président : M. le Ministre, lorsque nous avons auditionné M. Curien, il a dit que les deux réacteurs étaient complémentaires, qu’ils permettaient de faire des recherches équivalentes ; mais, il a ajouté que s’agissant de la filière des neutrons rapides, l’apport de Superphénix, en termes de durée des matériaux, ou de leur capacité à encaisser des MW/jour par tonne, était incomparable.

M. Claude ALLÈGRE : Croyez bien que je connais l’avis et les arguments d’Hubert Curien, mais j’ai aussi mon propre avis.

M. Noël MAMÈRE : De la même manière que certains de mes collègues se sont permis de faire des observations qui n’étaient pas des questions, je souhaite répondre à leurs observations.

    Tout d’abord, cette commission d’enquête a été voulue par des collègues qui démontrent, jour après jour, séance après séance, qu’ils font du « fétichisme », pour reprendre l’expression de M. le Ministre, à propos de Superphénix, avançant sans cesse des exemples de ce qu’aurait pu faire Superphénix en remplacement de la production d’électricité - M. le Président vient de nous en donner une nouvelle illustration.

    Je remercie M. le Ministre de la recherche de nous avoir dit avec la plus grande clarté que la fermeture de Superphénix ne tient pas à des raisons politiques
    – contrairement à ce que s’attache à répéter M. Borotra, qui a des sympathies pour le parti communiste parce qu’il est aussi nucléariste que lui. Cette décision, a été prise, comme nous l’a dit ici M. Sené, parce que Superphénix ne fonctionnait pas et qu’un risque a été pris sur une technique mal maîtrisée.

    Certains représentants de la Nation se comportent à cette occasion comme de vulgaires chasseurs. Pour eux, Mme Voynet n’est pas en mesure de régler les problèmes d’aménagement du territoire et de chasse parce qu’elle est anti-chasse, et ne peut régler les problèmes de démantèlement du nucléaire et d’ouverture vers les économies d’énergie et les énergies alternatives du fait qu’elle est, paraît-il, antinucléaire. C’est à mon sens un procès d’intention qui est inacceptable dans le cadre d’une commission d’enquête qui se veut responsable.

M. le Président : Ce sont vos propos qui sont inacceptables ! Je n’admets pas ce que vous venez de dire !

M. Noël MAMÈRE : M. le Président, vous n’étiez pas présent lors de ce procès qui a été fait à Mme Voynet, parce que vous étiez dans l’hémicycle pour défendre la loi contre l’exclusion. Vous ne pouvez donc mettre en cause ce que j’ai entendu.

    Par ailleurs, M. le Ministre de la recherche a dit quelque chose de très important, à savoir que si le CEA a eu et a un rôle important, il n’a sans doute pas exercé, pour ce qui concerne l’innovation en matière nucléaire, les responsabilités qui sont les siennes.

    Dans ces conditions, M. le Ministre, comptez-vous continuer d’allouer des sommes aussi importantes au CEA – 18 milliards de francs de recherche –, ou êtes-vous capable de répartir cet argent afin que, précisément, nous ne restions pas sous la dictature du nucléaire ?

    Par ailleurs, vous avez très clairement affirmé que le vrai problème qui se posait à notre pays, ce n’était pas tant le nucléaire que la question des déchets. Un de nos collègues vient de nous dire que des hommes d’Etat éminents ont pris des décisions qui ont fait la grandeur de la France ; mais ce qu’il oublie de dire, c’est que certains hommes politiques et certains scientifiques, sans consultation nationale, ont décidé d’un choix énergétique qui engage non seulement nos enfants mais nos petits-enfants et arrière-petits-enfants, et que des déchets nous restent sur les bras dont nous ne savons que faire.

    La loi de 1991 prévoit trois filières pour les déchets. Celle de l’enfouissement n’a pas la préférence du ministre de la recherche, et il a sans doute raison, puisqu’elle est irréversible et celle de la transmutation non plus, car elle se fixe sur cinquante ans. La filière retenue serait donc le stockage des déchets de manière réversible, afin de laisser le temps à la recherche de trouver un meilleur traitement de ces déchets.

    M. Borotra, en citant un extrait du rapport de la DSIN, a soulevé un des problèmes les plus importants, à savoir la question du contrôleur et du contrôlé. La DSIN, l’OPRI, l’IPSN se sont passés la « patate chaude » sur la question du transport des déchets de combustibles irradiés, qui n’est qu’un aspect du problème. En fait, tant qu’il n’y aura pas de séparation du contrôleur et du contrôlé sur la question du nucléaire, c’est-à-dire un minimum de transparence, nous n’arriverons à rien.

    Un dernier mot à notre collègue Destot, qui nous a mis devant une alternative que, personnellement, je ne puis accepter, à savoir l’ouverture sur la Chine ou sur l’Inde. Je rappelle en effet que si nous pleurons sur les essais nucléaires de l’Inde, la France joue en réalité un rôle déterminant, depuis trente ans, dans l’équipement militaire de l’Inde, puisque nous avons été parmi les tout premiers pays à exporter notre technologie sur le nucléaire civil, tout en sachant le risque que nous prenions. Vis-à-vis de la Chine, peut-être y a-t-il une autre alternative que le charbon ou le nucléaire ; il y a d’autres formes d’énergie...

    Je ne peux donc accepter, en tant que représentant de la Nation, que nous soyons face à une alternative se résumant au choix suivant : le charbon ou le nucléaire ; il y en a peut-être d’autres.

    D’ailleurs, nous ne sommes pas non plus contraints d’entrer dans la filière Mox et Melox.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Nous ne sommes pas à une table ronde, ici ! M. le Ministre est là, profitons plutôt de sa présence !

M. Noël MAMÈRE : Ce sont les collègues qui transforment les auditions en tables rondes, de par les opinions personnelles qu’ils avancent, ce qui m’amène à y répondre.

M. Michel DESTOT : Je suis choqué et heurté.

    Je rappelle tout d’abord que j’ai été précis dans mon propos en ce qui concerne les problèmes d’exportation, même si le souci de concision m’a amené à être quelque peu schématique. Si je n’ai cité que la Chine, et non l’Inde – même si la question se pose, là aussi –, ce n’est pas seulement dans le souci d’être prudent mais aussi d’être précis.

    Par ailleurs, nous ne sommes pas ici pour interpeller les collègues mais pour interroger le ministre que nous auditionnons.

    Si je suis choqué et heurté, c’est parce que c’est moi qui ai présidé la séance d’audition de Mme le Ministre de l’aménagement du territoire et de l’environnement, Mme Voynet, audition qui me semble s’être déroulée dans des conditions normales. Les interpellations ont été vives, certes, mais avec une liberté de ton qui, de mon point de vue, est restée tout à fait convenable.

    J’ai moi-même accueilli Mme Voynet, et l’ai raccompagnée comme il se doit. Nous lui avions précisé les règles du jeu auparavant, et lorsqu’elle est partie, elle m’a donné acte que les choses s’étaient passées comme nous en étions convenus.

    Je tiens donc à ce qu’il ne soit pas dit, révisant l’histoire, que nous aurions assisté à une chasse à courre, chasse à laquelle j’aurais moi-même participé en présidant une telle séance. Je ne l’accepte pas, et je demande, M. le Président, que ce soit noté au procès-verbal.

M. le Président : : M. le Ministre, j’ai cru discerner, au travers des propos de M. Mamère, un certain nombre de questions. Seriez-vous assez aimable pour y répondre ?

M. Claude ALLÈGRE : Je reviendrai très précisément sur deux sujets qui ont été soulevés, parce qu’il s’agit de questions de principe.

    S’agissant des déchets, le Gouvernement n’a pas l’intention de la remettre en cause la loi qui a été votée.

    Or, cette loi indique trois orientations, qui sont des orientations de recherche. Le Gouvernement entend donc les suivre.

    J’indique à ce propos que si les recherches sur l’enfouissement n’étaient pas très avancées, la notion de profondeur a beaucoup évolué au fil du temps, ce dont je suis heureux. En effet, enfouir les déchets à 4 000 mètres de manière irréversible était pour moi parfaitement inacceptable d’un point de vue géologique, parce que vraiment dangereux pour les générations futures. On évoque désormais des profondeurs nettement moins importantes, ce qui rend cette voie géologiquement acceptable : enfouir à 400 mètres et de manière réversible, c’est tout à fait autre chose.

    Les trois voies seront donc explorées par le biais d’expériences, d’études, lesquelles seront rendues publiques et pourront donner lieu à débat. Il conviendra alors de prendre une décision en fonction des résultats.

    Ensuite, je tiens à souligner que la position du Gouvernement français est une et indivisible.

    Les débats internes du Gouvernement n’ont pas lieu d’être commentés ; qu’il y ait des sensibilités différentes et connues, bien sûr ! Mais quelle que soit la sensibilité de tel ou tel membre du Gouvernement, tous défendent la position du Gouvernement.

    Or, la décision du Gouvernement dans ce domaine, c’est la fermeture de Superphénix. Bien sûr, vous pourriez fort bien m’attribuer personnellement cette décision, mais ce ne serait pas juste, car la décision vient de tout le Gouvernement.

    Toujours est-il que la position du Gouvernement me paraît équilibrée, et pas à sens unique.

    A ce propos, M. Moyne-Bressand, je peux vous dire qu’en matière scientifique, certaines des décisions prises dans le passé ont été des erreurs lourdes de conséquences et des gouffres financiers. Je peux vous en citer plusieurs : le plan Calcul, la filière électronique, la navette Hermès, etc.

    Tous les gouvernements font des erreurs, et les gens qui prennent les décisions ne sont pas nécessairement les responsables ultimes. Ce n’est donc pas parce que tel gouvernement a pris telle ou telle décision qu’elle était bonne ou mauvaise.

    Il me semble, a posteriori, que la décision de faire front sur la filière nucléaire a été une bonne décision. Qu’on le veuille ou non, on est obligé de le constater, aujourd’hui. Où en serait la France si elle n’avait pas pris cette option ! On a donc fait un bon choix, et on l’a maintenu, ce qui n’était pas facile. De toute évidence, tout cela a été très bien mené.

    Or, les grands choix scientifiques de la France ont été définis par les gouvernements du général de Gaulle. Des réorientations sur certaines disciplines auraient été nécessaires, mais, malheureusement ces grands choix ont été maintenus à l’identique ou presque. La finalité avait été définie à l’époque avec une très grande clarté. Il s’agissait de garantir l’indépendance militaire et énergétique de la France – une des conséquences étant le lancement de la politique spatiale, qui a également été une très bonne décision.

    Il n’y a pas besoin d’être gaulliste pour faire ce constat : c’est bel et bien un fait historique. Et rendre hommage aux personnes qui ont pris cette décision, c’est rendre hommage à des gens qui ont été clairvoyants. Mais le fait qu’ils étaient hommes d’Etat n’avait rien à voir.

    Or le Gouvernement actuel, en ne voulant pas démanteler la filière nucléaire, est à mon sens fidèle à ce réalisme.

    J’en viens maintenant à ma réponse à M. Mamère.

    Oui, je suis de ceux qui regrettent qu’on n’ait pas confié au CEA la recherche sur toutes les énergies possibles.

    Je suis en effet persuadé que si le CEA avait eu à faire des recherches sur les piles à combustible ou sur le photovoltaïque, on aurait du photovoltaïque et des voitures électriques qui fonctionnent, aujourd’hui. J’en suis absolument convaincu, car chaque fois qu’on lui a confié une mission, le CEA s’est toujours montré à la hauteur.

    Aussi, puisqu’il convient de donner des missions à un organisme comme celui-là, je suis certain que lui confier une telle mission ne serait pas déplacé ; sans compter que cela donnerait confiance au pays si le CEA travaillait sur toutes les combinaisons énergétiques faisant appel à la technologie la plus avancée, depuis le nucléaire jusqu’aux piles photovoltaïques, aux piles à combustible et aux différentes autres sources d’énergie.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Il y a quelques années, j’ai été le rapporteur de la seule loi opérationnelle concernant l’énergie nucléaire : celle sur les déchets. Or le problème n’est pas celui de l’intangibilité de la loi ou d’un fétichisme, mais de faire d’autres lois. Nous ne souffrons pas de l’existence d’une loi mais bien de l’insuffisance de lois, et cela pour des raisons historiques.

    Je suis d’ailleurs d’accord avec vous pour estimer que jusqu’alors, dans ce domaine plus que dans d’autres, sans doute, la décision a été laissée à l’exécutif, le législatif étant relégué à la marge. Personne n’en disconvient, maintenant. Aussi, la bonne façon, pour l’exécutif, d’associer le Parlement est de prendre en considération les lois votées. Je le répète, il ne s’agit pas de penser que la loi est intangible ; l’urgence, actuellement, est de prendre en considération les problèmes de sûreté, de sécurité des centrales et le devenir des recherches.

    A ce propos, je souhaiterais avoir votre avis sur les réacteurs hybrides. Le « Rubbia », par exemple, a-t-il un avenir et comptez-vous pousser pour qu’on continue les études en ce sens ?

    Par ailleurs, la décision de fermer Superphénix va-t-elle entraîner une réorientation de nos coopérations internationales ? Quel est le devenir des coopérations internationales et, tout d’abord, européennes ?

    Enfin, j’aurais souhaité connaître votre sentiment sur l’EPR dans le domaine des réacteurs nucléaires du futur.

    Si vous n’avez plus le temps d’aborder toutes ces questions aujourd’hui, peut-être accepterez-vous, comme il est d’usage dans le cadre d’une commission d’enquête, de répondre à nos questions par écrit.

M. Claude ALLÈGRE : Je le ferai volontiers.

    Concernant le problème de la loi, le Gouvernement a décidé d’appliquer la loi existante sur les déchets, et donc de mener des recherches sur les trois voies prévues dans les textes.

    Ce n’est donc qu’une fois les résultats de ces recherches connus que l’on pourra débattre de ce qui doit être fait. Mais pour l’instant, nous avons jusqu’à 2006 pour les mener à bien.

    Et il ne s’agit pas non plus de mener, à nous tout seuls, toutes les recherches possibles sur la destruction nucléaire des déchets dans tous les domaines imaginables. Une coopération internationale s’impose.

    Nous allons donc bâtir – et l’administrateur général du CEA, plus particulièrement – une sorte de plan d’études coordonné au niveau international sur ce problème des déchets. C’est ce à quoi la France va travailler, là encore dans le cadre d’une coopération internationale.

    Pour ce qui concerne les réacteurs du futur, l’étude franco-allemande sur l’EPR se poursuit, bien évidemment. Aucune menace n’est à craindre dans ce secteur.

    J’en reviens aux recherches.

    Des experts ont commencé à travailler sur l’idée de Carlo Rubbia. Or ils s’aperçoivent que les choses ne sont pas si simples que prévu. Ils ont constaté une production de déchets, des réactions parasites et d’autres problèmes.

    Mais par ailleurs, des scientifiques français du CEA disent qu’ils ont eux aussi de nouvelles idées.

    C’est pourquoi je ne crois pas négatif, en l’état actuel, de laisser réfléchir les chercheurs dans une perspective un peu plus lointaine, afin de voir si de nouvelles idées émergent.

    En tant que responsable de l’investissement-recherche, je préférerais donner de l’argent au CEA pour qu’il cherche dans ce sens plutôt que d’en donner au fameux programme Iter.

    A ce propos, M. Mamère, je dois apporter un correctif à ce que vous avez dit : hélas, le CEA ne bénéficie pas de 18 milliards de francs pour faire de la recherche. Je le souhaiterais ! Et si les puissants députés que vous êtes pouvaient faire voter un budget de recherche du CEA à cette hauteur, vous me verriez franchement heureux en tant que ministre de la recherche.

M. le Président : Je vous rappelle tout de même que l’article 40 est là pour limiter notre enthousiasme de députés tout puissants.

    Je vous remercie infiniment d’avoir participé à cette audition de notre commission d’enquête, M. le Ministre. J’espère que vous excuserez nos quelques éclats de voix, qui ne traduisent que l’importance que les membres de cette commission attachent à ce sujet.

    Et en ce qui concerne le plan Calcul, j’aimerais un jour, puisque j’en ai été le responsable, vous en parler plus longuement...

Audition de MM. Yannick d’ESCATHA,
Administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique (CEA)
et Bertrand BARRÉ,
Directeur des réacteurs nucléaires au CEA

(extrait du procès-verbal de la séance du 19 mai 1998)

Présidence de M. Robert GALLEY, Président
puis de M. Christian BATAILLE, Rapporteur

Messieurs Yannick d’Escatha et Bertrand Barré sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête leur ont été communiquées. A l’invitation du Président, MM. Yannick d’Escatha et Bertrand Barré prêtent serment.

M. le Président : M. l’Administrateur général, M. le Directeur, notre commission a souhaité vous auditionner pour aborder plusieurs problèmes avec vous : comment, dans votre esprit, se situe l’avenir de la filière des réacteurs à neutrons rapides ? Nous savons bien que Superphénix était l’aboutissement de quarante ans de recherche et que c’est à l’occasion du choc pétrolier qu’a été décidée la mise en route de ce processus destiné à utiliser la totalité de l’énergie contenue dans l’uranium naturel.

    Par ailleurs, l’exploitation de Superphénix est équilibrée, donc la recherche développée à l’occasion de la combustion des cœurs était gratuite, du fait de la couverture par le prix de l’électricité.

M. Yannick d’ESCATHA : Nous avions prévu de commencer par un exposé assez court en nous partageant les sujets, puis d’être à votre disposition pour répondre à toutes vos questions.

    Je propose de débuter par une présentation de la stratégie que le CEA a mise en place pour poursuivre sur le long terme les recherches sur les réacteurs à neutrons rapides après l’arrêt de Superphénix, et de parler du rôle des neutrons rapides dans l’avenir de l’énergie nucléaire.

    Ensuite, M. Barré a prévu d’aborder le rôle du CEA dans la conception des réacteurs à neutrons rapides, en rappelant rapidement les différentes étapes : Rapsodie, Phénix, Superphénix, EFR, et de faire un point rapide sur la situation du réacteur Phénix.

    Enfin, il indiquera les conséquences pour les équipes de recherche du CEA de l’arrêt de Superphénix.

    Ce plan vous convient-il ?

M. le Président : Tout à fait.

M. Yannick d’ESCATHA : A la suite de la décision d’abandon de Superphénix, le Gouvernement a demandé au CEA de proposer une stratégie qui permette de poursuivre sur le long terme les recherches sur les neutrons rapides en dehors de Superphénix.

    Nous avons travaillé sur cette question et la stratégie que nous avons proposée est la suivante. Elle tient en quatre points qui sont à la fois complémentaires et étagés dans le temps, le but étant de poursuivre ces recherches sur le long terme. Bien sûr, j’expliquerai après pourquoi les neutrons rapides jouent un rôle dans l’avenir du nucléaire.

    Le premier élément de cette stratégie a été la reprise du fonctionnement en puissance de Phénix, avec le programme prévu, puisque nous avions distribué nos recherches entre les deux outils où se trouvent des neutrons rapides, à savoir Phénix et Superphénix, et ce, d’une façon aussi optimum que possible et donc complémentaire.

    Nous avons donc prévu de regarder ce qui pouvait être transféré de Superphénix vers Phénix. Nous avons conclu que nous pouvions, avec le programme prévu dans Phénix ainsi que les transferts possibles des expériences de Superphénix, réaliser les prescriptions de la loi du 30 décembre 1991. Nous perdions en fait la dimension industrielle qu’offre Superphénix.

    Dans le cadre de l’application de la loi de 1991, nous avions effectué d’importants travaux de rénovation, en relation avec l’autorité de sûreté. Une procédure de sûreté précise et rigoureuse a été mise en place avec des groupes d’experts indépendants, des analystes, des rapporteurs de l’IPSN, etc. C’est pourquoi nous avons pu finalement obtenir l’autorisation de reprendre le fonctionnement en puissance jusqu’en 2004.

    C’est la date que nous avions demandée car elle correspond à l’axe 1 (transmutation) de la loi de 1991. Cela implique donc de remettre nos conclusions en 2006 au plus tard et de sortir les expériences du réacteur en 2004 pour avoir le temps de découper les échantillons dans les cellules blindées, effectuer les mesures, les analyses, les interprétations, les calculs et tirer les conclusions.

    Il s’agit donc, dans un premier temps, d’une remontée en puissance, et ce, le plus vite possible, afin de commencer le 50ème cycle, pour être capable d’accumuler d’ici 2004 le maximum d’expériences. L’optimum nous a montré qu’il fallait, dès l’instant où l’autorité de sûreté était d’accord, redémarrer le plus rapidement possible, afin de faire ce 50ème cycle durant l’année 1998, procéder à la visite décennale prévue en 1999, et reprendre les cycles suivants jusqu’en 2004.

    Dans un deuxième temps, la stratégie consiste à adapter le réacteur de recherche dit « Jules Horowitz », en mémoire de ce grand physicien du CEA.

    Depuis que nous avons arrêté le réacteur Siloé à Grenoble en décembre dernier, la France ne dispose plus, pour le soutien au parc actuel de ses réacteurs et la préparation de l’avenir du nucléaire, que d’un seul réacteur de recherche, qui est Osiris à Saclay.

    Or, Osiris aura 40 ans en 2005. Donc il nous a paru sage de commencer à préparer son successeur et à le budgéter dans notre plan stratégique à cinq ans et dans notre plan d’investissements à dix ans. Nous envisageons de le construire vers 2005 à Cadarache, parce que c’est là que, dans un souci de rationalisation et d’économie, nous regroupons les laboratoires d’examen des combustibles irradiés.

    Nous pensons que la France ne peut se passer des outils d’irradiation ni de ce type de laboratoires, car ce sont vraiment les outils de base du nucléaire. Pour assurer le soutien du parc actuel mais aussi pour maintenir l’option nucléaire ouverte dans le futur, il nous faut, d’une part, une capacité de recherche en neutrons thermiques – ceux lents qui se situent dans les réacteurs à eau d’EDF – et, d’autre part, une capacité de recherche en neutrons rapides, pour poursuivre sur le long terme les recherches sur ces êtres physiques particulièrement performants appelés neutrons rapides.

    Bertrand Barré a prévu d’expliquer en quelques mots pourquoi ceux-ci ont des propriétés vraiment intéressantes pour l’avenir du nucléaire, en termes physiques.

    Dans un souci d’économie, après l’arrêt de Superphénix et de Phénix en 2004, nous sommes en train de chercher à adapter le réacteur Jules Horowitz, pour qu’il puisse nous fournir précisément ces deux capacités de recherche en neutrons thermiques et rapides. Les études sont réorientées actuellement, nous en sommes au stade de la faisabilité, c’est à dire que nous n’avons pas encore défini la situation optimum qui nous permettra, avec l’économie maximum dans ce réacteur, d’obtenir une capacité de recherche en neutrons thermiques et rapides.

    Le troisième volet de la stratégie consiste à participer à un projet européen de démonstrateur de systèmes hybrides.

    Ces systèmes redeviennent d’actualité du fait qu’il est possible actuellement de faire des accélérateurs de particules qui permettront de donner de bonnes performances à un couplage entre un accélérateur de protons, une cible de spallation et un milieu sous-critique.

    L’économie des neutrons ainsi obtenus est mieux adaptée à la transmutation des déchets à vie longue que les réacteurs critiques. L’esprit de la loi de 1991 est d’ouvrir toutes les portes pendant cette période de recherche. Il nous a paru donc extrêmement important dès le début de nous mettre à travailler en coopération internationale sur ces technologies. Il s’agit de créer une fédération de laboratoires et d’industriels à l’échelle européenne d’abord, puis internationale, et d’être soutenus par l’Union européenne de façon significative, le but étant de développer et de construire un démonstrateur de ce concept permettant de réaliser et de qualifier le couplage de l’accélérateur et du milieu sous-critique.

    Nous envisageons le début du fonctionnement à l’horizon 2010 ou 2015.

    Je pense que cela dépassera le cadre européen, je l’ai dit, parce qu’il est important que ces recherches rassemblent toutes les compétences déjà existantes, c’est un projet important qui devra être financé, si possible, par l’Union européenne, mais aussi partagé entre les différents pays, ce qui permettra à chacun d’en avoir les bénéfices avec des contributions financières acceptables.

    Mais ceci déborde le cadre de l’Europe. Aux Etats-Unis, en particulier à Los Alamos, les résultats sont déjà très avancés. Et, par exemple, dans les technologies de métaux liquides autour du plomb et de ses alliages, la compétence des Russes est tout à fait intéressante.

    Il nous paraît donc important de ne pas nous précipiter, c’est-à-dire de profiter de cette opération pour ouvrir de nouvelles portes. Il ne s’agit pas de reprendre les technologies que nous connaissons déjà. Nous voulons effectuer des travaux innovants dans ce domaine-là, en particulier celui des neutrons rapides.

    A contrario nous ne voulons pas commencer à faire des recherches dans les voies les plus spéculatives et reporter l’action aux calendes grecques. Il faut trouver un moyen terme, figer les paramètres du démonstrateur ; et essayer de dégager un consensus pour arrêter les options techniques du projet. Et bien sûr, dans l’esprit de la loi de 1991, nous n’allons pas nous limiter aux options que nous allons geler dans le démonstrateur ; il faut également des recherches d’accompagnement dans d’autres voies. Mais c’est habituel dans le monde de la recherche.

    D’ailleurs, dans ce cadre, le réacteur Jules Horowitz jouera pleinement son rôle car il aura une capacité très flexible et ouverte : c’est là sa spécification d’expérimentation en neutrons rapides.

    Au passage, nous travaillons aussi sur des programmes innovants dans d’autres filières, comme, par exemple, celles de réacteurs à haute température et à gaz, qui nous paraissent importantes, puisque là aussi il s’agit d’ouvrir des portes qui semblent prometteuses.

    Enfin, le dernier volet consiste à nous appuyer sur des coopérations internationales renforcées. Nous étions au Japon il y a quelques semaines, où nous avons éprouvé le besoin de renforcer les coopérations scientifiques afin notamment de partager les outils de recherche. Nous voulons aussi développer notre coopération avec les Russes.

    Ainsi donc, cette stratégie sera développée par des moyens complémentaires et prévus dans la durée et aura pour but de maintenir la recherche sur les neutrons rapides. Il faut savoir qu’elle a été approuvée par le Gouvernement lors du Comité interministériel du 2 février dernier.

    J’arrive au deuxième point : pourquoi est-il aussi important de maintenir la recherche sur les neutrons rapides sur le long terme ?

    Les neutrons rapides possèdent deux qualités particulières. Ils peuvent d’une part, permettre la combustion de tout l’uranium et, d’autre part, produire moins de déchets à vie longue et même les détruire.

    Je veux insister sur l’aspect combustion de tout l’uranium.

    Vous savez que la partie combustible de l’uranium naturel n’est que de 0,7 % qui correspond à l’uranium 235, le reste, 99,3 %, correspond à l’uranium 238 qui n’est pas combustible, mais il est fertile, propriété remarquable. Cela signifie que si on met de l’uranium 238 dans un réacteur, il va absorber un neutron, se transformer en plutonium 239 qui, lui, est combustible, et chacun connaît bien maintenant l’équation : un gramme de plutonium = une tonne de pétrole.

    Si on agit comme les Américains, c’est-à-dire si on utilise des combustibles à l’uranium légèrement enrichi, et si à la sortie du réacteur on le jette, alors on emploie moins de 1 % de l’uranium naturel et le reste, qui est utilisable comme je l’ai dit, est gaspillé.

    Nous allons comparer les sources d’énergie qui sont l’uranium, le gaz et le pétrole. Bien sûr ceci n’exclut en rien les efforts qui doivent être faits dans le domaine des économies d’énergie et dans celui des énergies renouvelables qui ont un rôle à jouer mais qui ne sont pas au niveau nécessaire pour l’approvisionnement de la planète en énergie. Je me situe dans les grandes sources d’énergie planétaires, c’est-à-dire le gaz, le pétrole, le charbon et le nucléaire.

    Le pétrole, le gaz et l’uranium 235 représentent en gros les mêmes ordres de grandeur. Je ne vous dirai pas précisément au bout de combien de temps ce serait épuisé, parce que cela n’aurait aucun sens, mais cela se compte en dizaines d’années. Entre-temps d’ailleurs, il pourrait se passer des phénomènes disruptifs, c’est-à-dire des chocs pétroliers ou autres.

    Par contre, le charbon est dans un autre ordre de grandeur, de même que l’uranium à condition de le brûler complétement.

    En prenant une vision planétaire – la France n’a ni charbon, ni pétrole, ni gaz de façon significative – on voit bien l’intérêt du nucléaire à long terme, à savoir brûler tout l’uranium, et pour cela il faut passer par le plutonium, donc utiliser des neutrons rapides.

    C’est la physique qui le dit.

M. le Président : Un élément est fondamental pour moi, il n’est d’ailleurs pas porté à la connaissance du public. Il s’agit de la quantité d’énergie qu’on est susceptible de tirer de l’uranium enrichi à travers les REP qui serait inférieure aux quantités de pétrole ou de gaz.

    Au moment où l’énergie nucléaire nous paraît être une source incroyable d’énergie jusqu’à la fin des siècles, en réalité le niveau de réserve est inférieur à celui du gaz ou celui du pétrole.

M. Yannick d’ESCATHA : Il faut éviter les polémiques sur des chiffres trop précis, mais les ordres de grandeur ont la tête dure. Ils montrent bien comment se pose la problématique.

    Il faut aussi tenir compte des réalités économiques. La filière REP fonctionne très bien, elle est performante. L’uranium actuel est très bon marché, il y a d’ailleurs du gaz et du pétrole également très bon marché. C’est la raison pour laquelle, sauf phénomènes disruptifs, accidents de parcours géopolitiques, etc., personne ne voit l’introduction commerciale des réacteurs à neutrons rapides avant 2030 ou 2040.

    Il faut donc être capable de maintenir les recherches sur les neutrons rapides à long terme, en particulier d’ouvrir de nouvelles voies. Superphénix a été fait avec les meilleures technologies disponibles au début des années 1970, avec un saut hardi dans le facteur d’échelle, parce qu’on craignait à l’époque une pénurie d’énergie très proche.

    Ce projet a rassemblé les Français, les Italiens, les Allemands, puis les Hollandais et les Belges. Effectivement, Superphénix est un prototype dont le rôle premier était de qualifier cette technologie et sa capacité à faire du courant électrique à l’échelle industrielle. C’était d’ailleurs le volet n° 1 du programme d’acquisition de connaissances que nous avions prévu dans Superphénix. Il fallait détecter les points forts et les points faibles pour les corriger. A aucun moment la sûreté n’a été en cause.

    Donc nous avions prévu de répartir nos programmes de recherche de façon optimale et complémentaire entre les deux outils disponibles en France en neutrons rapides, c’est-à-dire Phénix et Superphénix. Phénix étant très exploratoire, très agile, et Superphénix servant à qualifier l’échelle industrielle.

    Nous avions prévu trois volets dans ce programme. J’ai rappelé le premier, le deuxième était la combustion massive du plutonium, et le troisième la transmutation, axe 1 de la loi du 30 décembre 1991.

    Ne disposant plus de l’outil de recherche Superphénix, nous avons rapatrié dans Phénix ce qu’il était possible de faire, et nous avons pensé que nous pouvions répondre correctement à la loi de 1991, même si des données de qualification à l’échelle industrielle ne pourront pas être apportées par Phénix.

    Nous avons proposé la stratégie que j’ai exposée au début. Nous avons été satisfaits qu’elle ait été retenue par le Gouvernement le 2 février, en réunion interministérielle.

M. Bertrand BARRÉ : Je vais commencer par un peu de physique.

    Le point important est le suivant : quand il y a des interactions entre un neutron et un noyau lourd, elles dépendent non seulement de la nature même du noyau lourd, mais aussi énormément, et quelquefois de façon extrêmement sensible, de l’énergie du neutron qui interagit.

    De façon très globale, on peut dire que plus le neutron est rapide, plus la probabilité d’interaction est faible, mais parmi les interactions possibles, plus il y a de chances de faire une fission plutôt qu’une capture.

    Comment cela se traduit-il de façon très synthétique ? Comment fonctionnent, en termes d’économie de neutrons, un réacteur thermique du style REP, et un réacteur rapide ?

    Pour faire de l’énergie, il faut des fissions. Partons de 100 fissions et regardons ce qui se passe dans un réacteur thermique dont le cœur est formé pour l’essentiel d’uranium 235 ; il y aura 250 neutrons. Il en faut 100 sur ces 250 pour entretenir la réaction en chaîne.

    Nous en perdons, par fuite ou par absorption stérile, à peu près 90. Donc il en reste 60 qui, à l’intérieur du cœur, font en général du plutonium par capture dans l’uranium 238.

    Nous sommes partis de 100 isotopes fissiles que nous avons brûlés, au passage nous en avons quand même refabriqué 60, mais moins de 100.

    Dans un réacteur à neutrons rapides avec un combustible à plutonium, les mêmes 100 fissions produisent plus de neutrons, 290 au lieu de 250, il en faut toujours 100 pour réentretenir la réaction en chaîne.

    D’une façon générale, les probabilités de réactions sont un peu plus faibles en rapides qu’en thermiques, il y a moins d’absorption, nous n’en perdons en gros que 60 de façon stérile. Il en reste environ 130, donc plus que 100.

    Si nous optimisons le réacteur rapide en surgénérateur, il est possible d’utiliser les 130 neutrons pour faire autant d’atomes de plutonium, nous aurons fabriqué plus d’atomes fissiles que nous en aurons brûlés, mais nous pouvons aussi utiliser cet excès de neutrons pour brûler des déchets.

    J’arrête la physique. Ce n’est pas une question de technologie, mais vraiment de propriété fondamentale de la matière. Les interactions entre un neutron et un noyau lourd dépendent de celui-ci, mais aussi de l’énergie du neutron, et nous n’y pouvons rien.

    Je ferai maintenant un rapide historique de l’implication du CEA dans le programme français.

    Dès 1946, les Américains faisaient fonctionner un petit réacteur rapide appelé Clémentine qui était refroidi au mercure. De 1951 à 1963, a fonctionné dans l’Idaho un réacteur appelé EBR1 déjà producteur de 200 kW d’électricité. EBR1 a été le premier réacteur nucléaire à produire de l’électricité.

    Je passe sur la suite. Je mentionne quand même que les Anglais aussi ont démarré bien avant nous, et dès 1959 ils faisaient fonctionner, dans le nord de l’Ecosse, un réacteur équivalent à notre Rapsodie.

    En France, l’histoire commence donc par Rapsodie, un réacteur au départ de 25 MW thermiques, qui a fonctionné à Cadarache de 1967 à 1983. C’était au début un projet EURATOM-CEA qui a été assez vite nationalisé.

    Rapsodie permettait la première utilisation de l’oxyde mixte uranium-plutonium comme combustible. Cette caractéristique est restée celle de tous les réacteurs rapides étudiés par la suite en France.

    Il utilisait aussi le refroidissement par sodium, mais il n’était pas le premier à le faire. EBR2 avait déjà utilisé le sodium comme fluide de refroidissement.

    Rapsodie nous a permis de faire la mise au point complète du concept de combustible qui est, par simple augmentation d’échelle, celui de Superphénix.

    Nous n’étions pas très en avance dans la course, puisque Rapsodie a démarré en 1967. En revanche, avec Phénix, la France a dépassé de justesse les Anglais. Phénix, cette centrale produisant de l’électricité – 250 MW électriques, correspondant d’ailleurs à peu près à la taille des centrales thermiques de l’époque – a été conçue et construite par une équipe mixte constituée d’EDF et du CEA d’un côté et de l’industriel de l’autre qui est devenu NOVATOME. Depuis sa mise en service en 1973, Phénix est exploité dans le cadre d’une association EDF-CEA (20 % et 80 %).

    Quelle était son innovation ? Sa taille était à l’époque représentative, et le dessin des circuits était un peu particulier, même s’il avait été inventé pour EBR2. C’était l’application moderne de ce qui était considéré à l’époque comme un prototype. Il n’avait aucune vocation à l’économie, mais plutôt à la démonstration de l’ensemble d’un système et pas seulement du cœur, comme c’était le cas pour Rapsodie.

    Pour la petite histoire, après la mise en service en 1973, on est passé au projet Phénix 450, qui était l’extrapolation de Phénix à une taille plus grande.

    La crise du pétrole a accéléré le programme nucléaire décidé fin 1974, au point qu’il a été décidé de faire un Superphénix de 1 200 MW. Cela correspondait à peu près à la taille des centrales REP dans lesquelles se lançait EDF, puisque le palier 1 300 a suivi assez peu le 900. Pourquoi 1 200 et pas 1 300 ? Cela permettait d’utiliser deux turbines classiques de réacteurs à fuel de 600 MW, style Porcheville ou Cordemais.

    Par la suite, il y a eu un projet dit Superphénix 2 qui s’est déroulé de 1976 à 1980. Dans un cadre européen, il y a eu un premier projet dit « 1 500 » qui s’est déroulé de 1982 à 1986 avec répartition totale des rôles entre la France, l’Allemagne et l’Angleterre. Puis, il y a eu le projet EFR – European Fast Reactor –, de 1988 à 1993, avec un premier dessin figé en 1993, et des améliorations, de 1993 à 1997.

    Que dire de Phénix ?

    De 1973 à 1989, il a fonctionné de façon absolument remarquable. Aujourd’hui, il est resté à peu près 100 000 heures sur le réseau. Il a fonctionné l’équivalent de 3 800 jours à pleine puissance. Il a fermé son cycle, c’est à dire que le plutonium qui alimente Phénix est le plutonium fabriqué dans Phénix. Il est aujourd’hui le seul réacteur à avoir effectivement démontré la surgénération même, si elle était calculée depuis fort longtemps. En faisant des bilans entrées-sorties de Phénix, il a été prouvé que Phénix avait produit plus d’atomes fissiles qu’il n’en avait absorbé : 1,15 au lieu de 1.

    Certains assemblages expérimentaux ont atteint des taux de combustion qui ne sont pas très éloignés d’une vision asymptotique pour un réacteur rapide qui serait économique dans le futur.

    Enfin, tout le combustible a eu un comportement remarquable. En effet, on a observé 15 ruptures de gaine sur 170 000 crayons irradiés, à savoir que sur ces 15 ruptures, 8 se sont produites dans des assemblages expérimentaux poussés spécialement au-delà du nominal.

    A partir de 1990, Phénix a été arrêté à cause d’incidents qui se sont produits : les transitoires de réactivité. Ces incidents ou étouffements n’ont pu être analysés à fond parce qu’ils ont été très rapides, et que l’instrumentation ne permettait pas une information très complète à ce moment là.

    Donc le système de protection de la centrale a tout arrêté automatiquement mais sans qu’on ait pu enregistrer suffisamment de paramètres pour être tout à fait certain de l’explication de ce phénomène.

    Une analyse très profonde, menée avec des experts étrangers notamment, a convaincu les autorités de sûreté qu’en aucun cas les différents phénomènes qui auraient pu expliquer cet étouffement ne pouvaient conduire à un emballement. A la suite de cette analyse, l’autorité de sûreté a autorisé Phénix à redémarrer et récemment à reprendre son fonctionnement en puissance.

    Un cycle presque complet de Noël 1994 à avril 1995 a été autorisé pour voir si le phénomène se reproduirait. Le réacteur avait pourtant été truffé de tous les capteurs qui doivent permettre de mieux l’interpréter. En fait, il ne s’est pas reproduit depuis que l’on dispose d’une instrumentation qui nous permettrait de pousser l’analyse plus loin.

    En revanche, depuis 1995, pour pouvoir demander à l’autorité de sûreté une extension du fonctionnement pour une dizaine d’années, ce qui correspond aux besoins de la recherche liée à l’axe 1 de la loi de 1991, nous avons du faire de grands travaux de remise à niveau de la sûreté.

    Phénix a été conçu en 1967 et il est évident que certaines règles de sûreté applicables à l’époque ne l’étaient plus en 1998. Il s’agissait aussi de faire une jouvence importante de certains éléments qui avaient vieilli, notamment les circuits secondaires de sodium, dont une partie faite en acier « 321 » vieillissait plus que prévu.

    En 1996 et 1997 nous avons eu des discussions très serrées avec les autorités de sûreté. En décembre 1997 nous avons fini par les convaincre, nous, exploitants du réacteur, qu’en fonction des améliorations apportées – notamment l’introduction d’un système d’arrêt complémentaire existant à Superphénix, et testé à Phénix entre 1981 et 1982, le renforcement sismique des bâtiments auxiliaires et la reconfiguration des circuits dits d’ultime secours – le réacteur était de nouveau prêt à fonctionner, selon les critères modernes permettant aux autorités de sûreté d’accepter le fonctionnement.

    Nous avons donc obtenu l’autorisation de la DSIN. Actuellement, le réacteur termine la purification du circuit sodium, la partie production d’électricité tourne en eau monophasique, et tout laisse à penser que la production en puissance reprendra à la fin de cette semaine, permettez-moi de croiser les doigts.

    L’ensemble de ces travaux coûtera environ 650 millions de francs dont 350 ont d’ores et déjà été dépensés. La dernière tranche de travaux se déroulera après le 50ème cycle et couvrira toute l’année 1999. L’essentiel de ce qui reste tient plutôt du domaine du renforcement sismique des bâtiments auxiliaires.

    Au moment où Phénix a été conçu et construit, les exigences de résistance aux séismes ne s’appliquaient qu’aux bâtiments réacteurs et pas à ceux auxiliaires. Maintenant il faut que l’ensemble de la centrale résiste.

    Nous avons encore devant nous pendant l’année 1999 un programme important de renforcement sismique de ces bâtiments. Ce qui n’est pas facile dans un réacteur en marche, parce qu’il n’est pas possible de laisser le sodium geler.

    J’anticipe une question. Pourquoi ne pas finir le renforcement, et pourquoi faire un 50ème cycle avant la fin des travaux ? Je réponds que pour les irradiations que l’on veut mener dans Phénix jusqu’en 2004, et dont l’objectif essentiel est d’apporter des réponses aux demandes de recherche de l’axe 1 de la loi, on a besoin de certains résultats préalables d’irradiation du 50ème cycle.

    De toute façon, en 1999 un arrêt décennal est prévu, c’est pourquoi nous avons plaidé la possibilité de faire coïncider les deux. A ma connaissance, les autorités de sûreté ont accepté.

    Je voudrais dire maintenant un mot sur Superphénix. C’est une centrale à neutrons rapides de 1 200 MW. Elle a beaucoup de particularités, l’une d’elles est d’avoir été conçue et construite en trinational (51 % EDF, 33 % ENEL, 16 % au départ allemands puis transférés au consortium SBK). Sa construction a débuté en 1976, elle a eu une première criticité en septembre 1985, et s’est trouvée en pleine puissance en décembre 1986.

    Dès avril 1987, est intervenu le premier problème sérieux, à savoir la fuite de sodium au barillet, le barillet étant le composant permettant de faire le chargement, le déchargement et un certain entreposage des combustibles, et qui se trouve dans une deuxième cuve auprès de la principale. Ce problème a bloqué la centrale pendant vingt mois. Elle a été autorisée à redémarrer en janvier 1989.

    Puis en juillet 1990, elle a été arrêtée pour un problème de pollution du sodium par entrée d’oxygène, et c’est pendant cet arrêt que s’est effectuée la mise à niveau du rapport de sûreté, et notamment la demande de prise en compte de certains feux de sodium dans le circuit secondaire qui n’avaient pas été pris en considération lors de la conception. Pour la petite histoire, la raison de cette demande était un feu de sodium dans une centrale solaire espagnole.

    En 1992, la DSIN avait autorisé Superphénix à redémarrer à puissance réduite. Le Gouvernement de l’époque a préféré refuser car il fallait terminer la protection contre les feux de sodium. Superphénix a alors été considéré comme légalement arrêté. Les procédures de réautorisation ont été relancées, et en 1994, la DSIN a recommandé l’autorisation. Le Gouvernement a alors autorisé le redémarrage, mais cette fois avec des conditions un peu différentes, notamment en confiant à Superphénix un rôle important pour la recherche suivant trois volets dits du programme dit d’acquisition de connaissances.

    Les objectifs de ce programme étaient les suivants : acquérir une expérience industrielle sur le fonctionnement de ce type de réacteur en taille 1, en démontrer sa viabilité à long terme, mais aussi qualifier les solutions techniques pour consommer du plutonium dans un réacteur au départ conçu pour en faire plus, c’était le programme CAPRA, et enfin étudier la possibilité technologique, pas seulement physique, d’incinérer des actinides dans un réacteur rapide.

    Après le redémarrage d’août 1994, l’année 1995 a été marquée par la réparation d’une fuite de gaz sur un échangeur intermédiaire. Les avis demandés à la commission Castaing ont confirmé que Superphénix était apte à apporter les éléments essentiels à la recherche, ce qui a conduit à un redémarrage en décembre 1995. L’année 1996 a été marquée par un bon fonctionnement de la centrale suivi d’un arrêt programmé en décembre 1996. Puis a suivi la décision de l’abandon du réacteur, ce qui pour nous s’est traduit par un basculement sur Phénix de programmes, et notamment du maximum possible de programmes liés à l’axe 1 de la loi de 1991.

    Quelles sont les conséquences pour les équipes de recherche ? Un peu plus de 400 personnes travaillent au CEA sur les programmes rapides, y compris l’exploitation et le soutien à Phénix.

    Pour ce qui était vraiment lié à Superphénix, en 1997, le budget correspondant était de 250 millions de francs, en chiffres ronds. En 1998, il a été réduit à 200 millions de francs. Pour l’année 1999, je m’apprête à soumettre à l’arbitrage de l’Administrateur général un budget de l’ordre de 160 millions de francs, et selon moi, à partir de 2000 et au-delà, il serait raisonnable de prévoir un budget de l’ordre de 100 millions de francs. Voilà les effets en termes budgétaires.

    En ce qui concerne les équipes et les budgets, à cette diminution correspond de fait un redéploiement sur d’autres programmes en croissance :

    – d’abord, le programme hybride qui démarre (la partie nucléaire d’un hybride est une certaine forme de réacteur rapide) ;

    – ensuite, le réacteur Jules Horowitz va demander des moyens en très forte croissance dans les prochaines années ;

    – enfin, un troisième thème se trouve être sans lien direct, mais c’est un thème en croissance. Il peut faire appel aux compétences des mêmes personnes et il est lié à l’axe 3 de la loi de décembre 1991. Il s’agit de l’entreposage à long terme des déchets.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Je reviens sur le devenir des recherches et le maintien des connaissances. Quelle sera la continuité de la recherche sur les neutrons rapides ?

    Si j’interprète ce qui est décrit, Superphénix sera arrêté, des recherches seront poursuivies sur Phénix jusqu’en 2004 ou 2005. Mais au-delà, que va-t-il se passer ? Est-il possible de faire la distinction entre l’état de veille scientifique qui sera assez limité après 2005, et ce que pourraient être les recherches dans le prochain demi-siècle ?

    Ma question est peut-être un peu ambitieuse. Interroger mon ami Allègre sur les cinquante prochaines années l’agacerait, je pense, mais la mesure du temps du CEA le permet.

    En gros, quel est le devenir des recherches, du maintien de la connaissance au-delà de 2005 et jusqu’à 2050 ? Pouvez-vous nous indiquer un calendrier ?

    J’ai retenu de la visite faite hier à Superphénix que contrairement à une idée reçue, on ne pourrait pas maintenir un niveau de connaissance et des équipes scientifiques au-delà de 2005, et qu’on devrait normalement se contenter d’une ambition beaucoup plus modeste.

M. Yannick d’ESCATHA : Nous travaillons dans l’immédiat et très rapidement sur Phénix jusqu’en 2004 car le temps nous est compté par l’échéance de la loi de 1991 qui nous mène en 2006. Nous essayons d’obtenir le maximum de résultats dans cette période.

    Par ailleurs, de toute façon, Osiris sera arrêté vers 2005 du fait qu’il aura 40 ans. Il nous faut donc réfléchir à la conception du réacteur de recherche français qui à la fois vient en soutien au parc électronucléaire, et qui sera aussi capable de préparer l’avenir et de donner une capacité de recherche en neutrons rapides.

    Nous proposons de concevoir ce réacteur dès le départ pour une durée de vie de l’ordre de 50 ans. Ce sera effectivement l’outil de base de la recherche nucléaire. Pour maintenir l’option nucléaire ouverte, il faut au minimum un réacteur de recherche, et au minimum un laboratoire chaud pour étudier ce qui a été irradié .

    L’implantation de cet outil minimal est prévue à Cadarache.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Excusez-moi de vous interrompre. Ce qui est intéressant pour notre rapport, ce sont les mots comme ceux que vous venez d’employer concernant le réacteur Jules Horowitz, « outil minimal ».

    Y aura-t-il une baisse du niveau de la connaissance, donc un état de veille par rapport à aujourd’hui ? Je vous demande de ne pas répondre que sur les recherches concernant les déchets nucléaires. Je ne doute pas qu’elles soient très intéressantes, mais dans le programme total de recherches et de connaissances, qu’est-ce qui sera transférable et qu’est-ce qui ne le sera plus ?

M. Yannick d’ESCATHA : Cet outil minimal de base de la recherche nucléaire est un réacteur et un laboratoire chaud.

    Je vous ai parlé de la participation française à un projet international de démonstrateur de réacteur hybride. J’ai essayé de vous montrer sa complémentarité. Dans le cas des hybrides, nous avons une participation dans une recherche internationale qui commence à prendre un peu figure, et qui est conçue de façon complémentaire par les différentes équipes qui s’intéressent à ce concept.

    Si vraiment nous voulons être innovants, il faut faire du développement technologique avant de commencer à construire. Par rapport à un réacteur Jules Horowitz qui peut être prêt autour de 2005, le démonstrateur d’hybride démarre plutôt aux alentours de 2010 ou 2015.

    Les coopérations internationales sont également importantes. Personne n’envisage l’introduction commerciale, si elle doit exister, des réacteurs à neutrons rapides avant 2030 ou 2040, pour les raisons économiques que j’ai indiquées. Il est clair qu’il faut faire ce développement technologique, et surtout le partager avec différents pays. Et il est clair aussi que les technologies de ces réacteurs en 2030 ou 2040, si elles doivent voir le jour, seront certainement très différentes de celles de Superphénix.

    Il faut absolument développer ces coopérations internationales, en particulier partager la science et les outils de recherche.

    Je reviens à la notion de baisse des programmes de recherche. Je vais généraliser un peu votre propos. Le CEA a établi un plan stratégique sur cinq ans, il a signé un contrat d’objectifs avec l’Etat. Dans ce plan, nous avons profondément modifié nos programmes de recherche et nos priorités, et nous nous sommes concentrés sur les programmes jugés absolument indispensables pour maintenir l’option nucléaire ouverte à l’horizon 2010 et au-delà.

    Ceci a été fait avec les pouvoirs publics, donc avec les tutelles du ministère de l’industrie, de celui de la recherche, et avec les industriels qui financent une partie très significative de nos recherches.

    Tout à l’heure, le budget du CEA a été évoqué. Il faut savoir que 40 % des recettes proviennent de l’extérieur et non de l’Etat. Nous avons des clients industriels qui ont besoin de nos recherches. Je ne sais pas quel sera l’avenir du nucléaire s’ils nous perdent.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : J’évoque un dernier volet. J’essaie, par mes questions – nous sommes devant une commission d’enquête – de sortir des réponses et des perspectives floues qu’on peut trouver dans les brochures fort bien faites du CEA.

    Je tente d’obtenir de vous un peu plus. Jusqu’alors je n’ai pas été très heureux.

    Avez-vous fait des prévisions de coûts sur l’addition du réacteur Jules Horowitz, des hybrides, etc ? Ou s’agit-il simplement de perspectives prometteuses, mais non planifiées à votre niveau ni à celui des autres ministères de tutelle ?

    En est-on à l’embryon d’une réflexion qui va se traduire dans les prochains budgets, ou avez-vous des idées très précises ?

M. Yannick d’ESCATHA : Je vous ai parlé du plan stratégique du CEA, je peux vous le remettre, il me paraît assez précis. Il comporte 50 segments d’activité, il commence par les enjeux et les objectifs principaux, ensuite il aborde le positionnement stratégique, les atouts et les attraits, les axes de recherche, les différents objectifs visés, les résultats à atteindre, les dates auxquelles il faut les atteindre, les partenaires avec lesquels nous travaillons, et les mécanismes d’évaluation externe des recherches.

    A la fin il y a le plan d’investissements à 10 ans, où le réacteur Jules Horowitz est indiqué et planifié. Il est prévu dans nos demandes budgétaires. Un tableau donne l’étalement dans le temps.

    Il est clair que nous nous sommes concentrés sur les recherches apparues aux experts du CEA, au Gouvernement et aux industriels comme nécessaires pour maintenir l’option nucléaire ouverte à l’horizon 2010 et à plus long terme.

    Derrière tout cela, il y a une réduction de 25 % des effectifs du CEA depuis 10 ans. On en fait aujourd’hui beaucoup moins qu’avant, mais on s’est mis au niveau nécessaire pour maintenir l’option nucléaire ouverte en France.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Je vous interroge de façon un peu vive, mais il va de soi que cette commission d’enquête est loin d’être le conseil du CEA.

    Depuis le début de cette commission d’enquête, je ne comprends plus rien sur le réacteur Jules Horowitz. Il nous a été décrit comme une ambition scientifique ciblée et assez modeste, mais j’ai l’impression qu’il est évolutif. Pouvez-vous nous documenter un peu plus sur ce sujet ?

M. Bertrand BARRÉ : Vous avez demandé comment, sur le long terme, seront maintenues les connaissances sur les rapides.

    Elles se déclinent entre les connaissances sur la physique, celles sur la technologie en distinguant le cœur, le combustible et le système, les connaissances d’ingénierie, et celles de retour d’expérience d’exploitation.

    Le CEA se mettra en mesure de garder, d’entretenir et même d’améliorer les connaissances sur la physique et sur certains pans de la technologie, notamment la technologie du combustible. Et cela devrait être rendu possible par la stratégie que nous recommandons, c’est-à-dire par l’ensemble des dispositifs évoqués par M. d’Escatha, c’est-à-dire par le réacteur Jules Horowitz, les hybrides, mais aussi par les réacteurs à neutrons rapides existant chez nos collègues étrangers avec lesquels nous avons des coopérations extrêmement étroites.

    En revanche, sur la technologie « système », nous perdrons, parce qu’il y aura un hiatus dans les réalisations. En fait, nous avons terminé une phase de continuité technologique, nous sommes donc passés d’une logique filière à une logique recherche et développement parce que nous avons changé de calendrier.

    Dans une logique de recherche et développement, nous perdons un peu la focalisation que fournit une logique filière, mais nous gagnons de l’autre côté car il est possible d’ouvrir à nouveau les différentes voies que nous sommes obligés de négliger quand nous sommes vraiment axés sur une réalisation.

    Quant au retour d’expérience d’exploitation, là encore il faudra mettre cela entre parenthèses et attendre la reprise d’un nouveau projet vers 2030 ou 2040.

    Voilà la vraie réponse. Nous serons en mesure de maintenir certains pans de la connaissance, de l’augmenter et en particulier de réouvrir des options que nous avions négligées, focalisés que nous étions sur une seule voie. Mais il y aura des pertes en ligne sur l’ingénierie et beaucoup sur le retour d’expérience.

Mme Michèle RIVASI : Revenons sur Phénix. Je n’ai pu aller à Marcoule. Quel est l’état de la cuve ? Je sais que la DSIN vous a demandé de peaufiner l’instrumentation par des caméras, etc.

    Vous indiquez qu’il y a eu 350 millions de francs dépensés pour l’amélioration de Phénix. Qui décide de ces travaux ? Est-ce le CEA lui-même ou est-ce un ordre du Gouvernement ? Est-ce lié à l’arrêt de Superphénix ou la décision a-t-elle été prise avant ?

    Une des critiques formulées à l’encontre du CEA, bien qu’il y ait en son sein des personnes très compétentes, ce que je ne conteste pas, est qu’il ne sait pas anticiper le problème des déchets nucléaires.

    Actuellement, avec le problème de la transmutation prévue par la loi Bataille de 1991, les milliards donnés par l’Etat ont été utilisés plutôt à des fins de séparation d’isotopes dans le cadre du retraitement des déchets, que dans celui de la destruction des déchets radioactifs.

    La situation actuelle est un peu difficile. Où en est la transmutation ? Que peuvent montrer les expérimentations réalisées sur Phénix ?

    Enfin, une dernière question. Vous allez être saisis par le tribunal administratif sur le redémarrage de Phénix, un délai de deux ans s’étant écoulé depuis l’arrêt, ce qui nécessite une nouvelle enquête publique. Pourriez-vous nous expliquer ces éléments ?

M. Franck BOROTRA : J’ai trois questions à poser. La première est une question de candide. Vous avez expliqué que Phénix était un outil agile, que Superphénix était un outil à l’échelon industriel, et vous avez confirmé que vous croyez au développement de la filière à neutrons rapides.

    Si toutes les expérimentations permettent une bonne maîtrise de la filière à neutrons rapides, quand Phénix sera fermé, il faudra bien avoir une expérimentation à l’échelon industriel, en particulier irradier des assemblages en vraie grandeur. Ne faudra-t-il pas reconstruire Superphénix ? Le meilleur moyen, dans ce cas, serait peut-être de ne pas le fermer.

    Dans Superphénix vous avez engagé des programmes, CAPRA 1A, CAPRA 1B, NACRE, qui devaient vous permettre de couvrir les aspects du plutonium et du neptunium, indispensables à la fameuse loi Bataille. Il était prévu aussi des expériences d’irradiation de matrices inertes, en particulier pour essayer de bien optimiser les transmutations et d’approcher le problème de l’américium. 

    Vous aviez prévu sur Superphénix des assemblages CAPRA 2, avec les aiguilles ECRIN, et avec des aiguilles davantage chargées en plutonium, et ce pour tenter d’apporter des réponses aux questions indispensables à la loi Bataille. Ces questions touchent à des résultats sur la consommation de plutonium, à des résultats sur l’incinération du neptunium et l’incinération des produits de fission à vie longue.

    Quelles réponses apporterez-vous, à l’échéance de la loi Bataille, à ces questions ?

    Est-ce que les scientifiques prennent l’engagement, sous la foi du serment, que les sautes de réactivité connues ne sont pas dues à des modifications de structure du cœur car s’il y a le moindre risque dans ce domaine, il faut éviter de le prendre.

    J’attends donc une réponse scientifique et claire, parce que ces choix conditionnent le redémarrage sans risque de Phénix ce qui remet en cause la fermeture de Superphénix.

M. Bertrand BARRÉ : La question qui préoccupait les autorités de sûreté n’était pas réellement l’état de la cuve, mais l’intégrité du dispositif complet de supportage du cœur. Ce dispositif part de la dalle du réacteur, des suspentes, d’une partie de la cuve et d’une virole conique qui supporte le platelage sur lequel il y a le sommier sur lequel est fiché le cœur. On nous demandait de démontrer l’intégrité de la continuité du supportage.

    Le réacteur a maintenant à peu près 25 ans, il était donc nécessaire de démontrer qu’il pouvait fonctionner encore une dizaine d’années. On était passé d’une logique où on demandait des autorisations en continuité à une logique où on demandait dix ans pour les recherches. La sûreté a répondu qu’une analyse complète devait être réalisée alors.

    On a pu vérifier l’intégrité des suspentes et de la cuve partout où elle était mesurable, mais le problème était de démontrer l’intégrité sur trois soudures cylindriques. Il s’agit de la soudure du raccordement de la virole conique sur la cuve interne, d’une soudure un peu plus bas entre cette virole conique et un baffle, et de la soudure la plus basse qui se trouve entre le bas de la virole conique et le supportage.

    On a d’abord fait la démonstration convaincante que les différentes fatigues qu’avait subies le matériau depuis le démarrage n’étaient pas de nature à endommager chacune de ses soudures de façon inacceptable.

    La DSIN nous a dit « c’est acquis, mais êtes-vous sûrs qu’au départ elles étaient intactes ? ». Nous avons alors rencontré un problème de réalisation. Nous n’avons pas été en mesure de retrouver sur le papier la totalité des radiographies effectuées.

    La DSIN nous a dit « vous n’avez pas démontré que la réalisation de départ était bonne, donc le fait qu’il n’y ait pas eu d’endommagement intolérable n’est pas suffisant ».

    Elle a demandé alors quel était le plus petit défaut qui risquait spontanément d’évoluer. La réponse diffère selon les trois soudures en question : entre quatre et six mètres.

    On s’est engagé, lors de ce fameux arrêt de 1999, à pratiquer des contrôles ultrasons suivant une méthode extrêmement avancée, qui n’était pas encore au point en 1996. Grâce à cette méthode, on est en mesure de démontrer qu’on peut vérifier l’intégrité d’une soudure au-delà de quatre mètres de matière, à condition que cette matière soit grosso modo plane.

    Pendant cet arrêt de 1999, nous ferons environ six fenêtres entre la cuve et une double enveloppe qu’il y a autour. En utilisant des porteurs à ultrasons, on vérifiera la totalité de ces soudures. Actuellement, on pense pouvoir détecter n’importe quel défaut au-delà de 30 cm, et on veut démontrer qu’il n’y en a pas de plus de 4 mètres.

    Cela a paru suffisamment convaincant à la DSIN ; elle a accepté qu’on fasse le 50ème cycle et les mesures.

    Par ailleurs, nous n’avions aucun indice laissant croire à l’existence d’un défaut, mais nous avons la charge de la preuve de son absence.

    Ensuite, les sautes de réactivité. Hélas, elles ne se sont pas produites alors que nous étions armés pour les attendre. Je pense qu’il s’en produira, et que nous aurons alors la possibilité de discriminer entre les différents scénarios possibles d’explication de ce phénomène.

    Les scénarios les plus crédibles aujourd’hui tournent autour d’un réarrangement géométrique des assemblages. On peut supposer qu’ils étaient un peu coincés entre eux, et qu’à la suite d’une sollicitation qu’on n’est pas capable d’identifier, ils se sont remis en place. Pour passer de la position 1 à la 2 ils s’écartent un peu, ce qui explique une baisse de réactivité, et bien sûr ils ne peuvent se compacter davantage. C’est pourquoi on ne voit pas de risque d’avoir une augmentation de réactivité plutôt qu’une diminution.

    Mais tout ceci se fonde sur des points assez épars, mesurés par les chambres de mesures de réactivité qui sont dans le béton, très loin du cœur. Comme le phénomène et l’intervention des systèmes de protection sont très rapides, on n’avait aucune autre mesure possible.

    On a vraiment analysé tout ce qu’on pouvait à partir des informations disponibles. On en saura plus lors du prochain arrêt d’urgence.

    Pendant la période s’étendant d’aujourd’hui à 2004, sur l’ensemble des irradiations auxquelles il sera procédé dans Phénix, la plupart seront destinées à apporter des réponses au problème de la transmutation ; d’autres seront liées à CAPRA ; d’autres à la tenue des gaines et des assemblages. Le poids de la loi de 1991 dans ce programme apparaît clairement.

    En 2004, si Phénix fonctionne jusque-là, nous aurons beaucoup d’informations. Sur l’aspect transmutation, nous aurons à peu près tout ce que nous espérions, mais pas sur CAPRA.

M. Yannick d’ESCATHA : Je vais essayer de répondre aux questions de Mme Rivasi.

    Je rappelle que nous sommes pilotes de l’axe 1 (séparation et transmutation) et nous avions pris conscience que nous avions besoin de l’outil Phénix pour répondre à la loi de 1991. Par conséquent, nous avons proposé à nos tutelles de faire les travaux nécessaires pour satisfaire les demandes des autorités de sûreté et permettre la reprise du fonctionnement en puissance de Phénix. C’était des années avant la décision d’abandon de Superphénix.

    Les tutelles n’auraient pas admis que le CEA propose de faire telle ou telle autre recherche, au lieu d’appliquer la loi de 1991.

    La transparence des programmes est complète. Ils sont décrits dans notre plan stratégique sur lequel s’appuie le contrat d’objectifs Etat-CEA. Ils sont discutés avec nos tutelles chaque année lors des arbitrages budgétaires. Il y a des conférences budgétaires, et enfin le Conseil d’administration du CEA vote son budget et ses programmes. Le Conseil de direction du CEA effectue les réglages entre les différentes unités, par départements et par services, le tout étant présenté au vote du Conseil d’administration.

    S’agissant des déchets, tous les chercheurs du CEA sont parfaitement conscients que la gestion des déchets à vie longue est un élément déterminant qui conditionne totalement l’avenir du nucléaire.

    Les trois axes de la loi sont, je vous le rappelle, l’axe 1 – séparation et transmutation –, l’axe 2 – stockage réversible ou non en formations géologiques profondes –, et l’axe 3 – entreposage de longue durée en surface.

    En 1991 l’effort maximum portait sur l’axe 3, ensuite sur l’axe 1 et enfin sur l’axe 2. Entre 1991 et 1998 il y a eu pratiquement un doublement des effectifs totaux sur les trois ans.

    En matière budgétaire, les phénomènes sont analogues. Cependant, la croissance sur l’axe 1 est plus importante. L’axe 1 c’est la séparation avec le retraitement poussé, et c’est la transmutation, cela nécessite donc des installations nucléaires lourdes.

    Il est clair que l’axe 1 demande des recherches plus lourdes en termes d’équipements nucléaires que l’axe 3, et nous n’allons pas dépenser volontairement de l’argent sur cet axe si ce n’est pas nécessaire aux recherches. La multiplication par deux des budgets et des effectifs est parlante.

    Le recours déposé vise une décision de la DSIN. J’ai lu dans la presse l’information, je n’ai pas d’éléments sur ce recours, le tribunal se prononcera.

    Quand il n’y aura plus Phénix, ni Superphénix, il n’y aura plus d’expérimentation à l’échelle industrielle, a dit M. Borotra.

    Nous sommes passés de la logique filière à la logique recherche et développement. Le but est de maintenir l’option nucléaire ouverte sur le long terme. En ce qui concerne les neutrons rapides, personne ne pense qu’il y aura introduction commerciale ou industrielle de ces réacteurs avant 2030 ou 2040.

    Aujourd’hui il est important pour nous d’avoir une logique recherche et développement nous permettant d’ouvrir beaucoup plus le champ des recherches et des technologies sur le long terme. J’ai cité tout à l’heure d’autres options techniques d’innovations à plus long terme que nous reprenons.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Nous vous remercions.

Audition de M. René PELLAT,
Haut commissaire à l
énergie atomique

(extrait du procès-verbal de la séance du 19 mai 1998)

Présidence de M. Christian BATAILLE, Rapporteur

Monsieur René Pellat est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions denquête lui ont été communiquées. A linvitation du Président, M. René Pellat prête serment.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Nous vous souhaitons la bienvenue et vous invitons à faire un bref exposé liminaire.

M. René PELLAT : Ayant pris mes fonctions très récemment, je serai amené à intervenir dans le cadre des problèmes évoqués aujourd’hui et dans les jours précédents par votre commission, aussi bien à court qu’à long terme.

    Ayant participé, il y a quelques années à la commission Rouvillois-Guillaume-Pellat, nous nous étions déjà exprimés assez longuement sur Superphénix.

    Il est intéressant pour moi de revenir neuf ans après et de constater l’état du sujet, ayant entre-temps participé à des expertises sur les procédés de séparation, notamment le procédé Silva.

    M. Vendryes m’a embauché au CEA pour la fusion thermonucléaire, pas pour les réacteurs rapides. J’ai donc suivi le sujet de l’extérieur, comme un citoyen et un scientifique.

    Je me suis créé une opinion sur l’ensemble du nucléaire. Elle est plutôt à long terme qu’à court terme, dans la mesure où je n’ai pas été impliqué dans les décisions prises récemment. Par contre, le long terme, si on arrive à le définir – ce qui n’est pas toujours aisé – nécessite des hypothèses et il a des implications à court terme, notamment au niveau de la recherche et du développement, sur les choix à opérer.

    Le long terme, compte tenu du panorama actuel, est relativement simple. Je ne reviens pas sur les effets de serre, sur les constatations au niveau du gaz, du pétrole et du charbon, tous les chiffres sont bien connus.

    Il est clair que si on ne trouve pas un substitut au réacteur actuel, à terme, suivant le nombre de réacteurs construits, le nombre de pays constructeurs et les réserves estimées, le problème du nucléaire sera posé comme celui du pétrole, du gaz ou des autres ressources non renouvelables.

    Une surgénération d’un type ou d’un autre était limitée dans le temps pour l’humanité, il fallait donc s’en préoccuper.

    De quoi disposerons-nous à l’échelle de 50 ans ? La filière rapide actuelle telle qu’elle a été définie, reprise ou pas, la fusion thermonucléaire sous une forme que nous ne pouvons prévoir, et les dernières idées remises à la mode – parce qu’elles sont assez anciennes – comme le principe des réacteurs hybrides. Toutes ces solutions, la reprise des surgénérateurs, la fusion thermonucléaire ou les réacteurs hybrides – de type Rubbiatron – sont à l’échelle d’une cinquantaine d’années.

    Que faire à plus court terme pour être en état de reprendre, si telle est la décision des gouvernements, non seulement des études, mais des constructions de réacteurs ?

    Je rappelle d’ailleurs que pour le renouvellement des REP, il est proposé un EPR de première génération, qui continuera la filière. On a commencé à étudier les améliorations que peut porter ce projet. Pour redémarrer une filière, il faudra une vingtaine d’années, avec des changements non fondamentaux sur le plan des phénomènes et de la conception par rapport aux REP actuels. Il y a des améliorations indéniables dans l’enceinte de confinement, dans la duplication des moyens d’intervention, électriques ou hydrauliques. Ce sont des progrès normaux dans l’évolution d’un concept classique.

    Avec l’arrêt de Superphénix, nous ne serons plus en mesure de comparer, dans 50 ans, les trois sujets mentionnés, la fusion thermonucléaire, la poursuite des surgénérateurs ou éventuellement une formule de type « Rubbiatron ».

    Le rôle du CEA, en tant qu’organisme de recherche et développement, reste essentiel, en liaison avec ses partenaires industriels et ses partenaires européens. Tout le monde est bien conscient que la poursuite du nucléaire, si elle a lieu, dépendra autant de ces derniers que de nous-mêmes.

    Ce que j’ai compris de ma mission, au-delà de ce que M. Allègre a pu en dire
    – il s’exprimera publiquement le 20 mai à Saclay –, c’est, dans ce domaine en tout cas, d’aider à préparer un programme de recherche et développement volontariste permettant de préparer l’avenir à l’échelle de temps que j’ai mentionnée.

    C’est la façon dont je souhaite intervenir en réponse à vos questions. Il est clair que je mentirais en disant qu’entre 2004 et 2030 ou 2040, sans moyens d’essais, on accomplira des progrès définitifs dans une nouvelle filière. Il faudra en tout cas des financements permettant de développer les outils pour effectuer le travail nécessaire.

    En ce qui concerne les surgénérateurs, on n’est pas dans les mêmes conditions que dans le programme proposé par M. Rubbia, ou pour la décision de développement d’un réacteur de fusion thermonucléaire.

    Je m’interroge sur la façon dont ces sujets seront pris en compte. Je souhaiterais qu’ils le soient globalement.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Un des intérêts de cette commission d’enquête porte sur l’histoire de Superphénix et de son arrêt, ainsi que la filière des réacteurs à neutrons rapides. Nous nous sommes rendus compte que nous devions également nous intéresser à Phénix, qui se trouve au cœur des propositions du Gouvernement.

    Quel est votre sentiment sur le redémarrage de Phénix ?

    Que pensez-vous de la continuation ou non des programmes de recherche conduits sur Superphénix ? Va-t-on pouvoir en maintenir quelques un sur Phénix ?

    Quels commentaires avez-vous à ajouter à la décision du Gouvernement de redémarrer, même pour une période brève de six ans, un réacteur à neutrons rapides qui était réputé vieillissant et qui doit être totalement rénové ?

    Estimez-vous qu’il est indispensable pour notre pays de maintenir un volet recherche et développement sur les réacteurs à neutrons rapides, ou pensez-vous qu’on peut s’en dispenser et avoir des coopérations internationales qui réduiraient la part que prend aujourd’hui la France dans ce volet de la connaissance ?

M. René PELLAT : En ce qui concerne Phénix, j’indiquerai simplement qu’il est clair que, redémarrant Phénix pour quelques années, on ne pourra faire qu’un nombre de programmes limité. Je souhaite que ce soit possible sans le moindre incident. Je me limiterai à ce constat.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Et sur l’avenir ?

M. René PELLAT : Je suis partisan du nucléaire. J’ai expliqué tout à l’heure que l’avenir à long terme m’importait plus qu’à court terme. C’est une première partie de la réponse.

    J’ai le sentiment que l’énergie nucléaire est à un stade tel que l’arrêt de ce surgénérateur, compte tenu des échéances que j’ai mentionnées auparavant, ne portera pas un coup particulier au nucléaire.

    Certes, si j’avais eu une responsabilité dans la décision relative à Superphénix, j’aurais essayé de convaincre qu’il ne fallait pas l’arrêter. J’aurais donc tâché de plaider sa cause. Mais étant donné la décision politique devant laquelle je m’incline, j’essaie de mener une réflexion – d’où la première partie de mon exposé – sur les réacteurs du futur.

    Est-ce que Phénix remplacera Superphénix ? Non. L’un est un réacteur d’étude vieillissant, qui fera certaines expérimentations, l’autre est un outil industriel ou préindustriel, qui permet de tester plus de paramètres à plus grande échelle, avec des incidences sur la filière elle-même.

    La décision prise, me semble-t-il, s’insère dans ce que j’ai dit au début. Ce n’est pas pénalisant pour le nucléaire – à partir du moment où on ne condamne pas les surgénérateurs – d’attendre et de trouver d’ici là des palliatifs, qu’ils soient fondamentaux ou sous forme de réacteurs d’essais, réacteur Jules Horowitz ou Rubbiatron.

    Si les réacteurs à neutrons rapides doivent, à un moment, redevenir d’actualité, j’ai l’impression que ceux qui ont pris la décision pensent qu’on aura le temps d’intervenir et que les problèmes du nucléaire concernent aujourd’hui plutôt la poursuite de la filière actuelle et l’affirmation du choix du nucléaire par la France ; maintenant, on pourra explorer certaines voies permettant un peu plus tard de répondre à la question que tout le monde se posera sur le choix des rapides.

    Est-ce que ce sera possible avec les Japonais ou les Russes ? Nous ne savons pas quand reprendront les premiers ; les réacteurs russes fonctionnent, semble-t-il, correctement dans leur propre contexte. De toute façon, il est souhaitable qu’il y ait, dans la mesure du possible, des participations françaises à ces programmes.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : L’arrêt de Superphénix aura une incidence sur nos besoins en plutonium et l’organisation du cycle du combustible dans ce pays, et notamment le rôle et la place du plutonium.

    Avez-vous, à votre niveau, envisagé cet aspect ? Peut-on craindre pour les années à venir une surcapacité de plutonium ?

M. René PELLAT : Objectivement, comme on n’aura pas les surgénérateurs, dans l’état actuel de nos connaissances, on ne pourra ni brûler les actinides ni gérer le stock de plutonium comme on pensait le faire.

    Mais les idées actuelles sur le stockage de surface, demi-profond ou profond évoluent et ne seront vraisemblablement pas résolues à une échéance de dix ou vingt ans. Je pense que pour la question que vous mentionnez, s’il y avait eu Superphénix et seulement Superphénix, rien n’aurait changé. Si la filière des surgénérateurs avait démarré, le problème aurait été différent.

    Le fait de ne pas avoir une filière de surgénérateurs ouvre une réflexion aussi indispensable à l’avenir que celle que j’ai mentionnée précédemment au niveau de l’énergie.

M. Claude BIRRAUX : Comment répondre à la loi Bataille, votée en 1991, qui assigne des objectifs de recherche, en particulier au CEA ? Trois voies doivent être explorées : le stockage en couches géologiques profondes, le stockage en surface ou sub-surface, et des recherches à reprendre dans les domaines de l’incinération et de la transmutation.

    Sans évoquer l’idée d’une filière Superphénix, les expérimentations programmées de combustibles, spécialement préparées et payées, et qu’il ne sera pas possible d’introduire dans le cœur puisqu’il va être arrêté, me posent un problème, en tant que législateur qui ai voté cette loi rapportée par Christian Bataille.

    En effet, dans mon esprit – et je suis sûr dans le sien – il s’agissait, non pas de restreindre les choix, mais d’ouvrir leur panoplie, pour qu’il y en ait un véritable.

    Or il existe des manoeuvres sur la réversibilité ou la non réversibilité des laboratoires. Il faut aujourd’hui tuer complètement dans l’œuf cela, parce que dans des laboratoires, on ne va pas introduire un PPM de déchets radioactifs. Parler de la réversibilité des laboratoires me paraît une plaisanterie de très mauvais goût. Or certains insistent beaucoup dessus.

    Finalement, je me demande si cette articulation ne vise pas à nous amener dans une sorte d’impasse, en disant « les laboratoires ne sont pas réversibles ». Dans la loi suivante on prendra la décision, mais il faut faire les laboratoires pour pouvoir choisir. Si on empêche de les faire sous le prétexte de la réversibilité, on ne pourra se donner les éléments du choix.

    On faisait des expérimentations sur Superphénix, on ne peut plus les faire, on ne pourra pas tout faire sur Phénix, donc on restreint encore le choix.

    Si nous sommes encore là en 2006, nous aimerions avoir véritablement une capacité de choix.

M. René PELLAT : Superphénix en fonctionnement seul – c’est à dire si la filière de neutrons rapides n’est pas développée – cela ne change rien à votre question. Serait-il maintenu 40 ans cela ne réglerait pas les problèmes que vous avez mentionnés.

    En revanche, il est vrai que cette filière était envisagée pour participer à la solution, au moins partielle, de ces problèmes. Mais l’arrêt d’un réacteur ne signifie pas que la filière est interrompue. Certes, elle se trouve dans des conditions plus difficiles d’expérimentation et de validation.

    Mais il me semble que, dans l’état actuel de transition sur le plan international dans le nucléaire, l’arrêt ou non de Superphénix, en dehors du signe politique, ne change pas le problème auquel nous avons à faire face pour nous occuper des déchets et résoudre la question du stockage.

    Arrêt ou pas de Superphénix, le problème des déchets est à résoudre de toute façon. Il faut essayer de voir si les idées rassemblées par M. Rubbia permettront de brûler les actinides mineurs ou les produits de fission. Il faut peut-être amplifier les études sur les produits de fission.

    Il y a donc un travail important de recherche et développement à mener. Il y a aussi à réfléchir de façon sérieuse au stockage sous toutes les formes, dans l’argile, dans le sel, en surface, en sub-surface ou en stockage profond.

    Le rôle d’un Haut commissaire, au-delà de l’existant, est surtout de veiller à ce qu’une réflexion soit conduite et des propositions formulées sur l’ensemble des sujets précédents, incluant bien entendu les idées reprises et reformulées par le Professeur Rubbia.

    Il y a là un enjeu. Ce n’est pas l’arrêt ou la continuation de Superphénix, en dehors du signe politique qu’il peut représenter à l’égard de nos partenaires ou du monde concerné, qui change la nécessité d’efforts de recherche, de développement, et de réflexion sur les filières potentielles comparées. Nous ne les aurions peut-être pas faits dans d’autres conditions, étant un peu plus confiants sur le choix de la filière, mais, à mon avis, ils devront être accomplis, Superphénix arrêté ou pas.

M. Claude BIRRAUX : Je pars d’une idée très simple, qui me paraît devoir être tout de même un peu scientifique.

    Il ne faut pas tirer les conclusions avant d’avoir fait les expérimentations, mais pour cela il faut pouvoir expérimenter.

    Vous avez dit que l’arrêt de Superphénix représentait un signal politique, je pense que dans le cadre de la loi Bataille il faut que les scientifiques donnent un signal scientifique, non pas pour dire : « nous avons résolu tous les problèmes concernant l’incinération des déchets », mais pour dire : « voilà ce que nous avons prouvé que nous pouvions faire, nous pourrions le faire mieux avec tel ou tel appareil dans telles ou telles conditions ».

    Il faut au moins un début d’expérimentation, je n’ai pas dit qu’il fallait un début de filière, et nous ne l’aurons pas, ce qui va restreindre le choix scientifique.

    J’ai étudié le Rubbiatron. Je n’ai pas conclu que c’était le remède universel, mais qu’un élément nouveau était apparu dans le paysage scientifique. Nous ne devons pas l’écarter a priori. Mettons en place une méthodologie permettant d’aller un jour vers un prototype, et pour cela il faut faire une étude de faisabilité, des points doivent être levés sur le plan technologique, d’autres approfondis sur celui de la recherche.

    Il faut donc se réunir. Il me semble que cette démarche n’est pas complète, ne serait-ce que pour aller au bout du programme de recherche assigné sur Superphénix.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Je vous signale qu’après de nombreux travaux sur le nucléaire, M. Birraux a remis il y a quelques jours son étude sur l’EPR, dans le cadre des travaux de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques.

M. René PELLAT : Je le sais et je l’apprécie, étant un fervent partisan du nucléaire. Par contre, je suis citoyen d’un côté et nommé par le Gouvernement d’un autre côté. Je considère que les études de recherche et développement devront être effectuées dans la plus grande clarté, en ayant comme soucis principaux ceux que vous venez de mentionner.

    Autrement dit, c’est au moment de l’établissement du rapport sur le réacteur Jules Horowitz qu’on saura s’il faut faire deux réacteurs, un classique, et à côté un de type Phénix.

    Il est vraisemblable qu’il sera difficile d’en faire deux à l’intérieur de la même enceinte, pour des raisons techniques.

    Il est clair que nous allons poursuivre nos réflexions et que nous nous rapprocherons des Russes et des Américains qui, à Los Alamos, disposent d’un accélérateur adapté et sont très avancés dans leur projet de couplage d’un accélérateur et d’une cible adaptée au sujet.

    En Europe, nous avons déjà rencontré nos partenaires espagnols et italiens qui nous ferons des propositions précises de collaborations. La question sur laquelle le CEA et l’ensemble des partenaires devront s’exprimer, est la suivante : allons-nous nous charger de cette filière ou serons-nous partenaires ?

M. Claude BIRRAUX : Je voudrais avoir votre sentiment sur les réacteurs à haute température, qui semblent revenir à la mode.

    Toutes les personnes que j’ai rencontrées sont d’un enthousiasme absolument délirant. Une société sud-africaine a annoncé qu’elle allait réaliser un petit prototype.

M. René PELLAT : Vous savez aussi bien que moi que les réacteurs à haute température ont déjà été étudiés au CEA dans les années 1970 avec des moyens non négligeables.

    Il apparaît que ces réacteurs haute température ont l’avantage essentiel d’être plus pardonnants que les REP, notamment en cas de perte de refroidissement.

    La conséquence est très claire : le temps de réaction des opérateurs, en cas de défaillance du réacteur, passe de l’ordre de la minute à quelques heures.

    On va étudier le sujet. Il est clair qu’il faut redéfinir un programme de recherche et de développement et de façon ouverte, à long terme et à court terme. Le CEA devra avoir le courage de demander à son Gouvernement et à ses partenaires les crédits nécessaires pour réaliser ses programmes.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Vous vous êtes exprimé en tant que Haut commissaire et en tant que citoyen. Je vous remercie au nom de la commission d’enquête.

Audition de M. Georges VENDRYES,
ancien Directeur des applications industrielles nucléaires au CEA

(extrait du procès-verbal de la séance du 26 mai 1998)

Présidence de M. Robert GALLEY, Président

Monsieur Georges Vendryes est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions denquête lui ont été communiquées. A linvitation du Président, M. Georges Vendryes prête serment.

M. le Président : M. le Directeur, je suis particulièrement heureux de vous recevoir ici dans le cadre de cette commission d’enquête. Je rappelais tout à l’heure, à titre privé, que nous avons fait connaissance l’un et l’autre aux deux bouts du plutonium en 1956.

    Vous avez assumé la charge de directeur des réacteurs à neutrons rapides au CEA, et à diverses reprises votre nom a été évoqué par les personnalités que nous avons reçues dans le cadre de cette commission d’enquête comme étant le père de cette aventure.

M. Georges VENDRYES : Vous savez que l’intérêt majeur des réacteurs à neutrons rapides se trouve dans le meilleur usage qu’ils font du combustible nucléaire. Ils sont les seuls à posséder la propriété remarquable de pouvoir fonctionner en surgénérateurs, c’est-à-dire de produire plus de plutonium qu’ils n’en consomment. Mais à l’inverse, pourrait-on dire, ce sont aussi les réacteurs qui peuvent consommer avec le plus d’efficacité, qualitativement et quantitativement, le plutonium et les autres actinides.

    En jouant de la souplesse que procure la possibilité de les concevoir, soit comme des producteurs, soit comme des consommateurs, on peut grâce à eux s’adapter aisément à l’évolution de la demande énergétique, quelle qu’elle soit, tout en garantissant une saine gestion des matières fissiles.

    Cela signifie d’abord que l’on peut à tout moment s’assurer que la production globale de plutonium demeure strictement conforme aux besoins, en évitant de laisser s’accumuler, hors réacteur, des stocks de plutonium et d’autres actinides sans destination précise.

    De plus, alors que les réacteurs actuels, tels que les réacteurs à eau du parc d’EDF, ne sont capables de consommer par fission que la centième partie de l’uranium naturel, les réacteurs à neutrons rapides permettent, par plutonium interposé, d’en utiliser la totalité. Quand on le souhaitera plus tard, ils pourront aussi bien consommer le thorium dont les gisements sont encore plus abondants que ceux d’uranium.

    En définitive, l’utilisation de réacteurs à neutrons rapides augmente énormément les réserves énergétiques dont nous pouvons tirer parti grâce à la fission et elle permet de les exploiter dans des conditions parfaitement maîtrisées.

    Ils constituent en réalité la forme ultime de l’énergie nucléaire, le gage et le symbole de sa pérennité.

    Les mouvements antinucléaires ne s’y sont pas trompés, c’est là et non ailleurs que se trouve l’origine de l’hostilité quasi-viscérale qu’ils n’ont cessé de manifester à leur encontre.

    Dans toute stratégie énergétique à long terme, qui n’écarte pas le recours au nucléaire pour des raisons idéologiques a priori, les réacteurs à neutrons rapides jouent un rôle essentiel.

    Rien d’étonnant à ce qu’un pays comme le nôtre, dépourvu de ressources suffisantes en combustibles fossiles, s’y soit particulièrement intéressé.

    Loin d’avoir été la première à s’engager dans cette voie, la France l’a suivie avec autant de prudence que de détermination et de continuité.

    Je ne vais pas rappeler ici en détail les diverses étapes de notre programme, vous pourrez si vous le voulez en trouver la description dans ce livre « Superphénix : pourquoi ? » que j’ai publié voici quelques mois. Je les ai vécues personnellement dès le début et je pourrai naturellement répondre à toutes les questions sur ce sujet.

    Je me contenterai ici de quelques remarques.

    Le fonctionnement de Phénix et de Superphénix a mis en évidence les caractéristiques remarquables des centrales nucléaires à neutrons rapides, rendement thermodynamique élevé, exposition minime du personnel au rayonnement, très peu d’effluents, moindre production de déchets radioactifs, etc.

    La démonstration de la surgénération fut apportée par Phénix ainsi que la possibilité de retraiter et de recycler de manière répétée son combustible.

    Contrairement à des idées fausses mais répandues, les réacteurs à neutrons rapides sont aussi sûrs que les autres. L’expérience acquise avec Phénix et Superphénix a confirmé qu’ils présentent à ce point de vue des caractéristiques très intéressantes.

    Certes, le fonctionnement de ces deux réacteurs a été perturbé par une série d’incidents. On peut juger – c’est mon cas – qu’ils ont été trop nombreux, mais la situation fut semblable pour tous les réacteurs prototypes dans les diverses filières. Tant à Phénix qu’à Superphénix, les incidents qui sont survenus n’ont à aucun moment mis en cause la sûreté.

    Que dire des incidents imaginaires inventés de toutes pièces à seule fin d’affoler l’opinion ? J’en citerai un seul exemple : à la fin de 1990, la CRII-RAD a prétendu, à grands renforts médiatiques, que Superphénix rejetait du plutonium dans le Rhône, et elle a dénoncé le laxisme des autorités chargées d’assurer la protection des populations riveraines. Ces allégations étaient dépourvues de fondement, mais le mal était fait, avant que des mesures sérieuses aient pu apporter la preuve qu’elles étaient totalement mensongères.

    Il convient de faire la part des choses. Voici un diagramme qui dépeint l’exploitation de Superphénix de 1986 à 1996.

    D’une part, les périodes d’exploitation normales, qui représentent au total environ 53 mois, il est vrai à des niveaux de puissance extrêmement variables, n’oublions pas que c’est un prototype, avec des périodes d’essai, de l’entretien, etc.

    D’autre part, les périodes correspondant à des arrêts pour intervention suite à des incidents constatés : 25 mois.

    Enfin, les périodes – au total 54 mois – pendant lesquelles la centrale, quoique techniquement en état de marche, a été clouée au sol par des procédures en cours. En particulier, elle s’est trouvée immobilisée pendant plus de trois ans, de 1991 à 1994, par de pures et simples péripéties politico-administratives. Aucune installation industrielle, de quelque nature qu’elle soit, n’aurait pu tourner si elle avait été soumise à un harcèlement comparable.

    En 1996, la dernière année où elle a été autorisée à fonctionner, sa marche a été excellente, avec une disponibilité de 95 % hors arrêts programmés. Au vu de ces résultats, tout laissait penser que le temps des maladies de jeunesse était passé et que s’ouvrait maintenant une phase particulièrement importante de la vie de cette centrale. Son objectif principal demeure ce qu’il était à l’origine. Il s’agit d’accumuler des connaissances sur le fonctionnement prolongé d’une centrale à neutrons rapides et à sodium, en maîtrisant au fur et à mesure les problèmes posés par des techniques, il est vrai nouvelles et difficiles.

    En mettant un terme prématuré au fonctionnement de Superphénix, on se prive, de propos délibéré, d’une expérience industrielle irremplaçable dont on regrettera, j’en suis sûr, amèrement un jour de ne pas disposer.

    La condamnation sans jugement prononcée par le Gouvernement est un défi au bon sens le plus élémentaire, une faute monumentale, quelle que soit l’échéance à laquelle on en évalue les conséquences. Je vais les évoquer à court terme, à moyen terme, à long terme.

    A court terme : voilà une centrale qui existe, qui est disponible, dont le coût d’investissement est derrière nous. Les assemblages combustibles présents dans le réacteur n’y ont été consommés qu’à moitié à ce jour et en magasin se trouve un deuxième cœur tout neuf. On dispose ainsi, déjà payé, du combustible nucléaire permettant de produire 24 milliards de kWh, ce qui correspond à plusieurs années de fonctionnement : à 25 centimes le kWh cela représente 6 milliards de francs. La valeur de l’électricité produite, même avec un facteur de charge modeste qui ne dépasserait pas 40 %, couvre les frais d’exploitation. En se privant de faire tourner cette centrale, on jette vraiment de l’argent par les fenêtres pour le plaisir.

    D’autres sont ou seront mieux placés que moi pour vous exposer les effets qu’un arrêt brutal de cette installation aura sur l’économie locale et sur l’emploi. J’ai en tout cas pu constater en discutant sur place avec les travailleurs de la centrale à quel point la décision prise et les conditions dans lesquelles elle a été prise sont ressenties comme une manifestation de véritable mépris pour le travail et pour la dignité d’autrui.

    Enfin, comment osons-nous traiter avec une pareille désinvolture nos partenaires européens qui nous ont, pendant 25 ans, donné tous les gages possibles de leur esprit de coopération ? Quelle que soit leur réaction dans le cas présent, ne nous étonnons pas si demain d’autres pays hésitent à s’engager avec la France dans une entreprise commune de grande envergure ; c’est la crédibilité de la parole de notre pays qui est en cause.

    Conséquences à moyen terme : j’entends par là l’année 2006 qui est l’échéance fixée par la loi sur les déchets radioactifs que le Parlement français a votée à l’unanimité à la fin de 1991, et à laquelle le nom de votre rapporteur est attaché.

    Cette loi réclame que soient menés sur 15 ans un certain nombre de programmes de recherches. L’un des principaux consiste à étudier dans quelles conditions il serait possible de détruire, par transmutation nucléaire, les actinides qui sont des sous-produits inéluctables du fonctionnement de tout réacteur.

    Les experts sont unanimes à reconnaître qu’un réacteur à neutrons rapides de grande puissance constitue le meilleur sinon le seul moyen de parvenir à un tel objectif. C’est ce qu’ont fait ressortir tous les rapports établis à ce sujet ces dernières années. Encore convient-il de s’en assurer par des essais systématiques.

    Nous avons la chance de disposer avec Superphénix et Phénix, de tels outils et nous n’aurons pas trop des deux pour mener à bien ces recherches dans les délais fixés. Nous sommes déjà à mi-chemin du terme fixé par la loi de 1991, il n’y a vraiment plus de temps à perdre.

    Toutes les dispositions avaient été prises pour mener dans Superphénix un programme de recherches cohérent, à un coût marginal. Elles étaient bien engagées en 1996 et elles se trouvent maintenant complètement en panne.

    Certes, le Gouvernement a tenté de minimiser la portée de l’arrêt de Superphénix en autorisant le redémarrage de Phénix qui est pratiquement à l’arrêt, comme vous le savez, depuis 1990.

    La décision de remettre Phénix en service est positive et sage à partir du moment où la DSIN a estimé que son fonctionnement était acceptable au plan de la sûreté, comme M. Lacoste vous l’a dit ici même. Je m’en réjouis, comme vous pouvez bien le penser, car je me suis beaucoup employé, voici plus de 30 ans, pour que voie le jour cette centrale dont l’exploitation s’est faite pendant des années au sein d’un secteur du CEA dont j’avais la responsabilité.

    Cela étant dit, prétendre que Phénix peut se prêter, à la place de Superphénix et aussi bien que lui, à l’exécution de ces recherches n’est pas exact – je pèse mes mots – et cela pour deux raisons.

    Il suffit d’abord de comparer les caractéristiques techniques des deux réacteurs : la puissance de Phénix est cinq fois moindre que celle de Superphénix et le volume de son cœur est dix fois plus petit, ce qui limite ses capacités de banc d’essai en ne lui permettant pas d’irradier en vraie grandeur des assemblages correspondant à ceux des centrales industrielles futures. Je vous recommande de relire le rapport du Conseil économique et social qu’a écrit en 1993 M. Teilhac, haut commissaire à l’énergie atomique, il est tout à fait clair à ce sujet.

    Mais ces différences d’ordre technique, pour significatives qu’elles soient, sont à mes yeux secondaires en comparaison des incertitudes qui affectent encore aujourd’hui le comportement de Phénix. A nouveau je pèse mes mots, il ne faut pas se voiler la face, Phénix peut être un utile complément à Superphénix, mais en aucune façon un substitut à ce dernier.

    Que peut-on dire maintenant de l’avenir plus lointain, avec la prudence qu’impose toute prévision à long terme ?

    Une chose est sûre : la quantité cumulée de plutonium produit par les réacteurs à eau d’EDF et présent dans les diverses installations du cycle de combustible, va continuer de s’accroître régulièrement. Elle est de l’ordre aujourd’hui de 150 tonnes et elle augmentera chaque année d’une dizaine de tonnes.

    L’utilisation progressive de combustible Mox, pour constituer un tiers du cœur d’un certain nombre de réacteurs à eau de 900 MW, va, certes, ralentir quelque peu cette croissance, mais dans l’état actuel des choses, les ordres de grandeur ne seront pas fondamentalement modifiés.

    Vous savez aussi que ce combustible Mox est impropre à être réutilisé dans des réacteurs à eau après des recyclages successifs. Seuls des réacteurs à neutrons rapides conçus de façon adéquate permettraient de réduire peu à peu les stocks de plutonium qui vont s’accumuler. Peut-être jugera-t-on qu’il s’agit là d’un objectif sans intérêt. Je crois cependant qu’il n’est pas raisonnable de s’interdire la possibilité d’exploiter intelligemment cette mine de plutonium qui a une valeur énergétique considérable.

    Les mêmes réacteurs à neutrons rapides capables d’utiliser ce plutonium excédentaire sont également les mieux placés pour faire disparaître les actinides mineurs produits avec lui en en tirant par surcroît de l’énergie et sans que l’on ait à rechercher, pour ce faire, quelqu’autre expédient que ce soit. Vous avez compris que je fais référence à ces projets de systèmes qualifiés d’hybrides et sur lesquels nous pourrons, si vous le voulez, revenir tout à l’heure.

    Sur un plan plus vaste, c’est ma conviction profonde que l’énergie nucléaire sera à nouveau reconnue au cours du prochain siècle et dans l’ensemble du monde comme une composante normale d’une saine politique énergétique. Il suffit pour s’en assurer de prendre conscience de la croissance de la population du globe, de chiffrer l’augmentation inéluctable et nécessaire de ses besoins en énergie et de faire le bilan des moyens de les satisfaire.

    Je vous montre sur ce document ce qu’est la consommation d’énergie primaire, ou ce qu’elle était voici quelques années, en 1992, mais cela n’a pas beaucoup évolué, par tête d’habitant dans un certain nombre de pays. Tout à fait à droite, il s’agit de la Chine et de l’Inde. Dans ces deux pays, la consommation par tête d’habitant est de moins du dixième, quelquefois de 20 ou 30 fois moins que ce qu’elle est dans les pays industrialisés, et ce sont les pays dont la population est la plus nombreuse et qui vont constituer au cours du siècle prochain à eux deux peut-être la moitié de la population mondiale. Ceci est un des éléments qui montre que la croissance des besoins énergétiques du monde est inéluctable.

    La liste des sources d’énergie qui sont dès à présent utilisables ou qui le seront dans les cent ans à venir est vite faite. Eu égard à l’immensité des besoins, elles sont beaucoup plus complémentaires que concurrentes.

    Chacune d’entre elles présente des avantages et des inconvénients. Songeons au problème de l’émission sans cesse accrue des gaz à effet de serre qui a été le thème central de la récente conférence de Kyoto sur l’environnement. Tous les spécialistes s’accordent à reconnaître que l’activité humaine et, en particulier, la combustion des hydrocarbures sont en partie responsables des augmentations de température enregistrées à la surface de notre planète. Ainsi se trouve enclenché un mécanisme dont on a toutes raisons de penser qu’il va aller en s’amplifiant et toutes raisons de craindre qu’il aura des conséquences extrêmement néfastes, sur le climat, sur notre environnement et en définitive sur les conditions de vie de très nombreux êtres humains.

    L’un des rares moyens disponibles pour réduire de façon significative les émissions de gaz à effet de serre est de développer massivement l’usage de l’énergie nucléaire, comme l’exemple de la France le démontre de façon spectaculaire.

    Vous voyez, sur ce document, les émissions de CO2 – rapportées à la quantité d’électricité produite – dans les différents pays de l’OCDE. Vous constatez que la France en émet 10 fois moins que par exemple le Royaume-Uni ou les Etats-Unis, grâce à l’utilisation du nucléaire.

    Vous voyez sur cet autre document ce qu’est l’émission totale de CO2 en France en millions de tonnes de dioxyde de carbone par an en extrapolant jusqu’en 2005 et ce qu’elle serait, si la France n’avait pas de programme nucléaire.

    Vous voyez que grâce au nucléaire, l’émission totale de CO2 en France sera, dans les années qui viennent, divisée par un facteur deux.

Mme Michèle RIVASI : Pour la proportion, on devrait aussi mettre les déchets !

M. Georges VENDRYES : Les faits sont têtus et si le diagnostic actuel se confirme en ce qui concerne l’émission de ces gaz à effet de serre, la nécessité du traitement finira par s’imposer. Ne serait-ce que pour cette raison, il est fort probable que le développement de l’énergie nucléaire reprendra à grande échelle dans le monde et peut-être beaucoup plus tôt que la plupart ne l’imaginent aujourd’hui.

    Les réacteurs à neutrons rapides, qu’on les utilise en producteurs ou en consommateurs de plutonium, reviendront alors inéluctablement sur le devant de la scène. Nous priver délibérément et sans aucun profit pour la Nation des moyens que nous avons laborieusement acquis pour nous préparer à cette perspective, c’est faire preuve d’une irresponsabilité coupable.

    Lorsque Superphénix a été mis en service en 1986, on envisageait qu’il fonctionne environ une trentaine d’années, c’est-à-dire jusqu’à l’époque où se posera la question du renouvellement des premiers réacteurs à eau du parc EDF actuel. Dieu sait ce qui peut se passer d’ici là ! Tuer Superphénix aujourd’hui, c’est porter un coup fatal à une filière de réacteurs qui joue un rôle essentiel dans une stratégie énergétique soucieuse de l’avenir, comme l’ont bien compris tous les gouvernements, de gauche comme de droite, qui se sont succédé en France depuis 40 ans. Le moment venu, notre seul recours serait de nous tourner vers les pays qui auront su montrer plus de clairvoyance et de persévérance que nous et qui détiendront alors des techniques que nous aurions délibérément abandonnées, alors que la place qu’occupe encore la France dans ce secteur est reconnue dans le monde entier.

    Ne nous abusons pas : soyons bien conscients qu’en faisant de Superphénix leur cible privilégiée, les mouvements antinucléaires internationaux attaquent le cœur même du dispositif nucléaire français. Leurs assauts contre lui ne sont que le début d’une campagne de grande envergure qui vise en fait la destruction de notre programme nucléaire, dont le pays tire plus des trois quarts de son électricité dans des conditions dont il a tout lieu d’être satisfait.

    La mise à mort de Superphénix serait pour eux une victoire majeure qui ne pourrait que les inciter à redoubler d’efforts pour élargir demain la brèche. Nous en voyons déjà les signes avant-coureurs avec les attaques contre La Hague, contre l’installation de laboratoires souterrains, etc. On voit bien se dessiner une vaste manœuvre pour remettre en cause l’utilisation du plutonium puis toute la politique du cycle du combustible afin de paralyser par l’aval le fonctionnement des centrales nucléaires elles-mêmes.

    L’exemple des Etats-Unis et d’autres pays est là pour témoigner de la tactique utilisée, il faudrait être aveugle et sourd pour ne pas percevoir ces menaces ; les porte-paroles des mouvements antinucléaires ne font d’ailleurs pas mystère de leurs intentions. Tout abandon en facilite et en appelle un autre.

    Encore une fois, il s’agit, avec la filière des réacteurs à neutrons rapides, d’un grand programme qui n’a de sens que dans la durée ; en l’interrompant brutalement et sans aucun profit immédiat, on sacrifie les efforts passés et on obère l’avenir ; et pourquoi cela ? Par ce qu’il faut bien appeler un acte arbitraire du pouvoir en place pour satisfaire à des préoccupations électorales de circonstance.

    Ces décisions ont été prises sans concertation ni préparation, en refusant tout débat parlementaire préalable. Au-delà du sort de Superphénix, du devenir de la filière des réacteurs à neutrons rapides et même de la place du nucléaire dans l’ensemble de la politique énergétique nationale, il y a véritablement là un problème de fond pour le fonctionnement d’une démocratie moderne.

    Les enjeux en cause ici dépassent le destin d’un réacteur isolé, ils ont une dimension stratégique, ils concernent l’approvisionnement énergétique à long terme de notre pays. Nos dirigeants ne cessent de dire qu’ils sont en faveur d’un programme nucléaire solide et cohérent, qu’ils agissent en conséquence ! Qu’ils ne se laissent pas aller, par pure démagogie, à brader Superphénix et avec lui toute la filière des réacteurs à neutrons rapides, qu’ils mesurent bien leurs responsabilités, l’avenir leur demandera des comptes.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Première question : pouvez-vous retracer brièvement l’histoire de la prise de décision de la réalisation de Superphénix, et je m’excuse si je n’ai pas tout à fait décrypté ce que vous avez voulu dire à ce propos. Comment a été prise la décision ? Par qui au final ? Et selon quel processus ?

    Deuxièmement, vous nous avez à nouveau parlé du réacteur qui produit plus de plutonium qu’il n’en consomme : l’opinion publique qui n’a pas toujours une culture scientifique, est sensible à des images simplificatrices. Ne craignez-vous pas qu’aujourd’hui, Superphénix et peut-être d’autres éléments de la politique du nucléaire, soient victimes de ces annonces simplificatrices selon lesquelles il existe au fond une boucle idéale du combustible que l’on introduit pour l’éternité dans un circuit, qui se reproduit, qui se régénère ? Nous savons bien aujourd’hui qu’il n’en est rien.

    J’ai noté d’ailleurs qu’EDF par exemple n’était pas intéressé par le combustible Mox de deuxième tour. Par conséquent, ne craignez-vous pas que, aussi louables que soient vos intentions dans le but de communiquer, tout cela ait été fait d’une manière un peu réductrice voici une quinzaine d’années ?

    Mes deux autres questions porteront plus à la fois sur l’histoire et l’actualité. Superphénix n’a jamais fait l’objet d’un véritable consensus politique, ni d’une véritable adhésion de l’opinion publique, alors qu’il s’agissait d’un grand projet, supposé et vous l’avez parfaitement souligné, assurer l’indépendance énergétique de notre pays. Pourquoi, pour quelle raison ce manque d’adhésion de l’opinion publique ?

    Enfin, dernière question sur le devenir de la recherche sur les neutrons rapides. J’ai moi-même, comme beaucoup, entendu avec intérêt que la prolongation d’activité de Phénix et même ensuite la réalisation de réacteurs expérimentaux comme le réacteur Horowitz permettraient de maintenir, dans les décennies à venir, les applications industrielles de la technique des neutrons rapides.

    J’ai été très troublé par le voyage que nous avons fait à Creys-Malville et j’en suis revenu avec l’idée inverse, à savoir qu’hormis une veille scientifique, le devenir de la recherche en matière de neutrons rapides pour la France était fort compromis. Pouvez-vous nous donner votre point de vue à ce propos ?

M. Georges VENDRYES : Je vais répondre à ces différentes questions.

    Tout d’abord l’histoire de la prise de décision. Il est vrai que je ne l’ai pas du tout évoquée dans ma présentation, mais dans mon livre, vous la trouverez décrite en détail. C’est au CEA, à une époque très ancienne, qu’ont commencé de premières études conceptuelles sur des centrales à neutrons rapides de grande puissance. Même avant dirais-je, que Rapsodie ne soit entré en service, car nous ne voulions pas nous lancer les yeux fermés dans une filière sans avenir et nous voulions nous assurer le plus tôt possible que l’on pourrait construire des centrales de grande puissance utilisant les technologies que nous allions mettre en œuvre sans nous heurter à des obstacles insurmontables.

    Dès la fin des années 1960, nous avions des études sur le papier. Le premier nom de Superphénix a été Rapsodie III, c’est vous dire à quel point cela a été fait à une époque lointaine.

    Qui a pris vraiment la décision de la construction de Superphénix ? M. Carle ici même vous l’a dit clairement voici quelques jours, c’est un groupement de producteurs d’électricité européens, animé par EDF. C’est en 1970 que M. Alexis Dejoux, dans le cadre d’une réunion de l’UNIPEDE, a proposé à ses partenaires, les électriciens européens, de construire en commun une centrale à neutrons rapides de l’ordre de 1 000 MW électriques en leur expliquant qu’il était sage, à la fois dans un esprit européen, et pour se partager les coûts, les risques, les aléas, de faire une telle réalisation à frais communs.

    C’est de là que c’est venu. La décision a clairement été prise au départ par un groupe de trois électriciens européens, avec le plein soutien du CEA, car il y avait une collaboration étroite entre EDF et le CEA. En particulier, toutes les options techniques ont été décidées, arrêtées ou préparées en commun, mais la décision de construire et d’exploiter Superphénix a été prise par ces producteurs d’électricité. Il est bien évident que non seulement parce qu’EDF est une entreprise publique, comme d’ailleurs ENEL en Italie, mais parce qu’il s’agissait d’un investissement très important dans une technologie nucléaire nouvelle, cela ne pouvait pas se faire sans l’accord complet du Gouvernement français, qui a donc été largement associé à la préparation de cette décision. Le Parlement français lui aussi y a été associé très tôt, puisqu’il a fallu en 1972 un débat parlementaire pour modifier la loi de nationalisation d’EDF de 1946, afin de permettre la réalisation en France d’installations prototypes auxquelles seraient associés des partenaires européens.

    Bien évidemment, comme la discussion de cette loi l’a fait ressortir, il s’agissait de Superphénix.

    Je ne sais pas si vous souhaitez que j’en dise plus. Je puis entrer évidemment dans beaucoup plus de détails, mais voilà les grandes lignes du processus décisionnel.

    Vous avez souligné que l’opinion publique était réservée, qu’il n’y avait jamais eu de véritable consensus, c’est tout à fait vrai. Dès le début de la réalisation de Superphénix et même avant, mais c’est surtout au début de la réalisation de Superphénix que cela s’est concrétisé, il y a eu de violentes oppositions, il y a eu des débats. Il y a eu un débat au Conseil général de l’Isère organisé par M. Louis Mermaz, dans des conditions parfaites, d’une façon très courtoise, où il était clair que les groupes politiques n’étaient pas du même avis sur la question ; c’est certain.

    Quant à l’opinion publique, je me mets à la place de quelqu’un qui non seulement ne connaît absolument rien à l’énergie nucléaire, mais qui n’a même aucune formation technique : quand il lit les journaux et qu’il voit tout ce que l’on raconte sur le nucléaire, comment ne serait-il pas impressionné quand on lui parle de ces wagons contaminés et que du moindre incident on fait une montagne ? Il est tout à fait évident que l’opinion, qui est soumise à ce martèlement continu, ne peut avoir que des réserves et des doutes.

    Quand cette centrale a été lancée, il est vrai que l’accent a été mis sur l’aspect surgénération, sur la capacité des réacteurs à neutrons rapides à produire plus de plutonium qu’on n’en consomme ; pourquoi ? C’était l’époque où l’on entrevoyait un développement de l’énergie nucléaire, qui n’a pas eu lieu. A ce moment, devant une montée considérable des prix de l’uranium – je vous rappelle qu’entre l’année 1973 et l’année 1978, en cinq ans, le prix spot de l’uranium naturel a été multiplié par près de dix ! –, on a craint non pas encore une véritable pénurie mais une poursuite de l’augmentation du prix de l’uranium naturel. Il était donc tout à fait compréhensible que non seulement la France mais ses partenaires, s’intéressent beaucoup à un type de centrale qui permettait d’utiliser mieux, beaucoup mieux, l’uranium naturel, que les centrales classiques. Cela étant, les choses se sont passées différemment, c’est tout à fait vrai. Mais qui peut dire comment elles vont se passer dans les 15 ou 20 ans qui viennent ? Maintenant, dans le proche avenir, c’est plus l’aspect consommateur de plutonium qui devient intéressant, du fait que nous nous trouvons, pas simplement en France mais particulièrement en France, avec des stocks de plutonium qui ne vont cesser de grandir. La seule façon de les consommer intelligemment est de les brûler dans des réacteurs à neutrons rapides. Nous allons nous priver, en arrêtant Superphénix d’avoir, dans dix ans, quinze ans, vingt ans, un modèle de réacteur à neutrons rapides capable de servir à cette fin.

M. Roger MEÏ : Je me permets de vous interrompre car dans votre intervention, au début, vous avez dit : « les surgénérateurs produisent plus de plutonium qu’ils n’en consomment » et vous venez de dire le contraire maintenant.

M. Georges VENDRYES : Les deux possibilités existent.

M. Roger MEÏ : Je souhaite que vous développiez.

M. Georges VENDRYES : Je me suis mal fait comprendre sans doute parce qu’il est difficile en peu de temps d’être tout à fait clair et précis. Les réacteurs à neutrons rapides se prêtent à deux types d’utilisations qui à la limite sont un peu, je ne dirais pas contradictoires, mais inverses l’une de l’autre. Dans tous les cas, vous avez comme combustible un mélange de plutonium et d’uranium appauvri, mettons d’uranium 238. Vous pouvez faire en sorte que le réacteur fonctionne en surgénérateur, c’est-à-dire qu’il produise plus de plutonium à partir de l’uranium présent qu’il ne consomme de plutonium par fission ; cela vous permet de faire tourner votre centrale et à la fin de l’année, vous trouvez plus de combustible dedans que vous n’en avez mis au départ. Bien sûr, ce n’est pas le mouvement perpétuel, cela va s’arrêter un jour, cela signifie simplement que vous avez converti de l’uranium, en principe inutilisable par fission, en plutonium, dont vous avez tiré de l’énergie de fission. C’est le côté surgénérateur qui est intéressant quand vous voulez développer un parc nucléaire et avoir de plus en plus de plutonium à votre disposition.

    Si tel n’est pas le cas, et c’est bien la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui, nous avons au contraire trop de plutonium, nous devons nous préoccuper de savoir comment l’utiliser. Il se trouve que les mêmes réacteurs à neutrons rapides, à condition de modifier la conception de leur cœur, mais c’est très facile, peuvent être utilisés de telle sorte qu’ils consomment le plutonium sans en reproduire ou en en reproduisant beaucoup moins qu’ils n’en consomment. Il suffit de jouer sur les proportions relatives de plutonium et d’uranium. A ce moment, vous avez en fait – et j’ai dit dans mon exposé « qualitativement » et « quantitativement » – le type de réacteur qui permet, par quantité d’électricité produite, de brûler la plus grande quantité de plutonium et en même temps, et cela rejoint l’adverbe « qualitativement », un plutonium de qualité quelconque. C’est très important, car vous savez qu’on ne peut réutiliser indéfiniment le combustible Mox dans un réacteur à eau. Sa composition isotopique, sa qualité se dégrade avec le temps et ne permet plus de le brûler dans un réacteur à eau, alors qu’on peut le brûler dans un réacteur à neutrons rapides qui est en première approximation un peu indifférent à la qualité de ce qu’il consomme.

    Lorsque Superphénix a été lancé, c’était clairement dans l’optique de la surgénération. L’expérience technologique acquise avec le fonctionnement de Superphénix, qui porte sur les pompes, sur le générateur de vapeur, sur une multitude d’aspects techniques, se prête tout aussi bien à la conception demain d’un réacteur à neutrons rapides qui serait, lui, destiné à la consommation du plutonium et non pas à sa production.

    Votre dernière question concernait l’avenir de la recherche et ce que pouvaient apporter pour la filière des réacteurs à neutrons rapides, la prolongation de la vie de Phénix et le réacteur Jules Horowitz.

    Je serai bref et clair. La prolongation de la vie de Phénix – malheureusement il n’est question que de le faire fonctionner jusqu’en 2004 et sans doute à puissance limitée ou du moins pas à pleine puissance, et avec des arrêts qui sont déjà prévus – n’apportera rien de significatif pour l’avenir de la recherche sur les réacteurs à neutrons rapides. Quant au réacteur Jules Horowitz, je m’excuse, mais je ne vois aucun lien entre ce réacteur et la filière des réacteurs à neutrons rapides à part quelques possibilités d’irradiation dont j’entends parler, mais je ne sais encore absolument pas quelles seront les capacités d’irradiation en neutrons rapides de ce réacteur. C’est un réacteur à neutrons thermiques, un réacteur piscine, je n’imagine pas que l’on mette un cœur au sodium dans une piscine en eau. Vraiment, cela n’a rien à voir avec la technologie des réacteurs à neutrons rapides, qui est le problème majeur, cela ne lui apportera rigoureusement rien, c’est clair.

Mme Michèle RIVASI : Lorsqu’on vous écoute, vos affirmations nous font assez peur. Tout d’abord, les mots que vous employez : vous parlez d’« hostilité viscérale » des antinucléaires, en même temps M. Bataille vous indique qu’il n’y avait pas un consensus de l’opinion publique et vous attaquez la presse, disant que la presse peut manipuler l’opinion publique contre le nucléaire. Mais, vous aussi, vous manipulez l’opinion publique, par la publicité que vous pouvez faire dans tous les médias. Manipulation pour manipulation, je ne pense pas que les convois contaminés de déchets nucléaires soient un épiphénomène.

    L’aspect démocratique est très important et cette commission s’était posée la question de savoir comment faire pour qu’un tel événement ne se reproduise plus. Et là, vous venez de confirmer que c’est un groupement de producteurs d’électricité européens qui a décidé. Vous dites qu’il y a eu l’accord du Gouvernement français, mais il n’y a pas véritablement eu débat avec l’opinion publique sur le choix de ce surgénérateur.

    Comme vous avez attaqué la CRII-RAD dont j’étais présidente à l’époque et à qui vous donnez un pouvoir extraordinaire, je vous en remercie d’ailleurs, je voudrais revenir sur ce sujet. Je ne pensais pas avoir modifié l’opinion publique au point de finir par arrêter Superphénix, mais je voulais revenir sur l’historique.

    Lorsque nous avons fait des prélèvements au niveau des sédiments en amont et en aval de Superphénix, nous avons trouvé deux fois plus de plutonium en aval qu’en amont. Lorsque nous avons demandé les chiffres officiels effectués par le SCPRI de l’époque et par l’IPSN, on s’est aperçu, première constatation, qu’il n’y avait aucune mesure de plutonium dans l’environnement effectuée à proximité de Superphénix. Donc on dit « Superphénix ne rejette pas de plutonium », et lorsqu’on demande où sont les mesures, on s’aperçoit qu’il n’y en a pas.

    Je vous signale, dans le cadre de l’actualité d’aujourd’hui sur la dioxine dans la viande, qu’il n’y avait pas de mesure effectuée par le ministère de la santé ainsi que le ministère de l’agriculture. Il a fallu que ce soit un laboratoire indépendant qui demande à un laboratoire allemand de faire des mesures sur la dioxine dans la viande pour s’apercevoir qu’il y en a. Eh bien, sur le nucléaire, il n’y avait pas de mesure de plutonium en aval et en amont de la centrale.

    Deuxième chose : il y avait deux fois plus de plutonium en aval, nous nous sommes donc posés la question : « d’où vient ce plutonium ? ». L’IPSN a fait des mesures et a trouvé comme la CRII-RAD ; il y a eu une polémique à ce sujet, l’IPSN disant « c’est dû aux essais nucléaires », mais alors, pourquoi trouve-t-on deux fois plus de plutonium en aval qu’en amont ? Et la CRII-RAD a émis l’hypothèse qu’il pouvait y avoir du plutonium provenant de Superphénix.

    Que ce phénomène ait remis complètement en question Superphénix, j’en suis ravie, puisqu’à l’heure actuelle le Gouvernement Jospin a décidé de fermer Superphénix.

    Sur le stock de plutonium, il faut donner une information correcte aux députés. Pourquoi a-t-on arrêté la surgénération ? On l’a arrêtée d’un point de vue économique, car la surgénération coûtait beaucoup plus cher pour produire des kWh nucléaires qu’un réacteur normal. Et en outre, le prix de l’uranium n’avait pas une courbe ascendante, comme on aurait pu le croire à une époque.

    S’agissant des fonds donnés, il est normal que ceux attribués pour Superphénix soient justifiés. Si cela coûte trop cher, EDF préfèrera faire de l’électricité au moyen d’une centrale normale et non pas d’un surgénérateur.

    Sur les stocks de plutonium, je suis tout à fait d’accord avec vous, il faut arriver à les détruire, mais au cours des auditions multiples et variées, on nous a également dit que Superphénix n’était pas un outil de recherche. Un des éléments est que le Conseil d’Etat n’a pas donné l’autorisation pour transformer un réacteur de production d’électricité en un réacteur expérimental de consommation de plutonium. Phénix est un outil, même s’il est vieillissant et il n’est même pas sûr qu’il redémarre, ou s’il redémarre, ce ne sera pas à mon avis pour très longtemps. Il est sûr que c’est un outil plus manipulable quand on fait des recherches scientifiques sur la transmutation, car on est au niveau du « B.A.ba » de la transmutation.

    J’avais une question à vous poser mais je reconnais que celle-ci s’adresse plutôt aux militaires : pourquoi le plutonium produit par les surgénérateurs intéressait beaucoup plus les militaires que le plutonium produit par un réacteur à eau pressurisée normal ?

    Est-ce que vous avez la réponse à cette question ?

M. le Président : Me permettez-vous de répondre à la place de mon ami Vendryes, puisque c’est mon métier que vous évoquez ?

    Tout simplement parce que dans l’uranium 238 qui est irradié dans un réacteur à neutrons rapides, vous produisez exclusivement du plutonium 239, lequel, parce qu’il n’y a pas de plutonium 240 qui soit susceptible d’être un émetteur de neutrons, est particulièrement qualifié, le meilleur qualifié pour fabriquer les bombes A.

    Je peux même ajouter, Mme Rivasi, si vous voulez ma position personnelle, que ceci n’a plus aucune espèce d’importance dans les bombes H qui sont les seules que l’on fabrique maintenant. Par conséquent, l’idée que le plutonium de Superphénix était un plutonium excellent au plan militaire remonte à l’époque des années 1950-1960, où la France ne disposait pas d’autre chose, mais où les journalistes, comme le disait M. Vendryes, continuaient sur leur lancée en décidant, ce que j’ai entendu moi-même quand j’étais au CEA, que Superphénix était en fait un outil militaire.

Mme Michèle RIVASI : A partir de l’uranium 238, on obtient effectivement du plutonium 239, mais la question était aussi : en quoi les militaires ont-ils influé sur le choix de Superphénix ? La question de M. Bataille se situait au niveau du choix de départ, est-ce que les militaires ont eu une influence sur le choix de Superphénix ?

M. Georges VENDRYES : Réponse négative : aucune influence.

    Je puis vous dire que, dans une entreprise qui a été construite par des producteurs d’électricité de trois pays différents auxquels d’autres se sont joints ultérieurement, il n’était pas question qu’il y ait la moindre incidence de Superphénix sur quelque programme militaire que ce soit.

M. Franck BOROTRA : J’ai écouté l’intervention de Mme Rivasi, elle m’amène à poser deux questions, puis je poserai rapidement quelques questions d’ordre technique.

    Il est vrai que les perspectives, les prévisions d’évolution du prix de l’uranium ont varié. La question est : est-ce une raison pour abandonner la maîtrise de la filière à neutrons rapides ? Je voudrais rappeler qu’en 1973, le prix du pétrole était de 12 à 13 dollars le baril et du jour au lendemain on l’a retrouvé, dans les conditions que l’on sait, à 30 dollars le baril.

    Ce n’est pas parce que le fondement de nature économique qui était à la base de ce choix a changé que cela justifie le changement de l’orientation de la maîtrise technique de cette filière.

    S’agissant de l’arrêt du Conseil d’Etat, il est vrai que l’outil est utilisable de deux manières différentes. Est-ce qu’alors qu’on découvre aujourd’hui l’intérêt de l’utilisation comme sous-générateur, alors qu’on l’avait conçu au départ comme surgénérateur, c’est une raison suffisante pour l’abandonner ?

    Ce sont des comportements de nature juridico-politique qui échappent selon moi à l’entendement.

    M. Vendryes, j’ai écouté votre plaidoyer. C’est naturel, vous êtes un des pères de Superphénix, il est normal que vous en parliez à la fois avec compétence et avec passion. J’ai quatre questions à vous poser.

    La France était engagée dans la maîtrise de cette filière à neutrons rapides, d’autres pays étaient à nos côtés : l’Allemagne, l’Italie, ailleurs les Etats-Unis. Je constate aujourd’hui que tous ces partenaires de départ ont abandonné, mais que d’autres pays sont en train de prendre le relais. Je cite la Chine qui est en train de construire un prototype, je cite l’Inde qui est en train d’engager une version industrielle de 500 MW, je n’oublie pas le Japon qui avait mis en place le réacteur de Joyo avant de mettre en place la centrale de Monju qui va être redémarrée. Je rappelle la position de la Russie avec BN600 et aujourd’hui le projet de construction de deux unités de 800 MW, confirmée le 9 juin 1997, sans parler de ce que la Corée engage. Ma question est la suivante : est-ce que vous croyez que l’abandon par la France de la maîtrise de la filière à neutrons rapides au moment où d’autres pays, dont nous avons vu tout à l’heure que ce seront les grands consommateurs d’énergie de demain, s’y lancent, ne va pas être un coup, à la fois pour la position de la France qui est aujourd’hui, non pas dominante mais très élevée dans ce domaine, et pour nos intérêts industriels ?

    J’ajoute pour l’avoir touché du doigt dans ces pays, et je ne veux pas les renommer, que la France est probablement le seul pays qui a imposé une culture en termes de sûreté nucléaire. Ne croyez-vous pas que cela va affaiblir la position de la France et cette idée dont nous sommes à peu près les seuls porteurs dans le monde ?

    Deuxièmement, nous avons ici beaucoup parlé de Phénix et de Superphénix et on nous a expliqué, je n’ai d’ailleurs toujours pas compris, qu’il y avait un saut technologique dangereux de Phénix à Superphénix. En y regardant de près, j’ai vu que c’était surtout les générateurs de vapeur et le choix de tubes hélicoïdaux qui faisaient la différence et que le reste était un rapport de puissance mais pas un saut technologique.

    Je voudrais qu’un technicien nous dise ce qu’il en est ; est-ce qu’il y a eu décision dangereuse au travers du choix d’un saut technologique dans cette affaire ?

    Troisièmement, vous avez évoqué tout à l’heure les autres perspectives et en particulier les perspectives liées au système hybride, à l’énergie de fusion ou aux réacteurs rapides sous-critiques commandés par accélérateurs. Est-ce que ces perspectives, scientifiquement, à vos yeux, peuvent présenter des avantages ?

    Enfin, dernier point : tout à l’heure vous avez semblé dire que pour la transmutation des actinides, Phénix n’était pas un outil en état d’apporter une réponse aux problèmes posés. J’aimerais bien que vous puissiez préciser en quelques instants la différence entre Phénix et Superphénix sous cet aspect, puisque vous avez dit tout à l’heure qu’ils étaient complémentaires mais que l’un ne pouvait pas se substituer à l’autre.

M. Georges VENDRYES : Je vais répondre aux différentes questions posées par Mme Rivasi puis M. Borotra.

    Mme Rivasi, vous vous êtes d’abord étonnée des conditions dans lesquelles cette décision de construire Superphénix a été prise par des producteurs d’électricité. Vous vous étonniez qu’ils aient pu, sans le contrôle de l’opinion publique, prendre cette décision.

Mme Michèle RIVASI : Vous parliez de démocratie, mais il n’y a pas eu de véritable débat sur la construction de Superphénix.

M. Georges VENDRYES : Il y a eu un débat en 1972 au Parlement, puisqu’il a fallu modifier la loi de nationalisation d’EDF pour permettre la réalisation de Superphénix. Par ailleurs, toutes les procédures voulues par la législation ont été respectées. Il y a eu une enquête publique, bref, toutes les procédures réglementaires ont eu lieu et ont été totalement respectées.

    Pourquoi voulez-vous que quand des producteurs, des industriels décident de faire un investissement, ils ne soient pas libres de prendre une telle décision ?

Mme Michèle RIVASI : Non !

M. Georges VENDRYES : Dans ce cas, le Gouvernement français, je peux vous le dire, a suivi avec beaucoup d’attention les préparatifs de cette décision prise par les producteurs, cela ne pouvait pas se faire sans lui et encore une fois, toutes les procédures ont été respectées. Je suis donc surpris que vous puissiez vous étonner des conditions dans lesquelles cela s’est passé.

Mme Michèle RIVASI : La critique a été faite sur le choix – cela reprend une question de M. Borotra – de la taille de Superphénix. Il y avait justement un lien entre les réacteurs et les surgénérateurs et EDF voulait des surgénérateurs qui correspondent à ses réacteurs. S’il y avait eu des débats contradictoires sur ce choix, peut-être n’aurait-on pas fait un outil aussi important ? Peut-être aurait-on fait un outil plus de recherche que de production.

    Pourquoi arrête-t-on Superphénix ? C’est par rapport à la production. Contrairement à ce que vous avez dit, ce n’est pas un bon outil de recherche. Il faut 18 mois pour sortir un cœur, enfin ! Si vous êtes scientifique comme je le suis, ce n’est pas avec un cœur qui a besoin de 18 mois pour sortir que l’on peut faire des recherches sur la transmutation, il faut un outil beaucoup plus malléable, où l’on sort le réacteur, on fait de la spectro, etc.

M. Georges VENDRYES : Concernant la taille, je peux en même temps répondre aux deux questions. Je voulais vous signaler qu’il y a eu trois étapes dans notre programme : Rapsodie, Phénix et Superphénix. Le saut technologique entre Rapsodie et Phénix a été considérablement plus hardi et plus important que celui entre Phénix et Superphénix. Pourquoi ?

    Parce que dans le premier cas, on est passé d’un réacteur de 40 MW thermiques, qui ne produisait pas d’électricité, qui était un petit outil expérimental, à une centrale de démonstration qui produisait 250 MW électriques et de plus, on avait entre-temps, pour des raisons que l’on peut discuter mais qui ont été longuement débattues, décidé de changer complètement la conception du circuit primaire. On était donc parti avec Phénix sur un schéma complètement nouveau, que les Anglais se sont trouvés adopter en même temps que nous mais indépendamment ; nous avions fait là un pari technologique très important.

    Au contraire, quand nous sommes passés de Phénix à Superphénix, nous avons eu le plus grand souci de maintenir les options technologiques que nous avions déjà bien éprouvées avec Phénix, qui avait déjà commencé à montrer qu’elles étaient saines, en veillant à ce que les facteurs d’extrapolation ne soient pas trop importants. Il n’y a eu qu’une exception que M. Borotra a bien soulignée lui-même, c’est le cas du générateur de vapeur. C’est le seul cas où il y a eu un changement important ; c’est le seul cas où l’on pouvait dire que nous avions fait un pari vraiment nouveau. Cela étant, je vous signale que ces générateurs de vapeur sont actuellement comme neufs. Je suis allé voir, voici peu de temps, l’équipe qui en fait l’examen au titre de la loi sur les appareils à pression, ils sont comme neufs.

    L’extrapolation de 250 à 1 200 MW électriques ne se traduisait, sur la plupart des composants, que par des extrapolations bien moindres.

    Nous avons néanmoins, et ceci pendant des années avant que cette décision soit prise, car elle a été préparée par toute une série d’études, longuement discutée pour savoir s’il convenait que la centrale suivant Phénix soit de 600 ou de 1 200 MW.

    Je peux même vous dire, cela va dans le sens des objections que vous pourriez me faire, qu’il y avait des arguments pour choisir une unité de 600 MW. Comme à l’époque nous ne disposions pas de groupe turboalternateur à 3 000 tours de 1 200 MW de puissance, nous étions obligés d’en mettre 2 de 600 en parallèle, ce qui était quand même une complication. C’est ce que nous avons dû faire pour Superphénix. Il y avait donc des arguments dans un sens et dans l’autre.

    Ce qui l’a emporté finalement pour EDF, mais je m’associe pleinement à ce choix, c’est qu’en faisant une centrale de 1 200 MW, on pouvait faire des comparaisons plus pertinentes avec les centrales à eau de 1 300 MW qui étaient construites en même temps.

    Un mot sur les systèmes hybrides : je vais être un peu brutal et forcer le trait. J’ai vu dans ma longue carrière nucléaire beaucoup de projets de réacteurs farfelus qui n’ont jamais vu le jour mais dont certains ont pu coûter des fortunes en recherche et développement. Je n’ai jamais rien vu d’approchant au projet de réacteur hybride que je vois actuellement défendre à grands renforts de publicité, avec des campagnes publicitaires énormes. Je pourrais, nous n’en avons pas le temps, détailler : l’histoire du plomb fondu, le problème de la fenêtre, etc., etc., il y a une accumulation de problèmes.

    En forçant le trait, je dirais que je vois dans ces systèmes qui marient ou essaient de marier des accélérateurs à très grand courant et des milieux multiplicateurs, une sorte de tentative d’accouplement monstrueux entre deux espèces que la nature a condamnées à ne jamais procréer ensemble ; pour moi, c’est un peu cela. Les aspects techniques de ces projets me laissent complètement pantois.

    Je comprends très bien que les spécialistes des accélérateurs, que je respecte et que j’admire, qui ont fait des machines admirables et qui en ont tiré des enseignements sur la structure de la matière devant lesquels je m’incline, cherchent à pousser également le développement de ces accélérateurs vers de grands courants. Je crois qu’ils font fausse route dans la mesure où ils pensent que c’est en accouplant de telles machines à des milieux multiplicateurs qu’ils trouveront une application viable.

    Concernant la fusion, je me permets de vous rappeler que j’ai été un de ceux qui ont lancé les études sur la physique des plasmas au CEA voici bien longtemps, c’était à la fin des années 1950. Et au bout de quelques années, je m’en suis retiré, car j’ai pensé, en voyant de près comment se présentaient les choses, qu’en tout cas de mon vivant, on n’aboutirait certainement à rien. Cela fait 50 ans qu’il y a dans un grand nombre de pays du monde un effort énorme consacré à l’étude des plasmas en vue de la fusion contrôlée. Or, on n’a pas encore apporté la démonstration qu’on pouvait faire un plasma ayant les caractéristiques thermonucléaires. Je pense que si la machine ITER voit le jour, elle pourra apporter cette démonstration, mais de là à penser que l’on pourra en tirer des possibilités industrielles, malheureusement – je ne veux pas là non plus entrer dans le détail cela nous entraînerait trop loin – je suis convaincu que cela n’aura pas de débouché industriel au moins pendant tout le cours du siècle prochain.

    Encore un mot à Mme Rivasi au sujet de ses relevés. Comme tout à l’heure elle a prononcé des mots très aimables à mon égard, je voudrais les lui retourner.

Mme Michèle RIVASI : Je vous les ai retournés ; « hostilité viscérale », ce sont vos propos.

M. Georges VENDRYES : Bien entendu.

    Je tenais à vous dire plusieurs choses Mme Rivasi. D’abord, il y a eu des mesures sur le site.

Mme Michèle RIVASI : Sur quoi ?

M. Georges VENDRYES : Par exemple sur la présence de plutonium sur le site de Creys-Malville avant la réalisation de la centrale ; il y a eu un point zéro de fait...

Mme Michèle RIVASI : Pas sur les sédiments.

M. Georges VENDRYES : ...où l’on a décelé comme on en décèle partout, vous en trouverez sur le Champ de Mars, des traces infimes de plutonium.

Mme Michèle RIVASI : Je sais, mais on n’en avait pas fait sur les sédiments et c’est assez drôle, car les effluents liquides sont rejetés dans le Rhône, autant donc le faire sur les sédiments sur le point zéro. Pourquoi ne l’avez-vous pas fait dans l’enquête publique en faisant le point zéro ?

M. Georges VENDRYES : On ne l’a peut-être pas fait dans les sédiments mais on l’a fait à côté, en tout cas, il y a eu une mesure de la quantité de plutonium présent sur le site avant. En ce qui concerne les sédiments, vous avez dit à juste titre, c’est très vrai, que les mesures de la CRII-RAD ont porté sur deux échantillons – deux seulement – un à l’amont et un à l’aval et que celui à l’aval en contenait deux fois plus, pourquoi ? L’explication a été apportée d’une façon très claire, c’est parce que la nature de ces sédiments n’était pas la même et que la fixation du plutonium dépend beaucoup de la granulométrie du sédiment.

Mme Michèle RIVASI : Je suis tout à fait d’accord mais nous avions pris la même granulométrie.

M. Georges VENDRYES : En tout cas, il y avait la preuve formelle que ce plutonium ne pouvait pas provenir de la centrale, c’est que sa composition isotopique reflétait celle du plutonium des armes et n’avait aucun rapport avec celle de la centrale.

Mme Michèle RIVASI : Non !

M. Georges VENDRYES : Je pourrai si vous voulez remettre à votre commission, un dossier. J’ai un dossier, je m’en excuse, qui est accablant pour la CRII-RAD, Madame.

Mme Michèle RIVASI : Il n’est pas accablant du tout, je déposerai le dossier de la CRII-RAD, car nous n’étions pas d’accord sur l’interprétation scientifique.

M. Michel DESTOT : Merci cher Président de me donner l’occasion de m’insérer dans ce dialogue aimable.

    Aussi séduit que je sois par l’intervention claire, argumentée et convaincante sur bien des points de M. Vendryes, je me pose encore quelques questions et j’aimerais avoir votre sentiment.

    Première question : au fond, après vous avoir entendu et après avoir entendu beaucoup de personnalités qui ont été auditionnées devant cette commission, on peut se demander si, sur ce point comme d’ailleurs sur beaucoup d’autres points de notre société, on n’a pas eu raison trop tôt ?

    Je m’explique : aujourd’hui le parc électronucléaire mondial croît très lentement. Beaucoup avaient estimé qu’il aurait pu croître beaucoup plus vite.

    L’espérance de vie des réacteurs à neutrons thermiques, les REP, augmente pratiquement chaque jour d’un jour. On avait annoncé vingt-cinq ans, c’est trente, c’est trente-cinq, c’est quarante, c’est cinquante ans, tant mieux, ce qui montre l’excellence des travaux du CEA et de l’exploitation d’EDF.

    Aura-t-on besoin des surgénérateurs dans dix ans ? Vingt ans ? Trente ans ? Quarante ans ? Cinquante ans ? Même dans votre logique ? Et ce jour-là, peut-on se poser la question de savoir si la rapidité d’adaptation de la recherche dans vingt ans, dans trente ans, dans quarante ans ou dans cinquante ans ne justifiera pas au fond une approche plus américaine des choses, c’est-à-dire en traitant les problèmes à plus court terme que ce que fait la recherche française ?

    Deuxièmement : ne pouvons-nous pas imaginer que le choix des matériaux et leur résistance au rayonnement mériteraient des approches différentes de celles que nous avons eues ?

    Je reste troublé aujourd’hui, en 1998, par l’incompatibilité entre le sodium et l’uranium et le sodium et l’eau, et sur l’absence de recherche sur d’autres matériaux réfrigérants, métaux liquides, permettant d’être beaucoup plus compatibles et beaucoup plus respectueux de règles simples de sécurité.

    Deuxième question : production de CO2 et effet de serre. C’est évidemment le problème de la France de réduire sa production de CO2, c’est bien d’être le premier de la classe. Mais votre graphique nous montrait bien que tout se joue dans l’équilibre planétaire en Chine et en Inde. Si nous n’y prenons garde, le seul choix qui nous restera sera de savoir, s’il est préférable que ces pays recourent au charbon ou choisissent le nucléaire.

    Je dois dire que le choix se fait dès aujourd’hui : si c’est le nucléaire, ne faut-il pas s’engager sur le REP avec force ? C’est un problème industriel et c’est un problème commercial de première importance pour la France.

    Sur le plan du charbon, cela veut dire qu’il faut pousser les feux sur des techniques à lit fluidisé que nous avons déjà à Gardanne.

    Un colloque se tiendra le 11 juin, j’en ai pris l’initiative, en présence du Premier ministre, et je vous invite, M. Vendryes, à venir nous donner votre sentiment.

    Troisième question : vous avez dit que les stocks de plutonium ne pouvaient se traiter qu’exclusivement à travers la combustion sur des surgénérateurs. Permettez-moi de vous dire qu’aujourd’hui, j’aimerais bien que l’on reparle de pousser les feux sur la moxisation, c’est-à-dire la possibilité d’alliages d’oxyde d’uranium et d’oxyde de plutonium, non seulement pour les REP, mais vous le savez car la COGEMA se pose le problème aujourd’hui, pour les réacteurs à eau bouillante ? C’est le problème de la Suède et c’est le problème du Japon.

    Ne faut-il pas là pousser également les feux au niveau de la recherche et au niveau industriel ? C’est peut-être la décision politique industrielle la plus importante que nous ayons à prendre dans les semaines ou dans les mois qui viennent.

    Dernier point : l’aspect démocratique de nos débats. Disons-le franchement, on a investi pratiquement 1 000 milliards de francs dans le nucléaire civil dans notre pays sans loi. La première loi réelle a été la loi Bataille fin 1991. On a créé NERSA par loi, mais c’était un biais, vous le rappeliez tout à l’heure, ce n’était ni fondamental ni direct.

    On a créé des dizaines de centrales électronucléaires dans notre pays, on a créé le CEA par un décret du Général de Gaulle à la Libération ; jamais il n’y a eu la moindre loi nucléaire.

    On dit aujourd’hui que les choses se sont mal passées pour l’arrêt de Superphénix. Je crois que l’on peut malheureusement confondre passé et présent dans le refus d’un débat démocratique au fond. Le problème demeure pour l’avenir ; j’aimerais avoir votre sentiment sur ces questions.

M. Georges VENDRYES : Quand vous dites « n’a-t-on pas eu raison trop tôt en lançant la filière des neutrons rapides jusqu’au stade d’une centrale de 1 200 MW », vous avez peut-être raison. C’est bien possible. Vous savez, la prévision est un art difficile ; savoir ce qui se passera dans dix ans, dans vingt ans, qui peut être prophète et le dire ?

    C’est vrai, je le reconnais volontiers, les choses ne se sont pas passées dans le monde et même en France comme nous pouvions penser qu’elles se dérouleraient au lendemain de la crise pétrolière de 1973. Il est bien évident que si se posait aujourd’hui la question de construire des surgénérateurs, nous n’en construirions pas, mais nous étions dans une situation tout à fait différente. J’insiste à nouveau sur le fait que ces réacteurs à neutrons rapides qui peuvent être rendus surgénérateurs, même si aujourd’hui on peut dire que nous n’en ressentons pas la nécessité à court terme, sont également les meilleurs pour consommer le plutonium, ce qui est un problème majeur pour les décennies à venir.

    Vous avez fait une comparaison avec les Etats-Unis. Je crois qu’il faut que nous soyons très prudents dans les comparaisons que nous pouvons faire avec les Etats-Unis qui sont un pays doté de ressources énormes, dont l’histoire montre bien qu’ils sont capables de faire face à des situations nouvelles avec un dynamisme extraordinaire. Malheureusement, nos moyens sont plus restreints, et je crois que notre principal atout est la continuité de notre effort.

    Concernant le choix des matériaux, je suis d’accord avec vous : à l’avenir il y aura sans doute des possibilités nouvelles auxquelles nous ne songeons même pas aujourd’hui. En tout cas, une chose est certaine, c’est que ce n’est pas le plomb qui servira de fluide caloporteur pour les centrales à venir, sûrement pas ; quand vous imaginez que c’est un élément qui fond à 327 degrés, cela impose de maintenir à tout moment, même à l’arrêt, la température du système à 400 degrés ; vous savez, quand il s’agira d’aller changer sous 30 mètres de plomb une fenêtre qu’il faudra remplacer à peu près tous les mois, ce sera infernal, tout à fait exclus !

    Il y a sans doute d’autres possibilités que le sodium, mais encore faut-il être très prudent avant de les envisager sérieusement.

    Concernant le CO2 et l’effet de serre, vous avez souligné que le problème viendrait probablement du côté de la Chine et de l’Inde. J’en suis bien conscient, car déjà maintenant, la production de CO2 en Chine est très importante et ne manquera pas de se développer. Mais c’est justement dans la mesure où des pays en voie de développement vont être quasi-obligés d’avoir recours à des énergies fossiles pour satisfaire leurs besoins croissants en énergie que les pays industrialisés maîtrisant des technologies autres devraient, pour leur part, limiter leur consommation de combustibles fossiles.

    Bien sûr, je sais que les techniques sur le lit fluidisé ont fait beaucoup de progrès, mais cela n’empêche tout de même pas que l’on produise du CO2.

    Je vous remercie beaucoup de votre invitation pour le 11 juin, je m’y rendrai avec grand plaisir.

    En ce qui concerne la possibilité d’utiliser le Mox pour les « bouillants », vous savez que la COGEMA a demandé et obtenu l’autorisation d’une ligne supplémentaire à l’usine Melox pour faire du combustible Mox pour ce type de réacteurs, non pas pour la France mais pour l’exportation. C’est un débouché intéressant bien sûr, mais ce n’est pas cela qui va changer la face des choses et régler le sort de l’utilisation du plutonium.

    En ce qui concerne l’aspect démocratique, je me permets en tant que citoyen de dire que je suis pleinement d’accord avec les remarques que vous avez faites. C’est sûr, je le reconnais, mais je n’y suis pas pour grand chose, que la politique électronucléaire française n’a pas fait suffisamment dans le passé l’objet de débats parlementaires, mais ce n’est pas une raison, maintenant que l’on en est conscient, pour continuer à s’y refuser.

M. le Président : Une remarque en une phrase, sur cette affaire. Je ne suis pas absolument sûr que, quand en 1958-1959, on a lancé les études sur la séparation isotopique pour faire des armes H, si l’on avait soumis cela à un débat démocratique, l’on aurait eu un résultat positif. Et pourtant, à cette heure, 80 % de l’éclairage de cette salle est fait par de l’uranium 235 provenant de la séparation isotopique.

M. François LOOS : Beaucoup de choses ont été dites en réponse aux questions que j’avais l’intention de poser. Au fond depuis le début de cette commission d’enquête, j’essaie de comprendre les arguments des gens qui ont décidé de fermer Superphénix. Nous avons rencontré Mme Voynet, vous avez entendu Mme Rivasi, au fond, on n’a pas d’argument. Nous avons également entendu le vice-président Cochet, nous avons eu quelques exposés sur les raisons et le seul argument qui surnage aujourd’hui pour moi, et j’aimerais bien avoir votre avis là-dessus, est que si on ne fermait pas Superphénix, que si l’on continuait notre politique énergétique, il faudrait avoir à peu près un Superphénix pour trois tranches REP. C’est annoncé comme une espèce de grande catastrophe, car les risques seraient multipliés. Mais c’est le seul argument, à part les arguments spécieux sur le coût, c’est le seul que j’aie entendu qui pourrait m’émouvoir.

    Que pensez-vous de cet argument ? Quelle serait aujourd’hui, si l’on arrivait à convaincre le Gouvernement de ne pas arrêter, la poursuite de la filière surgénérateur en France ? Qu’est-ce qui vous semblerait bon comme politique dans ce domaine ?

M. Georges VENDRYES : Avec Superphénix, nous développons une technique de réacteur nucléaire qui présente, par rapport aux centrales actuelles, des possibilités supérieures, sur lesquelles je vous ai donné des explications tout à l’heure.

    La question se posera lorsqu’à partir de 2015 environ, les premières centrales à eau viendront en fin de vie en France. Il faudra alors les remplacer, pas forcément par des centrales nucléaires d’ailleurs. Mais il faudra décider de la réalisation de centrales. Si ce sont des centrales nucléaires, comme M. Destot l’a très bien souligné tout à l’heure, ce sont des centrales qui vont avoir une durée de vie qui ne sera plus de vingt-cinq, quarante ou cinquante ans, mais sans doute d’une soixantaine d’années.

    C’est-à-dire que les décisions qui vont être prises en 2015 pour le remplacement des centrales nucléaires arrivées en fin de vie porteront sur de nouvelles installations qui fonctionneront pendant une très grande partie du siècle prochain.

    Nous sommes donc obligés, même si faire des prévisions est un art à la limite impossible ou très difficile, de faire des prévisions sur ce qui va se passer au cours du siècle prochain, pendant presque toute sa durée, avant de décider des investissements que nous allons faire. Nous ne pouvons pas nous préoccuper uniquement de la situation présente, il faut voir plus loin, faire des scénarios, des hypothèses.

    Je prétends que parmi les scénarios qu’on ne doit pas écarter, il y a celui d’un besoin accru en énergie nucléaire et en même temps d’une pénurie à terme, terme non pas immédiat, mais dans vingt ans ou trente ans, d’uranium. Un tel scénario justifiera pleinement que l’on réalise, je ne dis pas une dizaine de centrales à neutrons rapides d’un coup, mais que l’on continue dans cette filière pour être prêt, le moment venu, à disposer de la technologie nécessaire.

    Au contraire, on s’interdit, on se coupe délibérément, pour des arguments idéologiques a priori, pour des raisons à courte vue, pour des raisons de circonstances, cette possibilité, alors que cela ne nous coûte rien de continuer. Encore une fois, le fonctionnement de cette centrale couvre ses frais. La valeur de l’électricité produite couvre les dépenses d’exploitation. Donc, pourquoi l’arrêter ? Nous avons là le combustible qui est déjà payé ; nous pouvons la faire tourner pendant plusieurs années. Alors, pourquoi jeter cet argent dans le Rhône ? Ce n’est même pas du plutonium dans ce cas...

M. Roger MEÏ : Deux questions précises. Je ne reviendrai pas sur l’explication de la différence entre Phénix et Superphénix, en revanche dans votre exposé, un mot m’a choqué : vous avez parlé d’incertitude quant au fonctionnement de Phénix.

    Nous sommes allés voici quelques jours visiter Phénix. On nous a donné des explications mais on ne nous a pas parlé d’incertitude, ce que je traduis moi par « inquiétude ». Je voudrais donc que vous nous l’expliquiez.

    Tout à l’heure vous êtes intervenu pour m’expliquer ce que signifiait la combustion du plutonium, mais si j’ai bien compris, vous avez dit que dans les surgénérateurs, on brûlait tout : le plutonium, l’uranium qui restait, les actinides mineurs et vous n’avez pas parlé de déchets. Est-ce que cela veut dire qu’à travers la surgénération il n’y aura plus de déchet radioactif ?

    Il faut expliquer les choses sinon ce sera interprété comme « il n’y a plus de problème ». Je crois qu’il y a des problèmes et je souhaiterais donc que vous les expliquiez, car la loi Bataille, c’est pour cela qu’elle a été faite, prévoit diverses pistes pour éliminer ces déchets : enfouissement, transmutation, et autres.

    Troisièmement, je suis tout à fait d’accord avec vous pour mettre en avant, au travers de la fission nucléaire, donc à travers les centrales classiques ou de surgénération, qu’il s’agit là d’un problème majeur au regard de l’effet de serre. Si la France a un bilan excellent, c’est donc grâce à sa politique nucléaire. Je reviens de Chine ; si les Chinois qui vont être 1 milliard 300 millions d’habitants et les Indiens qui vont être à peu près autant, continuent à mettre en place des usines thermiques à charbon, même avec un lit fluidisé, l’effet de serre sera gigantesque.

    J’ai entendu dire qu’ils réfléchissaient donc à l’utilisation de leurs richesses naturelles mais aussi à l’utilisation de réacteurs nucléaires.

    Pour en terminer, nous avons parlé de l’élimination du plutonium civil, mais il existe également des stocks de plutonium militaire qui sont considérables. Pouvez-vous nous dire quel est en France le stock de plutonium qui doit être éliminé ?

M. Georges VENDRYES : La Chine d’où vous revenez et l’Inde se préparent effectivement à utiliser massivement l’énergie nucléaire, pour des raisons évidentes, parce qu’elles ont des besoins énergétiques considérables, et qu’il faudra qu’elles fassent feu de tout bois. Il est vrai que la Chine a beaucoup de charbon, mais localisé dans le Nord, dans le Sud elle n’en a pas. Il y a le barrage des Trois Gorges, mais c’est limité et sa construction va nécessiter le déplacement de plus d’un million de personnes.

    Ces pays se lancent donc délibérément, logiquement et intelligemment vers le nucléaire ; ils ont tout à fait raison.

    Concernant le fait qu’avec des réacteurs à neutrons rapides on puisse brûler tout et brûler tous les déchets, attention : je ne dis pas que tous les problèmes vont être résolus par un coup de baguette magique instantanément. Je dis simplement que si l’on veut réduire dans des délais raisonnables – c’est-à-dire dans des délais qui ont des constantes de temps de l’ordre de la décennie – les stocks de plutonium civil qui sont de l’ordre de 150 tonnes en stock cumulé, et s’accroissent d’environ une dizaine de tonnes par an, il n’y a pas de meilleure solution que de brûler ce plutonium dans des réacteurs à neutrons rapides conçus à cet effet.

    Pour vous donner un ordre de grandeur, si tout le parc actuel d’EDF était fait de réacteurs à neutrons rapides consommateurs de plutonium, ce qui est évidemment une vue complètement irréaliste, on en ferait disparaître environ 35 tonnes par an.

    En même temps qu’on brûlerait ce plutonium, on pourrait bien sûr brûler tous les actinides mineurs qui sont produits, environ à raison de 10 % de la quantité de plutonium par les réacteurs de première génération. Est-ce que cela résoudra tous les problèmes ? Je ne le dis pas. Vous savez, c’est une entreprise longue, difficile, c’est d’ailleurs bien pour cela que l’on souhaitait faire un certain nombre d’expérimentations sur Superphénix pour s’assurer que cela marchait, savoir combien cela coûtait, dans quelle mesure on pouvait les brûler, est-ce que cela n’aurait pas des à-côtés ennuyeux, etc. Il faut l’étudier.

    Mais l’objectif est clair : il est bien là et il n’y a pas d’autre voie si l’on veut consommer ce plutonium et ces actinides mineurs.

M. Roger MEÏ : Est-ce qu’il reste des déchets radioactifs après ?

M. Georges VENDRYES : En dehors de cela, il y a les produits de fission. Environ six produits de fission ont à la fois une vie très longue et des propriétés qui peuvent être gênantes dans la mesure où ils peuvent se répandre plus facilement dans l’environnement : le technétium, le césium, etc.

    Que les réacteurs à neutrons rapides soient les mieux placés pour réduire ces quelques produits de fission à vie longue, je n’en suis pas sûr. On peut imaginer d’autres solutions, peut-être par exemple utiliser des accélérateurs, mais il s’agit d’un problème extrêmement limité.

M. Roger MEÏ : Et sur « l’incertitude » de Phénix ? C’est important.

M. Georges VENDRYES : Je réponds volontiers à votre question. Encore une fois, je tiens à dire à quel point je me réjouis que Phénix rentre bientôt en fonctionnement. Je trouve que c’est une décision très sage, mais je rappelle que ce réacteur a connu des incidents de sauts de réactivité en 1989 et en 1990 ; il y en a eu quatre. Ces incidents, malgré des efforts considérables du CEA, n’ont pas encore été expliqués à ce jour.

    On a fait appel à énormément d’experts, dont des experts étrangers, etc., on ne les a pas expliqués.

    Je partage l’avis très autorisé de M. Lacoste quand il vous a dit qu’il estimait qu’il ne s’agissait pas véritablement d’un problème de sûreté.

    Il n’en est pas moins vrai que tout phénomène qui touche à la réactivité du cœur d’un réacteur à neutrons rapides doit être pris avec la plus grande attention, et quand on se trouve devant un phénomène de ce genre qui n’est pas expliqué, c’est une situation insatisfaisante.

    Depuis des années, – ce n’est pas une préoccupation de circonstance – je ne cesse de recommander au CEA que lorsque Phénix rentrera en service, et j’espère que ce sera le plus vite possible, son fonctionnement soit vraiment orienté afin de rechercher la cause de ce phénomène. Il faut absolument en trouver l’explication. Et on ne pourra trouver l’explication que par un fonctionnement en puissance, qui soit conçu à cet effet à partir d’un certain nombre d’hypothèses, car on a quand même des indices.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de MM. Jacques BOUCHARD,
Directeur des applications militaires au CEA,
ancien Directeur des réacteurs nucléaires
et Patrice BERNARD,
Directeur du programme « Loi du 30 décembre 1991 » au CEA

(extrait du procès-verbal de la séance du 26 mai 1998)

Présidence de M. Robert GALLEY, Président

Messieurs Jacques Bouchard et Patrice Bernard sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête leur ont été communiquées. A l’invitation du Président, MM. Jacques Bouchard et Patrice Bernard prêtent serment.

M. le Président : L’exposé de M. Vendryes a été très clair et très important et peut peut-être nous permettre de passer directement aux questions.

    M. Bouchard, vous êtes ici non pas en tant que directeur des applications militaires, mais en tant qu’associé direct de la phase de construction et d’exploitation de Superphénix.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Premièrement, j’ai quelques questions à vous poser sur le fonctionnement de Superphénix. Quel bilan dressez-vous ? Pouvez-vous établir une typologie des problèmes techniques rencontrés par Superphénix ? Pourquoi cette centrale a été confrontée à autant de problèmes ?

    Le deuxième aspect que je vous demanderai d’aborder est le plan initial d’équipement de la France en réacteurs à neutrons rapides.

    J’aurai ensuite deux questions sur la recherche et l’avenir. La décision de fermeture de la centrale sera-t-elle préjudiciable à d’autres coopérations internationales que vous connaissez dans le domaine nucléaire ? Je pense à des coopérations qui sont établies avec le Japon ou avec la Russie.

    Enfin, j’ai un deuxième groupe de questions à vous poser qui concerne le devenir de la filière des neutrons rapides. Cette filière est-elle renvoyée à plusieurs décennies, peut-être cinquante ans, pour répondre aux problèmes énergétiques de demain ? Dans ce cas, nous avons entendu la semaine dernière M. le Ministre de la recherche, Claude Allègre, nous dire qu’une interruption des recherches menées dans Superphénix ne serait pas préjudiciable car on pourrait très vite se remettre à niveau si cela était nécessaire. Est-ce votre opinion ? Car maintenant que Superphénix est arrêté, il nous reste quelques années avec Phénix, mais rien de plus.

    Je suis revenu la semaine dernière de Creys-Malville avec l’impression que les équipes sont démantelées, en tout cas dispersées et qu’il n’est pas possible de continuer ne serait ce qu’une veille scientifique.

    Par conséquent, ce qui nous préoccupe surtout est de savoir si vous pensez qu’une recherche effective peut être maintenue.

    Si ce n’est pas le cas, n’aura-t-on pas dans trente ou quarante ans, à payer ce « blanc » dans la recherche, si d’aventure les autorités de ce moment, la génération de nos enfants, voulaient en décider ?

M. Jacques BOUCHARD : Tout d’abord, je répondrai aux questions concernant le bilan de fonctionnement de Superphénix.

    Au moment où divers incidents se sont produits, on s’est effectivement beaucoup interrogé, en particulier sur les deux principaux – l’incident concernant le barillet qui s’est produit en 1987 et l’incident de pollution au sodium en 1990. On s’est demandé si ces incidents étaient de nature à remettre en cause les choix qui avaient été faits en termes de concept, ou s’il s’agissait d’incidents de parcours normaux dans le déroulement d’une mise au point technologique complexe.

    Nous avons été amenés à faire un bilan précis de ces choses au moment où s’était reposée la question du redémarrage du réacteur en 1992, et les réponses avaient été claires. Les incidents en question n’étaient pas de nature à remettre en cause les choix qui avaient été faits en termes de concept. En revanche, il s’agissait bien d’incidents techniques de parcours, comme on en rencontre dans des déroulements de prototypes industriels.

    Il faut bien voir que le développement de ces réacteurs à neutrons rapides et les choix faits au plan technologique, rappelés par M. Vendryes, étaient nouveaux. Ils étaient beaucoup plus importants à la limite que le développement technologique des réacteurs à eau pour lesquels on partait de toute la connaissance industrielle de l’utilisation de l’eau comme réfrigérant. En revanche, pour les réacteurs à neutrons rapides, on se lançait dans un développement technologique complet, à la fois sur le combustible au plutonium et sur le refroidissement par un métal liquide.

    On pourra reparler du choix du sodium, mais le refroidissement par un métal liquide était de toute façon un développement technologique complètement nouveau.

    De toute évidence, c’était un développement technologique long, complexe, qui comportait des étapes. Il y avait eu les étapes de boucles d’essai, l’étape Rapsodie, l’étape Phénix. Et l’étape Superphénix était effectivement de toucher à la réalité des vrais problèmes à une échelle réellement industrielle.

    Il y a eu des incidents de parcours, sur lesquels une analyse technique très sérieuse et objective, faite à plusieurs reprises dans le déroulement, en particulier en 1992, a amené à conclure que ce n’étaient pas des incidents de nature à remettre en cause les choix de concept. C’était fondamentalement important.

    Pourquoi ces incidents ont-ils conduits à des arrêts très longs ? Des délais de remise en service encore plus longs ? Pour des raisons de prudence que l’on peut tous comprendre. Il s’agissait en effet de développements nouveaux. Il a donc été décidé à chaque fois, après ces incidents, de refaire un peignage complet de tous les aspects qui avaient pu être mal pris en compte auparavant ou insuffisamment vérifiés. A chaque fois, il y a donc eu des procédures très longues de revérification de l’ensemble des chaînes. Autrement dit, un incident technique qui conduisait à un arrêt de quelques mois, s’est traduit par un arrêt réel de plusieurs années. Mais je pense que c’était une précaution sage au plan de la sûreté, qui a nui effectivement assez considérablement à l’efficacité du fonctionnement de cette machine dans ses premières années.

    Encore une fois, l’essentiel est quand même de dire qu’à aucun moment ces incidents n’ont remis en cause les choix fondamentaux. Ils ne changeaient d’abord en rien la démonstration qui était faite que ces réacteurs à neutrons rapides pouvaient fonctionner et étaient surgénérateurs, ce qui était le premier point fondamental de la démonstration attendue. Et deuxièmement, ils ne remettaient pas en cause les choix principaux, que ce soit le combustible à l’oxyde mixte uranium-plutonium ou le principe même d’une réfrigération par métal liquide.

    Sur votre seconde question M. Bataille, concernant le plan initial d’équipement en réacteurs à neutrons rapides, il faut voir le contexte. Lorsque la décision de Superphénix a été prise, c’était dans un contexte de crise énergétique, de choc pétrolier, qui conduisait à examiner le futur énergétique, à la fois avec des prévisions probablement trop optimistes ou trop poussées en terme de besoins, mais surtout avec des prévisions pessimistes en terme de possibilité des autres sources d’énergie.

    Il faut donc faire le constat qu’au moment où Superphénix a été construit existaient déjà des études portant sur les réacteurs à neutrons rapides qui pourraient succéder à Superphénix. Je pense au projet qui s’est appelé Superphénix 2 et ensuite aux projets européens. Mais de toute façon, l’idée générale était d’enchaîner très vite sur des réalisations de série et la comparaison des besoins et des autres modes de production a montré qu’il n’était pas si urgent que cela de le faire. Ceci a conduit à la situation d’étalement que l’on a constatée par la suite.

    Je passe à la quatrième question tout de suite car elle me semble liée à celle-ci. Dans la mesure où l’on se trouve aujourd’hui dans une situation où il n’existe pas un besoin urgent de passer à une réalisation industrielle, vaut-il mieux continuer à un rythme relativement modeste les travaux sur cette filière ou au contraire les interrompre pour les reprendre dans vingt ans, dans trente ans, quand le besoin deviendra vraiment urgent ?

    Je vous livrerai deux éléments de réponse. Le premier est d’abord de dire que ce qui est démontré une fois pour toutes, concerne les principes, la physique, le fonctionnement. Cela est acquis, que l’on arrête ou que l’on reprenne dans vingt ans, les démonstrations ont été faites.

    En revanche, quand on fait un développement technologique complexe, si celui-ci est interrompu pendant une période assez longue, on sait bien que l’on repart à zéro. C’est-à-dire que l’on repart sur un développement technologique tout aussi complexe au bout de la période. On n’a pas été jusqu’à expérimenter, c’est-à-dire avoir le retour d’expérience complet du fonctionnement de ces machines dans des conditions réelles. Il faudra donc refaire cela le jour où l’on voudra repartir. Autrement dit, au plan du développement technologique, on repartira sur des bases aussi peu avancées que celles dans lesquelles on était avant la construction de Superphénix.

    Autre élément : tout dépend du moment et de la manière dont on peut imaginer que le besoin de recourir aux réacteurs à neutrons rapides se fera à nouveau sentir. Je ne parle pour l’instant que du besoin de la surgénération, mais on pourra peut-être parler après du besoin de consommation de plutonium. Est-ce que ce besoin peut revenir brutalement ? Auquel cas, il sera effectivement regrettable de ne plus avoir de développement technologique prêt à y faire face. Ou est-ce qu’au contraire, il reviendra avec une constante de temps telle que nos successeurs pourront redévelopper les moyens correspondants ? La réponse appartient malheureusement à ceux qui peuvent faire de la prévision dans ce domaine.

    Plus fondamentalement, s’agissant de la possibilité d’utiliser ces réacteurs pour consommer le plutonium et pour, si nécessaire, faire de la destruction de déchets longue vie, en particulier les actinides, il me semble que ce besoin me paraît être réellement là aujourd’hui.

    Aujourd’hui, en sous-produit de la génération d’électricité par les réacteurs actuels, on produit 10 tonnes de plutonium par an. C’est un vrai problème et la solution de ce dernier, la plus simple pour des physiciens, serait de le brûler dans ces réacteurs à neutrons rapides. C’est là que se situe à mon avis la question primordiale dans le contexte actuel.

    Concernant les préjudices de la fermeture sur la coopération internationale, il faut savoir que la France avait dans ce domaine une position de pointe. Elle avait en effet des outils et des possibilités de réalisation pratique d’expérimentations et de démonstrations. Il me paraît donc évident que si l’on n’a plus ces outils, il y a forcément une perte dans le domaine de la coopération internationale.

M. Patrice BERNARD : Je vais apporter quelques compléments à ce qu’a présenté Jacques Bouchard du point de vue des travaux de recherche qui sont menés dans le cadre de la loi du 30 décembre 1991 en les focalisant sur les aspects spécifiques des réacteurs à neutrons rapides.

    Leurs caractéristiques vous ont été décrites, je les rappellerai sommairement. Les réacteurs à neutrons rapides ont une aptitude à consommer les différents isotopes qui sont chargés à l’intérieur du cœur : ils apportent une abondance en neutrons disponibles pour justement faire des réactions de transformation des noyaux, c’est-à-dire la transmutation et d’autre part un flux intense de neutrons qui ont des caractéristiques intéressantes sous quatre aspects. On peut effectivement, si l’on configure le cœur ainsi, transformer l’uranium 238 qui est l’uranium naturel le plus abondant en une matière énergétique qui est le plutonium 239. C’est une configuration où l’on cherche à recourir à ce que l’on appelle la surgénération. A contrario, avec une autre configuration, en mettant sensiblement moins d’uranium, on peut à ce moment consommer dans de bonnes conditions neutroniques, le plutonium qui sera en particulier généré par d’autres réacteurs, c’est-à-dire les réacteurs à eau pressurisée.

    Enfin, il est important de souligner qu’ils peuvent aussi transmuter ce que sont authentiquement les déchets radioactifs, c’est-à-dire ce que l’on appelle les actinides mineurs. Ces actinides sont des noyaux plus lourds que l’uranium et le plutonium : l’américium, le curium et le neptunium. Il s’en forme environ une tonne par an dans les réacteurs. Ils ont des vies particulièrement longues et c’est sur eux que les études de transmutation, après la consommation du plutonium, portent principalement. Enfin, ils peuvent aussi transmuter certains produits de fission à vie très longue qui pourraient avoir des caractéristiques d’abondance et de mobilité dans certaines conditions particulières, je pense par exemple à l’isotope 135 du césium ou le technétium 99.

    Dans ces conditions, les réacteurs à neutrons rapides, vus dans une vision à long terme, présentent des intérêts. L’intérêt de pouvoir, à terme, stabiliser l’inventaire en radionucléides à vie longue. C’est-à-dire qu’on peut imaginer théoriquement des configurations de parcs nucléaires mixtes composés de réacteurs à eau pressurisée et de réacteurs à neutrons rapides qui stabilisent l’inventaire en radionucléides à vie longue et les seuls flux de déchets réellement radioactifs à vie longue qui sont générés sont « les pertes » dans les opérations de retraitement et de séparation des radionucléides.

    L’enjeu potentiel – du point de vue de la loi de 1991 – est que ces réacteurs associés dans des configurations de parc, permettent dans une vision à long terme, de stabiliser un inventaire alors que par exemple, par rapport à un site ouvert, l’inventaire s’accumule régulièrement à mesure que l’on produit de l’énergie. C’est cette spécificité qui est importante.

    J’ai néanmoins souligné que l’on ne peut pas supprimer totalement les flux de déchets même si on peut les réduire d’un facteur important, on peut citer un facteur dix ou plus dans certaines configurations.

    Vous avez posé la question de savoir quelle sera la recherche et développement dans la durée, pour la filière des réacteurs à neutrons rapides. Dans la perspective de l’arrêt du réacteur Superphénix, on n’est plus dans une logique de continuité d’une filière. On se place dans la logique d’une plus grande ouverture de recherche et développement, sur ces concepts de réacteurs à neutrons rapides. Les voies principales sont d’étudier en particulier de nouveaux types de réfrigérants. On a capitalisé une expérience très importante sur le sodium ; aujourd’hui c’est une filière industrielle. Les réacteurs étrangers qui fonctionnent et fonctionneront dans ce domaine continueront d’apporter des éléments.

    D’autres voies sont à explorer. Je pense aux réfrigérants : des gaz à haute température, ou d’autres types de métaux liquides. Vous avez parlé du plomb, mais il existe aussi des alliages de plomb-bismuth qui permettent d’avoir des températures plus basses et qui peuvent apporter certains avantages.

    Continuer d’améliorer les performances du combustible, c’est la deuxième voie de recherche dans ce domaine, aussi bien sur les gainages que sur les taux de combustion.

    Un point qu’il importe de souligner, dans des perspectives de filières recourant aux métaux liquides, c’est d’améliorer les techniques d’inspection et de réparation en service. C’est un des points que M. Bouchard a indiqué, qui peut épauler dans la durée la filière à neutrons rapides.

    Quelles dates, quelles échéances ?

    Déjà, dans le cadre des travaux de la loi de 1991, nous aurons chiffré en 2001 les potentiels de transmutation apportés par différentes configurations de parcs. Il s’agit de parcs mixtes, de parcs de réacteurs à neutrons rapides seuls et ce que l’on appelle les concepts dits « à double strates », c’est-à-dire des réacteurs électrogènes plus des machines très spécialisées, soit des réacteurs à neutrons rapides spécialisés dans ce domaine, soit des réacteurs à neutrons rapides couplés à des accélérateurs ; c’est ce que l’on appelle les systèmes hybrides. Ceci aura été chiffré et présenté à la commission nationale d’évaluation pour un rendez-vous pris en 2001 dans ce domaine, afin de mieux quantifier ce que je vous ai cité.

    Deuxièmement, en 2000 nous aurons établi un dossier de motivation et de choix d’options pour envisager un démonstrateur de systèmes hybrides qui pourrait être proposé dans une construction européenne. Bien évidemment c’est un rendez-vous qui sera au-delà du scope de la loi du 30 décembre 1991. Ce sera au-delà de 2006.

    En 2004, nous aurons achevé les expérimentations dans le réacteur Phénix pour consolider expérimentalement la tenue des matériaux et la capacité de transmutation en spectre à neutrons rapides, qui sont nécessaires à l’axe 1 des recherches. Et enfin, vous le savez certainement, le réacteur expérimental d’irradiation Jules Horowitz, qui est un outil pour la physique et pour le support à la recherche et développement, à la fois pour les réacteurs à eau pressurisée et pour les réacteurs à neutrons rapides aura été défini. Nous avons en perspective qu’il puisse être mis en exploitation – je dis bien à titre d’outil expérimental – en 2005 et, dans sa configuration à spectre rapide, prendre le relais de l’installation Phénix qui s’arrêtera en 2004.

Mme Michèle RIVASI : Je voulais demander à M. Bouchard comment et avec quel réacteur fabriquait-on le plutonium militaire qui avait une certaine spécificité ?

    Deuxième question concernant Superphénix : avez-vous un ordre d’idée du délai entre le moment où l’on va mettre un cœur avec des aiguilles de neptunium ou d’américium et celui où l’on fera de la spectro ? Quel est le délai pour avoir certains résultats ?

    Vous avez parlé de réduction de l’inventaire par rapport à la transmutation. Pouvez-vous nous donner des éléments de pourcentage de la réduction de l’inventaire ?

    J’aimerais avoir une idée sur l’américium et le neptunium. Qu’obtient-on comme radioéléments suite à la transmutation, au bombardement de neutrons ?

    A propos de l’iode 129 ou du césium 137, qu’a-t-on comme possibilité à l’heure actuelle pour réduire leur période radioactive ? Je sais, notamment pour l’iode 129, qu’il pose des problèmes vu la très longue période radioactive de ce radioélément.

M. Jacques BOUCHARD : Je ne vais pas vous dévoiler de secret, mais la production du plutonium militaire était faite dans des réacteurs à uranium graphite-gaz. La raison pour laquelle c’était fait là, qui est d’ailleurs la même pour laquelle d’autres les font dans des réacteurs à eau lourde, c’est qu’on a la possibilité dans ces réacteurs, à partir d’uranium naturel, de faire de la production de plutonium avec des taux d’irradiation suffisamment bas pour qu’ils soient de la qualité requise.

    Vous savez d’ailleurs que cette production a été arrêtée définitivement en France.

    La transmutation des actinides, neptunium ou américium est un des aspects fondamentaux des réacteurs à neutrons rapides. Dans les réacteurs à neutrons rapides, la transmutation des actinides est en fait de la fission des actinides. Pourquoi ? Parce que si vous transmutez des actinides, du neptunium ou de l’américium, vous transmutez d’un isotope à l’autre, vous êtes sans arrêt dans des chaînes d’éléments radioactifs alpha. Cela n’apporte donc rien. Dans les réacteurs où la capture est favorisée, comme les réacteurs à neutrons lents, on transmute des éléments. Mais on passe sans arrêt d’un actinide à un autre et cela ne fait rien gagner au plan de la radioactivité des déchets. En revanche, les réacteurs à neutrons rapides ont l’avantage d’apporter la fission, avec un pourcentage de fission élevé sur ces éléments. Les déchets qui en résulteront sont les mêmes déchets que pour les autres fissions, que ce soit la fission du plutonium ou la fission de l’uranium.

    Pour un noyau d’actinide, disons un noyau d’américium qui aura été fissionné, il restera une probabilité – je ne sais plus si c’est une sur mille ou une sur dix mille – d’avoir un noyau de césium 135 ou un autre noyau de longue vie mais avec des probabilités beaucoup plus basses. Cela ne supprime donc pas totalement le problème mais le réduit quand même considérablement.

    La vitesse de disparition du neptunium 237 dans les réacteurs à neutrons rapides n’est pas très élevée. Cela veut dire que l’on va en faire disparaître à peu près 10 % par an. Mais à la limite, ce n’est pas très gênant, car l’inventaire dans le cœur n’est pas le problème non plus. On peut avoir des quantités relativement élevées de neptunium dans le combustible et avoir la possibilité de gérer cet inventaire grâce à cette disparition progressive qui permet de réalimenter régulièrement avec ce qui est produit dans d’autres réacteurs.

M. Patrice BERNARD : La spécificité des réacteurs à neutrons rapides est de pouvoir fissionner l’ensemble des isotopes lourds, des déchets, à savoir l’américium, le curium, le neptunium. Ils sont donc en concurrence avec le processus de capture multiple qui amène à des noyaux plus lourds, certains à vie plus courte ou d’autres décroissant moins rapidement ; mais on a effectivement concurrence entre ces deux phénomènes. La spécificité des réacteurs à neutrons rapides est également de pouvoir casser ces noyaux par fission.

Mme Michèle RIVASI : Je voudrais que vous répondiez non seulement d’un point de vue scientifique mais du point de vue de la gestion des déchets. Quel est le délai entre le moment où l’on va sortir du combustible usé d’un réacteur, le moment où l’on va séparer les radioéléments – car si l’on fait des aiguilles d’américium, il va falloir les séparer du combustible – et le moment où on va le mettre dans les réacteurs à neutrons rapides, le moment où aura lieu l’expérimentation pour essayer de diminuer la radioactivité de certains produits ?

    Vis-à-vis de l’opinion publique, il faut savoir si c’est tenable, car, il ne suffit pas de se placer uniquement sur un plan scientifique.

M. Patrice BERNARD : On peut répondre sur deux aspects. Premièrement, aujourd’hui, les études, menées dans le cadre de la loi de 1991 sur l’axe 1 séparation-transmutation, n’ont pas pour objectif de détruire massivement des radionucléides à vie longue, mais d’évaluer pour le rendez-vous de 2006 le potentiel de transmutation de différentes configurations de parcs de réacteurs.

    Je le redis à nouveau : il est exact que la transmutation doit se voir forcément dans une vision à long terme sur un parc de réacteurs. Un parc de réacteurs, c’est une quarantaine à une soixantaine d’années, c’est à ce niveau qu’il faut voir les gains en transmutation.

    Deuxièmement, vous demandez quel est le délai type. Il s’écoule environ une dizaine d’années depuis le moment où un combustible est déchargé d’un réacteur, puis la phase de refroidissement avant de l’envoyer dans une installation de retraitement jusqu’aux opérations de retraitement, de séparation, de refabrication. C’est le chiffre industriel aujourd’hui qui fait que la transmutation est une réalité industrielle pour le plutonium quand on le recycle sous forme de combustible Mox dans les réacteurs. C’est un point de vue énergétique, et c’est une réalité industrielle. Le chiffre type, pour vous répondre, c’est dix ans.

    Deuxièmement, vous avez posé tout à l’heure une question sur deux isotopes, produits de fission à vie très longue.

Mme Michèle RIVASI : L’iode 129.

M. Patrice BERNARD : L’iode 129 d’une part, et le césium 135.

    L’iode 129 est effectivement celui qui a la période de radioactivité la plus longue : 16 millions d’années. Les études menées regardent comment on peut transmuter l’iode 129 dans des réacteurs à neutrons rapides. En accélérant cette transmutation par des processus de capture, on transforme l’iode 129 en un isotope stable, et on bénéficie du très fort flux qui existe dans les réacteurs à neutrons rapides en faisant une modération locale autour de la cible d’iode de façon à pouvoir le transmuter. Le potentiel de transmutation de l’iode a pu être étudié ainsi et doit être confirmé par des expérimentations qu’il est prévu de mener dans Phénix.

    Concernant le césium, la situation est un peu particulière. Le césium formé en réacteurs présente différents isotopes : du césium stable – césium 137 – qui a une période de radioactivité moyenne de 30 ans et qui est particulièrement radioactif à court terme, et il y a l’isotope vie longue : le césium 135 qui a une période de radioactivité de 2,3 millions d’années.

    La transmutation du césium 135, s’il était placé seul dans un réacteur, pourrait être techniquement envisageable. En revanche, l’idée de faire de la séparation isotopique du césium 137 qui est hautement radioactif puisque c’est un petit irradiateur à relativement court terme, peut ne pas être très prometteuse. Les recherches étudient aussi une voie alternative qui serait la séparation spécifique du césium pour le conditionner dans des matrices à très grande durabilité, c’est-à-dire à la hauteur de dix fois ou plus la période radioactive du césium 135.

    En revanche, la transmutation du césium 137 paraît très peu attractive : sa période de radioactivité est de 30 ans et c’est un produit très radioactif à court terme.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M. Georges CHARPAK,
Prix Nobel de physique

(extrait du procès-verbal de la séance du 26 mai 1998)

Présidence de M. Robert GALLEY, Président

Monsieur Georges Charpak est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Georges Charpak prête serment.

M. le Président : J’ai insisté pour que vous puissiez venir devant notre commission, car au delà de votre stature de scientifique – personne parmi nous n’ignore que le prix Nobel vous a été décerné – j’avais été amené devant la commission de la production et des échanges à citer le jugement de valeur que vous aviez, à un moment déterminé, exprimé sur Superphénix, jugement que je ne répéterai pas, car je ne veux pas brouiller les esprits et surtout vous laisser la pleine liberté de votre déclaration. C’est pourquoi il m’a semblé intéressant de vous interroger sur la décision qui vient d’être prise pour Superphénix.

M. Georges CHARPAK : Je suis honoré que vous m’auditionniez mais également un peu embarrassé, car je ne suis pas un spécialiste en matière d’énergie nucléaire. Je ne me suis penché sur les problèmes d’énergie que sur le tard presque par force, car on m’a invité à participer à certaines réunions. J’ai, par exemple, participé à la commission présidée par mon regretté collègue Raymond Castaing sur le futur de Superphénix. J’ai entendu beaucoup de choses là-dessus et appris ce qu’était Superphénix. Avant, je vous avoue que je ne m’en préoccupais pas, ce n’était pas mon domaine.

    J’ai écrit un livre avec un spécialiste des questions nucléaires militaires et civiles pour en apprendre un peu plus, pour des raisons scientifiques. Je me suis intéressé aux travaux d’un de mes collègues, au CERN, M. Rubbia qui proposait un réacteur à neutrons rapides hybride et couplé à un accélérateur.

    Les choses ont avancé. Ce réacteur hybride sera entrepris par un certain nombre de pays européens : la France, l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, la Grande-Bretagne. C’est un club ouvert. On veut démarrer vite et on a l’ambition en une dizaine d’années de faire un prototype industriel, ce qui est un peu contradictoire avec la fermeture de Superphénix. On ferme Superphénix et on va lancer un réacteur à neutrons rapides d’un type un peu différent. Pensons-nous que c’est « un coup d’épée dans l’eau » et qu’il faudra le fermer dans 25 ans ? Pas du tout, à vrai dire. Nous sommes convaincus que l’énergie nucléaire est incontournable – je parle des gens qui participent à cette aventure – M. Rubbia évidemment, mais également les ingénieurs et les industriels qui se sont lancés dans l’aventure, que ce réacteur peut permettre de répondre à un certain nombre d’objections élevées contre la filière nucléaire.

    Si l’on écoute M. Rubbia, tous les problèmes sont réglés. Il est très difficile de ne pas être gagné par son enthousiasme. Si on regarde les réserves du futur, avant on trouvait que l’uranium arrivait à la hauteur du charbon, péniblement, à condition qu’il y ait tout un parc de Superphénix, là cela dépasse de très loin les réserves de charbon et on a des avantages considérables comme mille fois moins de déchets, des déchets à vie plus courte. On a comme réserve le thorium quatre fois plus abondant que l’uranium, mais on utilise la totalité du thorium et non pas des composants à moins d’1 %. On peut « dévorer » les déchets des voisins, les actinides, vous les mêlez tous, vous les mettez là-dedans, cela mange tout ; c’est l’avantage des neutrons rapides.

    Même si l’on peut apporter toutes les atténuations que l’on veut à l’enthousiasme de M. Rubbia, il faut dire que s’il y a eu beaucoup d’objections au début et un certain scepticisme, M. Rubbia est un bon physicien qui a beaucoup travaillé. Il ne travaille pas seul et a enlevé la conviction de la communauté qui a décidé qu’elle devait s’investir dans son projet. C’est pour cela que je ne suis pas pessimiste.

    Il est possible qu’il y ait eu une attitude systématique à l’égard du nucléaire ; les gens qui disent qu’il faut sortir du nucléaire, rien que le fait que l’on transmute, que l’on fissionne, qu’on spallationne, suffit pour qu’ils le rejettent. Il y a également la conscience des nuisances des autres sources d’énergie, que ce soit l’effet de serre, bien qu’il y ait des débats dessus. On sait très bien que les autres sources d’énergie en concurrence à ce sujet génèrent des nuisances considérables sur lesquelles un silence total est fait. Une contamination homéopathique dans le domaine nucléaire, qui n’a aucune incidence sur la santé, fait l’objet de pages dans des journaux sérieux. Tandis qu’un certain nombre de coups de grisou faisant beaucoup plus de dégâts sont à peine mentionnés.

    Un effet de propagande systématique diabolise le nucléaire et pourrait s’opposer à son développement. Cela dit, je suis optimiste et je crois que l’on assistera à un redémarrage du nucléaire grâce à la recherche. Ce n’est pas un nucléaire qui se fera en circuit fermé simplement entre grands ingénieurs du nucléaire, mais il est bien au fond que des gens comme M. Rubbia s’y soient mis, que des gens qui ne soient pas au CEA, qui sont par exemple à l’IN2P3, y participent. Toute la communauté scientifique est intéressée par ce projet parce qu’il ouvre de nouvelles perspectives.

    Je suis sur ce sujet toujours en « amateur » et suis un peu embarrassé par votre invitation car je ne vois pas ce que je peux vous apprendre que vous ne sachiez déjà.

    J’étais tellement embarrassé par votre invitation que je me suis demandé de quoi j’allais vous parler. Voici deux jours, réfléchissant à cette histoire de propagande antinucléaire qu’il faut vaincre, je suis descendu sur le trottoir en face de chez moi avec un détecteur de rayons gamma. J’ai constaté que les trottoirs, qui sont faits avec du granit, étaient radioactifs, cent fois plus que ce que l’on trouvait au milieu de la rue. Un calcul simple me montrait qu’il y a des milliards de becquerels qui se promènent dans Paris. Il n’y a que des inconscients pour promener leur chien en marchant sur le bord du trottoir.

    J’ai découvert aussi, ces derniers temps, l’ignorance totale de mes concitoyens sur le fait qu’eux-mêmes sont radioactifs : 10 000 becquerels. Sur le fait que chez leur médecin et, inconsciemment parce que c’est remboursé par la sécurité sociale, ils n’hésitent pas à attraper quelques dizaines de millisieverts dans des examens médicaux dont un certain nombre pourraient ne pas être subis. J’ai découvert que vraiment, dans ce domaine, la raison ne régnait pas. C’est-à-dire qu’une contamination venant de l’industrie nucléaire, qui représentait un pourcentage ridicule de ce qu’ils reçoivent de façon naturelle, pouvait mettre en transes – entretenues – un certain nombre de gens. Il est évident, pour moi, qu’il n’y a qu’une seule façon de lutter contre cela : l’éducation, donc le contraire de la propagande.

    Il y a un gros déficit en matière d’éducation. Les fameuses quatre leucémies du professeur Viel à La Hague contre 1,5 attendues sont devenus, au fil du temps, 4 contre 3,5. Des pages entières du « Monde » leur ont été consacrées. Lorsqu’il s’est avéré que c’était un effet non significatif, on n’a pas vu des articles aussi fournis reconnaître qu’au fond cela n’avait pas de signification.

    Cela n’a pas de signification, car, pour l’industrie nucléaire, nous aurons à faire face au siècle prochain – avec 12 ou 15 milliards d’habitants au milieu du siècle – à une demande énorme d’énergie et il n’est pas vrai que, même si l’on pousse à fond les économies, si l’on pousse à fond les énergies renouvelables, l’on puisse la satisfaire sans faire appel au charbon, au gaz, au pétrole et à l’énergie nucléaire, l’énergie nucléaire étant de loin la moins polluante, si la pollution se mesure en nombre de gens qui meurent ou attrapent des maladies à cause de cette énergie.

    C’est un domaine que j’ai un peu étudié et regardé, c’est un problème politique, je pense qu’il doit y avoir un débat national sur cette question. On va fêter le centenaire de la découverte de la radioactivité. La radioactivité a été à la source de découvertes majeures dans tous les domaines de la science et en même temps il y a cette « diabolisation » qui fait qu’on n’oserait bientôt plus aller dans sa maison de campagne en Bretagne à cause du fait qu’il y a dans un mètre carré de granit breton 640 000 becquerels dans une plaque de 4 centimètres, ce qui est quand même colossal. Il est évident que ce n’est pas pareil qu’à Tchernobyl où il y a 185 000 becquerels par mètre carré dans la région la plus habitée, mais où c’est du césium et d’autres choses. J’ai parfaitement conscience de la différence entre les corps artificiels et les corps naturels. Malgré tout, tout cela est mesurable, quantifiable. Il y a dans ce domaine une peur diabolique qui est l’effet de la propagande.

    On entend des gens, sans rire, vous dire à la télévision : « mon mari travaille comme intérimaire dans le nucléaire et depuis, il est devenu impuissant », ce qui est d’une imbécillité totale, quand on voit que la dose qu’il a reçue représente 3 scanners. Si l’équivalent de trois scanners devait rendre les gens impuissants, il est évident que cela se saurait.

    Les fêtes du centenaire devraient être une occasion de parler de la radioactivité de façon non dramatique et d’expliquer aux gens une chose qu’ils ne savent pas non plus, que 20 % d’entre eux meurent de cancers. J’ai été stupéfait de voir qu’il règne un flou total et sur la radioactivité naturelle et sur la malfaisance des différentes nuisances qui existent. Quand je me suis promené avec mon détecteur, samedi, à cause de vous, je suis rentré dans une boutique où l’on fait des marbres funéraires et du granit, à un mètre de distance de cette boutique mon appareil refusait de fonctionner tellement il était asphyxié. Si cette radioactivité provenait d’un incident comme une source de césium mal fermée, on aurait eu la une des journaux, ce serait dramatique, mais là personne n’a le ridicule de dire qu’il faut fermer cette boutique de marbre funéraire.

    Quand je suis entré, que la dame qui vend ces objets a vu que c’était radioactif, elle a été très angoissée, je l’ai rassurée en lui disant que cela faisait deux milliards d’années que la matière vivante se développait avec cette radioactivité naturelle, qu’il ne fallait pas avoir peur, mais je suis persuadé que, quelque part, elle a peur maintenant. Elle ne sait pas que si elle s’assoit sur la table du bistrot d’à côté pour savourer une boisson, la quantité de petites particules qu’elle respire, qui viennent des pots d’échappement, présente mille fois plus de dangers que cette radioactivité, puisque 400 000 personnes meurent par an à cause de la fumée des pots d’échappement. C’est cette méconnaissance des dangers relatifs qui est actuellement une véritable plaie sur le plan politique : là-dessus, une éducation et des débats sont indispensables. Les actions stridentes des propagandistes doivent être démystifiées par un débat.

    Concernant Superphénix, j’étais dans cette commission qui avait conclu qu’il fallait que 60 % du temps soit utilisé pour faire de l’énergie et 40 % pour faire de la recherche. Dans les recherches, on avait même envisagé que l’on puisse étudier certains aspects du réacteur de M. Rubbia, lequel comprend une énorme masse de plomb en ébullition dans une enceinte d’acier. Cela marche très bien quand il n’y a pas de rayonnements, mais on sait très bien que les rayonnements fragilisent les aciers et on peut se poser la question de savoir si cela tient le coup. Là, c’était idéal. On le fera, peut-être, dans Phénix. Je ne pense pas que la survie de ce projet dépende de ces expériences. En tout cas, étant donné que l’argent est investi, on ne nous avait pas demandé s’il fallait le mettre en marche, l’arrêter ou des choses comme cela ; ce n’était pas notre rôle. Nous ne nous sommes donc exprimés que sur le programme de recherche que nous avons encouragé.

    Je n’ai pas la moindre idée de ce que coûte la fermeture de Superphénix. J’entends des chiffres qui varient entre 15 milliards et 5 milliards ou rien du tout, vous le savez mieux que moi.

M. le Président : C’est 16 milliards de francs.

M. Georges CHARPAK : 16 milliards de francs donc. J’aurais préféré que l’on donne la moitié des 16 milliards de francs à des écologistes physiciens pour faire une étude sur les énergies renouvelables, 49% à M. Rubbia et j’aurais bien gardé 1 % pour moi, pour étudier la radiologie à basses doses, quitte à le partager avec des collègues qui sont dans le même domaine.

    Je n’étais pas terrorisé par Superphénix. Maintenant Superphénix étant fermé de façon irrémédiable, il faut continuer. Je crois que la recherche est la meilleure solution pour résoudre les problèmes. De ce point de vue, je salue ce que fait M. Rubbia, en ne considérant pas du tout que c’est la solution finale. Il est fort possible que le réacteur franco-allemand financé par l’Union européenne soit une solution intermédiaire pour les 50 prochaines années. Mais j’ai quand même l’impression que M. Rubbia a soulevé un gros lièvre et cela grâce au fait qu’il exploite des accélérateurs qui ont fait un progrès colossal dans les laboratoires de recherches fondamentales comme le CERN, qui sont passés d’un rendement de 1 % à un rendement de 50%. La clef est là. Il peut donc « taper » sur les noyaux lourds, même des noyaux lourds qui a priori ne seraient pas bons du tout pour faire de la fission, pour en extraire de l’énergie, car il les casse en éléments plus légers qui pèsent moins lourd, je veux dire que la somme de leur masse est moins lourde que la masse de départ.

    Je serai heureux de répondre à vos questions mais encore une fois, je plaide l’ignorance et je plaide même le droit de changer d’opinion, si l’on me convainc que je me trompe complètement.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : J’ai deux questions à vous poser.

    J’ai bien noté que vous revendiquiez de ne pas être un spécialiste de ces questions, néanmoins, je crois que vous avez montré votre intérêt et votre connaissance du sujet dans l’exposé.

    J’allais vous poser une question sur les hybrides, mais le dernier propos que vous avez tenu est suffisamment éclairant sur votre opinion.

    Sur les neutrons rapides, pensez-vous que l’avenir nous obligera à revenir sur les neutrons rapides, à redécouvrir en quelque sorte l’utilité de ce type de réacteur ? Sans vous demander de lire dans le marc de café, pouvez-vous pressentir une échéance si tel était le cas ?

    Ma deuxième question sera beaucoup plus générale. Pour vous avoir déjà, par ailleurs, entendu, j’ai bien noté que vous vous prêtiez souvent à une réflexion pertinente sur le fonctionnement de la démocratie. Nous nous interrogeons, depuis le début de cette commission d’enquête, sur l’absence de transparence, qui a très largement dominé tant pour la création, l’activité, et les conditions de fermeture de Superphénix.

    Pensez-vous que, dans une démocratie, il est possible d’aller vers plus de transparence, d’organiser, en quelque sorte, un débat parlementaire, des échanges, voire des échanges débouchant sur une législation à propos de questions aussi complexes que celle de l’utilisation de l’énergie nucléaire ? Ou, on pourrait aussi imaginer cela, est-ce que vous considérez qu’une partie de la technique et de la connaissance ne peut pas venir devant un Parlement et qu’un Parlement ne peut, au delà d’une certaine limite, débattre sérieusement de questions spécialisées ? C’est un peu, depuis le début de cette commission d’enquête, la question que je me pose en notant que nous avons dans cette commission d’enquête beaucoup de collègues – un noyau de 10 ou 15 – qui sont très connaisseurs, et au fond, revenir devant le Parlement, constitué de 577 députés, pour avoir des débats difficiles à traduire en termes de communication et même en termes de débat démocratique vous paraît-il envisageable, vous qui suggérez une meilleure pédagogie par rapport à l’opinion en matière nucléaire ?

M. Georges CHARPAK : Pour la première question, je crois avoir compris que si l’on s’était lancé dans les réacteurs à neutrons rapides comme seule alternative, par exemple, pour accroître les réserves d’uranium, c’est un parc en Europe d’une cinquantaine de réacteurs qu’il aurait fallu avoir et je ne crois pas que ce soit réaliste. C’est-à-dire que cette filière ne me semblait pas la solution idéale et c’est pourquoi M. Rubbia avec son allure flamboyante et le fait qu’il avait l’air de vouloir tout résoudre m’a semblé avoir ouvert une grande porte, car les réserves tout à coup font un énorme bond en avant, avec un certain nombre d’avantages qui me paraissent considérables.

    Il me semblait qu’il était nécessaire de faire de la recherche et tout à coup, je voyais des gens compétents, venant de différents bords qui allaient se lancer dans la recherche. Il n’est pas du tout dit qu’en cherchant dans cette voie, nous aboutissions uniquement à cette solution.

    Concernant la démocratie, il y avait un fort déficit en France. Les décisions ont tendance à être prises dans des cercles très fermés et les débats à l’intérieur de ces cercles n’atteignent pas la société civile. Je suis persuadé que la décision sur Superphénix n’a pas été prise à l’unanimité et que même des gens éminents à l’intérieur de ce groupe y étaient opposés. Après tout, les Américains ont eu un débat, ils avaient l’équivalent de Phénix et ont décidé de ne pas aller dans Superphénix. Ils n’ont pas les mêmes besoins en énergie que nous non plus, je ne veux pas attacher trop d’importance à cela. Mais je crois que le fait qu’une commission parlementaire puisse accéder aux discussions, qu’il n’y ait pas simplement les conclusions transmises par le directeur, mais qu’il puisse y avoir des opinions contradictoires me paraît quelque chose de fondamental. Je n’ai pas une admiration sans borne pour les Américains, mais j’ai été frappé quand mon ami Garwin, avec qui j’ai écrit ce livre, a été convoqué par une commission sénatoriale présidée par Les Aspin et que, face au directeur des forces stratégiques qui réclamait 20 ou 50 milliards de dollars pour l’avion furtif, je crois, ou quelque chose comme cela, il a pris comme témoin M. Garwin qui était en opposition avec cela, mais qui était dans le système, il n’était pas en dehors et lui a demandé ce qu’il en pensait. Il a répondu : « je pense que les objectifs qui sont fixés de traverser les défenses russes peuvent être remplis pour dix fois moins cher avec des avions qui à 2 000 kilomètres de la côte lancent des missiles de croisière – je ne suis pas un spécialiste, je vous répète ce que j’ai entendu – et grâce à cela, on se passe complètement du reste ». M. Les Aspin et la commission sénatoriale ont écouté ce monsieur. C’est impensable en France.

    Je considère que le fait qu’il y ait une commission parlementaire, aujourd’hui, est quelque chose d’important. Elle doit avoir accès absolument à tous les éléments du débat.

    En France, il y avait deux groupes, ceux qui savaient et ceux qui ne savaient pas, ceux qui savaient se taisaient et ceux qui ne savaient pas parlaient, signaient des pétitions, s’agitaient. Il faut sortir de cela, il faut qu’il y ait des gens qui ne sont pas dans le système, des scientifiques qui puissent aussi participer au débat.

    Je crois que la démocratisation est quelque chose qui peut être positif, qui peut permettre d’éviter qu’existent des groupes qui choisissent des solutions qui ne sont peut-être pas les solutions optimales. Je ne me prononce pas sur Superphénix, encore une fois au moment où la décision a été prise, ils pensaient que le prix du pétrole allait monter, que l’uranium allait se raréfier, qu’on n’allait plus en trouver tellement. Des erreurs de jugement, on peut en avoir, et je ne sais pas du tout sur quel fondement les Américains ont décidé de ne pas explorer plus avant la filière des réacteurs à neutrons rapides. Mais ce que je souhaite, pour ma part, c’est qu’entre les scientifiques qui sont dans le système et ceux qui n’y sont pas, il n’y ait pas de barrière. Je ne crois pas à la vertu du secret. Même M. Teller, je l’ai entendu dire « un secret, il ne faut pas le garder plus d’un an, car au bout d’un an, l’ennemi est au courant grâce à ses agents spécialisés, les seuls qui ne sont pas au courant sont les amis avec qui on pourrait discuter ».

    Peut-être y a-t-il là-dedans des choses à modifier.

Mme Michèle RIVASI : Je voudrais revenir sur le problème de la recherche, car nous avons un problème de fonctionnement. Vous parlez de M. Rubbia, c’est quelqu’un qui travaille au CERN et n’a pas du tout l’aval du CEA. Tout à l’heure nous avons eu une intervention de quelqu’un du CEA qui déclarait que le Rubbiatron était complètement farfelu. Nous sommes bien en face d’un véritable problème à la fois de démocratie, de débat contradictoire : qui va faire le choix ?

    On n’a toujours pas trouvé de solution en France pour justement ne pas retomber dans le choix d’un réacteur comme Superphénix, qui a été quand même décidé par une minorité avec des députés qui n’étaient pas forcément très bien informés de ce qu’il en était. Cela a été une décision politique prise par un groupement d’électriciens. Ce sont des gens qui sont juges et parties.

    Je suis tout à fait favorable à ce qu’il y ait une recherche plurielle, des débats contradictoires avec des scientifiques pour savoir quel est le meilleur choix, mais à l’heure actuelle on n’a pas trop avancé pour l’organisation de ces débats contradictoires avec les scientifiques. Une commission comme cette commission d’enquête sur Superphénix, c’est intéressant, mais on n’a pas de débat de scientifiques pour savoir quel est le système le plus approprié par rapport à l’objectif que l’on se pose. L’objectif que l’on a aujourd’hui, ce n’est pas tant les réacteurs à neutrons rapides pour la surgénération, que les moyens pour diminuer la radioactivité des déchets radioactifs. C’est un problème. Diminuer la quantité de plutonium que l’on fabrique par an est un véritable problème de société. Ce n’est pas seulement un problème français d’ailleurs, c’est un problème international, car il y a tout ce problème de plutonium militaire à détruire. Essayons d’engager des recherches là-dessus avec un pluripartisme. Il y a des gens du CERN, des gens du CNRS, l’IN2P3, des gens du CEA et pour l’instant, on n’avait que le monopole du CEA.

    J’aurais voulu avoir votre opinion : quand on dit que le Rubbiatron est un objet totalement farfelu, qu’en pensez-vous ?

M. Georges CHARPAK : Au début, des gens ont dit cela mais la dernière réunion à laquelle j’ai participé, avec le haut commissaire à l’énergie atomique, l’administrateur du CEA, le directeur de l’IN2P3, un directeur d’EDF, était consacrée au lancement du Rubbiatron et on ne le considérait pas du tout comme un projet farfelu. En fait, on préparait une réunion prévue à Rome, avec les Espagnols, les Italiens, les Allemands destinée, je crois, à déterminer la manière de lancer ce projet, chacun amenant « ses billes » et à obtenir une aide européenne. Il y a peut-être des gens qui considèrent cela comme farfelu, mais ils sont maintenant minoritaires. J’ai rencontré récemment le responsable à Los Alamos d’un projet similaire qui était là pour discuter avec M. Rubbia de la mise en œuvre d’une collaboration internationale sur ce projet.

    Par conséquent, la marginalisation est terminée, et ce, en partie, parce que justement cela ne se fait plus en vase clos, car vous avez une participation de l’IN2P3, pas du CERN mais de gens du CERN comme M. Rubbia. De ce point de vue, je trouve que c’est un progrès, j’espère que beaucoup de projets de ce type naîtront, dont le développement ne sera pas confiné à un seul centre et je suis relativement optimiste, car j’ai l’impression que les moyens vont être apportés pour cela.

M. Roger MEÏ : M. Charpak, entre les Etats-Unis et nous, le Parlement français a peu de pouvoir – excusez-moi, je parle devant un ancien ministre –, c’est le Président de la République et le Gouvernement qui ont le pouvoir. Une commission sénatoriale américaine peut très bien prendre une décision, ce qui n’est pas le cas chez nous. Il faut que ces choses soient dites.

    Je voudrais rappeler que j’ai été nommé Président d’une mission d’information sur les problèmes énergétiques pour préparer un débat au Parlement. Or, nous avons appris, le 2 février, que la décision était prise d’arrêter Superphénix sans qu’aucune consultation ait eu lieu. Je rejoins donc ce que vous dites : il faut un vrai débat qui prenne en compte les problèmes d’énergie mais aussi les problèmes d’environnement que vous avez évoqués.

    L’énergie à long terme, on comprend. Effectivement, quand nous aurons consommé tout le charbon, tout le pétrole et tout le gaz, que restera-t-il ? Bien sûr le solaire, bien sûr les énergies renouvelables, mais elles ne seront pas suffisantes pour répondre aux besoins d’une société qui va comprendre plusieurs milliards d’habitants.

    La perspective semble donc être le nucléaire.

    Par rapport à l’environnement, voyez-vous d’autres solutions pour diminuer l’effet de serre ? L’effet de serre est la remise dans l’atmosphère de tout le stock de gaz carbonique qui était dans l’atmosphère initiale dans l’histoire de notre terre. On est en train de reconstituer dans l’atmosphère ce qui était stocké dans la terre. Voyez-vous une autre solution que le nucléaire, quelle que soit sa forme, pour que nous remettions à nos enfants une planète propre, dirais-je d’une façon un peu schématique ?

M. Georges CHARPAK : En dehors du nucléaire, qui donne un réchauffement 50 fois moindre que celui du charbon...

    Je suis comme tout le monde, je lis des choses écrites par des spécialistes et je lis des choses qui me laissent pantois, comme le fait que l’on peut prendre le CO2, le repomper, le remettre dans la terre à haute pression, des choses comme cela ; ce qui manque un peu à côté, c’est le prix.

M. Roger MEÏ : Et l’échelle.

M. Georges CHARPAK : Si l’on indique le prix, on s’aperçoit qu’il y a un certain nombre de solutions séduisantes, mais que le prix du gaz, par exemple, changerait singulièrement s’il fallait prendre le CO2 et l’enterrer en quelque sorte.

    Un certain nombre de schémas font l’objet de recherches, qui me paraissent également intéressants.

    Le gaz est actuellement le candidat le plus valable pour remplacer les centrales nucléaires. Dans un schéma que je vous montre, on peut utiliser le gaz pendant 63 années. Je trouve que ce n’est pas beaucoup comme réserves. S’il doit disparaître, ce dont je ne suis pas certain, il est évident qu’il faudra mettre une prime à la rareté à un moment donné. Il faut également se rendre compte qu’il y a de vrais débats sur l’effet de serre. Des gens vous disent que les forêts absorbent beaucoup plus de CO2 qu’on ne le croit, facteur 4 ou 5.

    Je lis des livres qui me laissent pantois, qui sont écrits par de grands « types ». Je ne suis pas complètement sûr de leur démonstration. Nous sommes à une période, à un tournant. J’ai trouvé fabuleux de découvrir qu’actuellement les homme envoient dans l’espace sous forme de rayonnement à peu près la même chose que ce qui rayonnait naturellement par notre planète Terre. Vous savez, cette boule en fusion à l’intérieur, ces volcans ! C’est quand même chaud, la Terre. Mais actuellement, ils trouvent moyen avec le développement de la consommation d’énergie, d’en émettre autant et quand on pense que dans quelques années, cela va être le double ou le triple, on se dit que l’on commence à jouer avec des choses délicates. On peut toucher vraiment au climat de la planète. Ceux qui disent qu’en cent ans on verra la même variation que dans les 15 000 dernières années, cela ne semble pas idiot du tout. D’autres le contestent. Pour des scientifiques, ce n’est « bougrement » pas facile et pour des hommes politiques pas plus. C’est pour cela que nous sommes, je crois, à une période où une certaine interaction entre les politiques et les scientifiques me semble s’imposer. Il faudrait également faire appel à l’Académie des sciences pour que, dans ce domaine, elle fasse – je crois qu’elle le fait d’ailleurs – un travail presque « à la commande » pour éclaircir ces questions.

M. le Président : Ce que nous avons à l’Assemblée nationale depuis maintenant une quinzaine d’années, c’est l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. Nous y sommes une trentaine de députés et de sénateurs en nombre égal. Nous sommes en liaison constante avec l’Académie des sciences sur tous les problèmes
– et il y en a beaucoup –, mais à l’heure actuelle, pour être concret, deux d’entre nous travaillent sur l’aval du cycle nucléaire et M. Poignant travaille sur tout le problème de l’élimination des déchets, etc., de telle sorte que vous avez là des gens qui travaillent avec l’Académie des sciences, et pas simplement avec elle, mais aussi avec l’ADEME et avec tous les organismes compétents.

M. Franck BOROTRA : M. le Professeur, aux travers de vos propos, on est assez loin de Superphénix et en même temps au cœur d’un problème qu’évoquait Mme Rivasi tout à l’heure, c’est-à-dire les conditions de la décision dans le domaine scientifique ou industriel, par rapport à la vie démocratique. Vous avez évoqué la nécessité d’un problème d’éducation. Le politique a renvoyé en disant qu’il y avait aussi un problème de transparence. Je crois qu’il existe une responsabilité des scientifiques qui dans cette affaire ne remplissent pas leur mission, car c’est à eux de participer à la vulgarisation scientifique, de rendre compréhensibles les problèmes, en particulier scientifiques, de l’époque, de poser les questions pour faire en sorte qu’on évite de tomber, comme vous le disiez tout à l’heure, dans un débat des « tout pour » d’un côté et des « tout contre » de l’autre côté.

    La question que je vous pose est la suivante : éducation, oui, transparence, oui, c’est vrai, mais rôle de la communauté scientifique pour éclairer les dirigeants qui ont à prendre des décisions et l’opinion.

    M. Meï disait, tout à l’heure, que nous étions en France et non aux Etats-Unis, où le Sénat peut prendre des décisions. Inscrire dans un programme politique que personne n’a lu, ni vu dans l’opinion que l’on va fermer Superphénix et nous dire après que « c’est ce que le peuple a voulu », c’est assez spécial en termes de transparence politique.

    Je vous pose la question de la responsabilité des scientifiques : ne croyez-vous pas que c’est à vous, – non vous Professeur Charpak – mais à la communauté scientifique, qu’il appartient de sortir un débat comme celui-là des mains exclusives de ceux qui ont intérêt à voir une procédure ou une filière industrielle se développer ?

    Deuxième question : vous plaidez pour le Rubbiatron, je suis incapable de dire si c’est bon ou pas bon. Ma question est la suivante : ne croyez-vous pas que la démarche scientifique en face des voies de la recherche est de laisser le maximum de voies ouvertes ? Plutôt que de se cristalliser sur une voie, parce que M. Rubbia a le charisme qu’on connaît ? Et croyez-vous que c’est une démarche scientifique de fermer une voie qui a été ouverte, dont on parlait tout à l’heure en termes de continuité dans le domaine de la recherche scientifique, comme la filière des neutrons rapides et comme Superphénix ?

    N’est-on pas en train de substituer un ukase du type « on ferme » pour un autre ukase du type « on s’oriente vers le Rubbiatron » ?

    Et j’ai une autre question : on pose la question de savoir si c’est le politique qui doit décider. Je crois que c’est plus compliqué que cela, qu’il existe des problèmes de recherche, de recherche et développement, des problèmes industriels. Est-ce que vous croyez que c’est aux politiques de déterminer les voies de la recherche scientifique ? Croyez-vous que les expériences que nous avons dans le monde du politique se mêlant à la recherche n’ont pas conduit aux pires catastrophes ?

    Et à l’autre bout, n’est-ce quand même pas aux industriels de décider, à partir du moment où l’on a la maîtrise en particulier de la recherche et développement, de l’investissement dans lequel on va s’engager ? Quand on se trompe, on voit les conséquences que cela peut avoir.

    Je souhaiterais, au travers de votre réflexion, que vous nous expliquiez comment le politique qui va avoir à décider peut se positionner par rapport à la recherche, à une condition : qu’il ne vienne pas interférer pour orienter la recherche, car c’est la pire des choses. Les expériences de 75 ans passés le montrent dans d’autres pays.

    D’un autre côté, au nom de quoi est-ce le politique qui viendrait interférer sur des décisions quand il ne paie pas ? Ne croyez-vous pas que là, le rôle du politique ne serait pas plutôt de prendre en compte les questions qui touchent à la sûreté, donc aux conditions dans lesquelles ces expériences et cette filière industrielle sont mises en place, aux risques, aux conséquences des choix ? Plutôt que de se substituer aux chercheurs d’un côté ou aux industriels de l’autre quand des décisions doivent être prises, pourvu que toutes les précautions soient prises.

    Votre réflexion peut être utile, car vous êtes un chercheur, vous êtes un scientifique et nous sommes là au cœur d’un débat où l’on reproche à un petit nombre d’avoir pris des décisions comme si, en réalité, en ouvrant un débat qui ne soit pas artificiel, on aurait pu être sûr que d’autres décisions, aussi responsables, puissent être prises.

M. Georges CHARPAK : Il y a peut-être en France un déficit dans l’organisation des scientifiques quant à leur participation à la vie politique. Il y a eu, par exemple, des débats à l’Académie des sciences sur la question de savoir si celle-ci vraiment, sous sa forme actuelle, était ce que l’on pouvait faire de mieux. A l’Académie des sciences américaine, ils sont 1 200. Nous sommes 120, si je ne compte pas les correspondants. L’Académie américaine a un budget de quelques centaines de millions de dollars qui provient de contrats qu’elle passe avec le Gouvernement qui peuvent être des plus variés : étudier une réforme de l’éducation, quelles sont les meilleures routes pour le futur, etc., etc. et cela se paie. Ils font des commissions d’études dans lesquelles on trouve des gens qui ne sont pas de l’Académie. Ainsi, la commission de contrôle des armements de l’Académie des sciences comportait le directeur d’une grande entreprise d’armement et des militaires ; c’est impensable en France.

    Une institution comme cela manque. En France, nous avons modifié l’Académie des sciences, il y a le CADAS, une institution où l’on trouve des ingénieurs, etc. mais actuellement une réflexion est menée à l’Académie des sciences pour éventuellement introduire des réformes ; ce n’est pas très facile.

    Cela dit, faut-il que ce soit le politique qui décide ? A mon avis, oui.

    Lorsque M. Rubbia a imaginé une expérience qui a fait sa gloire, qui s’appelait « les collisionneurs », il avait été voir le directeur du grand laboratoire américain Fermilab qui l’avait rejetée avec condescendance. M. Rubbia est alors venu au CERN et a vu le directeur du CERN, qui est quasiment un politique. Mais il a du pouvoir. C’est un théoricien, il a écouté M. Rubbia et lui a dit « vous avez de bonnes idées ». Après avoir réfléchi, il lui a dit « c’est vraiment une bonne idée et je vais l’imposer ».

    L’imposer voulait dire casser le projet qui existait, le retarder d’un an, prendre l’argent et l’investir dans la modification que demandait M. Rubbia, prendre l’argent aux physiciens européens qui étaient en train de se préparer à faire des expériences avec l’accélérateur « ringard » qui était prévu, quand ce que proposait M. Rubbia était tout à fait révolutionnaire. La majorité des physiciens européens était contre, lui l’a imposé. Pour moi, c’est le politique intelligent.

    Ce n’est pas un fonctionnement parlementaire puisque le directeur du CERN dépend des instances européennes mais il a des pouvoirs qui faisaient qu’il n’était pas écrasé par le fait que c’était quelque chose de multinational, dans lequel on ne peut pas prendre de décision car il faut une petite retombée par ici, une petite retombée par là. On a réussi car un certain nombre de directeurs généraux étaient dignes de cette responsabilité qu’on leur donnait, il fallait qu’ils prennent les décisions.

    Mais si on avait laissé les physiciens décider de façon démocratique, on ne le faisait pas. Dans ce cas, M. Rubbia a gagné, il a eu non seulement le prix Nobel, mais les Américains et le monde entier, ont complètement changé leur programme et adopté son programme à lui.

    C’est une situation idéale. Je ne sais pas du tout comment la mettre dans les institutions.

    Pour le Rubbiatron, je vous rassure : un certain nombre de gens considèrent que c’est complètement farfelu, je trouve cela très bien. Un certain nombre de gens disent qu’on l’a inventé avant lui ; vous pouvez faire n’importe quoi en physique, il y a toujours une personne qui l’a inventé avant vous. Cela a été le cas des Américains qui maintenant viennent collaborer avec lui. Il n’y a pas, dans la mesure où cette recherche n’est pas confinée dans une seule institution, du tout une structure hiérarchisée et je suis sûr que cela va se diversifier. J’ai confiance car je pense que cela ouvre la porte à l’esprit de recherche. Peut-être des gens trouveront-ils des choses nouvelles et différentes. Je ne crois pas que ce soit comme Superphénix, je pense que ce sera différent.

    En ce qui concerne Superphénix, il a subi des déboires et parmi ceux-ci il y a le fait qu’est retombée sur Superphénix la déconsidération auprès de l’opinion publique, d’une partie de l’opinion publique, de l’énergie nucléaire à cause de Tchernobyl et à cause de la peur panique qui saisit les gens. Tout à l’heure, j’ai parlé de superstition. Si mon livre s’appelle « feux follets et champignons nucléaires », « feux follets » c’est à cause de la superstition. Des gens ont actuellement vraiment une peur panique, qui dépasse l’entendement, de tout ce qui est radiations.

    J’ai connu, voici deux ans, dans le Sud de la France, une institutrice qui ne mangeait plus de champignons à cause de Tchernobyl. C’était aberrant ; c’était parce qu’elle n’avait plus confiance dans ce qu’on lui disait dans ce domaine ; et au fond, tout cela est retombé sur Superphénix.

    Je souhaite, pour ma part, que l’éducation fasse des progrès dans ce domaine, que les gens se rendent compte que l’on meurt de ceci ou de cela, et que les radiations sont un facteur parmi les autres, infiniment moins grave actuellement que la contamination avec les petites fumées, et je ne parle pas du tabac !

M. le Président : Je vous remercie très chaleureusement au nom de toute la commission d’avoir pris la peine de venir parmi nous.

Audition de MM. Raymond AVRILLIER,
Porte-parole de l’association « Les Européens contre Superphénix »,
Yves FRANÇOIS,
Président du Comité local pour l’arrêt définitif de Superphénix
et Claude BOUVIER,
Président de l’association des élus opposés à Superphénix

(extrait du procès-verbal de la séance du 28 mai 1998)

Présidence de M. Robert GALLEY, Président

Messieurs Raymond Avrillier, Yves François et Claude Bouvier sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête leur ont été communiquées. A l’invitation du Président, MM. Raymond Avrillier, Yves François et Claude Bouvier prêtent serment.

M. Claude BOUVIER : Je suis adjoint au maire de Passins, petite commune de 600 habitants limitrophe de Morestel. En tant que Président de l’Association interdépartementale des élus locaux favorables à l’arrêt définitif de Superphénix et à la reconversion de son bassin d’emploi, je me dois de rappeler les termes de notre communiqué de presse du 4 février dernier qui approuvait la confirmation par le Gouvernement de la décision d’arrêt définitif de Superphénix.

    « Cette nouvelle apporte aux opposants à cette centrale un immense soulagement. Imposée par le mensonge et la force il y a une vingtaine d’années, sans débat démocratique, l’aventure de Superphénix aura fini par céder aux règles de la République. Sur le plan juridique, la décision du tribunal administratif qui a établi la non-existence légale de Superphénix est enfin respectée. Sur le plan financier, les observations de la Cour des comptes, garante du bon usage de l’argent public, sont enfin prises en considération. Sur le plan politique, un Gouvernement s’honore en respectant, une fois élu, ses engagements électoraux malgré les pressions dont il fait l’objet. »

    Pour rester sur ce dernier plan, je voudrais également saluer le pari de transparence, de démocratie et de raison fait par le Parlement en votant à l’unanimité la création de votre commission. Je veux croire que le compte rendu de vos travaux sera un document répondant à ces idéaux mais j’ai quelques craintes, fondées notamment sur le fait que M. Rival, maire de Morestel, est revenu perplexe de sa récente rencontre avec vous. A en croire ses déclarations retranscrites dans la presse locale, certains d’entre vous utiliseraient plus vos travaux pour tenter de relancer la polémique et les troubles dans notre région que pour honorer le mandat que vous a confié le Parlement unanime. Mais j’espère que notre entretien dissipera toutes ces craintes.

    Pour ma part, je souhaite vous apporter quelques souvenirs et mes attentes liées au démantèlement et à la reconversion qui s’engagent.

    Le souvenir, c’est le manque de simple information, de transparence et de démocratie. Quel gâchis humain et financier aurait pu être évité si le Parlement de 1976 avait su, comme cela lui avait été demandé, prendre en son temps une décision analogue à celle qui nous réunit aujourd’hui ! Comment douter de l’effet qu’aurait produit l’écoute de compétences indépendantes des pouvoirs d’EDF et du CEA ?

    Ces carences ont été la principale motivation de la création de l’Association des élus locaux opposés au projet de Superphénix, qui regroupait, au moment de la création de cette centrale, 159 membres. Cette association a participé activement à l’effort d’information indépendante destinée aux populations sur le projet Superphénix. Parce qu’il fallait prouver l’importance de l’opposition au projet, ses membres ont été partie prenante dans la tragique marche de 1977. Sans anticiper sur ce qui sera développé par M. François, il faut se souvenir que ce jour-là, au cours d’une journée de guerre en temps de paix, Superphénix était imposée à la population par la force et dans le sang.

    Pourtant le bien-fondé de cette opposition au projet reposait sur divers problèmes généraux du nucléaire.

    Citoyens du monde, nos prédécesseurs et nous-mêmes à leur suite, pensons qu’il n’y a pas de développement de la filière nucléaire civile réellement indépendante de son ombre militaire. Toute utilisation de l’énergie nucléaire est porteuse d’une prolifération de l’arme nucléaire dont le contrôle pose problème. Pour illustrer ces idées, nous aurions pu parler de l’Irak, mais permettez-moi, à la lumière de l’actualité récente, de citer M. Vendryes, l’un des pères de la filière des surgénérateurs et peu suspect de désinformation antinucléaire. Dans son livre « Superphénix : pourquoi ? » page 36, il écrit : « Au terme d’un contrat conclu en 1969, le Commissariat à l’énergie atomique apporta à la commission de l’énergie atomique indienne son assistance pour former à Cadarache et en Inde, les premières équipes de physiciens et d’ingénieurs aux diverses techniques dont ils avaient besoin. » Sans commentaire.

    Nous ne souhaitions, et ne souhaitons toujours pas, vivre à côté d’une installation associant le risque nucléaire au risque chimique. Sans développer les aspects technico-économiques, qui seront traités par M. Avrillier, nous voulons souligner que cette particularité en fait une cible de choix du terrorisme. L’histoire a malheureusement montré le bien-fondé de cette inquiétude. Sans ouvrir un débat stérile sur les auteurs potentiels de l’attentat de 1982 dont la liste allait du mouvement antinucléaire au terrorisme d’Etat, permettez-moi de citer une nouvelle fois M. Vendryes qui dans son livre écrivait page 78 : « Une nuit de janvier 1982 eut lieu un attentat qui resta heureusement sans conséquences graves. Depuis la rive du Rhône opposée à la centrale, cinq roquettes antichars de fabrication soviétique furent tirées. » L’affaire fut instruite sans aucune publicité. Selon des informations qui parurent dans la presse deux ans plus tard, il semble bien qu’il y ait lieu de voir dans cet attentat, auquel les mouvements antinucléaires se défendirent d’avoir pris la moindre part, la main du terrorisme international.

    Il faut cependant dénoncer le climat dans lequel nous avons vécu autour de l’éventualité, et surtout de la concrétisation, de cette sinistre page de l’histoire de Superphénix. Le fait d’être connu pour ses opinions antinucléaires valait fréquemment d’être suivi et parfois même raccompagné par une voiture de gendarmerie. On peut parler de nécessaire travail de routine. Sans développer de complexe de persécution, nous ne l’avons pas vécu comme une contribution de Superphénix à l’amélioration de notre cadre de vie.

    Dégradation également de notre environnement par le site lui-même qui dresse son imposante verrue de béton entre les collines des bords du Rhône où divergent de nombreuses et colossales lignes à très haute tension qui tracent leurs saignées dans notre campagne.

    Enfin, sans nier l’impact globalement positif sur le plan socio-économique de l’implantation de nombreux emplois dans notre région, dont les militants du comité de soutien à Superphénix vous ont déjà suffisamment parlé, je compléterai ce tableau par quelques remarques.

    L’activité économique existante au moment de l’implantation du projet avait un caractère diffus, lié à l’existence de petites entreprises. Si certaines ont su s’adapter, d’autres – des artisans électriciens, par exemple – ont souffert de la concurrence des entreprises de la sous-traitance de Creys-Malville, venant chercher un plus en cassant les prix sur leur champ d’activité. Globalement positif, mais source d’un sentiment d’injustice pour ceux qui constatent aujourd’hui le déchaînement des passions et les mesures de soutien accordées à ceux qui les écrasaient hier dans l’indifférence générale.

    Sur le plan social, élu soucieux d’apaiser les tensions, je me dois de compléter les discours sur la remarquable intégration des personnels EDF et de leur investissement dans la vie associative. Je comprends l’amertume de ceux laissés sur la touche parce qu’il leur aura été plus difficile qu’à d’autres d’organiser leur temps de travail et de profiter de facilités de logistique – secrétariat, par exemple. Que dire du mérite attribué à ces personnels grâce aux actions de sponsoring de leurs employeurs qui nous inondent de cadeaux frappés du logo de NERSA, entre autres !

    Mais cela n’est rien au regard de l’opération menée, avec l’appui de toute l’autorité de la préfecture de l’époque, pour pousser les communes à s’endetter en se liant au projet Superphénix. Quel qualificatif légal utiliser pour parler de ce principe de mise à disposition immédiate des communes d’argent qu’elles étaient censées recevoir plus tard, à condition que le projet voie le jour et réussisse ?

    Ce ne fut pas le cas et nos communes s’enlisaient dans d’interminables et coûteuses procédures de justice lorsque l’actuel Gouvernement s’est honoré en annonçant qu’il assumerait les responsabilités d’hier en prenant à sa charge le remboursement des avances de la Caisse nationale de l’énergie et des prêts grands chantiers de la Caisse des dépôts et consignations. Nous voici revenus à l’actualité.

    Lorsque le Premier ministre a annoncé son intention de tenir ses engagements électoraux vis-à-vis de l’arrêt de Superphénix, les patrons et les salariés concernés ont immédiatement créé un comité dont l’objet de défense de leurs intérêts aurait pu être compris s’il ne s’était limité à l’ouverture d’un rapport de forces déterminé à faire reculer le Gouvernement.

    Emus de ce tapage, les maires du canton de Morestel, légitimement inquiets des conditions d’accompagnement de cette décision pour leurs communes, ont, dans leur trouble, confondu leur sentiment du moment avec la réalité, parlant d’une opposition unanime de la population et de ses élus à cette décision. Quelques jours plus tard, une habile manipulation de la part des leaders du canton a ajouté à la confusion en permettant le financement par le contribuable du comité de soutien à Superphénix, sous la forme d’une subvention du district de Morestel qui appelait l’ensemble des communes du canton à faire de même.

    Même si cet appel a été peu suivi, la tournure inacceptable que prenaient les événements à provoqué la légitime réaction de ceux qui approuvaient la fin de l’aventure Superphénix qu’ils n’auraient jamais voulu voir commencer. Confiants dans la reconnaissance de nos convictions dont le fondement s’était confirmé au fil des ans, conscients et soucieux des difficultés engendrées pour un voisin, un ami, dont la vie personnelle était liée à Superphénix, nous avons su nous faire entendre suffisamment pour briser le mensonge de l’unanimité pour Superphénix, tout en évitant les rencontres conflictuelles entre les deux parties.

    Aux côtés du comité local pour l’arrêt de Superphénix, notre association d’élus s’est employée à faire passer dans la courtoisie, le calme et la dignité, son message pour que s’engage un débat tourné vers l’avenir sur les conditions de la reconversion du bassin d’emploi de Superphénix. Au fil des mois, le calme est revenu sur le canton et la raison s’est imposée.

    L’heure est venu de regarder plus loin.

    Il y a une vingtaine d’années, l’arrêt du programme Concorde, réussite technologique et erreur économique, n’a pas signé l’arrêt de mort de notre industrie aéronautique mais a, au contraire, permis le succès économique du programme Airbus qui s’y est substitué.

    Je suis convaincu que cette fois encore, les techniciens français sauront utiliser leurs compétences pour rebondir et trouver des solutions durables à la question énergétique. Nous sommes à l’aube d’une ère nouvelle de la gestion de l’énergie en France, la fin du tout nucléaire et la poursuite des recherches notamment sur la gestion des déchets. L’utilisation rationnelle de l’énergie et le développement des énergies renouvelables permettront de préparer l’avenir.

    Certes, ces questions dépassent les limites de mes propres compétences même si l’un des premiers pas de cette nouvelle politique s’applique sur notre territoire. Profitons-en donc pour affirmer notre volonté de participer sans état d’âme aux travaux des prochains comités d’orientation prévus par le programme d’accompagnement économique de l’arrêt de Superphénix. Le document transmis aux communes nous semble une bonne base pour lancer ce travail, qui sera long et difficile, et au terme duquel nous aurons la satisfaction d’avoir réussi sur le plan technique et socio-économique la reconversion exemplaire que nous appelons de nos vœux et que les déclarations d’intention du Gouvernement rendent crédibles.

    S’il est encore un peu tôt pour parler de ce travail, qui ne sera lancé réellement que demain à la préfecture de l’Isère, je confirme ici la volonté de notre association d’attirer l’attention sur la nécessité de travailler sur l’ensemble du territoire concerné, sans confondre priorités et monopole ; de coordonner les actions du relais emploi et de développement économique avec celles des structures déjà existantes sur le territoire concerné ; de développer l’acquis positif de l’implantation de la centrale, en matière de redistribution de la taxe professionnelle en particulier, en prenant en compte les potentiels existants de développement économique. Une réflexion doit être menée sur l’offre diffuse de zones d’activités, qui correspond bien à la réalité socio-économique du territoire.

    Je vous remercie de votre attention et je laisse la parole à mes collègues.

M. Yves FRANÇOIS : Je suis agriculteur, très proche voisin de Superphénix. Je représente le comité local pour l’arrêt définitif de Superphénix et je suis membre de la commission locale d’information par le biais de la Chambre d’agriculture. Je suis le dossier Superphénix depuis le début. Et c’est en ma qualité d’habitant local, car sur le plan technique je ne suis pas compétent pour le faire, que je vais exprimer mon sentiment sur la mise en place de Superphénix, son fonctionnement et son arrêt.

    En 1974, lorsque les premiers sondages ont été effectués, nous n’avons eu aucune information. Les gens venaient sur nos parcelles sonder les terrains sans la moindre explication. En 1976, nous savions qu’allait se construire un surgénérateur. Nous avions déjà plus d’informations, qui nous étaient données, en fait, par des scientifiques déjà opposants qui nous mettaient en garde contre le type particulier de cette centrale à neutrons rapides. Ces informations, que nous n’avions pas par ailleurs, ont conduit à la première manifestation importante de 1976 qui réunissait 20 000 personnes à Creys-Malville demandant d’avoir des informations et surtout un moratoire. A l’époque, Théodore Monod s’était déplacé, ainsi que Lanza Del Vasto.

    La manifestation s’est déroulée en deux temps. Dans un premier temps, il y a eu un léger rapport de force, la clôture avait été coupée et les gens s’étaient assis au bord pour demander une rencontre avec le sous-préfet en vue d’obtenir une discussion et ce moratoire. Pour temporiser, le sous-préfet a accepté et le surlendemain, le camp était évacué par la force ! Cela a amené, dans un second temps, la population locale à adhérer massivement à la manifestation. Il y a eu la marche de Bouvesse vers le site, avec trente-cinq tracteurs, les agriculteurs étant présents. Il y avait vraiment l’adhésion de la population locale qui ne comprenait pas une répression pareille pour un projet prétendument démocratique. A ce moment-là, il y a eu une première répression dont on s’étonne qu’elle n’est pas fait plus de blessés et de morts parce que déjà les forces de l’ordre utilisaient les grenades offensives. On a eu de la chance. A la suite de cela, la population est restée très perplexe. Des réunions publiques contradictoires se sont tenues sur le secteur. A cette occasion, nous avons vu et entendu des choses assez incroyables dites par M. Barberger, directeur de la construction, qui a osé déclarer en pleine réunion publique que même l’imprévisible était prévu. Il faut oser. Mais ce pouvait être des effets de tribune, il ne faut pas le prendre au pied de la lettre.

    Puis nous nous sommes aperçu que certains éléments de la sécurité nous paraissaient suspects. Un jour, on nous a annoncé qu’il y avait des éléments fiables, des dossiers de sécurité et l’on nous a proposé de nous les faire parvenir. Il s’agissait de dossier de NERSA qui avaient été subtilisés à Lyon. Par curiosité, nous les avons consultés. A la réunion suivante, nous avons demandé à M. Barberger à la chute de quel avion le dôme du réacteur pouvait-il résister. Il nous a répondu : « A la chute d’un Boeing, sans problème ». Le problème était que, d’après les dossiers de la NERSA, il ne résistait qu’à la chute d’un bimoteur Cessna à quatre places. Nous le lui avons dit. Il était un peu gêné. Et d’autres confrontations d’informations de ce type mettaient comme cela le manque d’information en évidence, voire la désinformation. Cette non-information, ce refus de dialogue a été aussi l’un des éléments déclencheurs qui a conduit à la grande manifestation de 1977 à laquelle, selon les sources, participaient 60 000 à 80 000 personnes qui voulaient vraiment arrêter, dialoguer et mettre les choses à plat.

    Sans revenir longuement sur ces événements, je dirai simplement que la démocratie a totalement dérapé. Il y a eu un mort et des blessés graves. C’est très dur à vivre quand on croit vivre dans un pays où la démocratie semble chose acquise. Cela a été un coup porté à l’opposition. La volonté était de « casser » le mouvement, cela a réussi. S’est alors créée ARMOS, l’association de la région de Malville opposée à Superphénix, qui a continué de façon beaucoup moins voyante d’informer les gens et de leur faire comprendre que ce qui se passait n’était pas tout à fait normal.

    D’autres choses vous paraîtront sans doute anecdotiques, mais m’ont beaucoup marqué personnellement. Par exemple, en accord avec la famille de Vital Michalon, nous avions voulu poser une stèle pour commémorer cet événement en bordure de voie publique. Le maire de l’époque, en accord avec la préfecture, l’avait faite enlever rapidement. Il a fallu attendre juillet 1997, date commémorative des événements de 1977, pour qu’une stèle soit installée cette fois sur un terrain privé, puisqu’il n’y avait pas d’autres moyens. Un millier de personnes, dont Théodore Monod, sont revenus pour une cérémonie très poignante durant laquelle les gens vivaient quelque chose d’important. Mais il est vrai que l’actualité a donné plus d’ampleur à cette réunion que ça n’aurait dû. Je tiens à préciser que cette réunion était prévue bien avant la dissolution et bien avant la prise de position de Lionel Jospin – mais ce fut un moment très important.

    Par ailleurs, il y a eu également la montée en puissance du comité favorable à Superphénix, des commerçants, des élus locaux, avec cette volonté d’imposer une pensée unique, comme si, sur place, il n’y avait pas d’autre alternative que d’être pour Superphénix. Ce n’est pas facile de vouloir exprimer une autre pensée, de dire qu’il y a vingt ans on avait prévu des choses qui se sont réalisées, heureusement pas toutes, puisqu’aucun accident n’a été à déplorer. Mais comment, en démocratie, se faire entendre quand la presse locale est partie prenante et malheureusement pas de votre côté ?

    A partir de là, la situation a été assez difficile à vivre localement avec toutes les pressions dont M. Bouvier a parlé, et dont certains commerçants ont aussi fait l’objet. Je parle là de faits rapportés par la gendarmerie, dont on peut penser qu’ils sont véridiques, où une personne tenant un pressing dans la zone industrielle de Passins qui refusait de coller une affiche pro-Superphénix voyait, par exemple, sa vitrine recouverte entièrement d’affiches le lendemain matin. C’est une manière d’agir qui ne me paraît pas très démocratique ! Je ne parle pas des subventions obtenues, ni de l’état des routes le 31 juillet qui avaient été « bombées » avec des slogans pour Superphénix, voire des propos insultants à l’égard de Mme Voynet. La remise en état des routes, la DDE m’a communiqué le chiffre, a coûté 100 000 francs. Ce n’est pas la meilleure utilisation des deniers publics !

    Il y a aussi ce que l’on a vécu avec M. Bataille, à la Tour-du-Pin, le 27 janvier : la mission parlementaire qui était venue...

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Il y avait également Mme Rivasi, M. Galley et M. Moyne-Bressand.

M. Yves FRANÇOIS : Nous vous avions dit, M. Bataille, ainsi qu’à M. Meï, que nous ne comprenions pas pourquoi vous veniez si tard. La pression était un peu retombée, votre présence avait permis à certaines personnes de laisser croire aux habitants locaux qu’il y avait une possibilité de voir redémarrer Superphénix. Sur place, cela n’a pas été facile à vivre et ce à deux ou trois jours de l’annonce de la décision d’arrêt, le 2 février.

    Pour nous, cette décision n’a pas été une victoire, plutôt un soulagement amer. Cela fait vingt ans que nous luttons contre ce projet et quand nous voyons tout ce qui a été dépensé, la vie qui a été gâchée mais également les situations économiques difficiles dans lesquelles certains se retrouvent, habitués qu’ils étaient à gagner de l’argent localement avec Superphénix, il est vrai que cela pose des problèmes. Tout ce gâchis aurait pu être évité si le Parlement de l’époque avait fait ce que vous faites actuellement.

    Beaucoup de gens m’ont dit – ceux qui acceptaient de me parler – que l’on n’aurait jamais dû la construire. Je ne pouvais que leur répondre qu’il fallait y penser avant !

    Il faut savoir tirer une leçon des échecs parce que le progrès par l’échec existe.

    Je conclurai par cette citation de Saint-Exupéry : « Nous n’héritons pas de la terre de nos ancêtres, mais nous l’empruntons à nos enfants ».

M. Raymond AVRILLIER : Je suis actuellement élu mais, malgré mes réticences, mes collègues du collectif d’associations « Les Européens contre Superphénix » m’ont demandé de reprendre le rôle de porte-parole de ce regroupement d’associations que j’avais tenu un certain temps, sachant que j’ai également représenté des associations départementales à la commission locale d’information auprès de la centrale Superphénix pendant des années.

    Même si je ne travaille pas dans ce domaine, ma formation initiale et lointaine m’a laissé quelques traces et je participe au groupement de scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire.

    Dans ce cadre-là, j’avais été auditionné en 1992 par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques qui avait, le 19 mai 1992, effectué la première audition démocratique sur ce dossier. C’était une audition spéciale sur Superphénix ce qui explique que je parle d’une première audition, mais il y avait eu d’autres travaux de cet Office sur l’énergie nucléaire. La création de ce dernier ne me paraît d’ailleurs pas indépendante de ces débats contradictoires que nous avons eu hors des instances prévues à cet effet.

    La question que vous vous posez de savoir quels enseignements tirer de cette expérience de Superphénix dans les domaines scientifique, administratif, financier, politique et environnemental, indique que vous remplissez la tâche que vos prédécesseurs n’ont pas su tenir depuis un quart de siècle et qui a été reprise dans les années 1990, avec l’élaboration de cet Office parlementaire et la résurgence de débats sur les domaines énergétique, scientifique et technologique.

    Au nom du groupement que je représente, je vous renvois aux éléments que nous avions fournis à l’Office parlementaire de l’époque. Nous tirons de l’expérience de Superphénix des enseignements très positifs. Positifs car un échec est toujours source d’enseignements, que ce soit du point de vue de la démocratie, ou du point de vue scientifique et technologique, économique, administratif, financier et procédural.

    Du point de vue de la démocratie, Superphénix n’a pas été décidé selon des méthodes que je qualifierais de démocratiques, ne serait-ce que dans le domaine de l’accès à l’information et aux recherches préalables à la décision. Pourtant, dès cette époque, nous disposions d’analyses, notamment grâce à l’Institut économique et politique de l’énergie dont faisait partie M. Finon, auteur du livre « L’échec des surrégénérateurs : autopsie d’un grand programme ». Ces analyses très poussées étaient reconnues internationalement, mais pas en France, hélas, sur la nécessité de diversifier les éléments de programmes énergétiques et de ne pas mettre l’ensemble de la décision « dans un seul panier ».

    Pourtant, à l’intérieur du CEA des recherches voyaient le jour qui permettaient d’avoir des incertitudes sur le saut dimensionnel de Superphénix par rapport à Phénix, mais l’information ne perçait pas à l’extérieur.

    Superphénix dont certains éléments représentent quarante fois la taille de ceux de Phénix – même si le rapport de puissance en matière énergétique n’est pas dans cette proportion – comportait du point de vue scientifique mais aussi du point de vue de la décision politique, une très grande incertitude.

    Du point de vue administratif, l’accès aux informations et aux recherches n’existait pas plus. En tant que citoyens, représentants d’associations, scientifiques, instituts de recherches, nous n’avions pas accès aux éléments financiers qui étaient tout à fait incertains, ni à la logique dans laquelle le programme se situait. Nous devrions avoir aujourd’hui une trentaine de surgénérateurs suivant la décision à laquelle votre Parlement avait acquiescé en acceptant le programme proposé à la fin des années 1970. L’an 2000 devait voir sur le territoire français plusieurs dizaines de surgénérateurs.

    Naturellement, la logique était une logique d’exportation. Là encore, tout le monde, le Parlement y compris, a été dépossédé de l’information puisque la logique de surgénération était une logique de surproduction de plutonium et aussi une logique d’exportation. L’ensemble des promoteurs a d’ailleurs toujours affirmé cette logique d’exportation. A l’intérieur de celle-ci, un choix politique était fait sans le dire, celui de la prolifération, de la dissémination d’installations, certes civiles, mais dont on sait qu’elles produisaient, dans le cœur de Superphénix, un plutonium de qualité militaire. De fait, les militaires étaient intéressés, en France et ailleurs.

    Sur cette question d’accès à l’information, nous avons beaucoup appris car nous pensons qu’il faut commencer par là, par ouvrir à la décision publique et permettre au citoyen d’accéder à toutes les informations avant de prendre une décision.

    Excusez-moi de faire un bilan sur les éléments de méthodes mais, me semble-t-il, c’est aussi ce qui intéresse les parlementaires.

    Le deuxième enseignement concerne les instances de décision ou d’aide à la décision qui sont juges et parties.

    Nous ne disposions pas à l’époque d’une DSIN, c’est-à-dire d’un organisme de contrôle réellement indépendant, si tant est que la DSIN le soit tout à fait, et cela pose encore des problèmes, mais il y a eu des évolutions notables justement au travers du dossier Superphénix. Nous ne disposions pas de points de vue autres que celui du CEA. EDF ne disposait pas de sa propre instance d’évaluation. Le projet était porté par le CEA et EDF en était le maître d’ouvrage délégué. Les réticences qui se sont manifestées à EDF sur ce programme – j’espère que vous les recherchez dans vos investigations et vos auditions – sont un élément longtemps caché. La logique du CEA d’avoir un programme franco-français, qui comporte certes des choses intéressantes par rapport aux licences Westinghouse PWR, s’inscrivait dans une logique assez démesurée qui déplaisait à EDF car elle comportait des risques et des incertitudes à tout niveau.

    Donc, nous n’avons pas disposé d’analyses pluralistes et contradictoires. Pour tirer de ce constat négatif des aspects positifs, il serait souhaitable de ne pas oublier de rendre ces analyses possibles préalablement à la décision.

    Nous n’avons pas eu non plus d’information pluraliste et de débat public contradictoire dans aucune instance, même dans le domaine scientifique. M. Finon, par exemple, a dû abandonner ses recherches alors qu’il était reconnu internationalement comme l’un des chercheurs les plus importants dans ce domaine, parce qu’il dérangeait en mettant en avant, dès cette époque, les incertitudes de cette filière.

    Puis nous n’avons pas eu d’exposé clair des choix, des choix possibles mais également du choix fait. On ne nous a pas dit qu’en construisant un surgénérateur de type Superphénix, on orientait tout le potentiel humain de savoir-faire et de connaissances qu’est celui du CEA dans une voie unique et incertaine, voire dans une impasse. Ces choix qui n’ont pas été exposés clairement, n’ont pas fait l’objet de contrôle et d’actualisation.

    Il reste maintenant à tirer les leçons de cette expérience afin d’éviter de se lancer dans des décisions qui soient unilatérales, et permettre de voir évoluer la procédure de prise de décisions publiques. Le problème de la sûreté, par exemple, n’est pas qu’un problème de sûreté scientifique de l’installation ; c’est également un problème de sûreté nationale, inscrite dans la Constitution. Les surgénérateurs comportent des incertitudes sur le plan technologique non seulement liées au surdimensionnement de Superphénix, au volume de sodium, au comportement des aciers dans ces conditions, mais aussi à la situation potentiellement surcritique du cœur de réacteur, c’est-à-dire qu’avec une défaillance du fluide caloporteur on peut avoir, à l’inverse d’autres réacteurs, une dérive de la réaction, une « excursion » nucléaire, comme il a été dit pudiquement.

    Ces installations accroissent la prolifération du plutonium et les déchets nucléaires irréversibles à très long terme. De ce point de vue, il a fallu construire, en cours de route, une installation spécifique pour Superphénix qui est d’une certaine manière cachée. Il s’agit en fait d’une deuxième installation nucléaire sur le site : l’APEC, atelier pour l’évacuation du combustible. Initialement, il était prévu plusieurs surgénérateurs. Il fallait donc une usine de retraitement spécifique, car l’on ne savait pas retraiter les assemblages de Superphénix dans les installations existantes. Faute de développement du programme, il y a une piscine de stockage des combustibles irradiés de Superphénix et un important entrepôt de stockage de ces assemblages dans des conteneurs dont on a découvert la nécessité en cours de route. Cela n’avait pas été indiqué clairement.

    Ce type d’installations comme Superphénix comporte des fragilités intrinsèques liées à sa structure et à son dimensionnement qu’il faut absolument connaître lors de la prise de décision. Ces incertitudes auraient dû être soulevées par les promoteurs eux-mêmes. Or, elles ne l’ont été qu’au fil des avaries graves qui se sont produites, que nous avons contribué à révéler dans leur ampleur.

    Jusque dans le dernier rapport de la DSIN, il est indiqué que la fuite de sodium du barillet de stockage du combustible – installation annexe mais très importante, transformée aujourd’hui en poste de transfert des combustibles – s’est produite en avril 1987. Or, elle a commencé le 8 mars 1987 et, pendant trois semaines, ni les autorités de contrôles ni les autorités publiques, préfectorales ou ministérielles, n’ont été informées de cette avarie qui a entraîné plusieurs tonnes de sodium en fuite entre les deux cuves du barillet.

    Ce fut une expérience très importante. Si nous n’avons pas connu d’accident nucléaire en France, c’est en raison de la prise de conscience très forte de la DSIN, notamment de MM. Lavérie et Lacoste, à la suite de ces événements concernant Superphénix et de celui-ci en particulier. Cela a fait prendre conscience qu’il fallait un organisme de contrôle très ferme vis-à-vis des exploitants car la logique du silence
    – cacher un accident en train de se produire – persiste. Il faut vraiment un « gendarme » indépendant.

    Donc, trois semaines pour voir le premier télex communiqué aux autorités de sûreté, le 3 avril, pour dire que depuis le 8 mars on avait « peut-être une vingtaine de tonnes de sodium en fuite entre les deux parois du barillet de stockage du combustible ». Je vous encourage à demander à la DSIN ce télex de NERSA. Et, bien sûr, cet accident n’était pas prévu dans le rapport du sûreté !

    Si votre commission pouvait contribuer à renforcer l’actualisation des rapports de sûreté des installations nucléaires et à faire en sorte que des documents publics de synthèse soient disponibles sous une forme nouvelle, ce serait bien. Celui de Superphénix, sur lequel nous continuons à travailler faute de pouvoir disposer des éléments d’actualisation, date de 1974. Bien que nous ne soyons pas des spécialistes, nous considérons que l’ensemble des parlementaires, des citoyens, des élus, des responsables d’associations et des scientifiques, devrait pouvoir disposer de ces éléments.

    Des délais de réactions identiques, assez graves, ont été constatés lors de l’entrée d’air dans la cuve du réacteur en juillet 1990, qui s’était produite, en fait, en juin 1990 et qui s’est poursuivie pendant plusieurs semaines sans alerte de l’autorité.

    Ce sont cependant des expériences très positives qui ont permis à la DSIN de révéler des dysfonctionnements sur une installation expérimentale. Ceux-ci, non prévus dans le rapport de sûreté, se sont pourtant produites dès les premiers mois de fonctionnement.

    Le troisième événement fut l’effondrement de la salle des machines. Bien que ne touchant pas la partie nucléaire, il a cependant été un fait très marquant pour la population et nos collègues de la région. Voir s’effondrer la moitié du toit de la salle des machines, et emporté avec elle l’oiseau, symbole de Superphénix dessiné sur le mur de cette salle et dont il ne reste qu’un bout d’aile, a plus frappé les esprits que tous les autres événements qui se produisaient à l’intérieur de l’installation.

    D’ailleurs, le choix de cette région de plaine, où souvent la neige et la pluie accroissent le risque d’alourdissement des charges, ne paraît pas judicieux pour un choix de toit plat. Nous disposions là encore d’un élément démontrant que l’incertitude sur les risques avait été gommée dans le processus de décision.

    Les coûts eux-mêmes ont fait l’objet d’incertitudes dès le début. Aujourd’hui encore, vous ne disposez pas en tant que parlementaires d’un outil d’analyse. Vous me direz qu’il existe le rapport de la Cour des comptes. Ce n’est pas suffisant. Je parle d’expérience, car notre région a été le lieu de nombreux essais bien malheureux en matière d’utilisation des fonds publics.

    Sur un marché de cette ampleur, nous avons besoin d’avoir des analyses poussées sur le plan financier. La Cour des comptes n’a pas pu avoir accès aux marchés de Superphénix, installation expérimentale, qui ont été passés par une société anonyme NERSA, de droit français mais après autorisation spéciale du Parlement pour sa création. L’ensemble de son analyse financière est basée sur les totaux et non sur l’analyse des marchés.

    Nous avons essayé d’avoir des informations sur ces marchés, y compris en recourant à la commission d’accès aux documents administratifs. Nous estimons, depuis le début, qu’il y aurait nécessité d’instruire une enquête approfondie sur les marchés de Superphénix, en utilisant cet outil que constitue la Cour des comptes. Le Parlement n’a pas eu d’analyse financière, au fil du temps, sur cette installation.

    Il y aurait bien d’autres enseignements à tirer de Superphénix mais il y aurait également beaucoup à en tirer dans la volonté, que l’on peut attribuer à tous, de ne pas entendre à certains moments.

    Lors de la commission locale d’information du 2 octobre 1990, j’avais présenté une motion qui avait été votée à l’unanimité. Cette motion disait que la décision d’implantation de Superphénix étant le fruit d’une décision gouvernementale, cette installation était certes implantée dans la région mais relevait du niveau national. C’était donc la solidarité nationale qui devait jouer – la centrale connaissait alors l’un de ses premiers et nombreux arrêts. Il fallait que la Caisse nationale de l’énergie assume cette période transitoire de l’arrêt qui provoquait déjà des inquiétudes chez les collectivités locales, qui se demandaient comment elles allaient rembourser leurs annuités avec une taxe professionnelle amoindrie.

    Cette motion n’a pas été suivie d’effet, mais je persiste à penser qu’il faut accepter les propositions qui permettent de sortir, à temps, d’un affrontement, car, à écouter les exposés des collègues habitants notre région, nous nous rendons compte que nous sommes actuellement dans une situation qui s’est tendue faute de n’avoir pas été traitée en temps opportun.

    Il serait bon de prendre des décisions d’accompagnement dans la durée et afin de tirer les leçons au plan scientifique, comme vous le faites à votre rang, mais aussi avec des scientifiques dans d’autres instances. Nous estimons qu’une mission de la DSIN serait nécessaire. Au plan de la démocratie, il convient de tirer les leçons des processus de décision mais il faut aussi réfléchir aux questions que pose la mono-industrie et la constitution d’« émirats », ici hydrauliques et là nucléaires, afin de ne pas se retrouver dans des développements atypiques et anormaux qui créent des situations irréversibles.

    Il reste encore beaucoup à dire mais je m’en tiendrai là pour répondre à vos questions. Je vous donnerai par écrit des éléments complémentaires si vous le souhaitez.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Je désire avant tout rassurer M. Bouvier et lui dire que nous ne savons pas ce que seront les conclusions du rapport. Nous n’avons pas encore terminé ces auditions, que nous conduisons à un rythme très soutenu, et nous n’en avons pas encore dressé le bilan.

    Je remercie M. Avrillier des propos qu’il a tenus à l’égard de l’Office qui, effectivement, joue un rôle pour permettre le débat démocratique. De ce point de vue, je dois reconnaître, et cela figure d’ailleurs dans mes rapports, que les grands organismes, qu’il s’agisse de la COGEMA, du CEA ou d’autres, ne nous ont pas facilité la tâche. J’avais demandé, à une époque, au nom du service public, à ce que la COGEMA, le CEA et EDF soient placés sous une même autorité. Finalement, j’en arrive à penser que le problème relève plus de l’ajustement des demandes et des besoins entre ces différents organismes.

    Je poserai, tout d’abord, une première série de questions sur les risques. Au-delà du fonctionnement de Superphénix lui-même, quels sont les principaux risques présentés, selon vous, par les réacteurs à neutrons rapides ? Ceux-ci vous paraissent-ils plus ou moins sûrs par rapport aux réacteurs classiques à eau légère ?

    Vous avez parlé des incidents survenus à Superphénix mais y a-t-il eu effectivement des rejets de plutonium dans le Rhône ?

    La deuxième question concerne les opérations de démantèlement. Telles qu’elles ont été annoncées, constitueront-elles, selon vous, une réponse au problème de l’emploi et de l’aménagement du territoire dans le Nord de l’Isère ?

    Enfin, ma troisième question porte sur l’après-Superphénix. Cet arrêt vous semble-t-il une mesure suffisante ? En faut-il d’autres ? Le nucléaire français, qui s’est développé de façon atypique par rapport au reste de l’Europe, a-t-il encore un avenir à long terme ? Si oui, quelles seraient pour vous, la part et la forme acceptables de l’énergie nucléaire ? Sinon, doit-on se fixer pour objectif de fermer toutes les centrales nucléaires, de sortir du nucléaire ? Je sais bien que vous n’êtes pas des spécialistes, quelles énergies de substitution pouvez-vous entrevoir à dix ou quinze ans ?

M. Yves FRANÇOIS : En ce qui concerne les risques, je m’en tiendrai à une affirmation de Mme Monique Sené qui disait qu’à Superphénix, il y avait deux produits extrêmement dangereux, le plutonium et le sodium, et qu’on les avait mis l’un dans l’autre. Le risque est là.

    Bien sûr, les personnes qui y travaillent font ce qu’ils peuvent pour éviter l’accident, mais le risque est déjà énorme. De plus, le nucléaire pose le problème plus général des déchets qui n’est toujours pas résolu et qui fut l’un des éléments qui nous a fait prendre position.

M. Raymond AVRILLIER : Pour compléter ce qui a été dit sur les risques liés aux surgénérateurs, il faut prendre conscience des éléments qui, même appuyés par des probabilités extrêmement faibles, peuvent créer des situations irréversibles à l’échelle du territoire. Nous avons le souci de préserver notre territoire national, mais également notre espace et les personnes qui l’occupent.

    Un emballement de réaction, c’est-à-dire l’inverse des anomalies de réactivité qui se sont produites et qui sont toujours incertaines quant à leur cause sur Phénix, peut survenir. Un manque de fluide caloporteur de sodium sur un assemblage peut donner lieu, dans un surgénérateur de ce type, refroidi au sodium, à un emballement de la réaction sur laquelle les scientifiques ont des débats contradictoires quant à la temporalité de cette réaction, quant à son ampleur et quant à la capacité à la maîtriser. Je fais ici référence au rapport Donderer, à ceux commandés par Greenpeace et à ceux du CEA. Toujours est-il que l’on peut avoir un emballement de réaction appelé « excursion nucléaire » – c’est pour cette raison que la cuve et son couvercle ont été ainsi dimensionnés – qui est tout de même une dérive, une explosion nucléaire étouffée, si l’on peut dire, puisque nous ne sommes pas dans la configuration d’un armement nucléaire.

    Cette question est essentielle du point de vue de la décision politique. Comme dans d’autres domaines abordés par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques et le Parlement, tels que la bioéthique ou les risques majeurs, il faut se poser la question de savoir si l’on peut accepter une incertitude même hautement improbable, à 10-7 selon le rapport de sûreté, qui risque de faire courir un risque irrémédiable, irréversible à notre territoire et notre population.

    Certains ont caricaturé notre position de ce point de vue, en disant que nous avions peur, que nous voulions retourner à la bougie. Je leur demanderai à mon tour, si je puis me permettre un jeu de mots, si le jeu en vaut la chandelle.

    Le risque, pris à ce niveau de catastrophe, vaut-il de poursuivre les recherches dans ce domaine scientifique, même s’il est extrêmement intéressant ? J’ai visité plusieurs fois Superphénix. Une fois, c’était en déplacement de justice avec Maître Lepage, notre avocate à l’époque, afin de dresser un constat d’huissier lors de l’arrêt, une première en la matière. Il est vrai que c’est magnifique du point de vue de l’utilisation du potentiel de savoir-faire. Pour autant, est-il possible d’accepter une telle potentialité de catastrophe ?

    La question centrale au sujet du surgénérateur, qui se pose sur d’autres éléments de la filière nucléaire, en particulier sur la filière du plutonium, est celle de la catastrophe directe ou son usage par d’autres pour fabriquer un armement qui peut se retourner contre l’humanité.

    En ce qui concerne le plutonium dans le Rhône, j’avais posé moi-même la question au sein de la commission locale d’information. En effet, après avoir fait, avec une association indépendante, des prélèvements dans le Rhône qui donnaient des éléments d’incertitude sur la présence de plutonium dans le Rhône, j’avais demandé à ce qu’ait lieu un débat contradictoire. Nous l’avons eu en aparté avec les représentants de la DSIN. J’ai appris à cette occasion que le plutonium, qui n’avait pas la composition des retombées atomiques, contrairement à ce qui avait été indiqué, pouvait provenir d’installations de fabrication de la chaîne des assemblages situées en amont, à Annecy.

    Je demeure cependant inquiet quant à la façon dont on a traité cette question. Nous avons eu un débat contradictoire dans la presse mais pas une seule démarche scientifique contradictoire, pas d’accès aux informations, pas de débat public contradictoire. Nous n’avons eu aucun élément qui puisse lever cette incertitude.

    Ce n’est pas un phénomène majeur, mais nous en tirons les mêmes leçons quant à la méthode.

    Comme vous l’indiquiez, M. Bataille, il a été impossible à l’Office parlementaire d’avoir accès aux informations concernant les stocks et les flux de retraitement du plutonium pendant tout un temps. Cela figure dans vos rapports, je ne sais si vous avez avancé depuis ?

M. Christian BATAILLE, rapporteur : J’espère ne plus avoir à l’écrire.

M. Raymond AVRILLIER : Il n’a pas été possible au Parlement d’accéder à des éléments d’information sur les données internes de ces organismes et sur le processus de décision. Or, il s’agit d’établissements publics, même si NERSA a un statut de société anonyme.

    Le contrôle parlementaire annuel des comptes de NERSA, j’ai vérifié
    – pardonnez-moi d’avoir effectué un travail de citoyen à votre égard, MM. les Parlementaires –, n’a pas été fait par le Parlement ni par un organisme créé par le Parlement, comme le prévoit la loi. Il y a donc des manques tant du point de vue technique et financier que de la prise de décision et des rapports avec les partenaires étrangers – les Italiens par exemple. C’est pour cela que nous nous sommes appelés « les Européens contre Superphénix » pour ne pas en faire une attaque contre la décision française mais bien une proposition de sortir en Europe. Je suis aussi allé au Japon pour éviter le démarrage de Monju. Nous avons contribué à faire en sorte que n’existent pas d’autres réalisations de surgénérateurs potentiellement proliférateurs de plutonium et dangereux.

    Dans ce cadre, sur la question du démantèlement, comme sur celle des moyens autres que le développement nucléaire, il faut se doter d’outils pour diversifier la filière énergétique. Prenons un peu de temps, pas trop, puisque la décision, vous l’avez déjà prise. J’en veux pour preuve que le renouvellement du parc de réacteurs pour la période 2005-2010 est déjà décidé. Avec la création de Superphénix, nous atteignons une échelle de décision d’un quart de siècle, et même plus en intégrant la période de recherches amont. Si aujourd’hui le Parlement ne se saisit pas des alternatives aux réacteurs de la génération actuelle, la décision sera prise de fait.

M. le Président : Une simple remarque, sans vouloir ouvrir de polémique. Je suis ingénieur pétrolier et j’ai encore le souvenir de l’incendie de Feyzin dans lequel quatorze personnes sont mortes ou celui de la raffinerie que j’avais construite au Maroc dans lequel sont mortes deux personnes et cinq ont été grièvement brûlées. Votre souci de la sûreté des populations est profondément légitime mais pourquoi ne regardez-vous pas le nombre des accidents dus au gaz qui se sont produits l’année dernière en France ? Ils étaient de l’ordre de trois cent cinquante. Je suis, pour ma part, bouleversé par l’extraordinaire effort, intelligent, perspicace que vous faites alors que le danger n’est pas dans le nucléaire, il est ailleurs.

    La catastrophe de Feyzin n’a pas remis en question la présence des sphères de butane. Je n’arrive pas à comprendre cette disparité d’attitude.

M. Raymond AVRILLIER : M. Galley, j’ai, ainsi que la plupart d’entre nous, participé à des enquêtes que nous appelions « citoyennes », sur l’accident du Puits-du-Devin dans les mines de La Mure, dans lequel huit mineurs sont morts dans les années 1970. J’ai rencontré également les pompiers défigurés de Feyzin ; ils avaient la même démarche que la nôtre, essayer de tirer des leçons de ces événements.

    Pourtant, dans ces cas, bien qu’il y ait des accidents plus fréquents et causant des morts certaines, palpables, il ne s’agissait pas d’événements irréversibles dans la mesure où ils ne créent pas, comme à Tchernobyl, un véritable no man’s land, une situation d’incertitude pour des centaines ou des milliers d’années. Telle est la différence.

    Je conçois votre comparaison. Il est vrai que l’on court plus de dangers dans l’industrie habituelle au quotidien mais, M. Bataille et vous-même le savez bien, l’incertitude pour des milliers d’années touchant des territoires dont on ne dessine pas les contours, l’incertitude des conséquences épidémiologiques de la radioactivité dispersée suite à un accident, le drame que vivent le territoire et les hommes de Tchernobyl, et d’Ukraine plus généralement, la désagrégation sociale que cela entraîne et la disparition du pouvoir des autorités quand on devine que des choses ont été cachées, tout cela fait qu’en regard des accidents que vous rappeliez à raison, nous atteignons ici un domaine où l’on sent qu’il est impossible de prendre des mesures face à la catastrophe si elle se produit, contrairement, par exemple, au domaine des risques majeurs où l’on peut, même si l’on n’annulent pas non plus tous les risques, travailler le lit d’un cours d’eau, le profil d’une mine ou d’une installation pétrolière. Dans le domaine nucléaire, l’incertitude subsiste d’un accident qui, fort heureusement, ne s’est pas produit sur notre territoire. Je pense d’ailleurs que nous le devons à MM. Lavérie et Lacoste et à leurs adjoints dont certains ont été mutés dans des conditions qui mériteraient investigation lors de changements gouvernementaux, parce que sur Superphénix, ils avaient une attitude indépendante.

    Dans le domaine pétrolier, comme ailleurs, les ingénieurs de l’autorité de sûreté doivent être indépendants du promoteur de l’installation et du producteur qui a toujours tendance à faire plus, plus vite et moins cher. Il suffit pour s’en convaincre de regarder les aciers de Superphénix, ou de voir ce que l’on est en train de faire avec l’EPR, où l’on cherche à faire des économies de coût sur la dimension de la cuve pour essayer de « sortir » économiquement. L’intérêt de Superphénix est d’en tirer d’autres éléments pour la citoyenneté au quotidien, y compris pour les événements du type de ceux que vous citiez : prendre des mesures de contrôle, instaurer un débat préalable, sachant que l’on ne peut pas éliminer les risques, c’est certain.

M. Marcel DEHOUX : Je suis l’élu d’une région, le Nord, qui, hélas, a connu des milliers de morts dans le secteur du charbon et qui voit encore disparaître à petit feu, tous les mineurs atteints de silicose. Parallèlement, je suis entre deux centrales nucléaires, Gravelines et Chooz. Le taux des décès ne se situe pas à la même hauteur.

    M. Bouvier, vous êtes Président de l’association interdépartementale des élus locaux favorables à l’arrêt définitif de Superphénix. Quel est le poids de cette association par rapport à l’ensemble des élus de ce secteur géographique ? Son action est-elle locale ou existe-t-il au sein de cette association des ramifications qui s’opposent à Superphénix quel que soit le territoire ?

M. Claude BOUVIER : Effectivement, notre association compte des élus qui ont adopté des positions antinucléaire en général, et sur Superphénix en particulier. Ces affirmations ont existé bien antérieurement à la décision de fermeture de Superphénix. Bien sûr, aujourd’hui, elles se concentrent sur Superphénix puisqu’il s’agissait de casser ce discours d’unanimité prétendue en faveur de la continuité.

    Quand la question a été reprise, non pas dans tous mais dans certains conseils municipaux du canton, nous avons bien vu que cette « unanimité » n’était pas si unanime. Certains conseillers municipaux ont refusé d’accorder une subvention au comité de soutien de Superphénix, contrairement à ce qui leur était demandé. Et certains maires ont pratiqué l’autocensure en ne ramenant pas ce débat devant leur conseil.

    Pour vous répondre sans fuir la question, le nombre d’adhérents à jour de leurs cotisations est aujourd’hui d’une vingtaine. C’est limité mais significatif tout de même, et suffisant pour dire qu’il n’y a pas unanimité sur la question de l’arrêt de Superphénix au sein des élus locaux.

    Donc, Superphénix pas à côté de chez nous et cette filière nulle part ailleurs. Telle est la position de notre association.

    A propos de la place du nucléaire, nous pensons qu’avant de déterminer sa place, il faut encore étudier la question, notamment celle des déchets.

    Je voudrais revenir sur la question des risques, en tant qu’élu soucieux de la sécurité de la population. Au-delà de l’évaluation de dossiers techniques qui dépassent ma compétence, il y a le problème de bien faire tout ce qui peut être fait pour éviter les conséquences de ce risque éventuel. De ce point de vue, il me semble que l’on pêche.

    Je prendrais deux exemples pour illustrer ce propos. Le premier se réfère au moment de la catastrophe de Tchernobyl, dont nous avons vu les implications sur le territoire français. Les dispositifs de sécurité qui existaient à Superphénix ont permis d’identifier très clairement l’importance de ce risque sur nos populations. Or, toutes ces informations ne sont pas arrivées quand il le fallait. Ces carences doivent cesser.

    Le second est plus proche de notre commune. Durant la période de fonctionnement normal, si je puis dire, de Superphénix, la commission locale d’information à laquelle participe les élus, a demandé que des exercices de sécurité soient organisés, notamment sur l’attitude à adopter en cas d’accident. Nous devions les faire en septembre 1997, ils ont été annulés. L’installation est pourtant toujours là.

Mme Michèle RIVASI : M. Avrillier, vous avez parlé de la logique d’exportation des surgénérateurs. J’ai posé à M. Vendryes la question de savoir s’il existait un rapport entre le militaire et le civil sur la construction de Superphénix et les intérêts stratégiques que ce plutonium pouvait avoir. Il m’a assuré qu’il n’y avait aucun rapport.

    On vient d’apprendre d’après le livre qu’a écrit M. Vendryes qu’il existait une formation de certains personnels, notamment via l’Inde et via un autre pays que vous avez cité. Je souhaiterais que la question soit reposée.

    Tout d’abord, je voudrais savoir si l’on a déjà utilisé le plutonium de Phénix à des fins militaires, notamment pour la fabrication de la bombe. J’ai lu les interventions de M. Giraud qui confirmais cela. J’aimerais que la question soit clairement posée aux membres du CEA, à MM. Vendryes et Bouchard.

    S’il existe une logique d’exportation, et sachant que ces surgénérateurs permettent de fabriquer ce plutonium à des fins militaires, cela soulève le problème de l’information des parlementaires au tout début de la décision.

    Je souhaiterais que soit demandé officiellement au CEA quelle est la part de formation qu’ils ont à l’égard des pays étrangers dans l’utilisation de l’énergie nucléaire. Car cela pose un problème de la responsabilité des élus.

    A propos des sédiments du Rhône, après vérification, je confirme à nouveau qu’il n’y avait pas de mesure de plutonium au niveau de point zéro. C’est assez surprenant puisque nous nous trouvons devant une installation qui comporte du plutonium et, au niveau du point zéro, c’est-à-dire avant toute exploitation, nous ne possédons aucune mesure du plutonium. 

    Il aura fallu attendre les mesures de la CRII-RAD pour forcer l’IPSN à procéder aux premières mesures de plutonium. Il y a donc bien un dysfonctionnement sur l’état de l’environnement concernant l’étude d’impact.

    Il en va de même pour l’étude d’impact avant la construction des laboratoires souterrains. Les laboratoires situés à Bagnols-sur-Cèze ne possèdent pas de mesures de tous les radioéléments avant la construction.

    Tout cela nous renvoie à la pertinence de ces études d’impact faites par les exploitants.

    Il n’y avait donc pas de mesures de plutonium lors des études d’impact ; le rapport isotopique n’était pas le même que celui qui existe dans les essais nucléaires contrairement à ce que déclarait M. Vendryes.

    De plus, lorsque, au sein de la commission locale d’information, nous avons demandé à ce qu’ait lieu un débat public, nous n’avons jamais été invités à faire un débat impliquant l’IPSN ou la CRII-RAD. Cela est tout aussi surprenant.

    M. Avrillier, je suis pour que soient mis en place des outils de méthodes afin que de telles expériences ne se reproduisent plus.

    Vous avez parlé à ce sujet de démocratie. Il faut revoir, en fait, complètement le système de concertation avec les citoyens et la question des informations contradictoires qu’en tant que parlementaires nous pourrions obtenir.

    Nous avons déjà des exemples sur lesquels nous pourrions reporter la méthode. Prenons celui de l’EPR. De quelle information contradictoire disposons-nous ? Nous avons eu le colloque qu’avait organisé M. Birraux, très intéressant mais c’était quand même un débat d’initiés. De plus, nous n’avons pas les mêmes expertises contradictoires de la part des exploitants qui ont des moyens financiers pour la construction, ou d’experts indépendants, qui pourraient avoir accès à ces informations et nous communiquer des éléments. Cela engagerait les fonds de l’Etat. Nous pourrions donc reprendre cette méthode sur l’EPR, mais également sur le problème de la transmutation.

    Car se pose encore des questions, des réacteurs sont encore sur le papier. Pourquoi ne pas se servir de la méthode que l’on pourrait initier dans cette commission d’enquête sur Superphénix pour anticiper les nouveaux enjeux ? Il faut absolument « border » le futur ?

M. Raymond AVRILLIER : Sur le plan militaire, la situation a évolué depuis vingt ans et le Parlement pourrait remplir sa tâche s’il essayait de faire le bilan, sans rompre le secret qui est maintenant beaucoup plus diffus, de la décision prise en matière militaire et civile dans le domaine nucléaire. Cette question nous l’avons posée ; nous c’est-à-dire les scientifiques dont certains ont participé, à l’intérieur du CEA, à ces filières utilisant des réacteurs civils ou le retraitement civil pour des opérations militaires. La situation a changé et je crois que nous contribuerions à la paix et à éviter la prolifération, si nous menions des analyses en tant qu’instances politiques et citoyennes sur un domaine qui est, jusqu’à présent, un domaine réservé.

    Le Général Thiry indiquait, dans un article du Monde de 1978, que : « La France sait faire des armes atomiques de tous modèles et de toutes puissances. Elle pourra pour des coûts relativement faibles en fabriquer de grande quantité dès que les surgénérateurs lui fourniront le plutonium nécessaire. »

    Le rapport annuel de 1973 du CEA indiquait en page 32 : « Le développement des surgénérateurs va permettre d’augmenter progressivement et dans des proportions importantes, le nombre des armes produites aussi bien pour l’armement stratégique que tactique. »

    Nous avons là, sur ces deux interventions qu’il faut peut-être mesurer, une décision politique d’orienter l’armement dans un domaine tactique, l’arme du champ de combat, la multiplication des petites charges, qui a vu un intérêt dans le développement des surgénérateurs ou de la filière graphite-gaz qui pouvait servir à l’époque.

    Je le dis sans affirmer, je ne fais que soulever une interrogation. M. le Président Galley hoche la tête, en effet, cela prête à débat.

    Cela étant, n’y a-t-il pas, dans le domaine des décisions civiles, à voir comment des décisions de politique internationale ou de politique militaire ont été prises sans le dire et sans avoir le temps du débat ?

    Phénix a bien, en effet, été utilisé, quant à ses charges et à ses assemblages sortis par la suite, pour des fabrications militaires. Certains le disent. C’était il y a vingt ans. Nous pourrions le regarder avec plus de sérénité, afin aussi d’éviter une prolifération nucléaire en Inde, au Pakistan ou ailleurs et avoir, dans le domaine de l’exportation, un peu plus de prudence sur la centrale de Daya Bay ou sur les relations que nous entretenons avec tel ou tel autre pays.

    Nous aurions une « reprise » de décision dans le domaine militaire qui serait aussi de l’ordre du politique et pas seulement de l’ordre du secret des instances séparées qu’est, malgré tout, le CEA. Ce serait utile. Comme nous sommes dans un élément de l’histoire, ce serait intéressant.

    C’est vrai de l’aspect militaire-civil, c’est également vrai du problème du retraitement.

    Page 35 du rapport présenté devant le Conseil général de l’Isère, M. Vendryes assurait en 1977 : « Dès maintenant, à tout moment, nous avons les moyens nécessaires de retraiter les combustibles des réacteurs-surgénérateurs ». Et bien c’était faux et c’est toujours faux !

    Cela veut dire que l’APEC est une installation durable qu’il va falloir gérer. L’arrêt de Superphénix est une chance pour la raison que les assemblages sont « froids », ils sont moins irradiants, on peut les manipuler et il faudra du temps, d’autant que ce sera la première fois, à travers le poste de transfert de combustible qui a remplacé le barillet largement défaillant et avarié.

    Il faut exécuter ces transferts un par un, en argon et non plus en sodium. Ils seront entreposés tout d’abord dans la piscine, puis dans des châteaux. Ce sont de vieux assemblages, souvenez-vous que le cœur du réacteur de Superphénix date de la première charge en 1986 ; ils étaient prévus pour durer trois ans – ils ne sont plus aptes à être réutilisés mais ils doivent être entreposés en prenant des précautions sur les gaines puisqu’il s’agit de vieux assemblages. Ce démantèlement va prendre du temps mais il arrive à point puisque cela fait longtemps que ces assemblages sont arrêtés.

    Cependant, il faut mettre en place une procédure. Il faut au moins avoir la décision politique de lancer les éléments d’instruction contradictoire pour la procédure qui doit être mise en œuvre.

    L’APEC est une installation qu’il va falloir gérer pendant quelques dizaines, voire centaines d’années parce que nous ne savons pas où entreposer ces assemblages radioactifs pendant des milliers voire des centaines de milliers d’années. Ils ne peuvent pas être retraités à La Hague, à moins que vous ayez des informations sur la possibilité de retraitement à La Hague des assemblages de Superhénix.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Nous sommes là plus sur un échange d’arguments que sur l’enquête sur Superphénix.

    Je travaille à un rapport sur l’aval du cycle. Le CEA étudie et a beaucoup avancé sur le problème condensé de l’entreposage en surface de combustible irradié non retraité car, un rapport de l’Office parlementaire l’avait mis en exergue, il y a des quantités assez conséquentes – 350 tonnes par an – de combustibles irradiés non retraités. Il existe un programme d’étude du CEA pour un entreposage de moyen terme. On ne peut donc pas dire que l’APEC ait un stockage figé, imposé aux malheureux habitants de l’Isère. Il n’est pas dit que tout cela ne va pas se trouver regroupé dans un site avec un entreposage adapté.

    Je suis allé voir sur place, à Cadarache, le travail du CEA, il est assez avancé.

M. Yves FRANÇOIS : J’aimerais revenir sur les questions de M. Bataille sur le démantèlement et la réponse au problème de l’emploi localement.

    D’après les rencontres que nous avons eues avec MM. Aubert et Péronet sur place, le démantèlement sera long ce qui va amortir le problème de l’emploi localement.

    De plus, un plan de reconversion est prévu dont M. Bouvier a précisé qu’il débute vendredi, qui devrait injecter une somme d’argent non négligeable, de l’ordre de quinze millions de francs, sur le secteur pendant cinq ans, ce qui donnera à la région les moyens de répondre à ce problème d’emploi.

    Quant à la question sur l’après-Superphénix et sur le futur des centrales et de la filière nucléaire, fermer brutalement toutes les centrales maintenant serait irréaliste. Avec 80 % de l’électricité fournie par le nucléaire, il faudrait être fou pour prendre une telle décision. Cela dit, continuer dans le nucléaire de la façon dont a commencé il y a une vingtaine d’années n’est pas plus réaliste. Le problème des déchets n’est pas résolu et, même si les techniciens qui travaillent dans le nucléaire font de leur mieux pour qu’il n’y ait pas d’accident, cette hypothèse est malheureusement toujours possible. Si nous avions à déplorer un accident grave sur une centrale classique comme celle de Bugey, que feraient les pouvoir publics pour gérer ce problème au sein des populations ?

    Nous avons fait de la mono-industrie. Nous savons la fragilité d’un tel système. En agriculture, nous savons bien qu’en ne faisant qu’une production, le jour où l’on se trompe, cela fait mal.

    Le fait d’avoir investi comme la France l’a fait dans l’énergie nucléaire, nous a malheureusement poussé à négliger l’investissement dans les énergies renouvelables et dans la cogénération, ce qui nous met aux derniers rangs de la classe dans ces domaines. C’est dommage.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Si je comprends bien votre réponse, vous n’êtes pas partisan du tout nucléaire pratiqué aujourd’hui par EDF. Mais, pour préciser ma question, envisagez-vous une sortie complète de l’énergie nucléaire ou envisagez-vous une meilleure répartition des énergies dans les besoins nationaux ?

M. Yves FRANÇOIS : A mon avis, il faut commencer par une meilleure répartition des énergies dans les besoins nationaux et, si nous pouvions sortir du nucléaire, évidemment, cela me plairait, à moins que nous parvenions à résoudre le problème des déchets et d’autres qui ne le sont pas encore.

    Pour l’instant, il faut répartir l’énergie de façon plus diversifiée, en faisant porter l’effort sur les énergies renouvelables, avant, d’ici quinze à vingt ans, d’en venir à la sortie du nucléaire que je considère comme souhaitable.

    Pour répondre à la question de M. Galley qui demandait pourquoi nous nous focalisions sur Superphénix, je répondrai d’abord qu’il est vrai que le fait d’habiter à proximité me mobilise plus que si j’habitais à deux cents kilomètres. Mais Superphénix a été pour moi l’élément déclencheur et si je suis élu aujourd’hui à la Chambre d’agriculture, c’est pour m’occuper de problèmes d’agriculture et d’environnement.

    Si l’agriculture est productrice de revenus pour la Nation puisqu’elle représente plusieurs milliards à l’exportation, elle a aussi des effets pervers. Je suis donc guidé par le même principe : essayer de voir comment améliorer la situation tout en maintenant l’activité économique. Ce n’est pas une vue de l’esprit focalisée sur l’arrêt de Superphénix.

    Un dossier, agricole celui-là, me fait aussi beaucoup réagir actuellement, celui de l’introduction des organismes génétiquement modifiés. De la même manière, on s’engage, pour des raisons économiques et financières évidentes, pour satisfaire des multinationales qui souhaitent rentabiliser l’argent qu’elles ont investi dans des recherches, dans un domaine que l’on ne maîtrise pas. En tant qu’agriculteur, je ne vois pas l’utilité de ces organismes pour l’instant, pas plus d’ailleurs en tant que consommateur. Il existe pourtant une volonté qui s’exerce, une mauvaise information, qui ressemble malheureusement à ce que l’on a connu il y a vingt ans pour Superphénix.

    Je fais un parallèle entre les deux et je me bats aussi contre cela. Le nucléaire n’est pas mon point de focalisation, d’autres problèmes me préoccupent mais c’est de celui-là dont nous débattons aujourd’hui.

    Je puis vous rassurer sur le fait que nous essayons de voir les choses dans leur ensemble afin que notre société, à partir des événements qui se sont produits et des échecs que l’on a vécus, parvienne à se resituer comme il faut. A partir du moment où un pouvoir politique – car, en l’occurrence, c’est plutôt la technocratie qui a, plus ou moins, imposé ce choix à l’époque – est capable de remettre en cause ses choix en disant : « On arrête, on discute et on informe », la démocratie ne peut qu’y gagner. Peut-être Superphénix restera-t-il dans l’histoire comme une avancée de la démocratie. Ce n’est pas moi qui peut le dire.

M. le Président : Nous vous remercions.

Audition de MM. Bruno REBELLE,
Directeur général de Greenpeace France
et Jean-Luc THIERRY,
responsable de la campagne énergie de Greenpeace France

(extrait du procès-verbal de la séance du 28 mai 1998)

Présidence de M. Robert GALLEY, Président

Messieurs Bruno Rebelle et Jean-Luc Thierry sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête leur ont été communiquées. A l’invitation du Président, MM. Bruno Rebelle et Jean-Luc Thierry prêtent serment.

M. Jean-Luc THIERRY : M. le Président, mesdames, messieurs, permettez-moi d’abord de vous remercier d’avoir invité notre association dans le cadre de ces auditions. Greenpeace s’est intéressée depuis de nombreuses années à ce dossier de Superphénix, à la filière surgénératrice dans son ensemble, et surtout à l’ensemble de la filière de l’extraction et de l’utilisation du plutonium. En effet si le plutonium est une substance extrêmement dangereuse pour l’environnement et la santé humaine, il n’est pas moins nocif du point de vue de la sécurité internationale. Les essais indiens et la menace d’essais pakistanais sont là pour nous rappeler que la question de la course aux armements atomiques n’est pas close, et la France qui a fourni de la technologie nucléaire à plusieurs reprises à ces deux pays, doit particulièrement s’interroger sur les effets proliférants de sa politique étrangère en ce domaine.

    II faut saluer l’intérêt de l’Assemblée nationale pour le dossier Superphénix. Malgré beaucoup de pétitions de principe en faveur d’un large débat sur l’énergie, celui-ci n’a été qu’esquissé. Etrangement, la question de Superphénix est revenue de manière périodique au cours des vingt-cinq dernières années. Il y a vingt-cinq ans, en effet, l’Assemblée se prononçait en faveur de la création d’une société de droit international, NERSA, pour assurer la mise en route du réacteur de Creys-Malville. Mais le débat de fond s’est limité au minimum pour savoir où nous menait cette surgénération. A cette époque, les sous-entendus militaires étaient très actifs dans la prise de position sur ce débat. Il faut noter toutefois que l’Office parlementaire est revenu sur le sujet à diverses reprises.

    Greenpeace est intervenue à plusieurs reprises dans le cadre des auditions de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. Nous avons fait appel en 1993 à des scientifiques pour mieux cerner les problèmes de sécurité et les risques propres à un surgénérateur. Je pense en particulier aux problèmes du mode de refroidissement, mais aussi à celui du coefficient de vide positif, incriminé dans l’accident de Tchernobyl. Et nous les avons interrogés également sur la question de l’incinération. Les conclusions d’un de nos consultants, Richard Donderer, physicien et spécialiste du surgénérateur qui a fait plusieurs rapports sur Kalkar, ont été reproduites dans un rapport de l’Office en 1993.

    Je ne vais pas me risquer à paraphraser les détails de ces rapports. Je voudrais seulement relever quelques aspects.

    Les surgénérateurs refroidis au sodium – il n’y a pas d’alternative, sinon le plomb, comme le disent les scientifiques russes, en oubliant que leurs sous-marins refroidis au plomb sont allés assez profond – présentent des risques spécifiques de scénarios accidentels graves, qui n’existent pas sur des réacteurs à eau pressurisée ordinaires. Je voudrais mentionner quelques accidents qui sont survenus très récemment, je pense à l’accident de Monju, feu de sodium, qui a visiblement mis en désarroi la communauté japonaise qui travaille sur ces questions. Le redémarrage de Monju est sujet à caution et, au-delà, toute utilisation du plutonium, y compris le Mox.

    L’utilisation de Superphénix en mode sous-générateur, un mode pour lequel il n’a pas été conçu, aurait entraîné de nombreux problèmes d’instabilité du cœur du réacteur. On ne peut laisser croire à l’opinion publique qu’il suffit d’enlever des barreaux à un endroit et de les remettre ailleurs ou au placard. Il est évident qu’une nouvelle configuration change complètement les problèmes de sécurité. La réponse a été donnée en négatif par l’autorité de sûreté qui a dit qu’il n’y aurait pas de problème de sécurité parce que nous garderons une configuration stable. Ce que la DSIN n’a pas dit lorsque le débat a eu lieu, c’est évidemment que si l’on s’approche d’une configuration la plus stable possible, il n’y a pas de réduction de plutonium. Nous nous sommes trouvés en face d’un faux débat.

    En tout état de cause, l’utilisation d’un Superphénix sous-générateur n’aurait pu déboucher que sur une réduction très limitée du stock de plutonium, une quantité en tout cas très inférieure à celle qui a été produite par un Superphénix surgénérateur.

    Je mentionnerai pour mémoire l’arrêt des programmes surgénérateurs en Allemagne, en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, la panne très prolongée du surgénérateur de Monju au Japon. Je ferai également remarquer que les surgénérateurs russes ont des arrière-pensées et un fonctionnement technique très différents, en particulier au regard du combustible et des possibilités de fonctionnement à long terme. La France s’est beaucoup investie dans le programme surgénérateur russe et peut être qu’en l’absence de soutien français, ce programme serait déjà mort de sa belle mort, aussi bien en Russie qu’au Kazakhstan.

    Vous me permettrez de faire une rapide digression sur l’ensemble de l’aval du cycle du combustible. Le problème de la filière des surgénérateurs étant directement lié à cette question.

M. le Président : Je tiens à souligner qu’à l’Office parlementaire, M. Bataille et moi-même nous occupons de cette question.

M. Jean-Luc THIERRY : A la suite d’ailleurs d’un rapport très controversé de MM. Mandil et Vesseron, dont nous aurions aimé connaître la teneur. Mais les bribes d’information reproduites dans la presse spécialisée laissent entendre que tous les scénarios n’ont pas été pris en compte pour le moment. J’espère que vous aurez à cœur de développer des scénarios un peu plus volontaristes.

    La France est, avec le Royaume-Uni, un des seuls pays à poursuivre de manière volontariste l’option du retraitement et du Mox. L’Allemagne n’a pas réussi à l’imposer à son opinion publique – l’usine de retraitement de Wackersdorf et l’usine de Mox d’Hanau ont été annulées sous la pression des exécutifs régionaux – et il est douteux que le Japon mette un jour en fonctionnement son usine de Rokkashomura. Partout dans le monde, les stocks de plutonium augmentent et la filière surgénératrice ne pourrait rien y changer. La stratégie Mox ne va pas influencer cet accroissement. La seule chose qui va réellement influencer l’inventaire de plutonium dans le monde, c’est la poursuite ou non des programmes nucléaires dans un certain nombre de pays. Il y a l’enjeu de l’Allemagne, dont vous savez qu’elle se pose très sérieusement la question de l’arrêt de son programme. Mais d’autres pays sont aussi en jeu. L’évolution du programme nucléaire au Japon est extrêmement controversée, à la suite de plusieurs accidents et d’un tremblement de terre qui a fait beaucoup réfléchir à la sécurité des centrales japonaises.

    Sans entrer dans les détails, on peut se demander s’il est vraiment raisonnable de poursuivre une filière énergétique qui produit des déchets si encombrants que nos descendants risquent de payer aussi cher pour l’entreposage des déchets et le démantèlement des installations que notre génération a gagné en produisant de l’électricité nucléaire. A moins de partager l’optimisme d’un scientifique qui estime que l’arrêt du nucléaire créera plus d’emplois que sa phase d’activité... Le démantèlement de Superphénix n’est chiffré que de manière très approximative. Le chiffre de 10 milliards a été cité, ainsi que celui de 14 milliards, qui apparemment incluait un certain nombre d’opérations qui ne sont pas directement liées au démantèlement. La réalité est que personne ne le sait, parce que des opérations essentielles ne sont définies pour le moment que sur le papier. Il existe en tout cas une estimation officielle pour celui de l’installation de retraitement UP1 de Marcoule : 38 milliards de francs, pas loin de quatre tranches de centrales nucléaires. Il faudra être conscient de la logique dans laquelle on s’embarque avec certaines installations.

    A propos de la rationalité de ce système, je voudrais conclure sur quelques réflexions du célèbre professeur Lew Kowarski, qui était en 1976 invité par le Président du Conseil général de l’Isère de l’époque, M. Louis Mermaz, dans le cadre d’un débat public sur Superphénix.

    « La France, pays du cartésianisme officiel, est aussi le pays où les gouvernements font toujours confiance à ce que j’ai appelé [...] les compétences constituées. Les gouvernements écoutent leurs experts désignés, et n’écoutent que ces experts. [...] Ces spécialistes techniciens, bien entendu, tirent leurs gains, leur carrière, leurs préoccupations quotidiennes des lignes suivies par les organismes auxquels ils appartiennent. [...] C’est un peu comme si, lorsque vous avez besoin d’une voiture, vous vous adressez au représentant de Renault, il préconise l’emploi de la Renault. Les autres, on ne les écoute pas. »

    Vingt ans plus tard, nous nous retrouvons dans ce débat dans une situation assez semblable. Pour résoudre les problèmes du nucléaire, on propose plus de nucléaire. Pendant des décennies, le Parlement a voté des budgets de l’Etat qui ont apporté des dizaines de milliards de francs pour la mise au point de réacteurs nucléaires. Je parlais du démantèlement d’UP1. Dans la mesure où une partie de ce démantèlement relève du ministère de la défense, le contribuable va en financer une bonne partie. Ce chiffre n’apparaît nulle part dans le budget de la Nation. Il serait intéressant de pouvoir résumer tous ces chiffres.

    La France doit maintenant à la fois sortir de cette menace nucléaire et honorer ses engagements internationaux de Kyoto. Il n’est bien sûr pas simple de s’extraire de l’impasse économique et sociale dans laquelle nous a plongé le choix du tout-nucléaire. Il est peut-être temps d’aborder cette question dans un esprit réellement pluraliste. Nous pensons que des scénarios existent et nous sommes tout disposés à revenir en discuter avec vous dans le cadre d’un travail plus approfondi de l’Assemblée, dans le cadre de cette recherche de sources alternatives d’énergie et surtout d’un autre mode de consommation.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Vous mettez bien en évidence qu’aujourd’hui, l’on ne discourt pas du nucléaire civil sans faire référence au péché originel du nucléaire militaire. C’est un argument que l’on entend souvent.

    La fermeture de Superphénix vous paraît-elle devoir intervenir de façon immédiate ?

    Vous avez donné votre appréciation sur les réacteurs à neutrons rapides. Pourriez-vous préciser si ces réacteurs vous paraissent plus ou moins sûrs que les réacteurs à eau légère ?

    Quels ont été les principaux incidents à déplorer ou à craindre sur Superphénix ?

    Mon dernier groupe de questions porte sur l’après-Superphénix. Quel sera le devenir de l’industrie nucléaire civile en France à moyen et long termes ? Cet arrêt est-il, selon vous, une mesure suffisante ?

    Proposez-vous d’aller plus loin, de sortir du nucléaire, comme cela a été dit ? Pensez-vous qu’il faille un rééquilibrage entre les différentes formes d’énergie ou proposez-vous, sur le long terme, la fermeture des centrales les unes après les autres ?

M. Jean-Luc THIERRY : La position de Greenpeace est connue : Greenpeace est pour la sortie du nucléaire dans tous les pays, qu’il s’agisse des pays industrialisés ou des pays du tiers-monde qui s’engagent dans une impasse extrêmement difficile. Je pense notamment à l’Inde et au Pakistan.

    L’arrière-pensée militaire était présente il y a encore dix ans dans l’état-major du ministère de la défense. Il est évident qu’un réacteur qui produit un plutonium de qualité militaire à 96 % est une machine idéale. L’idée, je le rappelle, était encore alors de déployer des armes tactiques sur le sol de nos amis allemands. A cette époque, on estimait que l’on n’avait pas assez de plutonium et que les surrégénérateurs offriraient un soutien utile.

    De la même façon, l’Inde et le Pakistan s’engagent dans une course aux armements ; leur recherche de nucléaire civil ne sert qu’à cacher ce programme. Il n’y a aucun doute à ce sujet. Je rappelle que le Président de la République qui était en visite en Inde fin janvier, était accompagné du directeur de FRAMATOME. L’un des enjeux importants de cette visite était la discussion de nouveaux contrats avec l’Inde. Nous sommes dans cette situation.

    Les enjeux militaires sont transparents sur toute cette période. Ce sont eux qui ont permis de dégager les dizaines de milliards nécessaires pour faire survivre artificiellement cette filière. Placés dans la seule logique économique, ces milliards ne seraient pas venus.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Pour synthétiser ce que vous dites, il n’y a pas de développement possible du nucléaire civil indépendamment des objectifs militaires ?

M. Jean-Luc THIERRY : Je dis que ces objectifs militaires restent sous-jacents à tous les choix nucléaires internationaux. Tout plan de développement collectif comporte cette préoccupation militaire.

    Le militaire est présent partout dans l’accès aux documents administratifs. Quand on demande des documents administratifs, par exemple, sur les quantités de plutonium, on nous renvoie au secret défense. Je puis vous montrer les différents documents qui nous ont été retournés ainsi par la CADA. C’est clair, le nucléaire continue à vivre dans une ambiance de secret défense.

    Je dis également que l’impulsion économique lui a été donnée par la guerre froide. Sans cette impulsion, le nucléaire n’aurait pas survécu.

    Pour revenir à votre question sur Superphénix, vous dites que Superphénix a été arrêté rapidement. J’ai, pour ma part, en tant que manifestant de 1977 – dans une manifestation où il y a eu mort d’homme et des personnes mutilées –, l’impression que l’on a mis très longtemps pour comprendre et que tout le monde a réagi très lentement, non seulement les gouvernements successifs, mais aussi l’Assemblée nationale, qui ne s’est pas préoccupée de ce problème au cours des vingt dernières années. Dans les deux cas, je vois là un retard extrêmement critiquable de l’ensemble de ces institutions.

    Pourquoi a-t-il fallu attendre il y a seulement quelques années pour connaître le prix réel de Superphénix, alors que ce prix était accessible il y a dix ans ? Ce retard a marqué l’ensemble de la procédure.

    Superphénix présente-t-il des risques spécifiques ?

    Bien sûr. Actuellement, il n’est plus possible de concevoir un réacteur surgénérateur ou autre, qui a un risque de coefficient de vide positif. Cela paraît être un « truc » de scientifique. Je ne le pense pas.

    Les développements de l’EPR, ce réacteur européen, ont montré qu’il ne sera plus possible de développer des réacteurs intrinsèquement dangereux. Or, un réacteur surgénérateur est intrinsèquement dangereux, en raison de son caractère explosif. Les scénarios explosifs ne sont pas les mêmes dans un surgénérateur et un REP. Dire lequel fera le plus de morts, on ne le saura qu’à la fin car de nombreux autres facteurs entrent en jeu. Civaux a connu un accident assez spectaculaire qui montre bien que, même dans un réacteur à l’arrêt, on peut avoir un scénario accidentel extrêmement grave. Dans la conception même, on a quelque chose de dangereux.

    J’ai discuté avec des scientifiques russes, amis de M. Vendryes. Tous ces gens se sont rencontrés pendant des dizaines d’années, ils se connaissent au-delà des frontières depuis très longtemps. Et l’on entend dire que le sodium n’était peut-être pas un bon choix, que l’on va partir sur d’autres réfrigérants, mais la réalité est qu’il n’existe pas d’autre choix. On ne pourra pas faire de réacteur différent. On peut éventuellement augmenter l’épaisseur des murs et de l’acier, mais l’on se heurte alors à un problème incontournable de coût. Or, le coût d’un surgénérateur est déjà prohibitif. Cette option surgénératrice me semble morte et les pays qui ont conçu ces programmes dans les années 1960 sont bien obligés maintenant d’admettre qu’ils doivent s’arrêter.

    En ce qui concerne le reste du programme nucléaire, le choix français sera de plus en plus isolé. Soit la France comprend qu’elle doit imaginer un futur énergétique différent en ayant recours à des énergies qui sont également critiquables mais disponibles facilement et n’offrant pas de difficultés techniques majeures. Je pense à la cogénération au gaz ou autre. La France occupera alors une part normale dans le commerce de l’électricité européen et pourra faire des investissements dans d’autres secteurs, comme ceux de l’économie d’énergie et des énergies renouvelables. On peut alors imaginer à terme une France qui puisse être dans un rapport normal avec ses voisins. Soit, la France s’isole dans un choix nucléaire – je dis « s’isole » parce que ses partenaires européens s’en écartent les uns après les autres – et elle jouera un rôle de plus en plus dangereux au niveau international. Sa coopération avec certains pays du tiers-monde risque alors de l’amener à des choix économiques ou politiques dangereux. Economiquement, ces choix sont dangereux parce que tout le monde sait que les marchés conclus avec la Chine, par exemple, le sont avec une marge bénéficiaire extrêmement faible, voire inexistante, faisant l’objet d’un subventionnement plus ou moins direct de l’Etat français. Politiquement, ils sont dangereux parce que cette série d’engagements avec d’autres pays entraîne la France dans une sorte de spirale de logique qui la mettra en position internationale difficile. On le voit avec la question du Pakistan et de l’Inde.

M. le Président : Il est un pays que vous n’avez pas évoqué et que la France a aidé dans ce domaine, c’est Israël. Que pensez-vous de ce soutien ?

M. Jean-Luc THIERRY : Greenpeace n’a pas vocation à intervenir dans tous les domaines de diplomatie internationale, il n’y a donc pas une position de Greenpeace sur la livraison de technologies nucléaires à Israël. Il est cependant évident que nous condamnons cette transmission de savoir-faire nucléaire à Israël.

    De plus, je n’ai pas du tout la même interprétation que vous sur la survie d’Israël. Si vous observez la situation actuelle, ce qui fait la position d’Israël, c’est le soutien des Etats-Unis, pas sa bombe atomique. Sa bombe atomique, au contraire, a alimenté un conflit au Proche-Orient dans lequel la France a été engagée, à mon avis, à son corps défendant. Cela a été un piège stratégique, beaucoup plus qu’un avantage. La bombe israélienne est un poison dans les relations dans la région. Or, la France est à la racine de cette livraison.

    Vous parlez du rôle de la France, mais la France a aussi livré à l’Irak et la France dit qu’elle va maintenant développer l’aide aux autres pays du Proche-Orient. Mais jusqu’où va-t-on aller ?

    Nous livrons de la technologie à la Chine, qui la livrera à son tour à l’Iran. Comment ferons-nous pour maîtriser ce processus ? C’est impossible. La France ne peut pas sérieusement contrôler les transferts de technologie qui se font vers l’Iran.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Puisque vous envisagez la sortie du nucléaire, je voudrais connaître les énergies alternatives que vous préconisez, étant entendu qu’une fois renforcé le nécessaire effort vers les économies d’énergie, et développées les énergies renouvelables – éolienne, l’hydroélectrique n’étant plus tellement possible en France puisque nous avons atteint le plafond –, cela ne suffira pas. Quelle appréciation portez-vous sur les grandes énergies fossiles qui, aujourd’hui, semblent les seules alternatives possibles au nucléaire pour satisfaire nos besoins en énergie ?

M. Jean-Luc THIERRY : Le problème est effectivement complexe parce que la France s’est enferrée dans une production électrique qui est à 80 % d’origine nucléaire. Se pose donc un problème d’investissement dans les sources nouvelles.

    La première question est de savoir si nous avons besoin de sources nouvelles ou si l’on peut profiter de la fermeture de réacteurs pour faire l’économie de nouvelles infrastructures, ce dont nous sommes persuadés.

    Quand vous dites que les économies d’énergie ne suffiront pas, c’est parce que, pour le moment, les économies d’énergies sont envisagées dans un système fixe, c’est-à-dire à production comparable. Mais l’on peut imaginer les choses autrement.

    Prenons le secteur des déchets. Greenpeace s’est aussi investie, vous le savez, dans la question de la gestion des déchets, comme le montre cette histoire de dioxine dont on parle ces jours derniers.

    On peut envisager un plan d’économies d’énergie qui définit combien de déchets seront recyclés, ce que l’on aura comme gain thermique à partir de là.

    On peut également réfléchir à un système totalement différent des transports de marchandises, de leurs emballages et de leurs recyclages. Je ne parle pas seulement du recyclage passant par une usine, mais du recyclage direct des emballages. Mais cela suppose une action concertée des pouvoirs publics et des industriels et une standardisation des emballages, avec des lieux de collecte décentralisés, qui éliminent les frais de transport considérables des déchets. Un rapport publié l’an dernier montre que le seul transport des déchets coûte à la Nation une quantité énorme de pétrole.

    Il faut poser les questions de manière radicale, en reprenant, secteur par secteur, les productions qui peuvent être évitées. A notre avis, une telle démarche engendrerait des gains d’énergie fantastiques.

    De même, quand on parle d’énergies renouvelables, il faut les considérer à leur échelle véritable. Nous avons actuellement des chargés de mission dans différents pays qui étudient cela. Je citerai le cas du Danemark et de la Hollande, pays dans lesquels l’objectif est d’atteindre des parcs éoliens off shore de l’ordre de 10 000 MW.

    Des plans similaires, bien que moins avancés essentiellement en raison de la position du Gouvernement, sont étudiés en Ecosse et dans certains autres pays.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : 10 000 MW ?

M. Jean-Luc THIERRY : Absolument.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Vous disposez de rapports à ce sujet ?

M. Jean-Luc THIERRY : Bien sûr. Pour le Danemark, il s’agit de rapports officiels. Avec 10 000 MW, on doit arriver à la hauteur de la consommation du Danemark, qui est nettement moins peuplé que la France.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Cela me paraît assez étonnant.

M. Jean-Luc THIERRY : Vous connaissez très bien les chiffres.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Oui, mais 10 000 MW !

M. Jean-Luc THIERRY : Une éolienne moderne fournit 1 MW sans difficulté. On peut même imaginer des éoliennes à 2 MW – les Américains travaillent là-dessus actuellement.

    L’établissement d’éoliennes off shore posera sans doute des problèmes de droit international et même des problèmes écologiques. Cela dit, dans l’état actuel de nos connaissances, établir 10 000 éoliennes off shore ne pose pas de problème. Certes, ce n’est pas trivial et cela pose des problèmes d’amortissement, d’ingénierie ou de fabrication en série, mais il n’existe, pour le moment, aucun obstacle majeur.

    Vous dites que 10 000 éoliennes, c’est énorme. Mais je me suis livré à un petit calcul un peu fantaisiste dans la mesure où il ne correspond pas à la réalité du vent dans toute la France. Si l’on transformait chaque pylône EDF haute tension en éolienne – qui sont d’un encombrement similaire et présentent peut-être moins d’inconvénients –, nous dépasserions largement le programme nucléaire français.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Je voulais dire que c’est énorme en production. Enfin, soit, encore 10 000 MW ne résolvent-ils pas le problème d’un pays comme la France. Ils permettent seulement de réduire les besoins.

M. Jean-Luc THIERRY : Comparons des choses comparables, la France et le Danemark n’ont pas le même périmètre côtier.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Je voudrais vous entendre parler du charbon, du pétrole et du gaz.

M. Jean-Luc THIERRY : Nous pensons qu’il est important que les pays les plus développés, qui ont a priori les capacités d’investissement les plus importantes, aillent le plus vite possible vers les énergies renouvelables. La logique de transmission de technologies doit se faire à l’inverse de ce qu’elle a été dans la période de guerre froide.

    Nous étions dans une logique de fonctionnement international basée sur le plan de l’atome pour la paix – Atom for Peace. C’est le discours d’Eisenhower. Les puissances qui possédaient la bombe atomique se faisaient un devoir de transmettre le savoir-faire nucléaire aux autres Nations. Le travail, le rôle premier de l’AIEA n’est pas de contrôler, mais de promouvoir le nucléaire dans le monde.

    Nous pensons que devrait exister, au même niveau que l’AIEA, une agence internationale de l’énergie qui permette cette transmission du savoir entre pays développés et pays du Sud ou de l’Est.

    A notre avis, les investissements à privilégier dans les pays occidentaux développés sont ceux portant sur le gaz en cogénération, qui présentent un moindre risque écologique par rapport à leur rendement électrique.

    Il faut également se poser la question de savoir si ces investissements sont nécessaires. Cela ne coûte-t-il pas moins cher de trouver l’équivalent en électricité en faisant des économies d’énergie ? Si un plan d’économies d’énergie permet de dégager une puissance de 1 000 MW, pourquoi construire de nouveaux réacteurs ?

    Pour le moment, les recherches entreprises en matière d’économies d’énergie sont peu nombreuses.

    C’est un vaste problème auquel je ne pense pas que l’on puisse répondre de manière institutionnelle. L’ouverture du marché électrique européen posera à nouveau toute une série de questions.

    Par exemple, EDF, en tant que service public, peut-elle se permettre de faire la promotion du chauffage électrique ? C’est inconcevable. Greenpeace et d’autres associations se sont demandé s’il ne fallait pas attaquer EDF en justice sur cette question. Il est, en effet, inconcevable qu’une entreprise nationale incite au gaspillage énergétique. C’est un des multiples exemples.

    Si l’on se situe réellement dans une logique d’économies d’énergie, il faut à l’évidence changer les mécanismes comptables et de concurrence.

M. Bruno REBELLE : Au moment où l’on essaie de travailler sur la redéfinition d’une politique énergétique, derrière votre question sur le charbon, le pétrole et le gaz, se pose celle de l’indépendance énergétique. Le meilleur choix, sur le très long terme, n’est-il pas de bâtir une politique énergétique sur des ressources a priori gratuites et inépuisables ?

    Il serait intéressant de voir s’ouvrir un vrai débat de fond, non seulement sur l’idée de savoir comment remplacer un réacteur nucléaire par un champ d’éoliennes ou des panneaux solaires, mais aussi sur la façon dont on imagine l’aménagement du territoire, la ville, les transports, la consommation domestique d’énergie – d’énergie, pas d’électricité – à l’échelle d’un pays comme la France, avec, pour chacun de ces secteurs, l’alternative d’aller vers moins de consommation et de plus en plus d’énergies renouvelables.

    Il faut sortir du schéma simpliste, avec d’un côté de grandes centrales de production, de l’autre de gros centres de consommation et, entre les deux, de grosses lignes à haute tension. C’est sur la redéfinition de fond d’une politique énergétique qu’il faut faire une révolution culturelle.

M. le Président : J’ai été l’un des partisans les plus acharnés du chauffage électrique des bâtiments parce que je considérais que c’était le seul moyen d’éviter la propulsion dans la nature de SO2 et CO2 dont Greenpeace est susceptible comme moi de dénoncer les méfaits. Je ne comprends pas très bien votre hostilité vis-à-vis du chauffage électrique, si ce n’est parce que cela engage EDF à construire des centrales nucléaires pour produire l’électricité.

M. Jean-Luc THIERRY : Il suffit de dresser le bilan énergétique de l’ensemble. Entre ce que vous consommez pour produire l’électricité, ce que vous consommez au cours du transport et ce qui est effectivement consommé dans la transformation en calories, le bilan énergétique est catastrophique. Il faut réinventer des mécanismes de chauffage de bâtiments publics et individuels qui permettent de faire la place à d’autres technologies. L’Union européenne s’est engagée récemment, par un Livre Blanc sur la promotion de l’énergie solaire dans l’habitat et dans les bâtiments publics, dans un programme extrêmement intéressant et ambitieux. Ce ne sont pas que des hypothèses farfelues.

M. le Président : J’ai vu une installation remarquable avec des cellules photovoltaïques et une autre fort intéressante près de Vérone dans laquelle existait un énorme réservoir dans lequel on chauffait de l’eau constituant le matelas énergétique.

Mme Michèle RIVASI : Je conseille à M. Bataille d’aller aux Canaries où il verra des éoliennes à 1 MW. Cela existe et, en plus, cela fournit de l’électricité à 2 400 personnes et j’ajouterai pour répondre à M. Galley, qu’il faut plutôt raisonner en termes de réseaux cumulant à la fois cellules photovoltaïques et éoliennes. Ainsi, on a de l’électricité à tout moment, et décentralisée. Il faut faire des plans de simulation pour savoir exactement par rapport aux besoins ce que cela peut donner d’un point de vue énergétique.

    La commission a reçu des associations franco-françaises. Vous êtes une association internationale. Nombre de pays ont abandonné les réacteurs à neutrons rapides. Nous nous demandons si cela vaut la peine de relancer des réacteurs à neutrons rapides. D’après vous, pourquoi les autres pays, à part le Kazakhstan et la Russie, ont-ils abandonné cette filière ?

    L’Inde voulait construire un réacteur à neutrons rapides mais, renseignements pris, il n’est que de 2 MW. S’ils le font, est-ce, à votre avis, à des fins militaires ? Je pose cette question car l’un des enjeux de cette commission est de savoir à quoi servent ces réacteurs à neutrons rapides.

    Pensez-vous qu’existent des liens entre les Français et tous les pays équipés de réacteurs à neutrons rapides, c’est-à-dire le Kazakhstan, la Russie, le Pakistan et l’Inde ?

    Vous êtes intervenus lors des essais nucléaires à Mururoa et à Fangatofa. Conduirez-vous des actions identiques au Pakistan et en Inde puisque vous êtes une organisation internationale pour la paix ?

M. Bruno REBELLE : Nous avons déjà mené des actions dans le monde entier à propos des essais indiens. Il se trouve qu’en France, elle sont passées inaperçues – en tout cas, dans la presse. Il y a eu des protestations devant l’Ambassade d’Inde avec une remise de courrier à l’ambassadeur, ainsi qu’une remise de lettre à l’ambassadeur du Pakistan lui demandant de ne pas entrer dans la course. Des manifestations ont eu lieu dans le monde entier pour faire état de notre opposition à tout essai nucléaire, qu’il soit le fait de l’Inde, du Pakistan, des Etats-Unis ou de la France.

    Greenpeace est née en 1971 par opposition aux premiers essais nucléaires américains dans la Baie d’Amchitka (Alaska). S’opposer à toute utilisation de l’arme nucléaire et à tout essai pour la mettre au point est donc une lutte qui a une valeur fondamentale pour Greenpeace. Sans dévoiler ce qui pourrait se passer dans les semaines qui viennent, il est évident que nous sommes extrêmement attentifs à la possible réaction pakistanaise. D’après nos informations, elle est imminente, malheureusement. Il est très probable que notre organisation ait des réactions très fortes sur la scène internationale.

M. Jean-Luc THIERRY : Nous avons des gens présents dans ces deux pays. Notre délégation en Inde doit rencontrer des ONG indiennes pour envisager une riposte sur le fond. Au cours du week-end qui a suivi l’essai indien, une première manifestation s’est réunie à Delhi. Nous espérons obtenir une réponse plus unitaire des ONG. Nous y travaillons.

    Pour ce qui est de l’effet proliférant de la technologie française, c’est extrêmement compliqué car chaque Etat renvoie la responsabilité sur un autre. Il est certain que le Canada a pesé très lourd dans la prolifération en Inde.

    Il faut comprendre comment fonctionnent ces mécanismes de transmission. Chaque pays transmet un segment de savoir-faire. Dans le cas de l’Irak, l’Allemagne et l’Italie étaient impliquées alors que le programme italien est pourtant extrêmement réduit en la matière. Mais tous font du commerce, éventuellement en sous-traitance car il est assez facile de modifier une étiquette, et les contrôles parlementaires ne sont pas très efficaces. S’ils l’avaient été, nous n’aurions pas connu la situation dans laquelle nous avons été avec l’Irak.

    En Inde, la France a été continuellement en négociation pour fournir de l’uranium très enrichi. Nous sommes donc vraiment très impliqués dans cette affaire. Une autre portion, peut-être une cellule chaude, a probablement été vendue par l’Italie. C’est tout ce puzzle qui donne à l’Inde la possibilité de faire des essais, en toute légalité d’ailleurs puisqu’elle n’est pas signataire du Traité de non prolifération.

    Il y aurait plus de transparence dans ce domaine si tout n’était pas sous le secret défense. Peut-être le citoyen moyen se rendrait-il compte dans quoi l’on s’engage à long terme.

    La question de savoir pourquoi certains pays se sont engagés dans cette expérience du surgénérateur et d’autres pas est compliquée.

    Ce qui est à l’origine, ce n’est pas le surgénérateur, même si cette machine magique faisait rêver les scientifiques depuis les années 1940 et si l’on a imaginé les surgénérateurs dès que l’on a conçu les premiers modèles de centrales. L’obsession d’avoir une énergie illimitée était là, dès le début. Aux Etats-Unis, des incidents et des accidents graves qui ont eu lieu dès le début ont fait que le programme était mal parti. En Russie, le premier surgénérateur a été mis en route dans les années 1950. La technologie des surgénérateurs n’est donc pas une technologie d’avant-garde, mais une technologie qui a mis énormément de temps à se concrétiser, qui a été enfantée dans la douleur.

    Mais il faut distinguer, là encore, les puissances nucléaires militaires et les autres. En réalité, c’est le retraitement qui a entraîné le surgénérateur parce que si l’on veut faire une bombe, il faut retraiter. UP1 est une usine militaire. La France s’est lancée dans le retraitement pour des raisons militaires. Certains militaires déclaraient même que La Hague offrait aussi des possibilités en la matière. La Hague peut tirer de la matière nucléaire. C’était prévu quand cette usine a démarré. Il fallait avoir une justification par rapport à l’opinion publique. Et la justification, c’était l’utilisation de ce plutonium dans les surgénérateurs. A l’époque, le CEA, vous vous en souvenez certainement, pensait qu’il y aurait à la fin du siècle au moins une dizaine de surgénérateurs qui devaient absorber l’ensemble du plutonium fourni par le parc. Cela ne s’est pas passé comme prévu et l’on a été obligé d’inventer le Mox pour les réacteurs à eau pressurisée.

    En bref, certains pays ont reconnu leurs erreurs plus vite pour des raisons économiques et politiques.

    Les Etats-Unis ont eu un débat plus clair sur les mécanismes de prolifération et en sont venus à la conclusion qu’il ne fallait pas s’engager dans cette technologie de retraitement à des fins civiles parce qu’elle était la voie ouverte à la prolifération dans nombre de pays. C’est encore leur position. Mais nous soulignons cependant son hypocrisie parce que les Etats-Unis se gardent le droit de développer leur arsenal militaire.

    L’Angleterre, avec une logique économique à l’anglo-saxonne, a été influencée par le débat sur le coût du nucléaire. Lorsque l’on a parlé de privatisation du secteur nucléaire en Grande-Bretagne, des chiffres sont apparus et une partie du secteur industriel a commencé à se désintéresser du nucléaire. Il fallait envisager l’avenir autrement.

    Sans prendre position – cela a été dit par un physicien qui travaillait sur l’incinération –, il est vrai que la logique du plutonium est celle de la continuation du nucléaire à perpétuité, c’est-à-dire que les pays qui s’engagent à fond dans le plutonium sont ceux qui pensent que le nucléaire apportera l’énergie à l’humanité dans un siècle ou deux.

    Actuellement, ces pays sont extrêmement minoritaires. Autour de la France, les chaises se vident : le Japon envisageait un développement énorme qui l’amènerait à 50 % de son électricité produite au nucléaire mais, à l’heure actuelle, il se pose des questions car les gens ont été très choqués par l’accident de Monju et qu’un référendum autour d’un site de centrale nucléaire a donné une large majorité aux opposants.

    Soit dit en passant, un référendum en Russie a aussi donné une large majorité aux opposants. Greenpeace était présent dans la campagne qui a eu lieu autour de ce référendum. Il n’y a toujours pas eu de référendum en France à ce sujet. On ne peut donc pas juger, mais ce serait intéressant pour comparer à la Russie.

    Ensuite, qui est encore intéressé par le plutonium ? Les pays qui n’arrivent pas à se « dépatouiller ». L’Allemagne, qui ne sait comment faire face à l’opposition du peuple.

    Sur le nucléaire, on est dans une position d’opposition frontale – je sais bien que c’est un peu « tarte à la crème » - mais cela se retrouve dans le débat sur l’Europe. Le nucléaire est l’illustration parfaite du partage entre le peuple et les élites. Il en est de même dans tous les pays. La proportion de députés critiques à l’égard du nucléaire au sein de l’Assemblée est loin d’être représentative de celle des opposants à l’intérieur de la population. Je n’invente rien. Les sondages IPSN et EDF montrent tout de même qu’une portion importante de la population française souhaiterait que l’on sorte du programme nucléaire actuel. J’admets qu’une bonne partie des Français n’a pas d’opinion ferme, mais cette minorité importante est reflétée à l’Assemblée nationale par moins de dix députés.

    En France, comme en Allemagne ou en Angleterre, il existe un divorce complet auquel il va bien falloir apporter une réponse d’une manière ou d’une autre. Malheureusement, parce que ce n’est pas mon approche, je pense que l’approche libérale du marché électrique européen finira par gérer cela. Mais je préférerais que l’on ait une discussion plus rationnelle avant, sur une possibilité de transition énergétique.

M. le Président : Nous vous remercions.

Audition de M. Pierre DAURES,
Directeur général d’EDF

(extrait du procès-verbal de la séance du 2 juin 1998)

Présidence de M. Alain MOYNE-BRESSAND, Secrétaire

Monsieur Pierre Daurès est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Pierre Daurès prête serment.

M. Pierre DAURES : M. le Président, messieurs les députés, vous avez souhaité, dans le cadre de cette commission d’enquête, m’auditionner dans mon domaine de compétence, plus particulièrement sur Superphénix et sur la filière des réacteurs à neutrons rapides. Mais il m’est finalement apparu indispensable, dans ce propos liminaire, de vous livrer la lecture d’EDF sur les choix qui ont été opérés dans ce domaine il y a une vingtaine d’années. La décision d’arrêter ou de ne pas arrêter Superphénix me semble en effet devoir se situer quand même au regard de ces anciennes options car seul ce travail de mémoire permet de bien comprendre les logiques propres à ceux qui, à l’époque, ont eu à choisir et préparer, à long terme, l’avenir énergétique du pays.

    Ensuite, si vous me le permettez, je décrirai très brièvement, car tout le monde les conserve en mémoire, les étapes qui ont rythmé la construction et l’exploitation de Superphénix et, enfin, j’aborderai la période d’abandon pour indiquer comment nous vivons les choses.

    Je n’ai pas prévu de traiter dans mon exposé le problème du devenir de la filière à neutrons rapides mais je répondrai aux questions qui pourront éventuellement m’être posées sur le sujet.

    Si l’on se reporte à l’historique, il faut se rappeler que le parc nucléaire mondial s’est constitué dans les années 1960 et qu’il a connu, dans les années 1970, en riposte aux différents chocs pétroliers, un développement spectaculaire, de sorte que le nombre d’unités couplées au réseau dans le monde est passé, de 1970 à 1980, soit en dix ans, d’un peu moins de 100 à un peu plus de 250. Parallèlement, la puissance de ces unités avait considérablement augmenté ce qui fait que dans le même temps, c’est un facteur 7 qui est intervenu dans les MW installés et couplés au réseau.

    Evidemment, ce développement rapide de l’électricité d’origine nucléaire en substitution à celle d’origine pétrolière, allié à des perspectives très fortes d’accroissement de la demande d’électricité, a conduit les experts de l’époque à pronostiquer des besoins en uranium naturel élevés puisqu’on imaginait dans les années 1970 que vingt ans plus tard nous aurions besoin pratiquement de 100 000 tonnes d’uranium par an pour alimenter ces réacteurs.

    Or, il convient de se rappeler qu’à ce moment-là, les réserves mondiales étaient de l’ordre de 640 000 tonnes ce qui représentait six à sept années de consommation annuelle.

    Tout cela correspondait, bien sûr, à l’idée que les filières matures de production d’électricité nucléaire – graphite-gaz et eau légère – partaient toutes, après enrichissement, de l’uranium naturel dont il fallait donc de grandes quantités. Personne ne s’était réellement intéressé de très près à la création d’instruments propres à mieux utiliser l’uranium naturel et aucune étude approfondie, au niveau industriel en tout cas, de la filière à neutrons rapides n’avait été engagée ce qui est d’ailleurs assez étonnant dans la mesure où la filière à neutrons rapides aurait pu voir le jour très tôt puisque le premier réacteur électrogène à avoir été créé, EBR1 construit aux Etats-Unis, était un réacteur à neutrons rapides.

    L’essentiel de l’industrialisation s’est faite autour d’une part, des réacteurs à eau américains dus à la mise au point des technologies sous-marines et d’autre part, des réacteurs français et européens dus au graphite-gaz qui était nécessaire à la création de l’arme nucléaire.

    Les réacteurs à neutrons rapides avaient fini par faire l’objet d’un certain nombre de recherches – on cite les réacteurs Clémentine, le BR5 d’Obninsk en URSS, Dounreay en 1959 , Harmonie, Masurca, Rapsodie –mais tout cela c’était des piles de toute petite dimension qui n’avaient rien à voir avec le développement considérable des réacteurs à eau légère.

    Ce sont toutes ces données qu’il s’agit de garder en tête car on imagine aisément que les prospectivistes de l’époque, se trouvant à la tête d’un parc de centrales en constant développement et s’imaginant ne disposer dans la terre que de quantités de combustible équivalant à six ou sept années de consommation, étaient travaillés par un souci immédiat qui consistait à savoir comment, dans ces conditions, assurer économiquement l’alimentation de ces réacteurs et éviter la raréfaction de l’uranium naturel.

    Bien évidemment, ils sont tombés sur la filière à neutrons rapides qui présente, comme vous le savez, la caractéristique essentielle de mieux utiliser l’uranium naturel puisque, dans un surgénérateur, l’effet global est que l’on consomme, en fait, de l’uranium 238 dont les réserves sont cent fois plus importantes que celles d’uranium 235
    – on consomme du fertile et pas du fissile – et qui, d’un seul coup, permettait de multiplier par soixante les réserves d’énergie disponible.

    Dans ces conditions, il était indispensable, par souci non seulement de sécurité pour l’avenir mais également d’économie, d’essayer d’améliorer significativement le rendement de nos réserves énergétiques et on comprend donc que les décideurs de l’époque, dans la mesure où ils avaient conscience que les réserves allaient s’épuiser et qu’il fallait mettre au plus vite en service des réacteurs à neutrons rapides et des filières de réacteurs à neutrons rapides, aient souhaité, outre la filière à neutrons rapides, une industrialisation accélérée ! Non seulement, il était inéluctable de se poser la question mais il fallait aussi agir vite !

    De ce fait, un peu partout dans le monde, la décision a été de développer ces filières et c’est ainsi que l’on a vu naître des installations surgénératrices : BN350 en URSS en 1964 ; PFR en Grande-Bretagne en 1964 ; Phénix en France en 1968 ; BN600 en URSS – tout allait très vite puisqu’en quatre ans on passait de BN350 à BN600 – ; Kalkar en Allemagne en 1973 ; Clinch River aux Etats-Unis en 1973 et Superphénix en 1974.

    On voit donc bien que ce mouvement était un phénomène, d’une part logique, d’autre part mondial, d’industrialisation rapide.`

    Avec le temps, on s’aperçoit de ce qui s’est passé. On a d’abord observé un ralentissement de la consommation d’électricité partout en Europe, et en France en particulier. On a enregistré, non pas une décroissance mais un ralentissement de la demande d’électricité. On a ensuite découvert des gisements d’uranium extrêmement riches au Canada et en Australie et on est, enfin, parvenu à une utilisation des combustibles un peu meilleure que ce que l’on pouvait imaginer dans nos réacteurs à eau légère.

    Quant on tire le bilan de tout cela, on s’aperçoit finalement que la consommation mondiale d’uranium naturel en 1998 a été de 65 000 tonnes par an et non plus de 100 000 tonnes comme on l’avait imaginé, qu’elle est à peu près stable alors que l’on attendait une croissance rapide et que, par ailleurs, les ressources qui étaient évaluées à 640 000 tonnes en 1970 pour l’horizon 1990, sont aujourd’hui de 3,5 à 4 millions de tonnes pour un coût d’extraction de 80 dollars par kilo.

    On est donc passé de réserves pour six à sept ans à des réserves pour pratiquement 50 années de consommation ce qui a changé et change, pour tous les pays, considérablement la donne !

    Si j’ajoute que l’on a également poursuivi l’amélioration des performances graduelle de nos combustibles à base d’uranium puisque vous savez que nous sommes partis avec des combustibles qui étaient destinés à produire 35 000 MWj par tonne, alors qu’aujourd’hui on vise une efficacité énergétique proche du double, on mesure l’économie réalisée grâce à l’intelligence et au retour d’expérience que nous avons pu appliquer sur nos combustibles propres. Si l’on ajoute encore, comme c’est le cas en France, l’économie procurée par le moxage d’un certain nombre de tranches, c’est-à-dire l’introduction de plutonium dans des combustibles mixtes, pour les centrales REP 900 MW en particulier, on mesure combien les besoins en uranium naturel se sont ralentis.

    Tout cela finit par mettre en évidence un bilan qui, vu d’aujourd’hui, n’est évidemment plus favorable à un développement rapide des surgénérateurs. Telle est la chaîne historique mais il faut bien voir qu’on peut dire, si l’on se reporte aux années 1970, que celui qui n’aurait pas proposé le développement des surgénérateurs aurait manifestement commis une erreur face aux données qu’il avait en sa possession.

    J’en arrive au deuxième point de mon exposé, à savoir le bilan de Superphénix. Je ne vais pas retracer l’histoire de cette installation puisque vous la connaissez tous, mais je crois bon, tout de même, de donner quelques points de repère.

    D’abord, concernant la construction, je préciserai que Superphénix, décidé en 1974, a été autorisé par décret le 2 mai 1977.

    Il a été construit par une société européenne dans laquelle EDF était majoritaire à 51 %, ENEL détenant 33 % et SBK, société belgo-allemande, 16 %. Il a été autorisé en 1977 et mis sur le réseau en 1986 ce qui représente un long délai de construction par rapport à nos standards REP de la même période, ce qui ne s’explique nullement par des difficultés de construction – le réacteur a été construit avec des ennuis normaux de chantier mais sans « pépins » majeurs ce qui est plutôt étonnant pour un prototype – mais essentiellement par la complexité d’associer des fournisseurs issus des différents pays contribuant au financement. Un telle organisation a, en effet, entraîné des lourdeurs, des difficultés, des reprises qui associées au caractère prototype tout à fait particulier justifient la lenteur du processus.

    Il y a donc eu un allongement des délais et, de ce fait, un dépassement du devis initial qui est resté toutefois dans des limites admissibles lorsque l’on sait qu’il s’agissait d’un réacteur tout à fait nouveau pour l’époque, tout à fait différent des autres réacteurs et qu’il nécessitait, par là même, des équipes tout à fait spécialisées.

    Ensuite, pour ce qui a trait à l’exploitation, je dirai que l’installation a fonctionné normalement, avant de se trouver en butte à un certain nombres de difficultés.

    Là, je ne retracerai pas, non plus, l’histoire par le menu et il me suffira de rappeler qu’entre janvier 1986 et décembre 1996, donc sur les onze années qui nous intéressent, la centrale a fonctionné normalement pendant seulement quatre ans et demi mais qu’elle a fourni près de 8 milliards de kWh. Elle a été arrêtée quatre ans et demi pour des raisons administratives et deux ans pour des raisons techniques.

    En fait, on peut dire que cette aventure administrative a très lourdement pénalisé le projet. Je n’ai pas à en juger mais il faut quand même se garder d’imputer à la technologie ce qui ne ressort pas de la technologie et à l’industrie ce qui ne ressort pas de l’industrie .

    On peut d’ailleurs dire qu’après quatre ans et demi d’arrêt, quand on a redémarré l’installation – et dieu sait que lorsqu’on redémarre une installation longtemps arrêtée, on a toujours des problèmes – Superphénix a fonctionné avec un taux de disponibilité, hors arrêts programmés ce qui est normal, de 95 % et qu’elle a produit 3,5 milliards de kWh. En conséquence, je n’hésite pas à dire qu’il s’agit d’une installation qui, techniquement, en dépit de ses malheurs, a été construite normalement et exploitée avec des ennuis techniques, c’est vrai, mais assez normaux pour un prototype de cette taille.

    Pour ce qui a trait à la mission de Superphénix, je dirai qu’elle a évolué, ce qui est assez normal puisque la centrale a été construite quand on imaginait qu’elle serait une tête de série et je me rappelle fort bien que, dans ma jeunesse, nous recherchions les sites appelés à accueillir les tranches successives.

    Par la suite, le contexte ayant évolué, les Allemands qui devaient faire une tranche, on décidé de ne pas la réaliser et nous avons dû nous replier sur une tranche unique. A cela sont venues s’ajouter un certain nombre de difficultés qui nous ont mis face à une réappréciation de ce que sera la bonne utilisation des réacteurs à neutrons rapides et c’est ainsi que nous sommes finalement passés de l’intérêt porté aux surgénérateurs à l’intérêt pour l’incinération et la transmutation puisque, de toute la discussion qui entoure le nucléaire, émerge l’idée qu’il faudra bien faire quelque chose des produits ultimes du retraitement : Que fait-on des actinides mineurs ? Que fait-on des produits de fission ? Comment se débarrasser de ces produits ?

    Tout le monde sait que pour se débarrasser des actinides et des produits de fission il n’y a que deux moyens : soit les enterrer dans les couches géologiques en attendant paisiblement que leur décroissance se produise, soit les bombarder de neutrons rapides auquel cas les atomes radioactifs ainsi créés éclatent en produits plus petits, moins lourds, plus stables et à radioactivité plus courte. On espère ainsi raccourcir les délais très longs qu’il faut aux actinides mineurs pour se désactiver.

    L’idée vient donc immédiatement de se servir de Superphénix pour regarder comment un réacteur à neutrons rapides de taille industrielle pourra consommer des actinides mineurs, voire des produits de fission et, au fond, quel pourrait être dans le lointain avenir, lorsque le besoin se refera sentir de réacteurs à neutrons rapides, la possibilité de faire à la fois de l’électricité, d’éliminer les déchets et peut-être d’ajuster correctement les stocks de plutonium en le consommant ou en le générant puisque le réacteur peut être aussi bien sous-générateur que surgénérateur.

    La mission a donc évolué et on est passé, petit à petit, du réacteur initial tête de série à un réacteur industriel de recherche sur la capacité de grandes installations électrogènes à neutrons rapides à éliminer des produits de fission et c’est sur le rapport de M. Curien de 1992 que fut retenue la décision d’une mise à l’enquête publique en 1992, du redémarrage en 1994 suivi de l’autorisation de la DSIN de remonter à pleine puissance en 1996, après tout un lot d’études destinées à prouver que l’installation était parfaitement sûre selon les canons modernes.

    Nous disposons donc d’un réacteur de taille industrielle pour faire de la recherche et nous mettons un certain nombre d’assemblages à teneur élevée en plutonium
    – consommation accélérée de plutonium dans les réacteurs rapides (CAPRA) – pour en faire l’étude et de neptunium, qui tout de suite après le plutonium, est le plus présent dans les actinides mineurs que nous retirons de l’exploitation des réacteurs REP.

    Telle est schématiquement l’évolution de la mission, mais, à partir de ce moment-là, nous aboutissons à une situation où nous devons engager une négociation avec nos partenaires qui considèrent qu’il y a eu transformation unilatérale de la partie française qui a changé la destination de ce réacteur et qui, par conséquent, demandent de sortir de la société.

    Un accord est finalement négocié parce que nous considérons qu’il est bon de continuer à garder dans le même giron des électriciens différents pour manifester que tous sont bien conscients de la nécessité d’engager des recherches sur le long terme et d’envisager l’avenir des surgénérateurs sur le long terme. L’accord est finalement obtenu avec une option de départ à la fin de l’année 2 000 et, en cas d’arrêt définitif anticipé ou de longue durée, une option de sortie possible anticipée de nos partenaires qui bien sûr s’est concrétisée.

    Au cours de toutes ces années d’exploitation, la sûreté n’a finalement jamais été en cause.

    Superphénix, du fait de son caractère prototype, fait naturellement intervenir beaucoup de technologies nouvelles, ce qui a suscité beaucoup d’attention et beaucoup d’inquiétudes. Des problèmes nouveaux se sont posés à propos, non seulement de l’inflammabilité du sodium, mais également de l’ensemble des technologies liées au contact des métaux différents – de l’inox en particulier, du sodium et de l’écoulement de ce fluide métallique tout à fait particulier.

    Bref, beaucoup de conditions de sûreté ont été étudiées. Cela étant dit, pratiquement, les diverses analyses et études qui ont été faites montrent que cette filière
    – et les autorités de sûreté successives l’ont dit – présente le même degré de sûreté que les autres installations du parc nucléaire.

    Il reste indiscutablement des améliorations à apporter, notamment pour tout ce qui a trait à l’inspectabilité en service qui n’est pas aussi au point qu’elle l’est dans les installations à eau légère mais l’essentiel de la sûreté est de même degré que celui que l’on observe pour les réacteurs à eau légère.

    S’agissant du bilan économique et financier, je ne m’y attarderai pas puisque vous avez eu un exposé sur le sujet. Je voudrais simplement souligner, ici, deux points.

    Premièrement, un investissement se fait dans un cadre donné avec des perspectives données. C’est un problème que l’on rencontre très fréquemment en électricité. Quand on projette un investissement de ce type, on étudie la relativité de prix entre le pétrole, le charbon, le gaz puis on décide de construire la centrale. Une fois cette dernière construite et l’argent dépensé, on n’a plus qu’un seul souci : utiliser au mieux l’investissement. C’est dans cette situation tout à fait classique que nous nous trouvons avec Superphénix : l’argent a été dépensé et maintenant nous devons exploiter cet engin et, pour ce faire, nous devons en tirer le meilleur parti.

    Le cas de Superphénix est tout à fait clair, en tout cas pour l’exploitant que nous sommes. Les recettes provenant de la vente d’énergie – même estimées à bas prix, à basse valeur comme cela a été fait par la Cour des comptes et les commissaires aux comptes, la centrale n’étant pas « dispatchable », il est, en effet, assez normal de faire une estimation relativement basse – équilibrent, à une très petite perte près, les dépenses de fonctionnement et de recherche.

    Par ailleurs, quand on parle coût, il faut considérer le bénéfice des recherches auxquelles je viens de faire allusion. Or, le bénéfice de ces recherches était important pour, non seulement l’avenir d’une filière à neutrons rapides ultérieure, mais également pour les recherches que nous entreprenions sur l’incinération et la transmutation. C’est là quelque chose qui n’est pas facilement valorisable dans l’instant mais qui le serait devenu !

    En conséquence, pour nous EDF, la prolongation de l’exploitation de Superphénix était relativement neutre et nous considérions, les frais se trouvant globalement couverts, que le choix d’arrêter ou de poursuivre obéissait à d’autres considérations que le simple équilibrage des comptes de l’exploitation.

    J’en arrive après avoir fait la revue de l’histoire et de l’exploitation, à travers son coût et ses données, au tout dernier chapitre de ce que je comptais évoquer devant vous : la décision d’abandon et la façon dont nous l’avons vécue.

    Nous étions donc désireux de poursuivre l’exploitation de Superphénix au moins quelque temps encore et, par conséquent, lorsque le Premier ministre a déclaré, le 19 juin 1997, dans sa déclaration de politique générale à l’Assemblée nationale, que la décision du Gouvernement était d’abandonner le réacteur Superphénix, sans pour autant arrêter le nucléaire et en se donnant le temps de définir, en concertation, les modalités précises de l’arrêt du réacteur, j’ai pris la décision de mettre les équipes d’EDF immédiatement au travail pour étudier les différents problèmes que posait cette décision afin de pouvoir informer correctement les pouvoirs publics de la façon dont les choses se présentaient concrètement.

    J’ai demandé que quatre aspects soient particulièrement étudiés : le premier avait trait bien sûr à l’acquisition des connaissances scientifiques, notamment dans le cadre préparant l’application de la loi de 1991 avec le rendez-vous de 2006 ; le deuxième avait rapport aux questions techniques à résoudre que l’on pensait avoir tout le temps d’étudier, la mise à l’arrêt définitif n’étant pas prévue à échéance aussi rapprochée ; le troisième était relatif au bilan financier dont je viens de vous dessiner les grandes lignes mais que nous ne connaissions pas et le quatrième concernait les conséquences socio-économiques de l’arrêt puisqu’il y a un certain nombre de conséquences sociales à supporter, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de la centrale.

    Là encore, je répondrai à vos questions si vous le souhaitez, mais je dirai que chaque point pris isolément n’était pas déterminant, c’est-à-dire qu’il y avait eu une évaluation des connaissances perdues ou possibles, qu’on possédait une évaluation des questions techniques à résoudre  –difficiles mais pas impossibles –, que l’on pouvait établir le bilan financier et que, dans les conséquences économiques qui étaient effectivement lourdes pour la région, un certain nombre d’acteurs pouvaient intervenir.

    Par conséquent, aucune raison objective ne s’imposait à nous pour faire un choix radical mais toutes concourraient un peu à nourrir l’idée qu’il fallait continuer, au moins un certain temps. Nous avons donc indiqué aux autorités en charge du dossier que la meilleure solution nous paraissait être de redémarrer Superphénix pour une durée limitée et définie puisque la décision de principe était prise, ce qui nous aurait permis de poursuivre les expériences au moins un certain temps, de les financer par le combustible présent dans le réacteur ou à côté, d’étudier les opérations de mises à l’arrêt tout en poursuivant les études engagées, donc de ne pas perdre de temps et de préparer progressivement la reconversion du tissu socio-économique de la région.

    C’est la thèse que nous avons défendue comme nous l’avons, bien entendu, fait savoir au Gouvernement. Elle n’a pas été retenue puisque ce dernier a confirmé, lors du comité interministériel du 2 février sur la politique nucléaire, l’arrêt définitif et immédiat de la centrale tout en confirmant l’importance et le soutien qu’il accordait au choix de l’énergie nucléaire pour assurer l’indépendance énergétique du pays.

    Depuis, que faisons-nous ? Nous avons pris acte de cette décision et nous avons donc poursuivi les études techniques qui avaient été engagées dès le mois de juin 1997 et nous les avons accélérées avec les autorités de sûreté de telle façon que l’on puisse prendre un premier décret à l’automne 1998 – puisque telle est l’intention du Gouvernement – permettant le déchargement du combustible, qui sera suivi d’un second relatif à la vidange du sodium présent dans l’installation.

    On pense que le premier décret pourrait être prêt à l’automne 1998 et que nous pourrions donc commencer le déchargement du combustible au début de l’année 1999 – les études qui sont en train de s’achever sont à l’examen actuellement à l’IPSN et à la DSIN. Il y aura besoin d’un second décret qui devrait intervenir vers le milieu de l’année 1999 pour les autres opérations, dont la vidange du réacteur pour laquelle nous disposons d’un peu plus de temps car nous souhaitons sortir tout le cœur, le stocker et mener à bien cette opération de déchargement avant de commencer celle de la vidange du cœur qui nécessitera, de toute façon, un conditionnement des locaux et la réfection des capacités propres à recevoir le sodium.

    Donc notre premier souci a été de poursuivre les études techniques et les études administratives de sûreté. Notre deuxième préoccupation a été de redéployer les compétences des entreprises et de reconvertir le tissu industriel local ce qui nous a amenés à rencontrer les agents les uns après les autres et, comme on le fait pour tous les redéploiements industriels classiques, à essayer de voir à quel destin ils aspiraient, et s’ils désiraient aller dans une autre installation de production nucléaire ou pas.

    Nous avons l’expérience de tels redéploiements, mais nous nous situons là dans un cas un peu particulier puisqu’en général ils interviennent pour les personnels âgés et peu nombreux de centrales vieillies alors que nous avons, cette fois, affaire à une population jeune qui s’est installée dans le pays, qui a fait l’acquisition de maisons et, ce qui est tout à son honneur mais complique les choses, qui tient à son outil de travail et y est attachée – ainsi que vous avez pu le constater en vous rendant à Creys-Malville. Pour toutes ces raisons la reconversion se fait dans des conditions douloureuses, il faut dire les choses comme elles sont !

    Je précise que nous ne voulons pas voir partir tout le monde dans la mesure où nous devons conserver des compétences pour continuer à assurer la surveillance, la sûreté et toutes les manœuvres liées à l’exploitation.

    Pour l’instant, le rythme n’est pas mauvais – globalement, nous avons trouvé des affectations pour une centaine d’agents sur 700, dont 50 sont d’ailleurs déjà partis – et nous ne souhaitons pas l’accélérer.

    S’agissant des sociétés prestataires, le maintien du réacteur à l’arrêt, depuis 1996, a eu pour effet d’éliminer un certain nombre de prestations nécessaires. Nous avons donc un moindre niveau de prestations et il est certain que nous attendons la sortie du premier décret à l’automne 1998 pour les faire cesser. En conséquence, j’ai accepté l’idée de continuer à payer les prestataires, sans licenciements, autant que nécessaire jusqu’au décret, tout en aidant les entreprises prestataires à trouver d’autres placements pour leurs agents : s’ils n’en trouvent pas, nous acceptons de payer les agents qui sont évidemment nettement sous utilisés.

    S’agissant de l’environnement socio-économique de la centrale, une mission que vous connaissez bien a été créée sur le sujet. Elle a mis en évidence la difficulté des choses sur le terrain puisque le pays où est situé Superphénix est relativement peu équipé, que les zones d’attraction de Lyon, de Grenoble, de Bourg-en-Bresse sont extrêmement fortes et qu’il est manifestement un peu compliqué d’envisager de créer rapidement des industries de substitution sur place.

    J’imagine donc assez bien qu’il sera difficile pour les pouvoirs publics de trouver des solutions à ce problème.

    Pour ce qui nous concerne, nous avons mis à la disposition des collectivités locales, des Chambres de métiers et de la mission tous les moyens de l’entreprise, c’est-à-dire nos filiales de reconversion, nos filiales d’aide à l’implantation de PME-PMI qui feront tout leur possible pour leur venir en aide, mais il faut reconnaître que la tâche sera particulièrement ardue.

    Je reviendrai sur ce sujet si vous le souhaitez, mais il faut bien prendre conscience que le démantèlement n’est pas une activité de substitution immédiate à l’activité existante : ce n’est ni la même époque, ni les mêmes activités et, de surcroît, ce démantèlement ne prépare pas forcément aux activités de démantèlement des REP puisqu’il ne s’agit, ni des mêmes engins, ni des mêmes techniques ! Le problème qui se pose là s’avère donc assez délicat à traiter.

    M. le Président, messieurs les députés, voilà ce que je voulais vous dire sur le sujet. J’ai survolé les questions mais j’ai préféré poser quelques jalons de façon que le débat soit plutôt centré sur vos questions d’autant que je n’ignore pas que vous avez déjà entendu de nombreuses personnes, que vous êtes déjà très informés et qu’il ne me reste vraisemblablement plus grand chose à vous apprendre sur le sujet.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : M. le Directeur général vous êtes modeste car, même si nous avons déjà entendu beaucoup de monde, le point de vue de l’exploitant que vous venez de nous exposer avec beaucoup de clarté nous est très précieux. Aussi, je vais, partant de tout le panel possible de questions que nous avons posées aux uns et aux autres, formuler des hypothèses auxquelles vous n’êtes pas tenu de répondre mais qui nous paraissent devoir entrer dans les différents scénarios envisageables.

    Tout d’abord, j’envisagerai le scénario du redémarrage. Ma question est simple : serait-il, techniquement, raisonnablement possible de faire redémarrer Superphénix dans de brefs délais ?

    C’est une question finalement controversée puisque, après m’être rendu sur place, j’étais revenu avec l’idée qu’il y avait déjà une forte dispersion des effectifs qui rendrait difficile ce redémarrage de Superphénix. Or, les chiffres que vous nous livrez sont finalement modérés : cent personnes sur 700 ! Quel est donc le niveau des personnels qui sont partis et peut-on considérer qu’il y a, hormis le facteur technique, un facteur humain dont vous considéreriez, à partir d’un certain seuil, qu’il pourrait s’opposer au redémarrage ?

    Ensuite, en supposant que le calendrier annoncé par le secrétaire d’Etat à l’industrie soit respecté, nous aurons, après la fermeture de Superphénix, l’arrêt de Phénix en 2004, comment pensez-vous qu’évolueront alors les stocks de plutonium générés par les réacteurs à eau pressurisée d’EDF ? Plus précisément et pour aller plus loin, pensez-vous que la mise en œuvre d’une tranche de nouveaux réacteurs de type EPR pourrait permettre de maîtriser ces stocks de plutonium ?

    Je m’en tiendrai là pour que chacun puisse poser toutes ses questions. Le cas échéant, nous reviendrons sur ces sujets. Si le temps ne nous le permet pas, nous vous demanderons de nous répondre par écrit mais je crois que l’exposé fort complet que vous venez de faire parle de lui-même.

M. Pierre DAURES : Il n’y a actuellement rien d’irréversible ! S’il était décidé de redémarrer Superphénix, il faudrait quand même qu’un certain nombre de dispositions soient prises, notamment sur le plan administratif puisque je rappelle que nous sommes toujours sans décret d’autorisation de création ce qui nous met dans une situation juridique où je me sens un peu en difficulté.

    Hormis ce premier point, sur le plan technique, le redémarrage de Superphénix pourrait, s’il le fallait, être très rapide car sur 700 personnes une cinquantaine seulement sont partantes ou parties – je n’ai pas aujourd’hui le détail – et je doute donc fortement que cela puisse nous poser un réel problème

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Je me permets de vous demander de bien vouloir répéter. Au cours de votre exposé, vous nous avez parlé de 100 départs et vous venez de dire que 50 personnes étaient déjà parties, ce qui porterait le nombre à 150 ?

M. Pierre DAURES : Il y a 50 personnes qui sont déjà parties et 100 pour lesquelles nous avons trouvé des affectations. Je vous préciserais les choses par écrit si jamais j’avais commis des erreurs. Je pense donc qu’aujourd’hui, nous ne serions pas en difficulté pour redémarrer Superphénix.

    On m’a un jour posé la question de savoir s’il y avait une situation irréversible dans les opérations de démantèlement. Jusqu’à ce qu’on ait touché aux éléments de la cuve, rien n’est irréversible ! Le sodium sera sorti et maintenu à température, les éléments combustibles vont rester de côté, en refroidissement, pendant une durée de dix ans : on a donc tout le temps de la terre. S’il y a besoin de redémarrer Superphénix, on peut le faire ! Rien n’est irréversible, hormis la compétence et la démoralisation et vous avez raison de poser le problème.

    Il est vrai que si nous devons redémarrer Superphénix, je crois qu’il faut le décider relativement rapidement. J’insiste sur l’aspect moral parce qu’on n’exploite pas une centrale nucléaire avec des personnels démoralisés. Il faut donc que nous soyons très attentifs à cette question, en particulier sur des installations de ce type où les agents n’ont pas l’appui des personnels d’autres réacteurs REP pour partager leur expérience et leurs soucis. Il est donc évident que ce facteur de mobilisation joue un rôle important.

    Cependant, vous vous êtes rendu vous-même, M. le Rapporteur, ainsi qu’un certain nombre de membres de cette assemblée à Superphénix et vous avez pu constater à quel point les gens sont attachés à leur installation et, franchement, je peux prédire que si on leur dit qu’on la redémarre, ils seront là. Même si dans la maison la question ne se discute pas puisque les gens sont mobilisables et que nous avons les pouvoirs de les faire revenir, le problème ne se poserait pas dans ces termes mais évidemment plus on tardera à prendre la décision, plus la situation deviendra mentalement et moralement irréversible, et plus le redémarrage prendra de temps.

    S’agissant du problème du plutonium, la situation est globalement celle que je vais décrire. Vous savez que nous avons des capacités de retraitement qui sont aujourd’hui de 850 tonnes – disons un petit millier de tonnes si l’on ajoute ce qui pouvait provenir de Superphénix ou d’ailleurs – de retraitement à La Hague et on retire des réacteurs 1 200 tonnes par an ce qui veut dire qu’il reste 350 tonnes qui sont mises de côté.

    Pourquoi ce chiffre de 850 tonnes ? Parce que c’est la quantité qui nous permet d’extraire le plutonium propre à aller dans des réacteurs moxés de sorte que des combustibles usés des REP nous ne retraitons que les quantités utiles – ni plus ni moins – à fournir les centrales moxables.

    Les centrales moxables sont celles des tranches 900 MW. Elles ont été conçues pour être moxables. Un certain nombre d’entre elles possédaient d’ailleurs des décrets correspondant à cette capacité, d’autres non, mais toutes les tranches de 900 MW
    – 34 tranches – sont conçues physiquement et mécaniquement pour être moxables, à l’exception des six premières qui sont les tranches de Bugey et Fessenheim qui pourraient devenir moxables moyennant une modification de leur géométrie qui n’en vaut pas la peine.

    Nous disposons donc de 28 tranches moxables et, aujourd’hui, avec les 850 tonnes que nous retraitons, nous pouvons faire 22 charges. Quand on a 28 réacteurs moxables cela permet effectivement d’utiliser à plein la capacité de retraitement de La Hague et nous avons besoin de ces 28 tranches pour être cohérents avec ces 850 tonnes tout simplement parce qu’il est impossible d’utiliser n’importe quel combustible n’importe où, qu’il y a des frottements dans le système, et que, si l’on veut bien gérer les choses, pour 22 recharges, il faut, un peu comme dans le jeu de taquin, pouvoir faire rentrer les bons combustibles aux bons endroits et prévoir 28 possibilités.

    Les réacteurs 1 300, 1 400 ne sont pas moxables en l’état, il faudrait pour les rendre moxables les transformer, ce qui est inutile puisque les tranches existantes sont capables de consommer le plutonium issu du retraitement. Que devient, me direz-vous, le plutonium qui est dans le Mox ? Une fois que l’on s’en est servi, il reste dans le Mox parce que l’on n’envisage effectivement pas de recycler et retraiter le plutonium provenant du moxage.

    Le cycle est ainsi le suivant : uranium naturel, retraitement, Mox, réutilisation, sortie, stockage.

    On voit donc que l’on a un système qui est très équilibré et qui permet, au bout du compte, au lieu d’avoir des éléments combustibles usés et de l’uranium enrichi non moxé, d’avoir des éléments en fin de chaîne qui sont moxés mais qui prennent beaucoup moins de place – le facteur est très important : entre 3 et 10 selon la composition de ce que l’on fabrique – parce qu’il y a concentration du plutonium dans les éléments moxés.

    Aujourd’hui, l’évolution du stock de plutonium ne se pose donc qu’à partir du moment où les tranches 900 commencent à s’arrêter puisque ce sont les seules aujourd’hui à brûler du Mox. Le stock de plutonium est donc maîtrisé mais à condition que les tranches 900 continuent à fonctionner : comme elles s’arrêteront un jour, il faut bien se reposer la question.

    Sur ce point, plusieurs politiques sont envisageables : transformer les 1 300 et 1 400 en tranches moxées, ce qui est un peu compliqué. Mais on se rend compte qu’à partir d’un parc d’EPR construits en 2006 et mis en exploitation à partir de 2016, à partir de l’arrêt de Fessenheim par exemple, on peut renouveler tout le parc, avec un moxage à 15 %, et que si tel est le cas, avec des combustibles performants tels que l’on est en train de les dessiner et de les tester, il serait possible de maîtriser de la même façon le stock de plutonium puis de le faire décroître.

    Cela veut dire qu’aujourd’hui, avec les capacités existantes, les réacteurs tels qu’ils sont, plus une filière EPR moxée à 15 %, on sait arriver au milieu du siècle prochain avec une situation propre.

    Qu’est-ce que j’appelle « une situation propre » ? C’est la meilleure situation que je sais faire en concentrant le plus possible les actinides et les résidus dans le minimum de volume possible, de les conserver dans les piscines existantes pour passer, par la suite, à un autre exercice qui consiste à reprendre ces éléments et à, soit les stocker dans les couches géologiques profondes tels quels ou après retraitement/séparation, soit les incinérer dans des réacteurs rapides.

    Si j’ai détaillé un peu longuement cette question, c’est qu’elle me permet d’en aborder une autre. En effet, vous voyez que cette solution repousse l’échéance nécessaire jusqu’au milieu du siècle prochain avec une bonne maîtrise du plutonium de notre parc de réacteurs.

    C’est intéressant et cela me permet, si vous m’y autorisez, M. le Président, de poser la question de l’avenir des réacteurs à neutrons rapides puisque Superphénix est déjà arrêté et que Phénix doit l’être en 2004.

    Je viens de vous décrire un avenir où des réacteurs électrogènes résoudraient le problème tel qu’il se pose aujourd’hui, sous réserve que le Parlement prenne d’autres décisions. Mais, avec les données actuelles, nous savons gérer la situation jusqu’au milieu du siècle prochain dans des conditions satisfaisantes.

    En revanche, je vois qu’à partir du milieu du siècle prochain les vertus de ce système auront été épuisées, précisément au moment où l’époque du système REP touchera à sa fin et où nous aurons tiré le maximum de ce que nous y avons investi il y a une vingtaine d’années, en termes de modes de centrales, de types d’exploitation et de cycle de combustible. A partir de ce moment-là, oui, il faudra reprendre une technologie nouvelle mais il est vrai que cela tombera bien parce que nous aurons probablement besoin de réinstaller des réacteurs rapides à une double fin : disposer de réacteurs qui soient à la fois électrogènes – type Superphénix– et incinérateurs transmutateurs .

    A ce moment-là, nous pourrons nous attaquer aux stocks, que nous aurons mis en piscines, de réacteurs mixtes uranium-plutonium. C’est donc à cette échéance que se situe l’avenir des réacteurs à neutrons rapides.

    Comme il se trouve que, par l’heureux hasard des chiffres, c’est aussi l’époque à laquelle on commencera probablement à se préoccuper des stocks d’uranium dans la terre, et qu’il faudra commencer à réfléchir sérieusement à leur utilisation rationnelle, tout s’harmonise à peu près !

    Cela signifie que nous pouvons être confiants sur le fait qu’il faudra préparer un avenir aux réacteurs à neutrons rapides pour le milieu du siècle prochain et qu’en conséquence, il ne faut pas abandonner les technologies mises au point, mais parvenir à trouver les moyens d’entretenir nos connaissances et de les faire vivre entre l’arrêt de Phénix en 2004 et cette époque où il conviendra probablement de redessiner un nouveau type de réacteur qui devrait voir le jour aux alentours de 2030.

    Comment sera ce réacteur à neutrons rapides ? Je l’ignore complètement ! Ce sera vraisemblablement un réacteur sodium-plutonium tel qu’on le connaît puisque nous avons mis au point toutes ces techniques que l’on maîtrise bien et dont il serait dommage de ne pas profiter. Il peut être aussi en technologies hybrides selon le système du Professeur Carlo Rubbia qui consiste à coupler un accélérateur à un système sous-critique.

    Nous avons donc un domaine qui nous est familier, celui des surgénérateurs que nous maîtrisons et dont nous connaissons assez bien le fonctionnement – nous avons payé assez cher pour cela ! – et les installations de type Carlo Rubbia qui demandent à être étudiées et dont il y a tout à apprendre, ce qui ne constitue pas une raison suffisante pour ne pas nous y intéresser.

    Néanmoins, il demeure que c’est bien dans ces termes et à ces échéances que se pose réellement le problème de l’avenir des réacteurs à neutrons rapides et je dirai qu’il est satisfaisant de savoir qu’il s’inscrit dans des échelles de temps maîtrisables, à supposer évidemment que l’avenir soit nucléaire et que la politique énergétique soit bien réaffirmée comme telle, ce qui est une donnée tout à fait fondamentale du problème.

    En effet, quand j’évoquais précédemment, finalement par le « petit bout de lorgnette », la question du redémarrage éventuel de Superphénix et du moral des « troupes », c’est parce qu’il faut bien comprendre que le nucléaire représente un tout : soit vous vous y engagez, soit vous l’abandonnez, car l’abandonner et le reprendre suppose un effort gigantesque !

    Il faut donc que la représentation nationale soit tout à fait claire sur ce point : le choix de la politique qu’elle doit arrêter – j’espère sous peu – est absolument déterminant et même s’il est difficile, il est important qu’il soit fait assez vite ! En outre, il faut que la représentation nationale sache que, si des options nucléaires fortes ne sont pas prises, nous n’en ressentirons pas les effets le lendemain mais que nous le paierons extrêmement cher sur le long terme si nous devions, un jour, revenir au nucléaire.

M. le Président : Quels sont les délais ?

M. Pierre DAURES : La réponse est couplée à une autre décision concernant l’EPR et dont il a été question dans cette enceinte puisque l’un de vos collègues, M. Birraux, lui a consacré une audition.

    Il nous faut être tout à fait clairs sur le sujet : nous ne pourrons pas lancer l’ordre de construction d’une tête de série avant 2003 et si nous le faisons après, il ne s’agira plus d’une tête de série .

    Vous me pardonnerez d’être carré mais si l’on veut que ce soit une tête de série, il faut qu’elle soit prête en 2010, donc lancée en 2003, et, malheureusement, si nous prenons une décision en 1999, ce qui est maintenant l’échéance la plus courte compte tenu du délai nécessaire à l’élaboration des plans, des rapports de sûreté et à l’obtention des autorisations, le premier coup de pioche ne pourra pas être donné en 2003. Il faudra donc agir au plus vite, la date butoir pour la tête de série EPR étant donc l’année 2003.

    A partir de ce moment-là, la décision de lancer cette série – ce n’est pas le seul électricien qui parle car il est évident que nous n’allons pas nous payer une tête de série s’il n’y a pas de série derrière ; évitons, allais-je dire, de recommencer, volontairement cette fois, une opération du type Creys-Malville ! – est dans la main du Parlement ! Allons-nous renouer avec la politique nucléaire établie ou pas ? C’est un choix qu’il appartient au Parlement d’arrêter avant que nous ne décidions de fabriquer de façon anticipée une tête de série.

    Il faut bien prendre conscience que cette tête de série est indispensable à la certitude d’un développement vif du nucléaire dans l’avenir, qu’elle est indispensable pour nos bureaux d’études – et je ne parle pas seulement d’EDF – qu’elle est indispensable pour le maintien des compétences comme l’a dit Dominique Vignon avec beaucoup d’éloquence et de compétence. Elle est donc nécessaire mais à condition qu’il y ait une série.

    Pour répondre à votre question concernant l’échéance, je dirai qu’il faudrait que le Parlement puisse se prononcer à la fin de l’année 1998 ou au début 1999 car je pense réellement que nous ne pouvons pas prendre une décision de cette importance avant que le Parlement n’ait statué sur le sujet.

    Par ailleurs, on voit bien tous les jours, que la situation du nucléaire est extrêmement contestée – que ce soit à tort ou à raison peu importe, il appartient aux autorités d’en juger et au public de le dire – et que nous nous trouvons confrontés à une situation où nous n’avons pas beaucoup de légitimité face à notre public sans l’appui du Parlement.

    Pardonnez-moi d’avoir, encore une fois, probablement été trop long !

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Je formulerai juste une observation, M. Daurès, le Parlement ne pourrait avoir d’influence sur ce dossier que s’il est sollicité c’est-à-dire si, comme beaucoup d’entre nous le souhaitent, un large débat peut s’instaurer sur les grandes orientations énergétiques !

M. Pierre DAURES : Le citoyen de base, en tout cas, vous le demande !

M. Franck BOROTRA : J’ai écouté à la fois votre propos liminaire et la très intéressante réponse que vous venez d’apporter à la question de Christian Bataille qui éclaire bien la stratégie que vous souhaitez suivre concernant en particulier le plutonium. 

    Je souhaiterais, néanmoins, préciser un point : vous dites qu’il y a une très forte opposition à l’intérieur de l’opinion mais ce n’est pas ce qui ressort des sondages.

    Il y a, certes, des lobbies qui sont très forts. Je les respecte ; ils utilisent les armes qui sont les leurs. Je constate, néanmoins, qu’au cours des années qui viennent de s’écouler, le pourcentage de Français qui se disent favorable à l’énergie nucléaire n’a fait que croître puisqu’il dépasse les 70 %. Cela étant dit, si tous les partenaires de la filière nucléaire avaient le souci d’apporter plus de transparence dans l’information, ce pourcentage dépasserait peut-être les 70 % pour atteindre les 80 %.

    Après vous avoir écouté, je souhaiterais vous poser trois questions que m’ont inspirées vos propos. Premièrement, vous avez expliqué que si l’on moxait les 28 tranches, et que si l’on prolongeait le processus par la filière EPR, on pourrait obtenir une stabilisation, voire une légère baisse des stocks de plutonium au milieu du siècle. Je sais que vous avez raison mais que cela suppose de prendre un certain nombre de décisions. Par conséquent, j’aimerais savoir, compte tenu du fait que vous êtes en relation permanente avec les pouvoirs publics, ce qu’il en est. Il me semble que l’extension de la moxisation aux 28 tranches s’avère nécessaire : où en est-on ?

    Vous faites état, par ailleurs, de 850 tonnes retraitées mais nous ne sommes pas les seuls à retraiter et donc il est nécessaire d’étendre Melox : les choses sont liées.

    Si, ainsi que vous l’avez bien dit, on veut que la stratégie que vous suivez soit appliquée, il conviendra de mettre en œuvre l’EPR, ce qui implique de le réaliser au plus vite, même si sa mise en œuvre provoque un suréquipement dans le domaine de la production électrique, faute de quoi, au moment où se poseront les problèmes de remplacement des centrales actuelles, nous ne serons pas à même d’apporter cette réponse.

    J’aimerais donc savoir, de votre point de vue, comment vous envisagez ces questions car les réponses qui ont été apportées par les ministres avaient la même transparence que celle de certains opérateurs de la filière nucléaire.

    Deuxièmement, il reste un point sur lequel je ne suis pas en complet accord avec vous – mais c’est vous le spécialiste, je ne suis qu’un amateur dans le domaine. Vous dites que le problème, pour nous, se posera au milieu du siècle mais nous ne sommes pas seuls, il y a d’autres opérateurs dans le monde, et la France au travers de la maîtrise de la filière nucléaire qui est la sienne à joué et devrait continuer à jouer un rôle important ! Vous avez dit que le changement d’objectif – production d’électricité en direction de la recherche – a provoqué la demande de sortie des partenaires de NERSA. Soyons honnêtes, c’est un alibi : ils avaient déjà tourné le dos à cette affaire et ils ont saisi ce prétexte.

    La question que je vous pose est la suivante : comment se fait-il que les Allemands, les Belges, les Italiens se désengagent de ce côté et que pendant ce temps la Chine, l’Inde, le Japon, la Russie et la Corée sont en train de s’y engager ? Est-ce que, dans toute cette affaire, la France qui joue un rôle de leader, ne va pas se trouver scientifiquement, technologiquement et industriellement, mise de côté ? EDF sait ce que cela signifie puisque l’occasion nous a été fournie, en Chine, de négocier sur ce point .

    Troisièmement, la France occupe une place particulière dans le métier du nucléaire civil. Elle a une position très forte, un retour d’expérience sur 56 tranches, la réputation de vouloir maîtriser tous les aspects de la filière, en particulier de l’aval du cycle et, jusqu’à ce jour de n’avoir fermé aucune porte. Les Américains le reconnaissent et parfois même viennent se saisir de recherches ou de voies qui ont été défrichées par les Français.

    Je me pose donc la question de savoir si l’abandon, pour la première fois, de la filière à neutrons rapides et du même coup la décision, de nature politique et non pas scientifique, industrielle ou autre, concernant Superphénix, ne va pas porter un certain coup à la crédibilité des Français dont la tête de pont reste EDF ? En effet, dans cette affaire, c’est dans la volonté de maintenir ouvertes toutes les voies que se trouve le fondement de la culture de sûreté qu’avec beaucoup de succès vous avez développée en vendant onze des quatorze centrales qui ont été achetées ces quinze dernières années dans le monde.

    Je suis, pour ma part, inquiet des conséquences qu’une décision de nature politique va avoir en termes industriels sur un secteur important et qui ne manquera pas de se développer.

M. Pierre DAURES : Effectivement, à l’heure actuelle nous sommes en manque puisque nous avons seize tranches qui sont moxées et qu’il en reste douze à moxer : les demandes d’autorisation sont déposées pour quatre tranches de mieux et le dispositif de mise à l’enquête publique qui est indispensable pour les huit tranches restantes n’a pas été déclenché par les ministres compétents.

    Nous insistons donc aujourd’hui pour que ces mises à l’enquête soient rapidement réalisées faute de quoi nous allons nous trouver dans une situation délicate. Comme je l’ai dit 850 tonnes de déchets traitées correspondent à 22 recharges. Si on ne peut faire que seize tranches (soit treize à quatorze recharges), c’est qu’il y a un problème et, dans ces conditions, cela signifie qu’il faudra, soit réduire le retraitement, soit accepter d’avoir du plutonium « sur l’étagère ».

    Cette seconde solution, nous l’avons toujours refusée pour des motifs de sécurité et c’est un comportement constant de l’entreprise. Quant à réduire la capacité de retraitement de La Hague, je ne sais pas si vous mesurez ce que cela représente sur le plan économique et humain !

    Nous avons donc un vrai problème devant nous et, par conséquent, nous souhaitons effectivement que le Gouvernement prenne le plus rapidement possible les décisions de mise à l’enquête qui doivent être prises pour chaque tranche pour éviter des aléas en cours de route. C’est donc une demande formelle.

    S’agissant maintenant de l’extension de Melox, je ne suis pas certain qu’elle soit rapidement nécessaire. Avec sa capacité actuelle qui a d’ailleurs été légèrement accrue, et dans les limites de l’enquête et de l’autorisation de création, on peut encore faire longtemps les recharges Mox d’autant que d’autres capacités existent ailleurs.

    Sur l’EPR, je partage votre point de vue et je vous ai dit ce que j’en pensais. Une fois décidée l’existence d’une filière nucléaire qui devrait se développer en EPR, le fait que la tête de série coûte cher reste un problème en soi mais n’est pas dramatique puisque l’on sait que le coût sera étalé sur le programme à venir et que les frais de première installation peuvent s’amortir par des contrats de programmation passés avec les uns ou les autres.

    Reste le problème de l’électricité à placer. Nous sommes sur un marché qui promet d’être ouvert et dont je suis sûr qu’il sera très ouvert. Par conséquent, nous n’aurons aucune peine à placer de l’électricité bon marché à l’étranger. A cet égard, je rappelle que la filière EPR – peut-être pas la première tranche qui aura à supporter des frais importants – est dimensionnée pour sortir un kWh compétitif par rapport aux meilleurs gaz. Autrement dit, les instructions données aux projeteurs sont bien les suivantes : être sûr que sur une moyenne de 10 tranches, le prix de l’électricité sortant de l’EPR sera inférieur, ne serait-ce que de quelques points, aux meilleures centrales à gaz réalisables et nous allons gagner ce pari.

    Il faut peut-être croiser les doigts mais je puis vous assurer que je fais tout mon possible pour que ce soit le cas. Franchement nous travaillons beaucoup et de gros progrès ont été réalisés. Nous savons comment atteindre notre but et je suis très confiant.

    Vos questions suivantes tournaient autour de l’aval du cycle au milieu du siècle prochain et se résumaient à ceci : quand nous aurons à nous réengager, le monde aura beaucoup évolué. La France va-t-elle rester de côté et ne risque-t-on pas de perdre nos capacités ? L’autre question connexe étant que, puisque nous ne fermions aucune porte, que nous avions fourni la démonstration qu’il était possible de le faire, que nous jouions un rôle leader, notre pays risquait, en fermant la porte de l’incinération, de se trouver en difficulté face à des partenaires qui avaient choisi d’autres voies, parfois d’ailleurs arbitraires.

    Sur le premier point, je dirai qu’il est vrai que les autres pays suivent avec énormément d’attention ce qui se passe et que nous sommes obligés de leur faire la même démonstration que celle que je vous ai faite ce soir, c’est-à-dire leur prouver que l’arrêt de Superphénix était certes embêtant mais qu’il ne traduisait aucun désengagement nucléaire de la France, que nous allions continuer comme par le passé.

    Il est indéniable que cette décision soulève quand même des interrogations dans la mesure où la cohérence de la démarche française – si j’ose dire – « bluffait » tout le monde ou, pour le moins, étonnait tout le monde. Cette faille dans la cohérence gêne quand même un peu notre démarche.

    Pour ce qui concerne l’aval du cycle, on peut tenir le même raisonnement, à savoir qu’en donnant l’impression de fermer, en quelque sorte, une porte à l’incinération, nous laissons, non seulement le public, mais aussi le monde entier, penser que nous abandonnons des voies de solution. C’est incontestable et cela soulève une certaine inquiétude.

    En effet, alors que, jusqu’à présent, nous pouvions dire dans les débats publics qu’il y avait des solutions pour les déchets, que nous savions brûler du plutonium, que nous réalisions des expériences pour brûler les actinides, que nous savions brûler avec un faible rendement certes, des produits de fission, bref que nous proposions des solutions, nous ne pouvons plus le prétendre.

    Il est vrai que nous allons nous trouver un peu gênés dans notre exposé des diverses solutions pour l’aval, ce qui rend plus nécessaire encore une coopération étroite avec les pays qui, eux, s’engagent dans la voie nucléaire et qui, probablement, vont accepter de consentir les efforts que nous ne ferons plus parce qu’ils seront absolument indispensables à leur échelle.

    J’imagine mal un bloc – puisqu’il faudra parler de blocs à cet horizon – tel que celui que forment le Japon, la Chine et la Corée ne pas « y aller » carrément pour fermer complètement le cycle ! Il est inimaginable, avec les besoins et le développement qui vont être les leurs, qu’ils ne soient pas dans le même état d’esprit que celui où nous nous trouvions au moment de notre grand développement .

    La voie de sortie pour la France – et j’en ai discuté avec Yannick d’Escatha au CEA – consiste à se lier avec le Japon d’abord, puisque la centrale de Monju continue à exister, avec ces autres pays ensuite, à les soutenir, à inciter les chercheurs chinois à orienter leurs travaux sur ce terrain et à tenter de coopérer le plus possible avec eux comme d’ailleurs avec un pays que nous ne mentionnons pas ici mais qu’il convient d’évoquer, je veux parler de la Russie qui dispose d’une installation différente de la nôtre mais qui est quand même à neutrons rapides et qui fonctionne.

    Cela vaut donc la peine de passer des accords avec tous ces pays.

    Il est évident que la fermeture de Superphénix nous prive d’un certain nombre d’arguments ou en dévalorise d’autres. Elle ne rend pas notre situation intenable, c’est évident, mais elle affaiblit quand même notre position.

M. le Président : Vous nous avez dit qu’une centaine de personnes avaient quitté le site très rapidement. La chute des effectifs, d’après ce que l’on peut savoir, va quand même être assez rapide : comment va se passer la réaffectation de ces personnels ?

M. Pierre DAURES : Elle ne pose pas de gros problèmes car il s’agit d’un personnel très qualifié, exploitant nucléaire, qui a un très bon background, de très bonnes connaissances de base, qui est habitué à très bien exploiter et qui sera très vite réintégré dans les centrales nucléaires. Nous avons encore à gréer un certain nombre de centrales : celle de Civaux est complètement gréée mais il faut prévoir des départs en retraite. Nous n’avons pas de soucis pour réintégrer ces personnels, que ce soit les exploitants ou les maintenants. Ce sont des personnes qui, comme on dit on un turn over.

M. le Président : Mme Voynet nous avait dit lors de son audition que le démantèlement allait créer des emplois. Est-ce vrai ?

M. Pierre DAURES : Là-dessus, il y a beaucoup à dire ! Je ne voudrais pas démentir Mme la ministre. Mais puisque vous m’avez demandé la vérité, je vais vous la livrer : le démantèlement créera des emplois mais pas dans l’immédiat. Le démantèlement n’interviendra qu’après le déchargement du réacteur, la sortie du sodium, un certain nombre d’études et de temps de décroissance ce qui représente, à tout le moins, quelques lustres.

M. Franck BOROTRA : Un lustre, pour vous, c’est combien d’années ?

M. Pierre DAURES : C’est cinq ans !

    Pour répondre à votre question, je dirai que certaines activités vont effectivement se développer mais, ni dans l’immédiat, ni dans les mêmes technologies. Elles ne concerneront donc probablement pas les mêmes types de personnel. De plus, les technologies auxquelles nous ferons appel ne seront pas immédiatement transférables sur les centrales REP où les problèmes se présenteront beaucoup plus tard et nullement dans les mêmes conditions.

    En conséquence, il va falloir créer des activités tardives, sans doute moins nombreuses que les activités existantes, dans des domaines bien différents et pour une durée plus éphémère. Mme la ministre, de ce point de vue, a donc raison de dire que cela créera des activités.

    Puisque les études sont en cours, je ne peux pas vous dire sous la foi du serment combien de personnes exactement seront concernées par ces créations qui, de toute façon, n’interviendront pas en relais immédiat. Si on a pu penser que l’on allait sortir des personnels de la centrale pour en ramener d’autres et que tout cela allait bien s’arranger, je crains que ce ne soit pas tout à fait le cas.

M. le Président : Quels sont vos engagements vis-à-vis des entreprises sous-traitantes ?

M. Pierre DAURES : Nous avons pris l’engagement pour faciliter les choses et aussi remplir notre devoir en tant que donneurs d’ordres, de continuer à payer l’ensemble des prestataires jusqu’à ce que le premier décret soit pris, en considérant qu’au moment où ce décret sera pris, l’Etat aura eu le temps de prendre les dispositions propres à traiter le problème socio-économique posé dans la région.

    Nous avons donc décidé de conserver jusque là les prestataires, qu’ils aient ou non des activités, hormis s’ils trouvent du travail ailleurs. C’est une décision d’ordre social pour éviter d’avoir à la fois des personnes au chômage, ce qui serait le cas, par exemple, pour des prestataires temporaires, et des entreprises qui ferment puisque NERSA représente 80 % de la clientèle de certaines d’entre elles et que si elle disparaît de leurs carnets de commande, il ne leur reste plus qu’à mettre la clé sous la porte.

    C’est donc dans ce souci que j’ai accepté de payer jusqu’au décret, mais évidemment nous serons attentifs à ce que la transition se fasse correctement.

M. le Président : Comment pensez-vous participer à la reconversion du Nord du département de l’Isère ? Si vous ne pouvez répondre, vous pouvez nous renseigner par écrit.

M. Pierre DAURES : Non, je préfère répondre sur le champ : si mes propos sont transcrits dans un procès-verbal, ils auront au moins le bénéfice d’avoir été tenus oralement.

    En fait, pour l’instant nous n’utilisons que les moyens traditionnels auxquels nous avons recours lorsque nous fermons des sites.

    Nous avons ainsi des filiales qui sont en contact avec l’ensemble des industries et des régions et qui ont pour rôle de financer l’implantation sur les sites industriels ou à proximité, d’industries qui n’y viendraient pas d’elles-mêmes  : disons que nous les aidons à venir là plutôt qu’ailleurs. C’est un premier volet de notre action qui concerne donc les activités de localisation, qui fonctionne plutôt bien mais qui ne crée pas non plus des besoins ex nihilo : il faut quand même que certains industriels soient attirés.

    Par ailleurs, nous pratiquons l’aide classique à la création d’entreprises mais encore faut-il pour cela qu’il y ait un support et une activité industrielle et économique un peu vivace. Or, il est vrai que la région de Creys-Malville est une région qui a vraiment très peu d’activités industrielles et que la vie économique y est ralentie, ou pour le moins, souffre d’un manque certain de dynamisme, ce qui rend difficile la création d’entreprises dans cette région.

    Par conséquent, nous ne pourrons guère nous orienter que sur la localisation sur place d’industriels qu’on fera venir et que l’on aidera par des facilités de financement, par des contrats avantageux en matière d’électricité quand ce sera possible. Tout cela, néanmoins, aura fatalement ses limites car s’il s’agissait d’une zone sans pôles proches, on parviendrait à localiser – finalement se mettre là ou quelques kilomètres plus loin n’a pas beaucoup d’importance – mais elle se situe à trente kilomètres de Grenoble, un peu plus loin de Lyon et Bourg-en-Bresse, mais finalement dans un complexe d’éclatement et d’éviction où les choses seront certainement un peu plus difficiles à régler qu’ailleurs.

M. le Président : Le Préfet a annoncé que vous apportiez cinq millions de francs par an !

M. Pierre DAURES : Nous apportons, effectivement, dans le cadre des activités locales, cinq millions de francs par an pendant cinq ans (soit 50 % du montant alloué par l’Etat) pour l’aide au développement économique local.

    Nous avons des activités, un peu partout en France, de soutien au développement économique local. Ces aides ne sont évidemment pas attribuées n’importe comment – il ne suffit pas de les demander pour les obtenir. Nous développons ces activités lorsque l’entreprise y trouve globalement intérêt, soit parce que cela attire des industriels, soit parce que cela favorise l’implantation de logements. Nous nous efforçons donc d’aider la vie économique locale à ce niveau. Dans le cas qui nous intéresse, nous avons une raison majeure de le faire et nous apporterons donc ce qu’il faut au préfet.

M. Pierre MICAUX : Très brièvement, d’abord je tiens à dire que j’ai pris un grand intérêt à vous écouter, ensuite j’aimerais savoir à quelle valeur vous estimez Superphénix.

    Cette première interrogation sera suivie de deux autres : quel est le coût de son démantèlement et, puisque je crois savoir qu’un second cœur est prêt, qu’allez-vous en faire et que vaut-il ?

M. Pierre DAURES : La valeur de Superphénix peut maintenant être essentiellement estimée à la valeur de sa production future. Je ne sais pas vous répondre aujourd’hui car il faudrait, en fait, reprendre les estimations des commissaires aux comptes et de la Cour des comptes que je n’ai plus en tête. Mais je vous enverrai par écrit les éléments de réponse à cette question sur la valeur actualisée de Superphénix.

    Le coût du démantèlement est estimé à 10 milliards de francs auxquels il convient d’ajouter, le coût du retraitement du combustible, soit 3 milliards de francs, ce qui porte le coût du démantèlement et du retraitement à 13 milliards de francs.

    Quand on dit cela, il ne faut pas oublier que si l’on arrête la centrale et qu’on la démantèle, il reste des charges de capital qui ne sont pas libérées. Il y a encore 4 milliards de francs de capital qu’il faudra bien reverser aux gens qui ont acheté des parts et il reste 6 milliards d’emprunts à rembourser aux banques. L’arrêt de Superphénix représente donc aujourd’hui 23 milliards de francs.

    Selon les accords qui ont été passés, le démantèlement est entièrement à la charge d’EDF, le capital et les emprunts se partagent à égalité de même que le retraitement du combustible.

    S’agissant maintenant du coût du cœur, je ne sais pas aujourd’hui quelle est la valeur du cœur neuf – je n’ai pas son prix exact en tête mais je pourrai vous le communiquer ; il est à peu près d’un milliard de francs.

    Que va-t-on en faire ? Pour l’instant, il ne pose aucun problème puisqu’il n’a pas été activité, si ce n’est qu’il contient du plutonium – il exige de ce fait un gardiennage particulier et donc coûteux. On compte le retraiter et le réinjecter dans les cycles de fabrication des éléments Mox puisque le plutonium qu’il contient n’a pas été irradié et comporte donc très peu d’actinides. Avant de retraiter ce cœur, il faudra d’ailleurs probablement y regarder de près parce que les chaînes de retraitement et de fabrication sont dimensionnées pour une proportion déterminée d’uranium et de plutonium et qu’il faudra donc procéder à un certain nombre de vérifications .

    Néanmoins, chaque fois que la question a été posé à COGEMA, il nous a été répondu qu’il n’y avait aucun problème, que les dispositions étaient bien prises et donc que l’extraction du plutonium et son injection dans les éléments Mox ne posait, à ses yeux, pas de difficultés.

    Les complications viendront probablement plus du cœur irradié dont le traitement était envisagé mais qui suppose quelques réglages puisque la composition isotopique finale était prévue pour un cœur complètement irradié et non irradié à moitié comme c’est le cas.

    Néanmoins, aux dires de COGEMA – que je n’ai pas de raison de remettre en cause – le traitement dans les chaînes existantes, du cœur neuf et du cœur existant, ne pose aucun problème particulier.

    En revanche, nous rencontrerons des problèmes pour éliminer le sodium dont vous n’ignorez pas qu’il y en a de nombreuses tonnes.

M. le Président : Nous vous remercions.

Audition de M. Claude DÉTRAZ,
Directeur de l’Institut national de physique nucléaire
et de physique des particules (CNRS)

(extrait du procès-verbal de la séance du 2 juin 1998)

Présidence de M. Alain MOYNE-BRESSAND, Secrétaire

Monsieur Claude Détraz est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Claude Détraz prête serment.

M. Claude DÉTRAZ : Il n’est pas forcément prévisible que le directeur d’un institut de recherches radicalement fondamentales, si je peux me permettre de définir ainsi le CNRS, puisse être amené à témoigner. Cela mesure, je crois, l’impact de la loi du 30 décembre 1991 et de cet appel renouvelé à la recherche qui était, vu de chez nous en tout cas, l’objet de la loi et qui ne pouvait pas laisser indifférent un organisme qui pensait pouvoir apporter des contributions aux recherches demandées par cette loi.

    Je vais donc brièvement vous dire dans quelle mesure les recherches que nous avons conduites ou les activités que nous avons pu avoir sont susceptibles d’apporter quelques éclaircissements sur la situation actuelle du programme de neutrons rapides.

    Il se trouve qu’à la moitié de l’année 1992, donc peu de temps après la promulgation de cette loi, sur l’incitation du Premier ministre, le ministre de la recherche, M. Hubert Curien, m’avait demandé d’animer un groupe pour examiner les conditions dans lesquelles Superphénix pourrait apporter une contribution au programme de recherche. Ce rapport, qui a été remis le 17 décembre 1992, fournit, de ce point de vue
    – avec ce qui apparaît rétrospectivement comme un peu de timidité ou en tout cas de précaution – un certain nombre d’orientations qui ont d’ailleurs, à l’époque, été largement diffusées, et qui, selon nous, n’ont pas complètement perdu leur validité même si, je le répète, nous formulerions aujourd’hui les choses sans doute de façon un peu plus aiguë.

    Au nombre des recommandations et des conclusions que je ne citerai pas toutes, mais qui nous servent encore, je citerai celle-ci : « Même s’il est urgent d’engager des réflexions et des actions de recherche pour l’aval du cycle, rien n’oblige aujourd’hui à figer les décisions concernant les réalisations et les procédures. L’éventail des solutions possibles doit être exploré.»

    C’est en effet une des idées fortes qui était apparue au cours des auditions : sans prendre de décisions immédiates, il était urgent de commencer à travailler au plus vite.

    Pourquoi des décisions immédiates ne s’imposaient-elles pas ? Parce que des solutions d’attente étaient disponibles et aussi parce qu’un effort de recherche était relancé, qui était susceptible de déboucher sur des solutions nouvelles, impossibles à intégrer dans les réflexions du moment : encore fallait-il que ces recherches avancent ...

    Une autre remarque avait été formulée qui me paraît importante, à savoir que l’étude de l’incinération des actinides dans les réacteurs à neutrons rapides « impose des expérimentations diversifiées dans des réacteurs tels que Superphénix et Phénix ».

    Cette formulation qui fait partie des précautions de langage que nous avions prises et que, peut-être aujourd’hui, nous ne prendrions plus, soulignait le fait que Superphénix avait un certain nombre de vertus pour étudier des solutions mais était loin de les avoir toutes, et qu’en particulier l’accès à un réacteur avec une capacité d’évolution beaucoup plus rapide des expériences que l’on pouvait conduire était nécessaire si l’on voulait véritablement faire de la recherche !

    Très vite, il est apparu que Superphénix pouvait être un outil de validation de solutions élaborées ailleurs mais pouvait difficilement, compte tenu des délais de chargement et de déchargement du cœur et d’analyses des résultats qui pourraient en sortir, permettre d’avancer à un rythme qui n’ait pas comme constante de temps cinq ou six ans.

    Or, la recherche qui nécessite cinq ou six ans pour changer un paramètre n’est pas une recherche d’une efficacité folle. Par conséquent, même si à grande échelle, « à l’échelle industrielle » comme l’on disait, Superphénix pouvait apporter des informations, il n’était pas susceptible, à lui tout seul, de débroussailler le domaine extrêmement lourd et compliqué de la transmutation par des neutrons rapides à des fins de gestion de l’aval du cycle.

    En conséquence, la phrase que je viens de vous citer signifiait simplement qu’on pouvait peut-être avancer avec Superphénix et Phénix, mais sûrement pas avec Superphénix tout seul.

    Je crois que cette conclusion n’a rien perdu de sa pertinence, sauf, je le répète, à s’installer dans l’idée d’un programme de recherche coûteux et j’ai presque envie de dire interminable ou avec une constante de temps qui, même si l’on dispose de marges pour trouver des solutions définitives, commençait à sortir nettement des limites du raisonnable !

    Je citerai également ce qui a été dit au positif sur la contribution de Superphénix : « Superphénix peut contribuer aux recherches sur l’aval du cycle de deux manières : d’une part par le retour d’expérience en vue de la construction des futurs RNR incinérateurs – ce qui impliquait qu’il n’en était pas un – d’autre part, par la validation de l’utilisation de combustibles assurant l’incinération d’actinides à une échelle industrielle ».

    Nous n’avions aucune difficulté, dans un groupe d’études qui était d’une grande diversité, à aboutir à cette conclusion et nous réclamions donc qu’un « programme de recherches de base soit monté sur la transmutation et les produits de fission pour lesquels les solutions les plus innovantes doivent être explorées... ». En effet, nous avions été très frappés par le fait que même si l’incinération des actinides mineurs était possible dans un réacteur à neutrons rapides du type de celui que préfigurait Superphénix, les problèmes de la transmutation et des produits de fission demeuraient entiers. Nous insistions pour que « soit défini et soit entrepris un programme de recherche diversifié »
    – ce dernier terme ayant, lui aussi, fait l’objet d’un accord général, ce qui signifiait qu’il ne pouvait être réduit à de simples recherches avec Superphénix mais devait envisager d’autres solutions –« tel qu’il était prévu par la loi du 30 décembre 1991... » et nous appelions à ce qu’il soit ouvert à de nouveaux acteurs et à l’international.

    A la suite de ce rapport, qui avait, d’une certaine façon, marqué les limites d’un programme de recherche à Superphénix mais aussi de sa pertinence à l’intérieur de ces limites, la NERSA avait proposé un programme de recherche sur Superphénix et vous comprenez bien que je vais intervenir essentiellement, avec la compétence qui est la mienne, non pas sur la production d’électricité mais sur le programme de recherche.

    Ce programme de recherche a été évalué en mai 1994 par M. Robert Dautrais et moi-même puisque nous avions été désignés par le Gouvernement pour porter une appréciation. Le programme de recherche qui nous avait alors été soumis nous paraissait bien répondre à ce que demandait le rapport. Il prévoyait en particulier, dans ces recherches sur Superphénix, trois grands domaines que je crois bon de retenir.

    Premièrement, il s’intéressait à la viabilité à long terme – robustesse, disponibilité, perspectives d’économie – d’une filière industrielle de RNR à sodium liquide. Nous nous situions, en effet, à l’époque, dans une logique où il ne s’agissait pas de n’utiliser Superphénix que pour un programme de recherche, mais où il s’agissait en fait de la préfiguration industrielle d’un RNR.

    Deuxièmement, il abordait la question de la gestion du plutonium – ce qui était une façon un peu polie de dire qu’on le traitait comme un déchet, ce qui ne manquait pas de soulever des polémiques assez vives – d’un parc électronucléaire, ce qui était un aspect totalement innovant et ce que nous jugions le plus utile.

    Troisièmement, il envisageait le problème de l’incinération des déchets radioactifs à vie longue ; il était décidé d’étudier également ce qu’il était possible de faire aussi avec les produits de fission.

    Ce sont ces trois voies qui ont été soulignées, présentées et sur lesquelles nous attendions, M. Dautrais et moi-même, que Superphénix s’engage !

    Je répète, comme cela a été souligné à plusieurs reprises, et dans le rapport et dans les évaluations du programme d’acquisition de connaissances que M. Dautrais et moi-même avions préparées séparément, que nous insistions sur le fait que l’étude de la pertinence de la filière à neutrons rapides pour la gestion de l’aval du cycle supposait de disposer d’un réacteur plus souple dans son utilisation que cette grande machine au temps de rotation très long qu’est Superphénix.

    Entre-temps, allant dans le même sens et faisant, je crois, avancer les choses, la commission Castaing a donné, en 1994, un coup d’accélérateur au programme de recherche qu’on devait conduire avec Superphénix dans au moins deux directions : en recommandant d’une part, de mettre en place un conseil scientifique, puisqu’il s’agissait d’un outil de recherche et que l’on voyait mal comment une recherche pouvait être conduite correctement sans que les exploitants, dont les préoccupations initiales étaient différentes, bénéficient des conseils d’une telle structure, d’autre part, d’accélérer le démarrage des irradiations.

    Nous avions été très frappés par le fait que le programme scientifique, tel qu’il avait été annoncé, prenait son temps : tout ce que l’on pouvait espérer des irradiations concernait surtout le troisième cœur et la commission Castaing a beaucoup insisté sur le fait qu’on devait déjà tirer des enseignements du premier, qui certes n’avait pas été fait pour cela, mais surtout du deuxième et que l’on devait passer assez rapidement à cette phase d’utilisation. Elle lançait donc un appel à une accélération du programme de recherche.

    De ce point de vue, – je sors là du rappel historique pour émettre un avis – il me semble qu’après six années durant lesquelles la dimension recherche de Superphénix a été fortement mise en avant et même considérée comme l’un des paramètres stratégiques de la vie de l’installation, il serait bon que nous disposions d’un rapport général sur ce qui a été appris. Cette publication des résultats scientifiques serait, je crois, d’un grand intérêt, d’abord pour voir rétrospectivement comment les choses ont été conduites, ensuite parce qu’il peut être plein d’enseignements pour la physique des réacteurs à neutrons rapides.

    C’est là un point sur lequel je souhaiterais m’arrêter un instant pour dire que l’histoire des neutrons rapides – je crois que la plupart des gens en sont convaincus – ne s’arrête pas avec la suspension de l’activité de Superphénix et cela pour deux raisons.

    L’histoire de la gestion du cycle électronucléaire telle que nous l’avons connue – il faut que nous en soyons bien persuadés – est en effet une histoire en pleine évolution : elle n’est pas parvenue à son terme même si l’extraordinaire et magnifique succès des REP a stabilisé véritablement pour une très longue période la filière électronucléaire.

    Il est clair que les questions qui nous sont posées – c’est comme cela que nous avons compris la loi de 1991 et c’est dans ce sens que nous agissons – viennent du fait que des solutions innovantes doivent être apportées pour la gestion complète du cycle et, sauf à s’en remettre à une décision radicale, absolue, définitive et irrémédiable de stockage profond et donc d’abandon de toute idée de transmutation et d’élimination des déchets, il serait choquant – et je parle en tant que chercheur – de considérer que tout est dit et tout est fait. La filière à neutrons rapides dispose de spécificités qui méritent d’être retenues dans la mesure où elles sont suffisamment différentes, originales, voire utiles pour que l’on ne se contente pas de les enterrer sous un mouchoir sans plus jamais en parler !

    Il y a peu de domaines de recherche qui doivent être interdits : le clonage humain en est un, mais les neutrons rapides ne me paraissent pas relever de la même logique.

    En conséquence, il est important qu’une étude critique approfondie des résultats scientifiques qui, depuis six ans, ont pu être obtenus à Superphénix soit disponible.

    Quand je dis que l’histoire de la filière à neutrons rapides n’est pas achevée, je le pense à deux titres : d’abord parce que certaines difficultés techniques du prototype industriel Superphénix, qui était l’une des solutions possibles pour les réacteurs à neutrons rapides, montrent que nous ne sommes pas arrivés à l’aboutissement d’une technologie et qu’il ne faut pas oublier les savoir-faire dont nous pourrons disposer avec cette technologie après l’arrêt de Superphénix ; ensuite parce que nous disposons, pour mener une politique de l’énergie, de solutions stables et éprouvées, y compris au niveau économique, avec l’amélioration de l’efficacité d’un certain nombre de filières, pour plusieurs décennies et que, par conséquent, cette situation laisse tout son champ et tout son temps à l’étude de solutions innovantes.

    Ce qui me frappe particulièrement à la relecture du rapport Curien, pourtant bien connu, de 1992 – ce n’est pas si vieux ! – c’est de mesurer combien son écriture différerait aujourd’hui du fait de l’émergence maintenant d’un vrai travail de recherche, y compris technologique, énergétique, sur un certain nombre de solutions alternatives. D’abord sur les réacteurs à neutrons rapides critiques incinérateurs dédiés qui pourraient être d’une plus grande efficacité que Superphénix, mais surtout sur le concept de réacteurs hybrides associant un accélérateur et un réacteur sous-critique, qui d’une idée qui traînait de-ci, de-là, dans les couloirs, a réussi, en quelques années, à s’imposer comme une solution méritant une véritable étude, légitime et active, sans prétendre être la solution miracle car il serait très irresponsable de se prononcer sur le sujet aujourd’hui.

    Je dois dire que, du point de vue de l’institut du CNRS dont j’ai la responsabilité, c’est l’une des grandes chances dont nous disposions – et je suis content que nous y ayons participé – en effet s’ouvre devant nous un vrai travail de recherche dans l’électronucléaire, profondément innovant, non balisé, faisant appel à des idées nouvelles et dans lequel des organismes qui avaient été peu actif depuis une cinquantaine d’années, tels que le CNRS, peuvent, je crois, trouver leur place.

    Sur ces nouvelles perspectives que sont les réacteurs hybrides qui, à mes yeux, je le rappelle, ne représentent nullement une déviation à 90° ou 180° de Superphénix, mais doivent au contraire bénéficier d’un certain nombre d’enseignements que l’on a pu tirer de Superphénix, vous me permettrez de dire quelques mots.

    Je tiens à dire que la capacité à brûler des actinides radioactifs à vie longue sera toujours la même en fonction de l’énergie produite : il faut 200 MeV dégagés dans une fission, il faut une fission nucléaire pour se débarrasser d’un actinide encombrant, par conséquent, se débarrasser d’un actinide conduit toujours à la même énergie thermique disponible dans un réacteur, qu’il soit critique, sous-critique, bleu, jaune ou vert ne change rien à l’affaire !

    Il faudra toujours à peu près 46 kilos de produits lourds, susceptibles d’être fissionnés, qui seront incinérés pour produire, à peu près, un TWh. Des TWh, on en produit environ une vingtaine dans une grande centrale chaque année, ce qui signifie qu’avec ce genre de puissance installée c’est environ une tonne de produits lourds que l’on peut incinérer.

    En conséquence, la différence entre un réacteur à neutrons rapides critique du genre d’un Superphénix nouvelle génération, conçu à cette fin et plus efficace et un système hybride, ne tient pas à l’efficacité d’incinération des actinides mineurs mais à la sûreté, à la conception, au fait qu’un réacteur sous-critique nous semble être, par nature, précisément parce qu’il est sous-critique, différent d’un réacteur critique.

    L’arrêt de l’accélérateur interrompt radicalement la réaction en chaîne – il n’évite cependant pas qu’il puisse y avoir dans le cœur des produits qui chauffent – alors qu’un réacteur critique est susceptible de comportements moins facilement contrôlables.

    De ce point de vue, il nous semble que cette différence est celle sur laquelle nous pouvons fonder quelque espoir et sur laquelle nous devons travailler !

    Dès lors, il apparaît que ces systèmes hybrides, avec une neutronique complètement différente de celle que l’on a largement étudiée dans les réacteurs critiques, avec des problèmes de technologie radicalement nouveaux, immensément simplifiés pour certains mais nouveaux et peut-être difficiles pour d’autres, constituent un véritable sujet d’étude.

    Je suis frappé de constater qu’après le travail de pionnier accompli, dans une certaine optique, par M. Baumann aux Etats-Unis, à Los Alamos précisément, et la forte influence de la personnalité de Carlo Rubbia dans les propositions qu’il a soumises pour utiliser ce concept, d’abord pour produire de l’énergie, ensuite, d’une façon que j’estime plus raisonnable au moins dans un premier temps, pour incinérer les déchets, l’impact qui, au départ, a été fort dans les cercles peut-être plus disponibles de gens davantage tournés vers l’aventure que les producteurs habituels d’électricité ayant un certain nombre d’obligations à assurer, s’est maintenant étendu à la plupart des acteurs du nucléaire.

    Cela a été le cas, en France où le ministère de l’éducation nationale, de la recherche et de la technologie, par son rôle très positif de fédérateur, de catalyseur des efforts des uns et des autres a permis que puissent travailler ensemble des organismes aussi différents par leur mission et par leur histoire que le CEA et le CNRS, par exemple. Cela a aussi été le cas dans les pays voisins où, depuis quelques semaines, à l’initiative et à l’incitation des ministres concernés, des groupes multinationaux, en Europe, ont entrepris de définir une stratégie d’études concrètes avec un démonstrateur, et non pas un prototype et moins encore un prototype industriel, qui, à une échelle déjà importante, – on cite volontiers l’ordre de grandeur de 100 MW installés – permettrait d’étudier les technologies et de valider un certain nombre de principes.

    Dans ce domaine, ce qui a été appris par Superphénix, servira à bien des égards et c’est pourquoi, je le répète, un rapport détaillé sur les résultats scientifiques obtenus depuis le lancement du programme, s’avère absolument indispensable.

    Un des points les plus délicats qui devra être abordé – et je terminerai là-dessus – n’est pas celui de l’accélérateur. On saura construire un accélérateur de très haute performance, de très haute intensité, transportant dans le faisceau une dizaine de MW, et là le CNRS joue un rôle tout à fait prédominant. Ils s’agit des problèmes tout à fait nouveaux de neutronique à partir de la diffusion de neutrons extrêmement rapides, puisqu’ils se comptent en centaines de MeV avant d’arriver aux neutrons rapides habituels que l’on connaît dans Superphénix, d’une façon totalement anisotrope à l’intérieur du réacteur sous-critique. Il s’agit de l’incinération des produits de fission qui peut trouver avec ces neutrons rapides et certains caloporteurs lourds, tels que le plomb, une solution très élégante et très prometteuse mais aussi du refroidissement, des points chauds et donc des caloporteurs qui, eux, posent des problèmes renouvelés !

    De ce point de vue, je dis, même si cela n’est peut-être pas très à la mode, que l’expérience acquise avec le sodium liquide revêt une immense importance !

    On connaît les limites mais aussi les atouts du sodium liquide. Il est certain qu’on ne peut pas s’en tenir là mais que l’on a appris, ne serait-ce que par les difficultés rencontrées, à traiter ce problème du caloporteur sous tous ses aspects, y compris dans le fait qu’un métal liquide est opaque, ce qui ne rend pas l’inspection, ni la gestion, toujours très faciles.

    Tout ce qui a été appris avec le sodium permet d’avoir un point sur l’échelle puisque l’on pourra se situer par rapport à son utilisation dans Superphénix et encourager la recherche d’autres solutions : celle du plomb fondu qui présente un certain nombre d’avantages, notamment de ne pas brûler mais qui, étant à plus haute température, est d’une gestion plus difficile ; l’eutectique plomb-bismuth qui a tout le mérite du plomb, c’est-à-dire d’être un métal très lourd permettant un ralentissement très lent des neutrons et donc une très bonne gestion de la neutronique en même temps qu’une température plus basse ; des techniques à sels fondus à plus long terme qui ont déjà été étudiées aux Etats-Unis ou des techniques de caloporteurs à gaz qui peuvent avoir leur intérêt.

    Si je cite toutes ces questions, c’est pour bien montrer que, à notre avis, il y a un autre domaine de recherche dans lequel d’ailleurs d’autres département du CNRS tels que le département de chimie ou le département lié aux matériaux sont maintenant activement engagés, et qu’il existe un certain nombre de problèmes que nous étudions de notre mieux. En ce sens, nous nous sentons à l’aval d’une expérience dont nous voulons pouvoir tirer tout le profit et qui est celle de Superphénix.

    Voilà un peu dans quel esprit, loin du monde de l’électronucléaire qui n’est pas le nôtre, nous travaillons dans ce domaine !

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Je veux vous remercier de la qualité de votre intervention.

    Votre expérience à l’IN2P3 et au GANIL nous a laissé entendre un propos de connaisseur et de connaisseur extérieur à l’univers habituel des principaux partenaires du nucléaire puisque vous nous livrez le point de vue du CNRS.

    J’irai directement aux faits puisque le temps me manquera pour vous poser toutes les questions qui nous seraient utiles en vous demandant néanmoins votre accord pour, le cas échéant, vous interroger par écrit ensuite.

    J’évoquerai donc la loi de 1991 et la manière dont vous l’interprétez, pour vous décrire l’état d’esprit du rapporteur de 1991 qui correspond tout à fait à ce que vous dites : lorsque le Parlement a eu à définir des voies de recherche, il n’avait évidemment pas en tête l’utilisation exclusive de Superphénix – elle n’était pas alors en vigueur –, s’agissant de la transmutation et du retraitement poussé, puisque, comme on l’a vu, ce n’est que par la suite que cette voie a été très habilement exploitée et présentée.

    A travers cette dernière, il s’agissait en fait de permettre à toutes les équipes de pousser tous les types de recherches fondamentales qui permettaient d’espérer une élimination des déchets susceptible à terme, dans un délai de cinquante ans, cent ans, voire cent cinquante ans, d’esquiver la nécessité du stockage profond et définitif, donc, au fond, de laisser toutes les voies ouvertes.

    J’ai suivi avec beaucoup d’intérêt votre exposé et j’ai noté que, sur ce point, vous avez dit qu’il était impossible d’imaginer tirer parti de Superphénix sans avoir simultanément Phénix. Je veux donc vous poser la question suivante : peut-on imaginer Phénix efficace sans Superphénix ?

    Telle est la question que nous nous posons après l’audition de M. Curien.

    Dans le même ordre d’idées, j’aimerais connaître le jugement que vous portez sur la possibilité effective de transmuter en quantités importantes les actinides mineurs. Des calculs théoriques dont vous êtes l’un des spécialistes ont-ils été effectués pour estimer ces quantités ainsi que la vitesse d’incinération ?

    Enfin je vous pose une dernière question, bien que vous y ayez déjà largement répondu dans votre exposé liminaire : y a-t-il d’autres méthodes envisageables que l’incinération pour détruire les produits de fission à vie longue ?

M. Claude DÉTRAZ : A votre première question je répondrai par l’affirmative.

    Je pense que certaines recherches peuvent être effectuées avec Phénix sans qu’une validation industrielle soit indispensable pour les rendre utiles. Je m’explique : la plupart des recherches qui avaient été envisagées pour Superphénix peuvent être réalisées avec Phénix puisqu’elles consistaient essentiellement à voir comment des réacteurs à neutrons rapides transmutent ou ne transmutent pas, à quelle vitesse, en fabriquant quels produits, ou comment certains matériaux se comportent sous des flux prolongés de neutrons rapides et si cela est utile et susceptible de compléter nos connaissances, d’où le nom du programme de Superphénix qui avait pour intitulé «  Programme d’acquisition de connaissances» et non pas « Programme de validation industrielle », ce qui constituait d’ailleurs une légère ambiguïté.

    Je dirai que les neutrons rapides de Phénix sont les mêmes que ceux de Superphénix, que seule la taille de l’installation change et que c’est seulement lorsque l’on pense en termes d’industrie qu’il y a une différence marquante entre les deux : si l’on pense en termes de recherche et de validation de modèles la différence est beaucoup moins marquée !

    A ce sujet, je considère que nous devrions nous montrer extrêmement attentifs à bien utiliser Phénix dans les quelques années qui s’offrent à lui et qu’en particulier, nous ne devrions pas nous contenter de transposer sur Phénix – comme il est possible de le faire et comme on envisage probablement de le faire – les recherches qui avaient été recommandées pour Superphénix.

    En effet, il convient d’actualiser ce programme. J’ai fait allusion aux options innovantes qui posent de nouvelles questions et je crois qu’il serait opportun, pour bien utiliser Phénix, que l’on ne se contente pas de dire que, puisqu’en 1994 un programme a été validé par deux experts, on peut donc le poursuivre tranquillement avec Phénix ! Ce programme demande à être actualisé jusqu’en 2004, et si beaucoup de choses gardent leur pertinence, je crois que ce n’est pas le cas de toutes et que certaines questions nouvelles
    – j’ai quelques idées là-dessus – mériteraient d’être débattues !

    Voilà ce que je peux vous répondre sur le rôle de Phénix dont je n’ignore pas que c’est une machine vieillissante qui présente des difficultés mais qui, je le répète, représente la seule façon d’avoir des neutrons rapides en France pour mener des études sérieuses et systématiques. Il est d’ailleurs permis de s’interroger sur le plan de charge d’une recherche, car il ne suffit pas de dire que l’on peut s’installer sur une durée assez longue – et je trouve qu’il est bien de le dire et de travailler avec sérénité et sang-froid – encore faut-il pouvoir disposer d’outils ...

    On parle de disposer de neutrons rapides sur le futur réacteur Jules Horowitz de Cadarache qui sera construit beaucoup plus tard mais il y aura certainement un certain nombre d’années, au milieu de la première décennie du prochain millénaire, où nous souffrirons d’un gros déficit de neutrons rapides.

    S’agissant de votre deuxième question, je vous répéterai qu’avec environ une tonne par an, si on optimise le fonctionnement, on peut penser qu’il faudra à peu près un réacteur hybride dédié pour quatre REP.

    Cela étant dit, j’ai la conviction que les réacteurs hybrides dédiés à l’incinération constituent très logiquement la première étape de l’étude des réacteurs hybrides – accélérateur-réacteur sous-critique, mais que ce n’est pas la fin de l’histoire. Il a fallu ligoter les mains de M. Rubbia très fort et lui bâillonner la bouche au sparadrap pour qu’il accepte de ne plus parler de fabrication d’énergie : il n’y rien à faire, lorsqu’il sort un TWh tous les quinze jours alors que l’on n’a besoin que du dixième de cette quantité pour alimenter l’accélérateur, ce sont 90 % de cette énergie qui restent disponibles !

    En l’état – je crois qu’il faut le dire ici parce qu’il n’y a pas de tabous même si la tactique consiste à ne pas trop en parler – personne n’a envie d’entendre que tous les problèmes d’énergie de l’humanité vont être résolus d’autant que l’argument a déjà beaucoup servi et souvent pour des causes discutables  ! Mais il est beaucoup plus raisonnable de tenir le discours suivant : « soyons modestes, voyons si les hybrides sont aussi sûrs qu’on le dit, s’ils transmutent effectivement aussi bien qu’on le prétend, s’ils sont capables aussi de transmuter des produits de fission, ce qui serait quand même un avantage tout à fait décisif, et une fois que nous aurons bien optimisé le tout, nous pourrons commencer à nous interroger sur l’économie des TWh rejetés à la rivière. »

    Par conséquent, si cette démarche était retenue et si les incinérateurs hybrides donnaient satisfaction, nous serions amenés d’ici à dix ans, quinze ans, voire vingt ans, à nous demander quel peut être leur rôle dans la production d’électricité et le rapport de 1 à 4 pourrait s’en trouver profondément modifié !

    Aujourd’hui, oui, un réacteur hybride assez modeste pourrait assurer l’incinération sur le site de 3 ou 4 REP, mais il reste à le démontrer et c’est pourquoi j’ai employé le terme de « démonstrateur » qui chante à des oreilles de chercheur, car c’est véritablement essayer de construire quelque chose qui valide des calculs papier que personne n’a réfutés et que tout le monde a retournés dans tous les sens ; c’est véritablement une étape qui me paraît extraordinairement intéressante parce que ce n’est justement pas l’étape du prototype.

    Si vous me permettez d’ajouter quelques mots là-dessus, je dirai que le plus grand risque, selon moi, que court cette filière serait de partir tout de suite dans un prototype avec le discours suivant : « Soyez tranquilles, nous avons trouvé la solution : le caloporteur, c’est du plomb-bismuth ; l’accélérateur est un accélérateur cyclotron de 400 MeV qui est fabriqué de telle façon etc. » ; ce serait une vraie catastrophe alors qu’il y a beaucoup de solutions qui peuvent être optimisées .

    En revanche, le démonstrateur que l’on commence à entrevoir aujourd’hui et qui pourrait être fabriqué à partir de solutions significatives mais pas forcément encore optimisées, permettrait d’avancer et de faire une première percée.

    J’entendais tout à l’heure les sommes assez impressionnantes dont parlait le directeur général d’EDF pour le démantèlement de Superphénix. Il faut savoir qu’un démonstrateur, c’est moins de 2 milliards de francs, qu’il y a déjà au moins trois pays qui s’y intéressent et que ce n’est pas du tout la même échelle, alors que c’est quelque chose de radicalement nouveau et qui, je crois, ouvrirait le débat sur le rôle de l’électronucléaire dans le siècle qui vient, d’une façon un peu renouvelée.

M. Marcel DEHOUX : Notre commission d’enquête portant sur Superphénix et sa fermeture, si vous deviez résumer en quelques mots la fermeture de Superphénix, diriez-vous : « c’est dommage ! », « On s’en passera ! » ou « Cela ne pose aucune difficulté pour l’avenir ! » ?

M. Claude DÉTRAZ : Bien évidemment, je ne peux parler que du point de vue extraordinairement limité qui est le mien, celui de la recherche et je vous prie de bien l’entendre ainsi : pour nous, chercheurs, cela ne changera rien, ou plus exactement puisque cela change toujours, cela changera peu. J’ai bien dit que ce qui nous paraissait important était de pouvoir disposer de réacteurs à neutrons rapides souples, simples, permettant de faire des recherches parce qu’il y a encore un long chemin à parcourir et qu’une validation industrielle nous paraît prématurée, mais c’est une opinion personnelle...

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M.  Jean-Pierre AUBERT,
Inspecteur général de l
industrie et du commerce,
chargé par le Gouvernement d
un rapport sur la reconversion industrielle
du site de Creys-Malville

(extrait du procès-verbal de la séance du 4 juin 1998)

Présidence de M. Robert GALLEY, Président

Monsieur Jean-Pierre Aubert est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Jean-Pierre Aubert prête serment.

M. le Président : Nous savons bien que lors d’une mission de reconversion, on est parfois amené, pour ne pas décourager les gens auxquels on s’adresse, à être plus positif que la raison permettrait de l’être. Je souhaiterais que votre exposé devant nous, centré sur les problèmes dus à la reconversion soit absolument objectif.

M. Jean-Pierre AUBERT : Je ferai une présentation de l’objet de ma mission et des problèmes de reconversion qui se posent à l’occasion de la décision gouvernementale sur Superphénix. Le Premier ministre m’a confié au mois d’octobre 1997 la mission d’examiner les conséquences qu’avait sur l’économie locale et l’emploi la décision qui, à l’époque, avait été annoncée, mais pas encore mise en œuvre. C’était donc quelques mois avant la décision intergouvernementale du 2 février.

    Pour mener à bien cette mission, je me suis rendu sur place le plus souvent possible et j’ai rencontré toutes les parties prenantes de cette opération, les salariés ou les prestataires directs de la centrale, mais aussi ceux qui participent à son environnement local, régional, voire national.

    Conformément à la mission qui m’était confiée, je me suis, dans un premier temps, efforcé de connaître au mieux la situation et ses implications en essayant – et je réponds là à votre sollicitation – d’être le plus objectif possible. Pour assurer cette objectivité, j’ai demandé à l’INSEE de faire un travail, que j’ai démarré avec lui et qu’il a conduit ensuite en toute indépendance, de façon à pouvoir disposer des données les plus précises possible sur l’impact que pourrait avoir l’arrêt de Superphénix.

    Cette étude a été rendue publique. Vendredi dernier, le préfet de l’Isère et moi-même avons réuni à peu près tous les acteurs, en tout cas, tous les élus locaux. Pour aller au plus près de la vérité, nous avons donc cette étude d'impact, que je vous laisserai, bien sûr, et que je commenterai au moyen de quelques tableaux.

    Nous avons non seulement examiné les conséquences en matière d’emplois, mais aussi, plus largement, les effets que cet arrêt pouvait avoir sur l’économie locale et l’environnement, ainsi que sur les collectivités locales. Nous avons fait une étude assez fine des situations des collectivités locales concernées, en particulier des conséquences sur leurs ressources ou leur endettement.

    Il s’agissait d’apporter le maximum de contributions à l’analyse locale, de façon à les transmettre aux acteurs locaux et à permettre la mise en œuvre de moyens conformes à ces éléments d’analyse.

    La seconde partie de ma mission était de faire des propositions. J’ai élaboré à cet effet un programme d’accompagnement de cette décision de fermeture en m’appuyant sur les éléments d’analyse dont je disposais et en m’efforçant de proposer les modes d’action les plus opérationnels et les plus rapides à mettre en œuvre. Le souci était – ceci est le fruit d’une certaine expérience de ma part – de présenter un éventail de moyens efficaces avant même, à la limite, que les crises les plus sensibles apparaissent pour la population concernée.

    Le dispositif que j’ai proposé visait à traiter aussi bien l’aspect social, en me concentrant sur les situations vécues par les salariés des entreprises prestataires de la centrale, soit près de 400 personnes fin 1997, concernés par l’évolution des plans de charge, que l’aspect économique local pour les entreprises prestataires. Au-delà, il s’agissait d’aider au redéveloppement économique de cette zone malgré l’impact négatif que peut avoir la fermeture.

    Ce programme d’action a été retenu pour l’essentiel par le Gouvernement dans sa décision du 2 février. Il est à l’heure actuelle totalement opérationnel. Il est à noter que cela s’est fait dans un délai très bref. Ce dispositif est placé sous l’autorité du préfet de l’Isère et nous avons pu, ensemble, le présenter lors de cette réunion organisée vendredi dernier à la préfecture de l’Isère.

    Il est opérationnel, c’est-à-dire que les moyens sont en place, tant financiers qu’humains. Il fonctionne et peut donc produire des résultats tant sur l’aspect social qu’économique.

    Par ailleurs, il fallait déterminer la zone principale d’impact. Le canton de Morestel, proche de la grande aire urbaine de Lyon, est situé à sa limite, c’est-à-dire qu’il en subit l’influence, mais en même temps, il est aussi à l’écart et se caractérise par des structures rurales classiques.

    Pour le calcul de l’impact en termes d’emplois et de population, nous avons travaillé avec l’INSEE sur la base des effets directs et indirects qu’ont les suppressions d’emplois sur un effectif de 1 125 personnes à la fin 1997, qui se décompose en deux catégories : 735 pour les employés sous statut EDF-NERSA, et 390 personnels salariés de la cinquantaine d’entreprises prestataires, qui ont un tout autre statut. C’est le personnel constant.

    Ce personnel a des effets directs sur l’économie régionale, mais a aussi des effets indirects puisqu’il induit une consommation par la population des familles concernées.

    Nous avons fait un calcul extrêmement précis de la population concernée par cet emploi direct en comptabilisant le nombre de familles, enfants et épouses, qui consomment. Puis, nous avons franchi un pas supplémentaire, en prenant en compte le fait que cette population vit et consomme sur place et qu’elle induit des emplois par la consommation, qui génèrent eux-mêmes une présence de population.

    Nous avons donc essayé de mettre en lumière le plus précisément possible l’effet de la disparition potentielle en termes de population, de la fermeture, comme si elle s’effectuait du jour au lendemain. En réalité, les opérations se passent de façon différente, en dynamique.

    La zone d’étude, large au départ, se concentrait dans un rayon de trente kilomètres autour du canton de Morestel et touchait 105 communes et 136 000 habitants. Nous arrivions au chiffre de 5 000 personnes sur une population locale de 136 000 habitants concernées par la fermeture « potentielle », soit 3,4 % de la population avec des différences d’impact très fortes selon les communes.

    Nous avons resserré le dispositif d’étude sur les zones où l’impact moyen est beaucoup plus élevé, sur les communes dont au moins 3,5 % de la population sont concernés, avec, bien sûr, de fortes concentrations, notamment sur les communes du centre de cette zone, celle de Creys-Mépieu où se situe la centrale, et celle de Morestel, où un habitant sur quatre est concerné par la fermeture. J’essaie de répondre à votre recommandation d’objectivité : nous avons essayé d’approcher, avec des données qui n’étaient pas les nôtres, au maximum les effets de l’impact.

    Nous avons tiré de ces études un graphique faisant apparaître l’impact consommation auquel s’ajoute un impact par les sous-traitants, que nous avons mesuré également.

    Cela nous a permis de déterminer une zone d’impact considérée comme la zone d’application prioritaire du programme que j’évoquerai par la suite.

    L’image que nous avons ici est celle de la fermeture de la centrale du jour au lendemain, comme le ferait une usine automobile qui ferme. Du jour au lendemain, la chaîne s’arrête et cela a des effets immédiats sur les salariés et sur l’environnement. En réalité, dans le cas de la centrale, l’arrêt se passe de façon progressive et étalée dans le temps. J’ai essayé d’apprécier cette évolution sous forme de graphique et de corriger l’image, ce qu’il a fallu faire en isolant les deux catégories de salariés dont l’évolution ne sera pas obligatoirement la même.

    En ce qui concerne le personnel EDF-NERSA, le personnel sous statut, deux évolutions se superposent : celle des besoins d’emplois et celle des effectifs réels. Il peut y avoir un décalage entre les deux parce que l’on se place dans un redéploiement du personnel EDF à qui l’on propose des offres d’emploi ailleurs, mais qui ne part pas forcément au même rythme que les objectifs de charge de travail l’impliqueraient puisqu’il faut qu’il trouve cette offre et qu’il puisse partir au bon moment. Il se crée donc un décalage.

    Cela évolue dans le temps selon, grosso modo, une première période qui se décompose en quatre phases. C’est la mise à l’arrêt définitif (MAD), qu’avec la DSIN et les responsables EDF nous avons décomposée en prenant l’évolution la plus optimiste. Vraisemblablement, cela peut s’étaler plus dans le temps.

    L’effectif des personnels EDF-NERSA passerait de 735 à environ 200 à l’horizon de sept à neuf ans.

    Au-delà, il resterait une centaine de ces personnels pour la phase de démantèlement de l’installation, autre phase dont les termes ne sont pas encore parfaitement précisés.

    L’évolution des effectifs EDF répond à certaines caractéristiques, celle des prestataires à d’autres. En ce qui concerne les prestataires, le mouvement n’est pas forcément le même.

    On a une chute potentielle assez rapide. Il y aura de légères remontées parce que l’on peut imaginer qu’à certains moments, en particulier lors du traitement du sodium, on ait besoin de personnels supplémentaires dans les entreprises prestataires mais il ne s’agira pas forcément de personnels ayant les mêmes qualifications qu’au départ, c’est-à-dire que cela peut concerner des entreprises prestataires différentes.

    Cependant, d’après cette étude, si l’on s’en tient aux données connues à l’heure actuelle de l’évolution de la centrale, il n’y aura certainement pas de remontées considérables des effectifs des prestataires, contrairement à certaines rumeurs qui avaient pu être diffusées. Donc, vous voyez que j’ai recherché là aussi un maximum d’objectivité dans la démarche.

    En regroupant les deux données sur un même graphique, effectif total et convergence de ces deux tendances, je constate que l’on passe progressivement, sur la période dite de la MAD (sept à neuf ans), de l’effectif de 1 125 à celui de 340.

    De toute façon, dans cette prochaine période, on est devant un effectif encore important même si les départs sont sensibles. Dans une certaine mesure, l’établissement de Superphénix restera, pendant de très longues années, le plus gros employeur du canton de Morestel et l’on aura toujours des effets sur l’économie locale. Même si ceux-ci sont moindres et que l’évolution des effectifs ou l’évolution de l’activité de la centrale génèrent des effets négatifs. Des mesures pourront contrebalancer dans le temps ces effets.

    Nous avons fait l’analyse d’une coupe de l’impact global que pourrait avoir la centrale du point de vue de l’économie et de l’emploi mais, en dynamique, l’effet potentiel n’est pas immédiatement appliqué, l’effet réel est beaucoup plus progressif. Cela veut aussi dire que pendant ce temps, il peut y avoir des possibilités de réactions, c’est-à-dire que le milieu subit des effets dépressifs, mais possède, en même temps, une capacité de réaction spontanée.

    De plus, les mesures d’accompagnement peuvent engendrer des effets de compensation qui peuvent permettre de relativiser les effets négatifs et dépressifs de cette mesure.

    Tels sont, dans un premier temps, M. le Président, les éléments que je pouvais vous présenter.

M. le Président : Je n’ai pas été surpris de vos graphiques mais je l’ai été de voir que l’on décharge le combustible si tard, dans trois ans.

    Dès lors que la centrale est à l’arrêt, ce qui est le cas aujourd’hui puisqu’elle ne produit plus qu’un MW lié aux produits de fission, que l’on mette le combustible dans une piscine ou dans un stockage, ou qu’on le laisse est indifférent. En revanche, on peut imaginer d’aller plus vite si l’on vidait le combustible. Tant que l’on ne vide pas le combustible, on est obligé de laisser le sodium pour refroidir.

    C'est un aspect qui n’est pas de votre responsabilité, mais je dois avouer ma surprise.

M. Jean-Pierre AUBERT : Cela ne relève pas, en effet, de ma compétence en tant que telle, mais je me suis appuyé sur les données d’EDF et les prévisions de la DSIN. En réalité, dans cette hypothèse, le déchargement commence mi-1999. Il s’étale sur dix-huit mois mais, sur mon graphique, ce n’était peut-être pas clairement indiqué. Les raisons que l’on m’a toujours données sont qu’il y avait encore des travaux d’études préalables à faire et qu’il fallait qu’un décret préparé par la DSIN soit pris pour pouvoir lancer ces opérations en tant que telles. Même s’il est pris à l’automne, il faudra encore quelques mois, au moins six, pour pouvoir engager les premières opérations, pour des raisons techniques sur lesquelles je ne suis pas compétent pour répondre.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Tout d’abord, pouvez-vous nous préciser quelle sera la durée du chantier de démantèlement, que je continue à ne pas bien comprendre ? Combien de personnes seront concernées ? Cela correspondra-t-il aux chiffres assez impressionnants qui ont été annoncés ?

    Ensuite, nous sommes allés il y a peu à Creys-Malville, alors que nous sommes à quelques mois à peine de l’annonce de l’arrêt. Je dois dire que l’on n’aperçoit pas de politique de reconversion du site. Vous n’en avez que très peu parlé. Y en aura-t-il une ? Si oui, quels en seront les moyens ? L’Etat ou la Communauté européenne s’associeront-ils à cette reconversion ?

    Enfin, avez-vous été surpris de la rapidité des départs d’employés ? Une cinquantaine de la centrale – ou une centaine, on ne sait pas bien – pouvez-vous nous préciser ce chiffre ?

    La qualité des personnels partants fait qu’un redémarrage de Superphénix devient impossible non pour des raisons techniques, mais pour des raisons humaines puisque les « meilleurs cerveaux » sont reclassés les premiers et dans des techniques de type réacteur.

    La cellule de reconversion joue-t-elle un rôle dans ces reconversions ou EDF assume-t-elle seule toutes les conséquences sociales de la fermeture, aujourd’hui et pour l’avenir ?

M. Jean-Pierre AUBERT : Les données que je vous ai transmises sur les effectifs dans mon rapport sont le fruit d’un travail avec EDF et la centrale et avec la DSIN pour le phasage. Elles ont été validées après discussion avec ces organismes. Elles ne sont pas de ma propre initiative.

    Elles dépendent essentiellement de la nature des opérations prévues, en tout cas prévisibles. Certains éléments peuvent peut-être encore évoluer quant au contenu exact de ces tâches, mais tous ceux que j’ai rencontrés admettaient de façon très convergente les phases que j’évoquais et mettaient à peu près les mêmes durées en face, qui allaient de sept à neuf ans. Certes, une fourchette de deux ans, c’est important, mais aucun spécialiste ne tranche. Ils se laissent de la marge sur ce que l’on appelle la mise à l’arrêt définitif. Cette phase comprend les deux importantes opérations que sont le déchargement et la vidange du sodium – avant que l’on puisse avoir le décret de MAD. C’est une phase décisive notamment soumise à une série de normes nationales ou internationales. Les plus optimistes parlent de sept ans, peut-être durera-t-elle neuf ans. Je suis bien obligé de constater l’incertitude des spécialistes que j’ai rencontrés. Nous avons eu de nombreux entretiens sur cette analyse parce que je voulais qu’elle soit relativement assez garantie de la part des spécialistes.

    Pour compléter ma réponse, je dirai que là où nous entrons dans une zone d’incertitude quant à la durée, c’est la période postérieure. Sur celle-là, aucun spécialiste ne se prononce parce que les choix ne sont pas encore totalement fixés.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Originaire d’une région industrielle, j’ai vu le crève-cœur qu’a été le démantèlement de la sidérurgie, qui s’est fait dans des conditions accélérées, alors que les infrastructures techniques étaient infiniment plus lourdes que ce que nous avons vu à Creys-Malville. Cet empressement peut se comprendre, sachant que ceux qui avaient pris la décision ne souhaitaient pas maintenir ouvert un accès ad vitam aeternam. L’arrêt d’une entreprise comme Usinor-Denin qui employait 12 000 personnes s’est réalisé dans un laps de temps extrêmement bref, de l'ordre de trois ans. Donc, concernant un outil certes complexe sur le plan technique mais employant moins de mille personnes, je suis un peu surpris de cette décroissance en sifflet, dont je persiste à ne pas bien percevoir les raisons techniques.

M. Jean-Pierre AUBERT : Pour connaître d’autres systèmes industriels, j’ai moi-même été surpris. C’est la raison pour laquelle j’ai voulu établir ce graphique d’évolution et le faire valider par les spécialistes. Il était très important de bien comprendre le processus.

    Les explications que l’on m’a données et que j’ai retenues sont que ces opérations ne sont pas simples à mener, même si elles sont maîtrisées techniquement et connues par les spécialistes. Le déchargement en partie du combustible est maîtrisable, mais vous savez qu’en raison des incidents de départ qu’a connus la centrale, l’opération n’a jamais été faite et est particulièrement complexe et lente. Par rapport aux déchargements qui pourraient se faire dans d’autres centrales – puisque l’on annonce, par exemple, le déchargement de Civaux et de centrales du même type – selon des prévisions beaucoup plus rapides de déchargement, on s’aperçoit que, compte tenu de la spécificité technique de Creys-Malville et du fait que c’est une première, les spécialistes prévoient un temps de déchargement plus long, ce qui semble une juste précaution.

    La seconde raison avancée, ce sont des considérations administratives de sécurité que ne rencontrent pas forcément les installations auxquelles vous faites référence, même s’il y avait aussi des problèmes de sécurité dans les gros équipements de la sidérurgie – que je connais pour m'en être occupé dans différentes régions.

    Je me suis occupé récemment d’une usine automobile, à Creil. Cette usine comptait 1 000 employés. Cela s’arrête du jour au lendemain. Il faut quelques années et pas mal d’argent pour retraiter le site. Il peut y avoir éventuellement quelques examens de pollution et éventuellement quelques traitements de dépollution, mais nous sommes loin de tout ce processus technico-administratif qui est particulièrement évident dans le cas de Superphénix.

    N’étant pas un spécialiste en la matière, j’ai rencontré tous les spécialistes et leur ai demandé de me valider ce programme. Donc, les effectifs décroissent, mais il reste en fin de période, en MAD, un effectif substantiel, un peu moins de 30 % de l’effectif de départ.

    En ce qui concerne votre seconde question, vous avez évoqué la notion de reconversion du site et de programme de redéploiement, de redéveloppement ou de reconversion, comme l’on veut. Il faut bien voir l’impact.

    Dans ma lettre de mission, M. le Premier ministre m’avait demandé d’examiner la question du site à partir d’autres questions. Sur ce point, je n’ai pas véritablement avancé. Je m’en explique, et cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas continuer à avancer. J’ai demandé des études complémentaires à EDF qui sont en cours, mais la reconversion du site ne peut pas être vraiment abordée tant que n’ont pas été fixées les conditions de la mise à l’arrêt définitif. Tant que nous n’aurons pas le décret de la DSIN qui fixe exactement ces conditions, nous ne pourrons pas bien connaître l’aire qu’il faut conserver à la disposition de la phase de l’arrêt définitif et de la future déconstruction. Il sera difficile de prévoir avec certitude les zones disponibles pour une reconversion, pour une autre utilisation du site.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Je vous demandais une réponse non seulement pour les personnels sous statut EDF, mais aussi pour les personnels hors statut.

    Sur place, nous avons bien compris que le problème d’emploi serait infiniment plus douloureux pour les personnels hors statut que pour ceux qui bénéficient d’un statut EDF, qui auront les désagréments d’une mutation mais ne souffriront pas d’une perte d'emploi. C’est la raison pour laquelle des mesures de reconversion sur place sont sans doute utiles.

M. Jean-Pierre AUBERT : Sur ce que l’on appelle le site, c’est-à-dire 180 hectares, pour l’instant, nous n’avons pas pu déterminer de façon définitive ce que nous pouvions réutiliser immédiatement pour le développement économique. La réflexion continue, car certaines entreprises pourraient vouloir s’implanter à cause de la proximité de l’eau et de la possibilité de se fournir en électricité de qualité.

    Une autre question est sous-jacente et a été très présente : le site lui-même ne pourrait-il être réutilisé pour une production énergétique ? J’ai été amené à étudier cela. Mais la question n’est pas réellement d'actualité. Pour les considérations que j’évoquais tout à l’heure, elle serait reportée dans le temps et ne peut donc constituer une réponse pour les personnels immédiatement concernés.

    J’en viens à un programme de redéveloppement économique qui, lui, est social, qui donc n’oublie pas la question que je viens d’évoquer, mais la laisse pour l’instant sur le côté pour se préoccuper de ce qui peut être fait le plus rapidement possible en matière de développement économique et social.

    J’en arrive aux problème des prestataires. L’analyse a fait apparaître qu’il existait des particularités des sous-traitants à Superphénix. Nous ne sommes pas dans une situation classique. Il y a de nombreux prestataires et personnels sous-traitants : 400 sur un effectif total de 1 125. C’est une situation un peu particulière que l’on ne retrouve pas dans cette proportion dans les autres centrales, sauf lors de certaines phases de la vie des centrales où l’on a besoin d’apports complémentaires.

    Mais une telle proportion, en structurel, est une particularité qu’il faut bien noter. Sans doute est-elle le fruit des particularités techniques, mais surtout des particularités en termes de composition de capital de NERSA puisque une bonne partie des prestataires est le fruit du partage des marchés de prestations entre des actionnaires italiens, allemands et français. Cela a généré, de fait, un tissu économique particulièrement dépendant de la centrale et organisé par rapport à celle-ci et à toutes les activités qui en découlent.

    Existait donc cette particularité structurelle qui n’est pas due à la fermeture, qui induit une forme de dépendance particulière de ces prestataires, comme le montre une analyse quantitative.

    Sur un effectif de 400, on considère – cela figure dans le rapport que je vous remettrai – que le potentiel de risque en termes de licenciements à court terme oscille entre 200 et 250.

    C’est sur ce potentiel de risque que nous avons concentré notre attention. De deux manières.

    D’une part, en établissant un programme qui se préoccupe des entreprises en tant que telles : il faut se préoccuper des entreprises car si celles-ci ne peuvent pas survivre, cela pose a fortiori encore plus de problèmes d’emplois. Nous avons donc un programme que je détaillerai si vous le souhaitez, qui s’intéresse à la survie ou au redéveloppement des entreprises prestataires. Ce programme établi en lien direct avec EDF s’est déjà traduit par une certaine atténuation de l’effet puisque EDF a reporté sa décision de diminution des charges.

    D’autre part, en s’intéressant aux salariés : nous avons monté un « relais-emploi », en fait une cellule de reclassement, qui s’occupe des personnels prestataires, et uniquement de ceux-là, ce qui permet d’agir dès maintenant. Actuellement, vingt-cinq personnes sont inscrites et traitées à ce relais-emploi, dont l’objectif est d’offrir des possibilités de reclassement à ces personnels. Ces derniers peuvent s’inscrire même s’ils ne sont pas encore licenciés, dès lors qu’ils se sentent menacés ou qu’ils envisagent d’évoluer en termes professionnels.

    Il existe donc un double dispositif : économique vis-à-vis des entreprises prestataires et social vis-à-vis de leurs salariés, face à un potentiel de risque dans les deux prochaines années, de l’ordre de 250 personnes, ce qui est vraisemblablement un maximum.

    Le soutien au développement économique local s’opère de deux façons, par des moyens financiers et humains.

    Les moyens humains sont les moyens administratifs de l’Etat conjugués aux moyens qui viennent d’EDF, mais aussi d’acteurs locaux ; la Chambre de commerce et d’industrie qui a été autorisée par l’Etat à engager des ressources complémentaires pour pouvoir embaucher un cadre spécialement associé au dispositif. Le but est d’avoir la plus grande convergence possible des forces pour pouvoir soutenir le développement économique. Deux cadres EDF sont également mis à la disposition de ce dispositif.

    Pour ce qui est des moyens financiers, un fond de développement économique a été créé. Il est en place et commence à fonctionner. Déjà, des projets sont à l’étude et un comité d’engagement devrait se tenir et engager des fonds à la fin du mois de juin. Ce fonds est doté de 15 millions de francs par an, sur cinq ans. L’idée étant que cela pourrait se poursuivre au-delà, mais il faut bien, à un moment donné, fixer un premier terme pour pouvoir évaluer l’intérêt du dispositif. Ce sont donc 75 millions de francs qui seront engagés. Si l’on rapporte cela aux normes que l’on connaît dans ce type d’activité : pour qu’une entreprise soit incitée par une aide à l’emploi, il faut compter entre 30 000 et 50 000 francs par emploi ; en faisant le rapport, ce sont 1 500 à 2 000 emplois qui peuvent être soutenus par ces moyens financiers.

    De plus, le Gouvernement a demandé, à ma suggestion, que le canton de Morestel soit classée zone PAT car il ne bénéficie pour l’instant d’aucune aide. Mais ce ne sera pas une opération facile à négocier avec Bruxelles pour des considérations que vous connaissez bien.

    A cela s’ajoutent d’autres dispositifs plus particuliers qui s’intéressent aux commerçants et aux artisans qui peuvent être touchés par les effets de population, ainsi qu’au problème des logements puisqu’il y a des cités EDF. Il existe ainsi toute une série d’effets indirects qui doivent être pris en considération.

    La particularité du fonds, je tiens à le souligner parce que cela a fait l’objet d’un arbitrage, est qu’il s'agit d’un fonds décentralisé, abondé par des financements nationaux. Décentralisé, il est dépendant d’un comité en engagement que préside le préfet notamment et sa gestion a été confiée à EDF de façon à avoir une mise en œuvre extrêmement rapide et à ne pas dépendre de procédures très lourdes. Un dossier est instruit, il est décidé et mis en œuvre presque instantanément.

    J’en viens à l’évolution des effectifs et à la situation morale des salariés.

    Il y a deux évolutions, celle des effectifs prestataires, sur laquelle je me suis un peu étendu, et celle des effectifs EDF-NERSA. Ces derniers vont évoluer en fonction des besoins d’emplois. Le directeur de la centrale tient un programme et cherche à utiliser au mieux les qualifications de ses personnels en fonction de son programme, mais il doit tenir compte aussi, d’une part, des vœux des individus et, d’autre part, des offres d’emploi ailleurs. La gestion n’est pas simple et dépend de ces trois éléments.

    Je n’ai pas été surpris par ce chiffre de cinquante parce que nous nous étions donné un chiffre potentiel de 200 à 250 personnes en sureffectif dans la première période, au moment de la décision, actuellement pour les personnels EDF-NERSA. C’est la différence entre les deux courbes, la courbe de diminution par marches des besoins d’emplois et celle plus lente de la diminution des effectifs. Nous savions que la diminution des effectifs serait plus progressive, plus lente, que la diminution des besoins d’emplois. La prévision est de 150 départs en fin d’année, cinquante actuellement, une centaine cet été. Ces départs semblent plutôt un peu plus étalés que ce que nous avions prévu pour des raisons qui tiennent aux incertitudes quant aux besoins exacts tant que les programmes d’études ne sont pas achevés et que le décret n’est pas encore paru.

    Les offres d’emplois ailleurs ne se présentent pas aussi rapidement que certains le prévoyaient et il y a une certaine réticence des personnels à se précipiter, encore qu’il y ait sans doute des mouvements dans tous les sens, comme toujours dans ces cas-là.

    Les meilleurs vont-il partir plus vite ? Va-t-on manquer de compétences ? C'est un processus sur lequel se penchent les responsables de la centrale. Il est vrai que cela peut poser un problème interne en termes de compétence pour un redémarrage. Encore que ceux qui vont partir le plus vite seront ceux qui s’occupaient de la production directe d’électricité. Les compétences dont on aura encore besoin sont celles de tous ceux capables de maîtriser ce qui se passe dans le réacteur.

    Il est vrai que l’on aura moins besoin des personnes qui conduisent l’installation, car il n’y aura plus de conduite d’installation en tant que telle. Subsistera une conduite de surveillance, mais plus une conduite de production. Et l’on n’aura plus besoin des personnels qui soit s’occupaient des turbines, encore que l’on ait besoin de prévoir la phase de déconstruction, soit pour leur maintenance en vue d’une réutilisation éventuelle.

    Cela dit, il est vrai que, moralement et psychologiquement, c’est une phase délicate pour les personnels concernés parce que ces derniers sont sous-utilisés à l’heure actuelle. Ils ont bien sûr déjà connu la sous-utilisation dans le passé; ce n’est pas nouveau à Superphénix, qui a connu des phases très longues d’arrêt administratif ou technique, mais le changement radical est qu’il n’y a plus d’horizon au-delà. L’état d’esprit n’est pas le même.

    Je vous avoue que j’ai dans mon rapport mis en valeur cette question auprès du Premier ministre et du Gouvernement, en leur précisant que cette phase serait délicate du point de vue de la motivation du personnel et de son état d’esprit. Je l’avais décrite d’un point de vue qualitatif et j’insistais dans mon rapport pour inciter à ce que cet aspect soit pris en considération parce que, effectivement, cette dimension individuelle peut avoir un certain nombre de développements imprévus.

    On connaissait cette situation. Elle existe, elle est certainement assez contradictoire. La phase actuelle est pour le personnel en général, salariés prestataires ou personnels EDF, une période délicate et parfois douloureuse à vivre. Pour ce qui est des personnels EDF, beaucoup s’étaient inscrits dans la durée, même si ce n’est pas le cas de tous. Ils savent en effet que leur vie professionnelle est marquée par une certaine mobilité, notamment, pour les personnels plus qualifiés et les conditions d’accompagnement sont de niveau élevé tant pour eux-mêmes que pour leur famille. Mais quand même, cette période d’incertitude est difficile à vivre, car cela impose des choix familiaux et personnels. Il faut non seulement le reconnaître, mais l’écouter et l’entendre.

    Quant aux prestataires, ils ne sont pas encore énormément touchés par les licenciements. Ceux annoncés sont de l’ordre d’une trentaine, dont une bonne partie n’est pas réellement liée à la fermeture. En réalité, sur les vingt-cinq que je citais, à l’heure actuelle inscrits auprès du relais-emploi, une bonne quinzaine sont des salariés issus de deux entreprises italiennes qui étaient déjà en difficulté bien avant l’annonce de la fermeture. Nous les avons pris quand même parce qu’il n’y a pas de raison de ne pas traiter l’aspect social, qui est tout à fait légitime.

    En revanche, ils sont dans une situation d’incertitude forte, se demandant s’ils se lancent tout de suite dans la reconversion personnelle ou s’ils attendent de savoir si l’entreprise est assurée d’un plan de charge. La chose est difficile à vivre. C’est la raison pour laquelle nous avons voulu que le relais-emploi soit mis en place le plus rapidement possible. Il existe maintenant depuis pratiquement deux mois et demi et il est situé à Passins, commune qui jouxte Morestel, et Creys-Mépieu, sur laquelle est la centrale. Il est donc très accessible et des personnes assurent la permanence.

Mme Michèle RIVASI : Je souhaiterais aborder quelques questions qui ne concernent pas M. Aubert, mais l’organisation de cette commission.

    Tout d’abord, nous avons entendu de nombreuses personnes, mais je pense qu’il faut absolument que nous ayons accès le plus vite possible à l’écrit des interventions faites par chaque personne. Sinon, nous ne pouvons pas repérer les contradictions et avancer dans notre mission d’enquête. Pour l’instant, ce n'est pas une commission d’enquête, mais une succession d’auditions de personnes dont on n’a pas trace écrite. Il faut que nous soyons, M. Galley, plus performants à cet égard.

M. le Président : Ce problème matériel repose sur nos amis de l’administration de l’Assemblée nationale. Je fais droit à votre requête. Je suis très occupé en ce moment par l’aval du cycle, mais je conçois vos besoins, de la même façon que pour l’aval du cycle, j’ai eu le goût d’avoir les papiers suffisamment avant pour pouvoir réfléchir. En tout cas, il est certain que vers le 10 ou le 15, il faut que nous puissions commencer.

Mme Michèle RIVASI : Dans un premier temps, pour mieux auditionner les intervenants de haut niveau que nous recevons, il serait bien que nous ayons les papiers, même si ceux-ci ne sont pas encore avalisés par leurs auteurs, car une fois avalisés, ils se retrouveront dans la trace écrite finale du rapport. Pour l’instant, nous ne disposons pas de ces documents, qui sont pourtant des documents de travail, pour bien fonctionner. Une commission d’enquête ne peut pas fonctionner ainsi.

    Ensuite, je me demandais si nous pourrions faire revenir des personnes si il apparaissait que des propos tenus sont totalement contradictoires.

M. le Président : Tout à fait. Une fois que nous aurons fait le tour complet de tous ceux que nous avons décidé d’entendre, nous tiendrons une réunion de bureau pour essayer de définir quelles personnes nous voulons entendre à nouveau. Mais il ne faut pas perdre de vue que nos auditions iront jusqu’au 10 ou au 15 et que notre rapport doit sortir fin juin-début juillet.

Mme Michèle RIVASI : Enfin, qu’en est-il de ce voyage en Écosse annulé que nous devions faire demain ? Ce que vous dites, nous intéresse d’autant plus, M. Aubert, si vous vous êtes rendus à Dounreay. Cette information aurait pu nous apporter beaucoup.

M. Jean-Pierre AUBERT : Je ne m’y suis pas rendu, mais j’en ai beaucoup entendu parler à propos de l’opération de vidange de sodium, bien sûr. Ce fut la plus grosse installation, avant Superphénix, pour laquelle des procédés ont été conçus et mis au point par Novatome. Nous en avons parlé, ce n’était pas directement l’objet de ma mission, mais j’ai examiné cela afin de pouvoir apprécier la phase de vidange de sodium et les effets sur l’emploi que cela pouvait avoir.

M. le Président : Nous avons eu la semaine dernière une lettre des autorités britanniques qui ont émis un avis de principe favorable à la visite des installations par la commission parlementaire. Cependant en raison de certaines contraintes d’organisation, nos amis britanniques sont dans l’impossibilité de mettre sur pied une visite complète de l’ensemble des installations à cette date et propose de la reporter.

    Je vous en donne une photocopie.

Mme Michèle RIVASI : Je vous en remercie, M. le Président.

    Cette visite est indispensable parce qu’elle permettra de répondre à des questions que nous nous posons.

    La première phase de démantèlement dépendra en fait de la façon dont on va vidanger ce sodium, suivant la stratégie DSIN et celle des Écossais qui consiste à transformer le sodium liquide en soude directement dans l’installation, permettant un gain de temps.

    Il serait également intéressant de connaître les problèmes techniques que cela peut poser et ceux de coût financier.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Nous avons passé beaucoup de temps sur cette question lorsque nous nous sommes rendus à Creys-Malville et lorsque nous sommes allés à l’école du sodium à Pierrelatte.

Mme Michèle RIVASI : Il est aussi intéressant de voir des gens qui sont en train de le réaliser avec des choix qui ne sont pas tout à fait les choix français.

    C’est l’objet d’une commission d’enquête que de confronter des choix différents et de les étudier d’un point de vue financier, social et même scientifique. Pourquoi ont-ils abandonné les réacteurs à neutrons rapides ?

    M. Aubert, j’en viens aux questions qui vous concernent plus.

    A propos des prestataires, les élus locaux parlaient de 2 000 emplois touchés. Vous parlez de 400. Comment expliquez-vous cette différence ?

M. Jean-Pierre AUBERT : Les entreprises prestataires qui interviennent sur la centrale et qui ont des salariés permanents sont une cinquantaine et représentaient trois à quatre cents salariés à la fin de l’année 1997, 390 plus précisément.

    Il y a eu des phases, comme dans toute centrale, où l’on a pu monter au-delà, notamment lors des phases de redémarrage ou de préparation de redémarrage mais, en donnée structurelle, ce sont 400 emplois environ.

    Les 2 000 éventuels sont ceux qui apparaissent lorsque l’on recherche toutes les répercussions de la fermeture. Ces 2 000 se décomposent en 1 125 directs – dont 400 pour les prestataires – plus 600 qui sont les effets de la consommation de ces populations et, dans la zone étudiée, plus une centaine d’emplois chez des prestataires qui ne travaillent pas sur le site mais pour la centrale. Il faut y faire attention. Les premiers sont des emplois directs, les autres des équivalents-emplois, c’est-à-dire qu’ils sont mesurés par l’effet consommation et l’effet plan de charge. Nous ne sommes pas dans la même nature du point de vue statistique.

Mme Michèle RIVASI : Pourquoi n’envisagez-vous pas de faire une valorisation de la « déconstruction », comme l’on dit maintenant ? C’est une opération assez particulière avec le démantèlement des réacteurs nucléaires. On ne sait pas plus pour les autres réacteurs nucléaires ce qui se passera ensuite. Pourquoi ne ferions-nous pas une valorisation du démantèlement en étudiant la radioprotection, par exemple, sur un site comme celui-là ?

M. Jean-Pierre AUBERT : Nous l’avons évoqué dans nos réflexions, mais il est clair que tant que ce n’est pas parfaitement stabilisé...

Mme Michèle RIVASI : Vous attendez que ça se stabilise.

M. Jean-Pierre AUBERT : Ces idées sont aussi intéressantes en raison du tissu des prestataires. On a imaginé des formules sur lesquelles je ne m’étendrai pas. Il n’est pas exclu que cette idée puisse rebondir. Elle mérite, en tout cas, d’être prolongée.

M. le Président : Nous vous remercions.

Audition de M. Dominique FINON,
Directeur de l’Institut d’économie et de politique de l’énergie

(extrait du procès-verbal de la séance du 4 juin 1998)

Présidence de M. Robert GALLEY, Président

Monsieur Dominique Finon est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Dominique Finon prête serment.

M. Dominique FINON : Je suis très intéressé par cette audition, dans la mesure où j’ai non seulement étudié les problèmes de l’économie du nucléaire et plus particulièrement des réacteurs rapides-sodium, mais parce que j’ai aussi travaillé sur l’économie politique du nucléaire et comparé les processus de décision entre différents pays, notamment en ce qui concerne le programme des surgénérateurs.

    Il y a une dizaine d’années, j’ai terminé un doctorat d’Etat sur cette question, lequel a donné lieu à un livre sorti il y a dix ans : « L’échec des surgénérateurs, autopsie d’un grand programme ». Cela dit, il y a déjà plus de quinze ans que l’on s’est intéressé à l’expertise que je pouvais développer à propos des surgénérateurs puisqu’en 1981, j’ai remis un rapport spécial à la commission présidée par M. Paul Quilès. Par ailleurs, j’ai été auditionné par la commission Curien afin de donner une idée du coût que pourrait représenter l’option transmutation et incinération.

    Je précise par ailleurs que je suis « athée » par rapport aux choix énergétiques. Je suis avant tout un économiste ; or l’économie intervient et oriente, à un moment donné, les choix nucléaires et ce sera de plus en plus le cas dans le futur.

    Je centrerai avant tout mon intervention sur les choix actuels, en les mettant en perspective par rapport au futur énergétique et à la place que le nucléaire et les réacteurs à neutrons rapides pourraient éventuellement occuper dans ce panorama.

    Il faut tout d’abord faire un premier constat : le nucléaire stagne. Actuellement, on en est à 360 GW au plan mondial, et selon certaines prévisions, on pourrait être à 420 ou 430 GW en 2010.

    Divers scénarios d’évolution sont envisagés dans les exercices de prospective mondiale, notamment par le Conseil mondial de l’énergie.

    Un premier scénario « bas » prévoit que le nucléaire continuera de stagner : on en resterait donc à 400 GW en 2050.

    Un deuxième scénario « modéré » prévoit la possibilité d’un « redécollage » du nucléaire dans le futur, avec une croissance allant jusqu’à 800 GW en 2050, ce qui correspond à un « redécollage » lent, avec l’Asie ainsi que quelques autres pays – dont la France pour ce qui concerne l’Europe – développant leur nucléaire. Dans ce scénario, celui-ci continuerait de représenter entre 4 % et 6 % du bilan énergétique mondial, ne constituant qu’une des sources d’approvisionnement.

    Un troisième scénario « haut » prévoit que le nucléaire reprenne un rythme de croissance à partir de 2020, avec une commande annuelle de 20 GW par an au plan mondial pour atteindre 1 800 GW en 2050, ce qui donnerait, toujours au même rythme, 5 200 GW en 2100.

    Dans ce dernier scénario, alors que le nucléaire représente aujourd’hui 6 % du bilan énergétique mondial, il représenterait, en 2020-2050, entre 11 % et 14 % et, en 2100, 24 % de ce bilan énergétique mondial.

    Un tel scénario s’appuie sur l’hypothèse de la reconstitution des consensus sociaux autour de la technologie nucléaire dans les pays industrialisés ainsi que son développement à l’échelle mondiale, sans que survienne d’accident majeur. L’acceptabilité se perpétuerait donc, faisant du nucléaire une des bases de l’approvisionnement énergétique mondial.

    Or l’acceptabilité sociale est une des contraintes qu’auront à surmonter la plupart des démocraties industrielles pour qu’un « redécollage » du nucléaire ait lieu dans le futur.

    Il s’agit là de blocages politico-juridiques. En Allemagne, par exemple, beaucoup d’hommes politiques et d’électriciens souhaiteraient relancer le nucléaire, mais le pacte social existant à l’égard de l’énergie fait que c’est très difficile. Certes, les arbitrages coût-sûreté ont toujours été faits dans le sens de la sûreté maximale. Mais est-ce suffisant ? D’autant que se pose aussi le problème de l’acceptation de la gestion des déchets. C’est là le point central de la reconstitution de l’acceptation sociale aux Etats-Unis, par exemple.

    Un autre point important tient à l’inadéquation de la technologie nucléaire aux nouvelles organisations concurrentielles des industries électriques.

    En effet, émergent de nouvelles technologies de production électrique faiblement capitalistiques : cycles combinés, production électrique répartie. C’est actuellement la cogénération, ce pourrait être, demain, certaines énergies renouvelables
    – piles à combustible par exemple. Mais, surtout, si les cycles combinés à gaz ne permettent pas des économies d’échelle importantes – le prix d’une centrale de 50 MW est pratiquement le même que celui d’une centrale de 300 MW –, les équipements sont beaucoup plus petits et compatibles avec l’organisation concurrentielle. Resterait ensuite à anticiper sur le prix du gaz.

    Je veux souligner que par rapport aux années 1970, l’environnement du nucléaire connaît un changement considérable aux niveaux institutionnel et organisationnel, ce qui peut mettre en question les problèmes d’acceptabilité économique du nucléaire dans le futur en embrayant sur les questions d’acceptabilité sociale.

    Pour aborder le problème de l’économie des réacteurs à neutrons rapides par rapport aux réacteurs classiques, je reviendrai tout d’abord sur le leitmotiv des années 1970 concernant la raréfaction de l’uranium et sur les prévisions que l’on faisait alors quant aux besoins futurs d’uranium dans le monde.

    On prévoyait alors une croissance électrique de 7 % par an, soit un doublement décennal, des parcs électriques très importants, avec 2 000 GW de nucléaire installés en 2000 – alors qu’il n’y en aura guère que 400 –, et 6 000 GW en 2020. Ce qui amenait à dresser un tableau assez angoissant de la disparition des ressources d’uranium. Des hommes politiques prestigieux ont même affirmé, à la fin des années 1970, qu’il n’y aurait plus d’uranium dans le monde en l’an 2000.

    En réalité, nos connaissances quant au potentiel uranifère mondial sont faibles parce qu’on n’a cherché l’uranium que pendant la phase militaire, puis à la suite des chocs pétroliers, quand, dans les années 1970, tous les électriciens voulaient faire du nucléaire. Et dans la mesure où l’on ne cherche pratiquement plus d’uranium depuis, on connaît mal le potentiel uranifère mondial, alors que si on cherchait, on en trouverait.

    Les ressources que l’on connaît de façon sûre s’élèvent à 4,2 millions de tonnes, ce qui permet, au rythme actuel, d’aller jusqu’en 2060. Pour un niveau de prix de l’uranium assez bas – 50 dollars la livre britannique alors qu’il est actuellement de 20 à 25 dollars dans les contrats à long terme –, les ressources spéculatives pourraient être de l’ordre de 15 millions de tonnes. A ce prix-là on pourrait, à la limite, aller au-delà de 2100 dans le cadre du scénario de croissance modérée du nucléaire.

    Si le nucléaire « redécolle », on atteint les 50 dollars, en termes de ressources spéculatives, vers 2070. Mais ce qu’il faut surtout souligner, c’est que si le prix de l’uranium augmente jusqu’à 100 dollars, on pourrait aller, même si des géologues pourraient contester ce calcul fait grossièrement – et encore est-ce un calcul très conservateur –, jusqu’à 75 millions de tonnes d’uranium. Il y a en effet une fonction inverse de la concentration d’uranium par rapport à l’ampleur des ressources et un lien entre le prix et la concentration.

    Or on avait anticipé une raréfaction de l’uranium de façon déjà trop dramatique, à mon sens, quand on pensait que le nucléaire se développerait à un rythme très rapide.

    J’en viens maintenant à autre problème, pour en terminer avec ces aspects de compétitivité : je vais vous présenter un calcul très optimiste concernant les réacteurs à neutrons rapides commerciaux, un calcul correspondant à des réacteurs déjà commercialisés, ayant déjà subi les effets d’apprentissage et de série – après une commande d’une dizaine –, et dans l’hypothèse où l’on fait beaucoup de réacteurs N4.

    Dans la mesure où un surgénérateur à neutrons rapides-sodium sera toujours plus complexe qu’un REP, on peut estimer qu’il y aura toujours un surcoût d’investissement de l’ordre de 15 %.

    Je signale aussi que si on développe l’EPR, c’est pour économiser 15 % dès que l’on aura des effets de série aussi importants.

    Soit un calcul idéal, donc : sur la base du régime institutionnel français, en estimant qu’on a fait l’apprentissage de la sûreté, que les normes de sûreté sont bien maîtrisées, qu’on arrive à maîtriser les coûts, le coût du kWh provenant de surgénérateurs commerciaux est supérieur de 3 centimes à celui provenant du N4 actuel. Mais attention, je parle là à prix du plutonium nul.

    Aussi pour rentabiliser un réacteur à neutrons rapides commercial par rapport à un REP, il faudrait que le prix de l’uranium passe de 20 dollars la livre à 60 dollars la livre – avec toutes les conditions que je viens d’évoquer.

    A cela s’ajoute encore un élément que l’on ne prend jamais en considération, à savoir la comparaison entre un REP en cycle ouvert à un surgénérateur et tout ce que coûte le développement d’un réacteur et de son cycle.

    Nous sommes là au cœur du problème : développer les surgénérateurs impliquerait d’en faire autant avec le retraitement REP, alors qu’en réalité, on peut ne pas le faire. Considérant que la gestion des combustibles irradiés est sûre, beaucoup de pays s’orientent dans cette voie, avec enfouissement réversible ou pas, certains que cela peut être une option tenable.

    Pour un économiste, on développe le retraitement des REP uniquement parce qu’on veut du plutonium, ce qui suppose d’affecter le coût du retraitement REP aux surgénérateurs, ou, à la rigueur, pour entrer dans ce raisonnement, au cycle Mox.

    A l’heure actuelle, on ne peut pas raisonner ainsi puisque l’usine de La Hague a été construite : tout ce qui est dépensé est considéré comme acquis. Mais vous savez certainement qu’il y a des polémiques au sein d’EDF sur l’opportunité de prolonger les contrats de retraitement avec la COGEMA : certains doutent de l’intérêt de retraiter, économiquement parlant. En fait, il n’y a pas de justification économique ! Même le Mox, en se fondant sur un prix du plutonium nul, sera à peine rentable une fois que l’on aura fait tous les apprentissages avec Melox, et cela même si on construit une usine plus grande en réalisant des économies d’échelle.

    En 1981, quand M. Valéry Giscard d’Estaing a perdu les élections présidentielles, M. André Giraud, alors ministre de l’industrie, a signé le décret d’autorisation de construction de La Hague afin de forcer le Gouvernement suivant à se déterminer assez vite. Par la suite, on a décidé de créer l’usine de La Hague à la fin de l’année 1981, avant de mettre en place la commission Castaing n° 1 pour examiner l’aspect tant technologique qu’économique de construire cette usine pour la gestion des combustibles irradiés !

    En conséquence, si on affecte les coûts du retraitement, qui deviennent une opération d’extraction du plutonium, à un surgénérateur d’un coût de 13 à 14 milliards de francs, l’investissement en plutonium, pour boucler son cycle, est du même ordre de grandeur !

    Les coûts de production d’un surgénérateur sont donc, en réalité, pratiquement deux fois supérieurs à ceux d’un REP.

    Pour qu’un surgénérateur devienne « économique » par rapport à un REP, il faudrait que le prix de l’uranium monte à 300 ou 400 dollars la livre ! A ce moment-là, de toute façon, on irait chercher l’uranium dans l’eau de mer : même en utilisant beaucoup d’énergie pour le faire, ce pourrait être compétitif.

    Que l’on retienne le scénario « bas », le plus pessimiste, ou même dans un scénario de relance du nucléaire, on pourrait donc se passer d’un réacteur de deuxième génération pour la deuxième partie du XXIème siècle.

    De mon point de vue, le nucléaire de deuxième génération n’a donc pas de justification économique certaine. Il n’y a pas du tout de rôle économique de l’aval du cycle avant soixante ou soixante-dix ans, ce qui nous ramène au problème de la transmutation et de la stabilisation du stock d’actinides ou de produits de fission. La question de la stabilisation de l’inventaire implique, en fait, de développer un nouveau système nucléaire.

    Or, n’oublions pas la concurrence des autres technologies de production électrique, sans compter les potentialités du progrès technique : les piles à combustibles, peut-être, pour les dix ou vingt prochaines années, en parallèle avec les cycles combinés à gaz ; et dans ces cycles combinés à gaz, on peut utiliser de la biomasse gazéifiée ou du charbon gazéifié. Il y a tout un mécano de possibles en production électrique.

    N’oublions pas, non plus, la dérégulation à laquelle la France pourrait échapper. Mais pourra-t-on se permettre d’être le village d’Astérix dans une Europe où l’électricité aura été dérégulée, dans six ou sept ans, lorsqu’interviendra une nouvelle directive « électricité » ?

    S’agissant de la transmutation, il conviendrait d’introduire les aspects économiques dans le débat, même si on n’a pas l’habitude, en France, de faire d’analyse coût-bénéfices. Il s’agit certes, au départ, d’une démarche technologique liée à la recherche de la sûreté absolue ou de gestion la plus rigoureuse possible des déchets nucléaires, mais l’option du retraitement coûte cher.

    Quels en sont les avantages ? Stabiliser l’inventaire de plutonium et d’actinides, sans éviter totalement l’enfouissement géologique.

    A ce propos, les projets Rubbia redimensionnés pour le programme nucléaire espagnol partent de l’hypothèse où on ferait disparaître le plutonium et les actinides et où il n’y aurait pas d’enfouissement géologique, ce qui le justifierait, économiquement parlant. Mais beaucoup en doutent fortement. Il faut savoir qu’on ne gagne pas nécessairement en économies avec l’enfouissement géologique ; peut-être y aura-t-il en France un site au lieu de deux, car un site coûte cher.

    Quelles sont, maintenant, les dépenses liées au retraitement poussé ? Il va falloir poursuivre les dépenses de recherche-développement et développement sur le retraitement RNR. Signalons sur ce point que même si tout avait bien marché avec Superphénix et que, dans la foulée, on avait engagé d’autres RNR, il y aurait peut-être pu y avoir une occlusion de ce système technologique en croissance. En effet, on n’avait encore pas vraiment commencé à développer industriellement le retraitement RNR,  alors qu’il aurait fallu, probablement, un apprentissage de quinze ou vingt ans. Existent également des dépenses de recherche-développement et développement sur le retraitement poussé, ainsi que de recherche-développement et développement sur les RNR incinérateurs.

    L’ensemble recherche-développement et développement peut être estimé entre 1,5 et 2 milliards par an.

    Ensuite, il y aurait eu à prendre en compte le coût des installations : pour le renouvellement de La Hague (2020 ou 2030) ; pour l’installation des unités de séparation poussée, dont on ne connaît pas le coût en réalité ; pour l’introduction des premiers RNR : les surcoûts d’investissement pour apprentissage des quatre premiers RNR par rapport à des réacteurs REP sont environ de 4 milliards pour chacun, soit 16 milliards au total pour une première série de quatre.

    Cette option, par rapport à une option REP en cycle ouvert, augmente le prix du kWh d’au moins quatre centimes.

    Certes, s’il y a une taxe sur le CO2 des cycles combinés à gaz de 100 dollars la tonne de carbone par exemple, le prix du kWh des cycles combinés à gaz augmentera d’une dizaine de centimes. On peut donc mettre l’option du retraitement en balance avec une démarche de même ordre par rapport au CO2.

    Toutes ces précisions étant apportées, comment apprécier la décision de fermeture de Superphénix ?

    Tout d’abord, d’après les spécialistes qui m’ont informé sur le rôle de Superphénix dans la transmutation, il semble bien que Superphénix n’était pas le meilleur outil en la matière. Il y a peut-être d’autres options pour brûler du plutonium, même les REP semblent offrir des possibilités plus efficaces de brûler du plutonium. 

    A l’étranger, en Russie, aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, on étudie la possibilité de gérer les stocks de plutonium en les mélangeant à des combustibles irradiés normaux et en les vitrifiant.

    Même les stocks de plutonium militaires ne sont donc pas nécessairement suffisants pour justifier des options technologiques coûteuses en matière de transmutation ou d’incinération. En tout cas, la question se pose du point de vue économique.

    Ensuite, s’agissant de la fermeture de Superphénix, il faut savoir qu’un économiste, une fois un investissement fait, ne s’intéresse qu’aux coûts variables.

    On aurait donc pu imaginer de continuer à faire fonctionner Superphénix, mais pour produire de l’électricité à douze ou treize centimes le kWh, en dehors de l’aspect recherche.

    Là encore, on ne sait pas très bien ce qu’est la part des frais fixes d’exploitation sur le site. On parle de 700 millions de francs si on avait continué. Cela dit, il faudrait ajouter à cela le coût des cœurs, qui peut augmenter sensiblement le coût du kWh.

    Garder Superphénix en route ou pas ? A la limite, le fait de fermer permet peut-être d’économiser par rapport aux kWh nucléaires qu’on doit fournir aux étrangers en vertu de la convention révisée avec NERSA, soit 14 à 15 milliards de kWh.

    Toujours est-il que Superphénix a un coût d’exploitation relativement élevé, puisqu’il produit un kWh à 12 ou 13 centimes, contre 6 centimes en frais variables pour un kWh REP. On pourrait donc chiffrer l’économie ainsi générée.

    La fermeture, c’est également moins d’irradiations du réacteur, et donc des dépenses de démantèlement peut-être moins élevées.

    Je conclurai en insistant sur quelques points.

    Il faut rappeler une évidence : au plan mondial, étant donné la mise en perspective que je viens de rappeler, les stratégies « plutonium » sont partout mises en question ; elles l’ont déjà été aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et en Allemagne. La France peut-elle faire cavalier seul ?

    S’agissant de la transmutation-incinération, quels seraient les pays prêts à s’associer à la France ou à suivre sa trajectoire technologique, à développer un système technologique complètement nouveau et complémentaire d’un système REP, avec les coûts que cela suppose ?

    Sur ce point, je rappelle ce que j’indiquais précédemment, à savoir le changement d’organisation des industries électriques, la concurrence d’autres technologies de production électrique compétitives, très performantes, qui ne posent que des problèmes de CO2 : je pense aux cycles combinés à gaz.

    Par ailleurs, si le nucléaire « redécolle » à partir de 2010 ou 2020, et dans l’optique d’une réponse à apporter aux problèmes d’effet de serre, conformément aux engagements souscrits par les Etats aux Conférences de Rio et de Kyoto, on peut très bien imaginer des trajectoires technologiques viables dans la durée, avec des REP perfectionnés en cycle ouvert.

    Mais s’il faut une deuxième génération de centrales nucléaires, notamment pour activer la dynamique technologique de l’industrie et renforcer les chances d’avoir une technologie encore plus sûre – c’est-à-dire de recomposer, de zéro, la technologie nucléaire dans le futur –, il convient alors de définir un vrai programme de recherche en coopération mondiale. Il faut dès lors évacuer les questions de nationalisme technologique, de concurrence entre les pays, comme cela se fait sur la fusion ou les avions militaires.

    C’est à ce prix que l’on fera face aux enjeux de reconstruction d’un nucléaire de deuxième génération qui réponde aux inquiétudes sur les questions de sûreté, de transmutation et de stabilisation des inventaires d’actinides ou de produits de fission, qui soit ensuite économique, et qui, enfin, réponde aussi, éventuellement, aux contraintes de non-prolifération.

    En termes de démocratie, d’énormes progrès ont été faits depuis quinze ou vingt ans quant à l’ouverture des processus décisionnels, avec l’Office parlementaire, avec les procédures des lois Barnier et autres.

    Cela dit, face à des enjeux d’irréversibilité aussi forts, des responsabilités très importantes ont été prises il y a quinze-vingt ans dans le cadre de processus décisionnels très technocratiques et opaques, alors qu’on aurait pu, dès la fin des années 1970 et le début des années 1980, utiliser les fenêtres politiques qui existaient et examiner ces choix plus sereinement.

    En effet, dans le cadre de la controverse internationale menée par le président Carter sur le développement à grande échelle du plutonium dans le monde à la fin des années 1970, de vrais questions ont alors été posées, tant au plan économique qu’au plan de la prolifération ou de la sûreté. Par ailleurs, la commission Flowers, en Angleterre, à la fin des années 1970, a eu à décider de l’usine Windscale-Sellafield et de la suite à donner au réacteur de Dounreay. Il s’agissait alors de construire l’équivalent de Superphénix en Angleterre. En Allemagne, une commission parlementaire très pluraliste, avec participation d’experts des deux bords, s’est réunie pendant trois ans, au début des années 1980, et a rendu un rapport pluraliste pour décider de la construction de la suite de Kalkar.

    C’est dire que, dans d’autres pays, ces questions faisaient l’objet de débats : les choix étaient plus ouverts, il y avait confrontation d’expertises. Et lorsque des représentations d’experts différentes se confrontent, les choix apparaissent nécessairement moins verrouillés a priori aux yeux des hommes politiques, ce qui est un premier pas dans un processus politique.

M. le Président : Pour avoir été au Gouvernement dans les années 1973-1974, je puis vous dire qu’avec le baril de pétrole à 30 ou 35 dollars, le Président Pompidou était complètement affolé de l’effondrement prévisible de la valeur du franc lié au déficit du commerce extérieur.

    Le programme nucléaire a surtout été relancé du fait que nous n’avions pas, à l’époque, d’autre solution pour obtenir notre autonomie.

    C’est un élément dont vous n’avez pas parlé, d’ailleurs, à savoir l’équilibre du commerce extérieur. Or il est facile de calculer l’effondrement que connaîtrait la balance de notre commerce extérieur, sachant que nous n’avons pas de pétrole, si nous n’avions pas les REP, surtout pour les réacteurs de deuxième génération. D’aucuns ont d’ailleurs pu dire que jamais nous n’aurions pu tenir les 3 % de Maastricht si nous n’avions pas eu l’énergie nucléaire. Quel est votre point de vue ?

M. Dominique FINON : Il y a tout de même des pays qui n’ont pas pris l’option nucléaire ou qui en font moins, fortement dépendants sur le plan énergétique, et dont la balance du commerce extérieur est équilibrée.

    Vous comparez la situation actuelle à celle où, d’un seul coup, on ferait disparaître les réacteurs nucléaires du système économique français.

    On peut certes critiquer mon analyse, mais je pense qu’on en a trop fait. Au lieu d’une soixantaine, on aurait pu n’en faire qu’une quarantaine. Bien sûr, on exporte de l’électricité, on amortit nos coûts, mais ces investissements, si on ne les avait pas faits là, on les aurait faits ailleurs. Existe donc un coût d’opportunité de ce que l’on n’a pas fait ailleurs.

    Il y a eu une concentration des ressources financières et des compétences sur ce type d’investissement. Un tiers des ingénieurs de ma promotion, par exemple, au début des années 1970, est allé à EDF, Framatome, etc. L’Italie, même si ce n’est pas forcément un exemple, a cultivé ailleurs ses ressources, ses investissements, son dynamisme technologique.

    En France, on a longtemps eu tendance à investir là où on était bon, sans veiller à développer des talents et à construire du pouvoir économique dans d’autres domaines. L’imbrication Etat-industries y a eu un rôle majeur, dans le domaine étatico-industriel des marchés des télécoms, du ferroviaire, de l’aéronautique. Elle a certes connu des succès, mais le plus souvent démentis par des échecs par ailleurs : Airbus, mais aussi Concorde. Les REP, eux, sont une filière américaine, ce qui montre bien qu’on peut aussi ne pas faire de nationalisme technologique avec le nucléaire et acheter la licence chez d’autres.

    Cultiver une technologie française dans les domaines de haute technologie peut apporter des avantages au départ, mais si on ne le fait pas, on peut aussi les récupérer très vite. Dès le milieu des années 1970, nous avons vendu des REP à l’Afrique du Sud et à la Corée, et nous étions aussi bons que Siemens ou les Américains dans ce domaine.

M. Christian BATAILLE, rapporteur : Vous avez parlé de l’horizon du XXIème siècle. La filière des réacteurs à neutrons rapides peut-elle constituer une réponse aux problèmes de demain, ou faut-il plutôt s’orienter vers une filière de REP perfectionnés ?

    Par ailleurs, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques s’est penché, récemment, sur le dossier EPR. Avez-vous réfléchi au coût du kWh EPR, du moins par rapport aux technologies aujourd’hui connues ?

M. Dominique FINON : Premier point : quelle solution pour le futur ?

    On peut se demander, par rapport à la carte que l’on pourrait jouer avec les RNR dans le futur, s’il est intéressant de maintenir des compétences fortes dans le domaine des RNR, en attendant un éventuel « décollage » commercial dû à une éventuelle nécessité vers 2050. Il s’agit là d’un laps de temps considérable. Les industriels, sans aides publiques massives, ne pourront pas maintenir ces compétences. Et pour les maintenir, il faudrait avoir un objectif technologique, construire un réacteur, ce que l’on fera peut-être avec l’EPR.

    Pour envisager le futur, il faut examiner ce qui se passe dans le nucléaire au niveau mondial.

    Il y a une domination des filières à eau légère. Or, les trajectoires d’augmentation des capacités nucléaires dans le monde, surtout avec le marché asiatique qui pourrait représenter plus de 60 % du marché des nouveaux réacteurs dans les vingt prochaines années, reposeront sur une filière mature.

    La question est de savoir s’il faut changer de technologie. Or on ne le fait que dans la mesure où cela apporte un avantage déterminant. Où serait l’avantage déterminant de passer aux RNR entre 2020 et 2050 ? N’oublions pas que la technologie nucléaire est extrêmement complexe et exige de préserver une multiplicité de savoirs mais aussi de cultiver des institutions en matière de règlements de sûreté. Or l’investissement sur une technologie donnée étant considérable, passer à une autre filière suppose de reconstituer un investissement et de dévaloriser l’investissement antérieur de compétences et industriel.

    Je ne pense donc pas que les industriels soient prêts à passer à une autre technologie s’ils n’ont pas de demande de la part d’électriciens, s’ils n’y voient pas d’enjeu. Or les électriciens, surtout s’ils sont en majorité privés et en régime concurrentiel, auront du mal à choisir de faire du nucléaire, sauf si, pour lutter contre l’effet de serre, on recrée des niches hors marché pour continuer à faire du nucléaire, comme cela a été le cas du côté britannique depuis huit ans, pour protéger le nucléaire.

    Par ailleurs, il y a encore matière à perfectionner les REP, matière à améliorer leur sûreté avec des concepts avancés.

    Je ne pense donc pas que les RNR constituent une réponse pour le moyen terme.

    Pour le long terme, la question est de savoir s’il ne vaut pas mieux passer à d’autres concepts, notamment aux filières des réacteurs pilotés par accélérateur, qui sont éventuellement des filières rapides, mais avec des réacteurs sous-critiques présentant des avantages en termes de sûreté. On peut imaginer que des programmes mondiaux comparent plusieurs filières : les filières américaines de Los Alamos ou les filières Rubbia, ou d’autres qui s’en inspirent.

    Deuxième point : l’EPR.

    Cette technologie est développée pour respecter le plus possible les normes de sûreté des pays les plus sévères en matière de sûreté nucléaire, et donc pour avoir le plus de chances de le vendre au plan international.

    Mais on a mis au point une filière N4 sans avoir exploité toutes les possibilités d’effets d’apprentissage sur le plan économique. Puisqu’on en a fait trois ou quatre, on a déjà en partie assumé les coûts de leur industrialisation. Or on perdra tout cet investissement sur les N4 si on n’en exploite pas tous les effets de série dans le futur.

    Le dossier EPR est donc compliqué. La question qui se pose est la suivante : faut-il mettre en balance, d’un côté, les anticipations d’avantages commerciaux qu’on pourrait tirer des EPR, et, de l’autre, les promesses d’économies plus rapides que l’on pourrait avoir avec les N4 ? C’est une question centrale.

    Il faut également se demander si un constructeur ne perd pas son dynamisme technologique s’il n’a pas de commandes ou s’il n’est pas dans un contexte de dynamique technologique. Peut-être le projet de prototype EPR serait-il un prétexte pour lui donner du travail.

    Cela dit, au risque d’être provocant, je pense que le marché nucléaire dans le monde est tout de même extrêmement étroit.

M. le Président : M. Jaffré, le président d’Elf, m’a indiqué que les Chinois viennent de se porter acquéreurs de 100 à 150 millions de tonnes de pétrole sur le marché du Moyen-Orient, ce qui provoque un bouleversement, surtout quand on sait la quantité de charbon qu’ils peuvent avoir. Donc, compte tenu du développement formidable du sud-est asiatique, l’augmentation de consommation de pétrole par ces pays sera telle, à un moment ou à un autre, que cela peut bouleverser les données énergétiques mondiales du prix du pétrole, donc du prix de l’énergie.

M. Dominique FINON : Je suis assez d’accord avec ces anticipations concernant les pays asiatiques. Ils brûleront leur charbon. Ils pourront certes le faire dans des centrales à charbon propre, mais cela provoquera des émanations de gaz à effet de serre.

    Pour ce qui concerne l’évolution du parc électrique de ces pays, aux rythmes de croissance prévus, extrêmement importants, il faut se demander ce que peut être la place du nucléaire, compte tenu de son caractère très capitalistique. Par ailleurs, ces pays ne vont-ils pas préférer « digérer » la technologie étrangère – c’est ce qu’ont fait les Coréens – et construire ensuite leurs propres réacteurs ?

    L’enjeu commercial de l’EPR, dans ces conditions, devrait donc être étudié de manière beaucoup plus fine.

    ABB a un réacteur qui s’appelle le système 80+. Or certains de ses éléments sont testés dans les nouveaux concepts de réacteurs coréens, mais les Coréens, eux, ne commandent que 10 % du concept. General Electric teste un ABWR sur des réacteurs japonais. Le constructeur américain, qui ne peut plus construire aux Etats-Unis, se « fait donc les dents » sur des réacteurs japonais. Mais au-delà des stratégies des constructeurs de réacteurs, le marché asiatique va vite devenir très concurrentiel.

    C’est dire, encore une fois, que l’enjeu de l’EPR doit être mesuré à l’aune de l’optimisme que l’on peut avoir quant à l’évolution du parc nucléaire mondial.

M. le Président : Il ne s’agit pas de faire l’EPR avec la seule optique de l’exportation. Ce n’est pas le problème.

M. Dominique FINON : La sûreté en est-elle réellement améliorée, par rapport au N4 ? Probablement... C’est en tout cas le saut de sûreté que demandaient les Allemands pour que l’EPR soit construit en Allemagne. Or vous connaissez les possibilités d’évolution politique en Allemagne et les positions du SPD sur le nucléaire. Pourra-t-on construire un réacteur nucléaire en Allemagne dans le futur ?

    Peut-être est-ce que j’inverse un peu trop les éléments de l’argumentation, mais j’en appelle à un réalisme commercial de la part de nos dirigeants.

    Il ne faut pas non plus oublier qu’en France, notre système électrique va progressivement changer d’organisation, et que le coût de mise au point de l’EPR devra en partie être payé par EDF, qui le fera payer à tous les producteurs qui seront en concurrence pour accéder au marché français. Or on peut penser que la Commission européenne contestera le fait de faire payer les « coûts d’obligation de service public », ou « coûts d’intérêt général ». Elle pourra s’opposer à ce type de financement, du fait que les concurrents – ABB ou les producteurs allemands, par exemple – qui construiront des centrales en cycles combinés et qui voudront vendre en France estimeront que c’est une manière de fausser la concurrence.

    Le changement d’organisation des industries électriques bouleverse donc aussi la donne.

M. le Président : A l’inverse, d’après un rapport, peut-être un peu partial, on a vendu 83 milliards de kWh en 1996, pas seulement pour subventionner les industries électriques étrangères.

M. Dominique FINON : D’accord pour les exportations. J’ai bien dit que si l’on avait construit trop de réacteurs, pour autant, on les amortissait presque entièrement. Certes, on garde les déchets. Cela dit, une partie de l’électricité n’est pas nécessairement de l’électricité nucléaire.

Mme Michèle RIVASI : J’ai beaucoup apprécié qu’au travers de votre exposé, on parle enfin des coûts, qu’on a en fait bien du mal à évaluer.

    En effet, si on ne les estime que par le petit bout de la lorgnette, on dit que Superphénix a coûté 60 milliards, mais ce faisant, on ne prend pas en compte le coût de la production de plutonium, qui, lui, n’est jamais indiqué. On ne sait pas combien a coûté un cœur contenant tant de plutonium.

    Aussi, M. le Président, souhaiterais-je que l’on demande à EDF d’établir un véritable bilan du coût financier. J’ai déjà posé la question, mais la réponse n’est pas très claire. Combien coûte le kWh des réacteurs à neutrons rapides ? Combien celui des REP ? Mais il faut aller plus loin, car le prix peut être biaisé. La question est donc bien plutôt : combien le cœur a-t-il coûté pour fabriquer l’électricité ? Il faut examiner tout le cycle.

    Vous êtes favorable aux REP à cycle ouvert, M. Finon. Vous dites en effet qu’à faire des réacteurs à neutrons rapides, on est automatiquement contraint de faire du retraitement, alors que si on faisait du REP à cycle ouvert, il n’y aurait plus de retraitement : on stocke alors le combustible usé tel quel. Mais que répondez-vous, d’un point de vue économique, à des gens comme M. Alphandéry qui vous disent que le nucléaire produit moins de CO2 que la cogénération avec le gaz ?

M. Dominique FINON : La charge de plutonium, tout d’abord.

    Faisons un calcul à la hache : si on retraite à 6 000 francs et si on ne compte pas la récupération de l’uranium faiblement enrichi, le gramme de plutonium revient à 600 francs – soit une division par dix, grosso modo.

    Je parle là pour une seule charge, pas du cycle bouclé. En effet, pour aller jusqu’au bout du concept de surgénérateur, pour un investissement associé à Superphénix en cycle bouclé, avec 8 tonnes dans le réacteur, il faudrait plusieurs demi-charges étant donné le temps de refroidissement, ce qui fait quatre ou cinq ans avant le retraitement plus la refabrication. Il faut donc trois à quatre demi-charges en plus. Soit 15 tonnes de plutonium par rapport à un investissement, donc, à multiplier par 600 francs le gramme, cela fait 9 à 10 milliards de francs pour le bouclage du cycle.

    Maintenant, combien a coûté la première charge de Superphénix en plutonium ?

    Je mets de côté le coût de fabrication, qui, sans être artisanale, n’était tout de même pas industrielle, ce qui fait qu’elle a été relativement coûteuse, puisqu’il n’y avait pas d’effet d’échelle : cela a peut-être représenté 30 000 francs le kilo, à fabriquer. Si on ne considère donc que le coût lui-même du plutonium, on l’a fait payer par tous les kWh nucléaires REP.

    C’est là qu’il y a un défaut de raisonnement : en réalité, on fait subventionner le surgénérateur par tous les kWh des REP, sachant qu’ensuite, officiellement, la doctrine a consisté à dire qu’un système nucléaire reposait sur deux choses très imbriquées : on faisait des graphites-gaz et on emboîtait tout de suite sur des surgénérateurs. C’était à l’extrême rigueur, le même kWh qu’on produisait.

    Alors qu’on retraite à 6 000 francs le kilo, on pensait à l’époque qu’on allait retraiter à 500 francs le kilo, ce qui en faisait une opération économiquement intéressante. Mais maintenant que les surcoûts s’additionnent pour produire les kWh des surgénérateurs, elle ne l’est plus du tout : même à prix du plutonium nul, les coûts ne sont pas compétitifs par rapport à ceux des réacteurs normaux.

M. le Président : Autant il est facile d’établir le prix d’une unité de séparation et d’obtenir le prix de l’uranium enrichi par rapport à la fonction linéaire du prix de l’uranium naturel, autant la question concernant le prix du plutonium est toujours très controversée.

    Mais il n’y a de sens à se baser sur un prix du plutonium qu’à partir du moment où on prend en compte son potentiel énergétique. C’est la valorisation. A l’inverse, si le plutonium n’est pas réutilisé, il devient un abominable poison, un déchet dont il faut faire quelque chose, et qui par conséquent coûte sans rien rapporter. C’est là la grande difficulté, car finalement, le prix du plutonium en soi dépend de l’usage que l’on en fait.

M. Dominique FINON : Mais même à prix du plutonium nul, vous produisez tout de même, avec les surgénérateurs, de l’électricité plus chère qu’avec des REP en cycle ouvert. Et si, en plus, vous décidez de fermer le cycle, c’est uniquement parce que vous le voulez pour les surgénérateurs. Il faut donc comparer le REP en cycle ouvert avec un surgénérateur en cycle fermé, avec, au départ, une extraction de plutonium dans la mine elle-même.

M. le Président : Non, parce que si l’on utilise le plutonium dans les Mox, on l’utilise comme potentiel énergétique.

M. Dominique FINON : Les économistes qui entourent M. Alphandéry vous diront tout de même que, quand il s’agira de renouveler La Hague, ils réfléchiront à deux fois avant de repasser des contrats de retraitement.

        Car ils lient directement l’intérêt du Mox avec l’extraction de plutonium. Ce n’est pas la peine d’extraire le plutonium, parce qu’en plus, avec le Mox, on n’économise rien. Actuellement, cela coûte même un peu plus cher, par rapport à l’économie des UTS et à l’économie de l’uranium naturel : on a énormément d’uranium naturel dans le monde. En outre, Eurodif est en sous-capacité.

Mme Michèle RIVASI : C’est précisément ce que je me demandais : quel est l’intérêt, désormais, de faire du Mox, si ce n’est pour justifier La Hague ? Parce qu’avec l’ouverture du marché, cela pénalise énormément EDF.

M. Dominique FINON : On est face, là, à la différence entre les dépenses déjà effectuées et les coûts économiques. L’économiste n’examine que ce qu’il y a à dépenser. La COGEMA a construit La Hague, a fait Melox... On a dit que l’on construisait La Hague pour des raisons de bonne gestion des combustibles irradiés ; on a du plutonium en sous-produit, on le considère comme gratuit. Or c’est là une mauvaise façon de raisonner. Maintenant, on pourrait considérer qu’il faut raisonner comme si on avait à renouveler La Hague, pour raisonner par rapport au futur de la filière à neutrons rapides.

    Là encore, on a créé des irréversibilités très fortes en décidant de construire La Hague, puis Melox. Maintenant, ces équipements existent. A la limite, il y a peut-être une certaine rationalité à les utiliser, quoiqu’elle soit minime, en se référant uniquement aux coûts variables.

    S’agissant du plutonium, je vois bien le regret qu’ont les scientifiques et les ingénieurs du nucléaire de laisser de la matière fissile dans des combustibles irradiés, de ne pas utiliser un potentiel énergétique immense. Mais, si cela coûte extrêmement cher et n’est pas rentable, on ne le fait pas. Plus tard, si on a en besoin, on pourra toujours aller rechercher ces matières fissiles dans les combustibles irradiés qu’on aura stockés de manière réversible dans des stockages géologiques, si on choisit cette option.

M. le Président : Mais on pourrait aussi dire qu’il est heureux que nous ayons fait l’usine Eurodif pour alimenter La Hague. Si en plus de cela, nous ne l’avions pas faite, nous n’aurions pas le nucléaire à neutrons rapides, nous n’aurions rien. Nous serions entre les mains du capitalisme pétrolier anglo-saxon. Le problème national est là.

M. Dominique FINON : La question sur le CO2 n’est pas liée au fait de savoir s’il faut retraiter ou non. On peut comparer des REP en cycle ouvert ou des REP en cycle fermé avec des options cycles combinés à gaz, ces « nouvelles merveilles » de production d’électricité.

    Cette technologie des cycles combinés à gaz représente tout de même la moitié des commandes de centrales électriques dans le monde.

    Les cycles combinés, c’est une grosse turbine à gaz, combinée ensuite avec un cycle thermodynamique. On peut alors l’utiliser en cogénération, mais aussi ne faire que de l’électricité. Dans le cas de la cogénération, un industriel produit à la fois de l’électricité et de la vapeur.

    Pour les rendements, on dépasse les questions de thermodynamique habituelle et on arrive actuellement à 60 % d’utilisation globale. Et si ces cycles combinés sont utilisés en cogénération chez un gros industriel, on arrive à 95 % d’utilisation de l’énergie.

    Enfin, l’argument économique que j’avancerai à M. Alphandéry serait le suivant : entre un REP en cycle ouvert et un REP en cycle fermé, on fait une économie d’un centime par kWh.

    Gérer des combustibles irradiés en entreposage à sec ou en piscine avant de faire des stockages géologiques éventuellement réversibles coûte moins cher que de construire une usine de retraitement et, éventuellement, de faire des séparations poussées puis des transmutations. Des économies sont donc possibles.

    Actuellement, EDF paie à la COGEMA, de par les contrats pour ses combustibles irradiés, 8 ou 9 milliards de francs par an en régime de croisière. Soit un centime par kWh nucléaire.

    Certains directeurs d’EDF se demandent d’ailleurs, en privé, sachant qu’ils vont être soumis à la concurrence et qu’ils doivent faire des économies, pourquoi continuer à retraiter les combustibles.

    Bien sûr, on pourrait contester le fait de n’envisager la question que sous son aspect économique, et dire qu’il est mieux de retraiter. Mais je demande à voir. Même si je suis complètement iconoclaste en France sur ce point, je signale que les Suédois ne retraitent plus, et que beaucoup de pays ne vont pas le faire non plus.

    J’en reviens au raisonnement CO2 contre nucléaire de M. Alphandéry.

    Il est certain que le nucléaire présente des avantages considérables par rapport à l’effet de serre. Mais encore faut-il envisager le nucléaire d’un point de vue mondial.

    Il faudrait que tout le monde ait les mêmes normes de sûreté. Il faut aussi envisager le risque qu’il y aurait à monter des systèmes électriques uniquement fondés sur le nucléaire, avec des pays qui ont des approches de la sûreté différentes. Il faudrait donc un régime international équivalent au traité de non-prolifération en matière de sûreté nucléaire, et qui soit contraignant. C’est-à-dire que tous les pays qui veulent faire ou utiliser du nucléaire devraient avoir à respecter des normes extrêmement strictes et, dans le cas contraire, payer des pénalités. Il faudrait donc entrer dans cette logique afin d’établir un système technologique mondial en matière de nucléaire qui ait une viabilité à long terme, ce qui permettrait de limiter au maximum les risques d’accident.

    Se pose aussi le problème des engagements gouvernementaux en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre, qui peut devenir très important si les pays se tiennent à leurs engagements, notamment les Etats-Unis.

    Il est probable qu’il faudra des signaux économiques forts pour réorienter les systèmes technologiques, tant en matière de production électrique que de systèmes de transport et, éventuellement, d’urbanisme. Or, on n’arrivera pas à boucler les bilans énergétiques mondiaux si on impose la contrainte très forte de la stabilisation d’émission de CO2 notamment. Entre autres en raison du rattrapage des économies d’Amérique latine ou d’Asie.

    Ces signaux économiques peuvent venir des éco-taxes ou des permis négociables. Un électricien voulant produire de l’électricité avec du charbon mais aussi avec du gaz alors qu’une centrale en cycles combinés à gaz émet trois fois moins de CO2 qu’une centrale au charbon, devra payer 100 dollars par tonne de carbone émis, par exemple. Soit l’équivalent de deux barils de pétrole. Cela pourrait recréer une certaine économicité pour le nucléaire : on peut envisager entrer alors dans un scénario de « redécollage » du nucléaire dans certains pays.

    On pourrait alors mettre en balance les risques nucléaires et la perception quelque peu catastrophiste que certains en ont, d’une part, et le risque de réchauffement climatique, d’autre part. Mais pour que s’opère un tel renversement des opinions publiques, il faudrait probablement que le changement climatique soit manifeste au travers de cataclysmes, d’accidents météorologiques, etc.

    D’ici là, même si les éco-taxes ou les permis négociables représentent des coûts très importants, l’acceptabilité sociale du nucléaire ne pourra se reconstruire que si, en face, un risque équivalent est perceptible. On a connu Tchernobyl ; il faudrait subir les conséquences du réchauffement climatique pour inverser la tendance. Et tant que tel ne sera pas le cas, je doute que l’opinion publique américaine, allemande, etc. bascule.

M. le Président : Je vous remercie de votre exposé très précieux et de la communication de certains de vos écrits à la commission d’enquête.



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