Commission d'enquête sur le recours aux farines animales dans l'alimentation des animaux d'élevage, la lutte contre l'encéphalopathie spongiforme bovine et les enseignements de la crise en termes de pratiques agricoles et de santé publique

Rapport n° 3138
Tome II
Auditions - volume 1

SOMMAIRE DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la Commission
(la date de l'audition figure ci-dessous entre parenthèses)

- M. Jean-François MATTEI, député, rapporteur de la mission d'information commune sur l'ensemble des problèmes posés par le développement de l'épidémie d'encéphalopathie spongiforme bovine (n° 3291) (le 16 janvier 2001) 4

- M. Daniel CHEVALLIER, député, rapporteur de la commission d'enquête sur la transparence et la sécurité sanitaire de la filière alimentaire en France (n° 2297)      (le 16 janvier 2001) 20

- M. Jean-Philippe BRANDEL, neurologue, membre du réseau d'épidémiosurveillance de la maladie de Creutzfeldt-Jakob (le 17 janvier 2001) 31

- Professeur Pierre LOUISOT, directeur de l'Unité 189 de l'INSERM et professeur de biochimie générale et médicale à la faculté de médecine de Lyon Sud
(le 17 janvier 2001)
47

- M. Martin HIRSCH, directeur général de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA) (le 17 janvier 2001) 60

- M. Daniel GRIESS, chef du service alimentation et nutrition animales à l'Ecole nationale vétérinaire de Toulouse (le 23 janvier 2001) 82

- Mme Jeanne BRUGÈRE-PICOUX, professeur au service de pathologie du bétail à l'Ecole nationale vétérinaire de Maisons-Alfort (le 23 janvier 2001) 96

- M. Gabriel BLANCHER, président de l'Académie nationale de médecine        (le 24 janvier 2001) 112

- M. Jacques DRUCKER, directeur général de l'Institut de veille sanitaire             (le 24 janvier 2001) 123

Suite des auditions (volume 2).
Sommaire des auditions.


Audition de M.  Jean-François MATTEI,
député, rapporteur de la mission d'information commune sur l'ensemble des problèmes posés par le développement de l'épidémie d'encéphalopathie spongiforme bovine (n° 3291)

(extrait du procès-verbal de la séance du 16 janvier 2001)

Présidence de M. François Sauvadet, Président

M. Jean-François Mattei est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Jean-François Mattei prête serment

M. Jean-François MATTEI : Mesdames, messieurs, mes chers collègues, c'est pour moi à la fois un grand honneur et une grande satisfaction que de me trouver aujourd'hui devant la commission d'enquête pour exprimer un certain nombre de réflexions sur un sujet qui me préoccupe à titre personnel depuis plusieurs années. Cette audition est due à mes fonctions passées de rapporteur de la mission d'information commune sur l'ensemble des problèmes posés par le développement de l'épidémie d'encéphalopathie spongiforme bovine d'information - mission dite « de la vache folle » - qui était présidée par Mme Evelyne Guillhem et dont les travaux ont été publiés en Janvier 1997.

Je note que le point central de la commission d'enquête porte sur le recours aux farines animales dans l'alimentation des animaux d'élevage, mais elle porte aussi sur la lutte contre l'encéphalopathie spongiforme bovine et les enseignements en termes de pratique agricole et de santé publique.

La crise de la vache folle est à mon sens exemplaire d'un certain nombre d'errements de nos sociétés contemporaines. Le rapport de la mission d'information en avait déjà dégagé les grandes lignes et tiré les leçons. Je dois d'emblée exprimer deux regrets. Le premier - j'en porte la responsabilité - est le suivant : j'avais souhaité une mission d'information et non une commission d'enquête, car je ne pensais pas que le temps était venu de chercher des responsables, je pensais que le temps était de mieux comprendre. C'est pourquoi je souhaitais surtout un travail d'information. Au vu des développements ultérieurs, j'aurais probablement préféré qu'il se fût agi d'une commission d'enquête. Le deuxième regret est lié au sort de plusieurs suggestions contenues dans le rapport. Certaines, comme vous l'avez souligné, ont été traduites dans la réalité. Malheureusement, pour des raisons politiques que vous connaissez, c'est la discontinuité qui a prévalu en juin 1997 et il faut bien reconnaître que des rapports antérieurs n'ont pas été nécessairement repris dans leur globalité et dans la continuité. Je le regrette.

Je voudrais faire part d'enseignements issus de la préparation de ce rapport et de l'évolution ultérieure. La première leçon a trait à la dualité entre l'agriculture et l'élevage d'un côté, la santé publique de l'autre. Tout au long de nos travaux, nous nous sommes heurtés à des administrations souvent concurrentes. Nous nous sommes aussi heurtés à des intérêts professionnels apparemment et artificiellement contradictoires. Apparemment et artificiellement contradictoires, car ceux qui s'y opposaient autrefois sont les premiers aujourd'hui à demander que la santé publique apporte les garanties nécessaires au développement d'une économie d'élevage, ce qui n'a pas toujours été le cas, d'où des malentendus, des retards et des faux-semblants.

Tout le monde n'est pas rompu au calendrier. Aussi rappellerai-je quelques dates.

1980 : modification des conditions de fabrication des farines animales en Grande-Bretagne. 1985, soit cinq ans plus tard , ce qui correspond à la durée moyenne d'incubation de la maladie chez les bovins : apparition des premiers cas d'encéphalopathie spongiforme bovine. 1988, après trois ans d'enquête épidémiologique, les Britanniques reconnaissent que l'origine de la maladie est probablement liée à l'utilisation des farines animales.

Autre date importante, dont je pense que Henri Nallet vous parlera : la contamination d'un chat - le chat fou - qui, en 1990, a démontré la réalité du franchissement de la barrière d'espèces, ce qui jusqu'alors n'avait jamais été démontré. Ceux qui, depuis très longtemps, s'occupaient de la tremblante du mouton n'avaient pas idée que l'on pouvait passer de la tremblante du mouton à l'ESB. Même si les liens avaient été évoqués, nul n'avait la preuve que l'agent causal pouvait franchir la barrière d'espèces. Or, il s'est avéré que, même chez des espèces sauvages, la maladie a été repérée ; c'est donc l'ensemble du règne animal qui s'est trouvé suspecté. Mais nous sommes toujours là dans le domaine du règne animal.

De 1990 et 1996, au motif du possible franchissement de la barrière d'espèces, l'on a commencé à prendre des mesures pour faire face à une possible contamination humaine. Mais il a fallu attendre le discours prononcé à la Chambre des communes le 20 mars 1996 par le ministre de la santé annonçant la mort de dix personnes dues à une maladie de Creutzfeldt-Jakob - appelée nouveau variant - qui probablement serait en lien avec l'encéphalopathie spongiforme bovine. De ce fait, nous passions de l'animal à un problème humain, à un problème de santé publique, ce qui a conduit notre assemblée à créer la mission d'information dont j'ai été le rapporteur.

C'est la raison pour laquelle j'ai le privilège d'être en face de vous aujourd'hui, alors que, je le dis très humblement, ni ma formation ni ma pratique professionnelle ne me prédisposaient à m'occuper de l'encéphalopathie spongiforme bovine. Je m'y suis intéressé spontanément et personnellement lorsque j'ai réalisé qu'il s'agissait d'un problème de santé humaine et de santé publique.

Le premier enseignement que je veux tirer de cette période, c'est que nous ne devons plus accepter que soit séparé de manière artificielle tout ce qui touche à l'alimentation de l'homme et à l'alimentation de ce qui va servir d'alimentation à l'homme. Autrement dit, la filière alimentaire doit être étudiée dans sa globalité, avec les problèmes économiques et humains, car les premiers provoquent les seconds. À juste titre sans doute, l'on a avancé que la crise de la filière bovine avait fait davantage de morts par suicide chez les éleveurs désespérés que la maladie de Creutzfeldt-Jakob elle-même. L'on ne peut négliger cet aspect, même si le consommateur et le problème de santé publique doivent être au premier plan. J'ajoute que, si dans notre pays, par tradition, ce sont les ministres de l'Agriculture qui ont piloté l'opération, en Allemagne au contraire, avant les démissions récentes, c'était le ministre de la Santé qui était en charge de ces problèmes, tout au moins en charge de la communication sur ce problème. Donc, le premier enseignement est qu'il faut rapprocher ce qui a été et demeure artificiellement séparé.

Le deuxième enseignement est simple : la science ne peut pas tout dans tous les cas. Elle est parfois ignorante ou sujette à controverse. Elle fait parfois l'objet de discussions entre des écoles scientifiques différentes. Ce n'est pas parce qu'un scientifique dit sa vérité qu'elle est nécessairement la vérité de tous les scientifiques. Nous avons appris cela peu à peu à nos dépens au fur et à mesure des crises touchant à la santé publique. Rappelez-vous l'affaire du sang contaminé.

Je veux dire également que la science ne vit pas au même rythme que la décision politique. Lorsque les politiques sont contraints dans l'urgence de prendre des décisions, ils peuvent se tourner vers les scientifiques pour les interroger. Le rythme de la recherche n'est pas le même ; ce n'est pas le même temps. Je veux revenir à cette occasion sur un enseignement que vous avez souligné : oui, en France et dans d'autres pays, le prion a été négligé, il n'était ni à la mode, ni porteur, et la recherche en ce domaine n'a pas été financée comme nous aurions pu le penser. Les scientifiques, les chercheurs, y compris ceux qui travaillent sous tutelle gouvernementale, n'ont pas perçu par anticipation le développement des maladies à prions.

Il faut dire, à la décharge des chercheurs, que le sujet était impossible, car on connaît beaucoup d'agents infectieux dans le domaine de la microbiologie, en médecine, y compris les virus lents, les rétrovirus. De nouveaux virus sont régulièrement décrits comme étant à l'origine de maladies émergentes. Mais cet agent que l'on appelle le prion est particulièrement original, car ce n'est pas une bactérie, ce n'est pas un virus, c'est une molécule protéique : allez comprendre comment une protéine peut devenir contaminante dans des conditions qui n'ont pas été bien étudiées ! Aujourd'hui, je le réaffirme, nous sommes devant un véritable drame scientifique. Nous ne savons pas clairement ce qu'est le prion ni même si le prion est la cause de l'infection, tant il est vrai que nous ignorons s'il est la cause ou le témoin et s'il n'y a pas derrière lui un agent infectieux que nous n'aurions pas identifié et qui serait à l'origine de la modification protéïque. Aujourd'hui, nous avons commencé à cerner une protéine anormale dans sa conformation tridimensionnelle, dans sa structure biochimique, mais nous n'en savons guère davantage, si ce n'est que cette molécule existe à l'état normal et qu'à un moment ou à un autre, sous l'effet d'une contamination à définir, une molécule de prion revêt une forme anormale. Quand une molécule de prion anormale touche une molécule de prion normal, celle-ci prend une configuration anormale et ainsi de proche en proche jusqu'à créer, au sein des tissus nerveux, une structure spongiforme.

Et si nous n'en savons pas beaucoup sur l'agent, on en sait encore moins sur la transmission. On commence à comprendre qu'il y a transmission digestive, par l'alimentation. L'agent est absorbé par voie digestive et va se fixer dans les tissus nerveux. On a longtemps pensé que le sang n'était pas impliqué. Je vous renvoie à des débats récents et à des experts plus compétents que moi qui vous exposeront les derniers développements. Il y a peu, j'entendais dire que même les produits laitiers, qui avaient été totalement exonérés de responsabilité jusqu'à ces derniers temps, devaient faire l'objet de nouvelles recherches pour ne laisser subsister aucun doute. La transmission génétique n'a jamais été prouvée, même s'il a été démontré qu'un terrain génétique pouvait prédisposer au risque, ce qui pouvait expliquer certains biais d'atteinte et d'échantillonnage selon les troupeaux.

On a parlé d'une troisième voie. Quelle pourrait-elle être ? La pâture. Peut-être, mais cela n'a pas été démontré. En définitive, il faut bien reconnaître que d'animaux « naïfs » en « super naïfs »(1), nous sommes aujourd'hui, après interdiction des farines, dans l'impossibilité d'expliquer la totalité des contaminations. On nous a expliqué les parties à risques spécifiés, qu'il a fallu évacuer de tout ce qui était utilisé, consommé, retraité, mais personne aujourd'hui n'est capable de répondre formellement à des questions de bon sens. On nous dit que le muscle d'un animal contaminé n'est pas contaminant, car, ajoutent les scientifiques, « jusqu'à nouvel ordre et avec les techniques d'aujourd'hui, nous n'avons pas pu le démontrer.  » Il n'en demeure pas moins que des mesures d'embargo sur la viande, y compris les muscles, ont été prises. Comment expliquer l'embargo sur la viande britannique, notamment le muscle, si le muscle, y compris d'animaux contaminés, n'est pas contaminant ?

On nous dit que le sang pourrait être contaminant et qu'il faut prendre des mesures de déleucocytation. Le consommateur s'interroge : « Mais alors ? La viande saignante ? »

C'est dire que nous ne sommes pas en mesure de répondre à des questions de bon sens. Message subliminal : les scientifiques ne sont pas à même de répondre très clairement aux questions que nous nous posons, pas plus d'ailleurs que de répondre à la question suivante : partie éventuellement de la tremblante du mouton pour arriver chez les bovins, y a-t-il eu retour de l'encéphalopathie spongiforme chez les ovins et ne sommes-nous pas dans une période où il y aurait une encéphalopathie spongiforme ovine par retour après infection des troupeaux bovins ? Je n'insiste pas sur les autres espèces.

Certes, des tests existent, mais ils restent insuffisants, car ils décèlent généralement la contamination en fin d'incubation. Il nous faudrait des autopsies, mais elles ne sont pas toujours aisées à obtenir. Enfin et surtout, il est rare de se trouver dans des situations où la durée d'incubation d'une maladie est à peu près égale à la durée d'exercice professionnel de celui qui est censé l'examiner. Quand on vous dit que l'incubation de l'infection chez l'homme pourrait être de vingt, trente ou quarante ans, vous comprenez bien que les cas qui apparaissent aujourd'hui et que l'on voit à la télévision ne sont pas contaminés de la veille, mais sont l'expression d'errements intervenus dans un temps parfois extrêmement éloigné. Autrement dit, j'appelle votre attention sur ce deuxième enseignement : selon moi, la recherche sur le prion doit être décrétée comme une première priorité. Je sais que des mesures ont déjà été prises, mais il faut le dire : nous avons besoin de former des chercheurs, car il est probable que nous ferons bien d'autres découvertes dans le cadre des maladies à prions. Nous n'avons pas de certitude et je redis ce que j'ai déjà eu l'occasion d'indiquer : l'incertitude scientifique ne peut justifier l'indécision politique, ce qui amènerait à discuter du principe de précaution que je laisserai à d'autres le soin de développer, mais le principe de précaution qui s'impose à nous ne peut se traduire en termes d'immobilisme.

Le troisième enseignement me permettra d'entrer dans le vif du sujet : tout au long de la mission d'information, j'ai eu le sentiment que l'on ne me disait pas la vérité. Je ne dis pas que l'on me mentait, je dis que l'on ne nous disait pas la vérité. À cet égard, plusieurs points sont à souligner. En 1980, les normes de fabrication des farines de viande et d'os ont changé en Grande-Bretagne. Qui l'a su ? Qui l'a dit ? Qui les a évalués ? En 1988, la Grande-Bretagne décide de stopper l'utilisation des farines animales, mais elle continue de les exporter allègrement chez ses voisins, y compris en France. Il a fallu un an, entre le 18 juillet 1988 et le Journal officiel du 13 août 1989, pour qu'un avis aux importateurs de farines, de sang, de poudre de viandes, d'abats, d'os et de cretons originaires du Royaume-Uni paraisse ; il prévoyait néanmoins la possibilité de délivrer des dérogations. Il a fallu attendre le Journal Officiel du 15 décembre 1989 pour compléter le dispositif en étendant l'interdiction à l'Irlande et en limitant les dérogations, qui étaient néanmoins maintenues. Et ce n'est que le 24 juillet 1990 qu'un arrêté relatif à l'alimentation animale a interdit l'utilisation des farines de viande et d'os dans l'alimentation et dans la confection d'aliments pour bovins. Je dis tout cela car, manifestement, nous avons traversé une période, y compris en France, qui a été marquée par des hésitations, des atermoiements, des dérogations. Je vous ai dit pourquoi tout à l'heure : en 1990, la contamination d'un chat a fait basculer les décisions. J'ajoute que les décisions prises le furent durant une période où la Communauté économique européenne était en train de préparer le marché unique. Dans le rapport que j'ai ici et que vous pourrez consulter, figurent des témoignages stupéfiants.

Mme Cresson, commissaire européen à la recherche, a clairement indiqué devant nous : « Au niveau communautaire comme au niveau national, la crise de l'ESB a été intégralement gérée par les ministres de l'Agriculture qui, de par leurs fonctions, quelle que soit leur nationalité, ont plutôt tendance à sous-estimer la maladie ou ses répercussions, parce qu'ils sont là pour défendre les intérêts de l'agriculture. ». M. Henri Nallet a également été très explicite : « Pour ce qui concerne les grands principes de fonctionnement de notre Communauté, il est clair que la santé humaine n'est pas l'un de ses objectifs majeurs. En juin 1990, j'ai entendu parler des règles de la concurrence avant celles relatives à la santé humaine ».

Je ne m'attarderai pas davantage sur les témoignages, mais quand même ! Je cite M. Fischler, Commissaire européen en charge de l'Agriculture depuis 1995 : « S'il y a eu un manquement, c'est dans la mise en _uvre des mesures et dans leur contrôle, car celui-ci a été déficient. Cela a conduit à de nouveaux cas de maladies qui auraient pu être évités. » et M. Legras, alors en fonction à la direction de l'Agriculture à Bruxelles : « Pourquoi n'avons-nous pas fait davantage ? Tout d'abord, parce que nous n'avions pas les effectifs nécessaires. La deuxième raison est que 1991, 1992 et 1993 ont été les années de mise en place du marché unique ». Cet argument, nous l'avons constaté, est revenu comme un leitmotiv et n'a fait que confirmer la faiblesse déjà énoncée de l'intérêt accordé au problème de santé publique.

Dans le même temps où la mission d'information travaillait à l'Assemblée nationale, une commission d'enquête était ouverte au Parlement européen. Dans une émission de télévision récente, le rapporteur, qui est toujours parlementaire européen et que je ne saurais trop vous recommander d'entendre, a véritablement parlé dans ses conclusions de « conspiration du silence ». Ce fut confirmé. Chaque fois qu'un problème était porté à la connaissance concernant l'encéphalopathie spongiforme, il était mis de côté. Selon moi, cette crise a été un coup porté à l'Union européenne. J'en tire pour troisième enseignement que l'Europe ne peut pas se construire seulement sur des critères économiques, elle doit se construire également sur des critères de santé publique. La liberté de circulation ne peut évidemment pas équivaloir à une liberté de contamination.

Il est un quatrième enseignement que je veux dire devant vous. Il concerne l'expertise scientifique. J'ai été stupéfait comme vous l'auriez été à ma place : il y avait en Europe un Comité scientifique vétérinaire et un Comité vétérinaire permanent. Telles étaient les deux instances chargées de procéder aux expertises scientifiques.

Le Comité scientifique vétérinaire était composé d'une soixantaine de membres nommés pour trois ans par la Commission sur proposition des États. Les membres du Comité scientifique vétérinaire prennent des décisions incompréhensibles et impossibles à mettre en _uvre, cependant que leurs recommandations sont en contradiction avec les connaissances fondamentales et théoriques établies de longue date en médecine humaine et vétérinaire. Il est clair que les membres du Comité scientifique vétérinaire, pour certains d'entre eux et dans certaines circonstances, ont été davantage les représentants de leur État que de la science qu'ils étaient censés représenter.

Quant au Comité vétérinaire permanent, composé de deux représentants des autorités vétérinaires de chaque État, soit un total de trente personnes, il est chargé de donner des avis techniques, qui sont décidés à la majorité qualifiée. Je cite Martin Hirsch, l'actuel directeur de l'AFSA. De ce comité, il dit : « De deux choses l'une : ou bien l'on part du présupposé que chaque expert se vaut scientifiquement et, dans ce cas, on ne voit pas pourquoi l'opinion du Luxembourgeois vaudrait infiniment moins que celle de l'Allemand, ou celle du Néerlandais moins que celle de l'Italien. Ou bien l'on considère qu'il s'agit d'un avis politique et alors nul n'est besoin de réunir des scientifiques. ».

Nous avons obtenu un résultat : les deux comités rattachés à la direction générale de l'Agriculture, ont été confiés, après notre rapport, à la direction générale des consommateurs, ce qui est un important progrès. Mais cela ne m'empêche nullement de formuler un quatrième enseignement : nous avons besoin de remettre sur le métier le statut de l'expertise et de l'expert. Les experts doivent être compétents, indépendants et responsables. Je ne suis pas sûr que, sur tous les sujets, ils aient la compétence voulue, qu'ils aient toujours l'indépendance nécessaire et qu'ils assument les responsabilités en cas de faute dans leurs décisions et leurs recommandations.

Le cinquième enseignement, essentiel, concerne la transparence, je devrais dire « le manque de transparence ». J'exprimerai à cette occasion mon sentiment sur les farines. J'ai l'intime conviction que des agissements ont dépassé les principes moraux les plus élémentaires. Je n'accuse personne, car serait longue la liste des institutions, des pays, des responsables impliqués ; je pense que c'est le système qu'il faut davantage incriminer. Mais, enfin ! quand nous avons demandé en 1996 à la direction de la répression des fraudes, la DGCCRF, à la direction générale de l'alimentation, à la direction générale des douanes et au syndicat national de l'industrie alimentaire les chiffres concernant les importations de farines, nous avons obtenu des statistiques totalement différentes et des chiffres incohérents. Je vous renvoie aux tableaux des pages 93, 94 et 95 de mon rapport. Il est absolument invraisemblable que le ministère du commerce extérieur nous indique pour 1994 un chiffre de 4236 tonnes de farines importées d'Irlande, alors que l'administration des douanes et celle de la concurrence nous donne, pour la même année et la même provenance 20274 tonnes. Y a-t-il un pilote ? Qui a coordonné ? Qui est responsable des chiffres ? Qui connaît la vérité ? J'avais été amené à écrire : « Dans l'état actuel des données dont il dispose, le rapporteur se doit d'indiquer qu'il ne lui est pas possible à titre personnel de confirmer ou d'infirmer les chiffres totalement contradictoires qui ont été fournis à la mission. ». Il était impossible de se faire une opinion sur la réalité des chiffres.

Le tableau des importations de farines de viande et d'os fait apparaître, chose assez étonnante, que, au fur et à mesure que nous n'importons plus du Royaume-Uni et alors que nous importions d'Irlande aux alentours de 2000 tonnes, nous passons à 34000 tonnes en l'espace de quatre ans ; en outre, les importations en provenance de Belgique, d'où nous importions en moyenne 1400 ou 1800 tonnes jusqu'en 1987, passent à 18292 tonnes en 1995. Les chiffres sont stupéfiants ; ils donnent à penser - c'est mon intime conviction - que des farines britanniques ont transité par un véritable réseau de blanchiment de farines. Une histoire vraiment extraordinaire nous a été racontée au sujet d'un lot de farines : certains sacs étaient étiquetés « Britannique », les autres « Irlande ». Lorsque l'on s'est étonné, on nous a dit que c'était des farines irlandaises qui avaient été indûment étiquetées « britannique » alors que, manifestement, après avoir poussé les gens dans leurs retranchements, c'est l'inverse qui était le plus probable, à savoir qu'il s'agissait de lots de farines britanniques dont les étiquettes n'avaient pas été changées par ceux qui s'étaient livré à ce type d'activité.

Il y a des histoires étonnantes d'étiquettes, de changement de nomenclatures. Parfois d'ailleurs ce n'est pas la responsabilité de telle ou telle personne. L'AFSSA le dit très bien : « Les nomenclatures douanières ne permettent souvent pas de distinguer les ingrédients qui sont importés spécifiquement pour l'alimentation animale de ceux importés pour l'alimentation humaine ». Il est donc vrai qu'il y a eu des difficultés de nomenclature et que l'on ne sait pas très exactement qui a fait quoi et comment à cette époque-là. Cela nous a entraînés dans une situation un peu fausse, car d'aucuns ont cru qu'on les montrait du doigt : les importateurs, voire les fabricants d'aliments pour animaux. Je ne crois pas que l'on puisse désigner tel ou tel, car dans toutes les professions il existe des gens très honnêtes, et aussi des personnes peu scrupuleuses. Si l'on propose aux importateurs des sacs étiquetés « Irlande » et qu'il est permis d'importer d'Irlande, ils ne sont pas chargés d'aller vérifier si les étiquettes ont été changées. Beaucoup d'éleveurs aujourd'hui disent qu'en toute bonne foi ils ont acheté des produits qu'ils estimaient de bonne qualité et qu'on leur a vendu des produits qui ne l'étaient pas, d'où la multiplication des actions en justice dont je regrette qu'un certain nombre, déjà soulevées en 1996, n'aient pas avancé et qu'il ait fallu l'action récente du Tribunal d'Epinal pour que les choses se débloquent. Et encore ! J'attends de voir la suite.

Le résultat est là. C'est la raison pour laquelle j'ai été, sinon le premier, en tout cas parmi les tout premiers, à demander la suppression et l'interdiction des farines animales. Je veux m'en expliquer devant vous. Si les farines étaient fabriquées en France selon les procédures sécurisées définies en 1996, si nous n'avions pas d'importations frauduleuses, si nous n'avions pas de possibilités de contaminations croisées dans les machines et les filières non séparées entre les différents aliments destinés aux différentes espèces, s'il n'y avait pas de détournements d'objectifs et que les aliments de ruminants étaient bien donnés aux ruminants et ceux pour les porcs, les volailles ou les lapins aux porcs, volailles ou lapins, il n'y aurait probablement pas de problèmes et nous n'aurions pas eu besoin d'interdire ces farines. Malheureusement, dans un espace sans frontières, des farines que vous ne souhaitez pas voir venir d'un pays donné, reviennent moyennant un détour par l'Allemagne, l'Italie ou l'Espagne et vous ne pouvez absolument pas garantir qu'elles sont sécurisées. Vous ne pouvez non plus garantir l'absence de contaminations croisées, encore moins le contrôle et l'utilisation par l'éleveur.

J'ajoute que d'autres faits qui n'avaient pas été portés à notre connaissance m'ont été signifiés depuis, entre autres l'importation de carcasses bovines de Grande-Bretagne, pour partie introduites dans la fabrication des farines animales. Certes, on peut interdire les farines britanniques, mais la mesure est vaine si l'on fabrique des farines avec de la viande britannique, voire avec des carcasses ; il y a bien un problème. J'ajoute - je souhaiterais vraiment que votre commission le précise - qu'ont probablement été importées plusieurs milliers, voire des dizaines de milliers de têtes d'animaux provenant de Grande-Bretagne à des fins génétiques. Sans doute serait-il intéressant de vérifier ces faits. C'est la raison pour laquelle, dès 1997, il eût fallu interdire les farines animales. Selon moi, l'interdiction devrait, non porter sur six mois, mais sur cinq ans, durée d'incubation de la maladie. Vous ne pourrez jamais vous forger une opinion véritable de la question si vous n'avez pas une génération de temps d'incubation entre une mesure d'interdiction et le résultat que vous pourrez en tirer.

Je précise, en terminant sur cet enseignement sur la transparence, que nous avons véritablement besoin de la traçabilité, de la labellisation et des contrôles et que, malheureusement, à cet égard, la France est bien souvent isolée et probablement la plus exigeante.

Deux autres enseignements : l'un sur la santé publique, l'autre sur la sécurité sanitaire. Je vous dirai mon sentiment sur la décision prise lors du Conseil européen de Nice de créer l'Agence européenne de sécurité des aliments. Bien sûr, c'est mieux que rien, mais permettez de vous dire qu'il est invraisemblable qu'il faille plus de deux ans pour l'organiser : on nous annonce qu'elle ne sera opérationnelle qu'en 2002. Par ailleurs, j'aimerais que l'on me rassure sur sa composition, car je me suis laissé dire que, de nouveau, les États enverraient des représentants. En ce qui concerne ses attributions, s'il s'agit d'une autorité qui n'est créée que pour donner des conseils, je n'en vois guère l'utilité. Enfin, s'il ne s'agit que de la sécurité des aliments, c'est là une approche trop sectorielle de la sécurité sanitaire, qui devrait être considérée dans son ensemble. J'appelle donc votre attention sur le fait que l'économie, le productivisme et la recherche de la rentabilité ne peuvent pas mettre en cause et passer avant la protection de la santé des êtres humains.

Enfin, dernier point sur lequel je n'insisterai pas, car je n'ai pas les compétences, même si nous avons abordé le sujet dans le rapport : les dérives de nos pratiques d'élevage trop intensif, avec des orientations qui n'ont pas été très judicieuses et sur lesquelles il faudrait peut-être revenir. Je ne veux pas en dire plus en ce domaine qui n'est pas le mien.

Pour conclure, nous avons l'occasion de dénoncer, au-delà des faits précis et des mises en cause personnelles, certaines dérives de nos sociétés dans lesquelles ce qui devrait rester au service de l'homme s'est imposé comme une finalité ; cela nous a fait perdre, je crois, un certain nombre de sens et de valeurs morales sans lesquels il ne peut y avoir de société humaine respectable et respectée.

M. le Rapporteur : Je voudrais remercier notre collègue le professeur Mattei. J'ai lu ce qu'il a dit et écrit il y a quelque temps. Il m'a encore surpris aujourd'hui et je dois dire quelque peu inquiété. La crise est aujourd'hui européenne, ce qui est une nouveauté. Il ne sert à rien de reprendre tout ce qui a été dit et écrit ; nos réflexions, nos analyses doivent plutôt essayer d'arriver en complément de ce qui a déjà été fait.

Monsieur Mattei, vous avez évoqué une mauvaise gestion de crise. Je prendrai un exemple terre à terre. À situation de crise, réponse de crise. Je ne voudrais pas établir de parallèle maladroit avec la gestion de la tempête de décembre 1999, mais il semble que nous ayons les moyens, en cas de crise, de répondre le plus rapidement possible, et de manière globale. Il semble que l'on ait, en l'espèce, traité les choses les unes après les autres, ce qui nuit quelque peu à l'efficacité. Je voudrais connaître votre sentiment sur cette question.

Vous avez demandé la création de l'AFSSA. Elle a vu le jour. Quelle est votre appréciation sur son fonctionnement, sur les avis qu'elle a pu rendre et sur le programme de tests en cours dans les pays de l'Union ?

Vous avez suggéré une interdiction des farines pour cinq ans. Pourquoi cette durée ? Pourquoi pas dix ans, ou davantage ?

Enfin, quelle est votre appréciation sur les nouveaux moyens mis à disposition de la recherche ? Les considérez-vous suffisants ? Comment évaluez-vous les besoins ?

M. Jean-François MATTEI : Monsieur le rapporteur, vos questions soulèvent des problèmes extrêmement intéressants.

Pourquoi une interdiction des farines pendant cinq ans ? Pour deux raisons : cinq ans, c'est la durée moyenne d'incubation de la maladie chez les bovins. Si l'on décide de prendre comme référence le 1er janvier 2001, en principe, plus aucun bovin ne devrait consommer de farines animales à compter de cette date. Si une encéphalopathie spongiforme apparaît après le délai de cinq ans, il est clair que nous aurions à nous interroger sur l'interdiction et à reconsidérer les faits.

En cinq ans, j'ose espérer que les chercheurs auront considérablement avancé dans le domaine de la connaissance du prion et des tests, car il est dramatique aujourd'hui - ce n'est pas le Gouvernement actuel qui en est particulièrement responsable, car tout autre gouvernement serait dans la même situation - de ne faire autre chose que de proposer des campagnes de tests. Il ne faut pas se leurrer : ces tests ne décèlent que des animaux en fin d'incubation, ce qui veut dire que si la moyenne d'incubation est de cinq ans, que les tests décèleront l'ESB dans la dernière année - on dit même que cela ne pourrait être que dans les derniers six mois - cela veut dire que ceux qui se trouvent en période d'incubation depuis une, deux, trois ou quatre ans passent au travers des tests et entreront dans la filière alimentaire. Il s'agit donc de fausses sécurités, sauf à ce qu'elles dissuadent des éleveurs peu scrupuleux qui essayeraient de faire passer des animaux douteux. Je pense que les tests constituent une première démarche, mais n'apportent pas la sécurité que nous souhaiterions.

Il nous faut disposer de tests qui dépistent la maladie dès que l'animal est contaminé. Des rapprochements peuvent être faits avec le sida et avec la contamination par le VIH, car les tests furent à l'origine des périodes de doute entre 1983-1984 et 1985 : les tests étaient-ils valables et à partir de quand l'étaient-ils ? La période de « séroconversion » était significative car un agent infectieux donne une réponse immunologique, ce qui ne semble pas être le cas du prion. En l'absence de réponse immunologique, déceler la contamination par l'agent contaminant est difficile. Donc, si les tests sont indispensables, parce qu'ils rassurent, il ne faut pas que les politiques aient la conscience tranquille au motif que nous avons des programmes de tests. Oui, nous faisons tout ce que nous pouvons, mais ce que nous pouvons est notoirement insuffisant et ne nous permet pas d'être totalement à l'abri ni de rassurer totalement les populations.

En revanche, il faut que nous mettions sur pied la recherche, qui a pris beaucoup de retard. Je vous en ai indiqué une première raison. Il en existe une seconde : dès lors que l'on a commencé à réaliser que le prion était un sujet intéressant, nos chercheurs ont considéré que les Britanniques avaient pris tellement d'avance qu'il était inutile de leur courir après et qu'il fallait attendre qu'ils communiquent leurs résultats. Or, ils ne nous ont pas livré tous leurs résultats, car ils étaient eux-mêmes centrés sur leurs propres préoccupations ; ils n'avaient pas tellement envie dans cette affaire de partager toutes les données en leur possession. Il faut donc rendre hommage à quelques équipes, comme celle du professeur Dormont au CEA ou celle de Mme Brugère-Picoux, professeur au service de pathologie du bétail à l'école nationale vétérinaire de Maisons-Alfort ; mais ces personnes exceptées, nous ne disposons pas d'équipes adéquates. Le ministère de la Recherche devrait compter une sorte de task force et des bourses post-doctorales devraient être accordées à des chercheurs qui pourraient se rendre à l'étranger, revenir au bout d'un ou deux ans pour former dans notre pays les équipes dont nous avons besoin. La recherche sur le prion aujourd'hui ne dispose pas des moyens souhaités.

Je me réjouis de la création de l'AFSSA. Je vais vous livrer à nouveau ma philosophie sur les agences de sécurité sanitaire, qu'il s'agisse de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSAPS), de l'AFSSA et maintenant de l'Agence française de sécurité sanitaire environnementale (AFSSE). Je suis persuadé qu'elles devront évoluer sur le même mode qu'ont évolué l'Établissement français des greffes, l'Agence française du médicament, l'Agence française du sang. Lorsque ces organismes ont été créés par Bernard Kouchner en 1991-1992, il n'était pas question de les faire cohabiter dans une entité unique ; il y avait la transfusion sanguine, les organes, la transplantation et puis les médicaments, avec trois agences distinctes. On s'est rendu compte, environ sept ans après, que l'on pouvait les rapprocher et les fondre dans une agence commune. Mon sentiment est que nous devrions, dans les années qui viennent, _uvrer pour le rapprochement de ces différentes agences de sécurité sanitaire, qu'il s'agisse de produits de santé, de l'alimentation et demain de notre environnement, voire des radiations ionisantes si nous aboutissons à la création de la quatrième agence, car leur point commun est la santé humaine. En préservant les compétences et les prérogatives de chacun, les politiques s'engagent au service de la santé des personnes qui nous ont fait confiance, quels que soient les domaines en cause : médecine, alimentation, environnement ou radiation. L'AFSSA doit encore évoluer. Les personnes en charge de cet organisme sont de qualité. Je ne suis pas certain qu'elles soient aujourd'hui à même de répondre aux demandes urgentes d'expertises dans des circonstances qui ne sont pas toujours favorables.

Sur la gestion de la crise, lorsque je me suis exprimé devant la commission d'enquête dont M. Chevallier fut le rapporteur, j'ai plaidé comme je le fais aujourd'hui : les politiques, les décideurs d'une façon générale, que ce soient les gouvernants, les grands chefs d'entreprise, les hauts fonctionnaires, ne sont pas préparés à la gestion de crise. Nous ne savons pas s'il faut tout dire, ne rien dire, ce qu'il faut dire et comment associer l'opinion publique, bref, nous ne sommes pas préparés à cela et nous ne savons pas nous exprimer correctement lorsque l'on nous tend un micro ou quand il faut nous adresser à la population : faut-il rassurer ? Inquiéter ? Dès 1996, le problème avait été traité par M. Patrick Lagadec, venu s'exprimer devant notre mission d'information. Je suggère que la proposition que j'avais déjà formulée soit reprise par votre commission d'enquête. Sur le modèle de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), nous avons besoin de créer un Institut de gestion de crise, où les politiques, les gouvernants, les hauts fonctionnaires, les décideurs d'une façon générale auraient, par session annuelle, une formation leur permettant de faire face à des crises comme celle suscitée par la tempête. Vous aviez très fait justement remarquer, monsieur le Rapporteur, que nous sommes démunis et que nous ne savons pas très bien comment réagir.

M. Joseph PARRENIN : Je voudrais revenir sur la durée de cinq ans que vous proposez pour l'interdiction des farines animales ? Dans l'état actuel de la situation et au vu de ce qui s'est passé, ne conviendrait-il pas de reconnaître que nous avons commis suffisamment d'erreurs et qu'il convient d'interdire purement et simplement les farines animales, pour éventuellement s'interroger dans dix, quinze ou vingt ans sur le point de savoir s'il faut revenir ou non à un tel procédé ?

Ma deuxième question porte sur la recherche. Elle pâtit de l'absence de crédits publics. La recherche doit avancer et être neutre par rapport au pouvoir économique. Si l'on se référait aux chiffres du secteur agro-alimentaire, on verrait que la recherche est financée depuis trente ou quarante ans par l'agro-industrie à hauteur de 80 ou 90 % ! Celle-ci défend ses intérêts, qui ne sont pas forcément les intérêts de la santé publique. Je voudrais connaître votre opinion. Sachant que la recherche coûte très cher, surtout lorsque l'on touche à des domaines comme ceux-là, ne peut-on aller jusqu'à un programme de recherche européen ?

Quelle analyse faites-vous de ce qui s'est passé dans l'agroalimentaire depuis vingt ou trente ans ? Le pouvoir politique n'est-il pas passé un peu trop facilement sous les fourches caudines du pouvoir économique, quel qu'il soit ? Tout à l'heure, vous avez évoqué les éleveurs. Il se peut que des éleveurs aient fraudé, mais, selon moi, c'est le système qu'il faut mettre en cause.

M. Jean-François MATTEI : Je recommande une interdiction d'au moins cinq ans. Cela dit, je ne vois aucune objection à ce qu'elle soit décidée définitivement jusqu'à clarification totale du problème. Je ne suis pas accroché à la durée de cinq ans, je dis que la durée doit être d'au moins cinq ans. J'ajoute que si nous sommes amenés à construire des usines d'incinération répondant aux besoins, je vois mal comment on les déclarerait inutiles au terme d'un cours laps de temps. C'est donc au moins cinq ans, mais cela peut être davantage.

J'en viens à votre question sur l'agro-alimentaire et la recherche. Il se trouve que je suis sur un autre domaine de préoccupation demain devant le Conseil économique et social. La génétique est une discipline confrontée à la recherche privée dans le but de mettre au point des médicaments débouchant sur des marchés avec donc un retour sur investissement et qui intéresse évidemment les industriels et la recherche privée. Pour autant, il existe des maladies rares, qui touchent des malades en trop petit nombre pour constituer un marché. C'est pourquoi la recherche privée ne s'y intéresse pas. On voit donc très clairement que les deux types de recherche - recherche privée et recherche publique - sont toutes deux nécessaires et ne doivent pas poursuivre les mêmes finalités. La recherche privée est une recherche à court ou moyen terme qui demande très vite le retour sur investissement. Elle choisit donc des voies ciblées susceptibles de répondre à ces critères économiques. La recherche publique est une recherche de service public, qui ne requiert pas nécessairement un retour financier, et qui répond aux besoins de notre société. À cet égard, nous pourrions marier au niveau européen les différentes recherches des pays, tout en organisant par ailleurs des recherches complémentaires entre le public et le privé, car les méthodes, les stratégies se compléteraient à mon avis de manière assez intéressante. La recherche publique ne peut pas abandonner la recherche sur le prion à la seule recherche privée, c'est évident.

Enfin, sur le productivisme, je dirai simplement que si l'on veut continuer à mettre des poulets à dix francs dans les supermarchés, les personnes qui les mangeront en auront pour leur argent, c'est-à-dire qu'elles en auront pour dix francs. On ne peut vouloir aller vers un productivisme effréné et une baisse des prix en permanence, sauf à sacrifier la qualité. Il arrive un moment où il faut faire des choix de société. Du reste, interrogés, les gens préfèrent payer un peu plus cher pour autant qu'on leur garantisse une qualité. C'est toute la politique des labels, nécessaire aujourd'hui.

Mme Monique DENISE : Nous avions eu le plaisir de vous entendre, professeur Mattei, lors de la précédente commission d'enquête, qui s'intéressait à la transparence de la filière alimentaire. Vos propos, aujourd'hui, me paraissent plus inquiétants encore que ce que vous nous aviez dit à l'époque.

J'aimerais connaître les phénomènes qui vous ont le plus inquiété entre 1996 et maintenant, sachant que nous sommes dans la peau d'un détective. Vous disiez que des sacs de farine pouvaient avoir transité par l'Irlande et par la Belgique. Nous en sommes pratiquement tous convaincus. Si, par ailleurs, on se penche sur les formules chimiques de ces fameux aliments, on constate, comme vous l'indiquiez dans le rapport de votre mission d'information, que sur 850 aliments analysés, on trouvait plus de 30000 formules différentes. Même si nous mettons à l'_uvre des laboratoires de recherche sur ces problèmes, combien d'années faudra-t-il avant d'élucider totalement cette affaire ?

Le prion, pour l'instant, est à nos yeux une molécule qui se transforme, qui devient « méchante ». Peut-être que, derrière cette molécule inerte, existe un être vivant. On a parlé de microvirus. On n'en sait rien. Finalement, plus encore qu'au cours des travaux de la commission précédente, nous restons perplexes.

M. Jean-François MATTEI : Pourquoi suis-je un tout petit peu plus inquiet ? Première raison : j'ai été déçu de voir que la précédente commission d'enquête, consacrée à la transparence de la filière alimentaire, ne se prononçait pas de façon plus formelle sur l'interdiction des farines, alors que, à mon avis, les données étaient à peu près les mêmes que celles dont nous disposons aujourd'hui. C'est pourquoi, malgré l'excellent travail fourni par la commission, je n'avais pas voté ses conclusions. Ce n'était pas du tout polémique. Je pensais que nous n'avions pas, en matière de farines animales, dit suffisamment les choses.

D'autres éléments m'ont par ailleurs alerté. Tout d'abord, nous ne disposions pas du rapport de Lord Phillips. Je n'ai pas lu en totalité ce rapport - il est tellement écrasant - mais j'en ai lu, si je puis dire, « les bons morceaux ». Il est suffisamment inquiétant pour que nous réalisions que ce qui était pour nous des craintes supposées se transforment en craintes fondées.

Enfin, alors que la France était isolée dans l'Union européenne face à la plupart des pays, des cas sont apparus au Danemark, en Allemagne, en Espagne et en Italie ; ce qui était considéré comme un problème intéressant la Grande-Bretagne d'abord, puis la France, le Portugal et la Suisse concerne en réalité l'Union et même des pays situés beaucoup plus loin. Ce qui m'inquiète, c'est que là où il n'y a pas de cas d'encéphalopathies spongiformes, il n'y a pas les compétences pour la chercher ni l'organisation pour la trouver ! Des pays ont la compétence et les systèmes. À cet égard, je crois qu'il faut être reconnaissant à notre service vétérinaire ; nous savons reconnaître les cas, ce qui n'est pas vrai de tous les pays. Je pense qu'il faut élargir notre réflexion. Ce n'est pas que je sois beaucoup plus pessimiste, mais plutôt beaucoup plus réaliste, car des faits, qui n'étaient que des soupçons, sont aujourd'hui avérés.

M. Pierre HELLIER : Avec le recul du temps, vous maintenez que les différentes structures de l'Union européenne ont volontairement mal géré ce dossier pour protéger les États. Le fait que l'on détecte des cas d'ESB dans d'autres pays prouve que cela continue, alors même que tous les États ne recherchent pas avec la même énergie la pathologie dans leur pays. Est-ce bien là votre pensée ?

M. Jean-François MATTEI : Je continue de penser que les directions et l'administration de Bruxelles ont minimisé, voire ont passé sous silence les développements de cette affaire, car elle venait au plus mauvais moment, celui où l'on préparait le marché unique. Pendant une dizaine d'années, tous les efforts ont été tendus vers la création du marché unique. Cette affaire pouvait tout mettre par terre. Il y a donc eu une véritable conspiration du silence sur le sujet.

En second lieu, nous avons besoin de bâtir en Europe des politiques de santé publique - de santé humaine et animale - avec des critères communs, des exigences communes, car je pense que les pays qui connaissent le plus de cas sont les plus rigoureux dans la recherche de l'infection.

M. Jacques REBILLARD : Je souhaite faire part d'une appréciation sur la façon dont l'Angleterre et le reste de l'Europe cherchent à sortir de la crise de l'ESB. Toutes conditions égales par ailleurs, la méthode anglaise consiste à interdire la consommation de bovins de plus de trente mois ; celle des autres pays européens consiste à mettre en place des tests pour détecter les cas de vaches folles susceptibles d'entrer dans la chaîne alimentaire. Les Anglais nous disent avoir détecté un ou deux cas d'animaux qui auraient pu entrer dans la chaîne alimentaire au cours de l'année 2000, alors que nous en comptabilisons bien davantage en France avant la mise en place des tests. Compte tenu de l'incertitude qui pèse sur les possibilités de détecter la maladie par les tests, on sera sans doute à plus d'un ou deux cas sur des niveaux de cheptels équivalents. La méthode des tests est-elle la meilleure ? N'aurait-il pas fallu utiliser la méthode anglaise, qui est sans doute une méthode difficile à accepter pour les éleveurs mais qui, en termes de sécurité, finalement, pourrait donner des résultats supérieurs ?

Pour compléter votre propos sur la présence de l'ESB dans d'autres pays qu'en Europe, peut-on imaginer qu'il existe des cas d'ESB aux États-Unis ou en Amérique du sud ?

M. Jean-François MATTEI : Je ne peux vous répondre pour les États-Unis, mais je ne serais pas étonné qu'il y en ait. Je pense qu'il y en aura dans les pays du Tiers-Monde, car le jour où les pays européens ont cessé leurs importations de Grande-Bretagne, les cargaisons de farines sont pour l'essentiel parties vers le Tiers-Monde, où elles auront probablement produit les mêmes effets. Je le dis avec prudence, mais c'est plausible.

Je serai tout aussi prudent pour répondre à votre première question. Pour avoir beaucoup discuté sur ce sujet avec des politiques britanniques et avec nos experts français - il serait intéressant que l'on confronte les points de vue - je ne suis pas loin de croire qu'il est moins dangereux de consommer une viande britannique de moins trente mois que de consommer une viande française, car nos mesures n'ont pas eu le même caractère systématique, la même rigueur que celles utilisées par les Britanniques, lesquels sont confrontés, il est vrai, à un problème d'une autre ampleur : près de 200000 cas d'ESB chez eux, alors que nous n'avons pas atteint les 200 cas. Il faut donc garder mesure dans la comparaison des chiffres. Mais, dès lors que vous prenez une mesure drastique et que vous êtes sûr que tous les animaux de moins de tel âge sont indemnes de farines animales et que vous continuez d'attribuer aux farines l'origine de la maladie, vous pouvez considérer que, mis à part quelques cas de transmissions atypiques, qu'il faut garder en tête, ces viandes ont plus de chance d'être saines que d'autres.

M. le Président : Sauf que, depuis, un dépistage systématique a été mis en place et devrait donc contribuer, si le test est fiable, à une situation de sécurité maximale.

M. Jean-François MATTEI : Vous avez raison, monsieur le Président. Sur les tests, vous recevrez des intervenants plus compétents que moi. Mais, là encore, cela rappelle des sujets évoqués par le passé : il convient de choisir le test le plus performant, le plus approprié, le plus sensible. C'est un élément extrêmement important à prendre en considération.

M. le Président : C'est un sujet sur lequel nous reviendrons. M. Rebillard a bien fait de pointer cet aspect particulier. Mais je tenais à apporter cette précision pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté et parce que nous devons tenir un langage extrêmement transparent : la mise en place des tests systématiques est un élément majeur que nous attendions, pour certains d'entre nous.

M. Claude GATIGNOL : Je reviens sur le problème de l'interdiction des farines et du rôle que les institutions européennes peuvent jouer désormais. Le professeur Mattei nous a rappelé son sentiment sur une interdiction totale de l'usage des farines animales. C'est pourtant un excellent élément de l'alimentation animale. Je rappelle que l'interdiction des farines pour les ruminants existe déjà depuis plusieurs années et que ces farines ont été utilisées ensuite pour des animaux autres que les ruminants : les porcs, les volailles et les poissons. De surcroît, il a été interdit d'incorporer dans ces farines de viande et d'os (FVO) tous les matériaux à risques spécifiés (MRS). Une autre mesure est venue sécuriser la notion d'aliments utiles : interdiction d'incorporer aux FVO des produits d'équarrissages. Ces deux mesures ont donc permis d'apporter une certaine sécurisation. Je le dis, car notre rapport sera lu et sans doute commenté ; je ne voudrais pas qu'il soit interprété comme un signal disant que tout est dangereux. S'il y a eu danger, c'était il y a dix ans ; il est certainement moins présent à l'heure actuelle et ce dans tous les domaines de consommation de produits d'origine bovine.

Les chercheurs n'émettent pas toujours des avis identiques. Mais, à ce jour, et dans cette même salle, les grands spécialistes européens nous ont dit que la viande, le muscle, n'avait jamais révélé, quelles que soient les méthodes les plus agressives pour tenter d'inoculer la maladie, une possibilité de contamination. C'est ce que je voulais rappeler.

Par ailleurs, nous n'avons pas une longue expérience des tests. Ils sont généralisés depuis le 2 janvier. À ce jour, je n'ai pas vu passer dans mes revues professionnelles une courbe extrêmement croissante de dépistages malgré la généralisation des tests sur les animaux de plus de trente mois, même s'il n'y a que quelques dizaines de milliers de tests supplémentaires. Pratiquement, en quinze jours, autant de tests ont été faits qu'au cours des six derniers mois de l'année 2000.

J'en viens à une question qui me préoccupe, à savoir le rôle - que vous avez abordé dans votre rapport - de la Commission européenne. Compte tenu de votre analyse portant sur les années 1996, 1997 et 1998 et de vos observations sur la période récente, comment ce rôle s'est-il modifié et quel est celui de l'Agence européenne de sécurité qui vient d'être créée ? Vous n'avez pas été insensible à l'évolution. Dans le passé, on a constaté, en Europe, un ordre dispersé de tous les États dans la prise de décision avec divers embargos d'un pays européen vis-à-vis de l'autre. Peut-on espérer qu'une autorité sera un jour capable de faire cesser ces décisions quelque peu incohérentes, et sera en mesure de répondre au souci de la filière agricole et de nos éleveurs qui n'ont jamais démérité et qui souhaitent faire cesser la dérive actuelle, présente dans la tête des consommateurs ?

M. Jean-François MATTEI : Je suis, pour beaucoup, d'accord avec Claude Gatignol. Au sujet de l'Europe, nous ne ferons pas l'économie d'une définition des critères pour les aliments, comme ce fut fait pour les médicaments. Il conviendra également de nous mettre d'accord sur des critères communs et sur une administration pour prendre en charge ce dispositif. Cela dit, nous sommes dans une période où chacun, dans son coin, se sent un peu coupable d'avoir autorisé telle pratique, laissé faire telle fraude ou tel comportement. Les Britanniques comprennent bien que le fait d'avoir exporté des farines à l'étranger alors qu'ils les interdisaient chez eux n'est pas très reluisant. Je pourrais multiplier les exemples. Comme toujours, quand les gens se sentent coupables, il est très difficile de bien réagir dans l'immédiat. Nous allons y arriver. En tout cas, toutes tendances politiques confondues - les choses se font avec moins de clivages au niveau de l'Union européenne - il faut _uvrer pour une politique d'alimentation européenne correspondant aux critères de santé publique indispensables. Voilà ce que je voulais dire.

M. le Président : Cela ne vaut pas que pour l'Europe, comme vous avez pu le constater en tant que rapporteur de la mission d'information.

M. André ANGOT : Je ne suis pas entièrement convaincu que l'ESB soit le fait des seules farines animales. La tremblante du mouton due au prion est connue depuis plus de deux cents ans. Un institut de recherche anglais a démontré que l'on pouvait trouver des prions dans certains insectes vivant dans les pâtures. Il y a deux cents ans, les farines animales n'existaient pas et les moutons, malgré cela, étaient atteints de la tremblante. Il n'y a aucune raison pour que les moutons attrapent la tremblante en pâturant et que les bovins ne l'attrapent pas.

M. le Président : Sur ce point, il y aura lieu de débattre avec les experts.

M. André ANGOT : J'étais vétérinaire dans les années 70. On voyait alors des vaches atteintes de troubles nerveux que l'on appelait « méningite » ou « encéphalite ». On ne se posait pas la question, car on ne connaissait pas cette maladie. Lorsqu'elles étaient en mauvais état, on leur faisait une piqûre avant de les envoyer à l'équarrissage ; quand elles étaient à peu près en bon état, on établissait un certificat d'abattage. Claude Gatignol peut le confirmer : on voyait dans les années 70 des vaches atteintes de troubles nerveux, bien avant que l'on utilise les farines animales pour nourrir les bovins.

M. Jean-François MATTEI : Juste deux mots, car je pense que Mme Brugère-Picoux traitera de la question. La piste de l'alimentation à l'origine de l'encéphalopathie spongiforme bovine s'appuie sur un modèle expérimental chez l'homme avec la maladie du Kuru. Il s'agit de tribus de Papouasie-Nouvelle Guinée qui mangeaient leurs morts. Les hommes consommaient la matière noble, à savoir le muscle, et les femmes et les enfants mangeaient le cerveau et le système nerveux ; ce sont les femmes et les enfants qui étaient atteints de la maladie du Kuru, qui est probablement de la même famille que l'encéphalopathie spongiforme bovine. Une expérimentation humaine montre donc le mode de transmission alimentaire.

Cela étant, M. Angot a raison : il n'est pas impossible que des insectes soient vecteurs de la protéine anormale et éventuellement inoculent la maladie. Je ne puis vous répondre, car tel n'est pas mon domaine de compétence, mais c'est un sujet que vous pourrez éventuellement aborder.

M. André ANGOT : Il y a peu de temps, on a trouvé un cervidé aux États-Unis porteur du prion. Le cervidé, qui vivait dans la nature, n'avait jamais mangé de farines animales.

M. le Président : Mon cher collège, si vous le voulez bien, nous entamerons ce débat avec les plus experts. Les questions que vous soulevez seront alors examinées de manière approfondie.

Monsieur Mattei, nous vous remercions. Vous avoir entendu nous renforce, si besoin était, dans notre conviction que cette mission d'enquête était une nécessité. Vous avez pointé un certain nombre de dysfonctionnements, de questions restées sans réponses et pour lesquelles nous allons poursuivre le travail entrepris.

Votre audition a également tracé des pistes de réflexion pour l'avenir. Notre mission consiste à tirer les conséquences des dysfonctionnements, parfois graves que vous avez relevés, afin d'en tirer des leçons pour l'avenir, notamment au profit de notre organisation institutionnelle ou dans la prise de décisions. C'est tout la question des rapports entre le scientifique et le politique qui est à éclaircir.

Audition de M. Daniel CHEVALLIER,
député, rapporteur de la commission d'enquête sur la transparence
et la sécurité sanitaire de la filière alimentaire en France (n° 2297)

(extrait du procès-verbal de la séance du 16 janvier 2001)

Présidence de M. François Sauvadet, Président

M. Daniel Chevallier est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Daniel Chevallier prête serment.

M. Daniel CHEVALLIER : Monsieur le Président, monsieur le Rapporteur, chers collègues, c'est avec beaucoup de plaisir que je satisfais à votre requête. Je rappellerai tout d'abord les conditions dans lesquelles a été mise en place la commission d'enquête parlementaire sur la transparence et la sécurité de la filière alimentaire.

A la suite d'une série d'événements touchant la filière alimentaire comme l'affaire du poulet à la dioxine, celle de Coca-Cola, et aussi l'encéphalopathie spongiforme bovine - un certain émoi a pu transparaître chez les consommateurs de notre pays, et même chez nos voisins européens. Il nous est apparu alors nécessaire de regarder comment cela se passait dans la filière alimentaire française. C'était une démarche d'ordre général, et non limitée au cas de l'encéphalopathie spongiforme bovine.

Nous n'avons pas, je le précise, traité dans le détail les problèmes de l'ESB et de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Nous avons simplement souligné dans notre travail trois points qui étaient, pour nous, inéluctablement destinés à poser problème du point de vue de notre société et, en particulier, des consommateurs : les farines animales, les boues de stations d'épuration et les organismes génétiquement modifiés. Ces trois dossiers nous ont sauté aux yeux. Nous les avons abordés pour signaler aux pouvoirs publics et aux responsables qu'ils devaient être traités en priorité et avec une attention particulière, méritant une étude attentive sur les décisions à prendre.

En ce qui concerne les OGM, le débat est déjà engagé et des mesures ont été prises, mais je ne crains pas de dire qu'après le dossier des farines animales, nous aurons certainement à débattre des questions posées par les boues de stations d'épuration. Le débat sera sûrement très rapidement porté devant notre Assemblée.

Les farines animales sont un sujet qui a donné lieu à débat
- M. Mattei l'a évoqué tout à l'heure - et notre position a été difficile à déterminer. Le travail d'investigation vous amènera, bien entendu, à étudier la chronologie de ce dossier. Je voudrais simplement souligner dans cette présentation chronologique quelques points qui nous avaient été signalés et dont je pense qu'ils seront repris dans votre travail.

1985, c'est la mort suspecte d'une vache en Grande-Bretagne. Il a fallu attendre 1988 pour que soient soupçonnées, pour la première fois, les farines animales. La Grande-Bretagne a pris une décision relativement rapide d'interdiction de ces farines, après 455 cas de décès suspects de bovidés. A partir de là, s'est enclenché le phénomène de contamination dans notre pays, puisque l'interdiction des farines animales en Angleterre en 1988 s'est accompagnée d'une exportation massive de farines animales en France.

1988, c'est donc l'importation massive de farines animales en Europe et en France, en particulier dans l'Ouest-Bretagne. Il a fallu attendre deux ans, 1990, pour que nous interdisions à notre tour l'alimentation des bovins par les farines animales.

Puis, se sont déclarés les premiers cas d'ESB sur notre territoire, et il a fallu attendre 1994 pour que soient interdites les farines animales aux ruminants en Europe. Comme vous le constatez, il y a donc eu un décalage important entre la prise des décisions en France et la prise de décisions sur le plan européen.

1996, c'est-à-dire six ans après l'interdiction des farines animales aux bovins, la fabrication des farines animales est sécurisée en enlevant les matériaux à risque spécifiés, c'est-à-dire tout ce qui est système nerveux, cerveau et moelle épinière.

1998, c'est l'obligation de traitement thermique des farines animales pour parvenir ensuite, en 2000, à leur suspension totale.

Cette chronologie s'étale sur plus de douze ans avec des temps morts très importants et des décalages sur le plan de l'application des décisions partant de la Grande-Bretagne, en passant par la France, pour en venir au plan européen.

Ce problème des farines animales, de leur utilisation à leur interdiction, pose évidemment un problème de fond. Nous l'avons examiné au sein de notre commission d'enquête. Les farines animales sont des concentrés de protéines ; ce sont des acides aminés qui sont naturellement assimilés par les animaux. Qu'on leur donne des protéines végétales ou animales, la seule différence est qu'elles sont plus concentrées. Sur le plan de la chaîne alimentaire, il y a le végétal : les animaux qui consomment le végétal font de la concentration de protéines végétales. Ensuite, ce sont exactement les mêmes molécules que l'on retrouve chez l'animal, les protéines étant composées exactement par les mêmes acides aminés. Ce message est quelque peu difficile à faire comprendre à nos concitoyens, mais la position scientifique est très claire : on retrouve la même composition, quelle que soit l'origine de l'alimentation. Le problème est que, dans ces farines animales, il y a un agent contaminant : le prion.

Je reprendrai une comparaison que j'avais utilisée lors de la précédente commission d'enquête : pour obtenir de la vitamine C, vous pouvez soit presser une orange, soit absorber des comprimés, c'est-à-dire de la vitamine C qui a été synthétisée par voie chimique ; mais pour fabriquer cette dernière, il faut utiliser différents solvants et si, par malheur, il reste des traces d'acétone, vous pouvez, en consommant ces comprimés de vitamine C, subir une contamination.

La situation est exactement la même pour les farines animales. Les animaux ne sont pas transformés en carnivores, il ne s'agit pas de cannibalisme, cette expression est totalement erronée. Ils consomment certes des protéines d'origine animale mais cela ne pose aucun problème. Le problème provient du fait que ces farines animales ont pu, à un moment donné, être préparées à partir d'animaux malades contaminés par le fameux prion, lequel n'était pas détruit soit par voie thermique soit par un autre traitement. C'est ce prion qui a été le véhicule de la contamination et non les acides aminés ou les protéines contenues dans l'alimentation. C'est un élément parfaitement établi.

Pour qui a étudié la question, notamment celle du message à faire entendre aux consommateurs, il est évident que cette situation est très difficilement concevable pour les consommateurs et je comprends que, politiquement, on en arrive à une position extrême consistant à dire que, puisque l'on n'est pas capable d'expliquer ce que sont effectivement tous ces acides aminés et protéines, il vaut mieux les interdire. C'est la situation dans laquelle nous sommes aujourd'hui.

J'émettrai une opinion personnelle, qui n'est pas celle de la commission dont j'ai été le rapporteur : si ces farines animales présentent toutes les garanties d'innocuité, c'est-à-dire l'absence totale de contaminant, prion ou autre, ce sont des nutriments tout à fait consommables par les animaux et qui ne posent aucun problème en terme d'alimentation. Je m'inscris en faux contre la formulation classique qui consiste à dire qu'on a transformé des ruminants en carnivores. Ce n'est pas vrai. Ils auraient été transformés en carnivores s'ils avaient consommé de la viande crue ; dans ce cas, on aurait effectué une modification fondamentale. En réalité, ils n'ont fait que manger des concentrés de farines animales au lieu de manger des farines végétales. Vous savez, le meilleur facteur de concentration de la farine végétale est encore l'animal lui-même.

Cette question des farines est très claire. Le seul problème tient à la contamination dont elles ont été l'objet. Au cours de la précédente commission d'enquête, l'hypothèse a été formulée que la tremblante du mouton, qui est aussi une maladie à prions, était peut-être à l'origine de cette contamination des bovins ; les premières farines animales auraient pu être fabriquées avec des moutons atteints de la tremblante et le prion aurait ensuite franchi la barrière d'espèces. Là encore, c'est un événement extrêmement rare, une situation tout à fait particulière que de voir des maladies franchir la barrière des espèces : les moutons auraient contaminé les ruminants, lesquels auraient contaminé l'homme, touché par la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Nous sommes confrontés à une situation tout à fait originale de contamination entre espèces différentes et les scientifiques s'interrogent beaucoup sur ce point.

Quelles ont été les conclusions de la commission d'enquête sur ce problème des farines animales ? Je dois reconnaître, en toute honnêteté, qu'il est exact que Jean-François Mattei était plutôt favorable à l'époque à une interdiction des farines. J'étais moi-même sensible à cette orientation. Puis le débat s'est ouvert au sein de la commission et nous avons abouti à une proposition qui était le maintien de l'utilisation de ces farines animales, maintien soumis à différentes conditions que je vais énumérer, tout en sachant pertinemment que le message aux consommateurs était difficile à faire passer, ce qui nous a conduit à faire des propositions complémentaires.

Je cite ici les quelques phrases relatives à cette question : « Compte tenu des informations qu'elle a pu recueillir, la commission d'enquête estime nécessaire que les farines destinées à nourrir les animaux autres que les ruminants - les farines animales étaient déjà interdites pour l'alimentation des ruminants, mais il était possible de continuer à en donner aux autres animaux tels que les porcs, les volailles et les poissons « répondent aux conditions suivantes :

« premièrement, que leur composition soit élaborée à partir d'ingrédients inscrits sur une liste positive établie par la loi » c'est-à-dire que l'on devait déterminer de manière très précise la composition de ces nutriments ;

« deuxièmement, que leur fabrication soit effectuée dans des usines où ne transite aucun matériau à risque spécifié » ; cela signifiait donc que toutes les carcasses utilisées pour fabriquer ces farines devaient être débarrassées des tissus et organes susceptibles de véhiculer les prions ;

« troisièmement, que des normes précises d'étiquetage et de traçabilité soient les garantes des exigences ainsi définies ;

« quatrièmement, que toutes précautions soient prises pour éviter, tout au long de la chaîne de fabrication et de commercialisation, un risque de contamination croisée.

« Se fondant sur les contraintes qu'impose la sauvegarde sanitaire de sa population, la commission considère que la France ne doit plus admettre désormais à l'importation des farines qui ne répondraient pas aux critères précédents et appelle de ses v_ux un alignement des règles communautaires sur les exigences qu'elle vient de définir. »

La commission d'enquête s'était rangée à l'avis qu'avait eu à l'époque le ministre de l'Agriculture et qui consistait à dire, en substance, que si nous prenions toutes les précautions pour la fabrication de farines de qualité, les risques seraient quasiment inexistants alors qu'en revanche, si une interdiction totale était décidée, elle supposait que soient prises des mesures d'accompagnement et ne manquerait pas d'avoir des incidences économiques très difficiles à gérer. Nous avons d'ailleurs pu le constater, puisque la décision a finalement été prise. Ce dernier argument n'est pas celui qui a été retenu en priorité, mais bien celui qui consistait à dire qu'en prenant toutes les précautions de fabrication que nous avions indiquées, nous pouvions avoir des farines animales de qualité pouvant entrer dans l'alimentation animale. C'est cette voie que nous avons privilégiée. Je le dis, tout en rappelant qu'un débat approfondi avait animé la commission d'enquête.

Nous avons privilégié une position de scientifique qui nous garantissait que les farines animales pouvaient être de qualité à condition d'éliminer toutes les possibilités de contamination. En présence d'un domaine sensible, une décision fondée sur l'analyse scientifique est plus difficile à prendre et à faire comprendre aux consommateurs qu'une décision plus politique comme celle de l'interdiction totale des farines. C'est donc sous la pression des événements que les décisions sont allées dans ce sens.

Notre commission d'enquête a élaboré aussi des propositions complémentaires, qui ne touchent pas particulièrement le domaine des farines animales. Elle a considéré que, de manière générale, il existait un déficit d'information. J'ai parlé tout à l'heure des OGM ; on peut aussi parler des problèmes de radioactivité de la filière nucléaire et l'on peut parler des farines animales. Tous ces sujets participent du déficit d'information de nos concitoyens. Ceux-ci réagissent souvent de façon épidermique, ponctuelle, confrontés aux annonces médiatiques qui n'ont pas toujours le fondement scientifique que l'on pourrait souhaiter.

La commission d'enquête a suggéré la mise en place de centres départementaux d'information scientifiques et techniques, c'est-à-dire de lieux où les consommateurs pourraient aller chercher l'information qui leur manque pour être en mesure de former un avis par eux-mêmes. Cela me paraît fondamental pour que puisse s'engager ensuite un débat cohérent qui permette de progresser en fonction de l'avancée des connaissances.

La deuxième remarque de notre commission était la suivante : l'agriculture productiviste a atteint ses limites. Nous avons signalé que la démarche entreprise dans le cadre de la loi d'orientation agricole, proposant la mise en place de contrats territoriaux d'exploitation, pouvait être un moyen de revenir à un mode de production plus conforme aux souhaits des consommateurs ; un mode de production qui, en tout cas, ne conduise plus à des situations comme celle que nous avons vécue et qui a conduit finalement au boycott de la viande bovine par les consommateurs.

Telles sont, monsieur le Président, présentées de façon très ramassée et condensée, les conclusions auxquelles était parvenue la commission d'enquête, tout en précisant que, pour nous, les farines animales étaient un sujet parmi d'autres, que nous avons traité de manière générale et non de manière aussi précise qu'a pu le faire la mission d'information dont M. Jean-François Mattei était le rapporteur.

M. le Président : Je vous remercie. Vous avez bien rappelé les arguments qui ont fondé votre décision de ne pas proposer l'interdiction des farines. Cela suscitera probablement des questions.

M. le Rapporteur : Nous nous retrouvons aujourd'hui confrontés au problème de l'élimination des farines, et, dans votre rapport, vous aviez notamment indiqué que celle-ci poserait des problèmes de type environnemental. J'aimerais connaître le sens de votre réflexion à ce sujet. Aviez-vous également réfléchi aux produits de substitution, puisque vous les avez évoqués ?

Par ailleurs, vous parlez longuement du principe de précaution. A votre avis, depuis le début de la crise, en a-t-il été fait suffisamment usage ? N'existe-t-il pas des limites à ce principe de précaution ?

Quant à la transparence de la filière alimentaire, vous avez parlé de l'étiquetage et de la traçabilité mais, si ma mémoire est bonne, les difficultés sont nombreuses à cet égard. On pense en tout cas qu'il peut y avoir des zones d'ombre. Pourrions-nous bénéficier de vos réflexions sur les moyens d'améliorer l'information des consommateurs et de répondre à leurs exigences de sécurité ?

Enfin, vous l'avez dit à la fin de vos propos sur les productions agricoles, et nous avons beaucoup réfléchi à ce terme, votre rapport proposait « la promotion d'un concept d'agriculture raisonnée, c'est-à-dire respectueuse de l'environnement et soucieuse de durabilité. » La crise qui vient de se dérouler confirme ce que vous disiez alors. Bien que vous en ayez déjà parlé, pourriez-vous nous dire quel était l'état de vos réflexions sur ce point ?

Enfin, il me semble qu'il y a une dizaine d'années, tant que rien n'était prouvé, on n'interdisait pas. C'était sans doute, vous l'avez dit, pour des raisons économiques. Aujourd'hui, au moindre doute, on interdit. Pensez-vous que l'on puisse au travers de ces deux positions, retracer tout l'historique de la crise et l'évolution des réflexions scientifiques ?

M. Daniel CHEVALLIER : Monsieur le Rapporteur, lorsque la question s'est posée de savoir si l'on devait interdire totalement les farines animales sous la pression des consommateurs, la question de la substitution et du traitement de ces farines s'est posée également, sachant qu'elles susciteraient un certain sentiment de dangerosité.

J'ai évoqué les contraintes liées au retrait et à l'abandon total de l'utilisation des farines, le problème étant leur devenir. Quelle pouvait être l'alternative à leur utilisation, dans la mesure où leur incinération présentait des difficultés et que les capacités d'utilisation dans les cimenteries ou sous forme de production d'énergie étaient limitées ? À ce problème s'ajoutait celui du traitement des carcasses et des déchets animaux, dont on faisait auparavant des farines, et celui du remplacement de ces protéines animales ? Face à la demande des consommateurs, il était normal de revenir à des pratiques antérieures, c'est-à-dire au végétal, mais il convenait aussi de trouver des produits qui soient aussi énergétiques que les farines animales. On s'est alors tourné vers les tourteaux de soja. Or, qui disait tourteaux de soja disait importation des Etats-Unis, et, par conséquent, OGM. Ne risquait-on pas de passer de la peste au choléra ?

Il a également été proposé au sein de la commission de réorienter en Europe les pratiques culturales et de parvenir à une production européenne de soja. Mais tout cela demandait des délais : entre le moment de l'interdiction totale des farines animales et celui où pourrait leur être substitué du soja européen, s'écoulerait un laps de temps qui obligerait les éleveurs à utiliser le soja disponible sur le marché, c'est-à-dire le soja américain, qui présente des garanties forcément limitées en ce qui concerne l'absence d'organismes génétiquement modifiés. La solution est loin d'être évidente.

Le principe de précaution est, en l'espèce très recommandé et très utilisé ; il le sera sans doute aussi pour les boues des stations d'épuration et les OGM. Lorsque nous n'avons pas la preuve, scientifiquement établie, de l'innocuité ou de la dangerosité d'un produit, le principe de précaution consiste à se mettre en position d'attente et à développer des moyens de recherche pour essayer d'y voir clair.

J'ai entendu dire qu'il faudrait sûrement suspendre l'utilisation des farines pendant cinq ou dix ans. Je suis convaincu, pour ma part, que l'on peut redonner immédiatement des farines animales aux animaux à la condition de disposer d'une garantie sérieuse sur la qualité du produit. La démonstration scientifique est imparable : le problème est de savoir s'il y a possibilité ou non de contamination, s'il est possible ou non de vérifier la qualité des produits qui sont élaborés. S'il subsiste une possibilité de contamination croisée, si nous ne pouvons affirmer que nous sommes en présence de produits rigoureusement purs, il faut continuer à les interdire, c'est une évidence. Mais, en dehors de ces cas, rien ne plaide en faveur d'une élimination totale de ces farines animales.

Puisque j'évoque les notions de contrôle, de respect des normes d'étiquetage, de traçabilité, et de transparence, je dois dire que l'on est souvent confronté sur le terrain - cela nous est apparu clairement au cours de l'enquête - à une espèce de compétition entre administrations et que l'on a beaucoup de mal à y voir clair.

Actuellement, les ministères de l'Agriculture, de la Santé, et celui des Finances interviennent dans le domaine de la sécurité alimentaire. Ce n'est pas l'organisation la plus favorable pour maîtriser au mieux la situation dans le domaine de la sécurité alimentaire. Nous avons proposé l'établissement de pôles de compétences. Ils se mettent en place peu à peu dans les départements, sous la responsabilité du préfet. Ce dernier désigne une administration responsable, qui est en charge de la synthèse de toutes les données et analyses recensées et réalisées au sein du département.

Le dernier point que vous avez abordé concerne les contrats territoriaux d'exploitation (CTE). C'est un retour vers une agriculture raisonnée et raisonnable. Cela se traduit par une diminution de l'apport de produits extérieurs pesticides, engrais, etc. Il s'agit donc de revenir à une agriculture plus classique. Cela signifie inéluctablement dans l'esprit de nos concitoyens et des consommateurs l'abandon des farines animales, puisque nous reviendrons à une alimentation plus classique pour les herbivores, qui seraient désormais nourris avec protéines végétales.

M. Pierre HELLIER : Nous n'avons réellement pas de doutes sur la qualité des protéines d'origine animale, notamment sur la présence d'acides aminés spécifiques. Mais pouvait-on courir le risque de fraudes, de contaminations involontaires par des farines qui ne seraient pas destinées aux ruminants ?

Quant à l'argument qui consiste à dire que l'élimination des farines pose des problèmes environnementaux, je pense, pour ma part, que ce serait un comble d'estimer qu'il vaudrait mieux faire manger ces farines plutôt que de se donner le mal de les détruire ! Sur ce point, j'aurais également été en désaccord avec vos conclusions, car l'élimination totale des farines animales est actuellement, malheureusement, la seule solution.

M. Daniel CHEVALLIER : Il faut toujours rester prudent : il se peut que l'on donne des farines végétales à des ruminants avec une dose de métaux lourds ou une dose de pesticides ou d'antibiotiques qui auront peut-être un effet tout aussi ravageur que celui du prion. Dans tout processus de fabrication industrielle, les mêmes causes produisent les mêmes effets : je vous garantis que vous n'êtes pas à l'abri de fraudes ou de contaminations croisées, c'est-à-dire qu'une benne ayant transporté des pesticides transportera ensuite des farines végétales. Il existe toujours un risque de contamination insidieuse dans la chaîne alimentaire.

M. Pierre HELLIER : Oui, mais le prion tue à tous les coups, actuellement.

M. Daniel CHEVALLIER : Je ne suis pas un spécialiste en médecine mais des décès par intoxication aux métaux lourds, pesticides ou fongicides existent aussi.

Mme Monique DENISE : Ma question se rapproche de celle posée par M. le Rapporteur, et concerne les protéines et les farines végétales de substitution. Nous avons évoqué les produits de substitutions et les risques qu'ils comportent, notamment celui des OGM. Mais il existe aussi des produits végétaux que l'on peut cultiver dans notre pays. En fait, les agriculteurs attendent que nous remettions en culture avec des oléoprotéagineux des terres qui sont actuellement en jachère. L'expérience a d'ailleurs été faite avec du lupin, du colza et du tournesol, avec toutes ces plantes riches en protéines, qui pourraient remplacer les farines animales. C'est certainement un créneau à creuser, à condition toutefois que l'Europe nous accorde son autorisation.

M. le Président : Trouver des solutions d'avenir en matière de substitution aux farines animales fait d'ailleurs partie des préoccupations de notre commission d'enquête.

M. Claude GATIGNOL : Je voudrais connaître le sentiment de M. Chevallier sur la définition et les contours d'une autorité que j'appellerais « autorité supérieure », de nature à pallier la difficulté à faire travailler ensemble et de façon cohérente différentes administrations sur notre propre territoire national.

Par ailleurs, comment voyez-vous les contours d'une autorité à l'échelle européenne ? Pensez-vous que l'on puisse parvenir, par le biais de la Commission européenne ou de cette agence européenne, à imposer certaines préoccupations de bon sens et à mettre en place des actions harmonisées dans le domaine de l'alimentation animale, sachant que celle-ci a une répercussion sur l'alimentation humaine et la santé publique ?

M. Daniel CHEVALLIER : J'abonde tout à fait dans le sens de M. Gatignol. On parle souvent de notre alimentation mais on oublie combien nous sommes dépendants de l'alimentation animale et qu'il faut regarder de très près les règles qui régissent celle-ci et ce que l'on donne aux animaux, qu'il s'agisse de protéines végétales ou de farines animales. Rappelez-vous, cher collègue, lors de notre commission d'enquête, nous nous sommes déplacés à Bruxelles pour y rencontrer les commissaires européens. Ce que nous avons appris nous avait fait froid dans le dos ! Nous avons rencontré des commissaires européens sûrs d'eux, qui détenaient le pouvoir bien plus que nous, élus nationaux, et qui nous ont bien fait sentir qu'ils acceptaient de nous recevoir mais que nous les agacions un peu, qu'ils avaient mieux à faire et d'autres responsabilités à assumer et, qu'en tout état de cause, les décisions qui avaient été prises jusqu'à présent leur conféraient un pouvoir que nous n'étions pas en mesure de leur contester. Le domaine de la sécurité alimentaire était quasiment devenu un domaine réservé. Nous sommes revenus de ce voyage assez déprimés. Dans notre rapport, nous avons souligné qu'il convenait de mettre en place une agence européenne de sécurité alimentaire. Toutefois, dès lors que l'on parle de sécurité de nos concitoyens, se pose la question de savoir s'il ne fallait pas conserver en ce domaine une certaine responsabilité nationale.

La mise en place de l'Agence européenne de sécurité alimentaire est en cours. Elle se heurtera au problème de savoir qui va décider. L'Agence française de sécurité des aliments est une structure qui, je le rappelle, donne un avis scientifique. Des débats sur sa mise en place, il ressort que cette agence formule des avis scientifiques, mais que le pouvoir de décision continue de relever de l'autorité politique.

Si le schéma de mise en place de l'agence européenne est calqué sur celui-ci, quelle sera l'instance politique qui utilisera les informations fournies par cette agence pour prendre ses décisions ? Nous avons posé cette question sans formuler de propositions particulières, mais il faudra bien qu'une décision soit prise, à un moment donné, pour savoir qui, en définitive, devra prendre la décision de l'application ou non des recommandations scientifiques.

M. le Rapporteur : Cette question est particulièrement intéressante. Il semble qu'une instance nationale garde tout son sens en raison du décalage entre la nécessité de prendre une décision politique et l'avis des scientifiques. Les scientifiques sont rarement prêts quand les politiques ont besoin de s'appuyer sur leurs certitudes. Si, en plus, il faut en passer par des instances qui ne sont plus dans nos murs, cela me semble encore plus compliqué. Néanmoins, il va de soi qu'il faut une relation entre les organismes français et européen.

M. Daniel CHEVALLIER : Rappelez-vous, monsieur le Rapporteur, le débat qui a éclaté au tout début de la crise de la vache folle et la divergence d'appréciation entre les experts français et les experts européens. On nous a expliqué que la question posée n'était pas la même, et qu'ainsi les avis différaient dans leur formulation, ouvrant ainsi la porte à des interprétations différentes.

Il faudra, bien sûr, veiller à ce que les questions posées soient identiques, mais il n'en reste pas moins que l'on peut se demander ce qui pourrait se passer en cas de divergence d'appréciations entre experts européens et experts nationaux, car ce cas de figure n'est pas à exclure.

M. François DOSE : S'agissant de l'agence européenne, je voudrais rappeler que nous nous situons à quelques années d'un nouvel élargissement : comment ne pas voir que le périmètre s'agrandissant, on ne saura jamais si tous les Etats membres ont le même niveau de sécurité. Je demeure très prudent à ce sujet

S'agissant des farines animales, je voudrais oser une question : ces farines sont peut-être contaminées ; il faut donc les éliminer. Avez-vous des doutes sur les techniques d'incinération ? Il me semble que l'on assiste à une course de vitesse entre certaines sociétés qui déposent des brevets pour l'élimination de ces farines et pour faire de la co-génération avec l'incinération de celles-ci. Représente-t-elle aussi un danger, comme celui que comportent les boues des stations d'épuration, par exemple ?

M. Daniel CHEVALLIER : N'étant pas un expert, je ne suis pas en mesure de répondre à cette dernière question. Je sais que des programmes de recherche ont été lancés par l'INRA pour l'utilisation de ces farines animales et leur destruction d'une autre manière que par incinération. Sur ce dernier point, les informations que nous avions recueillies dans le cadre de notre commission d'enquête, sont les suivantes : les cimentiers étaient d'accord pour utiliser les farines dans les fours, mais, pour produire de la chaleur, on constatait une réticence de la part de groupes tels qu'EDF, compte tenu de dangers potentiels de pulvérulence et de contamination pouvant résulter de l'utilisation des farines.

M. François DOSE : J'indiquerai au Président le nom d'une société qui a mis en place un processus de co-génération en se servant des farines. Elle cherche actuellement des points de proximité pour que le transport des farines soit limité. Il serait intéressant que nous puissions savoir si cette technique est validée sur le plan sanitaire.

M. le Président : C'est une question que nous ne manquerons pas d'évoquer. Je vous remercie de l'avoir posée, car elle porte sur des éléments qui ont évolué depuis l'interdiction totale des farines et constituent un aspect nouveau par rapport aux travaux précédemment effectués dans notre assemblée.

M. Alain GOURIOU : M. Chevallier, à la suite de M. Mattei, a fait état de l'hypothèse selon laquelle un agent contaminant pouvait se trouver dans les farines animales, même si l'on ne sait pas exactement lequel. Ces farines animales nocives auraient été fabriquées à partir de carcasses d'animaux malades. M. Chevallier a aussi cité l'hypothèse de carcasses de moutons atteints de la tremblante. Quels travaux en laboratoire ont été conduits pour vérifier ces hypothèses ?

M. Daniel CHEVALLIER : Je m'appuierai, pour vous répondre, non pas sur les travaux de la commission d'enquête dont j'étais le rapporteur, mais sur la journée de travail et de réflexion organisée par l'office parlementaire des choix scientifiques en novembre 2000. Cette journée fort intéressante a permis de faire le point sur la situation et les connaissances scientifiques sur le prion, les filières de contamination, sur l'incubation et sur la détection, notamment à l'aide de tests.

Il est certain, et vous l'avez souligné, qu'il existe d'autres moyens de contamination, mais il est également sûr que l'on a validé la filière farines animales-infection de bovins-maladie humaine. Actuellement, on tente, à l'aide de processus expérimentaux, de mettre en évidence dans quelles conditions s'effectue la transmissibilité de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. On essaie de déterminer si la contamination résulte de l'ingestion répétée de faibles doses d'animal contaminé ou bien si elle se réalise en une seule fois, après l'absorption d'une dose x - qui n'est pas encore définie - d'abats contaminés par le prion. Toute une série de démarches scientifiques est conduite actuellement pour essayer de cerner ces problèmes et pour déterminer la période d'incubation. Il serait effectivement intéressant de pouvoir détecter chez les animaux atteints de l'ESB la maladie avant qu'elle ne se traduise physiquement par l'atteinte nerveuse que l'on connaît. On essaie rechercher une détection dans le sang de la contamination par le prion.

Quoiqu'il en soit, le système de transmission interespèces animales - mouton, bovin - et humain a été validé.

M. Alain GOURIOU : M. Mattei indiquait que c'était en 1988 que les Britanniques avaient émis l'hypothèse que l'ESB avait probablement pour origine l'utilisation de certaines farines animales cuites à une température insuffisante ou fabriquées avec des composants douteux. Cela fait maintenant presque treize ans ! Depuis treize ans donc, des chercheurs probablement éminents se penchent sur ce problème sans avoir, semble-t-il, débouché ! Vous faites allusion à cette journée d'exposés de scientifiques, d'enseignants d'écoles vétérinaires européennes dont les connaissances ne sont pas contestées mais, en revanche, sur les autres espèces - porcs, volailles - il a été démontré que l'on n'avait jamais fait la preuve que ces animaux étaient vulnérables.

M. Daniel CHEVALLIER : Il faut bien avoir en mémoire - c'est une déduction toute personnelle mais je crois qu'elle est validée, et Mme Brugère-Picoux vous en parlera - que la période d'incubation d'une maladie à prions et, notamment de l'ESB, est de trois à cinq ans. Or, un porc, une volaille ou un poisson sont généralement abattus dans l'année. Donc, lorsque vous leur donnez des farines animales, je ne dis pas que ces espèces ne sont pas contaminées mais simplement qu'elles n'ont pas eu le temps de développer la maladie, si tant est que, chez ces espèces, la période d'incubation est la même que chez les bovins. Mais nous sommes là dans le domaine des suppositions.

Chez les bovins, la période moyenne d'incubation est de cinq ans. Une expérience facile à faire, qui a d'ailleurs été évoqué lors de cette réunion, serait de prolonger la vie de ces autres animaux pour voir si, au bout de trois ou quatre ans, ces espèces développeraient aussi une maladie de type encéphalopathie spongiforme.

M. Claude GATIGNOL : Sans vouloir tomber dans un débat de scientifiques et d'experts, il me semble bien me souvenir que la maladie du bovin et la maladie du mouton sont deux maladies très différentes. En effet, la coupe histologique que l'on effectue sur des cerveaux malades donne des images très différentes. Pour l'ESB, c'est la fameuse marguerite, traduction de la vacuole, qui n'est pas du tout identique à celle de la tremblante du mouton. De plus, on ne constate pas la même transmission au singe et à la souris rapide, c'est-à-dire génétiquement modifiée pour être sensible à l'ESB. Ce sont les données actuelles.

Je n'ose dire que certaines recherches tendent à montrer qu'il s'agirait d'une maladie importée en Angleterre à partir d'animaux sauvages venant d'Afrique. C'est l'hypothèse actuelle. Je dois dire tout de même qu'en ce qui concerne la barrière d'espèces, une certitude nous a été rappelée tout à l'heure par M. Mattei : l'apparition du chat malade a été le signe majeur du franchissement de la barrière d'espèces ; tous les félidés ont pris cette « filière », puisque les animaux de zoos nourris avec les carcasses de bovins, qu'ils soient lions, panthères, guépards, ont tous été atteints de cette maladie. Par contre, répondant à une question très précise, tous les scientifiques ont confirmé que le chien et tous les canidés, malgré leur âge avancé et dix ans de consommation de cervelle de b_uf, n'avaient jamais développé de la maladie. On sait aussi qu'un gramme de cervelle de vache malade contaminait dix autres vaches, un individu de l'espèce humaine et cent mille souris hypersensibles. La voie orale semble bien confirmée.

En existe-t-il d'autres, sachant qu'aucune sécrétion de la vache ne révèle d'élément contaminant ? Les tests de laboratoire à cette inoculation même par voie intra-cérébrale, ont permis d'approcher un peu mieux certaines incertitudes permettant d'émettre quelques certitudes avec toujours des points d'interrogation, mais quelques certitudes tout de même sur lesquelles nous devons bien nous fonder pour prendre notre décision politique.

M. le Président : Avant que vous ne partiez, mon cher collègue, je tiens à dire combien ces premières auditions étaient importantes. Elles nous ont permis de faire le point sur ce qui avait été entrepris et sur certains dysfonctionnements. Vous avez évoqué un sujet très important, celui de l'élimination des farines. Puisqu'elles sont interdites aujourd'hui, au moins pour six mois, il s'agit de réfléchir à leurs conditions de stockage et d'utilisation dans des usines.

Nous vous remercions.

Audition de M. Jean-Philippe BRANDEL,
neurologue, membre du réseau d'épidémiosurveillance
de la maladie de Creutzfeldt-Jakob

(extrait du procès-verbal de la séance du 17 janvier 2001)

Présidence de M. François Sauvadet, Président

M. Jean-Philippe Brandel est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Jean-Philippe Brandel prête serment.

Docteur Jean-Philippe BRANDEL : Je vous remercie de m'avoir invité. Je vais essayer de clarifier ce que sont les maladies de Creutzfeldt-Jakob en les replaçant dans leur contexte, car souvent un amalgame malheureux est fait entre dans les différentes formes de cette maladie, ce qui ne fait qu'augmenter la crainte des gens à l'égard d'une éventuelle contamination.

Les maladies de Creutzfeldt-Jakob existent depuis 1920. C'est une maladie qui fut découverte et identifiée par un Allemand, Creutzfeldt, en 1920 à propos d'un cas et, en 1921, par Jakob qui en a rapporté trois autres cas. C'est donc une maladie connue dès cette époque, qui a fait depuis l'objet de multiples études épidémiologiques.

Dans les années 50, une forme particulière de cette maladie, le Kuru, s'est développée dans une tribu de Nouvelle-Guinée. L'Américain qui étudiait cette maladie s'est aperçu qu'il existait des similitudes entre la maladie de Creutzfeldt-Jakob et le Kuru et s'est également rendu compte que cette maladie pouvait être transmissible dans certaines conditions expérimentales.

On a l'habitude de grouper la maladie de Creutzfeldt-Jakob et les maladies apparentées sous le terme d'encéphalopathies spongiformes subaiguës transmissibles (ESST), qui résume assez bien ces maladies : encéphalopathie, ce sont des maladies du cerveau ; spongiforme, la lésion histologique principale est la spongiose, c'est-à-dire que le cerveau observé au microscope offre l'aspect d'une éponge ; subaiguës, ce sont en général des maladies à évolution rapide ; et transmissibles car elles présentent ce caractère extrêmement particulier de pouvoir se transmettre soit accidentellement, soit de façon expérimentale à l'animal de laboratoire.

J'insiste sur le fait que ce sont des maladies transmissibles, mais pas contagieuses au sens habituel du terme et que, pour transmettre la maladie, il faut partir d'un certain type de tissus et que la transmission ne s'opère que dans certaines conditions.

Quelles sont les différentes formes de ces maladies ?

La forme la plus habituelle, qui représente 80 % des cas, est la maladie de Creutzfeldt-Jakob sporadique ; ce terme signifie simplement que cette maladie apparaît de façon aléatoire, avec une incidence, ou une prévalence, puisque c'est à peu près la même chose dans cette maladie, qui a une évolution courte, très stable dans tous les pays où elle a été étudiée, s'établissant autour de 1 à 1,5 cas par million d'habitants. La cause de cette maladie de Creutzfeldt-Jakob sporadique n'est pas identifiée. On ne sait pas si le patient est contaminé ou si, finalement, c'est un dérèglement interne qui survient à la suite duquel le patient développerait cette maladie.

C'est la forme la plus habituelle. C'est celle qui a été décrite par Creutzfeldt et Jakob dès 1920. Elle représente, je l'ai dit, 80 % des cas ; en France, cette forme de maladie touche 80 à 85 personnes par an. Même dans cette forme très fréquente, il faut bien insister sur le fait que la maladie de Creutzfeldt-Jakob est une maladie extrêmement rare. Un cas ou un cas et demi par million d'habitants, c'est une maladie exceptionnelle.

Dans le deuxième groupe de maladies, on trouve les formes d'origine génétique. Jusqu'à présent, l'agent contaminant, l'agent infectieux, si je puis dire, n'a pas été identifié et l'on parle souvent pour ces maladies de maladies liées à un agent transmissible « non conventionnel », parce que l'on en connaît pas avec certitude l'agent responsable de ces maladies. Mais, depuis 1992, on travaille sur l'hypothèse de Prusiner, une hypothèse extrêmement importante, qui est celle de la protéine infectieuse. La protéine prion, cette protéine qui peut être en cause dans la maladie, est une protéine que nous possédons tous dans notre organisme, qui se trouve répartie à la surface des cellules, notamment des neurones, les cellules du cerveau. Pour une raison qui n'est pas connue, cette protéine de structure primaire normale, c'est-à-dire synthétisée normalement, deviendrait infectieuse parce qu'elle se replierait de façon anormale, sans que l'on sache pourquoi.

Cette théorie de la protéine infectieuse est très importante : nous aurions affaire au premier groupe de maladies dans lequel l'agent infectieux ne serait pas comme d'habitude un virus, un microbe ou un champignon, mais une simple protéine que nous avons tous en nous. Cette théorie n'est pas encore complètement admise par l'ensemble du milieu scientifique. Cela dit, depuis 1982, divers laboratoire ont essayé de mettre en évidence les constituants des bactéries et des virus que sont les acides nucléiques attachés à cette protéine et n'ont jamais réussi à le faire.

Donc, cette théorie de la protéine infectieuse est quand même la théorie retenue. Pourquoi a-t-elle été développée ? Ce qui est particulier dans ces maladies, c'est que, premièrement, ce sont des maladies qui, lorsqu'elles se développent dans un organisme, ne déclenchent aucune réaction immunitaire, ni aucune réaction inflammatoire. Tout se passe comme si l'organisme ne se défendait pas contre cet agent. C'est toute la difficulté : nous n'arrivons pas à mettre en évidence la maladie avant l'apparition des signes cliniques chez l'homme, parce qu'aucune réaction immunitaire ou inflammatoire ne se développe et qu'en général, les tests de dépistage d'une maladie sont effectués par repérage des anticorps spécifiques dirigés contre tel ou tel agent infectieux. Dans cette maladie, ce n'est pas possible.

Cette protéine prion, comme toutes les protéines que nous avons en nous, est codée par un gène que l'on connaît, le gène codant la PrP, qui est porté par le chromosome 20. Ce gène code la protéine prion. Dans 10 % des cas environ, on peut constater une mutation sur ce gène de la protéine prion. Les personnes porteuses d'une mutation vont synthétiser une protéine qui n'est pas tout à fait normale et développer des maladies de Creutzfeldt-Jakob que l'on appelle les maladies de Creutzfeldt-Jakob génétiques.

A ce groupe de maladies sont également associées, pour des raisons historiques, deux autres maladies à prions transmissibles : l'une, nommée le syndrome de Gerstmann-Sträussler-Scheinker, est une maladie à prions particulière par ses signes cliniques ou histologiques ; l'autre, encore plus rare, s'appelle l'insomnie fatale familiale. Ce groupe de maladies génétiques représente 10 % des cas. Cela signifie qu'en France, on voit à peu près six à sept cas d'origine génétique par an.

Troisième groupe de maladies de Creutzfeldt-Jakob : les maladies dites iatrogènes ou infectieuses. Ce sont des maladies qui ont été clairement déclenchées par l'apport exogène d'une protéine prion anormale venant d'un autre individu. C'est le Kuru dont je vous parlais, cette maladie très particulière qui s'est développée dans une peuplade de Nouvelle-Guinée et qui est liée à des rites cannibales : pour honorer leurs morts, les membres de cette peuplade les mangeaient, les femmes et les enfants mangeant la cervelle et les hommes mangeant le c_ur et les muscles.

Ce Kuru est un peu anecdotique, on ne le voit pratiquement plus maintenant, parce que le cannibalisme a été interdit au début des années 60. Il reste cependant très important pour la compréhension de la physiopathologie de ces maladies. Nous y reviendrons. À côté de ce Kuru, que l'on ne rencontre plus, il y a les maladies de Creutzfeldt-Jakob dites iatrogènes, qui sont réellement des maladies d'origine infectieuse, c'est-à-dire apportées par un élément exogène.

La plus répandue en France est la maladie de Creutzfeldt-Jakob iatrogène liée au traitement par l'hormone de croissance d'origine humaine. Elle touche donc surtout des enfants qui étaient traités à l'hormone de croissance. Depuis 1988, l'hormone de croissance étant d'origine génétique, on pense qu'il n'y a plus de risque de ce type.

Une autre source de contamination est constituée par les greffes de dure-mère. Elles sont bien moins fréquentes en France qu'au Japon, par exemple, les Japonais pratiquant beaucoup de ce type de greffes. Ce groupe iatrogène représente à peu près 10 % des cas de maladies de Creutzfeldt-Jakob.

J'en arrive à la dernière forme constituée par la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob : on en parle beaucoup mais, vous le voyez, elle ne représente actuellement qu'une infime partie de cette maladie. C'est la seule forme de maladie de Creutzfeldt-Jakob qui a un lien probable avec l'encéphalopathie spongiforme bovine. Actuellement, les données épidémiologiques sur cette maladie représentent quatre-vingt-sept cas en Grande-Bretagne, un cas en Irlande et trois cas en France, deux décédés et authentifiés par autopsie et un autre en cours d'évolution.

Rapidement, je reprends chaque type de maladie, non pas pour entrer dans les détails, mais pour vous montrer comment l'on peut les reconnaître. On entend souvent dire que l'on ne les reconnaît pas et que l'on cacherait des cas. En fait, d'une part, nous arrivons à les identifier car ce sont des maladies neurologiques assez dramatiques et, par ailleurs, nous avons mis depuis le début de l'année sur le site de l'Institut de veille sanitaire tous les chiffres dont nous disposons, c'est-à-dire toutes les suspicions comme tous les diagnostics avérés.

J'insiste également sur le fait que pour faire le diagnostic de certitude de toutes ces maladies, il faut faire une étude de prélèvement cérébral. En général, on ne fait pas beaucoup de biopsies cérébrales parce que cela peut être dangereux ; il faut donc effectuer une autopsie. Il est extrêmement important de pouvoir l'avoir parce que le diagnostic de certitude de la maladie et le diagnostic de certitude permettant de distinguer ses différentes formes ne peut se faire que par l'histologie.

La maladie de Creutzfeldt-Jakob sporadique, celle qui représente 80 % des cas, soit quatre-vingt-cinq cas en France, s'exprime sur le plan clinique par une atteinte intellectuelle sévère et des signes neurologiques reconnaissables, qui sont des troubles de l'équilibre, des secousses musculaires que l'on appelle dans notre jargon myocloniques, des troubles visuels qui peuvent être très importants, allant jusqu'à des hallucinations visuelles assez terrifiantes et des signes moteurs.

Cette maladie de Creutzfeldt-Jakob est certes une altération intellectuelle, ce que l'on appelle une démence mais contrairement aux autres démences - et notamment à la démence la plus fréquente en France et dans les pays occidentaux qui est la démence d'Alzheimer qui, elle, se traduit par des troubles intellectuels isolés sans autres signes neurologiques - elle se présente comme une démence avec des signes neurologiques. Pour nous, c'est important sur le plan clinique.

Comment en fait-on le diagnostic ? A l'heure actuelle, comme je vous l'ai dit, aucun test présymptomatique n'existe. Aucun patient en incubation d'une maladie de Creutzfeldt-Jakob ne peut être détecté. C'est un problème pour la précaution et les mesures que nous devons prendre pour éviter la transmission inter humaine. Le diagnostic se fait généralement par deux grands examens, le premier étant l'électroencéphalogramme, qui peut montrer des signes tout à fait caractéristiques, et le second la détection dans le liquide céphalorachidien prélevé par ponction lombaire de la protéine 14-3-3, qui n'a rien à voir avec la protéine prion mais qui, pense-t-on, est la marque d'une atteinte cérébrale rapide.

Ce sont des maladies subaiguës, c'est-à-dire d'évolution extrêmement rapide. Une maladie de Creutzfeldt-Jakob sporadique évolue en moyenne sur six mois - certains patients décèdent au bout d'un mois, d'autres après un an, voire dix-huit mois. Mais ce sont des maladies rapides contrairement aux autres démences. Pour reprendre mon exemple précédent, la démence d'Alzheimer est une maladie qui évolue sur de longues années. L'allure évolutive nous permet donc d'avoir un diagnostic de probabilité sur ces maladies mais, j'insiste sur ce point, le diagnostic de certitude ne peut se faire qu'après l'étude du cerveau qui met en évidence une spongiose.

Je n'insisterai pas trop sur les formes génétiques car elles sont très rares. Comment les suspecte-t-on et comment en fait-on le diagnostic ? Premièrement, en recherchant les précédents familiaux puisque ce sont des maladies génétiques qui se transmettent sur le mode autosomique dominant, c'est-à-dire que l'on a 50 % de risque de développer cette maladie quand un membre de sa famille en a été atteint. Donc, lorsqu'il y a un antécédent familial, nous suspectons l'origine génétique.

Deuxièmement, la façon relativement simple de porter le diagnostic est de faire l'étude du gène de la protéine prion, ce qui est tout à fait possible puisqu'il s'agit d'un gène tout à fait connu, identifié, porté par le chromosome 20. On peut repérer les mutations par simple prise de sang lorsque le patient ou sa famille a donné son consentement.

Les formes iatrogènes sont particulières. La forme liée aux greffes de dure-mère se présente un peu comme les maladies de Creutzfeldt-Jakob habituelles. En revanche, la forme liée à l'hormone de croissance touche essentiellement des jeunes, parce que les traitements sont généralement appliqués avant la fin de la croissance et, compte tenu de la durée d'incubation que l'on peut évaluer dans ce modèle de maladies de Creutzfeldt-Jakob iatrogènes à dix ans, les jeunes patients que nous voyons actuellement ont été traités durant la période dite « à risque ». En effet, comme il était très difficile de repérer les lots d'hormones qui ont été contaminés, on a en fait déterminé une période à haut risque de contamination. Cette période s'étend de la fin 1983 au milieu 1985.

Les jeunes patients qui ont été traités à l'hormone de croissance pendant cette période risquent de développer une maladie de Creutzfeldt-Jakob d'origine iatrogène lié à cette hormone. Nous sommes en 2001, la fin de la contamination remonte à 1985 et nous voyons encore apparaître des cas. Cela signifie que la durée d'incubation est plus longue que la moyenne de dix ans que nous avons actuellement. C'est tout le problème de ces maladies ; l'incubation étant silencieuse, nous n'avons pas les moyens de savoir si un patient va ou non développer cette maladie.

Sur un plan clinique, les maladies de Creutzfeldt-Jakob iatrogènes liées à l'hormone de croissance se présentent différemment. Les jeunes patients développent la maladie par des signes neurologiques et non par l'atteinte intellectuelle. Ils commencent, en général, par des troubles de l'équilibre, des troubles visuels et la démence ; l'atteinte intellectuelle, est beaucoup plus tardive. L'évolution est plus longue, elle s'étend sur quinze à dix-huit mois.

On ne connaît pas les raisons de ces différences de sémiologie clinique. Peut-être l'âge du patient joue-t-il un rôle. Peut-être sont-elles liées au fait que l'agent contaminant ne pénètre pas, dans ce cas, par voie intra-cérébrale, comme dans le cas d'une greffe de dure-mère, mais plutôt par voie périphérique, puisque ces patients recevaient des injections d'hormones de croissance environ cinq fois par semaine par voie sous-cutanée.

Je reviens sur le Kuru. On n'en rencontre plus, mais c'est un modèle intéressant pour deux raisons. La première est que le Kuru nous donne des indications sur la durée d'incubation de la maladie. Je vous ai dit que la cause du Kuru était le cannibalisme. Celui-ci a été interdit complètement au début des années 60 et l'on a vu encore des cas apparaître fin 1998 et 1999. Cela signifie que ces maladies peuvent avoir une durée d'incubation très longue, pouvant aller jusqu'à quarante ans. C'est important pour essayer d'extrapoler ce qui va se passer pour la nouvelle variante.

Deuxième enseignement du Kuru : les femmes et les enfants mangeaient le système nerveux de leur ancêtre, alors que les hommes mangeaient le muscle. Cela a été une découverte fondamentale de Carleton Gajdusek, il avait constaté que les femmes et les enfants étaient ceux qui étaient le plus souvent atteints tandis que les hommes l'étaient très rarement. Il avait pensé à un problème de génétique, mais cela tenait simplement au fait que les femmes et les enfants mangeaient le système nerveux. Les hommes qui mangeaient le muscle étaient relativement protégés.

Tout cela signifie que le muscle en lui-même n'est pas contaminant. C'est un élément fondamental dans le débat sur la nouvelle variante, liée à l'ESB. Voilà donc pour l'anecdote du Kuru, qui est tout de même un modèle extrêmement important.

J'en arrive maintenant à la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Sur le plan épidémiologique, elle est très rare : quatre-vingt-sept cas en Grande-Bretagne, un cas en Irlande, trois cas en France. Il n'y a pas d'autres cas suspectés actuellement, en tous cas reconnus dans les autres pays de l'Europe continentale.

Le lien entre la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob et l'encéphalopathie bovine a été suspecté et je pense que l'on peut dire maintenant qu'il existe un lien réel entre les deux, fondé sur plusieurs ordres d'arguments. Premièrement, l'argument épidémiologique. La nouvelle variante est survenue d'abord en Grande-Bretagne et c'est également en Grande-Bretagne que l'exposition de la population a été la plus forte. Plus de 180 000 cas de bovins ont été reconnus infectés en Grande-Bretagne, alors qu'en France, nous en sommes environ à deux cents. C'est en Grande-Bretagne que l'on a vu apparaître les premiers cas humains de nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Ces cas, apparus une dizaine d'années après l'encéphalopathie spongiforme bovine, concordent avec ce que l'on sait de la durée d'incubation.

C'est le premier ordre d'argument. Il est de poids. Ensuite, des arguments expérimentaux sont venus s'ajouter et établir un lien entre ces deux maladies. Ainsi, lorsqu'on prend un fragment de cerveau d'un patient décédé de cette nouvelle variante et qu'on le fait migrer par des techniques biochimiques, appelées Western blot, on a toujours la même migration de la protéine prion. C'est ce que l'on appelle le type 4, et cela semble être vraiment la signature de cet agent. On a ce type 4 lorsqu'on prend le cerveau d'un patient qui a été infecté et qui est décédé de la nouvelle variante et l'on a exactement la même migration quand on prend un morceau de cerveau d'un bovin ou d'un animal de laboratoire contaminé par l'ESB.

Il existe donc probablement une souche unique de prion, qui est partie de la vache et qui s'est transmise dans les autres espèces et, malheureusement, dans l'espèce humaine. Puisque c'est la même signature, c'est probablement le même agent. Donc, le lien de cause à effet est probable. Il existe d'autres arguments expérimentaux mais je n'entrerai pas dans les détails.

Sur le plan clinique, quelles sont les particularités de cette nouvelle variante ? Premièrement, l'âge des patients. C'est cet aspect qui a inquiété les Britanniques. Nous surveillons l'épidémiologie de la maladie au sein d'une action concertée européenne depuis 1992, en raison de l'ESB qui s'est développée en Grande-Bretagne. Nous nous étions dit qu'il fallait avoir des chiffres fiables d'incidence et de prévalence dans les différents pays pour voir si on risquait d'être confronté dans les années à venir une augmentation de la prévalence ou de l'incidence de la maladie.

Ce n'est pas ce qui s'est passé. En fait, en 1994, les Britanniques ont vu apparaître des cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob chez des patients très jeunes. Or, la maladie de Creutzfeldt-Jakob sporadique se développe chez des gens qui ont la soixantaine. Les cas avant quarante ans ont été décrits mais sont absolument rarissimes. Nos collègues britanniques ont vu apparaître en 1994 un, deux, puis, trois, puis dix cas chez des personnes de moins de trente ans. Ils se sont alors dit qu'il se passait quelque chose de nouveau.

La première particularité de la nouvelle variante est donc la jeunesse des patients. Jusqu'à présent, la moyenne d'âge des patients en Grande-Bretagne est d'environ une trentaine d'années. Mais il faut se méfier car l'un des derniers cas avait soixante-douze ans. Donc, le critère de l'âge ne restera pas pour nous un bon critère pour identifier les patients.

La deuxième grande différence est l'expression clinique de la maladie, qui ne se présente pas comme une maladie de Creutzfeldt-Jakob sporadique, c'est-à-dire qu'elle ne commence pas par une altération des fonctions intellectuelles suivie de signes neurologiques, mais débute de façon très particulière par des troubles du comportement, espèces de signes psychiatriques tout à fait non spécifiques, mais sévères. Ce sont des dépressions très sévères avec des retraits sur soi, des états délirants, une symptomatologie très lourde, se traduisant parfois par des douleurs des membres inférieurs ou des quatre membres. Apparaissent secondairement des troubles de l'équilibre, parfois des troubles visuels. Et la démence est tardive.

C'est un peu superposable à ce que je vous ai dit dans les cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob liés à l'hormone de croissance. Est-ce lié au jeune âge des patients ? Peut-être. Est-ce lié au fait que l'agent bovin entre par voie très périphérique, puisqu'il entre très probablement par voie alimentaire ? Bien que ce ne soit pas prouvé, il est fort probable que les gens se contaminent en mangeant les dérivés bovins et non en mangeant de la viande. La similitude clinique est plus proche entre la nouvelle variante et les cas de Creutzfeldt-Jakob iatrogènes par hormone de croissance qu'entre la nouvelle variante et la maladie de Creutzfeldt-Jakob sporadique.

Cette différence est importante parce que cela montre que l'on peut cliniquement, sans trop se tromper, différencier l'un ou l'autre des tableaux. Ainsi, parmi toutes les suspicions de maladie de Creutzfeldt-Jakob, on arrive tout de même à savoir quelles sont les suspicions de nouvelle variante par rapport aux autres. Il est important de le souligner parce que les gens disent toujours que l'on passe sûrement à côté de cas de nouvelle variante. Pas forcément, car l'expression clinique est tout à fait particulière. La durée d'évolution est plutôt de l'ordre de quinze mois au lieu de six mois, et les signes observés à l'autopsie sont différents de la maladie de Creutzfeldt-Jakob sporadique qui révèle ces fameuses plaques parce qu'il peut y avoir des dépôts.

C'est ce que l'on appelle de la substance amyloïde. Elle forme des plaques, qui sont très caractéristiques dans la nouvelle variante puisqu'elles sont entourées de bulles de spongiose qui attestent, en fait, de l'atteinte du tissu cérébral. On les appelle les plaques « florides » ou en marguerite. Elles sont un signe caractéristique de ces maladies.

J'insiste cependant sur le fait que les signes cliniques sont une chose, mais que l'on peut toujours se tromper en clinique. Si l'on veut être sûr qu'un patient est atteint d'une nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, il faut disposer d'un prélèvement cérébral, sans lequel on ne peut rien affirmer. On entend parfois des personnes dire qu'un de leurs proches est décédé d'une maladie de Creutzfeldt-Jakob et qu'elles sont persuadées que c'était une nouvelle variante. En réalité, sans autopsie, on ne peut être sûr de rien. C'est un point absolument fondamental.

Dernier élément, toutes ces maladies sont des maladies mortelles à coup sûr. Là encore, c'est une façon de les reconnaître : l'état des patients ne s'améliore jamais. L'aggravation est toujours progressive, mais ce sont des maladies toujours mortelles, pour lesquelles nous n'avons à l'heure actuelle aucun traitement. C'est donc toujours un drame pour les familles lorsque l'on pose le diagnostic de maladie de Creutzfeldt-Jakob, car c'est une condamnation à mort à relativement brève échéance.

Cela explique aussi qu'avant de porter le diagnostic, les neurologues doivent prendre toutes les précautions. On ne peut pas aller dire à une famille que son patient est suspect de maladie de Creutzfeldt-Jakob si l'on n'a pas assez d'arguments pour le faire, à l'aide d'une ponction lombaire, des signes cliniques de l'évolution de la maladie ou de l'électroencéphalogramme

Il faut comprendre que nous sommes confrontés à une maladie épouvantable, très grave, avec un pronostic très mauvais, qui implique de prendre des précautions particulières. Nous ne pouvons pas porter ce diagnostic à la légère. Il faut du temps pour porter cette suspicion de diagnostic. Il ne faut pas presser les médecins en leur demandant de dire si c'est ou pas une maladie de Creutzfeldt-Jakob. L'évolution de la maladie est pleine d'enseignements.

M. le Rapporteur : Sans doute pourriez-vous nous dire si les mesures prises en matière de viande bovine, notamment le retrait du cerveau, du thymus et des autres organes à risque, sont une véritable garantie pour la lutte contre la maladie. Pourriez-vous également nous donner des précisions sur le fonctionnement et le mécanisme du réseau d'épidémiosurveillance auquel vous appartenez ? Est-il impossible d'établir des projections sur l'évolution de cette épidémie ?

Il serait intéressant que nous soyons éclairés sur l'évolution de l'état des connaissances au cours des vingt dernières années. Pourriez-vous nous dire à quel moment vous avez disposé d'indications plus précises et si ces éléments ont pu être portés à la connaissance des pouvoirs publics.

Docteur Jean-Philippe BRANDEL : Le retrait de ce que l'on appelle les abats spécifiés bovins est, dans l'état actuel des connaissances, une mesure efficace. Ce que je vous ai décrit pour le Kuru est vrai pour toutes ces maladies à prions qui existent chez l'homme mais aussi chez l'animal avec la tremblante du mouton et maintenant l'encéphalopathie spongiforme bovine. Les taux d'agents infectieux sont extrêmement élevés dans le système nerveux.

Donc, le système nerveux est certainement la première source de contamination. Par conséquent, la source à éviter est le système nerveux, à savoir l'encéphale, le cerveau, le tronc cérébral, la moelle épinière, bref, le système nerveux central. Pour le système nerveux périphérique, c'est moins connu et, probablement, l'infectiosité est bien moins forte.

Deuxièmement, on sait que l'agent se réplique dans les tissus lymphoïdes. Cette nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob semble avoir un tropisme très particulier pour les tissus lymphoïdes. Les patients atteints de cette nouvelle variante ont aussi la particularité de présenter de la protéine prion anormale dans les amygdales pharyngées et dans l'appendice, tout deux étant des éléments du tissu lymphoïde chez l'homme. Le fait d'y retrouver de la protéine prion indique que le tropisme de cet agent bovin est très fort pour les organes lymphoïdes. Ce n'est pas le cas dans les autres maladies de Creutzfeldt-Jakob. Si vous faites une biopsie d'amygdales dans les autres formes de Creutzfeldt-Jakob, vous ne trouvez jamais de protéine prion anormale dans les tissus lymphoïdes. Il est donc absolument évident qu'il fallait retirer, ce qui a été fait assez rapidement, les éléments du système nerveux et, à un moindre degré, les éléments du tissu lymphoïde pour rendre l'alimentation la plus sûre possible.

J'en viens au fonctionnement du réseau d'épidémiosurveillance. Ce réseau a été créé en 1992, la surveillance de l'épidémiologie de la maladie de Creutzfeldt-Jakob a été confiée à l'unité 360 de l'INSERM, qui est dirigée par Mme Alpérovitch. Je travaille avec elle depuis 1992. Initialement, nous avions deux missions. La première était de surveiller l'incidence de la maladie. A cet effet, dans la pratique, nous demandons à tous les services de neurologie, mais aussi à ceux de médecine interne ou de psychiatrie, de nous signaler les suspicions de maladie de Creutzfeldt-Jakob.

Pour mettre en place ce réseau et nous faire connaître, nous avons envoyé des courriers aux différents services de neurologie. Cela s'est fait peu à peu. C'est la raison pour laquelle on peut constater que le nombre de cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob, tous cas confondus, sporadique ou autres, a augmenté depuis 1992, témoignant tout simplement du fait que nous détections mieux les cas parce que le réseau était de mieux en mieux connu.

C'est donc la première source d'information. Lorsque les services cliniques ont un cas, ils nous contactent. C'est relativement simple parce que les neurologues sont environ 1 500 en France. Sans aller jusqu'à dire que nous nous connaissons tous, nous nous connaissons généralement bien. De plus, dans le cadre de cette mission de surveillance, j'ai eu comme tâche de conduire une grande enquête épidémiologique, une étude de cas-témoin, pour essayer de retrouver des facteurs de risque de la maladie de Creutzfeldt-Jakob sporadique, dont je vous ai dit que l'on n'en connaît pas la cause. Je me suis beaucoup déplacé dans les hôpitaux et les gens ont fini par me connaître. Donc, quand ils ont un cas suspect, ils téléphonent assez facilement à l'unité.

En 1996, notre surveillance a été encore favorisée par la détection de cette fameuse protéine 14-3-3. Le test a été mis au point en 1996 et, maintenant, lorsque les médecins ont une suspicion de maladie de Creutzfeldt-Jakob ou qu'ils sont confrontés à un cas de démence qu'ils ne comprennent pas, ils font une ponction lombaire. Il se trouve que la détection de la protéine 14-3-3 dans le liquide céphalorachidien est relativement centralisée à l'hôpital Lariboisière, à Lyon, et dans un autre centre. Lorsqu'un prélèvement y arrive, il nous est signalé sans délai et nous demandons aux cliniciens s'ils ont fait ce prélèvement parce qu'ils avaient une suspicion de maladie de Creutzfeldt-Jakob.

C'est ainsi que fonctionne le réseau, qui travaille aussi avec d'autres unités de recherche, celle de M. Dormont au CEA et avec le réseau de neuropathologie qui a été mis en place à la Salpetrière. Il existe également un réseau de neuropathologie regroupant douze villes réparties dans toute la France et dont la mission est de faciliter l'information et d'aller pratiquer des autopsies sur des patients décédés. Nous travaillons également avec l'hôpital Lariboisière pour ce qui est du dosage de la protéine 14-3-3. Depuis la fin de l'année, nous sommes tous groupés et travaillons avec l'Institut de veille sanitaire, qui a plus particulièrement la charge de recueillir les déclarations obligatoires ; la suspicion de la maladie de Creutzfeldt-Jakob est soumise à déclaration obligatoire depuis fin 1996.

Ce réseau de surveillance fonctionne d'autant mieux que la maladie de Creutzfeldt-Jakob est devenue une maladie un peu médiatique. On peut penser que les cas nous sont relativement bien signalés.

Les projections concernant l'évolution de l'épidémie de la nouvelle variante sont extrêmement difficiles. Des essais de projection ont été faits par les Britanniques, en couplant plusieurs variables prenant en compte cinq millions de combinaisons différentes ; la difficulté d'une modélisation tient aux grandes inconnues de la maladie.

Quelles sont ces grandes inconnues pour essayer de modéliser et d'avoir des chiffres ? Premièrement, c'est la durée moyenne d'incubation de la maladie. J'ai parlé d'une dizaine d'années, mais cette durée est probablement supérieure. En fonction de la durée de la maladie, vous comprenez bien que l'épidémie ne sera pas la même. Si la durée est relativement courte, on peut se dire qu'on a vu la plupart des cas se déclarer. Les cas ne seront donc pas nombreux dans l'avenir.

Donc, si la durée d'incubation moyenne est de l'ordre de dix ans, nous sommes aujourd'hui à plus de dix ans de la période à plus haut risque, celle qui a précédé le dépistage de l'encéphalopathie spongiforme bovine et la prise de mesures de précaution alimentaire. Nous sommes donc relativement rassurés. En revanche, si la durée est de trente ou quarante ans, voire soixante, on est dans une situation où l'on voit seulement apparaître les premiers cas. Dans ce cas, les chiffres vont beaucoup augmenter.

Le deuxième facteur est l'exposition de la population au risque. C'est un facteur très important. Pour vous donner une idée, nous n'avons pas, à l'heure actuelle, la moindre notion sur un effet dose, c'est-à-dire que nous ne savons pas combien il faut ingérer d'éléments contaminés pour être infecté. De plus, cela peut dépendre des patients, de leur état immunitaire au moment de l'infection. Tout ce que l'on sait, c'est que la population britannique est certainement la plus exposée au risque.

Le troisième facteur est le statut génétique du patient, avec le fameux codon 129. Tout le monde n'est probablement pas égal devant le risque de contamination. Jusqu'à présent, tous les patients sont méthionine-méthionine pour ce codon 129, qui est en fait un codon du gène qui exprime un polymorphisme à l'état normal : chaque personne ayant reçu de son père et de sa mère un allèle différent, on peut coder ce codon soit méthionine soit valine, si bien que l'on peut être soit méthionine-méthionine si l'on a reçu deux allèles de nos parents méthionine, soit valine-valine si l'on a reçu deux allèles valine, soit méthionine-valine hétérozygote. A ce jour, tous les patients atteints du nouveau variant sont méthionine-méthionine pour ce codon 129. Donc, il est probable que le statut génétique a un rapport avec le risque de développer la maladie.

En combinant tous ces facteurs, un chercheur britannique, Gani, a tiré plusieurs scénarios en fonction des différentes durées d'incubation. C'est de là que sont tirés les fameux chiffres de 63 à 136 000 cas potentiels. Soixante-trois cas résultaient de l'hypothèse d'une durée d'incubation inférieure à dix ans. Cette hypothèse est, par définition, fausse puisque quatre-vingt-sept cas ont déjà été repérés en Grande-Bretagne ; 136 000 cas, c'est le chiffre qui correspond à une durée d'incubation de plus de soixante ans.

Tout ce que l'on peut dire, c'est qu'en Grande-Bretagne les scientifiques pensent que le nombre de cas s'établira dans cette fourchette. En France, il est difficile de savoir, parce que l'exposition a sûrement été moins importante. On ne peut pas savoir ce qui se passera. Nous aurons probablement moins de cas qu'en Grande-Bretagne.

Vous m'avez posé une question sur les dates de l'état des connaissances.

M. le Président : Les dates les plus marquantes. Il s'agit de savoir si toutes les précautions ont bien été prises en l'état des connaissances du moment.

Docteur Jean-Philippe BRANDEL : Je peux vous donner les dates importantes du point de vue de la pathologie humaine. Je connais un peu les mesures prises pour les animaux mais pas assez pour vous être utile.

En fait, les grandes dates en pathologie humaine sont les suivantes. Dans les années 60, on s'aperçoit que les maladies à prions sont des maladies transmissibles. Nous avons d'abord le modèle du Kuru, qui a été transmis à l'animal de laboratoire ; et deux ou trois ans après, le Creutzfeldt-Jakob sporadique a été aussi transmis à l'animal de laboratoire.

La deuxième date importante est celle des premiers cas iatrogènes en pathologie humaine. Le premier de ces cas est celui de Dufy en 1982 après une greffe de cornée. On s'est aperçu qu'un patient qui avait reçu une greffe de cornée d'un cadavre, avait développé une maladie de Creutzfeldt-Jakob. On a pu savoir que le donneur était aussi décédé d'une maladie de Creutzfeldt-Jakob. Donc, cette maladie pouvait se transmettre au sein de l'espèce humaine.

Une autre date importante est celle de 1988. Ce fut l'apparition du premier cas humain de maladie de Creutzfeldt-Jakob iatrogène liée à l'hormone de croissance.

En 1991, c'est la publication du premier cas français. Un dérivé de l'hypophyse a contaminé des enfants.

Pour la nouvelle variante, les premiers cas ont été publiés en 1995 dans le Lancet ; deux ou trois publications des Britanniques sur des cas anormalement jeunes atteints de cette nouvelle variante avaient alors attiré notre attention, mais pas réellement. Nous nous sommes dit : « Tiens, ils ont des Creutzfeldt-Jakob jeunes en Grande-Bretagne ».

Puis, en mars 1996, ce fut l'annonce par les Britanniques de plusieurs cas de nouvelle variante. C'est alors que nous avons pris conscience qu'il y avait un problème.

Depuis mars 1996, il ne s'est pas passé grand chose en pathologie humaine. Le premier cas de nouvelle variante a été identifié en France en 1996, curieusement d'ailleurs car, sur le plan épidémiologique, il est assez étonnant que nous ayons ce cas en même temps que les Britanniques. Le deuxième cas a été formellement identifié début 2000. Le troisième est en cours.

M. Pierre HELLIER : Nous avons bien compris que le diagnostic clinique permettait d'ébaucher un diagnostic et que le diagnostic de certitude ne pouvait être posé qu'après un prélèvement post mortem. Rencontrez-vous des oppositions graves, à ces prélèvements et avez-vous la possibilité de lever ces oppositions ? Pourriez-vous préciser si vous avez trouvé des prions dans toutes les formes cliniques de la maladie, c'est à dire la nouvelle variante et les autres ? Le protocole de stérilisation de vos instruments chirurgicaux est, je crois, très particulier. Pourriez-vous nous préciser si le protocole de stérilisation de ces instruments chirurgicaux est bien spécifique ? Ce serait extrêmement intéressant pour la connaissance de la transmission de la maladie par absence de chauffage des farines animales.

M. Christian JACOB : A partir des études faites sur le Kuru, êtes-vous certain aujourd'hui que la transmission aux femmes et aux enfants s'est faite à partir du système nerveux ? Compte tenu des cas révélés aujourd'hui, avez-vous pu établir avec certitude une relation directe entre le type d'alimentation et les modes alimentaires des malades aujourd'hui ?

M. le Président : La parole est à M. François Guillaume.

M. François GUILLAUME : Ma première question portera sur les mots employés. En ce qui concerne la transmission, peut-on parler de « contagion » ? Vous avez rejeté les termes d'« épidémie » et d'« intoxication », semble-t-il. Quels sont les termes exacts ? Deuxièmement, vous avez indiqué que le muscle n'était pas susceptible d'être un moyen de contamination, contrairement au système nerveux central, c'est à dire le cerveau et la moelle épinière ; mais vous avez été plus incertain sur le système périphérique. Or, tout le corps des êtres vivants est innervé jusqu'au bout des ongles, si je puis dire. Pourquoi les cellules contaminées s'arrêteraient-elles avant le système périphérique ?

En ce qui concerne le thymus, à partir du moment où les veaux sont abattus à cent jours, y a-t-il réellement un danger ? Leur durée de vie est si faible qu'il ne peut pas y avoir d'incubation possible, me semble-t-il. La même question s'étend aux monogastriques. On a interdit l'utilisation les farines animales pour leur alimentation. Les avis sont partagés sur ce point mais n'y revenons pas, c'est fait. Il n'en reste pas moins que les poulets ont une durée de vie de quarante-cinq jours et les porcs de cinq mois. Cette durée de vie est si courte qu'elle ne permet pas le développement de la maladie. Pourquoi avoir interdit l'utilisation des farines pour ces animaux ?

Enfin, je voudrais avoir votre sentiment sur l'énorme problème de la communication sur ce sujet. On assiste maintenant à la recherche en direct, comme on assistait à la guerre en direct au temps de la Guerre du Golfe. Or il ne faut pas oublier la rivalité entre les chercheurs ; c'est à qui trouvera quelque chose, et celui qui ne trouve rien n'intéresse personne. De plus, ce que l'on trouve de plus alarmiste, généralement, sans vérification ni expérimentation, est évidemment recueilli avec ferveur par l'opinion publique. Un chercheur britannique, par exemple, vient de déclarer récemment que le lait pouvait être contaminant. Qu'en est-il de tout cela ?

Au niveau européen, qu'a-t-on fait pour essayer de réunir les équipes pluridisciplinaires avec un financement communautaire pour éviter cette course des laboratoires et cette concurrence qui me paraît en la circonstance malsaine ?

M. le Président : Bref, tout le monde travaille-t-il bien et ensemble ?

Mme Monique DENISE : Ma question complète celle de mon collègue. Elle concerne l'interdiction récente des thymus de veau, ce tissu qui disparaît à l'âge adulte. On nous a donné comme raison le fait que ce morceau était très riche en globules blancs. De la même manière, dans le muscle il y a du sang et des globules blancs. On parle de déleucocytation mais, bien entendu, les bouchers qui vendent de la viande à l'étalage ne vont pas déleucocyter les muscles. Quel est le risque de la présence dans le muscle de ce prion existant au niveau des globules blancs ?

M. le Président : La parole est à M. Jean-Pierre Dupont.

M. Jean-Pierre DUPONT : Je reviens sur les cinq formes de maladie de Creutzfeldt-Jakob. Quel est le lien entre toutes ces maladies, qui ont des signes cliniques, une évolution et une durée d'incubation différentes ? A partir de quelle date les a-t-on reliées sous la terminologie de Creutzfeldt-Jakob ? Est-ce au moment où l'on a trouvé le prion pathogène ? Pourquoi les réunit-on sous ce vocable de Creutzfeldt-Jakob, alors que l'on pourrait imaginer que ce sont des pathologies différentes sur le plan neurologique ? Est-ce la présence de la protéine pathologique ?

On a entendu certains remettre en cause le fait que le prion reliait ces différentes disciplines. Pourrait-on imaginer que l'on se trompe et qu'il s'agit d'entités pathologiques différentes ?

M. Jean-Michel MARCHAND : Pouvez-vous commenter la projection de la maladie en France. Les chiffres annoncés nous sont apparus relativement faibles. On a été capable de faire des projections pour la Grande-Bretagne ; ne pourrait-on au moins donner quelques indications pour la France ? Existe-t-il une migration de ces formules prions d'un organe à un autre ? Quel est le vecteur de migration ?

Le retrait du thymus suscite une véritable interrogation : comment se fait-il que l'on retrouve des prions non seulement dans le système nerveux, mais aussi dans le thymus ? Peut-on imaginer que le système sanguin ou le système lymphatique jouent aussi un rôle dans cette transmission ?

M. André ANGOT : Quand nous avions reçu le professeur Dormont devant la commission d'enquête sur la sécurité et la transparence de la filière alimentaire en France, il était accompagné de Mme Brugère-Picoux, professeur à l'école vétérinaire de Maisons-Alfort. M. Dormont, spécialiste du prion, nous avait déclaré qu'il n'était pas sûr que le seul prion puisse déclencher les maladies de Creutzfeldt-Jakob. Il avait parlé d'une bactérie ou d'un virus susceptibles d'apporter une modification dans ces protéines. Quel est votre avis sur ce point ?

M. Patrick LEMASLE : Quel est le pourcentage de population dont le statut génétique est méthionine-méthionine au niveau du codon 129 ?

Docteur Jean-Philippe BRANDEL : En ce qui concerne les autopsies, à l'heure actuelle, la loi est claire : tant que les patients n'ont pas indiqué leur opposition sur le registre des refus, nous sommes autorisés à pratiquer une autopsie à visée de diagnostic. En pratique, c'est plus compliqué parce que nous avons l'habitude de demander l'autorisation aux familles. Je pense qu'il serait bon de réfléchir au moment auquel il convient de le demander aux familles. Ce n'est certainement pas au dernier moment, quand elles sont plongées dans la douleur, parce qu'on s'expose à un refus. C'est un problème qui ne touche pas que cette maladie.

Concernant les prions, la particularité de la nouvelle variante, c'est qu'il n'y a qu'une seule souche. Comme pour les bactéries ou les virus, on a défini des souches différentes de protéine prion. On ne comprend d'ailleurs pas très bien ce qu'est le substratum de ces souches parce que si ce n'est qu'une protéine qui s'est mal repliée, il faut imaginer qu'elle se replie différemment en fonction des souches différentes. Dans la nouvelle variante, nous avons une seule souche, toujours le type 4, et la même migration. C'est probablement toujours la même protéine.

Dans la maladie de Creutzfeldt-Jakob sporadique, il existe une multitude de souches. Dans les formes génétiques, les souches sont également différentes. La protéine étant mutée, elle est différente d'emblée et se replie probablement d'emblée.

La durée moyenne d'incubation de la maladie est de cinq ans chez le bovin, ce qui n'est pas si court, compte tenu de la durée de vie naturelle d'un bovin, qui doit être inférieure à vingt ans.

J'ai entendu plusieurs fois Dominique Dormont dire que la durée d'incubation représentait à peu près un quart de la durée de vie de l'espèce. Cela me semble une bonne moyenne. En prenant une durée de vie moyenne de quatre-vingt ans, un quart, cela représente vingt ans. Nous sommes dans des durées d'incubation de cet ordre.

Quant aux techniques de stérilisation, vous savez qu'une circulaire a été édictée par la Direction générale de la santé en fonction des actes à risque : lorsque l'on pratique un acte à risque chez un patient à risque, c'est-à-dire très suspect de Creutzfeldt-Jakob, il faut incinérer le matériel. C'est la loi et, en pratique, on le fait.

Lorsqu'on pratique des actes exposant à un risque moindre chez des patients à risque ou des actes à risque chez des patients potentiellement à risque - par exemple, chez un jeune patient qui a reçu de l'hormone de croissance mais qui ne présente aucun signe de Creutzfeldt-Jakob - on conseille des techniques de stérilisation particulières. En général, on demande deux étapes de stérilisation : premièrement, un autoclavage à 134° pendant vingt minutes et, deuxièmement, une méthode d'inactivation chimique soit par l'eau de javel diluée à moitié pendant une heure, soit par la soude pendant une heure.

Quand le matériel résiste, tout va bien. Lorsque les matériels ne résistent pas, c'est très compliqué. Nous avons, en particulier, un gros problème à l'heure actuelle avec les endoscopes et les fibroscopes, qui ne peuvent pas être inactivés de cette façon. Ils doivent donc être détruits si le patient présente un risque avéré de maladie de Creutzfeldt-Jakob. La stérilisation est tout à fait spécifique dans cette hypothèse, parce que le prion est un agent extrêmement résistant à la chaleur. La chaleur sèche ne marche pas. Il faut automatiquement autoclaver.

Les études sur le Kuru ont été faites aux Etats-Unis ; nous n'avons jamais eu, en France, accès à ces données qui leur appartiennent. Tout ce que nous savons, nous l'avons lu dans les articles scientifiques, à savoir que les femmes et les enfants mangeaient le système nerveux et les hommes le muscle. Bien entendu, l'état sanitaire des tribus n'était pas bon. Il y a donc sûrement des hommes qui ont été contaminés parce que ce n'était pas forcément du pur muscle qu'ils mangeaient.

M. Christian JACOB : Concernant les cas révélés aujourd'hui, vous n'avez pas d'éléments sur le mode d'alimentation ?

Docteur Jean-Philippe BRANDEL : Aucun et nous n'avons pas accès aux cas révélés aujourd'hui.

M. Alain GOURIOU : Vous disiez que les hommes étaient moins touchés que les femmes et les enfants, mais ces hommes avaient dû prendre part aux rites étant enfants.

Docteur Jean-Philippe BRANDEL : Oui, mais toute la tribu n'a pas été atteinte. On peut imaginer que certains survivaient : ceux qui étaient contaminés grandissaient et mouraient jeunes et ceux qui avaient échappé n'étaient pas contaminés par la suite.

Quant aux mots à employer, il est vrai que le mot contagion n'est certainement à utiliser car cela désigne ce qui se passe pour la grippe ou la bronchite. On a l'habitude donc d'employer le terme de contamination. Il est vrai que les mots ont une grande importance.

C'est véritablement le système nerveux central qui est le plus dangereux. Pour ce qui est du système nerveux périphérique, il y a effectivement dans un muscle ou un beefsteak de petits filets nerveux. Mais il faut prendre en considération un effet de dose ; s'il y a du prion dans le muscle, il y en a très peu et le risque de contamination est très minime. Des études spécifiques ont été faites sur le système nerveux périphérique et il me semble que celui-ci ne contient pratiquement pas de prion. En tout cas, il est classé par l'OMS dans les tissus à faible risque.

De nombreuses questions ont été posées sur thymus. Le thymus contient effectivement des lymphocytes. A l'heure actuelle, on pense que le prion est transporté par des lymphocytes. Quelle sorte de lymphocytes ? Les lymphocytes B, les macrophages ? On ne sait pas très bien, mais il y a de la protéine prion sur la surface des lymphocytes. Il y a aussi de la protéine prion normale sur les plaquettes sanguines. Ce que l'on sait, c'est qu'il n'y a jamais eu de contamination interhumaine à partir d'une transfusion de sang dans la maladie de Creutzfeldt-Jakob sporadique.

Le problème, c'est la nouvelle variante qui, comme je vous l'ai dit, a un tropisme particulier pour les tissus lymphoïdes. On pense que s'il y a un risque, c'est au niveau des cellules blanches qu'il existe. C'est la raison pour laquelle on fait actuellement une déleucocytation du sang avant de faire une transfusion. Elle est systématique et on essaie de faire des filtres extrêmement fins, de l'ordre du nanomètre, que l'on appelle la nanofiltration, dont on pense qu'elle sera d'une bonne efficacité.

On peut certes dire que le muscle est gorgé de sang mais, par voie alimentaire, on en consomme très peu en mangeant un beefsteak. A priori, le muscle n'a jamais été contaminant, le muscle avec tous ses composants, à savoir les petits restes de système nerveux périphérique, le sang, etc. Les études ont été faites à partir du mouton et également à partir du bovin : lorsque l'on injecte à un animal de laboratoire par voie intracérébrale un morceau dérivé de muscle, l'animal ne tombe pas malade. Donc, le muscle dans son ensemble, avec le sang, n'est pas contaminant. Le problème est différent avec la transfusion où l'on apporte beaucoup de sang dans l'organisme, par voie directe, qui plus est.

Concernant le thymus, je pense qu'il vaut mieux poser la question aux vétérinaires. Pourquoi l'avoir interdit ? Je pense que c'est le principe de précaution qui a joué. D'après ce que j'ai compris, ce n'est pas une mesure définitive. Elle sera revue par l'AFSSA. Cela n'a été qu'une mesure de précaution supplémentaire.

Le lien qui existe entre toutes les formes de maladie de Creutzfeldt-Jakob est la spongiose, c'est-à-dire cette lésion du cerveau, lequel prend l'apparence d'une éponge ; et surtout leur transmissibilité. La maladie de Creutzfeldt-Jakob se présente comme une maladie dégénérative du système nerveux, un peu comme la maladie d'Alzheimer, mais elle a ceci de particulier que lorsqu'on prend du tissu cérébral et qu'on le met dans le cerveau d'un animal de laboratoire, ce dernier développe une maladie avec spongiose.

Toutes les maladies de Creutzfeldt-Jakob, la sporadique, les formes iatrogènes, le Kuru, les formes génétiques et la nouvelle variante sont des maladies transmissibles qui donnent de la spongiose. C'est le c_ur du problème. Ce sont aussi des maladies dans lesquelles on retrouve cette fameuse protéine prion anormale. Cette protéine prion anormale est venue encore renforcer le lien entre ces maladies. Il est quand même probable qu'il y a une unité dans toutes ces encéphalopathies. Elles s'expriment de façon différente sur le plan clinique, parce que ces lésions se répartissent probablement de façon différente dans les différentes formes cliniques.

Pour les projections en France des chiffres épidémiologiques, la question est surtout de connaître le degré d'exposition de la population. Vous savez que l'on a mis du temps à avoir les chiffres des importations bovines de Grande-Bretagne. En fait, les patients que nous voyons actuellement se sont certainement contaminés à la fin des années 80 ou au début des années 90. Les trois patients français n'ont jamais quitté le territoire français. Ils ont donc été contaminés en France. Or au début des années 90, la France n'avait que très peu de cas d'encéphalopathie bovine. Ils ont donc probablement été contaminés avec des dérivés bovins importés.

Tout le problème de l'exposition est donc de bien connaître les chiffres des importations mais, en plus, d'avoir une idée exacte de ce qui a été importé. Par exemple, je n'ai pas d'idée précise sur les quantités d'abats importés. Nous avons des documents faisant état de tonnes de carcasses, mais le problème est de connaître la qualité de ce qui a été importé. C'est crucial. Le prion est-il le vecteur ? Je vous l'ai dit, c'est la théorie de Prusiner. Ce n'est qu'une théorie mais personne ne l'a remise en cause jusqu'à présent de façon scientifique.

Pour ce qui est de la génétique, on sait que dans la population générale, il y a 50 % de patients hétérozygotes méthionine-valine, 40 % de patients méthionine-méthionine et 10 % de valine-valine. On sait aussi que dans les formes sporadiques de la maladie, il y a beaucoup plus de patients homozygotes méthionine-méthionine qui sont atteints, de l'ordre de 70 %, et très peu de patients méthionine-valine, environ 15 %. Pour ce qui est de la nouvelle variante, tous les patients sont pour l'instant méthionine-méthionine. Faut-il penser que le fait d'être méthionine-méthionine prédispose particulièrement au risque ou simplement que la durée d'incubation est plus courte pour ces patients ? Dans cette hypothèse, nous verrons apparaître par la suite des cas de patients méthionine-valine. Nous ne le savons pas. Je peux simplement dire que l'on ne fait pas de dépistage systématique. Comme nous n'avons pas de traitement à proposer, cela n'aurait pas de sens.

M. François GUILLAUME : Qu'en est-il du lait ?

Docteur Jean-Philippe BRANDEL : D'après la classification de l'OMS, le lait entre dans la dernière catégorie, c'est-à-dire qu'il est considéré comme un tissu sans risque. Cette classification a été refaite chez le bovin et le lait reste un tissu sans risque, du moins à l'heure actuelle.

M. le Président : Nous vous remercions.

Audition du Professeur Pierre LOUISOT,
directeur de l'Unité 189 de l'INSERM
et professeur de biochimie générale et médicale
à la faculté de médecine de Lyon Sud

(extrait du procès-verbal de la séance du 17 janvier 2001)

Présidence de M. François Sauvadet, Président

Le professeur Pierre Louisot est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, le professeur Pierre Louisot prête serment.

M. Pierre LOUISOT : Monsieur le Président, monsieur le Rapporteur, messieurs les parlementaires, je ne suis pas un spécialiste de la « vache folle ». Professeur de biochimie et de biologie moléculaire, j'ai néanmoins présidé plusieurs instances traitant de sécurité alimentaire. Je voudrais très simplement vous livrer quelques réflexions sur des domaines que je connais un peu et qui touchent à votre mission.

Mon court propos préliminaire portera sur trois points. Je vous parlerai d'abord des aspects nutritionnels du recours aux farines animales dans l'alimentation des animaux d'élevage. Dans ce but, j'ai tenté de trouver des éléments dont ne vous parleront pas forcément les autres personnes que vous entendrez et qui sont bien plus compétentes que moi. Je traiterai ensuite de la lutte contre l'encéphalopathie spongiforme bovine et parlerai alors du prion et de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, d'éléments qui sont clairs et d'autres qui ne le sont pas. J'aborderai enfin les enseignements de la crise et je vous donnerai mon sentiment sur les difficiles problèmes de communication avec le public, ayant été, à l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA), confronté à ce type de problèmes.

En ce qui concerne le recours aux farines animales dans l'alimentation des animaux d'élevage, on sait depuis longtemps que l'alimentation animale, comme celle de l'homme, exige des apports nutritionnels équilibrés et optimisés. Nous savons tous que les animaux, tout comme l'homme, ont besoin chaque jour de glucides, de lipides, de protéines, de vitamines, de minéraux et d'eau. Un besoin particulièrement noble est représenté par l'apport en protéines. Vous savez tous comme moi que les protéines sont constituées d'enchaînements linéaires de sous-unités plus petites : les amino-acides.

Ces amino-acides, également appelés acides aminés, sont des structures de petite taille réparties en cent cinquante variétés ; dans les faits, pour toutes les protéines virales, microbiennes, animales, humaines ou végétales, environ vingt amino-acides, qui sont à peu près toujours les mêmes, sont seuls impliqués dans la structure des protéines.

La digestion de ces protéines dans l'organisme est l'_uvre d'enzymes, dont la présence est indispensable. On sait cela depuis 1713, avec Réaumur, depuis 1783, avec Spallanzani, et 1833, avec Payen et Persoz, ces derniers ayant découvert les enzymes qu'ils ont appelés diastases.

Plus récemment, on a appris que certains amino-acides indispensables ne peuvent pas être synthétisés par l'homme ou par l'animal à partir des petites molécules, et qu'il faut les apporter par l'alimentation pour avoir une croissance normale de l'individu. Cela varie selon les espèces : pour l'homme, par exemple, ces amino-acides sont au nombre de huit ; chez le chien, l'on connaît l'arginine et l'histidine et, chez le poulet, le glycocolle. Chacun de ces amino-acides a ses exigences métaboliques, qui ne sont pas indifférentes à la croissance et au développement des animaux.

Je veux insister sur le fait qu'introduire dans l'alimentation animale des amino-acides par le biais de protéines qui les contiennent de façon optimale pour une espèce donnée apparaît comme une excellente idée, et est utilisée depuis plus d'un siècle. Payen, que je citais il y a un instant, qui était le meilleur enzymologiste de son époque, avait fait ainsi de brillantes communications sur le sujet, disant que c'était là une excellente idée.

Certains esprits ignorant tout de la nutrition en général, et du métabolisme des protéines en particulier, ont caricaturé le dispositif, en disant qu' « on avait rendu les vaches carnivores ». C'est un effet de langage. En réalité, on leur a donné, en supplément de leur alimentation quotidienne, les amino-acides les plus nobles dont elles avaient besoin en leur fournissant des protéines parfaitement biodégradables d'origines extrêmement diverses.

Tout reposait sur les procédés de préparation et de purification de ces protéines. Il fallait les adapter au problème posé et, notamment, ce que l'on savait depuis toujours, éliminer les contaminations bactérienne et virale, étant admis qu'on n'élimine bien que ce qu'on connaît.

Le problème du prion ne se posait pas du fait même qu'il était totalement inconnu à l'époque. Le prion a été pris en considération après des décennies d'usage sans problème de ces farines animales. Quand on raconte l'affaire après coup, on y voit beaucoup plus clair, mais, quand on progresse pas à pas dans la connaissance scientifique, on n'y voit pas clair du tout.

Mon exposé, je ne vous le cache pas, sera marqué par l'humilité, parce que si l'on sait certaines choses, on sait surtout qu'il y en a beaucoup que l'on ne connaît pas.

Dans l'état actuel de la science, le phénomène peut se reproduire à l'avenir avec n'importe quel produit biologique, alimentaire ou non, ou même avec des produits que nous considérons aujourd'hui comme sans danger. Les farines animales rencontraient un certain succès en élevage. Elles étaient cohérentes sur le plan métabolique et utiles au développement des animaux. C'est la raison pour laquelle on les a utilisées. Le recours aux farines n'obéissait pas à des raisons élaborées ; l'on observait simplement que cela « marchait bien ».

Puis s'est posé le problème du changement de mode de préparation des farines animales. A partir de 1980, les préparateurs anglais de farines animales ont, paraît-il, modifié leurs techniques. C'est ce que l'on dit habituellement, mais la modification intervenue n'est pas très claire. En tout cas, on peut penser que les conditions de préparation des farines animales ont été modifiées. Cela n'a sûrement pas amélioré la situation, mais je fais partie de ceux qui ne croient pas que la modification fondamentale des procédés de fabrication ait changé quoi que ce soit aux problèmes posés par le prion. Cette « petite bête », si on peut l'appeler ainsi, résiste à tout, à des températures élevées, à des concentrations fortes de produits chimiques toxiques, à des pressions élevées. Le fait d'avoir été légèrement plus laxiste dans la préparation des farines n'a peut-être pas arrangé les choses, mais je ne crois pas du tout que cela ait été décisif dans l'opération : le prion était là, il l'est toujours ! Pour l'éliminer, il faut vraiment utiliser des moyens très puissants. C'est là, je le précise, une opinion tout à fait personnelle.

Je voudrais, à ce stade, faire une remarque concernant la préparation de produits biologiques purs, à partir de matériaux biologiques apparemment indignes. On entend dire : « Regardez avec quoi on prépare ces protéines, c'est vraiment horrible ! » Pour répondre à cette affirmation, je voudrais donner deux exemples qui touchent le domaine du médicament.

La vitamine B12, que tout le monde connaît, et qui est, depuis des années, le meilleur traitement des anémies sévères et, en particulier, de l'anémie de Biermer, a été préparée pendant des décennies à partir d'un produit biologique que l'on connaît moins bien, puisqu'il s'agit des boues du delta du Gange ; avant qu'on puisse en faire la synthèse organique, la Cyanamid Company a transporté pendant des décennies à travers le Pacifique des boues venant du delta du Gange. Et que n'y a-t-il pas dans le delta du Gange ! On dit toujours, de façon humoristique, que « ce qui n'est pas dans le delta du Gange n'existe pas ». On y trouve l'agent du choléra, des salmonelles, des shigelles, la plupart des virus connus ; il y a des cadavres animaux et des cadavres humains. Et c'est à partir de cela qu'on a préparé l'excellente vitamine B12, parfaitement pure et avec laquelle on a soigné des malades. C'est un grand classique du genre.

Le deuxième exemple que je voudrais vous donner concerne la fabrication actuelle des antibiotiques dans des fermenteurs à partir de bactéries modifiées par voie génétique, pour synthétiser en antibiotiques utiles dans l'action médicamenteuse. Le mélange qui sort du fermenteur est, je dois le dire, infâme. A partir des parois bactériennes, d'impuretés, sont fabriqués, par des moyens de préparation et de purification adaptés, des produits de qualité. Mais mieux vaut ne pas voir le produit d'origine !

Je ne veux pas dire que la vocation de toutes les impuretés est de fabriquer des produits nobles, mais j'observe que l'on peut fabriquer des produits de très grande qualité biologique et de très grande utilité en médecine à partir de choses infâmes. L'industrie médicamenteuse en donne un exemple caricatural. Ces choses sont tout à fait claires, tout repose en définitive sur d'excellentes techniques de purification, qui permettent d'éliminer les contaminants potentiels connus tout en sachant, par principe, qu'on ne peut pas éliminer les inconnus. Par exemple, je me méfie personnellement beaucoup des virus inconnus.

J'en viens maintenant au deuxième point de mon exposé, qui concerne l'encéphalopathie spongiforme bovine proprement dite et le problème du prion. Je me limiterai sur ce point à quelques éléments qui me paraissent importants. La reconnaissance au seul prion de l'infectiosité observée dans l'ESB est probablement une solution d'attente. L'on a, de toute manière, rien de mieux à proposer pour l'instant.

La caractéristique majeure du prion est qu'il est en discordance totale avec les enseignements de trente ans de biologie moléculaire. Sans vouloir faire un cours de biochimie, je voudrais rappeler que les protéines ont une structure primaire, c'est-à-dire une séquence d'amino-acides mis bout à bout, tout comme les acides nucléiques ont des séquences de nucléotites mis bout à bout. Ces protéines ne restent pas comme un fil dans nos cellules, elles adoptent, à partir de ces structures primaires, une structure secondaire, soit en hélices alpha, soit en feuillets bêta, c'est-à-dire qu'elles se contorsionnent pour donner des hélices ou des feuillets. Dans une troisième étape, celle de la structure tertiaire, ces hélices ou ces feuillets se contorsionnent eux-mêmes encore un peu plus, se replient et donnent des conformations dans l'espace qui ont l'allure d'une « pelote de laine » pour la majorité d'entre elles. Il existe d'ailleurs aussi une structure quaternaire, qui associe ces pelotes.

L'analyse admise depuis trente ans est que tout changement de conformation en structure tertiaire a été obligatoirement induit par la mutation d'au moins un amino-acide, au niveau de la structure primaire. Depuis trente ans, on enseigne aux étudiants qu'une mutation d'un amino-acide sur la structure primaire induit un changement de conformation dans la structure secondaire, des hélices et des feuillets, ce qui entraîne un changement de conformation dans la structure tertiaire.

Nous allons probablement devoir modifier nos analyses, car le prion change sa conformation en structure tertiaire tout seul, sans qu'on le mute, à l'exception des quelques cas de mutations génétiques familiales de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, mais celles-ci sont minoritaires.

Le prion est une théorie complètement farfelue, si l'on s'appuie sur les connaissances actuelles en biologie moléculaire ; il est capable en effet de modifier la conformation des hélices alpha et de les transformer en feuillets bêta, c'est-à-dire en une structure fondamentalement différente, en modifiant la conformation tridimentionnelle en structure tertiaire sans avoir de mutation de la structure primaire. Cette situation étonnante explique l'humilité des biochimistes et des biologistes moléculaires. Pour nous, tout cela n'est pas clair ! Non seulement nous ne savons pas, mais cette histoire est choquante. Tout ce que nous savons, c'est qu'il y a moins d'hélices alpha, plus de feuillets bêta et que, dans ce cas, les substances amyloïdes s'empilent mieux. Nous sommes obligés de le constater, parce que cela se voit.

Sans trop entrer dans le détail, l'évolution des structures primaires en structures secondaires puis tertiaires s'effectue selon l'information contenue dans la structure primaire. Ce sont des considérations thermodynamiques qui amènent à prendre les conformations tridimentionnelles. Cependant, nous avons tous des idées sur la thermodynamique du phénomène, mais elles ne sont pas précises. En tout cas, l'opération au niveau moléculaire n'est pas du tout claire et il faut considérer cela avec la plus grande humilité.

Cette théorie du prion est assez bien admise, parce qu'on n'a rien d'autre à proposer, mais elle est biologiquement choquante. Tout cela a une conséquence pratique. N'ayant pas d'explication sur le phénomène, nous ne disposons d'aucun axe de recherche thérapeutique. Nous sommes donc conduits à utiliser des mesures de prévention, avec le succès que l'on sait.

Je voudrais maintenant aborder brièvement la question de la transmissibilité de l'ESB à l'homme. En 1985, les premiers cas d'ESB apparaissent en Grande-Bretagne ; ils étaient apparus un peu plus tôt, mais les choses se sont réellement éclaircies à partir de 1985. L'épizootie atteint son apogée en 1992, avec près de 37 000 cas. Puis, l'affaire se déclenche en mars 1996 avec l'apparition d'une dizaine de cas dits de nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob.

On connaît les cas d'ESB dans les différents pays : au 30 mars 2000, le Royaume-Uni dénombrait 179 000 cas contre 90 en France. Ces chiffres ont légèrement augmenté, mais sans commune mesure : nous sommes en matière d'encéphalopathie spongiforme bovine dans la deux millième partie des Anglais, à cheptel comparable.

Les cas de nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob sont apparemment au nombre de trois en France. Il faut savoir que la maladie de Creutzfeldt-Jakob touche dans notre pays une centaine de cas par an puisque le ratio est grosso modo de 1,5 malade par million d'habitants.

Il y a 85 % de formes sporadiques, sur lesquelles on a très peu d'informations. Ce nombre va d'ailleurs probablement augmenter, parce que l'on se met à les chercher. Chaque fois que l'on observait une démence sénile chez une personne âgée, l'on ne recherchait pas la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Mais, si l'on se met à les rechercher cette maladie au moyen d'examens sophistiqués, on va inévitablement voir augmenter les formes sporadiques. On connaît cela dans toutes les maladies et mes collègues cliniciens le diraient mieux que moi. Les formes sporadiques de la maladie de Creutzfeldt-Jakob représentent donc 85 % des cas, les formes génétiques représentent 10 % et les formes iatrogènes 5 %. Ces dernières sont essentiellement dues à l'hormone de croissance d'extraction, qui, comme tout produit d'extraction, présentait un risque. Il est certain que, si, dès le début, cette hormone de croissance avait été génétiquement modifiée, cela n'aurait posé aucun problème. Quand on extrait un produit biologique, on court des risques.

On ne dénombre donc que trois cas de nouvelle variante en France à l'heure actuelle.

En juin 1996, on a infecté expérimentalement des macaques par voie intra-cérébrale avec l'agent bovin et observé qu'ils présentaient des lésions identiques à celles des patients humains atteints par la nouvelle variante. L'approche était peut-être un peu simpliste, mais elle n'était pas inintéressante. En octobre 1996, on a constaté que les caractéristiques moléculaires du prion dans la nouvelle variante étaient toujours identiques à celles observées chez les bovins atteints d'ESB. Il y avait là une sorte de corrélation, mais il ne s'agissait pas tout à fait d'une relation de cause à effet. En octobre 1997, on a transmis les deux agents à la souris et les résultats ont été concordants. En décembre 1999, enfin, des résultats ont été confirmés sur des souris transgéniques. Aujourd'hui, on se fait à l'idée que les agents sont probablement les mêmes, si le prion est seul en cause. Car, si tel n'est pas le cas, cela accentue le désordre.

Les organes les plus infectieux sont le cerveau, la moelle épinière et la rétine, tout simplement parce que la rétine est une différenciation du cerveau. Présentant une infectiosité détectable, l'iléon et les ganglions extra-médullaires ; il existe également une petite suspicion pour la moelle osseuse, mais l'on n'a observé qu'un seul cas, que l'on n'a jamais retrouvé. Les autres organes ont une infectiosité pratiquement non détectable.

En ce qui concerne l'exposition de la population humaine en matière alimentaire, l'on peut faire quelques calculs théoriques, sachant qu'il faut toujours se méfier des calculs théoriques des évaluateurs de risques, car c'est à peu près du même niveau que la météo : si un bovin est contaminé et que l'on consomme son cerveau à l'état brut, on peut considérer que quelques personnes sont en danger. Si, du même cerveau bovin, on fait du pâté ou des saucisses, il semble qu'approximativement deux cents personnes peuvent être contaminées. Si l'on en fait de la viande hachée, on a pu établir que cela pouvait toucher jusqu'à 400 000 personnes. Évidemment, la dose au départ étant faible, chacun n'en n'ayant qu'une toute petite quantité, tous sont très probablement sous le seuil d'infectiosité.

Je cite ces exemples mais, personnellement, je me méfie beaucoup des calculs théoriques et des modélisations. On a connu de telles horreurs dans les évaluations du Sida que je ne tiens pas à ce que l'on recommence pour la « vache folle ». C'est une idée qui mérite d'être explorée, mais on ne peut pas toujours se fier aux extrapolations mathématiques.

Je dirai peu de choses des facteurs de réceptivité. Le problème est celui du codon du gène 129, méthionine-méthionine. En fait, on comprend mal pourquoi ce codon 129 est préférentiellement exploité par la maladie. Je pense que la présence d'une méthionine, qui est un acide aminé soufré, dans une séquence polypeptidique, séquence protéinique en structure primaire, induit un changement de conformation thermodynamique qui, probablement, favorise la transition vers une structure tertiaire anormale. On ne voit pas d'autres raisons : ce n'est pas l'amino-acide idéal. Cela dit, la méthionine s'y prête déjà bien, puisqu'elle est capable de créer des distorsions dans l'organisation de la chaîne polypeptidique ; on peut peut-être imaginer que, par ce biais, la conformation tertiaire ait changé.

En l'an 2000, pour prendre les chiffres jusqu'au 30 novembre, 767 cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob on été soupçonnés en France. Ont été confirmés, pour la forme sporadique, seulement 51 cas décédés; pour la forme iatrogène, 9 cas, essentiellement dus à l'hormone de croissance ; pour la forme génétique, 2 cas ; pour la nouvelle variante, 1 cas de décès, 1 cas probable non décédé, et, enfin, 1 autre cas. Le total des maladies de Creutzfeldt-Jakob en France en l'an 2000 représente donc 64 cas.

Ainsi, dans l'état actuel des choses, la maladie de Creutzfeldt-Jakob demeure en France une maladie très rare. La nouvelle variante, probablement issue de la pathologie bovine par transmission alimentaire, est une variété particulièrement rare de cette maladie très rare. C'est la conclusion que l'on peut en tirer. Je ne veux pas dire que cela n'évoluera pas, et, d'ailleurs, je pense que personne ne pourrait vous dire le contraire. A l'heure actuelle, on peut estimer que c'est là un phénomène de santé publique extrêmement mineur. A côté des désastres que nous connaissons dans d'autres domaines médicaux, nous sommes en présence d'une nouvelle variante particulièrement rare d'une maladie très rare.

J'aborderai enfin les enseignements de cette affaire en matière de gestion de crise. Comme cela a été exposé depuis plusieurs années au Codex alimentarius, qui est l'instance AFSSA-OMS qui traite des règles applicables en matière agro-alimentaire et dont j'ai eu à présider la commission des principes généraux, il faut distinguer dans l'analyse des risques trois étapes : l'évaluation du risque, sa gestion et la communication sur le risque. L'évaluation du risque ne relève que du scientifique, les deux autres étapes relevant de la compétence du politique.

Je distingue pour ma part, fondamentalement, le scientifique expert du politique décideur : le premier vous présente le plus objectivement possible un certain nombre de paramètres et c'est au politique qu'il appartient de décider. Ce n'est pas un cadeau pour lui, mais il faut bien décider. Pour moi, ce partage est très clair et je ne souhaite pas du tout mélanger les genres. Si, un jour, un politique me dit : « Monsieur l'expert, vous m'avez dit cela, mais je n'en tiens pas compte. », je lui répondrai : « Très bien, c'est vous qui portez la responsabilité des affaires, c'est vous qui décidez ».

Cela signifie que l'évaluation du risque doit être faite par des experts extrêmement honnêtes sur le plan scientifique, parce que, si on commence à se demander « si je dis cela au politique, il va croire ceci et, pour qu'il fasse cela, il vaut mieux que je dise ceci », cela devient très compliqué. Personnellement, quand un politique me demande mon avis, je le lui livre à l'état brut. Puis, il en fait ce qu'il en veut. Si on commence à entrer dans des circonvolutions les uns et les autres, on ne peut plus travailler.

Les gestionnaires du risque ont pris le niveau maximal de précaution. Qu'ils soient ministres, représentants de la direction générale de l'alimentation, de la DGCCRF ou du ministère de la santé, ils ont tous adopté les positions maximales au bon moment, alors que cela n'était pas facile. En définitive, la seule décision qu'ils n'aient pas prise est le retrait total de toute viande bovine de la consommation française. Cela n'aurait été ni populaire ni politiquement souhaitable, et aurait été scientifiquement stupide. En fait, ne rien manger est aussi une façon d'éviter les incidents alimentaires... C'est bien connu, mais cela a tendance à en provoquer d'autres.

Je considère, personnellement, que les gestionnaires du risque ont, depuis plusieurs années, bien rempli leur mission et que cela doit être dit. La question qui me paraît plus préoccupante est celle de la communication sur le risque. Les premières alertes avaient révélé la légèreté des médias sur ce sujet. A mon avis, le comble a été atteint à l'automne dernier, lorsqu'un animal a été reconnu malade à son entrée à l'abattoir, qu'il a été immédiatement éliminé et que ses congénères ont été recherchés. C'était là un fait banal dans la gestion d'une épizootie potentiellement dangereuse. La caractéristique de cette affaire de l'automne est qu'elle ne présente aucune caractéristique : il ne s'est rien passé ! Ce fait divers, banal sous l'angle scientifique et de la gestion de crise, a été suivi d'une poussée d'hystérie médiatique sans précédent, écrite, parlée, télévisuelle. On a assisté à une campagne d'affolement des consommateurs, qui a conduit à la mise en cause directe de l'existence même de toute une filière agroalimentaire.

Je vous livre mon sentiment. Je sais bien que tout le monde doit gagner sa vie. En France, la liberté de presse est totale et le « sang à la une » fait toujours recette. En mélangeant chaque jour un peu de nitrate avec un peu de dioxine, un soupçon de mercure, quelques traces de plomb, d'OGM et de vache folle, on se taille un succès à bon compte. C'est un fait.

Je ne porte aucun jugement sur toute cette affaire, mais je suis néanmoins obligé d'en tirer la conclusion qui s'impose : la communication sur un risque ne peut plus passer exclusivement par le canal des médias traditionnels. Il appartient au gestionnaire du risque de mettre en place les conditions optimales d'une communication objective des faits et des décisions motivées qu'il prend, afin de fournir directement au consommateur l'information à laquelle celui-ci a légitimement droit.

Je dirai même qu'il ne servirait strictement à rien que le scientifique continue à travailler à une évaluation difficile et de plus en plus fine du risque et que le politique prenne des décisions pour le bien commun, parfois risquées pour lui-même, si la communication sur le risque n'obéit pas à la même rigueur intellectuelle.

C'est pour moi l'enseignement principal que je tire de la crise de la « vache folle » et, plus particulièrement, de ses développements récents. Je dis cela sans aucune animosité à l'égard de quiconque, mais les faits sont les faits ; nous aurons d'autres crises à gérer et il faut penser sérieusement, en ce qui concerne la gestion du risque, à travailler à une communication directe, constructive et objective.

M. le Président : Vous avez parlé de la liberté d'expression de la presse qui est totale. Vous savez aussi que nous avons choisi la transparence de cette commission, puisque nos auditions sont ouvertes à la presse. Et nous avons pu observer que vous avez usé d'une troisième forme de liberté, celle du ton, puisque vous avez fait une intervention très vigoureuse, qui ne va pas manquer de susciter des questions.

M. le Rapporteur : Vous avez estimé que les bonnes décisions avaient été prises au bon moment. Quelle est votre analyse sur le retrait des tissus à risque ? Cette mesure est-elle intervenue en temps utile, au vu des connaissances scientifiques de l'époque ?

Vous dites, et je partage totalement votre sentiment, que le scientifique a pour mission de donner un avis et que le politique choisit. Il est parfois nécessaire que le politique prenne des décisions dans l'urgence. Quelle réflexion vous inspire le décalage entre l'état des connaissances et la décision politiquement nécessaire ? Vous avez abordé, par ailleurs, le problème de la communication sur le risque ; que pensez-vous du principe de précaution ?

Quant à l'interdiction des farines animales, je ne suis pas surpris par votre intervention, puisque j'avais lu votre intervention précédente. Quelle est votre analyse sur ce point ?

M. Pierre LOUISOT : D'une façon générale, j'estime que les décisions nécessaires ont été prises au bon moment en fonction des considérations scientifiques de l'époque. Je pense même qu'on est en présence d'une anticipation politique sur des aspects scientifiques qui n'étaient pas encore établis. Je n'y suis pas du tout hostile, pour ma part. Nous avons l'habitude, dans les milieux scientifiques, et j'espère que cela continuera, d'exprimer très clairement nos positions « en l'état actuel de la science ». On nous reproche de changer souvent d'avis et, personnellement, j'ai dû déjà changer au moins trois ou quatre fois d'avis sur certaines questions, tout simplement parce que, en fonction des avancées de la science, mes avis évoluent. C'est tout à fait normal, c'est le contraire qui serait inquiétant en termes scientifiques.

Mais la situation est telle que je conçois bien que, sur la base des données scientifiques, au moment où elles ont été évoquées et transmises au politique, ce dernier a plutôt agi par anticipation. Le citoyen que je suis partage tout à fait cette idée d'anticipation ; je pense qu'il vaut mieux procéder par petites touches successives. Lorsque je présidais le Conseil supérieur d'hygiène publique de France, nous avons été confrontés à de multiples problèmes ; étant donné l'état d'humilité scientifique dans laquelle nous sommes face à ce problème, le politique a toujours intérêt à anticiper. Je considère que, chronologiquement, il est bon que le politique ait adopté une position anticipatrice sur le scientifique, à la condition toutefois que le scientifique ait soulevé le problème pour une raison valable.

M. le Président : Vous affirmez très clairement que, depuis le début de la découverte et selon l'état des connaissances, toutes les dispositions nécessaires ont été prises. Des cas d'ESB ont été découverts ; les premiers l'ont été en Angleterre, et les premières dispositions ont été prises en France un an et demi, voire deux années après. Votre affirmation compte, parce qu'elle est lourde de sens, en tant que citoyen mais aussi en tant qu'expert. J'aimerais que vous la précisiez encore.

M. Pierre LOUISOT : En l'état des connaissances de l'époque, je pense que les dispositions nécessaires ont été prises. On peut évidemment observer des retards de quelques mois, mais je pense que les problèmes ont fait l'objet d'un suivi réel, compte tenu de l'état des connaissances, et surtout de leur imprécision. Prendre une décision quand on est sûr est facile. Quand vous interdisez des aliments pour une salmonellose, ce n'est pas un succès thérapeutique, diplomatique, politique, ou scientifique, c'est une nécessité absolue.

Etant donné les incertitudes qui pesaient sur un certain nombre de faits annoncés scientifiquement, il me semble que, dans l'affaire de l'ESB, la décision du politique et du gestionnaire de crise, je joins l'administration à cette affaire, a été globalement opportune et prise plutôt par anticipation.

Devant l'inconsistance d'un certain nombre de réactions scientifiques, je le redis, la décision du politique a été plutôt anticipatrice. Dans un cas aussi complexe, où les opinions de M. X étaient parfois en totale contradiction avec celles de M. Y, je trouve que l'opération a été bien menée et que le gestionnaire a bien joué son rôle.

S'agissant du « principe de précaution », je vous dirai tout d'abord que j'ai ce terme en horreur. Je préfère parler d'une « attitude de précaution raisonnable », car le principe de précaution n'est ni un principe de thermodynamique, ni celui d'Archimède, c'est une attitude. J'ai vécu douloureusement ce phénomène à la commission du Codex Alimentarius. Nos collègues anglo-saxons, en particulier, disaient qu'ils étaient favorables au principe de précaution à un détail près : il fallait leur expliquer de quoi il s'agissait, parce que, pour eux, « principe de précaution » équivalait à « principe d'immobilisme ». En fait, c'est le parapluie généralisé. Je ne sais pas si c'est à dire devant une commission d'enquête mais c'est ainsi que je le conçois. Pour tout arrêter, je le disais tout à l'heure, il suffit de ne plus manger.

Le principe de précaution s'applique lorsqu'un certain nombre d'événements scientifiquement importants sont susceptibles d'arriver, l'état des connaissances scientifiques étant incertain. Il faut donc disposer d'une analyse du risque extrêmement précise et d'une situation scientifique claire. Et l'on ne peut pas évoquer le principe de précaution ad vitam aeternam. Il faut engager une recherche sur le sujet, la financer spécifiquement, la coordonner entre les Etats qui s'y intéressent ; il faut également revenir régulièrement vers le gestionnaire du risque, en lui demandant s'il maintient toujours ce principe.

En fait, cela impose tout un tas de contraintes et je ne souhaiterais pas que le principe de précaution devienne un principe d'immobilisme. Si M. Pasteur avait appliqué le principe de précaution, il y aurait eu des morts de la rage en grand nombre. Ce qu'il a fait était tout à fait contraire au principe de précaution. D'autres exemples pourraient d'ailleurs être relevés.

L'anticipation de la décision est une chose ; une attitude de précaution justifiée en est une autre et l'application du principe de précaution doit, à mon sens, être la mise en _uvre dynamique d'une attitude particulière de sagesse.

M. Pierre HELLIER : Votre exposé est plein de logique et de bon sens. Je ne partage pas tout à fait votre opinion sur l'information en matière de gestion du risque, car je pense que l'existence d'une seule information officielle est dangereuse, même s'il est vrai qu'actuellement on observe des excès médiatiques dans cette affaire.

Je souhaiterais savoir si les exigences en acides aminés pour un meilleur développement des animaux varient suivant les espèces. Vous avez dit aussi que la chaleur n'était pas le facteur prédominant de destruction du prion. Cependant, il me semblait que la protéine était très sensible à la chaleur. Comment expliquer dès lors que le prion ne le serait pas ?

Vous pensez enfin que la crise de l'ESB a été bien gérée ; je partage personnellement votre avis. Elle l'a certainement mieux été que celle du sang contaminé, au cours de laquelle les experts nous avaient prévenus des problèmes graves et nous ont donné des avis que nous n'avons pas entendus. C'est en cela qu'une information et une gestion de risque uniquement « officielles » me semblent dangereuses. Je vous suis tout à fait pour le « principe de précaution ». Pour prendre l'exemple de l'aspirine, qui est un médicament absolument fabuleux, je suis bien persuadé qu'actuellement il ne serait plus mis sur le marché, pour satisfaire au principe de précaution, car il présente quelques effets secondaires assez redoutables. Aujourd'hui, on n'arriverait plus à commercialiser cet excellent produit.

M. François GUILLAUME : Vous avez fait litière d'un reproche qui a été adressé à la chaîne agroalimentaire de nourrir des herbivores avec des produits carnés. Vous avez démontré que ces farines ne présentaient aucun inconvénient et qu'elles correspondaient simplement à un choix entre acides aminés permettant, en fonction de métabolismes différents, la meilleure alimentation possible. J'avais le pressentiment de cela, mais j'en ai maintenant la preuve scientifique. Je pense qu'il serait bon que cela soit dit nettement, parce que la presse se fait toujours l'écho de ce reproche ; la presse ne sait sans doute pas que les vaches sont au moins une fois par an carnivores, lorsqu'elles mangent la délivrance de l'animal. Tout cela méritait d'être rappelé et j'ai apprécié votre bon sens et votre humour.

En ce qui concerne les farines, votre discours nous a également intéressés ; sans en avoir la preuve formelle, nous sentons que l'usage de ces farines est à l'origine de nos problèmes actuels. Nous savons qu'a été modifiée la méthode de fabrication de ces farines et ce, d'ailleurs, pour répondre aux critiques de personnes soucieuses d'environnement ; autour des usines d'équarrissage, on subit, en effet, des nuisances olfactives. On a progressivement substitué à la chaleur requise jusque-là des solvants et d'autres pratiques qui permettaient d'éviter ces problèmes environnementaux. Je m'interroge aussi personnellement sur les méthodes de stérilisation des appareils utilisés dans les salles d'opération pour traiter les personnes atteintes de nanisme : une température de 134° en autoclave est-elle suffisante ?

Je voudrais aborder également le problème de la communication sur le risque. Il faudrait au moins que les communications faites par des journalistes qui n'ont pas toujours le sérieux nécessaire, puissent faire l'objet d'un droit de réponse. Mme Brugère-Picoux, qui s'est exprimée devant la commission d'enquête « sur la sécurité sanitaire et la transparence de la filière alimentaire en France », a dénoncé le fait qu'un journal du soir, Le Monde, avait refusé à deux reprises qu'elle publie dans ses colonnes un article pour réagir à des contrevérités qui étaient, elles, largement publiées. Ce droit de réponse lui a été refusé. Il faudrait réfléchir à un droit de réponse scientifique permettant à des personnes qui ont les connaissances nécessaires de réagir face à des contrevérités qui font un mal considérable.

Un problème se pose sans aucun doute aussi pour les chercheurs, du fait de la concurrence, qui existe entre eux comme entre les laboratoires : peut-être certains publient-ils un peu trop rapidement des informations, sans avoir vérifié la véracité de leurs hypothèses.

Il suffit d'évoquer les controverses entre MM. Montagnier et Gallo sur la découverte du siècle. On retrouve les mêmes données, certes à un degré moindre, sur tous les sujets sensibles, à tel point que l'on assiste, maintenant, à la « recherche en direct », comme on a assisté à la « guerre en direct » au moment de la Guerre du Golfe. Quelles solutions pouvez-vous proposer, sans bâillonner la presse, pour consacrer un droit de réponse face à certaines vérités proclamées, qui ne sont en fait que des contrevérités ?

M. Germain GENGENWIN : Vous avez dit que la maladie est une nouvelle variante d'une maladie rare. Un médecin aujourd'hui en fin de carrière me disait qu'il a connu trois ou quatre cas de cette maladie. On ne l'appelait pas maladie de Creutzfeldt-Jakob, mais les symptômes étaient très semblables. Pouvez-vous nous confirmer que cette maladie existait déjà, sans qu'on l'assimile à ce que l'on observe aujourd'hui ?

A propos de communication sur le risque, vous avez rappelé les événements d'octobre 2000. A ce moment-là, Mme la secrétaire d'Etat à la Santé avait fait des déclarations qui avaient heurté certaines personnes. Bien qu'elle ait annoncé qu'il fallait s'attendre à un nombre de décès beaucoup moins élevé que pour un seul week-end sur la route, l'effet de ses paroles a été démultiplié. Y avait-il une erreur dans les chiffres cités ?

M. Pierre LOUISOT : Je commence par la question qui m'est posée sur l'aspirine, la plus simple. Non seulement l'aspirine ne recevrait pas aujourd'hui l'autorisation de mise sur le marché, mais, j'en discutais récemment avec un grand industriel français, jamais aucun industriel ne serait assez stupide pour présenter un si mauvais dossier devant les instances compétentes. C'est tout à fait clair et je rejoins totalement votre position.

Sur l'alimentation et les amino-acides, je ne veux pas faire un cours de zootechnie. Je ne suis pas spécialiste des ruminants, des études nombreuses ont été conduites sur l'alimentation des animaux en général et des différentes espèces de ruminants. On peut dire néanmoins que les besoins en amino-acides, dans les vingt variétés existantes, sont relativement différents les uns des autres. Certains amino-acides ne présentent aucun intérêt d'apport, car ils sont très bien synthétisés dans l'organisme, à partir des glucides, voire d'un certain nombre de métabolites. Certains autres s'avèrent indispensables ; ce sont ceux-là qui nous intéressent par variétés d'espèces et de sous-espèces. Le cas du glycocole pour le poulet est tout à fait caractéristique.

Des zootechniciens ont depuis longtemps étudié les besoins en amino-acides optimaux dans différentes structures, espèces et sous-espèces. Les idées sont assez claires en la matière et les ruminants ont la capacité, de par leur rumen, de synthétiser des produits nobles ; ils ont probablement moins d'exigences que d'autres animaux en matière d'acides aminés indispensables. Les choses varient selon les espèces et, chaque fois que l'on apporte des amino-acides à une espèce donnée, surtout ceux qui sont indispensables ou ont une configuration rare ou difficile à construire dans l'organisme, ces acides sont très appréciés par les métabolismes intermédiaires.

Deux questions m'ont été posées sur le problème de la résistance du prion à la chaleur. Le prion offre en effet une résistance à la chaleur, ainsi qu'à un grand nombre d'agents physico-chimiques. Cela tient probablement, je ne m'engage pas trop en disant cela, à un changement de conformation tridimentionnelle en structure tertiaire, qui donne une stabilité thermodynamique plus importante au prion contaminant qu'au prion normal ; nous sommes très embarrassés, parce que nous ne connaissons pas l'utilité de la protéine prion normale. Un certain nombre d'hypothèses ont été présentées : ce prion entrerait dans une chaîne de transmission au niveau des cellules neuronales. Ne connaissant pas le rôle de la protéine du prion normal, nous ne pouvons déterminer ce qu'induit exactement la modification du prion pathologique. Il y a des modèles moléculaires et des concepts thermodynamiques intéressants, mais la résistance à un certain nombre d'agents, dont la chaleur, n'est pas surprenante. Ainsi, la résistance à l'activité enzymatique ; il suffit de tourner une liaison dans un sens différent pour qu'un enzyme ne puisse exercer son action de coupure, par exemple. C'est de l'enzymologie banale et courante. Quand nous en saurons plus sur les conditions thermodynamiques de la transformation du prion normal en prion anormal, ou l'inverse, parce que les états de transition sont peut-être réversibles, nous y verrons plus clair, mais, pour l'instant, c'est un concept physico-chimique de base extrêmement difficile à mettre en évidence.

S'agissant des questions sur la communication, je me garderai bien d'émettre la moindre opinion sur la déclaration du ministre. Quant à la communication des chercheurs, vous soulevez là un problème délicat, car certains de mes collègues ont une conception spectacle de la diffusion de l'information. Cela existe dans tous les métiers, le monde de la recherche et de la médecine n'y échappe pas. Cela donne peut-être aux opérations un caractère illusoire et délicat à gérer. Selon les règles d'éthique et de déontologie qui doivent s'appliquer au milieu de la recherche, nous insistons sur ce sujet dans un certain nombre d'organismes, la communication sur la recherche et ses résultats ne doit pas être un spectacle. Il me semble qu'aux yeux de la population, le chercheur gagne à faire preuve d'humilité, plutôt qu'à se lancer dans des opérations de communication grandioses et spectaculaires. Vous ne pourrez cependant jamais empêcher certaines personnes d'aimer cela. Je le déplore, comme vous, car cette attitude induit dans l'opinion publique des comportements extrêmement désagréables, le plus désagréable étant quand le « grand professeur Untel », dont ce n'est pas du tout le métier, s'exprime sur un sujet qu'il ne connaît pas. C'est assez critiquable, mais chacun sait que lorsqu'on est un « grand homme », on est un « grand homme » polyvalent !

Quant à la presse, il n'est pas question de lui ôter son rôle d'information. Pour ma part, j'aime lire le journal mais je préfère en lire un dont les articles me paraissent étayés ; je suis inquiet quand un journal propage des erreurs sur des sujets que je connais ; je me demande alors ce qu'il en est des sujets que je ne connais pas. Ce qui s'est passé à l'automne me paraît constituer un grave incident de parcours. On a mis en cause toute une filière agroalimentaire ! Quand nous voyons que toute une filière est ainsi touchée, qu'une activité économique aussi importante pour la France est ainsi atteinte, car nous sommes un grand pays exportateur, je pense qu'il conviendrait d'avoir une attitude plus prudente.

Je souhaite donc que le gestionnaire du risque prenne des dispositions réfléchies, les moyens d'informer le public de manière objective sur des sujets graves. Il ne s'agit pas de lui dire qu'il n'y a pas de danger, ni, à l'inverse, de l'affoler au point qu'il ne veuille plus manger. Je suis prêt à y travailler avec d'autres. On doit trouver le juste milieu, cela me paraît fondamental.

M. Pierre HELLIER : Je voudrais juste reformuler ma question : pensez-vous que l'on puisse s'en sortir uniquement avec les protéines végétales ?

M. Pierre LOUISOT : C'est complexe : les protéines végétales demeurent l'essentiel de l'alimentation des animaux, mais il n'est pas sûr qu'en utilisant exclusivement des protéines végétales on obtienne les mêmes niveaux de productivité. Et quand je dis productivité, je ne parle pas de production quantitative ; la productivité, c'est aussi la qualité de la viande et ses qualités organoleptiques.

Jeune, j'ai été maire d'une commune rurale. J'ai donc vécu dans le milieu rural, avec des agriculteurs qui essayaient de bien faire leur métier. Ils me disaient que s'ils produisaient aujourd'hui le porc comme au temps de leurs grands-pères, ils n'en vendraient plus. A l'époque, l'on aimait le porc gras, maintenant, on ne veut plus que du maigre. C'est bien connu : le Français n'aime pas le porc, mais adore le jambon !

Ce n'est qu'un exemple, mais il est vrai que des efforts conceptuels doivent être faits aujourd'hui. Je sais que l'INRA a mis au point un programme spécifique sur les protéines de grande qualité. Je pense que cela débouchera sur un résultat concret.

M. le Président : Nous aurons l'occasion d'évoquer ce sujet prochainement avec des experts de l `alimentation.

M. Pierre LOUISOT : En tout état de cause, nous serons peut-être amenés à augmenter la production de protéines végétales de qualité et cela peut nous entraîner vers les organismes génétiquement modifiés. Mais je pense que c'est là un autre débat.

M. le Président : Nous serons pourtant amenés à en parler car cela fait aussi partie de notre mission.

M. Pierre LOUISOT : En tout cas, cela sent l'OGM.

M. François PERROT : Vous avez dit que vous ne croyiez pas que la modification des conditions de fabrication des farines animales en Angleterre, dans les années 1980, ait été déterminante, alors que les Anglais font partir leur réflexion des événements survenus au cours de cette période. Qu'est-ce qui vous fait dire cela ?

M. Pierre LOUISOT : J'ai peine à croire qu'une modification aussi mineure ait pu conduire à un résultat aussi grave. Je n'exclus pas cette hypothèse, dans l'état actuel des choses, mais j'ai l'impression qu'il s'agit peut-être d'une simple coïncidence. En tout cas, la résistance du prion à toutes sortes de traitements est très forte. Les modifications qui ont été opérées n'étaient certes pas négligeables, mais ne me paraissent pas susceptibles d'avoir eu des conséquences fondamentales. C'est pourquoi je disais que cette modification des procédés de fabrication n'avait probablement rien arrangé, mais que je n'étais pas sûr qu'elle soit l'élément déclenchant.

M. le Président : Nous vous remercions.

Audition de M. Martin HIRSCH,
directeur général de l'Agence française
de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA)

(extrait du procès-verbal de la séance du 17 janvier 2001)

Présidence de M. François Sauvadet, Président

M. Martin Hirsch est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Martin Hirsch prête serment.

M. Martin HIRSCH : Je voudrais retracer les points saillants de mon activité en tant que directeur général d'un établissement chargé d'organiser l'expertise, de faire de la recherche et d'apporter un appui aux programmes qui se mettent en place, notamment les programmes de tests.

Je commencerai par quelques remarques préliminaires pour expliquer la prudence et la rigueur qu'il convient d'avoir sur ce dossier, à la lumière de trois éléments de l'histoire très récente.

Premier élément, l'encéphalopathie spongiforme bovine (ESB) a été dans un premier temps considérée comme une maladie animale, et non comme une maladie transmissible à l'homme, susceptible à ce titre de poser des problèmes de santé publique. C'est le cas jusqu'en 1996, même si, auparavant, des mesures avaient été prises à titre de précaution pour éviter la propagation de la maladie chez l'animal et la contamination humaine.

Deuxième élément, l'ESB a pu être considérée comme un problème transitoire, avec l'idée que toutes les mesures avaient été prises pour permettre de voir la fin de la crise dès la fin des années 1990.

Troisième élément, l'ESB a pu être considérée comme un problème concernant essentiellement le Royaume-Uni et, très marginalement, quelques autres pays.

Les derniers développements, notamment les plus proches de nous, ont montré que sur ces trois points, les problèmes étaient plus complexes et n'étaient pas derrière nous.

Dans ce propos introductif, je développerai les quatre points suivants : premièrement, je m'efforcerai d'analyser pourquoi la période actuelle est sensible d'un point de vue sanitaire ; deuxièmement, j'indiquerai dans quelle logique s'inscrivent les travaux de l'AFSSA sur ce sujet ; troisièmement, je traiterai de la problématique particulière des farines animales, qui est l'un des objets de votre commission d'enquête ; quatrièmement, je dirai très brièvement quelques mots du contexte international.

Premier point donc, pourquoi la période actuelle est-elle sensible ? A nos yeux, elle l'est pour deux raisons.

La première tient à l'augmentation du nombre de cas positifs dépistés dans plusieurs pays du continent européen, dont la France. Cette augmentation s'explique, en partie, par les méthodes de dépistage utilisées qui sont plus performantes qu'auparavant, notamment par l'utilisation des tests. Mais elle aurait été observée même en l'absence d'un programme de dépistage.

Elle met en évidence une période d'exposition des animaux, au moins au cours des années 1993, 1994 et 1995. Il en résulte que le nombre d'animaux infectés susceptibles d'entrer dans la chaîne alimentaire ne peut être considéré comme négligeable. C'est la raison qui justifie le renforcement actuel des mesures de prévention.

La deuxième tient à ce que 2001 est une période charnière, que l'on peut qualifier d' « année vérité ». En effet, compte tenu de la durée moyenne d'incubation de la maladie qui est de cinq ans, c'est au cours de l'année 2001, et notamment dans sa deuxième partie, que nous pourrons voir si les mesures mises en _uvre en 1996 se traduiront réellement par une inflexion sensible du nombre de cas détectés d'ESB dans l'espèce bovine.

C'est également une année où on verra si les signaux d'alerte concernant l'évolution épidémiologique chez l'homme au Royaume-Uni sont confirmés. Je vous rappelle ce que sont ces signaux. Il s'agit en premier lieu de l'accroissement des cas observés de la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob (nvMCJ) en 2000 dans différentes catégories d'âge et, en deuxième lieu, de l'émergence de ce que les épidémiologistes appellent des « clusters », c'est-à-dire de foyers de cas de la nvMCJ dans une même zone géographique. Il existe en effet un village, dont on a beaucoup parlé, dans lequel on a trouvé plusieurs cas et il en est un deuxième sur lequel des investigations sont en cours au Royaume-Uni.

Par ailleurs, 2001 est une année où des travaux seront poursuivis pour savoir si l'agent de la maladie bovine est passé ou non, dans les conditions naturelles, dans le cheptel ovin.

Enfin, le programme de tests menés en 2000, dont les premiers résultats ont été analysés en décembre, a permis de recueillir des enseignements extrêmement importants qui ont légitimé de nouvelles mesures.

Premier enseignement, ces analyses ont montré les limites d'un système de surveillance épidémiologique classique. Ainsi, durant la même période et dans la même zone géographique, on détecte trois fois plus de cas par l'utilisation des tests que par le système dit d'épidémiosurveillance passive.

Deuxième enseignement, la mise en _uvre du programme évoqué a permis de calculer la borne haute de l'infection, qui pose la question du niveau de l'épidémie au sein du groupe des animaux les plus à risque. Il semble que cette borne haute soit, en France, analogue à celle observée en Suisse, pays qui avait initié le premier programme scientifiquement valide sur ce sujet.

Le troisième enseignement met en évidence le risque particulier constitué par les animaux abattus d'urgence pour cause d'accident, alors que ceux-ci pouvaient jusqu'à une date récente entrer dans l'alimentation humaine.

Le quatrième est l'importance du nombre des cas d'ESB chez des bovins nés après l'interdiction des farines animales (NAIF) en 1993, 1994, et 1995, soit plusieurs années après ladite interdiction.

Enfin, la mise en _uvre du programme de tests en 2000, ainsi que le savoir-faire ainsi acquis, a permis de démarrer dans des conditions fiables, dès le début de l'année 2001, le programme, plus ambitieux, concernant tous les bovins de plus de 30 mois abattus et destinés à entrer dans la chaîne alimentaire.

Le deuxième point de mon propos concerne la logique dans laquelle s'inscrivent les travaux de l'AFSSA, appelée à jouer un triple rôle : un rôle d'évaluation par les rapports et les avis qu'elle rend ; un rôle d'appui technique par les activités de notre laboratoire de référence, dans le diagnostic et la confirmation des cas, les programmes de tests, ainsi que l'animation du réseau d'épidémiosurveillance ; un rôle dans la recherche scientifique par les travaux menés, avec d'autres laboratoires, en collaboration avec d'autres équipes, en France et à l'étranger, travaux qui donnent lieu à des publications scientifiques régulières.

En ce qui concerne le premier rôle, l'agence a rendu de nombreux avis. Après les avis de la fin de l'année 1999 concernant la levée de l'embargo sur la viande bovine britannique, il lui a été notamment demandé de réévaluer le dispositif de prévention de l'ESB.

Au début de l'année 2000, elle a rendu public son programme de travail, comprenant dix thèmes prioritaires, au nombre desquels le programme de dépistage, les méthodes d'abattage, l'actualisation de la liste des matériaux à risque spécifiés, l'estimation de l'exposition passée. Plusieurs avis rendus dans ce cadre ont permis de donner une base scientifique au renforcement continu des mesures, justifié par l'évolution de la situation épidémiologique et des connaissances.

Le 13 novembre 2000, l'agence a fait le point sur l'état d'avancement de ses travaux et a souligné à nouveau que la lutte contre l'ESB ne pouvait reposer sur une mesure unique, mais devait reposer sur une combinaison de mesures, dont aucune d'elles, prise isolément, ne peut être considérée comme suffisante. Nous avons élaboré un tableau identifiant les mesures susceptibles de renforcer encore le dispositif de prévention du risque résiduel, ces mesures étant analysées selon divers critères : leur intérêt, leur fondement scientifique, leurs limites technologiques, leur délai de mise en _uvre, leur impact sur la sécurité du consommateur, enfin le contexte international, c'est-à-dire l'établissement de listes de pays qui ont pris des mesures analogues.

Nous avons ainsi envisagé, dans cet avis, six mesures : l'interdiction du T-bone steack et le retrait des ganglions ; l'amélioration du procédé de découpe des carcasses ; le retrait des vertèbres de la chaîne alimentaire ; l'élargissement des conditions d'exclusion de certaines catégories de bovins de la chaîne alimentaire ; la mise en place d'un dépistage à grande échelle ; enfin, l'extension de l'interdiction des farines animales aux autres espèces que les ruminants.

Pour que le niveau le plus élevé de sécurité que l'on prête à chaque mesure soit assuré, il faut deux conditions. La première est que la mesure repose sur un fondement scientifique et la deuxième, que l'on puisse évaluer son application réelle. Si cette application est difficile, il faut pouvoir en tenir compte.

Dans cet avis, l'agence indiquait que certaines mesures avaient un impact immédiat pour la sécurité du consommateur - ainsi le retrait de certains morceaux à risque de l'alimentation humaine -, tandis que d'autres n'auraient qu'un impact différé sur la sécurité du consommateur, comme l'interdiction des farines de viandes et d'os (FVO) dans l'alimentation de tous les animaux.

Cela m'amène à vous parler du troisième point de mon propos qui concerne la problématique particulière des FVO. Dès sa création, l'AFSSA a été amenée à se préoccuper de la question de l'alimentation et des farines animales. Une commission d'experts spécifique a été mise en place durant l'été 1999. Elle a publié un rapport, rendu public en septembre 2000, analysant les points de vulnérabilité et les différents risques potentiels liés à l'interdiction des farines animales dans l'alimentation des seuls ruminants. Dans ce rapport étaient énumérés et rappelés les différents points critiques concernant la sécurité à l'égard de l'ESB, soit la sélection stricte des matières premières, les circuits de fabrication et de distribution, la définition des procédés de fabrication, ainsi que la mise en place de contrôles. Il indiquait également que devaient être prises en compte la question des graisses animales et celle des lactoremplaceurs, c'est-à-dire des produits lactés de substitution au lait maternel, présents dans l'alimentation des jeunes veaux.

Il convient de rappeler quelques éléments sur les FVO. Celles-ci sont donc interdites chez les ruminants depuis 1990, mais sont demeurées autorisées jusqu'il y a peu chez les espèces considérées comme non sensibles aux encéphalopathie subaiguës spongiformes transmissibles (ESST), c'est-à-dire les porcs et les volailles. Pour savoir si des mesures sont efficaces dans ce domaine, il existe deux moyens.

Le premier consiste à vérifier si elles ont eu un effet sur les contaminations animales ; on ne peut le savoir qu'avec un recul suffisant, compte tenu de la période d'incubation des maladies, c'est-à-dire cinq ans après qu'elles aient été mises en _uvre. A ce jour, en France, les animaux atteints d'ESB, pour lesquels la maladie est confirmée, sont nés au plus tard durant le premier semestre de l'année 1996. Il existe cependant un cas pour lequel des investigations sont en cours concernant un prélèvement attribué à un animal né en 1998.

Le second moyen consiste à contrôler l'application des mesures sur le terrain et à analyser les résultats de ces contrôles. Nous avons indiqué dans deux avis rendus au milieu de l'année 2000 que, s'agissant de certaines étapes de leur fabrication, les résultats des contrôles ne permettaient pas de retenir de façon absolue une date à partir de laquelle on pouvait considérer les farines comme complètement sécurisées. C'est la raison pour laquelle nous avons demandé que le retrait de certains matériaux à risque spécifiés dans lequel une infectiosité précoce est susceptible d'intervenir, certains segments d'intestin par exemple, soit effectué quelle que soit la date de naissance des bovins.

Il n'est pas pour autant possible d'affirmer que le mode d'alimentation encore pratiqué en 2000, compte tenu des mesures les plus récentes, est à l'origine de contaminations nouvelles chez les animaux.

C'est dans ce contexte que le Gouvernement a pris l'initiative de préparer des mesures d'interdiction des graisses animales en septembre 2000, sur lesquelles l'AFSSA a rendu un avis favorable. C'est dans ce contexte également que le Gouvernement a saisi l'AFSSA le 31 octobre 2000 d'une demande d'évaluation des risques concernant les farines animales, dont l'usage restait à l'époque autorisé dans l'alimentation de certaines espèces. Il nous est apparu indispensable d'examiner six points principaux.

Première question : quelles sont les données scientifiques les plus actualisées concernant les risques liés à l'emploi des farines animales d'animaux monogastriques comme les porcs et les volailles ? Des éléments nouveaux nous permettent-il d'affirmer que ces espèces seraient sensibles à cette maladie, qu'il pourrait ainsi y avoir un risque soit de propagation dans ces espèces, soit de transmission à l'homme, ces animaux pouvant porter l'agent pathogène sans développer la maladie ?

Deuxième question : quelle évaluation peut-on faire de l'efficacité actuelle du dispositif interdisant les FVO pour les ruminants ? En d'autres termes, comment se prononcer sur le point de savoir si des contaminations croisées peuvent encore se produire ?

Troisième question : quelle évaluation des risques sanitaires peut être faite concernant les conditions de stockage puis de traitement des farines ? Autrement dit, comment faire en sorte que, pour éviter un risque potentiel, on ne crée pas de nouveaux risques en contaminant l'eau, l'environnement, et indirectement en faisant surgir de nouveaux risques alimentaires ?

Quatrième question : comment mettre en perspective l'interdiction des farines de viande et d'os pour les espèces chez lesquelles elles restaient autorisées au moment de la saisine de l'AFSSA par le Gouvernement, en prenant en compte l'ensemble des dérivés animaux qui resteraient autorisés dans l'alimentation des ruminants, d'une part, et des monogastriques, d'autre part ? Comment faire pour qu'en interdisant les farines de viande et d'os, on ne soit pas amené, quelques mois ou quelques années après, à déplorer que l'on ait oublié le risque éventuellement lié à des produits comme le phosphate bicalcique, qui est également d'origine animale ou d'autre produits de cette nature ?

Cinquième question : quelle est l'évaluation des risques sanitaires et nutritionnels liés à l'utilisation des substituts aux farines ? Vous avez entendu le professeur Louisot sur ce point, je n'y reviens pas.

Enfin, sixième question : si la France était la seule à interdire l'utilisation alimentaire des farines de viande et d'os pour tous les animaux, cette mesure aurait-elle un impact ? La complexité de ces questions nous a conduit à indiquer qu'il nous faudrait quelques mois pour pouvoir y répondre. Nous sommes en mesure aujourd'hui d'apporter les premiers éléments de réponse suivants.

Premièrement, nous n'avons pas constaté en France la survenue de cas d'ESB chez des animaux nés à compter du début du second semestre de l'année 1996, période charnière s'agissant de la sécurisation des farines.

Deuxièmement, peut-on, à travers l'analyse rétrospective des cas positifs, trouver des explications aux cas NAIF ? Comme vous le savez, les brigades d'enquêtes vétérinaires font des enquêtes systématiques. Pour notre part, à l'occasion du programme de tests mis en _uvre à compter de l'été 2000, nous avons essayé de dresser un questionnaire et de regarder si nous trouvions des explications dans les élevages concernés par l'ESB.

Voici, à titre d'exemple, un enseignement que l'on a pu en tirer : nous nous demandions si tous les cas positifs issus de la mise en _uvre du programme de tests émergeraient dans des élevages mixtes. Nous avons constaté au contraire que la majorité des cas est survenue dans des élevages où ne se trouvaient que des bovins. Cela induit d'autres pistes de réflexion que celle d'une contamination au cours de l'élevage.

La troisième donnée factuelle concerne la mise en évidence d'écarts entre les règles et leurs applications. Ces écarts existent et peuvent survenir à chaque étape de la chaîne de fabrication et d'utilisation des farines. La question difficile est de savoir si ces écarts sont de nature à répondre aux questions concernant l'origine des contaminations récentes.

Dans ce contexte, le fait qu'il y ait un nombre plus élevé de cas concernant des animaux nés postérieurement à l'interdiction des farines suscite des interrogations qui nous ont incités à creuser ces différentes questions. Ce travail est en cours et nous espérons qu'il soit mené de façon suffisamment rigoureuse pour nous permettre de comprendre les mécanismes en cause, d'aboutir à des conclusions scientifiques suffisamment avérées pour savoir si la suspension doit être prolongée ou aménagée par des mesures complémentaires.

Je voudrais très rapidement ajouter deux commentaires.

Le travail d'appui scientifique et technique relevant de l'AFSSA est aujourd'hui concentré sur le programme généralisé de tests mis en _uvre à compter du début de l'année 2001, avec l'impératif de rendre les conditions dans lesquelles les tests sont réalisés à grande échelle aussi rigoureuses qu'elles l'ont été à petite échelle dans le programme pilote mis en _uvre à compter de l'été 2000. Il s'agit, compte tenu des limites de performances des tests, de procéder à ce programme en respectant toutes les procédures d'essais interlaboratoires, de relecture des films, afin de pouvoir tirer des enseignements au moins aussi précieux que ceux obtenus à partir des travaux de recherche conduits au cours de l'année 2000.

Par ailleurs, les travaux de recherche de l'AFSSA s'attachent, entre autre, à étudier si l'on peut mettre en évidence un risque particulier lié aux troupeaux dans lesquels un cas est d'ores et déjà survenu. Cela aiderait à répondre à la question de savoir si l'abattage sélectif peut être aussi sûr que l'abattage total du troupeau. Peut-on améliorer les méthodes de dépistage ? Peut-on les appliquer aux ovins ? Peut-on mieux connaître les mécanismes de diffusion de l'agent infectieux dans l'organisme ? Ce sont quelques-uns des thèmes sur lesquels nos laboratoires travaillent.

Le dernier point que je voulais aborder dans mon propos préliminaire est le contexte international. Celui-ci a connu deux évolutions majeures au cours des derniers mois.

La première est la découverte de cas d'ESB dans des pays qui n'en avaient pas déclaré jusqu'à présent avec une évolution rapide du nombre de ces cas, en mentionnant le fait que, semble-t-il, le cas le plus récent est celui d'un animal dépisté à l'âge de vingt-huit mois en Allemagne. Sous réserve de confirmation, cet animal serait le bovin né le plus récemment pour lequel, jusqu'à maintenant, dans le monde, une infection par l'ESB est avérée.

Le deuxième est le renforcement des mesures prises sur le plan communautaire, soit la définition et le retrait des matériaux à risque spécifiés, les conditions de dépistage et la sécurisation de l'alimentation animale. Dans le cadre d'un marché européen ouvert, ces mesures devraient avoir un impact favorable sur la sécurité des produits consommés dans chacun des pays de l'Union européenne, y compris la France.

S'agissant du contexte international, le rôle de l'AFSSA consiste à évaluer les risques pour les consommateurs français en ayant la même rigueur quelles que soient la situation et l'origine des produits alimentaires.

M. le Rapporteur : Quelle est votre opinion sur le projet de règlement communautaire présenté par la Commission européenne le 8 novembre 2000, s'agissant notamment de la création d'une autorité alimentaire européenne ? On peut en effet s'interroger longtemps sur les relations qu'il pourrait y avoir entre l'AFSSA et cette autorité alimentaire européenne. Pouvez-vous d'ores et déjà dessiner à grands traits les modalité de coopération qui pourraient s'établir entre l'AFSSA et ce nouvel organisme ?

Vous avez également évoqué les tests. Le véritable problème, selon nous, est que les tests actuels ne permettent de déceler l'ESB qu'à un stade clinique et non pendant la période d'incubation de la maladie. Des travaux sont-ils menés en vue d'un dépistage plus précoce de l'ESB ?

Par ailleurs, les premiers résultats des tests vous amènent-ils déjà à des conclusions sur l'ampleur de l'épizootie ? Peut-on estimer le nombre de bêtes porteuses du prion pathogène qui sont entrées dans la chaîne alimentaire ? Est-ce un élément sur lequel vous pouvez donner une estimation ?

Enfin, quel est la position de l'AFSSA concernant le dépistage systématique et, éventuellement ses limites ?

M. le Président : La question de M. le Rapporteur concernant l'Union européenne me conduit à évoquer la divergence d'analyse qui a existé concernant la viande britannique entre l'AFSSA et le comité scientifique directeur de l'Union européenne

M. Martin HIRSCH : S'agissant de cette divergence, nous pouvons formuler deux remarques : l'expertise est organisée différemment, d'une part, entre les différents pays membres de l'Union européenne et, d'autre part, entre le niveau communautaire et le niveau national. C'est ce qui a conduit l'AFSSA, dans le contexte de la création d'une agence européenne, à prendre l'initiative au mois de décembre 2000 de réunir, dans le cadre de la présidence française de l'Union européenne, tous les organismes qui avaient des missions analogues aux nôtres dans les quatorze autres pays de l'Union.

Cette réunion s'est tenue à Paris et a concerné tous les responsables et les scientifiques de ces différentes agences. Nous nous sommes efforcés de préciser quelles étaient nos différences et nos points communs concernant nos méthodes de travail, nos visions de certains grands sujets tels que la nutrition, l'ESB, les facteurs pathogènes émergents. Nous avons réfléchi aux modalités d'un travail en commun. Un représentant de la Commission européenne nous a présenté le projet de création de l'autorité alimentaire européenne. Cela a coïncidé avec le Conseil européen de Nice au cours duquel a été décidée la création de cette autorité par les chefs d'Etat et de Gouvernement. La réunion qui a eu lieu à Paris a permis, certes, de mettre en lumière des différences entre pays mais, surtout, de constater qu'il existe vraiment une volonté de travailler ensemble.

Le choix fait par la France d'organiser une expertise scientifique indépendante, transparente et publique, dont l'AFSSA constitue la concrétisation, est très proche de ce qui est proposé dans le règlement que vous citiez et peut être le gage de ce que les travaux de cette future agence se réalisent dans de bonnes conditions. On a pu noter, au cours des récents mois, qu'un certain nombre d'avis qui avaient été émis par l'AFSSA ont servi de base de travail au niveau communautaire, ainsi que dans des pays membres de l'Union européenne.

Nous avions indiqué, par exemple, que les intestins devaient être considérés dans leur ensemble comme des matériaux à risque spécifiés. Cela a été récemment repris au niveau communautaire et ce, quel que soit l'âge des animaux. Il en est allé de même sur les conditions de mise en _uvre du programme généralisé de tests, sur le retrait des vertèbres de la chaîne alimentaire et sur différents autres points.

S'agissant des tests, l'avis de l'AFSSA sur le dépistage systématique a été rendu. En travaillant comme elle le fait depuis le début - en étroite liaison avec le comité d'experts présidé par M. Dominique Dormont, dont je tiens à souligner le caractère absolument remarquable - l'AFSSA a émis, en s'appuyant sur l'analyse des 15 000 premiers tests issus du programme mis en _uvre à l'été 2000, l'avis selon lequel opérer le dépistage des animaux de plus de trente mois avait une pertinence scientifique et permettait d'améliorer le niveau de sécurité des consommateurs dès lors qu'on le faisait rigoureusement, que l'on avait conscience des limites inhérentes à un tel programme et que l'on ne renoncerait pas à renforcer les mesures existantes si l'on constatait, à travers ce dépistage systématique des éléments propres à mettre en _uvre un tel renforcement.

Les tests actuels ne dépistent un cas d'ESB qu'à compter de la fin de la période d'incubation. Mais il s'agit du moment où les animaux présentent la plus grande dangerosité et où le prion pathogène s'est accumulé en grande quantité. Cela permet donc, lorsque le résultat est positif, d'écarter des animaux qui auraient pu être dangereux ; lorsqu'il est négatif, cela ne signifie pas que l'animal est sain mais que dans son système nerveux central, la quantité des prions pathologiques, signe d'infectiosité, n'est pas en quantité détectable par les méthodes actuelles.

Ce n'est pas la panacée. Cela ne doit donc pas se substituer aux autres mesures et, en particulier, à la mesure cardinale qui consiste à retirer les matériaux à risque spécifiés (MRS).

M. le Rapporteur : Ce point amène une question complémentaire. Aujourd'hui, une des grandes inquiétudes des éleveurs est l'abattage de la totalité du troupeau dès lors qu'un seul cas d'ESB a été détecté en son sein. C'est une mesure qui, même si l'indemnisation est correcte, demeure traumatisante.

Au regard de vos derniers propos, doit-on comprendre que, par précaution, cette mesure doit être maintenue ou que la pratique généralisée des tests pourra éventuellement permettre d'y échapper ?

M. Martin HIRSCH : Comme vous le savez, trois attitudes ont été adoptées selon les pays. Il est des pays dans lesquels n'est abattu que l'animal malade. Ces pays ont connu une extension de l'épidémie. Ce n'est donc pas un bon modèle. D'autres pays ont décidé de l'abattage des animaux d'un âge voisin de celui de l'animal atteint par l'ESB. D'autres encore ont décidé que la totalité du troupeau au sein duquel a été détecté un cas d'ESB serait abattu. L'Allemagne n'a pas encore de doctrine en la matière.

En France, le système consistant à éliminer la totalité du troupeau a été mis en place dès le premier cas d'ESB détecté. La question qui se pose est de savoir si l'on est sûr qu'en levant cette mesure de précaution, le nouveau dispositif apporte autant de garanties au consommateur. Posée en ces termes, il n'est pas facile de répondre à cette question. Nous espérons avoir les premiers éléments de réponse dans les prochaines semaines et au printemps, en essayant de constater sur un nombre suffisant d'animaux testés si, dans les classes d'âge proches du cas de l'âge de l'animal chez lequel la maladie est détectée, on retrouve un nombre de cas particulièrement élevé.

S'agissant des animaux plus jeunes, la question est plus compliquée dans la mesure où les tests ne sont pas suffisamment sensibles pour permettre de détecter la maladie durant une grande partie de la phrase d'incubation. De surcroît, le nombre d'animaux à tester est extrêmement élevé.

Le dépistage est aujourd'hui généralisé pour tous les animaux de plus de trente mois. Lorsqu'on pourra tirer un premier bilan de son efficacité et du nombre de cas détectés, on pourra disposer de toute une série d'éléments permettant de replacer l'abattage systématique du troupeau comme une mesure de précaution parmi les autres. Nous pourrons également éclairer les pouvoirs publics sur le fait de savoir si cette mesure, qui n'est pas un dogme, est toujours aussi justifiée à la mi-2001 qu'elle pouvait l'être dans les années précédentes.

M. le Président : Cela pourrait donc être examiné au printemps 2001 ?

M. Martin HIRSCH : A tout le moins, l'AFSSA mettra à disposition des pouvoirs publics, à cette époque, toutes les données scientifiques dont elle disposera afin de leur permettre de prendre une décision.

M. Germain GENGENWIN : Ma question portera sur l'interdiction des FVO pour l'alimentation de tous les animaux. Il a été constaté que la maladie provient de farines importées d'Angleterre, mais nous avons toujours eu des farines produites en France. Celles-ci n'auraient-elles pas pu être autorisées pour l'alimentation des chats et des chiens qui ne présentent pas de risques de contamination par l'alimentation. En effet, cette filière industrielle, lourdement touchée par la mesure d'interdiction générale représente un volume important en termes de production.

M. Martin HIRSCH : Effectivement, début novembre, le Gouvernement a suspendu, à titre conservatoire, l'utilisation des dérivés animaux dans l'alimentation de tous les animaux alors que jusque là, cette mesure ne s'appliquait qu'aux ruminants.

Les travaux que nous menons afin de mieux cerner les risques inhérents à l'utilisation des farines nous permettront, si le dispositif doit être pérennisé, de savoir s'il doit l'être dans son périmètre actuel. Si le dispositif doit être renforcé, s'agissant notamment de certaines substances qui sont encore autorisées et sur lesquelles on pourrait avoir des doutes ou si, au contraire, le dispositif peut être adapté, voire atténué pour les animaux domestiques, comme vous l'évoquiez. Cependant, dès lors que l'on veut maîtriser les problèmes de circuit de distribution des aliments et éviter les contaminations croisées, et que l'on ne veut pas recycler l'agent infectieux dans la chaîne alimentaire qui se termine par l'alimentation humaine, il y a tout intérêt à faire le tour des questions et à répondre à chacune d'elles de façon précise.

Je m'aperçois que je n'ai pas répondu à la question de M. le Rapporteur sur l'estimation du nombre d'animaux infectés rentrant dans la chaîne alimentaire. Les comités d'experts avec lesquels nous travaillons n'ont pas estimé ce chiffre. Nous avons indiqué que des animaux infectés étaient entrés dans la chaîne alimentaire. Nous en avons eu confirmation à travers la mise en _uvre et les premiers résultats du programme généralisé de tests, qui ont montré que tous les cas n'étaient pas dépistés par le réseau classique d'épidémiosurveillance. Il est extrêmement difficile à ce stade d'apporter une réponse quantitative précise. Le programme de tests généralisé permettra peut-être d'avoir des éléments supplémentaires sur la question.

Mme Monique DENISE : Ma question portera sur le programme généralisé de tests. La France est sur ce point en avance puisque le dépistage de l'ESB sur les bovins abattus de plus de 30 mois ne sera de rigueur dans l'Union européenne qu'à compter du 1er juillet 2001 alors que note pays applique cette mesure depuis le début du mois de janvier.

Mais cela a engendré plusieurs difficultés. En premier lieu, il n'y a pas suffisamment de tests disponibles sur le marché. En deuxième lieu, les laboratoires agréés pour procéder à ces tests ne sont pas suffisamment nombreux. En particulier, pour tout le nord de la France, qui est ma région, nous disposons d'un seul laboratoire, situé à Laon, ce qui provoque bien entendu des attentes pour les éleveurs qui veulent faire abattre leurs bêtes ou une fuite vers la Belgique, où, de surcroît, les tests sont gratuits. En troisième lieu, cela crée des difficultés pour les abattoirs dont le personnel se demande ce qu'il va devenir, faute de bêtes à abattre. Enfin, cela pénalise les éleveurs qui attendent désespérément que tous ces animaux en passe d'être livrés à la consommation le soient de façon effective.

M. Martin HIRSCH : Tous les acteurs que vous avez évoqués ont fait des efforts considérables pour que cette mesure, extrêmement lourde à mettre en _uvre, le soit dans les délais impartis. Certes, la décision européenne prévoit que le dépistage est obligatoire chez les animaux de plus de trente mois à compter du mois de juillet 2001. Mais, dès le début du mois de janvier, dans tous les pays de l'Union européenne, ne pouvaient entrer dans la chaîne alimentaire que des animaux testés. Les autres pays membres sont donc tenus, s'ils veulent introduire des animaux dans la chaîne alimentaire, de procéder également aux tests sans délai.

En France, des tests ont été disponibles rapidement et en grande quantité. A cet effet, il a fallu, avant tout, équiper le plus vite possible les laboratoires afin, notamment, que leurs personnels ne soient pas exposés à l'agent infectieux dangereux. Cela a demandé des mesures spécifiques de biosécurité.

Il convient également que les laboratoires disposent du matériel adéquat. Il faut à ce sujet des fournisseurs fiables. Ils assurent souvent être en mesure de livrer toutes les commandes à venir, puis, les commandes une fois prises, ils expliquent que la livraison nécessitera des délais plus longs que ceux initialement annoncés.

Par ailleurs, il est nécessaire que les personnels soient convenablement formés et, enfin, que chaque test soit réalisé dans des conditions uniformes et de qualité comparable sur l'ensemble du territoire.

C'est pourquoi a été mis en _uvre un programme d'essai interlaboratoires, qui consiste à tester chaque laboratoire dès qu'il se déclare prêt. Ainsi, lorsqu'un laboratoire est candidat, il envoie un dossier au ministre de l'Agriculture qui nous le transmet sans délai après le dépôt dudit dossier. Dès que le laboratoire est équipé, nous lui envoyons des extraits de cerveau sans les étiqueter, certains négatifs, d'autres positifs, d'autres dilués, en leur demandant de nous retourner leurs résultats par courrier électronique. Nous lui indiquons ensuite les résultats des tests qu'il a réalisés.

Cela permet en vingt-quatre ou quarante-huit heures de dire qu'un laboratoire a eu 100  % de réussite et qu'il a ainsi satisfait aux essais. Quand le taux de réponses correctes est inférieur, le laboratoire candidat est à nouveau testé. Certains laboratoires ont été agréés du premier coup, d'autres après trois épreuves, d'autres laboratoires ne l'ont pas été du tout. Cette procédure est extrêmement rapide, malgré sa complexité.

La France bénéficiait par rapport à d'autres pays, de l'expérience préalable des treize laboratoires choisis pour mener la campagne de tests initiée dès l'été 2000, qui avaient ainsi appris à travailler, dont on connaissait la capacité et la fiabilité et qui ont donc pu être opérationnels dès le début du programme. Cela nous a permis d'en agréer d'autres au début du mois de janvier, avec plus de célérité.

Cependant, il est évident que cela ne répond pas à tous les besoins et le territoire n'est pas nécessairement maillé de façon satisfaisante par les laboratoires d'ores et déjà agréés. A ce titre, le dispositif doit pouvoir continuer à évoluer. S'agissant premièrement du choix du test, il sera nécessaire de mettre en _uvre un nouveau dispositif dès lors qu'une méthode plus sensible, plus efficace, plus facile à manier et plus informative qu'une autre apparaîtra. En second lieu, il faudra pouvoir évoluer sur la répartition et l'organisation du travail.

Ce premier dispositif se met donc en place. Il permet d'effectuer un nombre de tests égal au nombre de bovins de plus de 30 mois destinés à intégrer la chaîne alimentaire et ce, dans des conditions scientifiques aussi fiables que les milliers de tests réalisés lors du protocole expérimental. Mais il est possible que, dans un deuxième temps, il y ait à réorganiser et à stabiliser la carte des laboratoires afin qu'un dispositif pérenne, bénéficiant de l'accumulation des expériences acquises durant les premiers mois du programme généralisé de tests, permette de résoudre certains des difficultés que vous évoquez et que nous avons pu observer au cours des dernières semaines.

Mme Monique DENISE : Il existe actuellement trois tests sur le marché. L'un d'eux est fabriqué dans ma circonscription à Steenvoorde, le test commercialisé par la firme Bio-Rad. Selon le Gouvernement, le laboratoire choisit son test. Est-ce bien le cas ?

M. le Président : La question complémentaire est de savoir si, en l'état actuel de nos connaissances, on utilise aujourd'hui en France le meilleur des tests, s'agissant des tests commercialisés respectivement par les sociétés Prionics et Bio-Rad.

M. Martin HIRSCH : Une procédure de validation des tests a été mise en _uvre au début de l'année 1999 sous l'égide de la Commission européenne. Quatre tests étaient candidats. Parmi eux, un seul a été invalidé, les trois autres ont été considérés comme satisfaisants. Ces trois tests sont commercialisés sous les marques Prionics, Bio-Rad et Enfer. Ces trois tests ont été considérés comme permettant de distinguer un animal positif d'un animal négatif.

Les trois tests ont été validés dans des conditions comparables à celles que j'évoquais s'agissant des essais interlaboratoires préalables à l'agrément des laboratoires. Au cours des essais, ces tests ont montré des performances et des exigences de maniement différentes. Ainsi, dans des conditions expérimentales de laboratoires, ils n'ont pas les mêmes caractéristiques.

Lorsque la France a lancé le programme expérimental de tests, initié à l'été 2000, le Gouvernement a lancé un appel d'offre qui s'est déroulé en deux temps.

Dans un premier temps, les conditions de maniabilité technique du test ont été examinées. Cette étape a permis d'auditionner les différents producteurs de tests et a fait apparaître que deux tests étaient recevables avec chacun leurs avantages et leurs inconvénients. L'un d'eux était le test Prionics, utilisé par les Suisses, et l'autre, le test Bio-Rad.

Le test Prionics offrait l'avantage principal d'avoir déjà été utilisé à large échelle en Suisse. Nous avions donc un recul permettant de savoir que, sur un nombre important d'échantillons, dans des conditions réelles de terrain, il donnait des résultats reproductibles.

Le second, le test Bio-Rad, montrait en laboratoire une sensibilité plus élevée. Cependant, il n'y avait pas de recul pour savoir si, lorsqu'un résultat était fourni par ce test dans des conditions de terrain, on pouvait affirmer à coup sûr que l'animal testé comme atteint par l'ESB l'était de façon effective sans aucun doute possible ou si l'on demeurait dans une zone dans laquelle on pouvait hésiter sur le résultat.

Dans ce contexte, il a été décidé en premier lieu que, s'agissant des 40 000 tests à réaliser dans le cadre du programme expérimental, serait utilisé le test considéré comme le plus robuste, soit le test Prionics, puisque ce qui importait était d'avoir une idée plus fine de la prévalence de l'épizootie. Cela a permis d'avoir une bonne comparaison avec les résultats obtenus en Suisse.

Deuxièmement, nous avons utilisé le test Bio-Rad afin de le valider dans des conditions « de terrain ». Il s'agissait de savoir s'il était également fiable dans ces conditions réelles et si l'on pouvait confirmer ou infirmer la plus grande sensibilité d'un test par rapport à un autre.

Répondre à ces deux questions n'est pas simple. De la même façon qu'il fallait prendre un grand échantillonnage pour approcher la prévalence de l'épizootie en France, il faut faire de nombreuses analyses pour pouvoir comparer l'efficacité des deux tests. Jusqu'à aujourd'hui, aucun des dizaines de milliers de tests d'ores et déjà réalisés dans le cadre du programme généralisé, n'a révélé un résultat positif.

Or savoir que deux tests donnent des résultats négatifs ne permet pas de classer un test par rapport à l'autre. Il faut donc avoir suffisamment de résultats positifs pour voir si l'on observe avec l'un des tests des résultats positifs qui ne le sont pas avec l'autre. Une fois cela obtenu, il n'est pas encore possible de déterminer immédiatement l'efficacité respective de chaque test. Encore faut-il savoir si le cas positif confirmé par un test, et non confirmé par les méthodes de références, indique réellement que celui-ci est plus sensible ou simplement qu'il s'agit de ce que l'on appelle un « faux positif », c'est à dire un résultat positif sans que l'animal testé soit réellement atteint par la maladie.

Il faut donc ensuite chercher si l'animal dont est issu le prélèvement positif non confirmé présente ou non une infectiosité. Il faut alors procéder aux méthodes d'injection à un animal, une souris, et attendre quelques mois afin d'obtenir des résultats définitifs. Une série de protocoles expérimentaux est en cours de réalisation afin de répondre à la question de l'efficacité réelle de chaque test. La réponse à cette question n'est actuellement détenue par aucun pays. Ces expériences consistent, par exemple à sélectionner des cerveaux infectés, à les diluer et à les soumettre aux différents tests pour voir à quels moments chacun des tests ne détecte plus l'infection.

Donc, ceux qui à ce jour donnent des réponses péremptoires sur les questions relatives à l'efficacité respective de chaque test, ne disposent pas, en fait, des éléments qui permettraient de fonder scientifiquement leurs positions. D'où, encore une fois, l'importance de la compétence et de l'indépendance de l'expert dans ce genre de travaux.

M. le Rapporteur : Donc, on ne peut pas affirmer aujourd'hui scientifiquement que l'un ou l'autre des tests est plus sensible, c'est-à-dire meilleur ?

M. Martin HIRSCH : Dans les conditions réelles d'application sur le terrain, ce n'est pas possible. Dans les conditions de laboratoire, l'un des deux est plus sensible mais nous ne savons pas si cela signifie que le texte le plus sensible détecte la maladie, pour un même cas d'ESB, quelques mois avant l'autre. C'est pour cela que les deux tests peuvent être utilisés.

M. le Rapporteur : Que signifie concrètement « sensibilité dans des conditions de laboratoire » et « sensibilité dans des conditions de terrain » s'agissant d'un test de dépistage ?

M. Martin HIRSCH : Nous savons, d'après les dossiers qui ont été présentés par ces fabriquants de tests, que lorsque l'on prend le test Bio-Rad et qu'on l'utilise sur un cerveau infecté dont les éléments sont dilués, ce test permet de détecter des charges infectieuses plus diluées. Peut-on pour autant en déduire que le test Bio-Rad permet de détecter des animaux atteignant la moitié de la période d'incubation alors qu'un autre test ne permettrait de détecter que des animaux cliniquement malades ? Pour répondre à cette question, il faut avoir expérimenté chacun de ces tests sur des animaux dont on ne sait pas s'ils sont malades, ou au début de la période d'incubation ou s'ils présentent déjà des signes cliniques de la maladie.

M. Jacques REBILLARD : Il est parfois dit que l'on obtient les résultats des tests après un délai plus ou moins long selon les caractéristiques propres aux-dits tests. Cela aurait ensuite des incidences sur les durées pendant lesquelles les animaux sont maintenus dans les abattoirs. Pourriez-vous nous préciser ce qu'il en est exactement sur ce point ?

Quand le ministre de l'Agriculture français a décidé le maintien de l'embargo sur les importations de viande britannique, il s'est beaucoup appuyé, semble-t-il, sur l'avis de l'AFSSA. Pourriez-vous nous préciser très clairement ce que vous reprochez au système de sécurité sanitaire au Royaume-Uni. En quoi, aujourd'hui, estimez-vous que les mesures sanitaires mises en _uvre dans les autres pays de l'Union européenne sont supérieures à celles mises en _uvre au Royaume-Uni ?

Les autorités britanniques estiment que, grâce au système qu'ils ont mis en place, entre zéro et quatre animaux malades ont pu entrer dans la chaîne alimentaire en 2000. Leur avis sur leur système de sécurité est qu'il est tout à fait fiable. En quoi notre système serait plus fiable que le leur ? Sur ces sujets, le groupe d'étude de l'Assemblée nationale consacré à l'élevage bovin en bassin allaitant, dont j'assure la présidence, a reçu des spécialistes britanniques : leurs positions suscitent quelques interrogations.

M. Martin HIRSCH : En premier lieu, je pense que la technologie des tests va évoluer et qu'il faut aussi se préparer à évaluer et agréer de nouveaux tests, qui fonctionneront, espérons-le sur des animaux vivants, et sur d'autres tissus que ceux du système nerveux central, afin de ne plus avoir uniquement ces méthodes lourdes et complexes à mettre en _uvre.

En deuxième lieu, s'agissant des deux tests retenus en France, le cahier des charges exige entre le moment où le prélèvement est réalisé sur l'animal et celui où le résultat est fourni un délai de moins de vingt-quatre heures, ce délai incluant le transport du prélèvement, la réalisation des manipulations en laboratoires et la révélation des résultats.

Les services vétérinaires seraient plus compétents que moi pour vous en parler, mais ce délai avait semblé compatible avec celui nécessaire au bon fonctionnement des chaînes d'abattage. Un prélèvement est réalisé le matin ; même si le laboratoire d'analyse n'est pas à proximité, quelques heures de transport sont supportables. Douze heures sont consacrées aux manipulations en laboratoire et, le lendemain matin, les carcasses ayant été consignées pendant vingt-quatre heures, le résultat est disponible.

S'agissant de la situation sanitaire britannique, de l'embargo et de la comparaison des risques entre les différents pays, l'AFSSA avait émis, à deux reprises effectivement, un avis sur la date de levée de l'embargo sur la viande bovine importée du Royaume-Uni ; il nous a semblé que le risque n'était pas totalement maîtrisé. En signifiant que la levée d'embargo à l'été 1999 soumettrait le consommateur continental à un risque plus élevé, nous nous appuyions sur plusieurs données, l'une d'entre elles étant justement que des tests étaient désormais disponibles pour connaître la prévalence de la maladie dans un pays dans lequel il y avait encore un grand nombre de cas d'ESB détectés et dans lequel la décroissance du nombre de ces cas telle qu'elle avait été prévue par un certain nombre de modèles, n'avait pas été corroborée par la réalité.

L'AFSSA a estimé qu'avant de lever cette mesure de précaution, il fallait disposer de tous les éléments disponibles. Quelques mois supplémentaires permettaient la mise en _uvre d'un programme généralisé de tests au Royaume-Uni. D'ailleurs, nous avons, simultanément, recommandé ce programme pour la France. La France a mis en _uvre ce programme et cela a permis de réévaluer certaines données et de fournir de nouveaux éléments scientifiques à la Commission européenne et aux autres pays membres afin que des programmes rigoureux de tests soient mis en _uvre.

Un deuxième élément ayant motivé la position de l'AFSSA était qu'il existait des différences entre le système anglais et le système français de lutte contre l'épizootie. Je citerai quelques exemples. En premier lieu, le Royaume-Uni pratique l'abattage uniquement de l'animal pour lequel le cas d'ESB est avéré et non l'abattage de la cohorte d'âge ou du troupeau en totalité.

En deuxième lieu, les Britanniques considéraient qu'à compter du second semestre de l'année 1996 aucun animal n'avait été exposé à quelque risque que ce soit. L'AFSSA a considéré, de son côté qu'il fallait disposer d'un recul suffisant pour pouvoir l'affirmer. Un ou deux cas d'ESB ont d'ailleurs été détectés au Royaume-Uni chez des animaux nés après cette date.

Enfin, il y a eu divergence sur les techniques d'abattage des animaux qui doivent être les plus rigoureuses possibles. Nous avions rendu un avis selon lequel la méthode dite du jonchage devait être proscrite. Elle peut en effet aboutir à la dissémination des tissus nerveux dans le sang de l'animal. Désormais interdite en France, elle était pratiquée, je crois, dans un des deux abattoirs anglais agréés pour l'exportation.

Il existait donc une série d'arguments sur lesquels l'AFSSA estimait qu'il fallait que nos autorités sanitaires disposent d'informations ou de résultats supplémentaires pour pouvoir affirmer que le risque était maîtrisé dans un pays qui avait dénombré 180 000 cas d'ESB au cours des années précédentes.

En revanche, deux mesures ont été prises au Royaume-Uni compte tenu de la situation épidémiologique spécifique à ce pays et qui ne l'ont pas été dans d'autres pays : la première a consisté à interdire les farines à tous les animaux pour éviter des contaminations croisées ; la seconde a consisté à ne faire entrer dans la consommation humaine que les animaux de moins de trente mois. Sur ce point, nos homologues anglais disent qu'il est très bien que nous dépistions la maladie chez les animaux de plus de trente mois, mais eux préfèrent les interdire pour la consommation humaine. Lorsqu'ils comparent les systèmes, ils pensent appliquer une mesure plus efficace, la nôtre étant, selon eux, moins rigoureuse.

Cependant, les situations épidémiologiques demeurent extrêmement différentes. Les mesures de précaution prises sur le continent, en particulier dans des pays comme l'Allemagne ou l'Espagne, pays qui ne retiraient pas les matériaux à risque spécifiés avant une date extrêmement récente, soit à compter du mois d'octobre 2000, permettent une meilleure connaissance de la maladie. Nous avons ainsi, dans quelques rares pays, la France et bientôt la Belgique, et l'Allemagne et le Royaume-Uni, une vision de la prévalence réelle de la maladie grâce aux tests.

M. Jean-Michel MARCHAND : Comment réagissez-vous à ces deux événements récents maintenant confirmés, à savoir la détection d'un cas d'ESB sur un animal né en 1998 et d'un autre cas sur un animal âgé de 28 mois ?

M. Joseph PARRENIN : Une de mes réflexions porte sur l'abattage systématique du troupeau, dès lors qu'un seul cas d'ESB a été détecté en son sein, abattage systématique parfois contesté par les populations du secteur agricole. J'ai rendu visite à deux éleveurs du même village qui, tous deux, m'ont dit qu'ils y étaient initialement hostiles, mais qu'après avoir discuté avec les responsables de leur coopérative, ils jugeaient cette mesure opportune parce que les responsables de la coopérative n'imaginaient pas qu'il serait encore possible de collecter du lait dans des exploitations qui auraient été touchées par la maladie.

J'attire votre attention sur ce sujet parce que, si l'abattage systématique est très contesté, les éleveurs eux-mêmes se disent que s'ils conservent une partie de leur troupeau dans lequel un cas d'ESB aurait été détecté, ils risquent d'être mis à l'écart d'un certain nombre de circuits commerciaux.

Voici, par ailleurs, mes questions. Premièrement, quand disposerons-nous d'une analyse plus précise des 40 000 tests pratiqués à l'issue de la campagne de tests mis en _uvre à compter de l'été 2000 ? Est-il confirmé que cette analyse sera disponible dès les mois de février ou mars de l'année 2001 ?

Par ailleurs, s'agissant du sang, des muscles et du lait, nous n'avons aucune garantie absolue de l'absence du prion pathogène. Ce constat a été fait lors d'une audition d'un expert britannique devant le groupe d'étude sur l'élevage bovin en bassin allaitant. Il a laissé entendre que, non seulement nous n'avions aucune garantie, mais que l'on pouvait supposer un risque de transmission de l'agent pathogène notamment par le lait. En conséquence, l'AFSSA a-t-elle entrepris des recherches sur les produits d'allaitement ?

Par ailleurs, certains produits paramédicaux utilisés dans l'élevage peuvent aussi contenir des dérivés de produits animaux. Quelle est votre position sur ces produits ?

M. Pierre HELLIER : Combien a-t-on découvert de cas positifs dans les troupeaux abattus parce qu'un cas avait été détecté en leur sein ? Par ailleurs, les délais de réponse des tests « rapides » me semblent très courts. Sont-ils fiables ?

M. Joseph PARRENIN : La question se pose de savoir si l'on a testé les animaux abattus provenant de troupeaux dans lesquels un cas d'ESB avait été détecté.

M. Daniel VACHEZ : Ma question porte sur les ovins. On a interdit les farines animales dans l'alimentation des ovins, c'est donc que l'on a estimé qu'il y avait un risque. Quelle est votre évaluation du risque actuel ? Des recherches sont-elles en cours ? Des tests sont-ils pratiqués ?

M. le Président : J'aurais aussi quelques questions à vous poser. Premièrement, vous avez dit que le problème de l'ESB avait été considéré, pendant un temps, comme étant celui du Royaume-Uni. Or, il se trouve que dès 1988, l'utilisation des farines carnées dans l'alimentation bovine avait été interdite et qu'à compter de cette date, nous avons poursuivi les importations de ces produits. Leur volume aurait même nettement augmenté ? Quelle lecture faites-vous de cette situation, même si vous n'étiez pas en charge de responsabilités à cette époque ?

Deuxièmement, d'aucuns affirment qu'il y aurait des querelles entre des laboratoires publics, vite agréés, et des laboratoires privés, pour lesquels la procédure d'agrément serait lente. Pourriez-vous nous apporter quelques éclaircissements pour que nous ayons bien l'assurance que tous les moyens sont mis en _uvre pour que le programme généralisé de tests se déroule dans de bonnes conditions ?

Troisièmement, aujourd'hui, aucun animal de plus de trente mois, y compris importé, n'entre dans la chaîne alimentaire sans avoir été préalablement testé. Ma question concerne les importations de viande : nous voudrions avoir l'assurance que les mesures de précaution que nous nous sommes imposées sur les animaux de plus de trente mois, ont été également appliquées aux animaux abattus à l'étranger et dont les viandes sont par la suite introduites sur le marché français, sans quoi nous serions dans une situation pour le moins incongrue. En complément, qu'en est-il de la vérification, dans le pays d'abattage, du retrait des matériaux à risque spécifiés s'agissant des viandes et des produits introduits sur le marché français ?

Quatrièmement, la question s'est posée de l'opportunité des annonces successives auxquelles vous avez procédé et selon lesquelles il était nécessaire de retirer tel morceau puis tel autre de la consommation humaine. N'y a-t-il pas là un problème de communication ?

Dernier point, certains experts estiment que l'utilisation des farines animales aurait dû être proscrite pour une durée de cinq ans et non de six mois seulement. Quel est l'état de vos réflexions sur ce point ?

M. Martin HIRSCH : La réglementation communautaire prévoit que tous les animaux abattus dans l'Union européenne après le 1er janvier 2001 et âgés de plus de trente mois doivent être testés avant d'entrer dans la chaîne alimentaire. Cela signifie que l'on peut consommer en France des produits venant de France ou d'autres pays de l'Union européenne issus d'animaux abattus avant le 1er janvier, sans avoir été au préalable testés.

M. le Président : Certains produits vendus actuellement sont donc issus d'animaux non testés ?

M. Martin HIRSCH : Bien sûr. Un plat cuisiné fabriqué en décembre 2000 à partir d'un animal qui n'a pas été testé peut se trouver aujourd'hui sur le marché. La décision de retirer de la vente tous les produits et toutes les viandes issues d'animaux abattus avant le 1er janvier 2001 n'a pas été prise ni recommandée : cela apparaît dans notre avis du 2 janvier et cela répond peut-être, par ailleurs, à votre question relative à la communication.

M. le Président : S'agissant des viandes, pouvez-vous nous préciser si aujourd'hui, tous les animaux mis à la consommation en France, issus d'importations ou pas, ont tous subis un test de dépistage ?

M. Martin HIRSCH : Tous les animaux abattus depuis le 1er janvier 2001, et destinés à intégrer la chaîne alimentaire doivent être testés en France et dans le reste de l'Union européenne.

M. le Rapporteur : Ne s'agit-il pas du 1er juillet 2001, dans l'Union européenne ?

M. Martin HIRSCH : Non, pour les intégrer à la consommation humaine, il faut les tester et ce, depuis le 1er janvier 2001. S'ils ne sont pas testés, ils ne peuvent pas être admis à la consommation, ils doivent donc être détruits. Pour éviter d'avoir à en détruire trop et afin de maintenir l'existence d'un marché de la viande bovine, la France a décidé la mise en _uvre d'une capacité de dépistage la plus grande possible.

M. le Président : Tous les animaux de plus trente mois, destinés à l'alimentation humaine, vous l'affirmez, ont fait l'objet d'un test préalable.

M. Martin HIRSCH : Oui, s'agissant des animaux abattus après le 1er janvier 2001.

M. le Président : Qu'en est-il des importations en provenance d'un pays tiers à l'Union européenne ?

M. Martin HIRSCH : Dans plusieurs de ces pays, certaines des mesures que nous avons évoquées ne s'appliquent pas. Ce sont des pays classés comme ne présentant pas ou très peu de risques à l'égard de l'ESB. Cela explique que les mesures de retrait de matériaux à risque spécifiés ne soient pas exigés pour les importations venant de Nouvelle Zélande ou d'Argentine. La réglementation communautaire ou française prévoit des exceptions concernant ces pays. Elles ont été élaborées à partir de l'immense travail réalisé par des experts au niveau européen visant à classer chaque pays par niveau de risque. Ces pays, dans lesquels n'a jamais été trouvé de cas d'ESB, ne sont pas soumis aux mêmes contraintes, parce que l'on estime qu'ils ne présentent pas le même niveau de risque que les autres pays.

M. le Président : Selon vous, peut-on certifier que les importations issues de ces pays sont saines ?

M. Martin HIRSCH : Je ne suis pas moi-même allé voir dans ces pays. Je peux dire qu'il y a un raisonnement rationnel et scientifique qui a conduit à prévoir ces exceptions.

M. Pierre HELLIER : Dans quel pays un animal est-il testé dans le cadre du programme généralisé de tests mis en _uvre dans l'Union européenne ?

M. Martin HIRSCH : Ils sont testés dans le pays dans lequel ils sont abattus.

Je fais une parenthèse sur la communication. Dans l'avis que nous avons rendu sur la sécurité qu'apportaient les tests « rapides », nous avons estimé qu'il était important de souligner deux aspects. Le premier, c'était que le test, à lui seul, n'apportait pas une garantie absolue. Il ne fallait donc pas le faire croire. Le second, c'était que pendant un certain temps, compte tenu des délais de préparation des produits, il y aurait coexistence sur le marché de produits issus d'animaux testés et d'animaux non testés.

S'agissant d'une mesure de garantie supplémentaire qui s'ajoute à des mesures générales, comme le retrait des matériaux à risque spécifiés, il peut être tout à fait légitime, et nous l'avons écrit, de ne pas donner un caractère rétroactif à cette mesure.

Dans d'autres domaines, l'AFSSA estime qu'il faut retirer certains produits parce qu'il y a un risque avéré. Quand on découvre, par exemple, une bactérie mortelle dans un fromage et que l'on sait que d'autres fromages ont été fabriqués avec le même lait, on rappelle et on détruit tous les produits. Par contre, dès lors qu'on ne fait que prendre une mesure de précaution supplémentaire - c'est le cas de la généralisations des tests - on commence à l'appliquer à partir de la date de fabrication d'un certain nombre de produits.

Il faut pouvoir évaluer s'il est justifié ou non d'appliquer une mesure de façon rétroactive. Il convient par ailleurs de le faire savoir afin que le consommateur n'ait pas l'impression d'avoir été trompé. En l'espèce, il s'agit de ne pas lui donner l'information selon laquelle les raviolis qu'il consomme sont tous issus d'animaux testés alors que ce n'est pas le cas.

Par ailleurs, l'AFSSA a bien indiqué dans son avis relatif à la campagne généralisée de tests que, dans quelques mois, il faudrait, en fonction des premiers résultats, réévaluer ou non le dispositif en vigueur.

En ce qui concerne le dépistage éventuel de cas d'ESB au sein de troupeaux destinés à être abattus parce qu'un cas y a d'ores et déjà été dépisté, jusqu'à il y a six ou neuf mois, nous ne dispositions pas des tests rapides. Nous ne pouvions donc réaliser que peu d'analyses. Ainsi, en 1999, nous avons analysé à peu près 300 cerveaux en France ; en 2000, 20 à 25 000 cerveaux ; et en 2001, nous en analyserons des millions. Il s'agit donc d'une croissance exponentielle. L'utilisation de tests plus rapides et plus maniables permet, d'une part, de se soucier des aliments qui intègrent la chaîne alimentaire et, d'autre part, de mettre en _uvre des recherches plus performantes. Ainsi, dès lors qu'un troupeau est abattu, le cerveau de chaque animal fait l'objet d'une analyse, sachant qu'un cas d'ESB demeure indétectable durant une grande partie de la période d'incubation. Les résultats de ce type d'étude ne sont pas encore disponibles. Quelques cas d'ESB dans les troupeaux abattus ont été répertoriés.

Ce qui importe, c'est de pouvoir constater si tous ces cas sont concentrés dans la tranche d'âge de l'animal initialement détecté ou s'il y en a dans d'autres tranches d'âges. Si l'on constate des cas d'ESB dans des tranches d'âge différentes au sein du même troupeau, il faut en comprendre les raisons. Est-ce une question relative au nombre d'échantillons ? Certains animaux sont-ils trop jeunes pour que, même infectés, le dépistage demeure inefficace ? Y a-t-il pu avoir dans le même troupeau des expositions à différentes contaminations alimentaires ? La question n'est pas simple.

C'est pour cela que l'abattage sélectif et l'abattage total du troupeau dans lequel un cas d'ESB a été détecté, constituent deux solutions ayant chacune des avantages et des inconvénients.

On évoquait l'inconvénient selon lequel la perspective de l'abattage total pouvait inciter à la dissimulation d'un cas. On peut considérer « l'avantage » inverse, selon lequel l'abattage total permet de s'assurer que la maladie est éradiquée dans le troupeau. Ainsi, un avis scientifique a affirmé, il y a trois ou quatre ans, qu'il n'était pas nécessaire de supprimer toutes les litières d'une exploitation atteinte, dès lors que l'ensemble du troupeau était abattu.

L'AFSSA tentera de réaliser un point précis, au printemps 2001, à la lumière des informations que nous accumulons pour permettre au Gouvernement de disposer de toutes les informations nécessaires à sa décision. Chaque citoyen sera lui aussi en mesure d'être informé, puisque tous nos avis sont publics.

En ce qui concerne les produits d'allaitement et les produits paramédicaux, nous nous intéressons, au-delà des farines animales, aux dérivés d'animaux pour être sûrs que tous ces produits - les lactoremplaceurs et les graisses animales - dont certains ont d'ailleurs été interdits, n'étaient pas source d'infections nouvelles, les farines ayant été interdites. C'est la raison pour laquelle le travail de l'AFSSA concernant les farines est complété par un travail sur tous les dérivés animaux incorporés dans l'alimentation animale. Il s'agit de ne pas se focaliser sur les farines et d'éviter de se dire, un an plus tard, qu'il aurait aussi fallu prendre une mesure d'urgence pour les aliments d'allaitement destinés aux jeunes veaux.

C'est un travail d'évaluation que l'AFSSA poursuit. Elle rendra des conclusions avant le terme de la période de six mois de suspension généralisée d'utilisation des farines. S'agissant de la fiabilité des tests, la brièveté du délai de réponse ne signifie pas qu'un test est mal fait, dès lors que le prélèvement a été correctement réalisé et que la méthode est bien appliquée.

Par ailleurs, l'étape initiale de l'agrément permet de constater qu'un laboratoire travaille bien. Par la suite, il est vérifié que les laboratoires agréés continuent à bien travailler, grâce aux analyses du laboratoire de référence de l'AFSSA, qui contrôle les travaux des laboratoires agréés et grâce au programme d'accréditation spécifique au tests rapides. Nous avons donc démarré sur des bases qui sont certainement solides. Il sera nécessaire de vérifier que, dans la durée, cette solidité demeure.

S'agissant du problème relatif à l'agrément donné à des laboratoires publics et à des laboratoires privés, un cahier des charges unique a été établi par le ministère de l'Agriculture, qui exige l'effectivité de certaines garanties d'indépendance. Donc, cet aspect est toujours vérifié. Dans le cas spécifique de l'agrément donné à un laboratoire privé, il faut qu'il ait à la fois la plus grande capacité pour procéder aux tests, chaque fois que nécessaire, dans des conditions de fiabilité technique uniforme et l'indépendance à l'égard des intérêts économiques.

Concernant la question relative aux cas détectés d'ESB chez des animaux jeunes, les cas confirmés en France concernent des animaux nés au plus tard durant le premier semestre de l'année 1996. Pour le cas en cours d'investigation dont nous parlions, né en mai 1998, nous n'avons pas encore de confirmation. Le prélèvement positif nous a alertés puisque nous n'avions jamais rencontré de cas pour lesquels l'animal était né en 1997. Il était donc curieux de tomber sur un cas né en 1998. Nous avons mené lancé une batterie d'investigations sur ce cas et nous nous sommes aperçus que, lorsque l'on comparait l'ADN du cerveau de l'animal détecté positif avec l'ADN du taureau qui était censé être son père, il y avait une incompatibilité de filiation. Des investigations sont mises en _uvre afin de préciser s'il s'agit bien d'un animal né en 1998 ou d'un autre. A ce jour, il n'y a donc pas de cas concernant un animal né en 1998 confirmé en France, malgré tous les efforts pour essayer d'élucider ce cas précis. Des analyses dans l'ensemble du troupeau dont le cas détecté est censé être issu sont en cours. En Allemagne, en revanche, les tests ont permis la détection d'un animal né il y a vingt-huit mois, c'est-à-dire en 1998.

Plus les animaux trouvés malades sont jeunes, plus cela indique
- il s'agit d'une lapalissade - qu'à l'époque où ils sont nés, tout n'était pas sécurisé. Cela signifie que la France, qui a procédé au retrait des matériaux à risque spécifiés à compter du milieu de l'année 1996 peut avoir l'espoir solide que cette date marquera non pas la fin définitive de l'épizootie mais du moins un point d'inflexion significatif dans son évolution. Par contre, les pays qui ont maintenu l'intégration de cadavres d'animaux et l'incorporation de matériaux à risque spécifiés dans leurs farines peuvent avoir la crainte que l'année 1996 ne soit pas pour eux une année charnière.

Par ailleurs, plus les animaux sont détectés jeunes, plus cela veut dire qu'ils ont été soumis à une charge infectieuse élevée. Au Royaume-Uni, dans les premiers temps de l'épizootie, on trouvait des animaux jeunes. Maintenant, ce pays est dans une période dans laquelle on trouve des animaux atteints dont l'âge est beaucoup plus élevé et donc pour lesquels la durée d'incubation a été longue. Selon les experts scientifiques, c'est le signe que la pression de l'infectiosité a diminué.

S'agissant des ovins, beaucoup de travaux sont mis en _uvre. Plusieurs constats scientifiques ont été établis : l'ovin est sensible à l'agent pathogène de l'ESB ; les ovins ont pu manger les mêmes farines que les bovins ; les signes cliniques respectifs de la tremblante et de la maladie liée à l'agent pathogène de l'ESB transmis expérimentalement à l'ovin ne sont pas aisés à différencier ; jusqu'à présent, on n'a pas détecté une transmission naturelle de l'ESB chez l'ovin.

Nous travaillons à mettre au point des modèles expérimentaux qui permettent de tester le plus d'ovins possibles infectés expérimentalement par l'agent de l'ESB, à détecter ces infections dans le plus de tissus possibles et à reconnaître le prion bovin de l'agent de la tremblante. Des travaux qui donnent lieu à de nombreuses publications, notamment par l'un des laboratoires de l'AFSSA, sont menés en collaboration avec des chercheurs britanniques et avec l'INRA, entre autres, afin de mettre au point le plus rapidement un test de dépistage de la maladie ovine.

Le ministère de l'Agriculture et l'AFSSA ont interrogé les autorités anglaises encore récemment sur le sujet de l'éventuelle transmission de la maladie bovine à des ovins par la voie naturelle. Les Britanniques nous ont indiqué que, dans leur cheptel, ils n'ont pas trouvé, dans des conditions naturelles, malgré les rumeurs qui avaient circulé, il y a quelques mois, de cas d'infection d'ovins par l'agent pathogène de l'ESB. Par ailleurs, se pose la question des importations de farines animales en provenance du Royaume-Uni, après l'interdiction de leur utilisation dans l'alimentation des bovins en 1988 dans ce pays. La principale certitude que nous avons, c'est, malheureusement, que la période d'exposition aux risques se poursuit en France au moins, jusqu'aux années 1993, 1994 et 1995. L'espoir que nous avons, c'est que 1996 marque une inflexion, notamment en France et, espérons-le, dans d'autres pays.

M. le Président : Vous avez dit que la crise avait été perçue pendant un temps comme étant une crise exclusivement britannique. Pourtant, en 1988, la consommation de farines d'origine animale dans l'alimentation des bovins était interdite au Royaume-Uni. Le problème était donc connu et, cependant, les volumes d'importation des farines en France en provenance du Royaume-Uni ont été multipliées dans des proportions que nous serons d'ailleurs conduits à examiner de près.

M. Martin HIRSCH : Pendant un temps, on a effectivement considéré que le Royaume-Uni était le pays dans lequel l'exposition des bovins et des consommateurs était la plus élevée et que, dans les autres pays, le phénomène était totalement marginal. Puis il y a eu la mise en _uvre d'un embargo sur les produits en provenance du Portugal qui a enregistré un nombre de cas extrêmement élevé. Puis la Suisse a découvert de nouveaux cas. La France en a aussi trouvé et a pris des mesures. Les autres pays étaient considérés comme indemnes.

La description la plus objective et la plus complète est la classification élaborée par la Commission européenne qui répertorie les pays en niveaux de risque, numérotés de 4 à 1. Dans les pays classés au niveau 4, on trouve les pays les plus à risque, comme le Royaume-Uni et le Portugal ; dans les pays classés au niveau 3, la France, l'Allemagne, le Danemark, l'Espagne ; dans les pays niveau 2, si ma mémoire est bonne, les pays d'Amérique du Nord et, dans les pays niveau 1, la Nouvelle-Zélande et l'Australie, entre autres.

C'est un progrès car on ne s'est plus contenté de classer les pays en fonction du nombre de cas déclarés, mais en fonction des facteurs de risque. Comme n'avaient cessé de le répéter les scientifiques français, il ne fallait pas se contenter d'une réalité révélée par l'observation de cas déclarés, mais il fallait chercher les indices en lançant de véritables programmes de dépistage de grande ampleur, afin d'établir une photographie précise de la situation. Elle s'est parfois révélée plus douloureuse que prévu mais elle a permis de mettre en _uvre des mesures de précaution et de prévention efficaces.

M. le Président : Nous vous remercions.

Audition de M. Daniel GRIESS,
chef du service alimentation et nutrition animales
à l'Ecole nationale vétérinaire de Toulouse

(extrait du procès-verbal de la séance du 23 janvier 2001)

Présidence de M. François Sauvadet, Président

M. Daniel Griess est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Daniel Griess prête serment.

M. Daniel GRIESS : En tant que spécialiste d'alimentation et de nutrition, je traiterai des problèmes relatifs au recours aux farines animales dans l'alimentation des animaux. J'essaierai d'exposer une définition des farines animales, de préciser leur origine et les traitements qui leur sont appliqués lors de leur fabrication ainsi que la réglementation afférente à ces traitements. Ensuite je vous expliquerai pourquoi et comment elles sont utilisées dans l'alimentation des animaux.

Ces farines sont obtenues par dessiccation ou déshydratation thermique de la totalité de l'organisme de l'animal, d'une partie de cet organisme ou de certaines de ses productions, non consommées par l'homme. Nous avons donc affaire à une industrie qui récupère des déchets non consommés par l'homme et, par conséquent, à un ensemble relativement hétérogène de produits.

Ces produits sont classés. Dans le cas de farines de mammifères produites à partir d'animaux entiers, on parlera de farines de viandes. Dans certains cas, on rajoute des os et on obtient de la farine de viandes et d'os. Par ailleurs, l'utilisation du résidu de la fonte des graisses donne de la farine de creton. Lorsqu'on utilise des volailles, on parle de farines de volailles. À côté de cela, il y a les farines de poissons qui sont obtenues soit à partir de poissons pêchés spécialement dans ce but, soit par l'utilisation de sous-produits de l'industrie agro-alimentaire. On retrouve dans les farines des sous-produits comme le sang, le plasma et des produits qui proviennent de l'industrie pharmaceutique, de l'opothérapie en général.

On retrouve également des graisses qui sont obtenues par différents moyens. Les graisses alimentaires ou raffinées sont celles récupérées auprès des bouchers. Elles servent indifféremment à l'alimentation de l'homme ou de l'animal. Leur prix est élevé. A coté de cela, on retrouve des graisses de récupération qui proviennent de la moelle des os lors de la récupération des os pour fabriquer de la colle ou du collagène. On a également les produits de fonte des farines animales, issus de la délipidation de ces dernières. La délipidation permet d'éliminer les graisses présentes dans les farines animales et, ainsi, de leur assurer une meilleure conservation.

L'ensemble de ces substances est utilisé dans l'alimentation animale. Depuis 1991, on divise globalement ces substances en trois grands groupes.

Le premier groupe est constitué des matières à risque spécifié. Il s'agit des produits et des sous-produits animaux qui présentent un danger réel pour le consommateur animal ou humain. Depuis 1996, ont été classées dans cette catégorie les farines qui proviennent des animaux atteints de l'encéphalopathie spongiforme subaiguë transmissible (ESST). Sont inclus dans les matières à risque spécifié , la tête, c'est-à-dire le cerveau et les yeux, les amygdales et le prolongement du système nerveux central, à savoir la moelle. On y a également rajouté la rate des petits ruminants et, plus récemment, certaines parties de l'intestin auxquelles adhèrent des ganglions qu'on ne parvient pas à séparer, d'une matière nette, du système nerveux.

Le deuxième groupe est constitué des matières à haut risque. Ce sont des substances considérées comme dangereuses pour la santé des animaux et de l'homme, parce que leur origine est difficile à déterminer. Il s'agit des produits récupérés sur des animaux trouvés morts, des animaux issus d'abattages d'urgence ou des animaux qui n'ont pas été inspectés.

Le dernier groupe est constitué des matières à faible risque. Ce sont des matières qui ne présentent aucun danger ni pour l'homme, ni pour l'animal. Ce sont des produits que l'homme pourrait consommer, mais qu'il ne consomme pas. A titre d'exemple, il peut s'agir de surplus de production, de denrées qui ont dépassé la date limite de consommation ou de poissons pêchés uniquement pour fabriquer des farines.

Depuis 1991, les matières à risque spécifié sont interdites et, depuis 1996, les matières à haut risque le sont aussi. Cette dernière mesure a eu une incidence, par exemple, sur la réglementation des aliments pour chiens et chats. En effet, des sociétés américaines, qui exportaient de tels aliments en France, se sont vu signifier l'interdiction du marché français car elles intégraient du poulet dans leurs aliments pour chiens sans être en mesure de fournir la preuve absolue que n'avaient pas été inclus des poulets relevant de la description des matières à haut risque. Cela vous montre que la protection était bien organisée par la réglementation française.

La production de ces substances est soumise à un traitement thermique. Dans le passé, il y a eu différents traitements thermiques, mais la procédure a été harmonisée et officialisée en 1996. Chacun connaît ainsi la règle des 133 degrés, vingt minutes et trois bars, appliquée à des particules qui ne dépassent pas 5 millimètres, afin que la stérilisation soit totale à c_ur.

La France a pris un retard de deux ans dans la mise en _uvre de cette obligation. Mais puisque la France interdisait la transformation en farines animales des substances à risque issues des deux premiers groupes, des règles très strictes de stérilisation ne s'imposaient pas. En revanche, certains autres pays membres de l'Union européenne utilisaient encore tout récemment les aliments à haut risque sous prétexte qu'en les traitant à 133 degrés, vingt minutes et trois bars, la stérilisation aurait été totalement efficace. Cette doctrine est fausse car on a constaté que ce n'était pas une sécurité suffisante. Il faut noter que la France a été menacée de sanctions par la Commission européenne, car elle n'appliquait pas cette procédure de stérilisation, alors même que nous n'utilisions que des matières à faible risque.

Le premier principe de fabrication des produits est celui de « la marche en avant » : pour éviter les pollutions, les altérations et les contaminations, la fabrication doit toujours progresser de manière à aller du sale au propre. On ne doit ainsi jamais revenir en arrière, qu'il s'agisse du personnel ou du matériel.

Le deuxième principe est celui de la traçabilité. Chaque fabricant d'aliments doit identifier chaque lot de fabrication, le lieu de sa livraison et son itinéraire. Ainsi on doit toujours être en mesure de suivre cet itinéraire.

Le troisième principe est l'obligation de contrôle. Les établissements qui fabriquent des farines animales sont soumis au contrôle des services vétérinaires et doivent pratiquer l'auto-contrôle. Cet auto-contrôle est porté sur des registres qui doivent être conservés, me semble-t-il, durant deux ans.

Enfin, lorsque ces produits sont vendus, ils doivent porter un étiquetage spécifique. Depuis des décisions en date des 8 et 12 novembre 1998, sur l'étiquetage des aliments simples et des aliments composés, doit figurer la mention « cet aliment renferme des sources protéiques interdites dans l'alimentation des ruminants ».

Compte tenu des règles relatives au marché unique, la France doit accepter l'importation de farines animales. Si la France procède à de telles importations, ces farines doivent être accompagnées de documents qui prouvent que les précautions prises pour les farines fabriquées en France l'ont été lors de la fabrication desdites farines dans le pays d'origine.

On utilise ces farines animales parce qu'elles représentent une bonne source de protéines. Elles contiennent en moyenne 50 % de protéines, voire 70 à 72 % dans les cretons. Le deuxième élément très positif est que la qualité de ces protéines est intéressante : comme il s'agit de muscles, elles sont riches en lysine, acide aminé qui fait particulièrement défaut dans les céréales. Ainsi, un régime macrobiotique à base de céréales entraîne nécessairement une carence en lysine, carence qui porte préjudice aux personnes en période de croissance et qui, en règle générale, pose des difficultés au système immunitaire. Par ailleurs, ces farines animales renferment également des éléments minéraux tels que du calcium, du phosphore mais aussi, et surtout, des oligoéléments comme le zinc et le cuivre. Les farines de poissons sont encore plus riches. On peut estimer que le simple fait d'ajouter de 1 à 1,5 % de farines de poissons dans la ration alimentaire d'un animal couvre la totalité de ses besoins en oligoéléments. Ceci explique que ces farines soient tant utilisées.

Toutefois, les quantités de farines animales utilisées ne sont pas astronomiques. Avant 1990, on en utilisait en France environ 500 000 tonnes par an. Actuellement, on en utilise environ de 300 000 à 330 000 tonnes par an. L'utilisation de ces farines de viandes dans les aliments pour bovins a choqué l'opinion publique. Depuis 1990, elles sont interdites dans l'alimentation des bovins.

Avant cette interdiction, ces farines étaient utilisées dans l'alimentation des bovins pour des raisons économiques qui s'appuyaient sur une particularité biologique. Chez les bovins, les farines animales étaient uniquement utilisées au profit des vaches laitières, car le lait contient de 32 à 35 grammes de protéines par litre. A titre d'exemple, une vache qui donne 5 000 litres de lait en trois cents jours exporte l'équivalent de la teneur de son organisme en protéines. Il faut donc compenser cette déperdition.

La vache couvre ses besoins en protéines par la rumination. La vache ingère de l'herbe que les bactéries de son rumen transforment en d'autres bactéries. La digestion de ces dernières lui procure des protéines. Toutefois, la possibilité de synthèse protéique d'une vache n'est pas extensible. Une vache est capable de produire par la digestion environ 145 à 200 grammes de matières azotées microbiennes par kilogramme de matières organiques digestives. Compte tenu des quantités d'aliments qu'ingère une vache, elle peut produire de quoi fabriquer de 25 à 30 litres de lait par jour. Si la quantité de lait produite par une vache dépasse 30 litres par jour, il faut trouver un substitut pour fournir à la vache les protéines dont elle a besoin parce que, au-delà des quantités évoquées, les bactéries présentes dans le système digestif de la vache ne sont plus, à elles seules, en mesure de les fournir.

Il faut alors « transformer » la vache en monogastrique, à l'image de l'humain, c'est-à-dire lui fournir des protéines qui seront digérées dans l'intestin et non dégradées dans le rumen. Pour ce faire, en complément de la ration normale donnée à la vache qui permet déjà la fabrication d'une certaine quantité de protéines, on lui donne un supplément de protéines. Afin que ces protéines parviennent dans l'intestin, il faut éviter que les bactéries les dégradent. C'est pourquoi on soumet les protéines à un traitement physique, appelé la dénaturation.

Vous obtenez une excellente dénaturation des protéines par le traitement thermique. Du fait que les farines de viandes subissent un traitement par des températures élevées, elles constituent un aliment idéal, qui passe ainsi dans l'intestin grêle. Ainsi, dans les traités classiques d'alimentation des ruminants, sont respectivement mentionnées les PDIM, c'est-à-dire les protéines digérées dans l'intestin d'origine microbienne, et les PDIA, c'est-à-dire les protéines digérées dans l'intestin d'origine animale. L'objet des farines de viandes était d'augmenter la fraction PDIA, c'est-à-dire la fraction des protéines digérée dans l'intestin grêle. Les mêmes résultats peuvent être obtenus avec, par exemple, du tourteau de soja, qu'il faut alors tanner et soumettre à un traitement.

L'Angleterre avait interdit l'utilisation des farines animales dans l'alimentation des ruminants sur son territoire, mais elle les avait exportées sans que nous soyons totalement informés, et leur prix a alors chuté. A l'époque, les farines animales étaient moins chères que le tourteau de soja à rendement protéique égal. Par conséquent, le raisonnement d'un producteur est simple : si un aliment, à efficacité égale, est moins cher, il est rationnel de l'utiliser. Comme personne n'était conscient du risque, certains ont importé des farines animales d'Angleterre et les ont donné aux ruminants.

Toutefois, les quantités utilisées ne sont pas très importantes en volume. Le rapport entre la production journalière de lait d'une vache et sa production annuelle est égal à 200. Par conséquent, si une vache donne 8 000 litres de lait par an, la production journalière atteint 40 litres. Pour une vache qui donne 9 000 litres, cette production atteint 45 litres. Au total, il existe un écart de 10 à 15 litres avec la quantité de lait journalière qu'une vache peut produire sans complément protéique spécifique. Par ailleurs, 48 grammes de protéines sont nécessaires à la fabrication d'un litre de lait par une vache. Par conséquent, un apport journalier protéique de 500 grammes environ est nécessaire pour parvenir aux rendements laitiers évoqués, répartis dans cinq à huit kilos d'aliments concentrés. Les volumes sont faibles, mais ce sont les petits ruisseaux qui font les grands fleuves.

Par ailleurs, chez les espèces dites monogastriques, les farines animales étaient utilisées afin de compléter l'apport en protéines des céréales. Les farines de viandes étaient utilisées en assez faibles quantités dans l'alimentation du porc. Elles l'étaient chez le porc charcutier, durant la période précédant l'abattage. Les farines de viandes n'étaient utilisées ni chez la truie, ni chez le porcelet car les farines étant des produits de récupération, leur utilisation pour ces animaux posait un risque sanitaire. En effet, lors du stockage, quelques colibacilles ou salmonelles pouvaient toujours proliférer. Par conséquent, on préférait les utiliser pour des animaux qui ne présentaient pas de risque, tels les porcs charcutiers. Chez les volailles, le poulet en recevait très peu, car les farines étaient relativement riches en os. Or, lorsque les taux de calcium dépasse 1 %, l'appétit de ces animaux est déprimé et les rendements diminuent. En revanche, on en rajoutait dans l'alimentation des poules pondeuses, car elles ont besoin de deux à trois grammes de calcium par jour.

En conclusion, je soulignerai que, personnellement, je suis persuadé que ces farines de viandes ont été à l'origine de l'épidémie d'encéphalopathie spongiforme bovine et que, in fine, l'agent pathogène de l'ESB s'est transmis par voie alimentaire à l'homme pour donner la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Toutefois il me semble que nous sommes face à un iceberg dont nous ne distinguons pas la partie immergée. Certains d'entre vous, notamment si vous venez de l'Aveyron, ont certainement entendu parler de la tremblante du mouton. Or, à ma connaissance, jamais aucun mouton n'a mangé de farine de viandes et pourtant, il y a deux siècles déjà, certains d'entre eux développaient la tremblante. A cet égard, nous n'avons pas encore décrit tous les éléments de cette crise et il me semble qu'une enquête complémentaire reste à faire.

Autre sujet de réflexion, Pasteur disait que le microbe n'est rien et que le terrain est tout. Si vous examinez la carte de présence de l'ESB en France, vous serez frappé par la focalisation du développement de la maladie en Bretagne, dans le Jura et dans les Alpes. Ce tropisme de l'épizootie est aussi présent au Royaume-Uni. Un article récent avance l'hypothèse de l'existence de maladies telluriques et que, plus précisément, les lieux où on détecte le plus souvent des cas d'ESB sont situés dans des régions dans lesquelles on relève un plissement hercynien. L'auteur de cet article en concluait, il y a deux ou trois ans, que si on effectuait des enquêtes en Allemagne, en Autriche, en Italie, peut-être y trouverait-on cette maladie. Or des cas d'ESB ont effectivement été décelés en Bavière et en Autriche ; quant à l'Italie, peut-être suffirait-il de les chercher pour les trouver.

Je voudrais conclure sur une note d'optimisme. Je suis persuadé que nous sommes face à une ancienne maladie qui a resurgi. Actuellement, pour des raisons diverses, on s'attache au vecteur peut-être principal qui est la farine animale, mais je suis persuadé qu'il existe d'autres voies de transmission que l'alimentation par les farines animales.

M. le Rapporteur : Vous avez évoqué la question de la traçabilité, sur laquelle je souhaiterais revenir, s'agissant notamment de la période antérieure à 1998, car depuis cette date, une nouvelle réglementation a été édictée. Or aujourd'hui, les éleveurs que je rencontre, qui sont devenus très méfiants depuis l'interdiction des farines animales, indiquent qu'une certaine incertitude demeure sur l'origine précise de certains de leurs achats. Quel est votre sentiment sur ce point et sur la réglementation en vigueur en matière de traçabilité ?

Lors de nos premières auditions, nous avons pu considérer que le recours aux farines animales dans l'alimentation des animaux monogastriques posait en définitive peu de problèmes sanitaires et scientifiques, mais qu'il était devenu inacceptable aux yeux de l'opinion publique, ce que vous semblez nous confirmer. Pensez-vous que toute l'ampleur du problème peut être ainsi résumée ?

S'agissant des produits alimentaires de substitution aux farines animales, tels que les tourteaux de soja, que vous avez évoqués, si nous devions importer de tels produits, quels problèmes poserait selon vous la présence d'organismes génétiquement modifiés (OGM) dans ces produits ?

Efin, s'agissant de l'état des connaissances en 1988, vous avez indiqué que l'utilisation des farines animales s'était poursuivie parce que personne n'était conscient du risque. Pouvez-vous nous confirmer cette position, au regard des importations de farines animales qui ont effectivement augmenté de 1988 à 1990 ?

M. le Président : Il faut peut-être préciser qu'au regard de la tremblante du mouton, l'ESB constitue un phénomène nouveau, du fait notamment de sa transmission à l'homme. Pourriez-vous nous préciser votre pensée sur ce sujet majeur ?

M. Daniel GRIESS : En 1992, j'ai participé au congrès international des affineurs à Amsterdam, où nous avons discuté des productions de farines de viandes et de graisses. Nous n'avons pas consacré dix minutes à l'ESB, et le problème ne figurait même pas à l'ordre du jour ! En coulisses, les uns et les autres échangeaient leur opinion sur l'ESB, mais personne ne considérait cette maladie comme une menace sérieuse. Personne n'avait pris conscience de l'impact que l'ESB pouvait avoir sur l'homme.

S'agissant des comparaisons possibles entre la tremblante du mouton et l'ESB, je ne nie pas que cette dernière constitue une maladie nouvelle, mais je suis néanmoins intimement persuadé qu'il y a d'autres facteurs que les farines de viandes qui entrent en jeu et qu'on ne les connaît pas tous.

Il existe assez peu de produits de substitution, parmi lesquels le tourteau de soja peut être considéré comme le seul réellement efficace. Ce dernier contient entre 44 et 46 % de protéines brutes. En revanche, les autres tourteaux sont plus pauvres en protéines. Le tourteau de tournesol décortiqué standardisé contient 39 % de protéines brutes et le tourteau de lin 35 %, alors que son prix au kilo est presque aussi élevé que celui du soja. Le tourteau de colza ne peut être utilisé car il renferme des principes antithyroïdiens qui sont éliminés par le lait, ce qui pose par ailleurs un problème de santé publique. Le tourteau de lupin contient 35 % de protéines brutes, mais la protéine du lupin est très dégradable par les bactéries microbiennes, d'où un mauvais rendement pour la production laitière. Le pois présente le même inconvénient et ne contient environ que 21 % de protéines brutes, soit moitié moins que le tourteau de soja.

Par conséquent, même s'il existe quelques produits de substitution, dont l'efficacité, on l'a vu, est déjà en soi un problème, la difficulté se situe aussi au niveau des quantités à mobiliser. Or la France importe environ 85 % de ses besoins en protéines. Parmi ces importations, les tourteaux de soja représentent environ 5 millions de tonnes.

Sur le plan théorique, les produits de substitution existent, mais il faut les importer. Cela signifie acheter des tourteaux de soja produits par des firmes américaines, soit directement aux Etats-Unis, soit indirectement au Brésil ou en Argentine. Nous n'avons aucun moyen de garantir que ces tourteaux importés ne contiennent pas d'OGM.

M. Pierre HELLIER : Vous avez évoqué les conditions de fabrication des farines : il me semble que vous n'êtes pas convaincu de l'efficacité des normes de température et de pression issues des réglementations actuelles pour faire disparaître tout risque de présence de l'agent pathogène de l'ESB dans les produits ainsi chauffés.

En second lieu, vous avez rappelé que le ruminant fabriquait des protéines animales dans son propre organisme à partir des bactéries et que, par ailleurs, l'utilisation des farines animales n'était pas totalement illogique. Toutefois, ces farines sont maintenant interdites car nous admettons tous qu'elles présentent un risque. Les quantités que vous évoquez sont certes faibles, mais l'ESB serait transmissible à l'état de trace, par conséquent on ne peut continuer à prendre un tel risque. Le soja est un substitut qui parait tout à fait satisfaisant au point de vue de la quantité de protéines, mais il ne possède pas tous les acides aminés nécessaires à la synthèse de ces protéines. Ne pourrait-on envisager d'utiliser des acides aminés de synthèse pour pallier certaines carences en acides aminés propres aux protéines végétales ?

L'ESB est une maladie différente de la tremblante, l'étude des coupes histologiques des cerveaux atteints par chacune des deux maladies le démontre. La tremblante du mouton n'a pas contaminé les bergers, alors que nous sommes quasi certains que l'ESB contamine l'homme. Nous ne sommes donc pas du tout dans le même cas de figure.

M. Daniel GRIESS : Ce sont toutes deux des maladies à prions ; l'existence de ce prion pathologique et le mode de transmission constituent des éléments de rapprochement entre l'ESB et la tremblante. Il est vrai cependant que la tremblante est l'exemple d'une maladie à prions qui se transmet sans passer par les farines de viandes.

S'agissant des produits de substitution, il faut noter que le tourteau de soja est relativement riche en termes d'apports protéiques. Alors que les farines animales contiennent environ 3,5 ou 4 % de lysine, le soja en contient de 2,6 à 2,9 %. Il est possible en théorie de combler cet écart en ajoutant aux tourteaux de soja de la lysine de synthèse et de la méthionine de synthèse. En pratique, ce n'est pas si simple car l'éleveur doit administrer de la lysine ou de la méthionine protégées de l'action destructrice des bactéries présentes dans le rumen, afin qu'elles parviennent jusqu'à l'intestin grêle. La protection des protéines de synthèse est coûteuse, mais certaines sociétés proposent de tels produits sur le marché.

M. François GUILLAUME : Que pensez-vous de l'idée consistant à utiliser de l'urée pour contribuer à l'apport de matières azotées ? Par ailleurs, les déchets d'abattoir ou les bêtes issues de l'équarrissage étaient traités en principe à une température de 133 degrés et une pression trois bars pendant vingt minutes. Il a été dit, à l'époque, que les Britanniques avaient abaissé ces normes afin d'améliorer leur productivité. En revanche, en France, ces normes avaient été respectées et c'est pourquoi nous n'avons pas connu les mêmes problèmes. Toutefois, il me semble, sinon en France, du moins en Allemagne, que les équarrisseurs, compte tenu des protestations du voisinage en raison des odeurs, traitaient les cadavres avec des solvants et n'appliquaient plus les normes évoquées. Il est donc essentiel de savoir si ces traitements alternatifs ont existé.

M. Daniel GRIESS : S'agissant de l'efficacité des normes relatives à la fabrication des farines, la Commission européenne avait proposé des mesures dès 1997, car le comité vétérinaire avait estimé qu'elles ne garantissaient pas la destruction de l'agent pathogène de l'ESB. S'agissant de l'équarrissage, il existe la loi Aveline et ses décrets d'application, notamment un décret de septembre 1986 dont l'annexe décrit toutes les matières premières destinées à l'alimentation animale. Elle décrit les farines de viandes et les caractéristiques qu'elles doivent remplir. Il est stipulé, en particulier, que ces farines de viandes ne doivent contenir ni poils, ni onglons, ni contenus du rumen, c'est-à-dire la cellulose. En effet, la farine de viandes doit être produite à partir d'animaux dépouillés et éviscérés. J'ai l'intime conviction que certains équarrisseurs ne le faisaient pas, pour des raisons purement économiques. En effet, ils étaient tenus d'enlever les cadavres sans contrepartie ; afin d'obtenir néanmoins une rétribution, ils les transformaient en farines de viandes.

Il y a peut-être aussi une lacune dans la réglementation française. A titre d'exemple, aux Etats-Unis, la réglementation distingue les farines d'équarrissage, dites « tankage », des farines de viandes, dites « meat scrap ». En France, quelle que soit la nature du produit, la dénomination est farine de viandes. De surcroît, la traçabilité de ces produits n'étant pas assurée à l'époque, l'acheteur ne savait pas réellement ce qu'il achetait. Mais nous ne connaissions pas les risques de l'ESB ni les propriétés physiques de l'agent pathogène qui lui est lié. En effet, il était admis que les formes sporulées des bactéries classiques étaient tuées à 123 degrés et les formes vivantes à 60 degrés, comme pour la pasteurisation.

S'agissant de l'ajout d'urée dans l'alimentation, une telle méthode serait inopérante s'agissant de la vache laitière. En effet, les apports de cette substance en termes d'énergie et d'oligoéléments sont inexistants et l'urée doit être transformée en protéines microbiennes. Or les microbes ne peuvent contribuer à la fabrication que de 25 à 30 litres de lait. En effet, les vaches qui produisent 25 à 30 litres de lait par jour ont des niveaux de production de cinq à six mille litres par an. Actuellement, une vache laitière a un rendement de 7 500 à 9 000 litres par an. Pour conserver un tel rendement, l'éleveur doit leur administrer des protéines protégées. L'ajout d'urée peut être considéré comme satisfaisant pour les animaux d'élevage, les animaux en croissance, les périodes de disette ou pour des bovins qui ont une croissance de 300 grammes par jour, mais non pour des vaches laitières à haut niveau de rendement.

M. Marcel ROGEMONT : Vous nous avez dit que l'augmentation de l'usage des farines dans l'alimentation bovine en France a eu pour origine l'interdiction de leur utilisation au Royaume-Uni, d'où une chute de leur prix sur le marché. Il est étonnant que personne ne se soit interrogé sur les raisons, très graves en l'espèce, pour lesquelles les Britanniques n'en utilisaient plus. Vous nous avez aussi indiqué que lors d'un congrès à Amsterdam en 1992, le sujet avait été peu abordé. Personne ne semble s'être préoccupé de ce problème, qui se traduisait pourtant déjà à l'époque par un événement économique, à savoir l'effondrement des cours des farines animales du fait de l'interdiction de leur utilisation au Royaume-Uni.

M. le Président : C'est la question que nous nous posons : comment un fait aussi notoire en Angleterre pouvait-il être aussi méconnu en France ? À quel moment, en tant que scientifique, avez-vous eu connaissance de l'épizootie que subissait le Royaume-Uni depuis 1988 ?

M. Daniel GRIESS : C'est en 1994, me semble-t-il, que l'on s'est réellement soucié de ce problème en France. Auparavant, ce problème était simplement abordé. Par ailleurs, rappelons que le Danemark, qui a interdit l'utilisation des farines animales sur son territoire depuis longtemps, continuait à en exporter. Les Danois ont connu leur premier cas d'ESB en fin d'année 2000, ce qui les a quelque peu effrayés. Ce pays ne pratiquait pas, jusqu'à il y a peu, le retrait des matières à risque spécifié. Eux aussi exportaient leur farine de viandes, mais elles étaient chauffées à 133 degrés, 3 bars pendant 20 minutes.

Cela pose d'ailleurs un problème communautaire, car la France était le seul pays à interdire les matériaux à haut et moyen risque dans les farines, mais rien n'interdisait d'importer en France des farines en provenance d'autres pays de l'Union européenne, accompagnées des certificats adéquats. Interdire de telles importations aurait constitué une entrave au commerce. Ces farines importées correspondaient à la réglementation en vigueur dans l'Union européenne puisqu'elles étaient chauffées à 133 degrés sous une pression de 3 bars pendant 20 minutes. Elles étaient donc réputées saines.

M. Jacques LE NAY : En présence d'un cas d'ESB dans un troupeau bovin, on déclare impropre à la consommation l'ensemble du troupeau, qui est alors détruit. Dans le cas de la tremblante du mouton, maladie à prions, les animaux du troupeau dans lequel un cas a été détecté sont-ils déclarés propres ou non à la consommation ? Dans l'affirmative, n'y aurait-il pas lieu, au nom du principe de précaution, d'appliquer la même règle de l'abattage total du troupeau ?

M. Daniel GRIESS : Il n'a pas été démontré qu'il y avait danger pour les propriétaires car, jusqu'à il y a peu, lorsque l'un d'entre eux avait dans son troupeau une brebis atteinte de la tremblante, il la saignait et la mangeait. Aucun éleveur ni aucun boucher n'a été contaminé. Il est évident qu'on ne mange plus, aujourd'hui, ces animaux atteints. Ils sont d'ailleurs saisis.

M. François GUILLAUME : Vous semblez dire que certains lieux seraient plus propices que d'autres à une contamination par l'ESB. Supposez-vous l'existence de « champs maudits » tels qu'il en existe pour le charbon des animaux ?

M. Daniel GRIESS : Personne n'a réussi à le démontrer, mais chaque hypothèse mérite d'être suivie et contrôlée. En fait, nous savons peu de choses. Pour ma part, je n'exclus aucune hypothèse car nous sommes face à un fléau qui présente un réel danger de santé publique.

M. André ANGOT : Il y a quelque temps, dans une revue vétérinaire, j'ai lu qu'un institut de recherche anglais avait démontré que, dans certains insectes qui vivent dans les pâtures, on retrouvait des prions. Si ce vecteur de contamination est confirmé, cela éclairerait le problème du processus d'infection de la tremblante du mouton et, peut-être, de l'ESB.

M. Daniel GRIESS : Il me semble que ces résultats viennent de recherches réalisées en Irlande. L'audition de Mme Jeanne Brugère-Picoux vous apportera des réponses plus précises, car elle est spécialiste dans le domaine de l'épidémiologie et de la pathologie.

M. Jacques REBILLARD : En abordant le problème de l'élimination des farines existantes, nous avons découvert que celles-ci avaient un pouvoir calorifique, et qu'elles pouvaient être brûlées et produire de l'énergie. Pourriez-vous nous préciser ce point au regard de l'image que nous avons des farines, qui sont riches en eau ? Par ailleurs, pour pouvoir les utiliser à des fins calorifiques, doivent-elles subir un traitement particulier ?

Ma deuxième question concerne les rations alimentaires azotées des bovins. Les éleveurs n'ont-ils pas eu tendance à distribuer aux animaux des rations alimentaires « hyper-azotées », en particulier lors de l'engraissement des animaux, afin de pallier un déficit en matières azotées qui en fait n'existait pas ? Considérez-vous qu'un nouvel effort de vulgarisation ou d'information serait nécessaire à l'égard des éleveurs pour les orienter vers une distribution de rations alimentaires plus équilibrées en matières azotées ?

M. Daniel GRIESS : Les farines animales, après traitement, contiennent en moyenne 12 % d'eau. Elles peuvent donc être considérées comme très sèches. La teneur des farines animales en matières grasses varie, mais, lorsqu'elles sont commercialisées, cette teneur ne dépasse pas généralement les 9 %. La graisse est en effet enlevée, sinon les farines ne se conserveraient pas. On peut, par ailleurs, considérer que les farines de viandes dégraissées fournissent de l'énergie, car la combustion d'un gramme de farine de viande permet de produire entre quatre à cinq Calories. Dans ces farines de viandes dégraissées, il y a, en fait, au départ, peu de graisse, car les animaux transformés en farines de viandes sont généralement des animaux maigres ou déficients.

M. Jacques REBILLARD : Le taux de 9 % que vous évoquez correspond à l'état des farines après leur déshydratation.

M. Daniel GRIESS : En effet, puisque l'organisme d'une vache vivante est composé d'eau à hauteur de 60 %. S'agissant de la question relative à la ration azotée chez les ruminants, il est vrai que les éleveurs ont tendance à « forcer » sur l'azote et ce, pour une question d'appétit. L'engraissement d'un bovin correspond à une augmentation de son taux de matière grasse ; or, l'organisme n'est pas statique, il est en renouvellement constant, par conséquent, les masses graisseuses déposées se mettent en mouvement et arrivent dans le sang. Il en résulte que la teneur en lipides et en acides gras du sang augmente au fur et à mesure de l'engraissement. Les centres de régulation de la faim et de la satiété se situent au niveau de l'hypothalamus. Lorsque la différence artérioveineuse d'un animal tend vers zéro - c'est le cas lorsqu'un animal est pléthorique, c'est-à-dire lorsqu'il a été fortement engraissé - le centre de la satiété est stimulé et l'animal ne mange plus. Par conséquent, on force sur les aliments qu'il aime, on déséquilibre la ration pour contourner la chute de l'appétit et obtenir ainsi de meilleures performances. Cela s'accompagne de risques de pathologies.

M. Marcel DEHOUX : Localement, chacun est confronté au choix des lieux de stockage des farines animales désormais interdites. Le stockage de ces farines animales vous semble-t-il dangereux ?

M. Daniel GRIESS : Il est difficile de stocker des farines de viandes, car, s'agissant d'un produit biologique, elles sont sujettes à des modifications et des fermentations. Par conséquent, si elles ne sont pas stockées dans des lieux hermétiques, analogues à la protection qu'offrent des boites de conserve, l'humidité atmosphérique, les ultraviolets et les insectes qui, en pénétrant dans les farines de viandes, les hydrolysent et augmentent leur teneur en eau, peuvent déclencher des fermentations. Celles-ci sont malodorantes en raison de la grande quantité de protéines contenue dans les farines ; il peut même se produire des combustions sans flamme. Ce stockage exige donc de prendre des précautions très importantes. Il faudrait prévoir des locaux totalement étanches.

À défaut, on court un risque de dissémination de maladies. Les farines animales sont un milieu de culture excellent pour accélérer la prolifération des salmonelles, des streptocoques ou des colibacilles. Les insectes et les petits rongeurs qui peuvent avoir accès aux farines vont déposer leurs miasmes lors de leurs déplacements ou être eux-mêmes mangés. A mon avis, il est dangereux de stocker des farines de viandes.

M. le Président : Quelles sont vos suggestions sur le fondement de ce constat ?

M. Daniel GRIESS : Je peux simplement tirer la sonnette d'alarme et préconiser une destruction rapide des farines de viandes.

M. Jean-Pierre DUPONT : Nous constatons que l'étiologie de l'ESB semble encore aujourd'hui en partie indéterminée. En effet, certaines personnes auditionnées estiment que la maladie a une autre origine que le prion considéré comme pathogène. Néanmoins, s'agissant de cette maladie, nous savons que les Britanniques ont modifié la méthode de préparation de leurs farines animales au début des années 1980, en les chauffant à 60 degrés et en utilisant des solvants, en particulier le toluène. Peut-on imaginer que le toluène ait pu agir comme un catalyseur et modifier les chaînes d'acides aminés des protéines et ait ainsi entraîné l'apparition d'un prion pathogène ? Il faut noter que dix-huit mille cas d'ESB sont apparus en Angleterre peu après la modification de la méthode de préparation des farines. Il y a donc eu véritablement un phénomène explosif.

Des expériences en laboratoire ont-elles été mises en _uvre pour reproduire ces conditions de préparation, soit un traitement à 60 degrés et l'utilisation des solvants ? A-t-on pu observer l'apparition du prion pathogène et, auquel cas, infecter la souris avec le prion ainsi obtenu ?

M. Daniel GRIESS : Mme Brugère-Picoux pourra certainement vous fournir une réponse concernant d'éventuelles expériences menées à ce sujet. Par ailleurs, s'agissant du prion et des structures des protéines, j'ai eu des discussions avec un professeur de physique de la faculté de Toulouse. Selon lui, l'activation de champs électriques et l'effet de certaines réactions chimiques sont susceptibles de modifier les structures des protéines. Il est certain qu'il est possible de les structurer et de leur donner une conformation spéciale par des méthodes physiques ou chimiques.

M. Joseph PARRENIN : Quelle est la position des scientifiques par rapport à la situation qu'a connu l'Angleterre ?

M. Daniel GRIESS : Pour ma part, je déplore qu'il y ait eu, dans un premier temps, une certaine désorganisation. Les Anglais n'ont pas clairement et objectivement attiré l'attention du monde scientifique sur ces problèmes. Ils ont été occultés.

M. le Président : La commission d'enquête tente de comprendre comment nous sommes parvenus à une telle situation. Nous étions en présence d'un risque identifié résultant d'une contamination due à l'ingestion de farines animales dans un pays proche du nôtre. Ce pays a exporté ces farines en grande quantité, y compris après la mise en _uvre de mesures d'interdiction édictées sur son territoire ; il serait intéressant de savoir si la communauté scientifique en connaissait ou non le risque potentiel.

M. Daniel GRIESS : La prise de conscience de l'ampleur du risque par la communauté scientifique a été lente, car peu de publications ont paru sur ce sujet, lequel suscitait peu d'intérêt. Mais ce n'est pas un cas unique dans l'histoire. On peut citer le cas de l'aflatoxicose, maladie très grave, dont l'agent infectieux est le cancérigène hépatique le plus puissant. Ainsi, en 1960, en Angleterre, un élevage de dindons a été entièrement détruit. On a trouvé des lésions hépatiques sur les animaux. Ce n'est que plusieurs années après qu'on a trouvé qu'il s'agissait d'une mycotoxine.

La science est constituée de phases successives d'auto-accélération. Au début, les scientifiques ne possèdent aucun élément ; ils procèdent par recoupements. Les scientifiques n'aiment pas publier des études qui ne sont pas basées sur des faits précis. De plus, le scientifique doit fournir une bibliographie à l'appui de ses propres travaux et établir des relations entre les diverses publications déjà parues. Par conséquent, l'information scientifique prend un certain temps à se diffuser, parfois quelques années. La plupart des progrès concernant les pathologies suivent cette règle.

Par ailleurs, nous vivons à une époque où les médias de masse sont extrêmement puissants. Dès qu'un fait est constaté, il est immédiatement transmis et amplifié par les médias, ce qui, dans une certaine mesure, nuit à la réflexion scientifique. L'amplification aboutit à des affirmations excessives, et on a tendance à ne pas croire ce qui est excessif. Lorsque les choses sont rationnelles et découlent d'un raisonnement cohérent et déductif, elles ont plus de crédibilité.

Il me semble que certains phénomènes médiatiques de ce type ont prolongé le temps de réflexion des experts. Toutefois si on le compare aux autres pathologies, ce délai n'est pas tellement plus long. De plus, il faut reconnaître qu'il y a eu très peu de cas humains en France et dans les autres pays de l'Union européenne, hormis le Royaume-Uni.

M. le Président : Suiviez-vous cependant la situation au Royaume-Uni ?

M. Daniel GRIESS : Les revues scientifiques n'évoquaient le sujet qu'à « bas bruit ».

M. le Président : Il est intéressant de voir la manière dont l'information se diffuse dans la communauté scientifique. On peut cependant noter que les Britanniques étaient parvenus à certaines conclusions provisoires mais claires, puisqu'ils ont interdit l'utilisation des farines dans l'alimentation des bovins.

M. Daniel GRIESS : Oui, mais ils n'ont diffusé ces conclusions à aucun autre pays. Nous avons cependant interdit l'importation des farines anglaises dès 1989. Le problème est de savoir si ces farines ont pu être importées par l'intermédiaire d'autres pays.

M. Joseph PARRENIN : Avant 1984 et la mise en place des quotas laitiers, c'est l'herbe qui constituait l'essentiel de l'alimentation des vaches laitières. Depuis lors, c'est le maïs ensilé, complété par l'azote, qui est utilisé. Quand on produit avec de l'herbe, c'est l'énergie qui manque ; mais quand l'alimentation de base est le maïs, c'est la matière azotée qui fait défaut. Pensez-vous qu'une autre logique de production et de développement agricole, notamment en matière de viande et de lait, aurait pu être envisagée et ainsi permettre éventuellement d'éviter la crise actuelle ?

M. Daniel GRIESS : Tout à fait. Je pense que l'épizootie d'ESB est un tribut que nous payons à la productivité, laquelle est la production affectée d'un coefficient économique. Nous avons fait un mauvais choix concernant ce coefficient.

M. Claude GATIGNOL : Le problème de l'ESB est aujourd'hui essentiellement européen et plus particulièrement britannique. Mais qu'en est-il aux Etats-Unis où des vallées se sont spécialisées dans la production de lait ?

M. Daniel GRIESS : On ne trouve que ce que l'on cherche. Quand on ne cherche pas, on ne trouve pas. Aux Etats-Unis, des études épidémiologiques ont été menées et aucun cas d'ESB n'a été trouvé. En revanche ont été détectés des cas de « vaches couchées ». Ce sont des pathologies que les Américains n'osent pas appeler de leur nom, mais je suis persuadé qu'il s'agit, au moins en partie, de cas d'ESB. Il faut noter qu'en Allemagne, en Espagne et en Italie, on a trouvé des cas d'ESB dès qu'on en a cherché.

M. Claude GATIGNOL : Quant à l'usage des farines animales, les Etats-Unis l'ont aussi interdit dans l'alimentation des ruminants en 1997.

M. Daniel GRIESS : Certes. Ils utilisent des farines de poissons.

M. François GUILLAUME : S'agissant des laits de remplacement pour l'alimentation des veaux, ils contiennent parfois des quantités importantes de graisses animales ou de suif. Le coût de revient de ces procédés est en effet modique.

M. Daniel GRIESS : Il n'y a aucun danger pour le veau car les suifs constituent 40 % de l'énergie totale apportée par l'alimentation du veau. L'éleveur est donc tenu de donner à ses veaux des suifs d'une qualité irréprochable, meilleure que celle imposée pour l'usage des humains. Si les suifs destinés aux veaux ont un indice de peroxyde supérieur à 2, ils peuvent être toxiques. Par conséquent, les graisses utilisées dans l'alimentation du veau pré-ruminant, qui donnera de la viande blanche et qui sera abattu un peu plus de cent jours après sa naissance, ne peuvent être mises en cause car elles sont raffinées à usage alimentaire.

De façon générale, l'alimentation du veau ne pose pas de problème. Ainsi, le sang n'est pas utilisé car il pigmenterait l'aliment d'allaitement. On incorpore dans l'alimentation du veau des protéines uniquement en petites quantités car celles-ci ne coagulent pas. Le veau a un estomac qui contient 1,5 litre et il boit un septième de son poids. Par conséquent, un veau de 50 kilos boit sept litres, mais ne possède qu'une capacité de 1,5 litre pour les contenir. Comme il boit trois litres à la minute, il ne peut boire et digérer que si les aliments coagulent immédiatement. Si ceux-ci ne coagulent pas, le veau va présenter des troubles digestifs. Par ailleurs, si le veau ingère une quantité suffisamment faible pour ne pas avoir besoin du phénomène de coagulation, sa croissance ne sera que de 300 ou 400 grammes par jour. Il ne deviendra donc pas un veau de boucherie.

M. François GUILLAUME : Je pensais que les graisses étaient détruites et ne pouvaient plus ainsi contribuer à l'alimentation des veaux.

M. Daniel GRIESS : Oui, mais je faisais référence à celles qui sont utilisées dans l'alimentation du veau de boucherie, qui sont des suifs raffinés, des « shortenings ».

M. le Rapporteur : Vos propos concernant le tribut à payer pour l'agriculture intensive sont très intéressants, mais me posent un véritable problème par rapport aux éleveurs eux-mêmes. Mon sentiment est que ceux-ci en sont des victimes. Ne faudrait-il pas qu'il y ait une meilleure information et une véritable formation, par exemple dans les lycées agricoles, au profit des éleveurs, afin qu'ils intègrent certains mécanismes alternatifs à l'agriculture intensive ? Selon moi, les agriculteurs n'ont pas toujours pu acquérir une telle formation.

M. Daniel GRIESS : Je vous donne raison. Je dirai qu'avant de faire de l'information, il faut faire de la formation. Les formations actuelles sont trop techniques. Elles ne laissent pas la place à ce qu'on pourrait appeler la culture générale ou la culture comparée, concernant notamment les choix agricoles fondamentaux en termes de système de production. Une fois de plus, j'estime que nous payons les conséquences d'une agriculture productiviste.

M. le Président : En matière d'étiquetage, de contrôle de la traçabilité et des réglementations, quelles seraient vos recommandations pour l'avenir ?

M. Daniel GRIESS : J'estime que les mesures réglementaires actuelles sont bonnes, puisqu'on a interdit l'utilisation de toutes les farines, ce qui permet d'éviter d'éventuelles contaminations croisées. L'étiquetage est satisfaisant. Toutefois, s'agissant des farines animales, je déplore la perte d'un potentiel économique important et c'est pourquoi je ne suis pas pour leur abandon définitif. Il convient d'instituer des circuits séparés et étanches entre la production des farines animales à usage alimentaire et celle des farines animales destinées à la destruction. Cela constituerait un début de solution.

D'ailleurs, de tels circuits séparés existent d'ores et déjà pour la fabrication des aliments pour les chiens et les chats. Les fabricants concernés sont tenus de respecter des normes très strictes. A ce sujet, il faut leur rendre hommage car ils ont devancé tout le monde en la matière. Dès 1989, le syndicat des aliments préparés pour chiens, chats, oiseaux et autres animaux familiers, qui regroupe 99 % de ces fabricants, a banni de ces produits tout aliment à risque.

M. François GUILLAUME : Cela a été fait à titre promotionnel et commercial.

M. Daniel GRIESS : C'est peut-être effectivement le cas. Mais ils l'ont fait avant tout le monde. Je pense donc que l'utilisation des farines animales peut se poursuivre à condition que des règles strictes de séparation des circuits soient appliquées.

M. le Président : Des contaminations ont-elles pu se produire du fait du non-respect des règles en matière d'équarrissage ? Y a-t-il eu d'autres lieux, selon vous, susceptibles d'avoir abouti à des contaminations au cours de la chaîne de production des farines ?

M. Daniel GRIESS : Peut-être y a-t-il eu des problèmes au niveau des stockages, avant la vente des farines, au sein de certaines usines de fabrication de farines de viandes. Dans certaines petites usines, les produits fabriqués étaient stockés sous un hangar et enlevés trois ou quatre jours plus tard. Cette durée pouvait constituer une source de problèmes.

M. le Président : Nous vous remercions.

Audition de Mme Jeanne BRUGÈRE-PICOUX,
professeur au service de pathologie du bétail
à l'Ecole nationale vétérinaire de Maisons-Alfort

(extrait du procès-verbal de la séance du 23 janvier 2001)

Présidence de M. François Sauvadet, Président

Mme Jeanne Brugère-Picoux est introduite.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mme Jeanne Brugère-Picoux prête serment.

Mme Jeanne BRUGÈRE-PICOUX : Je vous remercie de m'avoir invitée pour évoquer le problème de l'encéphalopathie spongiforme bovine (ESB), malheureusement toujours d'actualité. En 1985, quand sont apparus les premiers cas au Royaume-Uni, les Anglais n'en ont pas informé les autres pays européens ; leurs premières publications datent de novembre 1987. Ces cas étaient considérés au départ comme une curiosité scientifique, mais la situation a vite évolué car, en mai 1988, 455 cas avaient déjà été recensés.

Ceux-ci avaient été notifiés auprès des experts de l'Office international des épizooties qui se sont réunis en mai 1988 à Paris. Par conséquent, on ne pouvait plus ignorer, du fait de cette augmentation très brutale du nombre de cas d'encéphalopathies spongiformes bovines, qu'il y avait un grave problème en Angleterre.

Travaillant à cette époque sur la tremblante du mouton, nous étions plus à même d'être intéressés par cette affection. C'est pourquoi nous avons voulu prévenir la profession ; mais notre première publication, soumise à la Dépêche vétérinaire, nous a été refusée sous prétexte que cette revue s'intéressait à l'actualité et non pas à des curiosités scientifiques. Nous avons ensuite soumis un article plus construit au Bulletin de la Société vétérinaire pratique en décembre 1989, afin d'informer les vétérinaires sur cette nouvelle maladie. Nous avions dit, avec Jacqueline Chatelain, que nous ne pouvions exclure une transmission à l'homme de ce nouvel agent bovin. On rappelait aussi que la transmission à l'homme de la tremblante du mouton n'avait jamais été démontrée. La seule étude qui avait été faite sur cette question, depuis quinze ans, .était une étude française, celle de l'équipe de Mme Cathala, avec Jacqueline Chatelain.

Toutefois, nous avions ajouté que le contraire n'avait pas été démontré non plus. Nous avions également souligné, dans ce même article, que cette maladie du cheptel britannique menaçait le cheptel français et qu'il ne fallait rien importer d'Angleterre, en particulier aucun produit destiné à l'alimentation des animaux de rente. Cette remarque s'appliquait également à l'alimentation humaine car nous émettions l'hypothèse que la possibilité de transmission à l'homme ne pouvait être exclue.

En 1990 est survenue la première « mini-crise » lorsque les Anglais ont constaté le premier franchissement d'une barrière d'espèces dans des conditions naturelles : l'encéphalopathie spongiforme féline. Pour la première fois, le 10 mai 1990, on découvrait que le chat domestique pouvait être atteint. Les Anglais ont boycotté le hamburger dans les cantines, la France a mis en place un bref embargo, pour éviter que les produits anglais soient exportés vers la France. Malheureusement, cette mini-crise n'a duré que très peu de temps, et nous avons dû céder devant la communauté européenne et ne pas maintenir l'embargo.

Peu de temps après, le porc s'est révélé sensible, l'injection d'un gramme de cervelle bovine infectée par voie intercérébrale suffisant à le contaminer. En revanche, même en ingérant par voie orale quatre kilos de cervelle, le porc n'a pas été contaminé, tout du moins n'a montré aucun signe de la maladie. Ceci démontre qu'il faut toujours multiplier par un fort coefficient la dose efficace injectée par voie intercérébrale pour obtenir une dose efficace par la voie orale. Peut-être aurait-il fallu donner à ces porcs une dose supérieure à ces quatre kilos pour obtenir une contamination. Des études sur le porc sont en cours en Angleterre, mais il est dommage que les études actuelles ne prévoient de vérifier que la dangerosité des tissus de ces porcs sur les souris sans étudier une transmission de porc à porc et de porc à bovin pour déterminer s'il y a un risque ou non.

Entre-temps, les Britanniques ont mis en place un dispositif de précaution. Dès juillet 1988, les farines ont été interdites en Grande-Bretagne, mais elle ont été exportées vers la France à bas prix. Il est nécessaire d'attendre, pour vérifier l'efficacité d'une mesure, au moins cinq ans, durée moyenne d'incubation de l'ESB chez les bovins. On observe une diminution, à partir de 1993, des cas mensuels d'encéphalopathie spongiforme bovine déclarés, qui atteignaient le chiffre de près de quatre mille. On constate également que les Anglais ont connu une cassure de courbe dès 1990, l'indemnisation des bovins étant alors passée de 50 % à 100 %. Cette maladie, qui se manifeste par des troubles du comportement, est constatée dès ses prémices par l'éleveur, lequel détient donc la possibilité du diagnostic précoce. Compte tenu de la longue durée d'évolution clinique et des troubles du comportement, qui peuvent être peu importants pendant quinze jours ou trois semaines, l'éleveur, s'il ne veut pas déclarer l'animal malade, peut tout à fait l'envoyer à l'abattoir sans qu'un vétérinaire découvre à l'inspection ante mortem que l'animal est atteint d'ESB.

Avant même l'affaire du porc, les Anglais avaient décidé d'interdire en novembre 1989 les abats bovins pour la consommation humaine. Ils les avaient en fait interdits dès 1988 ; c'est pourquoi vous voyez augmenter les exportations d'abats à partir de 1988, et ce de façon impressionnante, car elles passent de cinq à six cents tonnes en moyenne en 1987 à sept mille à douze mille à partir de 1988, puis à dix-huit mille tonnes en 1994. On peut donc supposer que, dès 1988, les Anglais avaient conscience qu'un risque existait avec les abats ; ils les exportaient néanmoins. Malheureusement, à l'époque, la France fut leur principal importateur. Lorsque l'on sait que ces abats comportaient des matériaux à risques spécifiés - cervelle et moelle épinière - et qu'un gramme de cervelle suffit à contaminer un bovin par la voie orale, il y a là un risque beaucoup plus important pour l'homme que les importations de farines anglaises.

De 1991 à 1995, on n'a plus guère parlé de l'ESB, si ce n'est en 1994 quand les Anglais se sont inquiétés du pouvoir infectant de l'iléon. Ils ont alors interdit, pour les veaux de moins de six mois, tous les produits qui pouvaient être des abats à risques. Mais, de notre côté, en France, cette précaution n'a pas été prise vis-à-vis des veaux anglais abattus sur notre territoire. Entre 1991 et 1995, le seul appel que j'ai reçu en tant qu'expert, au niveau du ministère de l'Agriculture, a concerné les engrais. Il s'était inquiété d'un risque pour l'environnement suite à l'expérience de Paul Brown, qui avait enterré de la cervelle de hamster dans son jardin de Washington et qui, trois ans après, avait montré qu'elle restait toujours infectante. Le ministère était plus inquiet pour l'environnement que pour l'assiette du consommateur.

En 1994, l'inquiétude liée à l'ESB pouvait être également due à l'apparition de cas de maladie chez des fermiers, dont nous savons maintenant que c'était une fausse alerte, car ces fermiers étaient atteints d'une maladie de Creutzfeldt-Jakob classique. Toutefois un ou deux cas ayant été détectés chez des jeunes, les Anglais ont conseillé la consommation de viande des animaux plus jeunes, c'est-à-dire âgés de moins de trente mois. Notons que, à cette époque, les Anglais continuaient à nous envoyer leurs vieilles vaches.

En ce qui concerne l'étude des cas d'ESB qui ont été déclarés entre 1991 et 1995 en France, il est étonnant de noter que la situation n'a pas évolué selon une courbe en cloche, que l'on observe pour la Suisse. En effet, si une grande quantité de farines ont été importées en 1988 et 1989, logiquement cinq ans plus tard, nous aurions dû avoir des cas déclarés. Or cela n'a pas été le cas. Les animaux morts sont repartis dans la chaîne de production de nos propres farines françaises. Ceci explique les cas que nous avons eus par la suite, en raison des contaminations croisées, accidentelles ou frauduleuses.

Fin 1995, l'annonce du décès, au Royaume-Uni, de deux personnes jeunes, à la suite d'une maladie de Creutzfeldt-Jakob, a provoqué une inquiétude croissante. En septembre 1995, lors des Entretiens de Bichat, dont mon mari organise la partie vétérinaire, je lui avais conseillé le thème des encéphalopathies car on pouvait craindre une crise ; mais les médecins l'ont refusé sous prétexte que c'était une vieille histoire. Ils n'avaient pas pris conscience de la gravité du problème de santé publique posé par l'encéphalopathie spongiforme bovine.

Lors d'une réunion au parlement européen en février 1996, à laquelle participait M. Christian Jacob, nous étions trois experts - Kimberlin du Royaume-Uni, Diringer de Berlin et moi-même - pour évoquer le risque lié à l'encéphalopathie spongiforme bovine. Je me souviens de la réflexion de M. Christian Jacob soulignant que c'était la première fois que les experts ne maniaient pas la langue de bois. Par ailleurs, en février, avant la crise, j'avais informé l'Académie nationale de médecine sur le risque lié à l'ESB, laquelle avait demandé que des mesures soient prises à l'encontre des veaux anglais.

La crise de l'ESB a entraîné de nombreuses mesures. A cet égard, je rappellerai qu'en 1996, la France a sécurisé les farines ; nous avons indiqué ne pas avoir la certitude que le chauffage permettait d'inactiver les prions bovins. Cela a été démontré lors d'une conférence présentée en 1998 par M. Taylor, spécialiste du sujet ; mais le texte de cette conférence n'a pas été publié. Selon M. Taylor, l'agent infectieux, même chauffé à 138° pendant une heure, dans les conditions de fabrication des farines de viandes, résistait fortement. Nous avions donc raison de demander une sécurisation des farines consistant à interdire l'utilisation des cadavres, des saisies d'abattoir et des matériaux à risque spécifiés.

Les courbes de l'évolution de l'ESB en Europe font mieux comprendre la difficulté du diagnostic clinique et de la sensibilisation des personnes. Seuls les Suisses ont une courbe en cloche, suite à une action de sensibilisation intervenue en 1996. Certains pays connaissent, comme le Portugal, une augmentation des cas : leur nombre est passé de trente en 1997 à cent six en 1998, la prime à la déclaration ayant été multipliée par trois et demi. On peut également noter l'efficacité de la surveillance active en Suisse, premier pays à avoir utilisé les tests ; le nombre de cas est passé de vingt-cinq en 1998 à cinquante en 1999. En France, nous en avons également fait la démonstration puisque, aujourd'hui, 252 cas ont été détectés dont 63 par les tests ; en outre, on a découvert un animal atteint âgé de plus de trente mois.

Dans les années à venir, la question qui se posera, que ce soit en médecine humaine ou animale, est celle des cas atypiques. Je ne suis pas sûre que nous disposions de tous les critères de diagnostic des encéphalopathies. Quand je faisais beaucoup de clinique sur les moutons à tremblante, je constatais que ceux-ci ne présentaient pas toujours des lésions histologiques me permettant de constater rapidement qu'ils étaient atteints de cette maladie. Si je ne les avais pas vus malades, peut-être n'aurais-je pas autant cherché dans la coupe du cerveau pour trouver les trous caractéristiques de l'encéphalopathie. Il y a peu de temps que nous avons découvert que l'insomnie fatale familiale est une forme de la maladie de Creutzfeldt-Jakob car, en fait, le cerveau présente très peu de trous et de dépôts de protéine prion.

On peut déjà se poser la question, pour les cas cliniques, des critères de diagnostic. Si on se réfère au travail effectué par Corinne Lasmezas qui a vu toutes ses souris mourir après avoir été inoculées avec l'agent de l'ESB, 50 % d'entre elles ne présentaient ni spongiose, ni dépôt de protéines prions détectables. Ce n'est qu'à la suite de plusieurs passages à l'aveugle qu'elle a adapté ce prion à la souris et qu'elle a retrouvé les critères de diagnostic classiques de l'encéphalopathie. L'hypothèse de cas atypiques difficiles à diagnostiquer est une question à laquelle je n'ai pas de réponse.

De la même façon, quand il y a un cas d'ESB dans un troupeau, il n'y a aucun moyen de connaître le nombre d'animaux en incubation dans ce troupeau, ce qui pose la question de l'abattage total ou partiel. Nous ne le savons pas car nous ne disposons pas de tests suffisamment sensibles pour détecter les prions chez ces animaux.

En revanche, il y a tout lieu de penser que la maladie de Creutzfeldt-Jakob n'est pas contagieuse. On n'a jamais vu un mari contaminer sa femme. Beaucoup de questions restent posées, notamment au sujet de la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, dont nous avons actuellement 91 cas, dont 88 au Royaume-Uni, deux en France et un en Irlande. Ce sont des cas génétiquement prédisposés à une courte durée d'incubation car ils sont méthionine-méthionine sur le codon 129. C'est pourquoi je vous ai communiqué le schéma d'une étude effectuée sur 92 cas de kuru, où l'on observe que, pour les personnes qui sont méthionine-méthionine, le temps d'incubation est inférieur à cinq ans. Viennent ensuite les autres cas, les valine-valine et les hétérozygotes. A titre indicatif, dans l'affaire de l'hormone de croissance, on pensait même que les hétérozygotes n'apparaîtraient jamais, mais ils sont apparus cinq ans après les premiers cas d'infections liés à l'hormone de croissance en France. Pour le moment, nous avons des cas bien définis avec les méthionine-méthionine sur le codon 129. Lorsqu'il y aura des valine-valine ou des hétérozygotes, nous ne sommes pas certains d'avoir les mêmes critères cliniques de diagnostic. On peut s'interroger sur le fait de savoir si on les reconnaîtra. Bien des inconnues demeurent donc sur cette maladie.

De surcroît, on ne sait pas si ces cas anglais ont été contaminés au début des années 1980, quand il y avait très peu de pression infectante, ou, au contraire, après 1987, quand il y avait beaucoup d'animaux contaminés. On peut là aussi se demander s'il aura une longue durée d'incubation ou une durée assez courte. La seule que l'on connaît est celle de cette enfant âgée de 12 ans au Royaume-Uni, qui est le plus jeune cas décédé. On ne connaît pas la dose infectante, et les épidémiologistes anglais nous donnent des nombres qui varient de deux à six chiffres.

Les questions qui restent posées concernent les modes de transmission, que nous connaissons surtout avec la tremblante du mouton. Les Anglais nous ont fait une parfaite démonstration, avec les farines anglaises, de la contamination par l'aliment, mais n'oublions pas que la tremblante existe depuis plus de deux siècles, sans que l'on sache exactement comment se contamine le mouton dans le milieu naturel. Il a été dit que les placentas pouvaient être en cause, puisqu'on a montré, bien avant les problèmes d'ESB, qu'ils étaient infectants chez le mouton. De même, il a été établi que certains vaccins pouvaient parfois être contaminants, ceci dans les années soixante pour les moutons écossais et il y a deux ans pour des chèvres italiennes en Sicile. Ceci n'a pas été le cas pour les bovins.

Nous arrivons aux hypothèses. J'ai entendu tout à l'heure évoquer le problème des prions dans les fourrages. Il est vrai que les Islandais se sont interrogés sur un risque de contamination par l'environnement ou par des vecteurs tels que les acariens du fourrage. En effet, quand ils éliminaient un troupeau à tremblante et qu'ils remettaient un troupeau neuf après trois ans de vide sanitaire, ils retrouvaient de la tremblante. Peut-être a-t-on laissé se pérenniser l'agent dans l'environnement car, lorsque des cas de tremblante se sont déclarés, l'ensemble du troupeau n'a pas été éliminé. Comme les troupeaux des Islandais ne sont pas souvent dehors en raison des conditions climatiques, ils ont principalement cherché les prions dans les vecteurs.

S'agissant de l'information et de la formation, tous les symptômes de la maladie de l'ESB n'ont pas été suffisamment montrés, car elle n'est pas facile à diagnostiquer. Je termine une vidéocassette que je pourrai vous transmettre, où sont présentés des cas anglais, suisses, irlandais ou français. J'y ai rajouté des cas de chèvres et de moutons pour montrer qu'il s'agit de la même maladie que celle des bovins. Certains cas d'ESB sont parfois très difficiles à diagnostiquer, même par un vétérinaire averti. C'est, de surcroît, un diagnostic tardif, d'où l'importance de la mise en place des tests.

Il est parfois difficile, dans le cadre d'une école vétérinaire, d'enseigner et de faire de la recherche. Un groupement d'intérêt scientifique vient d'être créé, dans lequel on retrouve les « grands corps sans âme » que sont l'INRA, l'INSERM, le CNRS, mais pas les écoles vétérinaires. Pourtant ce sont des professeurs de l'école vétérinaire qui ont montré, dans les années trente, que la tremblante était transmissible. Par exemple, je fais depuis deux ans de la recherche sans technicien et de la communication sans secrétaire.

M. le Rapporteur : J'aurais plusieurs questions à vous poser. Tout d'abord, s'agissant des farines animales, quels problèmes pose leur interdiction ? Etait-il utile d'interdire les farines pour tous les animaux ? Quelles sont les solutions de remplacement ?

En second lieu, quelle appréciation portez-vous, en tenant compte de l'évolution des connaissances, sur les mesures prises pour lutter contre l'ESB et son évolution ? Peut-on s'attendre à une stabilisation en France ou le dépistage va-t-il, au contraire, en révéler l'importance ?

Une grande incertitude caractérise les modes de contamination des animaux. Le mode alimentaire, par les farines de viandes et d'os, a été bien analysé. Mais quel est, selon vous, l'importance de la transmission materno-f_tale ? Que penser d'une troisième voie de contamination, de plus en plus fréquemment évoquée ?

Comment expliquez-vous les importations d'abats venant de Grande-Bretagne alors qu'ils étaient interdits dans ce pays ? Enfin, je reprends un article publié aujourd'hui, selon lequel un cas d'ESB vient d'être détecté sur une bête saine, grâce au test de dépistage rapide Prionics, et confirmé par le laboratoire national de référence. Selon vous, peut-on en tirer des conclusions ? S'agit-il d'une bonne ou d'une mauvaise nouvelle ?

Mme Jeanne BRUGÈRE-PICOUX : En ce qui concerne les farines, elles avaient failli être totalement interdites en 1996, mais je les avais défendues : elles constituent un bon apport protéïque pour les porcs et les volailles ; et je considérais que le cinquième quartier qui restait d'une carcasse bonne pour la consommation humaine pouvait être considéré comme bon pour ces animaux. Toutefois, la France ayant été la seule à avoir décidé l'élimination des matériaux à risques spécifiés en 1996, on peut s'interroger sur les fraudes qui ont pu être commises. N'oublions pas que les Allemands ont été particulièrement virulents pour affirmer que le chauffage inactivait les prions. Je me rappelle une réunion sur les farines, en juillet 1997 à Bruxelles, lors de laquelle j'ai évoqué les solutions de remplacement et les implications écologiques de l'interdiction des farines. J'avais maintenu qu'il ne fallait pas interdire les farines, car on allait déplacer le problème et trouver avec les protéines végétales d'autres problèmes comme les mycotoxines, les antithyroïdiens, les phytoestrogènes, sans parler des OGM.

C'est sous la pression médiatique que s'est faite dernièrement l'interdiction des farines. Lorsque le risque de fraude n'est plus gérable, c'est peut-être alors qu'il faut interdire, mais c'est là qu'intervient le plus gros problème. La France a pris une décision, mais il est regrettable que la Communauté européenne ne l'ait pas suivie. N'oublions pas que les Allemands affirmaient ne connaître aucun problème. Or il a fallu attendre l'utilisation des tests pour montrer que, en cherchant, on trouvait. Il s'est produit la même chose en Espagne et en Italie. D'où l'importance de l'utilisation des tests.

En ce qui concerne les mesures prises, je ne peux que regretter que les importations se soient poursuivies, d'autant que je découvre a posteriori cette affaire d'abats. Nous étions de gros importateurs de viande et de gros consommateurs d'abats. Il convient de rappeler néanmoins que la période pendant laquelle les abats, qui ne sont pas tous infectants, ont été interdits en Angleterre et autorisés en France n'a duré que quelques mois. Le problème des abats à risque ne concerne qu'un temps relativement limité ; mais pendant deux ans, on a pu prendre un risque très important. En effet, qu'est-il advenu des cervelles ou des moelles épinières qui ont été ainsi importées ?

Je me suis également inquiété des mesures prises à l'encontre des veaux anglais. A l'époque, je disais toujours aux journalistes que, depuis 1990, je ne mangeais plus de ris de veaux, ne sachant plus s'ils étaient anglais ou français. J'ai recommencé à en manger à partir de 1996 et je regrette fort la décision récente de les interdire. J'espère que cela ne va pas perdurer, car il ne me semble pas y avoir un risque très important en ce domaine, tout du moins en France, compte tenu des mesures prises.

Quant à l'évolution de l'ESB, nous sommes à une période charnière. On a interdit les farines, sans connaître le résultat exact des mesures prises en 1996, car il faut attendre cinq ans. C'est en 2001 ou 2002 que devrait se confirmer l'efficacité des mesures prises. Il faut espérer voir une diminution drastique du nombre de cas ; entre-temps, nous assisterons malheureusement aussi à une augmentation du nombre de cas de la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Il faudra comprendre aussi pourquoi il y a encore des cas d'ESB, s'il y en a. Sont-ils provoqués par les farines, les mesures françaises n'ayant pas été appliquées simultanément dans les autres pays européens ? Y a-t-il une transmission materno-f_tale, comme nous l'avons toujours pensé pour le mouton, du fait que le placenta est infectant ? Peut-être y a-t-il ingestion de liquide amniotique lors de la mise bas ? Toutefois, dans le kuru, il n'a jamais été montré qu'il y avait transmission materno-foetale, que ce soit in utero ou après, ni par le lait.

A ce propos, il faut se méfier de certains journalistes, en particulier d'un certain Jonathan Leake, du Sunday Time, qui a osé dire que le lait était infectant. De telles rumeurs sont graves. Il suffit de se remémorer le cas de la viande infectée et les conséquences de toute rumeur infondée sur l'économie. Ce même journaliste a piégé M. Prusiner en lui faisant dire que l'agent bovin était passé par des moutons exportés de Belgique vers les Etats-Unis. C'est vrai que nous n'avons pas la certitude que l'agent bovin soit présent chez le mouton, mais actuellement, ceci n'a pas été démontré. Il faut donc espérer voir une diminution du nombre des cas d'ESB, sinon il faudra savoir quels sont les autres modes de contamination.

La fameuse troisième voie de contamination englobe la série d'hypothèses que sont les vecteurs acariens du fourrage, les placentas, la bouse, voire certains engrais. Il existe aussi des cas sporadiques, ce que beaucoup de vétérinaires vous confirmeront. D'ailleurs, une publication de 1883 faisait déjà état d'un cas de tremblante chez un b_uf. Les Américains ont aussi connu des cas chez des visons d'élevage pouvant avoir pour origine des vaches contaminées (il s'agissait de vaches atteintes du syndrome de la vache couchée). C'est ainsi qu'ils ont été les premiers à reproduire la maladie bovine en 1985.

S'agissant du test sur l'animal de plus de trente mois, certains éléments me gênent. En effet, une partie des animaux de plus de trente mois sont testés et d'autres pas. Je ne suis pas étonnée qu'on n'ait trouvé qu'un cas fin janvier si tous les animaux ne sont pas testés. De plus, je ne suis pas sûre que cet animal n'ait pas présenté quelques symptômes. L'enquête le montrera. Mais il est important de savoir combien d'animaux non testés sont partis dans le système des farines. Quand tous les animaux de plus de trente mois seront testés, je serai à même de vous répondre.

M. le Rapporteur : Que pouvez-vous nous dire sur les boues d'épandage ? Pour ceux qui, comme nous, ont des responsabilités de maire, nous éprouvons des inquiétudes.

Mme Jeanne BRUGÈRE-PICOUX : J'ai été chargée de ces dossiers au comité interministériel sur les prions et à l'Académie nationale de médecine. D'un côté, il est dit que l'agriculture biologique ne doit pas comporter de boues et, de l'autre, que les agriculteurs doivent utiliser les boues, ce recyclage étant considéré comme normal. Il y a là un paradoxe. Toutefois, les boues ne représentent pas un problème vis-à-vis des prions, mais comportent plutôt un péril fécal. Si ces boues ne sont pas suffisamment chauffées, on retrouve le problème de salmonellose et autres entérobactéries. Toutes ces boues contiennent ce qui peut provenir des excréments, du lisier, sans compter les métaux lourds
- problème autrement dangereux - contenus dans les boues provenant des villes. Le péril fécal ou le péril résultant des métaux lourds me semble bien plus présent que le péril prion car les boues provenant des équarrissages sont interdites à l'épandage.

M. Pierre HELLIER : S'agissant des préconisations en matière de température et de pression, les considérez-vous comme suffisantes pour détruire l'agent de l'ESB ? Estimez-vous que le prion est la cause ou la conséquence ? Il est vrai que la tremblante du mouton et l'ESB présentent des analogies, mais elles ont néanmoins des images histologiques apparemment différentes, ainsi que des conséquences distinctes.

Mme Jeanne BRUGÈRE-PICOUX : Pour les préconisations de température et de pression, il est clair que les trois critères - 133 degrés, trois bars et vingt minutes - ne sont pas une garantie car une température à 138 degrés pendant une durée d'une heure, comme M. Taylor l'a montré, ne permettent pas de stériliser. Tout cela confirme la nécessité d'une garantie d'origine pour les farines.

En ce qui concerne le prion, la protéine infectieuse est une théorie. En effet, quand elle est retransformée in vitro en protéine résistante aux protéases, avec un changement de conformation, elle devrait être pathogène. M. Prusiner considère que l'agent pathogène est « tout protéique » et parle d'une protéine X, mais d'autres scientifiques émettent l'hypothèse d'un virus, voire d'un virino entouré d'une coque protéique.

S'agissant de la différence entre la tremblante et l'ESB, je considère que ce sont des maladies qui se ressemblent étonnamment au niveau des cas cliniques. Au niveau histologique, on trouve des lésions toujours au même endroit, dans le système nerveux central. La seule différence entre le bovin et le mouton est une répartition périphérique, dans les tissus lymphoïdes, beaucoup plus importante chez le mouton que chez le bovin. Est-ce la difficulté des moyens d'investigation qui pourrait éventuellement expliquer que, chez le bovin, on trouve moins de tissus infectants au niveau périphérique ? C'est une question que l'on peut se poser.

M. François GUILLAUME : Le matériel chirurgical utilisé pour des personnes ayant reçu de l'hormone de croissance - laquelle peut provoquer la maladie de Creutzfeldt-Jakob - est stérilisé à 133 degrés en autoclave. Or les farines sont soumises à une température de 133 degrés, qui ne paraît pas suffisante. On continue néanmoins à stériliser le matériel chirurgical à la même température en autoclave. Est-ce suffisant ?

S'agissant de la transmission de la maladie, vous avez évoqué le cas des jeunes éleveurs atteints par la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Qu'en est-il des équarrisseurs ? En effet, il n'a jamais été fait état d'équarrisseurs atteints par la maladie et pourtant ils sont plus exposés que quiconque. Lors de la préparation, l'animal doit être dépouillé car les cuirs sont utilisés. Ces derniers présentent-ils ou non un danger ?

En ce qui concerne les signes cliniques, certaines affections animales présentent des symptômes tout à fait comparables à l'ESB. Dans ma ferme, j'ai eu l'occasion de voir des animaux qui présentaient les mêmes symptômes, mais qui étaient en fait atteints d'une tétanie d'herbage. Cela peut être aussi un écartèlement d'animal que l'on n'a pas remarqué. L'animal, pour se relever, présente le même comportement qu'avec l'ESB. Cela peut provoquer des confusions, et expliquerait le fait que les vétérinaires et les éleveurs, avant que le problème n'éclate dans toute son importance comme aujourd'hui, aient pu faire la confusion entre l'ESB et ces accidents.

S'agissant des abats, on continue aujourd'hui à en importer des Etats-Unis. C'est un grand risque, car on sait déjà que leurs bovins sont tous hormonés, en dépit de toutes les déclarations ou certificats fournis. Cette importation d'abats des Etats-Unis va-t-elle continuer ?

On s'est interrogé sur le point de savoir si le sang pouvait être contaminant. Je rappelle que les agriculteurs répandaient du sang séché sur les terres, à titre d'engrais, notamment ceux qui fournissent des produits biologiques : comme ils ne pouvaient employer des produits chimiques, ils utilisaient du sang séché.

Je conclurai sur l'interdiction des farines pour les monogastriques. Etait-ce vraiment indispensable ? Il me semble que cette interdiction est plus du fait d'une pression médiatique et d'un principe de précaution appliqué à l'extrême. Si l'on considère la courte durée de vie de ces animaux, ils ne présentent, à mon sens, aucune possibilité de contamination. Qui plus est, en voulant régler un problème, on en crée un plus préoccupant avec le stockage des farines et toutes les contaminations qui peuvent en découler.

M. Pierre HELLIER : S'agissant des instruments chirurgicaux, il me semble qu'il nous a été dit que, en cas de risques avérés chirurgicalement, les instruments étaient non pas stérilisés mais incinérés.

Mme Jeanne BRUGÈRE-PICOUX : S'agissant du matériel chirurgical, lorsqu'il y a connaissance d'un risque avéré, on utilise du matériel à usage unique que l'on jette, parfois du matériel qui coûte très cher. Actuellement, les Anglais envisagent de pratiquer les amygdalectomies avec du matériel jetable pour éviter des contaminations.

En ce qui concerne les professionnels, il est vrai qu'aucun boucher, équarrisseur, vétérinaire ou éleveur contaminé n'a été recensé. Pour ma part, dans le cadre de mes recherches sur la tremblante, je me suis piquée avec un cerveau très contaminé, mais cela ne m'a pas inquiétée outre mesure car il faut, en fait, ingérer une certaine quantité de tissus nerveux pour être contaminé. D'autre part, l'agent mouton ne s'est pas révélé pathogène chez l'homme.

Dans une étude effectuée en Angleterre, on retrouve le prion dans tous les tissus lymphoïdes chez les nouveaux variants, alors que, lorsqu'on examine les tissus lymphoïdes des autres formes de maladie de Creutzfeldt-Jakob, aucun ne présente un prion. L'atteinte des amygdales semble montrer que la voie de contamination alimentaire a bien eu lieu. S'agissant des symptômes, je suis d'accord avec vous. Au début, les Anglais du laboratoire national disaient confondre l'ESB avec la listériose. La tétanie d'herbage ressemble beaucoup plus à l'ESB, hormis qu'elle évolue souvent vers une mort rapide. C'est la seule différence que l'on peut retenir. Pour les abats américains, je ne peux vous répondre car ce n'est pas de ma compétence.

S'agissant du sang, il a été démontré qu'il était infectant chez un mouton avec 400 millilitres de sang, mais il s'agit là d'une transmission de mouton à mouton. La transmission par la voie intraveineuse est très efficace, puisqu'il suffit de multiplier par dix la dose infectante connue par la voie intracérébrale. Je vous rappellerai qu'il faut multiplier par cent mille la dose efficace par la voie intracérébrale pour être efficace par la voie orale, ce qui fait que le mouton devrait ingérer quatre cents litres de sang pour être contaminé. S'agissant du sang séché, je reviens d'une réunion sur les engrais au ministère de l'Agriculture, où la question m'a été posée. Il y a un risque résiduel, le risque zéro n'existant pas. Nous arrivons à l'application maximum du principe de précaution, et il est possible que le ministère envisage d'interdire l'utilisation du sang comme engrais dans l'agriculture, en raison de ce risque évoqué, alors que nous sommes un pays à risque sporadique.

S'agissant de l'interdiction des farines, je suis entièrement d'accord avec vous : le stockage présente des risques considérables de salmonelloses.

M. Marcel DEHOUX : Dans votre propos, vous avez évoqué vos interrogations sur l'abattage systématique du troupeau dans lequel un cas d'ESB est détecté. Dans le doute, à votre avis, faut-il continuer à supprimer tous les animaux qui ont été en contact avec l'animal atteint ? C'est une question forte actuellement dans les milieux professionnels.

Mme Jeanne BRUGÈRE-PICOUX : Je réponds toujours oui et non. D'un côté, on ne sait pas combien de cas sont en incubation, mais, de l'autre, au vu des études menées en Suisse ou en Irlande avec les tests, on trouve très peu de cas chez les autres animaux du troupeau. L'idée d'abattre tous ces animaux est peut-être excessive, surtout si l'on considère que l'on enlève toujours les abats à risque et que, désormais, tous les animaux de plus de trente mois vont être testés. En tant que contribuable, je trouve que cet abattage systématique du troupeau coûte très cher et que cette mesure de précaution est peut-être excessive si on teste les animaux de plus de trente mois.

M. le Président : Cela étant, des cas ont été trouvés chez des animaux âgés de vingt-huit mois.

Mme Jeanne BRUGÈRE-PICOUX : En France, un tel cas, considéré comme douteux, a finalement été infirmé. Mais on peut effectivement en trouver, car les Anglais ont eu des cas d'animaux atteints dès vingt mois.

M. François DOSE : Ma question portera sur la relation entre la communauté scientifique et les décideurs politiques. En 1987-88, la communauté scientifique est en situation d'alerte et d'interrogation. Ensuite, quel est le cheminement suivi ? Est-ce par auto-saisine que la communauté scientifique continue à chercher, ou sur commande ? Si c'est sur commande, qui en est à l'origine et à quelle date ? Si c'est par auto-saisine, quelles ont été les résultats de vos travaux et les incidences de ceux-ci ?

Mme Jeanne BRUGÈRE-PICOUX : En tant que scientifique, je citerai Libération qui, en 1989, disait que je n'y allais pas « avec le dos de la cuiller ». Je soulignais que cette maladie du cheptel britannique menaçait le cheptel français et qu'on ne pouvait exclure l'hypothèse d'une transmission à l'homme. C'était déjà considéré comme pessimiste de le dire. Par ailleurs, j'avais demandé la création d'un laboratoire INRA, en 1989, que j'avais baptisé « pathologie et immunogénétique », puisque nos recherches portaient sur la génétique de la tremblante. Or, en 1990, lors de la mini-crise, un responsable de l'INRA m'a indiqué que je ne pouvais dire qu'il y avait de la tremblante en France et que, compte tenu de la crise, je n'obtiendrai pas de fonds pour travailler sur ce sujet ; en 1992, mon laboratoire INRA a été déménagé, hommes et biens, dans le laboratoire du directeur de l'école vétérinaire. J'ai alors perdu des moyens de recherche. J'ai pu néanmoins continuer à travailler sur les encéphalopathies parce que j'étais clinicienne et que j'hospitalisais les animaux à tremblante, dans le cadre de mon enseignement clinique.

Vous comprenez pourquoi je m'inquiète lorsque l'on évoque le domaine de la recherche, car ces mêmes personnes qui m'ont signifié de ne pas travailler sur la tremblante, se sont précipitées lorsque nous avons trouvé la génétique de la tremblante. Ces mêmes personnes ne voulaient pas que l'on sache qu'elles avaient sélectionné une souche INRA 401 sur la prolificité, tout en sélectionnant sur la tremblante et en diffusant la tremblante dans le cheptel français.

Je n'ai pas osé le dire pendant très longtemps car je voulais m'en assurer. Je trouve grave de voir ces mêmes personnes responsables de la recherche INRA sur la tremblante. En tant que scientifique, je suis peut-être quelqu'un qui a mauvais caractère, mais j'ai osé dire, à un moment où cet avis n'était guère partagé, qu'il était indispensable de travailler sur la tremblante. Maintenant encore je n'en ai pas tous les moyens. L'INRA a eu la charge de gérer la recherche dans les écoles et pouvait décider des moyens attribués aux enseignants.

En 1990, il a bien fallu choisir un expert. M. Vasseur - ce n'est pas lui qui avait choisi l'expert - a dit bien plus tard que le choix se portait naturellement sur un expert qui est sûr dans ses affirmations, plutôt que sur un expert qui émet des doutes sérieux. Peut-être le choix de l'expert, pour le politique, se fait-il en fonction d'un souci d'être rassuré.

Cela vous montre le paradoxe : le fait d'avoir continué à travailler fait que je suis connue sur un sujet pour lequel on m'a toujours empêchée de faire de la recherche. Je n'ai pu recruter, dans mon école, un seul enseignant sur les encéphalopathies. Lorsque je soumettais des dossiers au conseil scientifique de mon école, ils étaient refusés.

M. le Président : C'est une contribution tout à fait intéressante. Une partie de la communauté scientifique ne s'est intéressée au problème qu'en 1994, alors que le phénomène était depuis plusieurs années connu et identifié en Angleterre. Lors d'une réunion d'experts à Amsterdam en 1992, le sujet a été à peine évoqué. De votre côté, vous connaissiez ce phénomène et l'aviez écrit ; cependant, non seulement vous n'avez pas été entendue, mais vous n'avez pas obtenu les moyens de recherche nécessaires.

Nous avons donc à approfondir la question, soulevée par M. Dosé, de la relation entre la communauté scientifique et l'autorité politique et celle du fonctionnement d'une communauté scientifique face à un risque clairement identifié. Naturellement, il convient de se replacer dans le contexte pour apprécier la réalité du problème dans son environnement de connaissance scientifique à l'époque où il s'est posé.

M. Joseph PARRENIN : S'agissant des comportements que vous décrivez, est-ce une affaire entre scientifiques et experts ou bien pourrait-on imaginer qu'il y avait des interventions de responsables politiques ou de professionnels de l'agro-alimentaire ?

Mme Jeanne BRUGÈRE-PICOUX : Nous avons été le premier groupe de chercheurs à montrer la sensibilité génétique dans la tremblante naturelle. La première publication a été française, avec ces études faites sur les moutons de Maisons-Alfort. Comme l'a indiqué l'INRA, à l'époque de la mission d'information de M. Mattei, « nous avons eu un appel du terrain ».

M. le Président : C'est une jolie formule.

M. le Rapporteur : Vous venez d'évoquer le choix des experts. Qui les choisit ? Peut-être serait-il intéressant que nous puissions entendre les experts en question.

Mme Jeanne BRUGÈRE-PICOUX : Lors de la mise en place du comité d'experts interministériel de Dominique Dormont, mon nom avait été barré, mais Dominique Dormont m'a contacté directement. Je suis donc expert officieux.

M. le Président : Vous êtes à la fois un expert reconnu et officieux.

M. François DOSE : Nous devrions entendre, dans le cadre de la commission, celui qui fut un jour mandaté pour la première contribution à rendre aux décideurs politiques.

M. le Président : Je souhaite pour ma part connaître la personne qui a pris des décisions évoquées voici un instant.

Mme Jeanne BRUGÈRE-PICOUX : Il s'agit de M. Jean-Marie Aynaud, responsable de la recherche à l'école nationale vétérinaire de Maisons-Alfort à l'époque, et qui est maintenant responsable de la recherche tremblante à l'INRA.

M. le Président : Nous entendrons cette personne car nous sommes là au c_ur de la problématique.

M. André ANGOT : Pouvez-vous nous confirmer la présence de prions dans certains acariens ou insectes qui vivent dans les pâtures ?

Mme Monique DENISE : Ma question concerne les farines. Nous avons appris, lors de l'audition du professeur Louisot, que le prion n'était détruit ni par la température ni par la pression. Actuellement, en France, nous avons des quantités énormes de farines qu'il nous faut bien stocker quelque part. Ces farines nous arrivent par décision préfectorale pour être stockées dans des silos plus ou moins improvisés qui ne sont pas adaptés pour recevoir de tels produits. Quelle est la dangerosité de ces farines qui ne seront pas stockées dans des silos hermétiques, et qui ne seront donc pas protégées de l'eau, des ultraviolets, des écarts de température, ni des insectes et des rongeurs ? Comment rassurer les habitants d'un village - comme cela arrive dans ma circonscription - sur le fait que ces farines n'occasionneront aucune maladie ou pestilence ?

M. Claude GATIGNOL : En termes de diagnostic, que détecte le test ? Par ailleurs, dès lors que la preuve a été faite que certains abats comportent des risques - les matériaux à risques spécifiés - et que l'on connaît ces tissus, aussi bien pour l'homme, directement, que pour l'animal par le biais des farines provenant de carcasses d'animaux, l'élimination des matériaux à risques peut définitivement régler la notion de dangerosité des farines de viandes et d'os.

D'autre part, la déclaration de la maladie chez les félidés a-t-elle été rendu obligatoire ?

Quant à ma dernière question, elle rejoint les propos de M. Dosé. Où en est la recherche, en France, sur ce type de maladie et comment fonctionnent la coopération scientifique à l'échelle européenne, les contacts avec les structures sanitaires et, plus largement, avec les autres communautés scientifiques comme les Américains, qui sont confrontés à un problème d'encéphalite chez les wapitis du Colorado ?

Mme Jeanne BRUGÈRE-PICOUX : Il est exact que les Islandais incriminent les acariens du fourrage pour expliquer la pérennisation de la tremblante dans leurs bergeries. Des recherches ont été effectuées sur d'autres voies de contamination par d'autres insectes, tels que les mouches ou leurs larves. Toutefois on ne peut considérer que ce soit un mode de transmission reconnu très officiellement sans l'appui d'études complémentaires.

Comme les farines sont interdites, on peut dire que les farines, malgré l'élimination des matériaux à risques spécifiés, ne seront finalement qu'un aliment pour animaux nuisibles ; le problème est que ces animaux peuvent excréter, de façon pérenne, des salmonelles. Si on a, à proximité, un élevage, par exemple, de vaches laitières, cela pose un risque de salmonellose non négligeable. En tout cas, il convient d'éliminer les animaux nuisibles, comme les rats et les souris, qui pourraient se multiplier du fait qu'ils disposent d'un aliment facile d'accès. Je n'irai pas jusqu'à extrapoler que ces rats et ces souris sont sensibles à l'agent bovin et répliqueront l'agent bovin, car ces farines sont à faibles risques.

Les tests, car il en existe deux, sont spécifiques à l'encéphalopathie spongiforme. Ils détectent le prion, que ce soit par le test suisse Prionics ou le test français Bio-Rad. L'un est un Western Blot, l'autre utilise la méthode Elisa, ce dernier étant peut-être plus sensible. Il est certain que dès lors que l'on enlève les matériaux à risques spécifiés, on diminue le risque. Les Anglais en ont fait la démonstration.

S'agissant de la déclaration de la maladie chez les félidés, quatre-vingt-sept chats anglais ont été atteints ; on peut supposer un syndrome de Key Gaskell. Ce syndrome a été décrit pour la première fois, en 1980, en Angleterre, mais depuis deux ans, aucun cas n'a été détecté. En 1988, un vétérinaire, qui s'appelait Morgan, avait écrit, dans le Vet Record, qu'il conviendrait d'étudier si cette dysautonomie de Key Gaskell ne serait pas une encéphalopathie spongiforme féline. J'ai assisté, hier, à une conférence de vétérinaires à Strasbourg. Lorsque j'ai demandé à un vétérinaire canin ce qu'il en était du syndrome du Key Gaskell il m'a indiqué qu'il n'en voyait plus depuis un certain temps. Un autre vétérinaire m'a dit avoir trouvé, chez un chat, quelque chose qui ressemblait à cette maladie que j'avais décrite. On ne trouve que ce que l'on cherche, et peut-être n'a-t-on pas suffisamment cherché chez le chat.

En ce qui concerne la recherche en France, même s'il y a eu un regain, le problème est de faire de la recherche sans moyens en personnels. Lors d'une réunion du comité interministériel sur le prion, qui a eu lieu jeudi dernier, il nous a été annoncé le déblocage de 140 millions de F. par M. Jospin. On peut supposer qu'il y aura des possibilités de travail, si nous obtenons aussi des moyens en personnels.

Cette recherche est bien gérée grâce au comité interministériel, mais il conviendrait aussi d'avoir un peu plus « les pieds dans les bottes » lorsque l'on propose des sujets de recherche. Par exemple, des sujets comme la physiopathologie, c'est-à-dire le travail sur l'animal, à partir d'une maladie naturelle comme la tremblante du mouton, sont considérés comme peu intéressants. Pour ma part, j'estime au contraire que c'est un sujet de recherche qui pourrait avoir son importance.

Au niveau européen, des recherches intéressantes sont en cours. Par exemple, je participe à un projet sur les aspects cliniques des encéphalopathies. Ce projet est très efficace, car il ne faut pas oublier que c'est une maladie difficile à diagnostiquer. Nous avons des discussions particulièrement intéressantes avec nos collègues vétérinaires sur ce problème du diagnostic clinique des encéphalopathies, qui sont parfois atypiques. Par exemple, on peut trouver des tremblantes uniquement à l'examen histo-pathologique, sans avoir vu des symptômes de la maladie. Plusieurs études sont en cours sur ce sujet.

S'agissant des Américains, leurs recherches actuelles portent principalement sur la maladie du dépérissement chronique, afin de déterminer si cette souche est dangereuse ou non pour les chasseurs. Il semblerait qu'il faille être prudent, puisque l'on retrouve ce risque qui pourrait être entre la tremblante et l'ESB. Mais comme il s'agit d'études in vitro, il convient de rester très prudent quant à l'interprétation des résultats.

M. Jacques REBILLARD : Vous avez dit qu'un Anglais avait supposé, de manière quelque peu abusive, une transmission de la mère au veau par le lait. Toutefois, certains ont indiqué avoir trouvé des cas de transmission, en particulier par des mères en phase relativement avancée de la maladie. Pouvez-vous apporter des précisions ?

Par ailleurs, quel jugement portez-vous sur les mesures d'éradication de la maladie prises au Royaume-Uni et dans le reste de l'Europe ? Au Royaume-Uni, tous les animaux au-delà de trente mois sont éliminés. En France, on abat tout le troupeau dans lequel on a trouvé une vache atteinte de l'ESB ; de surcroît, on pratique les tests de dépistage. Aujourd'hui, en fonction des connaissances acquises, quelle méthode vous paraît être la plus sûre ?

M. Jacques LE NAY : Les préfets décident des lieux de stockage des farines sans se préoccuper de l'avis des maires. Or, selon les scientifiques, ces stockages sont dangereux. L'incinération est-elle la meilleure formule pour les détruire ? Ensuite, quand des cas de tremblante du mouton sont détectés dans un cheptel ovin, considérez-vous que les autres animaux du cheptel sont propres à la consommation ?

M. Joseph PARRENIN : J'appuie la question sur l'incinération. A-t-on la garantie que les prions existants ont véritablement disparu après l'incinération ? S'agissant des tests, où en est la recherche ? Actuellement, on ne parvient à détecter le mal que dans une phase clinique, alors qu'on a éliminé les matériaux à risques spécifiés. A-t-on acquis la certitude de la présence de prions dans ces matériaux à risques ? Peut-on constater le prion avant une phase clinique ?

M. le Président : Quels éléments pouvez-vous apporter sur la question du choix du meilleur test ? Et pourquoi n'utilise-t-on pas le meilleur test ?

Mme Jeanne BRUGÈRE-PICOUX : En ce qui concerne la transmission maternelle, elle ne se fait pas par le lait. Une étude menée de 1989 à 1996 sur deux cohortes de veaux du même élevage, nés de mères ESB, d'un côté, et non ESB, de l'autre, a montré que 15 % des veaux nés de mères ESB étaient atteints et 5 % des veaux nés de mères non ESB. On constate donc un risque de transmission jusqu'à 10 %, sans qu'on en connaisse les modalités ; un risque de 10 % a également été décelé chez les moutons retirés dès leur naissance d'un troupeau à tremblante. On ne sait pas si la transmission se fait au moment de la mise bas ou in utero. On constate la même incertitude pour la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Des études seraient intéressantes à mener en ce sens.

S'agissant de l'éradication de la maladie au Royaume-Uni, les Anglais n'ont pas pratiqué l'abattage systématique du troupeau. Il y en aurait eu trop à abattre. Dans certaines de leurs fermes, ils ont eu trente ou quarante cas, voire cent cas, mais nous étions là dans le cas de « fermes poubelles ». Il n'y avait pas de traçabilité des bovins anglais ; la découverte d'un cas entraînait l'interdiction d'exporter vers la France. Les Anglais avaient encore, en 2000, une centaine de cas en moyenne par mois. Suite à une étude effectuée au moyen de tests sur quatre mille vaches âgées de cinq ans, dix-huit ont été trouvées positives, soit 0,5 %, taux que l'on peut comparer au 0,2 % que nous avons trouvé en France chez des animaux à risques, c'est-à-dire trouvés morts, abattus d'urgence ou malades. Cette différence justifie le maintien de l'embargo sur le b_uf britannique.

En ce qui concerne l'incinération des farines, Paul Brown a montré que, jusqu'à 600 degrés, le prion pouvait être résistant s'il y avait une chaleur sèche. L'utilisation des farines comme combustible, par exemple dans les cimenteries, où l'on arrive à des températures de 1 450 degrés Celsius à c_ur, peut constituer une bonne solution car c'est une garantie de sécurité. De plus, la production de dioxine par les cimenteries est très faible. Dans l'incinération, il faut donc privilégier une forte chaleur à c_ur.

La tremblante du mouton n'a jamais été considérée comme comportant un risque pour le consommateur. Néanmoins, dans le cas d'une tremblante, on élimine l'ensemble du troupeau lorsqu'il y a beaucoup d'animaux atteints. Depuis 25 ans que je donne des cours sur la tremblante du mouton, j'ai toujours commencé mon cours en ces termes : « Je vais vous parler d'une maladie que vous ne verrez pas parce que c'est la maladie honteuse que l'éleveur connaît parfaitement. Il conserve ses animaux car il sait que les brebis sont plus prolifiques, mais il ne vous appellera pas car il sait que cela jettera le discrédit sur son élevage. Vous comprendrez ainsi pourquoi je ne mange plus de cervelle ». On dit aussi que les éleveurs, quand ils avaient un cas de tremblante, mangeaient la brebis atteinte, mais pas la tête.

En ce qui concerne les tests pour la recherche, on peut trouver, en préclinique, chez les petits ruminants, les cervidés atteints de la maladie du dépérissement chronique et, expérimentalement, chez les bovins, des prions dans les intestins. Il serait intéressant de faire une étude sur les intestins, dans un troupeau, lors de l'abattage, lorsque des cas d'ESB ont été déclarés. Toutefois je ne suis pas certaine que les tests soient suffisamment sensibles pour détecter ces prions dans les intestins.

S'agissant du meilleur test, il suffit de lire ce qu'a écrit le professeur Paul-Pierre Pastoret lorsqu'il a été consulté par la direction générale de l'alimentation du ministère de l'Agriculture (DGAL). C'est un excellent virologiste et, selon lui, le meilleur test était le test français, en raison de sa plus grande sensibilité, d'après l'étude réalisée par la Commission européenne, et de la possibilité de l'automatiser car c'est un test Elisa. S'agissant du choix du test, les responsables de la DGAL seront mieux à même de vous expliquer pourquoi leur choix s'est porté sur le test Prionics plutôt que sur le test français. Maintenant que les laboratoires sont équipés en Prionics, ils ne peuvent revenir en arrière pour investir dans l'équipement nécessaire au test Bio-Rad. C'est pourquoi on utilise principalement le test Prionics. Il est vrai qu'on a commencé par une enquête d'épidémiosurveillance ; le choix de ce test permettant sans doute d'établir plus facilement des comparaisons avec la situation en Suisse.

M. le Rapporteur : Vous venez de dire que vous ne mangez plus de cervelle, mais vous avez écrit par ailleurs que vous continuiez à manger de la viande, notamment du bifteck et du ris de veau. C'est tout à fait réconfortant. Pour conclure, peut-on considérer la Suède comme un modèle, ce pays qui a interdit précocement l'importation des farines et des bovins anglais et qui dit ne pas connaître de cas d'ESB ?

Mme Jeanne BRUGÈRE-PICOUX : Effectivement, la Suède affirme qu'elle ne connaît pas de cas d'ESB sur son territoire, mais n'oublions pas que certains pays, comme le Danemark, l'affirmaient également jusqu'à ce qu'un cas soit détecté. Dès lors, la Suède a nourri quelques inquiétudes. En Allemagne, c'est pire car on sait qu'il y a eu des importations très importantes ; on ne pouvait donc accepter d'entendre dire qu'il n'y avait pas de risque. Les Allemands, lors leur dernier cas, ont indiqué que c'était une vache importée de Suisse, mais les Suisses ont, paraît-il, démontré que, génétiquement, c'était impossible.

M. le Président : Quelles leçons tirez-vous de cette crise que nous vivons ?

Mme Jeanne BRUGÈRE-PICOUX : Parfois, je me dis que j'ai eu la chance de ne pas me tromper au début et maintenant, je me demande toujours si je ne me trompe pas. En effet, au vu de l'importance des mesures prises, je me demande si on ne met pas la barre trop haut ; mais il est difficile de le savoir car nous sommes en présence de tant d'incertitudes que souvent je me remets en question en disant : « Plus j'apprends sur cette maladie, moins j'ai l'impression de la connaître ».

M. le Président : Nous vous remercions.

Audition de M. Gabriel BLANCHER,
président de l'Académie nationale de médecine

(extrait du procès-verbal de la séance du 24 janvier 2001)

Présidence de M. François Sauvadet, Président

M. Gabriel Blancher est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Gabriel Blancher prête serment.

M. Gabriel BLANCHER : Je tiens tout d'abord à vous remercier de l'honneur qui est fait, en ma personne, à l'Académie nationale de médecine dont vous avez souhaité l'audition.

Cet exposé introductif a pour objectif de rappeler brièvement les données du problème sous l'angle exclusif de la santé publique. En 1985, apparaissent en Grande-Bretagne des cas d'encéphalopathie spongiforme bovine, caractérisés par des lésions anatomiques particulières du cerveau. L'enquête révèle que les bovins ont été contaminés vraisemblablement par des farines animales préparées avec des garanties moindres, à partir de carcasses d'ovins et de bovins.

En 1996, dans le Lancet, grand journal médical britannique, sont publiés dix cas d'une nouvelle maladie de Creutzfeldt-Jakob, encéphalopathie spongiforme de l'homme, qui semble être d'origine bovine. J'insiste sur le fait qu'il y a toujours eu des cas sporadiques de maladie de Creutzfeldt-Jakob chez l'homme. Certains cas, appelés kuru, étaient apparus dans des pays lointains, notamment en Nouvelle-Guinée, à la suite de rites funéraires. Ce type nouveau de maladie de Creutzfeldt-Jakob, qui est apparu, semble bien être d'origine bovine. C'est le point sur lequel les Britanniques ont alors attiré l'attention.

L'agent de cette nouvelle maladie de Creutzfeldt-Jakob est ce qu'on appelle un agent transmissible non conventionnel (ATNC) ou encore prion, ce qui cache en fait notre ignorance. Nous connaissons, parmi les agents transmissibles, les parasites, les virus, les bactéries, mais là nous sommes face à quelque chose d'entièrement nouveau. Le prion est un agent transmissible de maladies extrêmement étonnant car même les virus sont composés d'une protéine et d'un acide nucléique. Or dans le prion, il n'y a qu'une protéine seule qui devient infectante, non pas par un changement de structure, mais par un changement de conformation. L'une des chaînes prend une autre position et devient infectante.

Toutefois, il semblerait que d'autres facteurs interviennent dans l'apparition de l'infection. Tout d'abord il y a une barrière d'espèces qui va jouer. Elle est d'autant plus importante que les deux espèces animales sont éloignées sur le plan phylogénétique. Par ailleurs, à l'intérieur d'une même espèce, il existe certaines prédispositions génétiques. Il semblerait que tous ceux qui sont infectés ne vont pas, pour cette raison, voir apparaître la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Il faut en plus avoir une certaine prédisposition génétique à ce que ses propres protéines soient modifiées dans le sens de la maladie de Creutzfeldt-Jakob.

En définitive, bien des zones d'ombre subsistent. Certains se demandent si l'agent infectieux est bien la protéine seule, car c'est contraire à tout ce que l'on connaît jusqu'ici. Néanmoins cela ne signifie pas que c'est faux car les découvertes ont souvent eu pour base des éléments qui paraissaient anormaux au départ. La protéine seule ou associée à un micro-virus, qui nous échapperait ou qui serait masqué par la protéine, nous empêcherait de prendre connaissance de l'agent infectieux.

De même, les conditions exactes de destruction du prion, en particulier dans les farines animales qu'il est susceptible de contaminer, ne sont pas encore bien connues des scientifiques. Toutefois, lorsque les farines sont moins chauffées, comme ce fut le cas en Grande-Bretagne, des contaminations peuvent apparaître. Mais aucun scientifique n'est en mesure de donner, avec certitude, la température, la pression et la forme sous laquelle il faut chauffer, pour éradiquer toute contamination. Le caractère limité de nos connaissances rend difficile le choix de mesures de prophylaxie, lesquelles ne peuvent être fondées que sur une connaissance épidémiologique précise.

Ces mesures seront logiquement fondées sur les données épidémiologiques dont nous sommes absolument sûrs et qui ne sont pas contestables. Or il est établi que la contamination humaine est d'origine alimentaire et provient uniquement de la consommation de b_uf. Il existe d'autres maladies animales à prions qui ne sont pas transmises à l'homme. Ainsi la tremblante du mouton est connue depuis deux cents ans et jamais il n'y a eu transmission à l'homme. Toutefois s'agissant des cas sporadiques de maladie de Creutzfeldt-Jakob qu'on voyait chez l'homme, il a été supposé qu'ils aient été transmis à partir de la tremblante du mouton, mais il semblerait que non.

Les mesures de prophylaxie doivent donc concerner principalement les bovins. Il conviendra d'exclure de la chaîne alimentaire les bovins en provenance des pays où la maladie sévit avec une intensité particulière. C'est le cas de la Grande-Bretagne, à l'égard de laquelle une mesure d'embargo a été décidée par la France, le 27 mars 1996. En 1999, la commission européenne a préconisé la levée de cet embargo, sur l'avis d'experts. Mais la France l'a maintenu, suivant sur ce point l'avis émis par l'Académie nationale de médecine, le 2 février 1999. En effet, de nombreux cas d'encéphalopathie spongiforme bovine avaient été observés en Grande-Bretagne, sur des animaux nés après l'interdiction des farines animales (animaux appelés NAIF). Cela prouvait que la mesure n'avait pas eu une efficacité totale et qu'on ne pouvait reprendre le commerce normal avec la Grande-Bretagne.

On exclura également de la chaîne alimentaire les animaux reconnus malades et tous ceux qui appartiennent au même troupeau. En ce domaine, la France a adopté une position extrêmement stricte, laquelle est d'ailleurs critiquée par certains. Lorsqu'un animal est malade dans un troupeau, l'ensemble du troupeau est abattu et incinéré. Certains sont d'avis que cette mesure est à la fois cruelle et inutile, mais nous verrons pourquoi il convient de la maintenir. Sont exclus également de la chaîne alimentaire les animaux dont les examens pratiqués à l'abattoir démontrent qu'ils sont infectés. En effet, nous disposons maintenant de tests biologiques qui permettent, à partir d'examens sur le cerveau à l'abattoir, de déterminer si l'animal est infecté.

Seront enfin systématiquement écartés divers organes et tissus susceptibles d'être particulièrement riches en prions. C'est là peut-être que se situe la mesure la plus efficace. En effet, le système nerveux central (cerveau, moelle épinière, ganglions rachidiens), les yeux et l'iléon( c'est-à-dire la partie terminale de l'intestin grêle) constituent le grand réservoir de prions. Dans tous ces organes ou tissus, la présence de l'agent infectieux - le prion - a été clairement démontrée. Compte tenu de nos connaissances sur les autres maladies à prions et sur la voie de pénétration probable qui est digestive, il convient d'exclure également le reste de l'intestin et les organes riches en tissus lymphoïdes, c'est-à-dire la rate, le thymus et les amygdales.

Les procédés d'abattage et de découpe devront être améliorés pour éviter que des fragments de tissus dits à risques, notamment des tissus nerveux, puissent être disséminés dans d'autres tissus. C'est le cas de la moelle épinière lors de la fente de la colonne vertébrale. De même, pour éviter que les fragments de tissus à risques soient disséminés dans les autres tissus, on interdira le T-bone steak et on retirera les ganglions rachidiens de ce qu'on appelle les côtes à l'os.

De ce point de vue, l'Académie nationale de médecine avait demandé, le 6 février 1996, l'application aux abats de veaux importés du Royaume-Uni des interdictions déjà en vigueur dans ce pays, à savoir l'interdiction de consommer l'intestin, le thymus et la moelle épinière. En effet, l'interdiction existait en Grande-Bretagne, mais la France n'avait pas établi la même interdiction à l'égard de leurs exportations de bovins, notamment de veaux, ce qui fut fait.

Le dernier point sur lequel j'insisterai est qu'en l'état actuel de nos connaissances, ni le lait ni le muscle ne se sont montrés contaminants. Par ailleurs, la contamination humaine étant d'origine animale, la prophylaxie de la maladie animale est essentielle. Du fait que la contamination des bovins provient de farines animales dont la préparation est défectueuse, cette prophylaxie repose logiquement sur des règles de préparation des farines, voire sur leur interdiction.

Ces farines ont été interdites en France, dans l'alimentation bovine, en 1990, puis dans celle de tous les ruminants en 1994, mais elles continuaient de pouvoir être utilisées pour d'autres espèces animales : porcs, volailles, poissons. En raison de la barrière d'espèces, on pensait ne rien risquer, d'autant qu'il aurait fallu éliminer ces farines d'une façon ou d'une autre. Mais elles étaient soumises à des conditions strictes de préparation, c'est-à-dire sans aucun organe ou tissu susceptible de contenir des prions, et à un traitement à 133 degrés Celsius pendant vingt minutes sous une pression de trois bars.

Tout récemment, l'Union européenne a suspendu, pour une durée de six mois, l'utilisation des farines animales pour l'ensemble des animaux d'élevage.

On s'est demandé si cette interdiction, qui a provoqué de grandes protestations, devait être ainsi étendue à l'ensemble des animaux d'élevage. En effet, le phénomène de barrière d'espèces devrait en principe jouer, mais il s'est montré en défaut s'il y a eu contamination des bovins à partir des ovins. D'autre part, les farines destinées à d'autres espèces pourraient également, par erreur ou par fraude, être administrées aux bovins car cette possibilité de la fraude, toujours extrêmement dangereuse, ne peut être ignorée. Il est très possible, dans le cadre de certains cas qui se sont déclarés en France, que des fraudes aient pu se produire dans les farines animales.

C'est peut-être ainsi que s'expliqueraient les encéphalopathies spongiformes observées chez les animaux NAIF, c'est-à-dire nés après interdiction des farines. Il est évident que, toujours dans le cadre de la prophylaxie de la maladie animale, si malgré ce contrôle de l'alimentation, la maladie apparaît chez l'animal, celui-ci sera abattu et incinéré ainsi que l'ensemble du troupeau.

Cette mesure peut paraître excessive, mais elle sera maintenue tant que nous n'aurons pas une réaction biologique fiable permettant de distinguer, dans un troupeau, les sujets malades des sujets sains. Actuellement, nous sommes dans l'incapacité de détecter s'ils sont infectés ou pas. Dès lors que l'on suppose que l'infection est alimentaire et que sa durée d'incubation est très longue - au moins cinq ans - il conviendrait de disposer d'un moyen biologique permettant de distinguer les animaux malades des animaux sains.

C'est dire que l'attitude à adopter dépend étroitement de nos connaissances sur l'épidémiologie de la maladie animale et de l'affection humaine. Pour les faire progresser, il est indispensable de recenser déjà tous les cas humains et animaux grâce à leur déclaration obligatoire. L'Académie nationale de médecine avait émis, le 2 juillet 1996, un avis favorable à la déclaration obligatoire de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, rendue peu de temps après effective par le décret du 19 septembre 1996. Mais il est indispensable que des réactions biologiques permettent d'établir le diagnostic chez l'animal vivant, avant l'apparition des signes de la maladie. Les recherches dans ce domaine sont essentielles.

En conclusion, le point sur lequel je souhaiterais insister est le caractère évolutif des mesures à prendre puisque beaucoup d'inconnues persistent et que des notions entièrement nouvelles, dont il faudra tenir compte, peuvent s'imposer à tous. C'est pourquoi l'Académie nationale de médecine s'est prononcée à plusieurs reprises sur ce problème s'opposant en particulier le 2 février 1999 à la levée de l'embargo touchant les importations de viande bovine en provenance de Grande-Bretagne.

Deux de ses commissions, la commission 6 - maladies infectieuses et parasitaires - et la commission 13 - santé publique, épidémiologie, environnement - où siègent des spécialistes reconnus de ces affections, font régulièrement le point de la situation. Leur dernière réunion s'est tenue le 8 janvier 2001 et une autre est prévue le 6 février prochain. Par ailleurs, une réunion commune, à laquelle participeront l'Académie des sciences et l'Academy of Medical Sciences de Londres, aura lieu du 14 au 16 mars prochain à Paris. Ainsi l'Académie nationale de médecine est-elle prête à apporter, à tous moments, son concours aux pouvoirs publics, conformément à la mission qui lui a été confiée lors de sa création en 1820.

M. le Président : Nous vous remercions pour cet exposé qui a fait apparaître la contribution importante de l'académie de médecine en faveur de la préservation de la santé publique face à ce problème majeur dont les contours sont difficiles à cerner.

M. le Rapporteur : Quels sont les rapports, en termes d'échanges, d'information et de collaboration, entre l'Académie nationale de médecine et les autorités publiques ? Ces rapports vous semblent-ils satisfaisants et si oui, en a-t-il toujours été ainsi ou certains points demandent-ils à être améliorés ?

M. Gabriel BLANCHER : Par définition, les rapports de l'Académie nationale de médecine avec les pouvoirs publics doivent être bons. Ils l'ont toujours été, mais selon les périodes, ils sont plus ou moins étroits. Lorsque l'académie a été créée, en 1820, elle avait deux missions à remplir : d'une part, favoriser la recherche dans le domaine médical et le progrès des sciences médicales, et d'autre part, agir en tant que conseiller du gouvernement et de l'Etat pour tous les problèmes de santé.

Selon les périodes, les pouvoirs publics font plus ou moins appel à nous, mais nous sommes toujours très heureux quand ils le font. Toutefois, quand se pose un grand problème de santé publique, même en dehors de l'appel des pouvoirs publics, comme nous l'avons fait bien avant pour l'ESB, nous nous en saisissons pour l'étudier et publier des communiqués afin d'éclairer l'opinion publique, ou encore nous émettons un v_u destiné aux pouvoirs publics que nous transmettons au ministère intéressé.

M. le Rapporteur : S'agissant de la communauté médicale en tant que telle, compte tenu du fait que la maladie est récente et difficile à traiter, quelle formation spéciale est dispensée aux praticiens ?

M. Gabriel BLANCHER : Nous sommes en présence d'une maladie d'origine bovine dont nous avons, en France, trois cas certains ; mais il convient de rappeler que la maladie de Creutzfeldt-Jakob a toujours existé. Il y a eu des maladies liées aux injections d'hormones de croissance, puis des cas sporadiques, ce qui ne fait que masquer notre ignorance. On voit apparaître ces cas, mais sans savoir d'où ils viennent et à quelle épidémie ils peuvent se rattacher. Le problème du diagnostic de la maladie de Creutzfeldt-Jakob se pose lorsque sont observés des démences ou des troubles neurologiques. Malheureusement, cette maladie n'a aucun traitement. L'effort doit donc être fait sur la prévention.

M. le Rapporteur : Peut-on, selon vous, évaluer la dose d'aliments nécessaire à absorber pour contracter cette maladie ?

M. Gabriel BLANCHER : Tous les spécialistes avec lesquels j'ai discuté de ce point considèrent qu'il y a certainement un effet de dose. Toutefois, actuellement, nous connaissons encore trop mal le prion pour pouvoir affirmer que c'est à telle dose que cela devient dangereux, d'autant que nous ne savons pas si le prion lui-même est véritablement l'agent de la maladie. Selon l'avis des spécialistes, deux éléments entrent en ligne de compte. Tout d'abord, il y a un effet de dose, c'est-à-dire que, même si un tissu contient quelques prions, vraisemblablement il ne serait pas infectant, mais actuellement nous n'avons pas la capacité de quantifier. Par ailleurs, il faut sûrement une prédisposition génétique. Ces deux facteurs limitants font dire à certains spécialistes que nous ne risquons pas une grande épidémie.

Néanmoins, la Grande-Bretagne recensait quatre-vingts cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob à la fin de l'année 2000, mais aussi 180 000 cas de bovins atteints de l'ESB, ce qui est considérable. En France, nous n'avons actuellement que 252 cas d'ESB détectés. Le niveau de contamination est donc très différent.

M. le Rapporteur : Vous confirmez donc qu'il y aurait des terrains prédisposant à la maladie.

M. Gabriel BLANCHER : Tout à fait.

M. le Rapporteur : Nous nous interrogeons également sur les tests. Avez-vous un avis sur les deux tests utilisés sur le marché ?

M. Gabriel BLANCHER : Non, aucun, car je ne suis pas un spécialiste de ces tests. Toutefois, certaines personnes sont compétentes en cette matière à l'Académie. Les tests sont fiables, mais ne sont pratiqués que sur le cerveau. Effectuer une biopsie de cerveau chez l'animal en cours de vie et sur le cerveau de l'animal au moment de l'abattage permet de repérer des animaux malades alors qu'ils ne montrent aucun symptôme. Mais pour progresser, il faudrait pouvoir disposer d'un test sanguin applicable sur l'animal vivant.

M. Roger LESTAS : Je voudrais aborder la question de l'abattage total. Je suis élu d'une région d'élevage. Je peux témoigner que c'est une angoisse réelle sitôt qu'un animal, dans le troupeau, présente un problème. Tant que le vétérinaire n'a pas établi son diagnostic, les éleveurs ne vivent plus. J'ai récemment eu le cas d'un éleveur, dans ma région, qui a fait une tentative de suicide car il ne vend plus sa viande et se trouve en grande difficulté. J'ai rencontré, la semaine dernière, à ma permanence une agricultrice dont le troupeau devait être abattu le week-end dernier. Elle-même est malade et son mari est en retraite. Ces agriculteurs avaient un troupeau à haute valeur génétique et vendaient très bien leurs animaux. Puis est apparue cette maladie. Sur le terrain, nous vivons des scènes effroyables, même si je porte un intérêt tout aussi important aux personnes malades et aux consommateurs.

Le diagnostic sur les animaux vivants pourrait-il être pratiqué pour éviter cet abattage total ? Ces troupeaux, que les éleveurs ont mis vingt ans à sélectionner, sont l'_uvre de leur travail et font partie de leur vie.

M. Gabriel BLANCHER : Cette mesure est durement éprouvée, un éleveur étant attaché à son troupeau. Parmi les académiciens, certains protestent contre cette mesure, qu'ils estiment excessive. Mais comment maintenir des animaux dont on n'est pas sûr ? Ils peuvent déjà être infectés, l'incubation étant très longue. Nous savons que la contamination se fait par voie alimentaire, à partir des farines. Or les autres animaux du troupeau ayant reçu la même alimentation, on peut supposer qu'ils peuvent être contaminés. Mais nous ne disposons d'aucun moyen nous permettant de savoir s'ils sont contaminés ou pas.

Certains de mes collègues, notamment vétérinaires, qui vivent ces drames dans le cadre de leur travail, ont proposé comme alternative, au lieu d'abattre le reste du troupeau, de le garder dans un enclos isolé et de le surveiller pour acquérir des notions sur l'épidémiologie de la maladie. Cette solution permettrait d'observer au bout de combien de temps certains d'entre eux deviennent malades et d'autres, au contraire, résistent.

Mais un troupeau en observation commence à être infecté et souille les sols, avec propagation du prion ; la position consistant à abattre et à incinérer le reste du troupeau offre une garantie de protection totale. Mais il est certain qu'avec l'abattage total, nous nous privons de connaissances ultérieures. La seule alternative serait de garder le troupeau, dans un enclos totalement isolé et sous surveillance vétérinaire.

M. Marcel ROGEMONT : Vous avez dit que l'Académie nationale de médecine s'intéressait à cette question depuis de nombreuses années. A quel moment a-t-elle commencé à s'y intéresser comme étant suffisamment importante pour suivre de près son évolution ? Par ailleurs, quelles sont les prémices qui ont pu susciter l'intérêt de l'Académie nationale de médecine ?

Vous avez indiqué que le système nerveux pouvait être contaminant. Pourrait-on imaginer qu'un muscle fonctionne sans terminaison nerveuse ? Quels sont le seuil et la quantité de prions susceptibles d'être contaminants ? Cela dépasse-t-il le système nerveux, étant entendu que celui-ci parcourt tout notre corps ?

M. Gabriel BLANCHER : Il m'est facile de répondre à votre première question, mais très difficile à la seconde. L'Académie nationale de médecine s'est intéressée à la question dès 1996 et pas avant, car cette maladie était suivie essentiellement par les vétérinaires. Je vous donne lecture des v_ux que nous avions émis le 6 février 1996 : « L'application aux abats de veaux importés du Royaume-Uni des interdictions déjà en vigueur en ce pays, interdiction de consommer l'intestin, le thymus et la moelle. » Toujours sur notre lancée, nous avons émis, le 2 juillet 1996, un avis favorable à la déclaration obligatoire de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Dès 1996, nous avons suivi cette question sans interruption.

S'agissant de la deuxième question, un muscle comporte des nerfs et la plaque motrice. Le muscle est mis en marche par un nerf. Il existe une zone, que l'on appelle la plaque motrice, où le nerf périphérique moteur se termine dans le muscle. Le prion a été mis en évidence dans le système nerveux central, mais pas dans le système nerveux périphérique. Peut-il y avoir des prions en petite quantité et y a-t-il un seuil ? Il y en a sûrement un, mais il faut rester prudent. Nous devons déjà déterminer si une contamination peut se faire à partir du muscle. La présence de prions n'a jamais été trouvée dans le système nerveux périphérique, mais logiquement s'il y en a dans le système nerveux central, on pourrait penser en trouver dans le système nerveux périphérique. Néanmoins, en santé publique, on ne peut se référer qu'à des éléments avérés.

M. Alain GOURIOU : Vous avez rappelé que l'Académie nationale de médecine avait émis un avis favorable au maintien de l'embargo sur les viandes britanniques. Etant donné vos propos sur la quasi-certitude de la non-contamination par les muscles, ne pourrait-on nuancer cet avis en rendant cet embargo plus sélectif ?

Par ailleurs, y a-t-il eu entre l'Académie nationale de médecine française et l'académie de médecine britannique, voire les autres académies européennes, des contacts et des programmes de travaux établis d'un commun accord sur ce sujet ?

Enfin, votre suggestion, monsieur le Président, de poursuivre une observation sur un troupeau isolé me paraît être une piste d'expérimentation tout à fait intéressante. Le risque de polluer les sols est réel, mais ne serait-il pas possible, de façon expérimentale, d'organiser cette observation hors sol, sur un échantillon limité afin d'en atténuer les coûts techniques et les difficultés matérielles ?

M. Gabriel BLANCHER : Cette observation d'un troupeau hors sol, à titre expérimental, serait une démarche très intéressante. S'agissant des coopérations inter-académiques, jusqu'ici il n'y en a pas eu. Mais, en mars prochain, aura lieu une réunion à laquelle participeront l'académie des sciences, l'Académie de médecine de France et l'Academy of Medical Sciences de Londres. La question sera certainement mise à l'ordre du jour.

S'agissant de l'embargo, il est évident qu'il aurait pu être nuancé. Dès lors que l'on sait que le muscle n'est pas contaminant et que les organes à risques sont enlevés, même si l'animal venant de Grande-Bretagne était contaminé, le danger serait moindre. Toutefois, dans un domaine aussi délicat, toutes les garanties possibles doivent être prises. C'est une double garantie que nous prenons : une garantie géographique et une garantie anatomique. La garantie anatomique consiste à enlever tous les organes à risques et la garantie géographique à écarter tous les bovins qui proviennent de pays où le taux d'ESB demeure encore trop élevé. Le nombre de cas diminuant en Grande-Bretagne, il est fort possible que nous soyons amenés un jour à assouplir la position, mais nous ne pouvons nous priver complètement de ce critère géographique.

Votre raisonnement est logique, mais dans le domaine de la santé publique, il convient de se méfier des raisonnements logiques tant que nous ne disposons pas de toutes les données du problème, ce qui est le cas dans cette affaire. Nous sommes donc obligés de prendre des précautions, peut-être excessives, dans la mesure où nous sommes ignorants d'un certain nombre de choses. Ce critère géographique reste d'actualité car, même si, avec les mesures prises en Grande-Bretagne le nombre d'animaux malades diminue, la proportion d'animaux infectée reste néanmoins plus importante que la nôtre.

Les chiffres que je vais citer m'ont été donnés par Mme Brugère-Picoux. Les Anglais débutent actuellement une campagne de tests sur les cerveaux des bovins abattus. Les résultats que nous avons concernent quatre mille vaches âgées de cinq ans qui ont bénéficié de toutes les mesures de prévention qui existent maintenant. Dix-huit cas ont été détectés, ce qui donne une proportion d'environ 0,5 %. En France, avec notre premier bilan sur quinze mille tests réalisés sur des sujets à risque, nous obtenons une proportion de 0,2 %. Cela montre que l'infection en Grande-Bretagne est encore à un niveau plus élevé qu'en France.

Au-delà de cette étude, qui a un côté rigoureux, l'infection reste encore actuellement plus importante en Grande-Bretagne qu'elle ne l'est en France, ce que nous sommes obligés de prendre en compte. L'embargo pourra être assoupli si l'épidémie britannique se résorbe peu à peu.

M. André ANGOT : Lors de la commission d'enquête sur la transparence de la filière alimentaire en France, à laquelle j'ai participé, il nous a été indiqué qu'en Grande-Bretagne, une des raisons de l'embargo sur la viande vient du fait que leurs méthodes d'abattage ne sont pas dans les règles. Avant que le c_ur de l'animal ait fini de battre, ils introduisent une tige de ferraille pour détruire l'encéphale. Comme la circulation sanguine se fait encore, on peut supposer que des embolies de centres nerveux partent dans les vaisseaux et se déposent dans les muscles. C'est une des raisons pour lesquelles on n'importe pas de viande anglaise actuellement.

M. Gabriel BLANCHER : C'est un point important que je ne connaissais pas, car je ne suis pas vétérinaire. Cela peut expliquer pourquoi les britanniques sont plus largement atteints par l'infection.

M. le Président : Vous avez donc formulé plusieurs avis. Les avez-vous donné spontanément ou avez-vous été sollicité pour les donner et ont-ils été suivis d'effets ? En matière de santé publique, dès lors qu'il a été déterminé que ces prions pouvaient franchir la barrière d'espèces, la communauté scientifique en a-t-elle été informée ? Avez-vous vous-même engagé des relations avec la communauté scientifique, en recommandant un certain nombre d'actions, y compris de recherche, à l'égard des décideurs ? La communauté scientifique a-t-elle pleinement, dans ses instances, joué son rôle de communication et d'investigation ?

M. Gabriel BLANCHER : S'agissant des rapports entre l'académie et les pouvoirs publics, nous avons émis sur ce sujet trois avis. Le premier avis, émis le 6 février 1996 et non sollicité, concernait l'application aux abats de veau importés de Grande-Bretagne des mêmes mesures que celles prises en Grande-Bretagne. Nous avons adressé cet avis au ministère intéressé qui a pris les mesures en question.

Le 2 juillet 1996, avant de prendre sa décision, le ministère de la Santé a sollicité notre avis sur la déclaration obligatoire de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Nous avons émis un avis favorable ; le décret du 19 septembre 1996 a prévu cette déclaration obligatoire. Toutefois le gouvernement avait déjà l'intention de prendre cette décision.

S'agissant de la levée de l'embargo, nous avons pris l'initiative d'émettre un avis, sans avoir été sollicité, car cette mesure nous paraissait dangereuse. En fait, notre avis a été suivi, puisque l'embargo n'a pas été levé.

Pour ce qui concerne la communauté scientifique, je peux moins bien vous répondre car la communication s'est effectuée plutôt entre vétérinaires. Pour obtenir une réponse précise, il conviendrait que vous entendiez les membres vétérinaires de notre académie. À la suite du maintien de l'embargo, la France a été condamnée par la Communauté européenne. Un comité vétérinaire, au sein de la Communauté européenne, a décidé qu'il n'y avait aucune raison de maintenir l'embargo.

Il y a eu prise de conscience et contacts entre les experts des différents pays, mais dans une cacophonie telle qu'il n'y a eu aucun accord entre les experts des différents pays. Certains considéraient que le b_uf britannique présentait un risque évident, d'autres soutenaient le contraire.

En revanche, il y a eu accord total - mais malheureusement sans effet - sur l'intérêt d'entreprendre des recherches pour détecter la maladie chez l'animal vivant. Il est certain que si on disposait de connaissances plus précises, on serait mieux à même de prendre des mesures.

En matière de santé publique, il est toujours très difficile de prendre des mesures sans avoir une connaissance totale et approfondie d'un problème. A titre d'exemple, au siècle dernier, la population s'inquiétait beaucoup des grandes endémies : choléra, peste, typhus, fièvre jaune. En 1832, le choléra à Paris a tué plusieurs milliers de personnes. Le premier ministre de l'époque, Casimir Périer, est allé visiter les malades à l'Hôtel-Dieu, a contracté le choléra et en est mort. En 1851, a été réunie à Paris une commission pour tenter de prendre des mesures contre le choléra, mais elle n'a abouti à aucun résultat, ne sachant pas à quoi était due cette maladie. Après les découvertes de Pasteur, la découverte des microbes, l'isolement du vibrion cholérique par Koch, la convention de Venise en 1892 a pu prendre des mesures.

M. le Président : Dans le cas qui nous occupe, des experts nous ont clairement indiqués qu'un problème était identifié dans un pays et ne l'était pas clairement dans un autre, alors que des mesures de précaution avaient été prises. Par ailleurs, s'agissant de la recherche, tout le monde s'accordait sur le fait qu'il fallait en faire, mais c'était sans effet. Voilà ce que nous souhaitons comprendre.

M. Gabriel BLANCHER : On retombe toujours sur le problème de la recherche scientifique. Elle exige des crédits, c'est une condition nécessaire, mais insuffisante. Le déclic doit se faire, et même en y accordant le maximum de moyens, personne n'a la certitude d'arriver à un résultat.

M. Joseph PARRENIN : Je souhaiterais poser deux questions, l'une concernant la position du comité scientifique sur l'interdiction totale des farines animales et l'autre sur les technologies nouvelles de production des denrées alimentaires et leur transformation face à la mondialisation de l'alimentation.

Tout d'abord, que pensez-vous de la situation des comités scientifiques et comment envisagez-vous leur évolution ? En effet, des comités scientifiques travaillent dans différents pays, mais nous constatons une carence dans les contacts qu'ils peuvent établir entre eux. La mondialisation aidant, quelle peut être l'utilité d'un comité scientifique national s'il n'entretient pas de relations avec ses homologues et se prive ainsi de la connaissance de la situation dans les autres pays ? Cette préoccupation dépasse le cadre de l'ESB ou des farines animales. Nous devons, à partir d'expériences malheureuses, tirer les enseignements pour progresser dans nos comportements. Considérez-vous que les puissances économiques puissent jouer un rôle négatif à l'égard des comités scientifiques et des experts ?

M. Gabriel BLANCHER : La dernière question est fondamentale. Il est évident que les puissances ou les intérêts économiques s'opposeront toujours, non pas par principe, mais parce qu'ils ne sont pas toujours prêts à se plier à une décision scientifique qui peut comporter un élément considéré comme gênant. Il convient donc de faire passer en premier lieu les impératifs de santé publique, sans bien entendu méconnaître les conséquences qu'ils peuvent avoir pour des professionnels qui font honnêtement leur travail et qui peuvent être cruellement frappés.

Il y a très longtemps, j'ai eu à préparer un rapport sur les espaces verts. J'avais indiqué, dans mon rapport, que si l'opinion publique est toujours favorable à des espaces verts, la décision de construire une route ou des logements aura néanmoins tendance à prendre le dessus. Dès lors qu'un choix doit être fait entre l'impératif de santé et l'impératif économique, ce dernier aura tendance à s'imposer. Mais il faut toujours faire passer l'impératif de santé en premier, sans négliger ses conséquences.

Quant aux comités scientifiques et leur coordination, même au sein d'un pays, vous avez des controverses scientifiques. Heureusement, la science présente l'avantage incontestable de pouvoir séparer le vrai du faux, par la méthode expérimentale. Toute la science est ainsi bâtie. Rappelez-vous quand Pasteur a imposé sa théorie microbienne, combien il a été attaqué et combien on a douté de ses découvertes, mais lorsqu'il a pu en apporter la preuve, il est devenu incontestable. Tant que le problème reste au niveau des conjectures, il est évident que cela suscite des controverses entre les divers scientifiques, y compris dans un seul pays. La situation devient plus difficile lorsque sont impliqués des comités scientifiques de plusieurs pays. D'autant plus que lesdits comités scientifiques seront, consciemment ou non, imprégnés des intérêts économiques de leur pays respectif. Ainsi un comité scientifique britannique sera plus tenté de faciliter l'exportation du b_uf britannique. Même s'il conviendrait d'organiser, à l'échelon européen voire mondial, une coordination entre les comités scientifiques, celle-ci se mettra en place toute seule dès lors que la connaissance, sur un problème donné, sera confortée par des résultats.

M. le Rapporteur : Nombreux sont ceux qui disent que l'année 2001, compte tenu des mesures prises, sera l'année de vérité et que le nombre de cas chez l'animal devrait chuter. Partagez-vous ce sentiment ?

M. Gabriel BLANCHER : Il convient de rester prudent, mais malgré le peu de connaissances dont nous disposons, nous avons pris des mesures cohérentes, ce qui devrait faire diminuer le nombre de cas. Toutefois, pour obtenir des résultats encore meilleurs, il faut poursuivre l'effort de recherche.

M. le Président : Nous vous remercions.

Audition de M. Jacques DRUCKER,
directeur général de l'Institut de veille sanitaire

(extrait du procès-verbal de la séance du 24 janvier 2001)

Présidence de M. François Sauvadet, Président

M. Jacques Drucker est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Jacques Drucker prête serment.

M. Jacques DRUCKER : Je commencerai par vous décrire l'organisation et le fonctionnement du dispositif de veille sanitaire tel qu'il est appliqué à la surveillance des encéphalopathies subaiguës spongiformes transmissibles (ESST), dont la maladie de Creutzfeldt-Jakob (MCJ) est un des composants.

Nous disposons d'un système de surveillance organisé de cette maladie depuis 1992, date à laquelle, sur l'initiative d'un certain nombre de chercheurs neurologues ou neuropathologiste, coordonnés par l'unité INSERM 360, un réseau de surveillance de ces maladies a été mis en place. Le contexte était celui d'une étude européenne destinée à estimer l'incidence de ces maladies et d'en étudier certains des facteurs de risque.

La deuxième étape du dispositif, qui a conduit à notre système actuel de veille sanitaire sur cette maladie, remonte à septembre 1996, lorsque les ESST ont été inscrites sur la liste des maladies à déclaration obligatoire. La coordination de ce dispositif de déclaration obligatoire, comme pour les autres maladies obéissant au même régime, a été confiée au réseau national de santé publique de l'époque.

Les deux systèmes ont immédiatement convergé de façon à travailler en synergie et vérifier les informations des uns et des autres. Ce dispositif a été formalisé, en 2000, sous l'appellation de réseau national de surveillance de la maladie de Creutzfeldt-Jakob et des maladies apparentées.

Ce réseau national de surveillance poursuit deux objectifs. Le premier consiste à estimer l'incidence de ces maladies, à en préciser les différentes formes étiologiques
- forme sporadique, familiale, nouvelle variante - et à décrire l'épidémiologie de ces maladies, notamment la répartition géographique des cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob en France et sa distribution par âge. Quant au second objectif, il consiste à détecter, le cas échéant, l'apparition de foyers de cas groupés de ces maladies, notamment du nouveau variant, qui auraient un intérêt épidémiologique important.

S'agissant de l'organisation, il s'agit d'un réseau pluridisciplinaire composé d'épidémiologistes, de cliniciens - neurologues, neuropathologistes - de biologistes et de laboratoires de recherche, principalement les laboratoires de référence sur ces maladies. Ce peut être le laboratoire du centre de référence sur les agents transmissibles non conventionnels ou du centre de référence sur la maladie de Creutzfeldt-Jakob iatrogène, ou encore les laboratoires spécialisés dans la détection et l'analyse des prions. Ce réseau comprend également, du fait de la déclaration obligatoire, l'ensemble des médecins de santé publique des directions départementales de la santé qui sont impliquées dans la remontée de ces déclarations vers l'institut de veille sanitaire.

Je rappellerai que les notifications de ces maladies correspondent à des notifications de suspicion, car le réseau a choisi la définition la plus large possible. Par conséquent, toute suspicion de maladie de Creutzfeldt-Jakob est déclarée et notifiée au réseau, soit par voie de déclaration obligatoire soit par celle du réseau de neurologie, puis centralisée par l'unité 360 de l'INSERM. 

Chaque cas de suspicion fait l'objet d'une recherche d'information aussi exhaustive que possible sur les caractéristiques cliniques, biologiques et épidémiologiques. L'objectif est d'aboutir à un classement aussi précis que possible de chacune de ses suspicions, pour confirmer s'il s'agit d'une maladie de Creutzfeldt-Jakob et, le cas échéant, la classer sous sa forme correspondante : familiale génétique, sporadique, iatrogène ou nouvelle variante. L'attention de ce dispositif, notamment depuis 1996, est plus particulièrement attirée par le développement de la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Sa capacité à détecter les formes associées aux prions de l'encéphalie bovine est sensible.

Cela étant, le diagnostic de certitude de ces maladies repose, aujourd'hui encore, sur l'examen anatomopathologique du tissu nerveux. Par conséquent, en matière de surveillance, il s'agit d'établir, lors d'une autopsie de patients décédés, le diagnostic précis. Or aujourd'hui, le taux d'autopsie, dans notre système national de surveillance, plafonne aux environs de 50-55 % : un décès sur deux, suspecté d'être dû à une maladie de Creutzfeldt-Jakob sur la base d'arguments cliniques ou biologiques, est autopsié.

Aujourd'hui, l'effort en matière de renforcement de ce système de surveillance doit porter, en l'absence d'un test facile d'utilisation, sur le renforcement de notre capacité à vérifier post mortem, grâce à des autopsies, le diagnostic de certitude de ces maladies de Creutzfeldt-Jakob.

Depuis quelques mois, les résultats de ce système de surveillance sont analysés, mis à jour tous les mois et publiés, de façon transparente, sur le site Internet de l'institut de veille sanitaire. Actuellement, ce site vous proposera les données actualisées au 31 décembre 2000, avec l'incidence des suspicions notifiées et, en fonction des diverses catégories étiologiques, l'incidence de toutes les formes de maladie Creutzfeldt-Jakob que nous avons recensées.

Nous observons que, dans les trois ou quatre dernières années, le nombre de suspicions de ces maladies signalées à ce réseau de surveillance a été multiplié par trois. Les déclarations de suspicion sont passées de deux cents environ en 1996 à un peu plus de six cents en 1999. Le décompte 2000 est toujours en cours. Ceci témoigne d'une amélioration du taux de notification de ces maladies et de l'utilisation d'une définition assez large des critères de notification.

Dans le même temps, le nombre de cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob sporadiques a légèrement augmenté, puisque, selon les critères de ce système de surveillance, de 68 cas probables ou certains enregistrés en 1996, nous sommes passés à 88 cas en 1999. Cette augmentation sensible témoigne sans doute d'une plus grande vigilance des cliniciens à l'égard de ce type de maladie, d'où une augmentation des notifications.

S'agissant des cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob relevant de la nouvelle variante, nous avons recensé trois cas en France : deux cas certains, décédés et autopsiés, et un cas toujours en vie, considéré comme probable. Dans les deux cas certains, le premier est décédé en 1996, le deuxième en 2000.

M. le Président : Pouvez-vous nous parler des relations entre la communauté scientifique et les pouvoirs publics ?

M. Jacques DRUCKER : Ayant _uvré d'abord au sein du réseau national de santé publique, puis à l'institut de veille sanitaire, j'observe qu'il y a eu, sur le plan scientifique national, une mobilisation et une communication remarquablement bonnes entre les différentes disciplines concernées par cette maladie. Si, aujourd'hui, notre réseau national de surveillance est performant, c'est parce que, de façon interdisciplinaire, les cliniciens, les biologistes, les épidémiologistes, la communauté scientifique nationale s'est mobilisée de façon excellente.

Par ailleurs, j'observe que, sur le plan scientifique, si nous avons une excellente concertation, c'est grâce notamment à l'agence de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA), laquelle a facilité l'interface entre médecine humaine et vétérinaire, en conviant l'institut de veille sanitaire à participer à toutes les intercommissions scientifiques, qu'il s'agisse du comité Dormont ou plus récemment des commissions mises en place par l'AFSSA. Cela a grandement facilité, dans le domaine scientifique, l'échange d'informations nécessaires à la compréhension de l'ensemble du problème.

S'agissant des relations avec la communauté scientifique internationale, l'affaire est plus compliquée. Nous avons été surpris de la difficulté d'accès aux informations anglaises sur l'épidémie de nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob en Angleterre. Nos collègues neurologues, qui participent depuis 1992 à ce réseau de surveillance de l'étude européenne, nous ont également fait part, à plusieurs reprises, de leurs difficultés de même nature.

Je n'émettrai aucun jugement de valeur sur cet aspect des choses, mais on constate parfois, dans un comité scientifique, que les chercheurs sont davantage préoccupés par des problèmes de recherche et de publications scientifiques que par des problèmes de santé publique. Je nuance mon propos, mais il est néanmoins étonnant que, sur un problème émergent de ce type, l'échange d'informations au sein de la communauté scientifique internationale n'ait pas été plus ouvert et rapide.

M. le Rapporteur : Pour rester dans le contexte international, j'ai noté que les Etats-Unis ne déclarent aucun cas d'ESB. Quel est votre avis sur cette absence de déclaration ?

Vous avez indiqué que le système de surveillance s'était mis en place en 1992. Pourquoi ne l'a-t-il pas été avant cette date, compte tenu des informations dont on disposait déjà à l'époque ?

La déclaration de la MCJ est obligatoire, l'autopsie facultative. Quels éléments pourraient militer en faveur du caractère obligatoire de l'autopsie ? Et quels obstacles s'y opposent ?

Enfin, lors de précédentes déclarations, vous aviez écarté le terme d'épidémie. Aujourd'hui, maintenez-vous ce choix, très important vis-à-vis de l'opinion publique ?

M. Jacques DRUCKER : S'agissant de nos relations avec nos confrères américains, nous sommes en relations relativement étroites avec les « centers for disease control » américains. Cette institution, qui remplit aux Etats-Unis les mêmes missions que l'institut de veille sanitaire, est une structure de référence en matière d'épidémiologie. Je suis assez confiant. En effet, je suis convaincu que si les « centers for disease control » avaient une augmentation préoccupante de leur nombre de cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob, ou a fortiori l'émergence de cas de nouvelle variante, l'information aurait été rendue publique et partagée avec la communauté scientifique.

En revanche, je ne dispose pas suffisamment d'éléments d'information sur le mode de fonctionnement du système d'épidémiosurveillance animale aux Etats-Unis pour émettre une opinion sur la réalité de l'absence de cas de vache folle dans ce pays. Je vous rappelle qu'aux Etats-Unis, des maladies assez voisines de la vache folle ont été documentées et publiées, notamment chez certains animaux sauvages comme le cerf. Par conséquent, on sait que les prions sont aussi présents aux Etats-Unis.

Pourquoi notre système de surveillance n'a-t-il pas été mis en place avant 1992 ? C'est à cette époque que l'étude européenne s'est mise en place, sur l'initiative de nos collègues anglais. Cela laisse supposer que les Anglais avaient déjà une arrière-pensée sur l'émergence de l'infection. Je rappelle qu'en 1992, aucun nouveau variant n'avait été mis en évidence chez l'homme.

Il me semble que l'une des motivations de cette étude européenne, dans le contexte d'une initiative relativement forte des neurologues anglais, était qu'il convenait de s'intéresser davantage à ce problème qu'on ne l'avait fait auparavant. Toutefois il convient aussi de garder à l'esprit que le taux d'incidence est d'environ 1,4 cas par million d'habitants. C'est donc une maladie rare qui concernait le sujet âgé et qui était noyée dans le bruit de fond des maladies dégénératives du sujet âgé. Il est vrai que peu de scientifiques s'intéressaient à cette question jusqu'au début des années quatre-vingt-dix. Je reste persuadé que le démarrage de cette étude européenne était lié au souci de vérifier l'impact du développement de l'épidémie anglaise chez les bovins et l'éventualité d'une contamination humaine.

Vous avez rappelé le caractère obligatoire de la déclaration et évoqué l'idée de rendre l'autopsie obligatoire. C'est un problème compliqué. Dans le cadre de la déclaration obligatoire, qui porte sur des suspicions, nous recueillons l'information, que l'autopsie ait été faite ou pas ou, si la personne est toujours vivante, si elle est envisagée. Quand la personne est décédée et qu'une autopsie n'a pas été faite, différentes questions nous permettent de cerner les motifs de ce refus. Dans les trois quarts des cas, le refus est lié à la famille. Il y a là un problème de méconnaissance - ou de mauvaise interprétation par les médecins eux-mêmes - de la réglementation en matière d'autopsies qui est, en fait, beaucoup plus favorable qu'on ne le croit. Quand une autopsie est demandée par le corps médical afin d'établir la cause d'un décès, la famille ne peut s'y opposer, à moins que la personne décédée ne se soit inscrite au préalable sur le registre des refus. C'est un élément qui n'est pas encore bien appréhendé par la communauté médicale.

S'il est vrai que nombre de médecins considèrent qu'une autopsie n'est pas nécessaire pour faire le diagnostic d'une maladie de Creutzfeldt-Jakob, en revanche, il est vrai aussi qu'elle est nécessaire aujourd'hui pour faire le diagnostic de la nouvelle variante. Cette ambiguïté entre ces deux niveaux de diagnostic fait que beaucoup de médecins ne sont pas convaincants auprès des familles pour leur expliquer la situation, sauf lorsqu'il s'agit d'un cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob survenant chez un sujet jeune, comme c'est le cas pour la nouvelle variante.

La deuxième raison de non-pratique de l'autopsie est que cette activité est difficile à développer au sein des établissements hospitaliers, en raison d'un certain nombre de difficultés administratives voire financières qu'elle génère pour eux. Elle nécessite des conditions de sécurité importantes, et, par conséquent, des investissements pour mettre en conformité des installations pas toujours adaptées à des autopsies. Il convient aussi de reconnaître que cette activité n'est pas très valorisée, ni très valorisante pour la communauté médicale.

A titre d'information, le réseau national de surveillance termine actuellement une analyse de ce problème, laquelle a pour objet de faire des recommandations à la direction des hôpitaux et au directeur général de la santé en vue de renforcer la capacité de certains établissements hospitaliers à pratiquer des autopsies.

Pouvons-nous considérer aujourd'hui que nous sommes dans une situation épidémique ? En 1996 ou 1998, lorsque seuls un ou deux, voire trois cas de la nouvelle variante de la MCJ avaient été détectés en France, on évoquait plutôt l'émergence de cas qu'une véritable épidémie. Cette situation n'a pas changé dans notre pays. En revanche, au vu de l'incidence croissante des cas de nouvelle variante de la MCJ au Royaume-Uni, on peut effectivement parler d'épidémie humaine dans ce pays.

Il est vrai que les épidémiologistes préfèrent utiliser ce terme quand il s'agit d'une maladie contagieuse, c'est-à-dire à transmission interhumaine, plutôt que d'une maladie qui émerge et dont brusquement un certain nombre de cas inhabituels se développent. Mais en termes de santé publique, nous pouvons considérer que nous sommes dans une situation potentielle de début d'épidémie et donc agir en conséquence.

M. le Rapporteur : On parle d'ailleurs de foyers de cas groupés en Grande-Bretagne. Pouvez-vous nous apporter des précisions sur ce point ?

M. Jacques DRUCKER : Un des objectifs du réseau national de surveillance, en France, est aussi de repérer les foyers de cas groupés. Avec le recul depuis 1992, nous n'avons pas identifié de « cluster » comme au Royaume-Uni, c'est-à-dire le regroupement, dans une zone géographique extrêmement limitée et dans un temps relativement limité, de cas vraisemblablement liés, pour une maladie aussi rare, à une même origine qu'il reste à déterminer. L'analyse des données épidémiologiques et de la distribution géographique, depuis 1992, n'a pas mis en évidence, en France, ce type de problème, mais c'est l'un des objectifs de la surveillance.

M. Pierre HELLIER : Vous confirmez donc environ quatre-vingts cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob et trois cas de nouvelle variante en France.

M. Jacques DRUCKER : Quatre-vingts cas par an de MCJ sporadique et trois cas de nouvelle variante au total.

M. Pierre HELLIER : Vous avez laissé sous-entendre que les Anglais font de l'obstruction sur leurs cas de nouvelle variante.

M. Jacques DRUCKER : Je n'irai pas jusque-là, mais ils ne partagent pas avec une grande rapidité les connaissances qu'ils accumulent au fur et à mesure des nouveaux cas.

M. Pierre HELLIER : Je parlerai néanmoins d'obstruction. Pour évoquer le poids des mots, je citerai deux exemples : le terme épidémie qui, pour les Français, est associé à une épidémie de grippe, et le terme autopsie, qui choque. C'est d'ailleurs pourquoi l'autopsie n'est pratiquée que dans un cas sur deux. Pourquoi ne pas parler de « prélèvement » dans les cas où il y a suspicion, au lieu d'« autopsie » car il s'agit en fait d'un prélèvement cérébral ? Il n'est pas acceptable de ne pas avoir une certitude dans tous les cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob ou de nouvelle variante. Il me semble qu'un prélèvement pourrait être accepté par un plus grand nombre de familles.

Epidémie et autopsie sont des mots à manier avec précaution. Sans vouloir se cacher la réalité des choses, les mots ont un tel pouvoir d'évocation qu'il convient parfois de les changer, comme ce fut le cas pour malentendant et non-voyant.

M. Jacques DRUCKER : C'est pourquoi je suis réticent à employer le terme épidémie en France. Je vous ai d'ailleurs précisé, sur le plan épidémiologique, dans quelle circonstance on préférait utiliser ce terme. Cela dit, en termes d'intervention, il faut se considérer dans un contexte d'épidémie. C'est vrai que les mots ont leur importance, même si prélèvement ou autopsie, en termes réglementaires, procèdent du même dispositif. Mais je partage votre remarque que l'on pourrait sans doute présenter les choses en d'autres termes, dès lors que l'on sait que l'entourage est, dans la plupart des cas, opposé à une autopsie. Toutefois, si les médecins étaient eux-mêmes davantage convaincus de l'importance d'une vérification de leur diagnostic, le dialogue avec la famille s'en trouverait facilité.

M. Pierre HELLIER : Si les médecins proposent le mot prélèvement à la famille, cela passera beaucoup mieux.

M. Jacques DRUCKER : Tout à fait. Une question que nous nous posons est de savoir si le système actuel laisse passer des cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob, d'une part, et des cas de nouvelle variante d'autre part. Dès lors que la vérification anatomique de certitude n'a pas été effectuée dans tous les cas, la question peut être posée.

S'agissant de la deuxième question, qui est de savoir si, parmi les maladies de Creutzfeldt-Jakob repérées dans le cadre du réseau de surveillance, il y a des erreurs de classification et qu'on laisse passer des nouvelles variantes, on ne peut l'exclure tant qu'on ne dispose pas d'un diagnostic de certitude à partir de l'analyse du prélèvement. C'est très peu vraisemblable, car, s'agissant du diagnostic de la maladie de Creutzfeldt-Jakob sporadique, on constate certes une augmentation due à une surveillance plus fine, mais demeurant dans les mêmes taux d'incidence. Si on manquait un certain nombre de cas de nouvelle variante en les classant à tort dans la forme sporadique, on aurait constaté une augmentation plus nette de celle-ci.

Mais il est vraisemblable que quelques maladies dégénératives neurologiques des personnes âgées, étiquetés maladie d'Alzheimer, sont en fait des maladies de Creutzfeldt-Jakob. C'est un phénomène difficile à quantifier. Si on assistait, dans les années à venir, à un vieillissement des cas de nouvelle variante, on devrait clairement se poser la question de savoir comment améliorer la détection, parmi toutes les maladies dégénératives, de la maladie de Creutzfeldt-Jakob chez les sujets plus âgés.

M. le Président : Comment est effectuée l'information de l'ensemble du réseau des praticiens ? Tous les médecins sont-ils associés et si oui, comment ? Peut-on faire évoluer la réglementation des prélèvements pour être sûr de détecter les cas de nouvelle variante de la MCJ ?

Quelles autres mesures vous permettraient, en tant qu'institut de veille sanitaire, de connaître exactement la situation ?

Enfin, nous avons été surpris de constater qu'un problème vétérinaire clairement identifié dans un pays n'ait pas été traité par la communauté scientifique à l'échelle communautaire. Que les scientifiques ne soient pas d'accord, c'est un autre aspect, mais comment est-ce possible que ce problème n'ait pas été évoqué à temps ? Du point de vue de la santé publique, quel est votre sentiment ? Dès que le problème a été évoqué dans des revues scientifiques, la communauté scientifique s'est-elle auto-saisie ou a-t-elle été consultée ? A partir de ces consultations, avez-vous fait circuler l'information auprès des décideurs et avez-vous le sentiment que cela a été suivi d'effets ?

M. Jacques DRUCKER : Sur le premier point concernant l'information des médecins, il y a eu, dès 1992, auprès des médecins spécialistes, les neurologues, une excellente sensibilisation, information et rétro-information de toute la connaissance produite par ce réseau de surveillance. Pour les médecins généralistes, cette information est venue plus tardivement, notamment lors de la mise en place de la déclaration obligatoire de ces maladies. Pour notre part, nous assurons une rétro-information permanente soit au travers de notre bulletin épidémiologique hebdomadaire diffusé par courrier aux médecins, soit au travers de notre site Internet.

Du fait de la médiatisation de ce problème au cours de ces dernières années, les médecins ne pouvaient l'ignorer. En matière de surveillance, nous sommes très attentifs à redistribuer l'information que nous analysons, car c'est la garantie qu'un système fonctionne de façon pérenne.

S'agissant des prélèvements, un certain nombre de propositions sont en cours d'élaboration. Elles tiennent, à la fois, à une meilleure information des médecins sur la réglementation en matière de prélèvements anatomiques, et à des dispositions financières et administratives plus incitatives en ce qui concerne les établissements hospitaliers, afin de renforcer leur capacité de faire ces prélèvements.

Le réseau de surveillance propose, s'agissant de la vérification anatomique des maladies de Creutzfeldt-Jakob - qui nécessite en effet des structures aptes à rappeler des mesures de sécurité particulièrement drastiques - non pas de faire réaliser ces prélèvements dans chaque établissement hospitalier où ces patients peuvent être hospitalisés ou décéder, mais de disposer de centres de référence pour ces prélèvements anatomopathologiques.

M. Pierre HELLIER : Vous n'y parviendrez pas. Lorsqu'un patient décède, vous n'allez pas envoyer le corps vers un autre centre pour effectuer ce prélèvement.

M. Jacques DRUCKER : C'est compliqué, mais pas infaisable. Cela nécessite d'aménager la réglementation sur le transport des corps et le délai en vigueur. Dès lors que nous sommes face à un problème de santé publique sérieux, on doit mettre en place les moyens nécessaires. Si on peut créer des centaines d'emplois de vétérinaires pour faire du dépistage, et de médecins ou de pharmaciens pour aller dans les hôpitaux faire du contrôle, on peut également trouver les moyens réglementaires et financiers pour améliorer les conditions des prélèvements anatomiques en France.

De surcroît, si nous avions la possibilité de faire plus facilement ce type de prélèvement à l'occasion d'autres pathologies, cela aurait une répercussion qui irait bien au-delà du problème de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Dans les jours qui viennent, un rapport contenant un certain nombre de propositions sur ce sujet va être transmis au ministre de la Santé.

Quant au partage de l'information au niveau européen, il convient de garder à l'esprit que la santé publique n'a pas été une préoccupation communautaire pendant de nombreuses années. C'est seulement depuis le traité de Maastricht que la santé est devenue un sujet de préoccupation communautaire. Cela explique pourquoi il n'existe que depuis un an un réseau européen de surveillance et de contrôle des maladies transmissibles. Ce réseau fonctionne relativement bien maintenant, notamment sur d'autres pathologies comme la légionellose, la listériose, la trichinose. Dans le domaine de la connaissance épidémiologique, la situation s'est considérablement améliorée.

Pour ce qui est de la rapidité de prise de décision communautaire face à des problèmes urgents en matière de santé publique, on peut être plus perplexe ; mais le fait de disposer d'un meilleur système d'échange d'informations au niveau de la surveillance va dans le bon sens. La communauté scientifique a-t-elle pris, de façon suffisamment précoce, la mesure du problème ? Dès lors que la communauté scientifique a pris conscience de l'émergence de la nouvelle variante, les choses se sont mises en place très vite, et les autorités ont eu toutes les informations à leur disposition pour prendre des décisions.

S'agissant de l'évolution de la situation entre la connaissance du problème vétérinaire, au milieu des années quatre-vingt, et la mobilisation de la communauté scientifique ou des experts pour sensibiliser les décideurs, je n'ai pas, à mon niveau en tout cas, l'expertise et les éléments d'information pour émettre un jugement. Je m'étonne toutefois que, pour un problème parfaitement identifié chez l'animal dans la deuxième moitié des années quatre-vingts, il ait fallu près d'une dizaine d'années pour que, dans notre pays notamment, les mesures les plus efficaces soient prises.

Je ne saurais trancher non plus entre la part d'un déficit de partage d'information ou de sensibilisation de la communauté scientifique auprès des décideurs et la part d'éventuelle inertie ou dysfonctionnement sur la prise de décision, alors que les connaissances scientifiques étaient à la disposition des décideurs. Je m'étonne néanmoins, à une époque où la diffusion de la connaissance scientifique est relativement rapide, qu'une dizaine d'années se soit écoulée entre la connaissance du problème chez l'animal et les prises de décision les plus efficaces au niveau européen.

M. le Président : S'agissant de l'inertie en matière de communication de l'information, qui en avait la charge en ce domaine ? Etait-ce l'INRA, les réseaux, les vétérinaires ? Par ailleurs, il nous a été indiqué que l'INRA ne disposait toujours pas de station d'expérimentation sur des bovins, les crédits nécessaires n'ayant été prévus que dans la loi de finances pour 2001.

M. Jacques DRUCKER : On touche là à un problème crucial qui est celui de l'articulation entre la recherche et la santé publique. Pour prendre des décisions efficaces en termes de santé publique, encore faut-il que les décideurs aient entre les mains tous les éléments de connaissance des problèmes. Il y a un temps d'inertie entre la production des connaissances scientifiques et leur traduction en mesures de santé publique. Un des objectifs de notre institut est de développer, au sein des missions de veille sanitaire, une veille scientifique, c'est-à-dire une interface entre la communauté scientifique, les chercheurs, la recherche fondamentale et l'action de santé publique. Cela permettra de raccourcir ce temps de latence.

M. le Président : C'est une question centrale. Nous constatons qu'il a fallu dix ans pour être actif, à partir de l'émergence du problème, puis plusieurs années encore pour mettre en place des systèmes de recherche correspondant au même problème clairement identifié.

M. François PERROT : J'aurais voulu votre avis sur la surveillance des viandes importées d'autres pays européens. Avez-vous la conviction que la garantie est suffisante pour que l'on fasse confiance à ces pays ?

M. Jacques DRUCKER : Très honnêtement, je ne pense pas avoir la compétence, l'expertise et les éléments d'information pour vous donner une opinion éclairée. Ce serait plutôt du côté de la direction générale de l'alimentation ou de l'AFFSA qu'il faudrait vous tourner pour obtenir une réponse à cette question.

M. Pierre HELLIER : Le dispositif que vous suggérez me paraît vouer à l'échec la proposition que j'ai émise s'agissant du prélèvement cérébral. Vous proposez de transporter vers un autre centre les personnes décédées de maladie de Creutzfeldt-Jakob pour effectuer le prélèvement. Or pour faire un prélèvement, il suffit de disposer d'une pièce sécurisée, de matériel à usage unique et d'un praticien. De plus, il faut garder à l'esprit que la plupart de ces décès ont lieu dans des services de neurologie - qui sont peu nombreux - de centres hospitaliers, soit un par département.

Ne serait-il pas préférable de se donner les moyens d'équiper, dans ces centres hospitaliers départementaux, un service capable de faire des autopsies et des prélèvements, plutôt que d'envisager le transport des corps aux mêmes fins ? Il faudrait alors conserver le mot autopsie et la rendre obligatoire, ce qui est contraire à ma philosophie. Il me semble qu'il vaut mieux associer à la réflexion les familles. S'il est proposé d'effectuer ce prélèvement dans l'hôpital départemental où la personne est décédée, la famille l'accepterait dans un très grand nombre de cas. D'ailleurs, si on se réfère aux prélèvements faits sur l'animal, ils sont effectués localement, puis envoyés à un laboratoire qui les examine. On ne transporte pas l'animal, seulement le prélèvement. Soyons raisonnables et donnons-nous les moyens de faire ces prélèvements.

M. Jacques DRUCKER : C'est en effet une des pistes de réflexion. Ce que nous observons en tout cas - et il faudrait poser la question aux neuropathologistes - c'est que les conditions que vous évoquez, qui effectivement ne paraissent pas inaccessibles, ne sont pas toujours aujourd'hui remplies.

L'idée d'avoir des centres de neuropathologie qui regroupent certains de ces prélèvements n'est certes pas la panacée, mais il faut considérer que ces prélèvements ne se font pas dans les mêmes conditions qu'un examen du cerveau prélevé pour rechercher une autre étiologie. On ne peut pas, d'un côté, exiger d'être hyper-sécuritaire en ce qui concerne la transfusion, les soins et autres et considérer, de l'autre, qu'un prélèvement anatomique post mortem pourrait ne pas être effectué dans les mêmes conditions de sécurité pour les personnels qui le pratiquent. Cela nécessite d'améliorer le dispositif actuel. C'est un objectif accessible.

M. Pierre HELLIER : Estimez-vous qu'il y a plus de risque à effectuer des prélèvements sur un être humain que sur un animal ?

M. Jacques DRUCKER : Non, mais pas moins.

M. le Rapporteur : Quelles suggestions feriez-vous ?

M. Jacques DRUCKER : A mon niveau, ce dont nous avons le plus besoin pour renforcer et améliorer la surveillance de l'évolution de la maladie, c'est le développement de nouveaux tests de diagnostic sensibles et spécifiques de cette maladie. Promouvoir la recherche et la mise à disposition de tests de diagnostic nous paraît être une priorité, s'agissant de nos activités de veille sanitaire et de surveillance de cette maladie.

Par ailleurs, il est culturellement et opérationnellement important de promouvoir cette interface entre la production de nouvelles connaissances fondamentales scientifiques et leur traduction en actions de santé publique, au travers du développement de compétences et d'une expertise en santé publique. Cela permettra aux décideurs de disposer, non seulement de connaissances scientifiques nouvelles, mais de connaissances qu'ils soient capables d'utiliser.

Je considère que l'une des missions fondamentales de l'institut de veille sanitaire est d'assurer cette interface et de mettre à la disposition des décideurs, en temps utile et dans une forme qui soit adaptée à la prise de décision, ces connaissances scientifiques nouvelles. La maladie de Creutzfeldt-Jakob est l'objet de la commission d'aujourd'hui, mais cela dépasse le cadre du sujet de la maladie de Creutzfeldt-Jakob à proprement parler.

Développer des tests me paraît constituer une urgence, car il y a encore un tel déficit de connaissances sur les modes de transmission des prions, leur physiopathologie, leurs mécanismes d'action que, tant que nous ne disposerons pas des outils nécessaires pour mieux comprendre et analyser tous ces éléments, nous serons très handicapés pour lutter efficacement et prévenir la diffusion et l'extension de ce problème. Il convient néanmoins de rappeler, dans le cadre du principe de précaution, que les mesures prises ces derniers mois sont de nature à conduire à l'éradication à terme de cette maladie. Toutefois éradication à terme ne signifie pas que, dans les mois qui viennent, nous n'aurons pas à faire face à une augmentation de l'incidence de cette maladie chez l'homme.

M. le Président : Nous vous remercions.

() N.A.I.F. : né après l'interdiction des farines pour l'alimentation des bovins en 1990. Super N.A.I.F. : né après l'interdiction des matériaux à risques spécifiés (MRS), de l'utilisation des cadavres et des saisies d'abattoirs.


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