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N° 3459

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 12 décembre 2001

RAPPORT D'INFORMATION

Déposé

En application de l'article 145 du Règlement

PAR LA MISSION D'INFORMATION COMMUNE
SUR LES DIVERSES FORMES DE L'ESCLAVAGE MODERNE (1)

Présidente

Mme Christine LAZERGES,

Rapporteur

M. Alain VIDALIES,

Députés.

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TOME II

AUDITIONS

Volume 2 - 1ère partie

(1) La composition de cette Mission figure au verso de la présente page.

Droits de l'homme et libertés publiques.

La mission d'information commune sur les diverses formes de l'esclavage moderne est composée de : Mme Christine Lazerges, Présidente ; M. Marc Reymann, Mme Chantal Robin-Rodrigo, Vice-Présidents ; MM. Pierre-Christophe Baguet, Michel Lefait, Secrétaires ; M. Alain Vidalies, Rapporteur ; Mmes Marie-Hélène Aubert, Christine Boutin, M. Christophe Caresche, Mme Odette Casanova, MM. Richard Cazenave, François Colcombet, Mme Monique Collange, M. Franck Dhersin, Mmes Cécile Helle, Bernadette Isaac-Sibille, MM. Jérôme Lambert, Jean-Claude Lefort, Michel Liebgott, Lionnel Luca, Philippe Nauche, Bernard Outin, Mme Françoise de Panafieu, MM. Bernard Perrut, Pierre Petit, Mme Yvette Roudy, MM. André Schneider, Bernard Schreiner, Joseph Tyrode, Mme Marie-Jo Zimmermann.

TOME SECOND

Volume 2 - 1ère partie

SOMMAIRE DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des déplacements en délégation de la Mission
(la date et le lieu de l'audition figurent ci-dessous)

Déplacement en Moldavie (9 - 11 juillet 2001 - Chisinau) (1)

― Représentants d'organisations non gouvernementales présentes en Moldavie : au titre du Bureau d'information du Conseil de l'Europe en Moldavie : Mme Lilia SNEGUREAC, directrice ; au titre du Centre de prévention de la traite : Mme Jana COSTACHI, directrice ; au titre de La Strada : Mme Ana PALANCEAN, directrice ; au titre de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) : Mlle Liuba REVENKO, directrice ; au titre de Pharmaciens Sans Frontières : M. Alexis de SUREMAIN, administrateur et Mme Yamina HIMEUR, stagiaire ; au titre de Salvati Copiii : Mme Mariana IANACHEVICI, adjointe de Mme Petersel, directrice ; au titre de Tacis Moldavie : M. Luc BECQUER, chef de projet ; en présence de M. Julien DERUFFE, Premier secrétaire à l'ambassade de France en Moldavie, M. Georges DIENER, conseiller de coopération et d'action culturelle, et de MM. Georges DUHAUPAS et Vendelin HREBLAY, respectivement attaché douanier-adjoint et attaché de police à l'ambassade de France en résidence à Bucarest (9 juillet 2001) 9

― Mme Eugenia OSTAPCIUC, présidente du Parlement moldave et M. Andrei NEGUTSA, président de la commission parlementaire pour la politique extérieure (10 juillet 2001) 25

― Parlementaires moldaves : Mme Maria POSTOICO, présidente de la commission des lois, M. Iurie STOICOV, président de la commission pour la sécurité, M. Andrei NEGUTSA, président de la commission pour la politique extérieure, M. Mihail PLAMADEALA, vice-président de la commission des droits de l'homme et des minorités nationales, Mme Lidia GUTU, présidente de la commission de la protection sociale, de la santé et de la famille, et M. Leonid CULIUC, député, président du groupe d'amitié France-Moldavie (10 juillet 2001) 29

― M. Valerian CRISTEA, Premier vice-Premier ministre, M. Vasile DRAGANEL, ministre de l'Intérieur, M. Jacob TIMCIUC, Premier vice-ministre de l'Economie, Mme Galina CHIRINCIUC, vice-ministre de la Justice, Mme Anghelina APOSTOL, vice-ministre du Travail, M. Valeriu PASAT, chef du service d'information et de sécurité, M. Mihai BALAN, chef de la section consulaire du ministère des Affaires étrangères, Mme Jana COSTACHI, directrice du Centre de prévention de la traite et Mme Mariana IANACHEVICI, représentant l'organisation non gouvernementale Salvati Copiii (10 juillet 2001) 36

― M. Michael ZICKERICK, ambassadeur d'Allemagne en Moldavie, en présence de M. Julien DERUFFE, Premier secrétaire à l'ambassade de France en Moldavie et de MM. Georges DUHAUPAS et Vendelin HREBLAY, respectivement attaché douanier-adjoint et attaché de police à l'ambassade de France en résidence à Bucarest (11 juillet 2001) 44

― M. Rudolf PERINA, ambassadeur des Etats-Unis en Moldavie, accompagné de Mme Lisa ALBRIGTH, chargée d'affaires publiques spécialisées, en présence de M. Julien DERUFFE, Premier secrétaire à l'ambassade de France en Moldavie (11 juillet 2001) 52

Déplacement en Ukraine (12 juillet 2001 - Kiev) (1)

― Représentants de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) : M. Frederic LARSONN, Mme Oksana HORBOUNOVA et Mme Olga O. OZERNAYA 57

― Conseil national de coordination pour la prévention de la traite des êtres humains : M. Edouard PAVLENKO, conseiller du médiateur, Mme Irina TARGOULOVA, secrétaire nationale des coordinations de la prévention de la vente et de la traite des êtres humains, et M. Michail ANDRIENKO 62

― Procuratura générale : M. Vladen GONTCHARENKO, recteur de l'Institut de formation continue des procureurs, Mme Lioudmila ILKOVETS, M. Sergueï LISSENKO, M. Anatoli MOUDROV 69

― Mme Kateryna LEVCHENKO, représentante de l'association La Strada, coordinateur national 74

Déplacements en France

Strasbourg (11 septembre 2001)

― M. Guy SCHRUB, président du tribunal de grande instance de Strasbourg, Mme Aimée ROEHRIG, vice-présidente chargée des affaires correctionnelles, M. Jean-Luc JACOB, doyen des juges d'instruction, M. Edmond STENGER, procureur de la République, M. Marc MONTAGNON, premier procureur de la République adjoint, M. Pierre WAGNER, procureur de la République adjoint, M. Laurent GAKOVIC, lieutenant de gendarmerie, section recherche, Mme Pascale BILLOT, directrice départementale de la police aux frontières, M. Yvan KARA, commissaire de la police aux frontières, M. Alain MIRABEL, directeur du service régional de police judiciaire, M. Jacques SIGNOUREL, directeur départemental de la sécurité publique, M. Patrick BOUCHAREU, directeur départemental adjoint de la sécurité publique, M. Dominique RODRIGUEZ, chef du service d'investigation et de recherche 82

― Mme Micheline GUSTIN, directrice départementale des affaires sanitaires et sociales, M. Yvan KARA, commissaire de la police aux frontières, Mme Marcelle TREGUER, déléguée régionale aux droits des femmes et à l'égalité, M. Jacques SIGNOUREL, directeur départemental de la sécurité publique, Lieutenant-colonel TRITSCH, commandant le groupement de gendarmerie départementale, Mme Pascale BILLOT, directrice départementale de la police aux frontières, en présence de M. Gilbert DELEUIL, directeur du cabinet du préfet de la région Alsace, préfet du Bas-Rhin 108

― M. Philippe MARLAND préfet de la région Alsace, préfet du Bas-Rhin, en présence de M. Gilbert DELEUIL, directeur du cabinet de M. le préfet 129

― M. André KLEIN-MOSSER vice-président du conseil général du Bas-Rhin, président de la commission de l'action sociale, accompagné de Mme Sabine JUNG, inspectrice au service de l'aide sociale à l'enfance et responsable du groupement d'admission à la direction des services sociaux et sanitaires
du Bas-Rhin 141

― Représentants d'associations : au titre du Comité régional d'éducation pour la santé (CRES) : Mme Annick GARCIA, chargée du dossier sida et Mme Ludovique DEMAILLY, responsable ; au titre d'Espace Indépendance : Mme Danielle LEDIT, directrice ; au titre de Femmes de Paroles : Mme Nicole JEHL, présidente et Mme Yvette DEMERLE, directrice ; au titre du Mouvement du Nid : Père Marcel SCHAEFFER, co-fondateur et président de la délégation de Strasbourg et Mme Isabelle COLLOT, permanente ; au titre de Médecins du Monde : Dr Pierre ROSENSTIEL, délégué régional ; au titre de Pénélope : Dr Pierre GANIER, président ; en présence de M. Gilbert DELEUIL, directeur de cabinet du préfet de la région Alsace, préfet du Bas-Rhin 152

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(1) Pour des raisons d'ordre linguistique, les auditions réalisées en Moldavie et en Ukraine n'ont pu être validées par les intervenants.

Audition de représentants d'organisations non gouvernementales
présentes en Moldavie :

- au titre du Bureau d'information du Conseil de l'Europe en Moldavie :
Mme Lilia SNEGUREAC, directrice

- au titre du Centre de prévention de la traite :
Mme Jana COSTACHI, directrice

- au titre de La Strada :
Mme Ana PALANCEAN, directrice

- au titre de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) :
Mlle Liuba REVENKO, directrice

- au titre de Pharmaciens sans frontières :
M. Alexis de SUREMAIN, administrateur
et Mme Yamina HIMEUR, stagiaire

- au titre de Salvati Copiii :
Mme Mariana IANACHEVICI, adjointe de Mme Petersel, directrice

- au titre de Tacis Moldavie :
M. Luc BECQUER, chef de projet

en présence de M. Julien DERUFFE, Premier secrétaire
à l'ambassade de France en Moldavie,
M. Georges DIENER, conseiller de coopération et d'action culturelle,
M. Georges DUHAUPAS, attaché douanier adjoint en résidence à Bucarest,
M. Vendelin HREBLAY, attaché de police en résidence à Bucarest



(compte rendu de l'entretien du 9 juillet 2001 à Chisinau)

M. le Rapporteur : Notre Mission a été mise en place au mois d'avril 2001. Elle porte sur l'esclavage moderne dans ses diverses formes : esclavage domestique, travail clandestin, esclavage sexuel et traite des êtres humains.

Nous avons procédé à de nombreuses auditions au cours desquelles nous avons entendu les représentants de la police française, des organisations internationales, des parlementaires européens et des associations qui travaillent en France sur cette question.

Nous avons choisi de venir en Moldavie et en Ukraine, car les diverses personnes auditionnées ont fait état de la présence en grand nombre de jeunes filles de ces pays sur les trottoirs de Paris. Les réseaux mafieux, dont les circuits sont très largement connus, sont à l'origine de ce phénomène, qui incite la Mission à réfléchir à une législation nouvelle en France. Elle prendrait en compte le statut de victime des personnes en s'inspirant éventuellement de la législation italienne et belge. Il s'agit pour nous de réfléchir aux actions à mener en prenant en compte ce qui est fait aujourd'hui sur le terrain par les pays concernés et par les organisations non gouvernementales (ONG).

Ce qui nous a été rapporté nous soucie grandement. Nous avons auditionné une jeune Moldave qui nous a raconté son périple dans le détail ; elle a été violée, vendue plusieurs fois avant d'arriver à Paris. Le rapport que nous devons déposer en fin d'année devra proposer des réponses fortes.

Nous souhaiterions connaître votre champ d'action, la façon dont vous appréhendez la gravité de la situation en Moldavie. Par ailleurs, en tant qu'ONG, quel type d'action de la part de la France, mais aussi au plan international, attendez-vous ? Pouvons-nous être vos messagers auprès des décideurs, dont nous sommes pour partie ?

M. Luc BECQUER : La communauté internationale se préoccupe du trafic des êtres humains depuis quelques années. Cela dit, au vu de l'ampleur que revêt le trafic et de la lourdeur de certaines procédures internationales, nous travaillons sur ce thème depuis seulement six mois-un an. Je m'exprime au nom de la Communauté européenne, mais je crois que mon discours rejoint celui de beaucoup d'autres organisations internationales.

De par sa vocation, l'Organisation internationale pour les migrations a décidé de jouer un rôle leader sur ce thème en Moldavie pour coordonner les actions de l'ensemble des organisations prêtes à travailler sur cette question.

Mlle Liuba REVENKO : Membre de l'Organisation internationale pour les migrations, je suis coordinatrice du programme lancé en 2001. Comme axe principal de son activité, l'OIM a choisi le rapatriement et la réintégration. Par l'intermédiaire de notre partenaire, Salvati Scopiii, une ONG locale, nous avons réussi à rapatrier, en un an et demi, 364 jeunes Moldaves, dont le plus grand nombre revient de Macédoine, de Yougoslavie, d'Albanie et d'Italie.

L'OIM accorde une aide financière modeste, offre une aide psychologique et propose un examen médical. En outre, suivant la demande, elle organise des cours de recyclage et de formation. Nous négocions actuellement avec le ministère du Travail et de la Famille un contrat de formation. Il s'agit d'un stage de six mois pour 150 jeunes filles qui ont réussi à se réinsérer. Le programme a pu être mis place grâce à une aide financière de 120 000 dollars accordée par le gouvernement.

Par l'intermédiaire de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), nous participons à un programme visant à présenter des propositions de modifications de la législation en vigueur. Nous avons rencontré M. Tarlev, le Premier ministre. Nous sommes en train de mettre sur pied un organisme national de coordination de l'ensemble des structures qui travaillent en ce domaine.

L'Office international pour les migrations essaye de diversifier les aides de son programme d'activités.

Par ailleurs, nous avons prévu de lancer un programme de prévention du trafic des femmes à partir du mois de septembre 2001. Dans ce cadre, nous travaillons étroitement avec les ONG locales. Avec La Strada, nous lançons un « téléphone vert ».

Enfin, nous tentons de soutenir les organismes qui _uvrent déjà dans ce domaine de la prévention.

Mme Lilia SNEGUREAC : Le débat, vous l'aurez noté, s'est engagé sur les moyens de réhabiliter les personnes recensées, ce qui montre que la situation actuelle est très dégradée.

On a commencé d'évoquer la question du trafic des femmes en Moldavie il y a deux ans dans le cadre de séminaires, parfois organisés à l'initiative du ministère du Travail et en collaboration avec le Conseil de l'Europe et la mission de l'OSCE.

Je vous ai apporté quelques documents en roumain qu'il conviendrait de traduire, car ils sont extrêmement intéressants. Il s'agit, parmi d'autres, d'articles de journalistes. Après en avoir pris connaissance, j'ai compris pourquoi on ne pouvait évoquer cette question à haute voix et pourquoi rien n'était fait pour contrecarrer le phénomène. Bien sûr, on vous parlera de la situation économique et sociale très dure qui pousse les gens à agir ainsi, mais ce n'est là qu'une facette de la vérité, tant il est vrai que la situation est permise par le soutien souterrain des représentants du ministère des Affaires Intérieures et par la corruption.

Les femmes qui s'expatrient pour gagner de l'argent savent parfaitement à quoi elles s'engagent, mais ne mesurent pas ce qui les attend. Si elles comprennent et sont prêtes à dépasser les épreuves pour une vie future plus confortable, elles n'en mesurent pas toutes les conséquences.

Je ne vous rapporterai pas le travail du Bureau d'information du Conseil de l'Europe, qui organise des séminaires, traduit les différents rapports et travaille en coordination avec les ONG. Nous connaissons très bien l'activité de Mme Jana Costachi depuis qu'elle est vice-ministre du Travail.

Certes, nous organisons des séminaires, mais ils rassemblent toujours les mêmes participants ; en outre, ils ont toujours lieu à Chisinau. Les gens se connaissent tous depuis longtemps. C'est pourquoi nous souhaitons aussi distribuer gratuitement des dépliants d'information partout dans les villages. Nous profitons des opportunités offertes par l'Alliance française, qui dispose d'un bibliobus, circulant dans les villages. Distribuer les dépliants ne sera pas un problème. Si je reviens à la situation socio-économique, l'information manque dans les petites villes, faute notamment d'électricité comme de la possibilité de consulter des journaux. C'est pourquoi la distribution de dépliants ou de plaquettes me semble une idée excellente et porteuse.

Il convient d'étudier tous les aspects de la question, car elle ne se limite pas au trafic des femmes ou à l'esclavage moderne. Derrière le phénomène, se cachent plusieurs autres facettes. Votre rapport sera sans doute utile. Mais, en Moldavie, j'ignore s'il aura une suite, car il existe déjà des rapports du Conseil de l'Europe. Il faut les apporter ici en Moldavie, pour qu'ils soient lus, compris et appliqués  !

M. Luc BECQUER : Un projet global est en cours au niveau européen.

Je vous ai apporté la première phase d'une étude rendue assez récemment et une fiche décrivant le concept du projet. Il s'agit d'un projet de 1,5 million d'euros. La difficulté est effectivement de savoir comment toucher les campagnes, d'où beaucoup de candidates au départ sont issues.

M. Alexis de SUREMAIN : Soixante-huit pour cent des jeunes filles sont issues des campagnes.

M. Luc BECQUER : Sachant qu'il n'y a pas toujours l'électricité dans les villages et que les gens n'ont pas toujours les moyens d'acheter les journaux, se pose la question des médias à utiliser.

M. le Rapporteur : Disposez-vous d'une estimation du nombre des jeunes femmes ayant quitté la Moldavie ? Il me semblait que les chiffres tournaient autour de 100 000. Or, l'ambassadeur de Moldavie en France a évoqué le nombre de 20 000.

Mme Lilia SNEGUREAC : Il est difficile de parler des chiffres. Les statistiques fiables n'existent pas.

M. le Rapporteur : D'autant que le recensement n'a pas été fait, empêchant ainsi toute vérification.

M. Luc BECQUER : S'il est un message à faire passer à une Mission telle que la vôtre, c'est de commencer par nettoyer devant nos portes. Je songe à nos consulats, non les consulats de pays Schengen installés en Moldavie, mais de pays à visas Schengen et d'autres pays environnants. Il est de notoriété quasi publique que des organisateurs de voyage obtiennent des visas de charters auprès de services consulaires corrompus d'ambassades de l'Union européenne. Je sais que le problème est souvent avancé de manière assez prude ; les gens ont du mal à en parler. Votre Mission étant là aujourd'hui, l'opportunité nous est offerte de soulever la question.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Il s'agit de consulats européens ?

M. Luc BECQUER : De pays de l'Union européenne.

M. le Rapporteur : Le nombre de 20 000 avancé par les autorités n'a aucune crédibilité lorsque l'on constate le nombre des jeunes femmes arrivant sur les trottoirs de Paris et ce qui se passe ailleurs.

Mme Lilia SNEGUREAC : Outre les femmes, il y a des enfants, des hommes, dont on ne peut fixer le nombre.

M. Alexis de SUREMAIN : L'OIM dispose de beaucoup de chiffres et de statistiques intéressantes. S'agissant du chiffre global, nous pensons qu'il s'établit entre 100 000 et 200 000, mais nous ne disposons pas d'éléments pour l'étayer ; personne non plus n'a d'éléments pour le contredire.

Nous estimons qu'entre 600 000 et 1 million de Moldaves travaillent à l'étranger de façon légale ou illégale.

Pharmaciens sans frontières a en Moldavie un programme dont les enfants sont les principaux bénéficiaires. Il consiste en la distribution de médicaments dans les services de pédiatrie, la formation pédiatrique, la distribution de produits alimentaires. Malheureusement, le nouveau mandat de ECHO, European Commission Humanitarian Office, ne nous permet pas de travailler dans des pays qui ne connaissent pas de situations d'urgence. Selon les critères de l'Union européenne, l'urgence, en ce qui concerne l'action humanitaire, se définit, par une situation soit de combat, soit de catastrophe naturelle ponctuelle. La Moldavie ne répond pas à ces critères.

Il y a un an, on a annoncé que l'action humanitaire européenne cesserait en Moldavie. Cela s'est vérifié, puisque les programmes sont réduits de moitié à chaque renouvellement, ce qui nous pose de gros problèmes.

Au sujet du trafic des femmes, nous nous sommes décidés à lancer une action médicale en relation étroite avec Salvati Scopiii. Nous travaillons avec cette association depuis six ans dans le domaine de l'assistance aux enfants et de la formation pédiatrique. Nous sommes satisfaits de cette coopération. Depuis qu'elle a repris le volet lié à l'accueil des filles rapatriées par l'OIM, nous nous sommes portés davantage sur la question. Les récits des jeunes filles que nous avons entendues sont terrifiants. Je travaille dans l'humanitaire et pourtant je n'imaginais pas qu'il y eût pareille violence, en tout cas en Europe. En outre, il ne s'agit pas d'un ou de deux cas isolés. Beaucoup d'équipes de télévision sont venues, des Allemands, des Autrichiens, des Anglais pour la BBC, des Français. Les récits s'accumulent et on ne peut qu'être troublé par la violence et l'horreur dans lesquelles les filles vivent au quotidien. Elles sont vendues, revendues, violées, menacées. A certaines on retire leurs vêtements afin qu'elles ne puissent circuler en ville, d'autres sont séquestrées dans des chambres avec barreaux. L'OIM est mieux à même que moi d'évoquer ces questions de désespoir humain absolu.

Le trafic passe par les plaques tournantes que sont l'Albanie et l'ex-Yougoslavie. Ces pratiques ont été lancées à l'époque des interventions occidentales, militaires ou humanitaires. Nous-mêmes sommes confrontés à un problème de conscience, puisque énormément de personnels humanitaires français formaient la clientèle des réseaux mafieux. En tant qu'organisation humanitaire, on ne pouvait pas ignorer cet aspect. La responsabilité du drame est collective. Certaines fiches de l'OIM font référence aux membres de la Kfor qui faisaient une « consommation » excessive de filles.

Les prostituées que l'on retrouve sur nos trottoirs - je parle de la France, mais je crois que c'est plus flagrant encore en Italie - viennent de réseaux, constitués au départ pour alimenter les hommes, l'humanitaire et les militaires qui travaillent en ex-Yougoslavie. Aujourd'hui que les programmes sont plus limités, il leur faut d'autres débouchés. Les réseaux existent. Les têtes de pont progressent. L'avancée logique était l'Italie ; ce sont aujourd'hui la Belgique et la France. Nous sommes donc confrontés à la question sur notre propre territoire. Nous sommes intéressés par la prévention, mais ce n'est pas notre domaine ni notre métier. Nous souhaiterions pour notre part participer à la réhabilitation médicale, sanitaire des femmes rapatriées par l'OIM, leur apporter un soutien médical sérieux avec dépistage des maladies sexuellement transmissibles, du sida, comme de maladies plus bénignes.

M. le Rapporteur : Peut-on facilement mettre en _uvre les programmes de rapatriement ? Lorsque les jeunes femmes rentrent, n'existe-t-il pas des risques de représailles lorsqu'elles adhèrent à ce type de programmes ou s'agit-il d'un système qui fonctionne bien dès lors qu'elles sont sorties des réseaux ?

Mme Mariana IANACHEVICI : Nous travaillons à ce projet depuis 1997 et avec l'OIM depuis 2000. Nous avons commencé avec le service social international, le représentant de Genève, ensuite avec toutes les missions du service social international : d'Italie, des Etats-Unis, d'Israël, d'autres pays encore.

Depuis 2000, nous travaillons avec l'OIM, ses représentants d'Albanie, de Macédoine, des autres pays des Balkans.

Les jeunes femmes revenues en Moldavie connaissent beaucoup de problèmes : économiques, sociaux, avec la famille comme avec les trafiquants. Ils ne sont pas uniquement d'ordre pécuniaire même si elles sont obligées de rembourser des sommes importantes. On parle de 200 ou 2 000 dollars, voire davantage dans certains cas.

La personne qui souhaite partir débourse pour le passeport, le visa. Autre possibilité : le trafiquant propose à la jeune femme d'avancer l'argent pour les papiers, le billet d'avion et le nécessaire pour partir, moyennant obligation pour elle de rembourser ensuite avec intérêts : s'il avance, par exemple 200 dollars, la jeune femme lui remboursera 300 ou 400 dollars. C'est un grave problème.

Certaines jeunes femmes pensent qu'elles seront obligées de repartir si, après être rentrées, elles rencontrent leur trafiquant.

Mme Lilia SNEGUREAC : Les jeunes femmes comme la police ont peur des trafiquants.

Un policier a essayé de retrouver sa nièce. Questionné par les journalistes, il a expliqué qu'il avait peur pour ses enfants, sa famille. La police détient des preuves, est en mesure de livrer des noms. Non loin d'ici, se trouvent les lieux de racolage et de départ des femmes en bus. Mon frère policier m'a montré le lieu de départ des jeunes femmes.

M. Luc BECQUER : Votre Mission d'information couvre l'esclavage moderne et divers autres types de trafics. Il faut bien se rendre compte que la situation économique et sociale est critique en Moldavie et qu'elle n'est pas près de s'améliorer. Le fond du problème est là. Les programmes que nous allons lancer relèvent de la cautérisation. Ils seront très utiles, car nous soulagerons des personnes, nous engagerons des actions de prévention qui se révéleront efficaces. Pour autant, la Moldavie étouffe, faute de travail, de circulation monétaire, d'argent. Les Moldaves parlent du nouveau rideau : le rideau de fer Schengen au-delà duquel ils ne peuvent passer. Une migration illégale, pas seulement sexuelle, s'organise pour aller travailler en Occident.

M. le Rapporteur : Le but de notre Mission ne porte pas sur l'immigration illégale pour cause économique. Nous pourrions en débattre ; au reste, nous ne serions pas forcément tous d'accord. Je vous livre librement ma conviction, que je crois partagée par mes collègues : nous sommes confrontés à des réseaux mafieux. Il faut savoir comment la communauté internationale, la France notamment, répondra ou non au problème posé.

M. Luc BECQUER : Les Moldaves pourront arguer que si l'on veut s'attaquer à la racine du problème, il faut établir des quotas pour autoriser les Moldaves à venir travailler en Europe dans leur domaine de spécialité.

M. le Rapporteur : Confronté à un réseau mafieux, je ne suis pas certain que cela fera cesser le trafic de jeunes femmes.

M. Luc BECQUER : Indirectement, car le cousin ou le frère de la jeune fille ira travailler en France, qui comme informaticien, qui comme mécanicien, et ramènera de l'argent.

M. le Rapporteur : Quel est le niveau d'information de la population par les médias ? Le problème appartient-il au débat politique en Moldavie?

M. Luc BECQUER : Cela commence. La visite de Vladimir Voronine, chef de l'Etat, à Bruxelles et à Strasbourg a suscité une onde de choc.

M. Pierre-Christophe BAGUET : L'information circule-t-elle librement ?

M. Alexis de SUREMAIN : Nombre de femmes nous ont confié, notamment parmi celles rapatriées par Salvati Scopiii, que de très hauts responsables du ministère des Affaires intérieures servaient de protection, de toit, de parrain. On a même nommé le conseiller personnel de l'ancien Président. Je ne puis le démontrer. Ce sont les rumeurs qui circulent. S'ajoute l'aspect économique : c'est un trafic qui rapporte de 100 à 200 millions de dollars par an à la Moldavie. On dit que le travail au noir rapporte plus à la Moldavie que le FMI et la Banque mondiale cumulés, ce qui compte pour l'équilibre de la balance commerciale. On est confronté à un double discours : il faut que cela cesse, mais la pression des organismes financiers internationaux est très forte pour conserver un équilibre budgétaire, en tout cas maintenir un taux de change, et il y a forcément une contribution positive à la balance des paiements. C'est un élément dont il faut tenir compte. Au surplus, les personnes qui ont pour habitude de gagner de l'argent avec de telles méthodes auront beaucoup de mal à s'en passer.

Je pense que les menaces sont sérieuses. J'admire les personnes qui ont eu le courage de se lancer dans un pareil rapport et celles qui travaillent à l'OIM. Personnellement, je n'en aurais pas le courage.

Mme Jana COSTACHI : Le Centre de prévention de la traite a lancé une campagne de médiatisation et de prévention au mois de février 2001 et a mis en place une ligne téléphonique, Hotline, laquelle a pour vocation d'aider les personnes en détresse.

J'aimerais vous dire comment est organisé le trafic. Il s'agit d'un crime très bien organisé par des structures mafieuses qui travaillent en commun avec les structures mafieuses des pays étrangers. Leurs méthodes sont très au point.

Une jeune fille obtient un passeport étranger ou des papiers d'identité. Elle sera achetée de 50 à 150 dollars. Si elle n'a pas de passeport, cela signifie qu'elle est mineure. Elle sera achetée 300 dollars.

Les jeunes femmes sortent par la Roumanie, où elles sont généralement vendues une deuxième fois. Vers la France, elles sont généralement vendues dans les Balkans où leur prix atteint 10 000 deutschemarks. On peut se poser la question de savoir qui est le vrai proxénète : celui qui paye 150 dollars dans le village d'origine ou celui qui assure le trajet de ces filles jusqu'au pays de destination. C'est une nouvelle forme d'esclavage moderne avec pour sujet le pays d'origine et le pays de destination. Il s'agit selon moi d'un crime transnational. Plusieurs pays étant impliqués dans le trafic des personnes, la résolution du problème implique que les différents pays traversés débattent entre eux des mesures à prendre pour faire face à ce crime transfrontalier. Selon moi, le criminel est celui qui achète les jeunes femmes en Moldavie comme celui qui les achète dans les pays étrangers.

Le trafic en Moldavie est une conséquence de l'immigration illégale, car les trafiquants ont réussi à identifier les personnes les plus vulnérables. Actuellement, un visa Schengen coûte jusqu'à 2 000 dollars et beaucoup de Moldaves vendent leur maison pour payer un visa Schengen et partir travailler à l'étranger. S'il s'agit d'une femme jeune, belle et sans argent, le proxénète lui propose ses services.

M. Julien DERUFFE : Il faut casser le mythe selon lequel il faut payer pour obtenir un visa Schengen.

Mme Jana COSTACHI : Des agences de voyage, légales ou non, obtiennent des visas qu'elles revendent.

M. Julien DERUFFE : Les gens croient effectivement que les visas s'achètent. Je rejoins ce que disait M. Becquer qui parlait de l'émergence d'un « nouveau rideau de fer ». Dès lors que les gens se croient rejetés, cela fait fleurir le commerce illégal de visas qui transitent par certaines frontières.

Mme Jana COSTACHI : Il existe en Moldavie un journal d'annonces, Makler, qui publie, entre autres, des propositions d'embauche.

M. Luc BECQUER : C'est le journal qui en Moldavie connaît le plus grand tirage  !

Mme Jana COSTACHI : On y trouve des annonces, telles que « cherchons filles sans complexes pour un gros salaire ». Je n'ai pas encore réussi à identifier de quoi il s'agissait exactement si ce n'est qu'un Grec offre du travail en Grèce. Il ne demande aux jeunes filles que d'avoir leur passeport. Il leur propose de travailler comme serveuses. Il les prévient qu'elles rejoindront la Grèce en passant par l'Albanie et non par la Roumanie, car il y a des problèmes. Les filles partent.

Plus de cinquante pour cent des jeunes filles qui appellent nous interrogent sur les possibilités légales de travail : il n'y en a pas. Quant aux possibilités illégales, il faut de l'argent ; or, elles en sont dépourvues. La troisième voie est offerte par ces annonces publiées dans les journaux. Environ 70 % des victimes du trafic n'ont reçu aucune information sur le trafic ou sur les conséquences qu'entraînerait leur départ. Mais peu importe le pourcentage, des jeunes filles partent à l'étranger tout à fait conscientes qu'elles y vont pour se prostituer. Il n'en reste pas moins que même les jeunes femmes qui pratiquaient ce métier ici en Moldavie ne s'imaginent pas les conséquences ni en quoi consiste le trafic des personnes quand elles arrivent à l'étranger.

Nous avons lancé une campagne d'information ainsi qu'une émission mensuelle à la télévision, un cycle d'émissions à la radio, soit nationale, soit sur des chaînes privées. Nous disposons de deux panneaux d'information dans deux quartiers très fréquentés à Chisinau.

L'un des matériaux de notre campagne est une photo de femme où est écrit « Arrêtez le trafic de femmes », qui s'accompagne du numéro de téléphone et de l'adresse du centre. Nous diffusons ce même matériel dans trois revues nationales. A partir de la semaine prochaine, nous publierons la photo dans quatorze journaux régionaux. Nous diffusons également un bulletin mensuel. Au mois de juin, nous avons fini de distribuer dans les écoles du pays les dépliants que nous a fournis Mme Snegureac et destinés essentiellement aux jeunes filles âgées de 12 à 16 ans.

Le mois prochain, paraîtra une revue, Anti-trafic magazine, et nous sommes en train de créer une page web de notre centre auquel tout le monde aura accès.

Après la description des nombreuses facettes de notre campagne d'information, sans doute pensez-vous que nous recevons énormément d'appels. Or, entre le 15 avril et le 15 juin, nous n'en avons reçu que 300. Alors que l'on prétend que 80 % des victimes sont issues du milieu rural, seulement 10 % des appels proviennent de la province. Cela nous motive à développer notre présence sur le territoire.

Le désespoir est tel que sur 300 personnes qui nous ont appelés, seulement 25 ont demandé de l'aide. Comme vous, nous ignorons combien de personnes sont concernées. S'agit-il de dizaines ou de centaines de milliers de personnes qui se trouvent à l'étranger ?

Les appels que nous avons reçus ne proviennent pas des jeunes filles elles-mêmes, mais des parents qui essayent de les trouver.

Hotline prouve avec précision la réalité du trafic. C'est un problème très grave, qui relève de l'Etat. Or, à l'heure actuelle, les structures qui agissent sont les ONG, non l'Etat, même si notre centre collabore exceptionnellement avec quelques ministères, dont celui de l'Intérieur. Mais nous sommes en contacts avec les chefs de section des ministères, pas du tout avec les personnes haut placées.

M. Pierre-Christophe BAGUET : L'Etat se repose donc exclusivement sur les ONG. Tolère-t-il que vous vous exprimiez sur les chaînes de télévision et de radio nationales ?

Mme Jana COSTACHI : Il ne tolère pas la situation ni nos arguments, mais il ne présente aucun programme élaboré ni aucune proposition.

Des mesures commencent à être prises. Toutefois, l'Etat est toujours en retard sur le trafic qui, lui, se développe très rapidement.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Vous diffusez sur la télévision nationale, qui est une télévision d'Etat. Sur quels créneaux horaires ?

Mme Jana COSTACHI : Le ministère de l'Intérieur a présenté un projet de loi portant sur le trafic, accepté par le gouvernement. Il a été revu par tous les ministères. Le gouvernement a de nouveau approuvé l'initiative. Mais quand le Parlement l'étudiera-t-il ? Nous ignorons quand interviendra son examen alors que le trafic nécessite des actions immédiates.

A l'initiative du Parlement, un groupe a déjà été créé pour travailler sur les problèmes de trafic ; il ne s'est pas encore réuni. Dans le cadre du gouvernement précédent, ce groupe s'est réuni à deux reprises. Je ne dis pas que le gouvernement ne fait rien ; on décèle des signes de volonté, mais celle-ci doit se concrétiser par des actions rapides, notamment en matière d'immigration illégale. Si le gouvernement ne dispose pas de moyens financiers, il pourrait solliciter des aides financières internationales, car beaucoup de missions viennent en Moldavie. Il lui serait possible d'en profiter.

Mme Ana PALANCEAN : Un groupe interministériel a été constitué en mars 2000. Au cours de la même période, le ministère de l'Intérieur a proposé des initiatives. Selon les commentaires des experts locaux et étrangers, elles ne correspondent ni aux critères internationaux ni à la situation actuelle du pays. De nouveau, à l'initiative de l'OSCE et de l'ONU, est née la proposition de créer un autre groupe de travail et d'élaborer une initiative législative avec l'aide des experts internationaux pour ensuite proposer de nouvelles actions.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Des initiatives parlementaires approuvées par le précédent gouvernement sont-elles approuvées par le nouveau ? Quel est leur contenu ?

Mme Ana PALANCEAN : Il s'agit d'un projet de modification du code pénal. L'article 105-2 fait référence au proxénétisme. Il faudrait imaginer un article définissant la notion de crime organisé.

M. le Rapporteur : Le problème est le même en France.

Mme Ana PALANCEAN : Il n'est fait aucune référence à la réhabilitation ni à la prévention qui coûtent très cher. A ce titre, rien n'est prévu par la loi.

M. Julien DERUFFE : Deux projets se sont télescopés : une initiative législative du ministère de l'Intérieur et, sous l'égide de l'OSCE, un projet de législation visé par les experts internationaux. Un débat s'est instauré au sein du gouvernement pour savoir s'il reprend la nouvelle législation proposée par les experts internationaux ou s'il maintient son projet, ce qui allonge les délais.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Le gouvernement n'est en place que depuis le mois de février 2001. Or, toute réforme demande du temps avant d'être mise en _uvre sur le terrain. Il faut faire voter les lois avant de les appliquer.

M. le Rapporteur : La proposition du groupe de juristes est-elle venue en réaction à un projet de loi qui paraissait insuffisant ?

M. Julien DERUFFE : Les représentants de l'OSCE invités n'ayant pu se libérer, je vais tenter de vous expliquer ce qui a été fait.

L'OSCE, saisie du problème du trafic dans le cadre du mandat sur l'état de droit, s'est rendu compte que la législation était défaillante. Avant que le projet puisse se définir et se mettre en place, est intervenue l'initiative du ministère de l'Intérieur. Aujourd'hui, un projet de loi amendant le code pénal a été rejeté par les experts internationaux et un second est en cours de rédaction afin que puisse être choisie la version la plus appropriée. Le projet de loi du ministère de l'Intérieur est déjà sur le bureau du Parlement.

M. Pierre-Christophe BAGUET : C'est dire qu'une procédure parlementaire est déjà en cours. Le projet de l'OSCE viendrait se superposer et compléter le premier. Le Gouvernement moldave accepte-t-il cette intervention de l'OSCE ?

M. Julien DERUFFE : Non.

M. le Rapporteur : Le projet de l'OSCE est-il conforme aux principes posés par le protocole de Palerme ?

M. Julien DERUFFE : La Moldavie a signé la convention de Palerme, mais ne l'a pas encore ratifiée. Elle n'est donc pas liée par cet argument.

M. le Rapporteur : La convention de Palerme présentait l'intérêt de donner un point d'appui, une définition de la traite qui pourrait être commune, dans la mesure où si l'action n'est pas internationale, on ne pourra mettre fin aux trafics. Je n'arrive pas à comprendre comment l'initiative de l'OSCE peut s'articuler avec la procédure interne.

M. Luc BECQUER : Les risques de télescopage existent. Je m'occupe principalement de la programmation des activités européennes. Je vous avoue que, même avec la meilleure volonté du monde, il n'est pas toujours possible d'éviter les duplications, voire les compétitions entre organisations sur tel ou tel thème : la réforme agraire, la privatisation ou, ce qui ne saurait tarder, le trafic des êtres humains. L'OIM, vous-mêmes, travaillez sur le sujet ; les Américains vont s'y engager. La coordination avec les Américains est une gageure  !

Nous avons l'expérience du code civil moldave. Cela fait six ans que la coopération allemande y travaille ; les Américains leur ont emboîté le pas dans un réel esprit de compétition sans prendre en considération le beau travail de fond réalisé auparavant par les Allemands avec le Parlement moldave. Au final, on s'est retrouvé avec plusieurs projets - tout à fait distincts les uns des autres - de code civil, qui forment tout de même l'ossature de la législation alors que, pour l'heure, nous sommes restés en grande partie à la législation soviétique. Beaucoup reste à faire en ce domaine. Le Parlement moldave, aujourd'hui, en est réduit à piocher entre les diverses propositions, entre le code d'inspiration germano-européenne, celui des Américains et celui des Russes. Voilà la coopération internationale !

M. Alexis de SUREMAIN : Même dans le domaine de l'humanitaire, qui est pourtant moins compliqué, il est impossible d'obtenir des données sur ce que font les Américains, encore moins sur les organisations religieuses qui sont pléthores. Il est impossible d'obtenir des chiffres sur ce qu'ils distribuent, sur leur stratégie. Il n'y a surtout pas de coordination, c'est la compétition : le problème est de savoir qui sera le premier dans tel ou tel orphelinat.

Pour revenir au problème législatif, réformer les lois sur le trafic est bien sûr une étape nécessaire, mais c'est, selon moi, loin d'être suffisant. En effet, dans la mesure où l'on a affaire à des réseaux mafieux profitant de protections extrêmement solides au niveau gouvernemental, ce n'est pas parce que la législation sera adaptée que l'on assistera à l'ombre d'une modification dans le paysage  !

M. Luc BECQUER : Quand on voit que l'on fait passer les lois pour faire plaisir à tel ou tel  !

M. le Rapporteur : L'ambassadeur de Moldavie en France indiquait qu'il existait 3 500 licences de tourisme en Moldavie pour 30 000 touristes par an. C'est la vitrine officielle du trafic.

Mme Yamina HIMEUR : Seules onze ont été identifiées comme sérieuses.

M. Alexis de SUREMAIN : La Moldavie a accédé récemment à l'OMC ; de nombreuses réglementations ont été adoptées, notamment sur les droits d'auteurs, le piratage. Or, tous les magasins en ville, y compris les grosses chaînes de supermarché, vendent des cassettes vidéos pirates, comme chez Grinill, la chaîne la plus luxueuse du pays. Je ne parle pas des marchés sauvages autour de la ville ni des magasins d'instruments de musique qui ne vendent que des marchandises piratées avec ce paradoxe qu'ils payent la TVA sur le CD pirate. Cela ne gêne absolument personne. Même s'il y a une législation qui l'interdit, je ne vois pas pourquoi un trafic qui rapporte autant d'argent cesserait. La seule chose qui pourrait avoir un impact serait pour les instances financières internationales de n'accorder les crédits que sous condition de changements tangibles.

M. Luc BECQUER : Précisément, la Moldavie dépend pour beaucoup des crédits internationaux - du FMI et de la Banque mondiale essentiellement -, ensuite des crédits européens qui sont délivrés sous réserve de la bonne mise en _uvre des conditions du FMI. Cela n'aide pas lorsqu'il s'agit de problèmes brûlants de société, car les critères des organisations washingtoniennes sont des critères macro-économiques et ne portent sur rien d'autre. Il est important de lancer quelques mises en garde, ce qu'a commencé de faire l'Union européenne : le taux d'inflation ou le montant du déficit public ne doivent pas être les seuls critères de l'intégration ; d'autres conditions doivent être remplies. Mais le message n'est pas encore bien passé en Moldavie, car ce sont les organisations washingtoniennes qui donnent le « la ».

M. Pierre-Christophe BAGUET : Mme Costachi a énuméré les actions qu'elle conduit et nous a fait part de sa déception de n'avoir reçu que 300 appels entre le mois d'avril et le mois de juin.

Que faudrait-il entreprendre pour que cet outil soit plus efficace et pour sensibiliser les personnes ?

Mme Jana COSTACHI : Il serait très utile de créer une « ligne verte » dans les provinces, au niveau du district, un peu partout dans le pays. Il conviendrait de créer des filiales dans les régions et d'inciter les autorités locales à la distribution de dépliants et à la participation à ces « lignes vertes » pour les impliquer davantage.

Nous allons instaurer une démarche de personne à personne : elle consistera à distribuer divers matériels dans les rues. Au cours des séminaires organisés sur ce projet, nous commentions les documentaires que nous avions tournés. A l'époque, la « ligne verte » n'avait pas encore été mise en place, mais nous étions systématiquement appelés à la suite des séminaires et réunions. Juste après les séminaires, des personnes, qui nous avaient raconté des cas, se rendaient compte qu'elles avaient fait l'objet de trafic.

Nous ne pouvons attendre éternellement que l'Etat fasse quelque chose ou que le ministère de l'Intérieur s'élargisse et se renforce. Nous encourageons fortement les autorités locales à engager le plus grand nombre de volontaires et à diffuser un nombre élevé de dépliants. Nous devons expliquer à tous que l'étranger n'est pas le paradis terrestre, que la réalité ne correspond pas aux images diffusées à la télévision : des problèmes existent, la mafia et les trafiquants sont à l'_uvre et avoir un statut d'immigré clandestin implique d'assumer bien des difficultés. Il convient par ailleurs d'expliquer, surtout aux jeunes, qu'il est aussi difficile de gagner légalement de l'argent à l'étranger qu'en Moldavie. De même, il faut expliquer aux femmes qu'elles ne recevront pas mille dollars par mois où qu'elles soient parce qu'elles sont jolies  !

Nous sommes soutenus par une équipe de volontaires, pour l'essentiel composée d'étudiants de la faculté de droit, et nous avons formé les deux personnes qui travaillent avec nous. Nous sommes à la recherche de fonds, car nous sommes pauvrement dotés et notre projet expire au mois de février prochain. Si nous n'arrivons pas à trouver des fonds, tous nos projets et nos idées tomberont à l'eau.

M. Luc BECQUER : Les organisations internationales font appliquer les programmes par le biais des ONG locales.

M. Alexis de SUREMAIN : Nous avons évoqué le problème mafieux. Vient s'ajouter un autre frein terrible au développement : c'est la démotivation des gens, par absence de salaire, par désillusion. C'est plus difficile que tout ce que l'on peut imaginer, pire encore que la corruption. Pour illustrer ce propos, je vous ferai part d'une anecdote qui a troublé Pharmaciens sans frontières.

Dans un hôpital, nous avons fait venir des réactifs médicaux qui nécessitent une réfrigération. Faire venir en Moldavie des réactifs en ne rompant pas la chaîne du froid suppose des entrepôts réfrigérés en France comme des camions réfrigérés, dotés de témoins indiquant si la température n'a pas dépassé les 10 degrés ; à l'entrepôt, cela suppose des chambres froides et un générateur pour maintenir le courant, un transport réfrigéré jusqu'à l'hôpital, puis la formation du personnel et la vérification préalable que les frigos soient bien en marche. Lorsque nous sommes arrivés à l'hôpital, tous les produits étaient à côté du frigo. Nous avons demandé qu'ils soient mis au froid. Une semaine plus tard, nous sommes revenus ; les produits étaient toujours là. Il s'agissait d'un investissement de 30 000 ou 40 000 francs. Pourquoi les réactifs étaient-ils hors du frigo ?

M. Luc BECQUER : Parce qu'il y avait des tomates dedans  !

M. Alexis de SUREMAIN : Pas forcément  !

Une couveuse en pédiatrie ou en hématologie coûte environ 80 000 francs. Lorsque l'on en fait venir un demi-camion, cela revient très cher. Or, elles servent d'armoires à thé. Pourquoi ? Parce que tout simplement cela sert d'armoires à thé.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Il n'y pas de formation ?

M. Alexis de SUREMAIN : Bien sûr que si  ! Cela fait six ans que nous assurons des formations dans les services.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Les réseaux scolaires sont-ils implantés partout, y compris dans les régions les plus reculées?

Mme Jana COSTACHI : L'ensemble du territoire est traité pareillement en matière scolaire.

M. Pierre-Christophe BAGUET : La sensibilisation au trafic ne peut-elle être réalisée par le réseau scolaire ?

Mme Ana PALANCEAN : Une des campagnes de La Strada consiste en la prévention et l'information, notamment dans les régions rurales. Nous organisons des cours auprès des groupes à risques - les adolescentes, les écoliers et les enfants des orphelinats. Des groupes de lecteurs se déplacent partout dans le pays. Toutefois, le dialogue avec les adolescents reste insuffisant. Il faut sensibiliser les professeurs, les parents, également touchés par le manque d'information, afin que la possibilité soit donnée de créer un pôle de discussion entre les adultes et les enfants, car la décision de partir appartient pour beaucoup à ces jeunes qui n'ont pas la possibilité de discuter chez eux.

J'en viens aux motifs de départ : les difficultés économiques sont le moteur principal et touchent les groupes à risques âgés de quinze à dix-neuf ans, les sortants de l'école. La Moldavie a toujours été un pays clos, fermé à l'information, d'autant que l'information venant de l'étranger était sévèrement filtrée.

Les Moldaves s'imaginent, notamment en milieu rural, que les pays d'Europe de l'ouest connaissent le plein emploi, que les gens y sont extrêmement bien payés et vivent dans de très bonnes conditions, qu'il y a du travail pour les étrangers. Ils ne savent pas que le chômage existe partout, que des jeunes comme eux cherchent également un emploi, que les gouvernements de ces pays cherchent à aider leurs jeunes et leurs chômeurs avant de s'occuper des immigrés. Ils n'ont aucune idée du salaire d'un ressortissant du pays ou d'un immigré.

D'ici au mois de septembre, La Strada rassemblera les informations qui seront diffusées.

Nous avons été confrontés au problème des ressortissants moldaves revenus au pays. Nous nous sommes rendu compte que plus de 50 % des jeunes filles aujourd'hui rapatriées ont été battues, violées dans leur famille d'origine. C'est dire qu'il y a des cas de maltraitance au sein des familles elles-mêmes. Ces jeunes filles cherchent à gagner de l'argent quand elles partent à l'étranger, mais c'est aussi pour elles un moyen d'évasion.

M. le Rapporteur : Ce constat est-il partagé ? Les pratiques culturelles en Moldavie, la violence contre les femmes, le viol dans les familles sont-elles pratiques courantes ? Cela expliquerait le fait que les jeunes filles souhaitent partir.

Mme Ana PALANCEAN : Nous avons deux sources d'information : nous avons étudié le cas des victimes rapatriées. Un psychologue leur porte assistance. Il a été confronté à une vingtaine de cas au cours de sa pratique clinique. Toutes les jeunes filles ont parlé de violences dans leur famille : abus physiques, viols du père, du frère, du mari.

M. le Rapporteur : Cette explication culturelle spécifique à la société moldave change beaucoup de choses. Les jeunes filles tomberaient dans les réseaux pour échapper à ce qu'elles subissent. C'est la première fois que cette hypothèse est soulevée, c'est la première fois qu'elle est évoquée pour la Moldavie.

M. Luc BECQUER : On frappe plus dans les romans de Zola que dans ceux de Proust. La situation ici est critique.

M. Georges DIENER : Je voudrais livrer certaines réactions de Moldaves qui sont en contact avec les journalistes occidentaux. Les Occidentaux devront être très prudents dans la façon dont ils vont traiter cette problématique. Depuis que ce sujet est devenu à la mode, deux ou trois rédactions différentes sont venues en Moldavie avec des grilles de lecture de la société moldave toutes faites. Elles ont interviewé des Moldaves, dont des mères, qui ont été catastrophées et choquées par la façon dont le sujet était traité en Occident. Nous avons dans notre bibliothèque un panneau d'affichage où sont présentées les presses moldave et française. Les étudiants, les lycéens qui les lisent sont choqués et nous questionnent : « Est-ce là la vision occidentale de la Moldavie ? » De la même façon qu'en Roumanie où j'ai travaillé, on me prenait à partie : « C'est donc cela votre vision de la Roumanie : les enfants sidéens, les orphelinats... ? » Il faut que nous soyons donc très prudents sur cette question du trafic des êtres humains qui pourrait accréditer une tradition culturelle.

M. le Rapporteur : J'ai réagi, car je n'avais pas du tout cette approche en tête.

Mme Ana PALANCEAN : C'est l'attitude des représentants des médias. Les journalistes influencent leur opinion publique et pourraient changer quelque chose. Depuis deux ans que l'on parle de ce phénomène, la vision des autorités est fausse : la notion de trafic est mal connue et peu expliquée.

M. le Rapporteur : Cela a-t-il été un des sujets de la dernière campagne électorale ?

Mme Ana PALANCEAN : Non. En revanche, les droits de la femme, l'égalité, la parité ont été abordés. Le trafic a été abordé soit comme un trafic organisé de la prostitution, soit comme une immigration illégale.

M. Joseph TYRODE : N'est-ce pas une explication de la part de ces jeunes filles pour « blanchir » le fait qu'elles soient parties, puis revenues ? S'agit-il véritablement d'un fait de société qui oblige les femmes à partir ?

Mme Ana PALANCEAN : Mes réflexions et les chiffres cités se fondent sur les études de cas ; ils suffisent, selon moi, à se forger une idée, à donner une photo. Avoir été maltraitée n'est pas une condition pour profiter des mesures proposées à la réhabilitation.

Sans doute serait-il intéressant pour vous de passer plus de temps dans les villages, afin de comprendre les « traditions » et la position de la femme en général dans la famille.

M. Alexis de SUREMAIN : Une ONG américaine, Minnesota Avocats, a publié un rapport très bien fait sur la prostitution et un autre sur la violence conjugale.

Nous n'avons pas parlé du programme de la Direction du développement et de la coopération suisse. Elle monte actuellement une pièce de théâtre afin de travailler directement dans les villages avec les personnes les plus vulnérables.

Nous n'avons pas non plus abordé le trafic des enfants qui s'achètent assez facilement dans les orphelinats. La cote de l'enfant en bonne santé s'établit aux environs de 22 000 dollars. Je crois du reste que le Parlement a récemment interdit toute adoption.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Le trafic d'organes existe-t-il ?

M. Alexis de SUREMAIN : Il semblerait que les personnes soient consentantes. Elles veulent gagner 2 000 dollars, voire davantage, et ainsi donnent un rein, puisque les médecins disent possible de vivre avec un seul rein.

M. Georges DUHAUPAS : Un chirurgien a été arrêté lundi dernier.

M. Alexis de SUREMAIN : Nous connaissons également le phénomène assez courant des mères porteuses, fécondées en Moldavie et qui accouchent en Turquie et en Israël. Ce sont des sujets qui n'ont pas été évoqués, mais qui méritent, je crois, votre attention. Les jeunes filles n'accouchent pas ici. En effet, des scandales ont éclaté, car les familles les faisaient accoucher chez elles dans des conditions exécrables.

Mme Yamina HIMEUR : Lorsque j'ai étudié la question qui vous occupe, j'ai été choquée par le fait qu'une fille rapatriée sur trois repartait. Cela révèle les conditions de vie en Moldavie, la misère sociale et économique.

J'ai eu l'occasion d'assister à un séminaire de formation organisé par une ONG moldave. A l'issue de ce séminaire, les jeunes étudiantes, malgré leur connaissance du trafic, déclaraient qu'elles seraient peut-être celles qui, sur mille, échapperaient au trafic. La situation en Moldavie est terrible.

Audition de Mme Eugenia OSTAPCIUC,
présidente du Parlement moldave

et de M. Andrei NEGUTSA, président de la commission parlementaire
pour la politique extérieure


(compte rendu de l'entretien du 10 juillet 2001 à Chisinau)

Mme Eugenia OSTAPCIUC : Bienvenue en République de Moldavie.

Le 25 février dernier, ont eu lieu les dernières élections parlementaires de la République de Moldavie. C'est la première fois depuis dix ans que trois formations politiques étaient en lice. Le Parlement compte 101 sièges. La fraction majoritaire en a obtenu 71, l'Alliance Braghis 19 et le Parti populaire chrétien démocrate 11.

Le 20 mars, le Parlement a tenu sa première séance et élu son Président. Le Parlement travaille en commissions permanentes, lesquelles, au nombre de dix, sont composées à la proportionnelle des représentants de toutes les formations parlementaires. Les représentants des organisations internationales, dont le Parlement moldave est membre, ont également été désignés.

Aux termes de notre constitution, notre pays est une république parlementaire. Nous avons élu le 4 avril 2000 le Président de la République, Vladimir Voronine ; nous avons également élu le Premier ministre et le Gouvernement auquel nous avons fixé un programme.

Au cours des trois mois qui viennent de s'écouler, nous avons voté des lois qui ont concerné essentiellement les problèmes sociaux et économiques ; la corruption ; le développement du pays et son intégration dans la vie internationale.

Nous avons adopté près de trois cents lois. En qualité de Présidente du Parlement, je suis très heureuse, car près de 80 % d'entre elles l'ont été à l'unanimité des membres du Parlement. Nous souhaitons, en effet, voir s'instaurer une coopération entre les députés des différents groupes parlementaires. Notre pays étant l'un des plus pauvres au monde, en tant qu'élus du peuple, nous avons pour objectif d'améliorer les conditions de vie et de sortir notre peuple de la misère. C'est pourquoi, après les élections, le chef du Gouvernement et la Présidente du Parlement ont déclaré qu'ils ne faisaient pas de différence entre les électeurs qui avaient voté pour les différents partis. Nous sommes au service du peuple. Toutes les branches du pouvoir ont le même but : accomplir la volonté du peuple qui les a élus.

Nous disons aux délégations étrangères et à nos invités étrangers que nous sommes un pays très pauvre. Je vais vous en donner des preuves. Notre budget ne couvre que 30 % des dépenses ordinaires ; de ce fait, le salaire minimum et les pensions de retraite de base ne représentent qu'une fraction - 10 % - des besoins. Dans ces conditions de pénurie, notre industrie est bloquée aux deux tiers. Quatre cent cinquante mille anciens salariés des entreprises sont actuellement chômeurs. Faute d'investissements et d'aides de l'Etat, la productivité de l'agriculture a diminué de 50 %. L'économie souterraine occupe entre 60 à 70 % de l'économie nationale. C'est pourquoi nous sommes prêts à accueillir toutes propositions d'investissements. De ce point de vue, la France est très active et coopère de manière intensive avec la République de Moldavie. Le peuple moldave lui est très reconnaissant de l'ensemble des projets réalisés dans notre pays. Nous rembourserons nos dettes dès que nous serons sortis de cette période de transition.

M. le Rapporteur : Madame la Présidente, merci de nous accueillir. Nous sommes très honorés et très sensibles à cette réunion. Au nom de notre délégation, je vous livre un message d'amitié du Parlement français.

Notre délégation a pu découvrir, mais elle la connaissait déjà un peu, la réalité de la République moldave. Pour répondre à vos préoccupations, les premiers résultats de nos déplacements seront d'améliorer, auprès de nos collègues et de l'opinion publique française, la connaissance de la Moldavie, dont l'image en France est positive.

Le Parlement français a décidé de créer une Mission d'information sur les différentes formes de l'esclavage moderne. Trois en particulier font l'objet de notre étude. Il s'agit de l'esclavage domestique ; de l'esclavage économique, qui comprend les ateliers clandestins ; de l'esclavage sexuel avec la prostitution et la traite des êtres humains.

Nous avons étudié le phénomène de la traite des femmes. Nous avons constaté que des jeunes femmes victimes de certains traitements indignes et originaires de Moldavie se trouvaient en France. C'est pourquoi le Parlement français s'interroge sur la possibilité de modifier ses lois et d'améliorer la coopération entre les pays, par exemple entre nos deux pays, afin d'empêcher les réseaux de se développer et de sauver les personnes qui en sont victimes. Tel est l'objet de notre mission et de nos réflexions.

Mme Eugenia OSTAPCIUC : Je voudrais adresser un message aux jeunes filles qui se rendent à l'étranger et qui exercent ce « travail » honteux. Je sais qu'elles sont souvent conduites à agir ainsi du fait des conditions familiales difficiles qu'elles connaissent.

Dans ce contexte, votre mission est la bienvenue et ce serait une bonne chose que de tels phénomènes n'existent pas de par le monde. Les dirigeants doivent faire tout leur possible pour rappeler les citoyens moldaves dans leur pays et pour leur offrir des emplois. Tel est le devoir des dirigeants.

M. le Rapporteur : La Moldavie réfléchit actuellement à une nouvelle loi visant à punir le proxénétisme. Pouvez-vous nous dire ce qu'il en est de ce travail ?

Mme Eugenia OSTAPCIUC : Nous révisons actuellement le code pénal, en particulier sur la question du proxénétisme que vous venez d'évoquer.

M. Andrei NEGUTSA : Au mois de juin dernier, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a étudié le problème de l'esclavage domestique. Le fait que l'Assemblée inscrive également à son ordre du jour la question du trafic des femmes et des mineurs était central, car c'est là un problème qui concerne directement la République de Moldavie. Parallèlement, s'est déroulée la mission très importante du Président de la République, M. Voronine, à Strasbourg, où cette question, qui blesse l'autorité de notre pays, fut abordée. Nous ne sommes pas totalement satisfaits, car l'accent ne fut qu'insuffisamment mis sur les clients. Les débats furent parfois philosophiques, car qui faut-il accuser : les personnes qui achètent ou celles qui se proposent d'être achetées ?

Notre gouvernement a établi un moratoire sur le processus d'adoption des enfants. A ce jour, les services responsables étudient au cas par cas les dossiers des enfants moldaves adoptés, afin de savoir où ils se trouvent et quel est leur destin. C'est seulement après cette étude que nous prendrons la décision d'autoriser ou non les ressortissants étrangers à continuer d'adopter des enfants moldaves.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Avez-vous connaissance de trafics d'organes d'enfants qui semblent se développer dans certains pays ?

Mme Eugenia OSTAPCIUC : Nous sommes au courant.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Le trafic d'organes est-il également évoqué dans le cadre du moratoire ?

Mme Eugenia OSTAPCIUC : Selon les informations en notre possession, des personnes ont adopté des enfants uniquement dans un but de vente d'organes. Consternés et choqués par cette nouvelle, nous avons lancé une enquête. Nos ambassades examinent chaque cas afin de savoir entre quelles mains se trouvent les enfants et quelles sont leurs conditions de vie.

Les documents d'adoption étaient falsifiés au moment où les filles-mères déposaient leur enfant à l'orphelinat. Il y était indiqué que les enfants étaient malades, qu'ils ne pouvaient se développer. Le trafic a ainsi entamé son processus. Personne ne peut rester indifférent à pareil drame.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Dans l'effort que vous poursuivez, considérez-vous que vous avez besoin de l'aide de l'Europe, notamment de la France ? Si oui, quelle forme de soutien attendez-vous de notre part ?

M. Andrei NEGUTSA : Nous avons certainement besoin de l'assistance de l'Europe, notamment de la France, pour résoudre les problèmes économiques et sociaux que connaît la Moldavie.

Selon les dernières données, non encore officielles, environ 600 000 Moldaves se trouvent à l'étranger, contraints de quitter le pays pour gagner de l'argent et ainsi entretenir leur famille restée au pays. Conséquence de la situation économique, les jeunes femmes pratiquent la prostitution à l'étranger. Dès lors que l'économie de Moldavie sera relancée, que nos usines aujourd'hui fermées seront rouvertes, les Moldaves expatriés rentreront au pays. De même, le trafic des femmes et des mineurs disparaîtra avec la résolution des problèmes économiques.

Le soutien de l'Europe et de la France plus particulièrement pourrait se porter sur les programmes économiques.

Mme Eugenia OSTAPCIUC : Il est nécessaire de créer des emplois légaux sur la base de conventions entre les pays.

S'agissant des jeunes filles et des femmes seules ayant des enfants, il serait bon qu'un soutien financier leur soit apporté pour qu'elles ne les abandonnent pas et aient la possibilité de les entretenir. Nous serions prêts à voter une telle loi ; malheureusement, nous ne disposons pas des moyens nécessaires à son financement.

La femme qui a décidé d'avoir un enfant ne doit pas être accusée par l'opinion publique ; au contraire, elle doit être aidée par l'Etat afin que son enfant bénéficie des mêmes conditions que les autres enfants, qu'il soit heureux et fier de sa mère.

Nous pourrions soulever un autre problème : le taux de natalité est trois fois inférieur au taux de mortalité. Ces mesures devraient servir également à améliorer la démographie de notre pays.

M. le Rapporteur : Envisagez-vous d'organiser une information plus large en direction des jeunes femmes qui partent à l'étranger, afin de les mettre en garde contre les réseaux de trafiquants ?

Mme Eugenia OSTAPCIUC : Une pareille information existe déjà ; dans la plupart des cas, les femmes sont au courant des dangers et périls qu'elles encourent en partant à l'étranger, mais elles considèrent que c'est le seul moyen de sortir de la situation où elles se trouvent.

Il n'est pas très valorisant pour les dirigeants d'un pays de faire de pareilles déclarations, mais telle est la réalité.

M. le Rapporteur : Votre Parlement compte-t-il un groupe de travail qui suive particulièrement la question du trafic des femmes ?

Mme Eugenia OSTAPCIUC : Oui, il existe une commission parlementaire pour la protection sociale, la santé et la famille, qui s'occupe de l'ensemble des problèmes ayant trait à la famille. Elle est présidée par Mme Gutu. Présente à l'entretien suivant, l'occasion vous sera offerte de lui poser toutes les questions que vous souhaiterez.

Audition de parlementaires moldaves :

Mme Maria POSTOICO, présidente de la commission des lois,

M. Iurie STOICOV, président de la commission pour la sécurité,

M. Andrei NEGUTSA, président de la commission pour la politique extérieure,

M. Mihail PLAMADEALA, vice-président de la commission des droits de l'homme
et des minorités nationales,

Mme Lidia GUTU, présidente de la commission de la protection sociale,
de la santé et de la famille,

et M. Leonid CULIUC, député, président du groupe d'amitié France-Moldavie



(compte rendu de l'entretien du 10 juillet 2001 à Chisinau)

M. le Rapporteur : Merci de nous accueillir.

Notre Mission s'intéresse aux différentes formes de l'esclavage moderne, notamment à la question de l'esclavage sexuel. Nous avons constaté l'existence de réseaux qui se livrent à la traite des femmes, en recourant à une violence extrême. Parmi les victimes de ces réseaux, beaucoup de femmes sont originaires de Moldavie. Nous connaissons la situation économique de votre pays. Nous ne portons pas de jugement sur ces femmes parce qu'elles se prostituent. À nos yeux, ce sont des victimes. L'une des façons aujourd'hui de les aider est de mettre fin aux agissements des réseaux, de renforcer l'information sur le traitement réservé aux femmes. Pour y parvenir, il convient d'améliorer la coopération policière, de coordonner nos législations et renforcer la coopération économique.

Quelle appréciation portez-vous sur l'existence des réseaux et quelles actions pourraient être engagées en commun pour lutter contre ces mafias ?

Mme Maria POSTOICO : Le phénomène que vous décrivez existe non seulement dans notre pays, mais également dans tous les pays européens. Il a été abordé lors de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. La République de Moldavie, a-t-il été mentionné, traverse une période de transition qui s'accompagne d'un nombre croissant de chômeurs
- des femmes pour l'essentiel. Près de 70 % des femmes moldaves qui travaillent se trouvent à l'étranger - en Espagne, au Portugal, en Turquie - pour gagner leur vie.

Je me suis exprimée devant cette assemblée afin que nous unissions nos forces et combattions ainsi ce phénomène dramatique. J'ai senti le soutien de tous ses membres lors de cette importante réunion. Revenue en Moldavie, j'ai l'intention de faire tout mon possible pour modifier la législation existante. Je souhaite, en effet, proposer à mes collègues une modification du code pénal ainsi que du code de procédure pénale, notamment en ce qui concerne le trafic illégal des êtres humains. Cet aspect n'est pas pris en compte dans notre législation. Pour autant, nous sommes conscients que les modifications législatives ne suffiront pas ; nous avons, en effet, besoin de connaître des évolutions économiques.

Les femmes députées ont constitué un groupe dans le cadre du Parlement en liaison avec les organisations non gouvernementales, car nombreuses sont celles qui sont engagées dans la lutte contre ce fléau ; à ce titre, nous procédons souvent à des auditions sur le sujet.

Lorsque nous avons adopté le code de la famille, nous avons tenu une réunion consacrée aux modifications à y introduire, orientées vers la protection de la femme.

Nous avons créé un centre des ONG dont le but est d'informer la population sur les dangers et les conséquences du trafic des êtres humains en général. Il faut relever ici l'apport de la commission gouvernementale qui a suspendu temporairement l'adoption des enfants, car nous souhaitons savoir où sont ces enfants et quel est leur destin.

Nous avons eu à connaître beaucoup de procédures judiciaires concernant le trafic illégal. Surmonter les difficultés, notamment le trafic des êtres humains, oblige à revenir sur les conditions de relance de l'économie nationale et sur la nécessité de créer des emplois.

Quant à l'assistance que vous pourriez nous apporter, elle pourrait consister essentiellement dans le financement des programmes des ONG, dont il faut saluer le travail.

M. Andrei NEGUTSA : Avant d'être au Parlement, Mme Lidia Gutu fut Vice-Premier Ministre aux Affaires sociales.

Mme Lidia GUTU : Que la République de Moldavie reconnaisse la présence du trafic des êtres humains est un fait très important. Tous les groupes parlementaires sont prêts à faire leur possible, à prendre des mesures pour améliorer la situation actuelle. À ce titre, l'espérance est grande que les modifications que nous introduirons dans le code de procédure pénale contribueront à résoudre les problèmes rencontrés. La mise en _uvre des mesures destinées à combattre le phénomène est un travail d'envergure. L'année dernière, dans le cadre du ministère de l'Intérieur, nous avons créé une commission spéciale destinée à lutter contre le trafic des êtres humains. Malheureusement, son efficacité est ralentie par les difficultés financières et économiques. Au cours de sa période d'activité, la commission a étudié environ quatorze cas ; mais l'on n'a pu apporter des preuves du trafic alors qu'il était patent. J'espère que l'accord passé entre la République de Moldavie et l'Organisation mondiale des migrations fera évoluer la situation.

Tous les problèmes sont liés au phénomène de migration illégale. En termes d'assistance, nous attendons de la France la création d'emplois légaux. Bien que nous soyons intervenus auprès de plusieurs pays - la Turquie, la Grèce, le Portugal, la France -, des citoyens moldaves y travaillent illégalement. Nous souhaiterions pour le moins que soit instauré dans votre pays un quota d'emplois légaux. Les conditions économiques sont à l'origine des problèmes soulevés, malgré tous les efforts du Gouvernement et des dirigeants du pays. Il est impératif d'agir, car la République de Moldavie n'est pas seule à souffrir du trafic illégal des êtres humains ; les pays où se rendent et travaillent ses citoyens en pâtissent tout autant.

Nous sommes également intéressés par des financements qui soutiendraient les projets des organisations non gouvernementales. Un programme a été lancé. Il consiste en la réhabilitation et la réinsertion dans la société des personnes ayant fait l'objet de la traite.

Le problème prégnant est la relance de l'économie nationale. Nous sommes convaincus que le trafic des êtres humains disparaîtra avec une économie revivifiée.

M. Iurie STOICOV : A la suite de l'initiative du Président de la République de Moldavie relative à l'adoption des enfants, nous enregistrons de premiers résultats concrets. Il est à relever que des personnes de la République moldave étaient impliquées dans ce dossier. Sur ordre du Président de la République, la Procuratura générale a contrôlé les documents d'adoption, découvrant ainsi 80 demandes d'adoption suspectes. Les documents avaient été falsifiés. Ces enfants ont été soumis au trafic. Dorénavant, nous les recherchons dans tous les pays du monde. Grâce aux organismes internationaux, notamment à Interpol, nous espérons retrouver ces enfants disparus.

Le trafic des êtres humains est organisé dans plusieurs pays. Je me suis souvent demandé pourquoi il apparaissait et prospérait dans des pays civilisés et développés. Je vous demande de nous aider à faire tout ce qui est en votre pouvoir pour démanteler les réseaux internationaux pratiquant le trafic illégal des femmes originaires de Moldavie.

M. Mihail PLAMADEALA : Je ne suis pas policier de formation. J'ai travaillé un temps dans le cadre du ministère de l'Intérieur. De par mes fonctions, je me suis heurté au phénomène évoqué.

Je ne suis pas très optimiste sur la solution du problème. Pendant dix ans, les forces politiques eurent essentiellement deux difficultés : d'une part, lutter pour le pouvoir ; d'autre part, s'y maintenir, huit gouvernements se succédant au cours de cette période. Sur fond de batailles politiques, le problème fut tout simplement écarté. Peut-être ai-je tort en disant cela, en tout cas il ne fut qu'insuffisamment pris en considération. Voilà deux ans, nous avons commencé de réfléchir et de débattre de ce sujet tabou.

Les causes du phénomène sont liées à la situation économique et à la situation familiale. Par exemple, une enseignante, professeur de lycée, est obligée d'abandonner son travail et de partir à l'étranger pour gagner sa vie. La jeunesse est confrontée aux mêmes difficultés. Les jeunes ayant terminé leurs études d'enseignement supérieur et titulaires de diplômes ne trouvent pas d'emploi. Les réseaux internationaux de trafic des êtres humains profitent de cette situation et des conditions matérielles difficiles des gens.

Dès lors que l'on veut s'attaquer aux réseaux transnationaux, on se heurte à leurs profits à l'étranger, notamment en Allemagne. En effet, si le premier motif du phénomène tient aux conditions matérielles des personnes, le second est le profit que tirent du trafic les groupes criminels et les réseaux internationaux. La troisième cause réside dans la faiblesse, qui ne dépend nullement de la situation économique, des organes censés combattre le phénomène. Ainsi qu'il vous a été dit, une commission fut créée l'an dernier dans le cadre du ministère de l'Intérieur, destinée à forger des outils capables de lutter contre le trafic. Et si l'on parle de corruption, il convient de souligner que des collaborateurs des organes responsables sont impliqués dans ces trafics qu'au surplus ils protègent.

Nous avons beaucoup parlé des ONG qui s'impliquent fortement, mais leur action n'est qu'à son début. En outre, elles n'ont pas l'habitude de travailler en liaison avec l'Etat.

L'ensemble des problèmes disparaîtrait si l'Etat disposait des moyens et de conditions économiques favorables. C'est pourquoi nous faisons souvent appel à nos collègues de l'étranger.

En ce qui concerne la coopération policière entre la République de Moldavie et les autres pays, nous avons déjà travaillé avec Interpol qui s'occupe de ce problème. Cela dit, une coopération bilatérale serait plus efficace. Je connais très bien l'activité d'une association non gouvernementale à Paris qui s'occupe de ce problème sous ses deux aspects policier et humanitaire. Tout le monde s'accorde sur le grand apport de cette organisation dans son combat contre la corruption. Il ne reste qu'à calquer notre action sur la sienne et à coopérer avec elle.

La réhabilitation des personnes soumises au trafic comme des personnes qui se sont retrouvées détenues par les trafiquants est quasiment impossible. Nous ne pouvons que débattre du problème, car on revient toujours à l'impossibilité pour l'Etat d'assurer les conditions économiques et financières nécessaires à la solution du problème. Non protégées, les personnes les plus vulnérables sont touchées par le trafic.

M. le Rapporteur : La commission spéciale auprès du ministère de l'Intérieur mise en place pour lutter contre le trafic ne comprend-elle que des fonctionnaires ou les élus y participent-ils ? Fonctionne-t-elle encore aujourd'hui ?

M. Mihail PLAMADEALA : En fait, il ne s'agit pas d'une commission, mais d'un service du ministère de l'Intérieur, qui a pour mission spécifique de combattre le trafic des êtres humains. Dans les commissariats, il s'agit de la police des m_urs. Mais ce service, il faut le reconnaître, est très peu étoffé.

M. Iurie STOICOV : Je constate à grand regret que le chaos qui a prévalu dans notre société se retrouve dans cette organisation de la police. Une fois la direction du ministère de l'Intérieur changée, nous espérons que la situation s'améliorera.

Mme Lidia GUTU : Le ministère du Travail doit élaborer un programme spécial de lutte contre le trafic des êtres humains en coopération avec le ministère de l'Intérieur, le ministère des Affaires Extérieures, le département des douanes, le ministère de l'Education, ainsi qu'un groupe parlementaire qui a entamé son activité dans le cadre du précédent gouvernement.

Le programme en cours d'élaboration reprendra les modifications législatives. Les attributions de chaque ministère y seront nettement définies et les organisations non gouvernementales y seront associées. Nous allons donc noter les fonctions des organes centraux et locaux. Le programme sera divisé en périodes. Nous espérons obtenir certaines sources financières afin de le mener à bien.

M. Mihail PLAMADEALA : Je voudrais donner la réplique à Mme Gutu.

M. Leonid CULIUC : Cela s'appelle une bataille politique ! (Rires.)

M. Mihail PLAMADEALA : Chaque force politique qui prend le pouvoir, dès qu'elle a nommé son représentant au ministère de l'Intérieur, est convaincue que le problème disparaîtra. Nous avons connu cinq ministres de l'Intérieur au cours des quatre années qui viennent de s'écouler. Par conséquent, il est difficile de trouver une idée conceptuelle pour combattre le processus du trafic des êtres humains !

M. Iurie STOICOV : Je n'ai pas visé le ministre.

M. Andrei NEGUTSA : C'était aussi le vôtre !

Nous n'avons pas encore évoqué l'aspect lié au tourisme. Le Parlement a adopté la loi sur le tourisme et a créé l'agence nationale du tourisme. La situation actuelle est déplorable. Des agences de tourisme demandent aux citoyens souhaitant partir à l'étranger des sommes élevées, avoisinant 1 000 dollars. Les chômeurs qui veulent obtenir du travail deviennent automatiquement touristes. C'est ainsi que l'on arrive à l'exportation de la force de travail, d'autant que les agences ne tiennent pas leurs promesses et beaucoup de ceux qui partent pour l'Italie, par exemple, n'y arrivent pas et s'arrêtent en chemin. Il arrive que des personnes, rentrant au pays, veuillent se venger. Il est impératif de modifier la législation.

M. le Rapporteur : Sur le rôle des agences de tourisme, l'ambassadeur de la République de Moldavie à Paris nous a parlé de 3 500 agences déclarées dans votre pays. Il a ajouté que vous aviez déjà mis en place un système de contrôle pour en diminuer fortement le nombre. Ces agences servent à l'émigration des femmes dont on reste ensuite sans nouvelles. Pour un _il extérieur, il semblerait qu'elles jouent un rôle central dans l'organisation des réseaux.

M. Andrei NEGUTSA : Votre vision est très juste.

Compte tenu des faits constatés, les conditions posées par l'Etat à ces agences sont devenues plus sévères. Au cours des deux prochains mois, l'agence nationale confirmera ou rejettera les licences ; il est probable que beaucoup ne la recevront pas.

M. Mihail PLAMADEALA : Ce n'est pas un hasard si nous n'avons enregistré jusqu'à maintenant que 162 agences contre 3 500 auparavant.

M. Pierre-Christophe BAGUET : L'opinion française commence à être sensibilisée au problème des femmes battues. Ce phénomène existe-t-il en Moldavie ? Éventuellement, pourrait-il expliquer le départ des femmes vers d'autres pays européens ?

Mme Lidia GUTU : L'esclavage et la violence domestiques existent malheureusement en République de Moldavie et sont au centre des débats de nombre d'organisations sociales. Nous avons créé des centres de réhabilitation pour les femmes qui y sont soumises. C'est un problème général que l'on ne peut limiter à notre seul pays ; le phénomène ne revêt pas une ampleur plus grande ici qu'ailleurs. Ce n'est donc pas un motif de migration de nos femmes à l'étranger. Bien sûr, c'est un aspect négatif de la société qui relève également de la situation économique, de l'éducation ainsi que de la manière des femmes de se protéger et de leur capacité à faire face à la violence. Mais ce n'est pas la cause de la migration de nos femmes à l'étranger.

M. Pierre-Christophe BAGUET : L'une des causes ?

Mme Maria POSTOICO : Non !

M. Mihail PLAMADEALA : Les femmes partent à l'étranger pour nourrir les hommes.

Mme Lidia GUTU : La principale cause de la migration est l'emploi. Je ne parle plus du trafic des femmes, mais de la migration illégale. Il est beaucoup plus compliqué pour les hommes que pour les femmes de trouver un travail illégal à l'étranger. Des médecins, des gens de culture, des intellectuels sont obligés de partir pour obtenir un salaire comparable à celui qu'ils toucheraient ici s'ils étaient employés. Ils ne sont pas expulsés. Les femmes travaillent illégalement, mais ne se prostituent pas. Elles gagnent ainsi leur vie et celle de leurs proches restés au pays. Elles ne parlent pas du tout des dangers auxquels peut être soumis quiconque souhaite partir à l'étranger. C'est pourquoi les gens se rendent à l'étranger, où ils sont confrontés à des situations et à des conditions de vie difficiles.

M. Iurie STOICOV : Nos concitoyens travaillent à l'étranger, mais une partie de l'argent gagné revient dans notre pays. Après avoir travaillé trois mois à l'étranger, un Moldave est en mesure d'acheter un appartement à Chisinau.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Vous avez évoqué le prix de mille dollars pour un visa obtenu par les agences. Comment se procurent-elles les visas ? Auprès des consulats des pays limitrophes, y compris Schengen ?

M. Andrei NEGUTSA : Un accord existe entre les ambassades des pays étrangers, qui fait que c'est l'ambassade d'Allemagne qui délivre pour le moment les visas Schengen. Imaginons un employé d'une agence de tourisme : il fait la queue devant l'ambassade d'Allemagne. Bien sûr, il souffrira une double dépense, mais ce qu'il gagne est quatre fois supérieur. Cela dit, la majorité des personnes n'obtient pas des visas Schengen, mais des visas de la République tchèque par exemple. Le caractère illégal et tragique du trafic réside en ceci qu'après être arrivés dans un pays dont le visa est long, les agences y abandonnent leurs « clients ».

La liste des agences agréées sera publiée pour que la population sache à qui elle doit s'adresser.

Mme Lidia GUTU : Il faut reconnaître que dans le processus de trafic, les ambassades étrangères jouent un rôle. Ce n'est pas un hasard si le prix du visa atteint 1 000 dollars. De faux documents sont fabriqués. C'est un problème commun à tous les pays d'Europe, non celui de la Moldavie seule.

M. Mihail PLAMADEALA : Des liens d'ordre pécuniaire unissent les consulats et les agences.

M. Joseph TYRODE : Quelles sont les actions d'information que vous pouvez engager auprès de la population moldave sur les risques encourus lorsqu'une personne obtient un visa pour se rendre dans un pays étranger ?

Mme Lidia GUTU : Le département des migrations du ministère de l'Intérieur publie chaque semaine les offres légales de travail à l'étranger. Nous avons besoin d'un programme d'information, pas seulement dans les villes : l'information doit arriver dans chaque village et atteindre chaque individu.

M. Andrei NEGUTSA : Sans doute au niveau central, la presse, la télévision devraient-elles faire davantage. Dans les villages, on connaît les risques et les conséquences liés au départ à l'étranger. Car il arrive, comme ce fut le cas récemment, que l'on ramène d'Italie le cercueil d'une jeune femme dans son village d'origine. Dimanche dernier, une mère m'a demandé de l'aider pour que sa fille en Bosnie retrouve son passeport. Les villageois sont informés par les personnes qui reviennent de l'étranger et réfléchissent à deux fois avant de partir. Il n'en reste pas moins qu'ils partent quand même.

Audition de membres du gouvernement moldave :
M. Valerian CRISTEA, Premier vice-Premier ministre,
M. Vasile DRAGANEL, ministre de l'Intérieur,
M. Jacob TIMCIUC, Premier vice-ministre de l'Economie,
Mme Galina CHIRINCIUC, vice-ministre de la Justice,
Mme Anghelina APOSTOL, vice-ministre du Travail,
M. Valeriu PASAT, chef du service d'information et de sécurité,
M. Mihai BALAN, chef de la section consulaire du ministère des Affaires étrangères

de Mme Jana COSTACHI, directrice du Centre de prévention de la traite,
et de Mme Mariana IANACHEVICI, représentant l'organisation non gouvernementale Salvati Copiii


(compte rendu de l'entretien du 10 juillet 2001 à Chisinau)

M. Valerian CRISTEA : Je vous adresse la bienvenue de la part des membres du Gouvernement de Moldavie.

Cela fait trois ans que je travaille au Parlement sur la question qui fait l'objet de notre réunion. Nous la connaissons.

Nous avons reçu des plaintes nombreuses de mères qui veulent retrouver leurs filles disparues. Même si le trafic des êtres humains est un problème nouveau, il n'en demeure pas moins de mieux en mieux connu et très prégnant. Il est la conséquence du déséquilibre économique du pays et du chômage. Nous nous sommes attelés à ce problème afin de l'éradiquer. C'est pourquoi nous souhaitons nous entretenir avec vous pour trouver des solutions, d'autant que nous reconnaissons ne pas l'avoir abordé sous le bon angle.

Plus d'une centaine de milliers de personnes se trouve à l'étranger, dont la plupart sont des jeunes. Afin d'enrayer et de légaliser le phénomène, le gouvernement a pris la décision de créer une Agence nationale de l'emploi. Les ministères responsables de notre pays sont activement engagés dans le processus de conclusion de contrats entre la République de Moldavie et d'autres pays.

Ce n'est pas un hasard si le ministre de l'Intérieur est présent à notre réunion. Une direction spécialisée, créée en son sein, a pour objet l'étude des problèmes liés à la traite des êtres humains. Par ailleurs, en 2000, un groupe de travail a vu le jour avec pour mission de coordonner en ce domaine l'activité des divers ministères - ministère de l'Intérieur, de la Justice et du Travail.

Récemment, le gouvernement a présenté au Parlement de Moldavie un projet de loi réformant le code pénal et le code de procédure pénale. Le projet prévoit une série de sanctions pénales à l'encontre des personnes ayant commis les infractions visées : le travail forcé, l'exploitation sexuelle, l'utilisation de la personne dans l'industrie pornographique, le trafic des personnes pour la vente d'organes, l'enlèvement de personnes.

De plus en plus de personnes sont victimes des réseaux internationaux de trafiquants, non par leur seule faute, mais aussi par celle des autorités. Au mois de février dernier, nous avons créé à Chisinau un centre de prévention de trafic des femmes, financé par l'ambassade des Etats-Unis et par le gouvernement moldave. Mme Ianachevici, qui représente l'association Salvati Scopiii, est très activement impliquée dans la prévention du trafic. Nous sommes très inquiets de la situation créée dans notre pays, d'autant que les mesures déjà prises restent insuffisantes. C'est pourquoi nous vous invitons à un dialogue que nous espérons fructueux et constructif ; nous souhaitons recevoir des propositions et des solutions au problème abordé.

M. le Rapporteur : Monsieur le Premier Vice-Premier ministre, mesdames, messieurs les ministres, merci de nous accueillir.

Nous vous apportons le salut amical du Parlement français.

Au début du mois d'avril, nous avons créé une mission d'information qui réfléchit sur les formes modernes de l'esclavage. Elle a pour objectif de proposer des modifications législatives en France, mais aussi de définir éventuellement de nouvelles formes de coopération internationales pour répondre à la complexité du phénomène. Notre commission ne s'occupe pas uniquement de la traite des femmes, mais aussi de l'esclavage domestique et du travail clandestin et forcé.

Depuis plusieurs mois, nous procédons à de nombreuses auditions d'organisations internationales, gouvernementales et non gouvernementales, et de nos propres services de police pour faire le point de la situation, car la question de la prostitution notamment nous inquiète fortement. A Paris, à Lyon, à Bordeaux, dans le sud de la France, des prostituées originaires des pays d'Europe de l'est, de Moldavie, d'Ukraine, arrivent en grand nombre. Nous avons entendu des victimes, car ces personnes ne sont pas pour nous des personnes en situation irrégulière en France : elles sont victimes de réseaux. Leurs histoires, telles qu'elles ont pu en témoigner devant notre Mission, sont très dures, très cruelles. Elles nous obligent à réagir et à ne pas rester commentateurs. Notre propre législation n'est pas forcément adaptée pour répondre à cette situation et nous serons vraisemblablement obligés, nous aussi, de modifier notre code pénal, afin d'harmoniser notre définition de la traite des êtres humains avec celle de l'ensemble des pays, conformément aux conclusions de la conférence de Palerme.

Nous voulons aussi que l'opinion publique, et surtout ces jeunes femmes, sachent que ce n'est pas un travail qui les attend, mais la violence, la soumission à un réseau. En conclusion, nous souhaitons mettre en commun notre détermination et les responsabilités des républiques moldave et française pour anéantir la marche de ces réseaux mafieux, devenus des réseaux internationaux. Il ne s'agit pas de trouver une réponse Etat par Etat, car ce n'est pas ainsi que nous arriverons à éradiquer le phénomène.

M. Valerian CRISTEA : Vous exprimez très exactement ce que nous pensons et votre visite en Moldavie est donc particulièrement utile.

M. Jacob TIMCIUC : Mesdames, messieurs les députés, nous vous sommes très reconnaissants de vous intéresser au problème du trafic des êtres humains qui sévit en Europe, y compris en Moldavie.

Je souhaiterais traiter du sujet, en l'élargissant à l'esclavage domestique et au travail forcé auxquels le gouvernement de la République de Moldavie prête une très grande attention. Dans le cadre du programme d'activités du gouvernement actuel, un des premiers points vise à élever le niveau économique du pays ainsi que le secteur de la production où des emplois doivent être créés.

La situation en 2001 est meilleure que celle de 2000. Le produit intérieur brut a été multiplié par deux, quasiment par trois par rapport à l'année dernière. Les salaires des employés du secteur social et de la protection ont augmenté, mais ce revenu ne couvre que pour moitié les besoins de nos concitoyens. Le chômage est très élevé avec un taux de 8,5 %. Sont touchés pour l'essentiel les jeunes âgés de 15 à 24 ans, avec un pourcentage de 18,4 % de la population. Cette surcharge, pourrait-on dire, de la force de travail conduit au phénomène dont nous débattons aujourd'hui. Notre pays a passé des contrats de travail avec la Russie, l'Ukraine et le Belarus et des contrats de licences avec Israël. Nous faisons tout notre possible actuellement pour conclure de pareils accords avec le Portugal, la République Tchèque, l'Espagne et l'Italie. Il n'existe pas en Moldavie de statistiques actualisées des personnes qui partent travailler dans ces pays. Les statistiques sont tenues à l'étranger. Ces personnes ne peuvent bénéficier, dès lors qu'elles sont à l'étranger, des droits sociaux auxquels ont droit les ressortissants : elles n'ont que leur travail. En partant, elles prennent un grand risque, parfois au péril de leur vie. C'est pourquoi nous avons tant besoin d'accords intergouvernementaux visant à assurer leur protection.

Face à ce trop plein d'actifs, des agences de tourisme exploitent la situation.

En 2000, nous avons fait revenir près de 33 000 femmes des pays étrangers, dont 6 000 de Turquie, qui pratiquaient la prostitution.

Je suis heureux de l'attention que vous prêtez à ce sujet. La France a des traditions culturelles, morales et humaines très riches. Il faut bien se rendre compte que c'est la demande qui crée l'offre. C'est pourquoi je voudrais que les pays de l'Europe de l'ouest soient attentifs à leur législation afin que cesse cette situation misérable qui conduit au trafic et à cette forme de migration.

Je veux saluer le Parlement français, le gouvernement et le ministère de l'Economie et des finances. Nous vous attendons, avec vos investissements. Le peuple moldave est laborieux, travailleur, peu habitué aux distractions. Les investissements des pays de l'ouest, notamment de la France, pourraient nous aider à régler les problèmes liés au chômage ainsi que ceux de la traite. Ce serait une bonne chose si les pays de l'Europe centrale et de l'Europe de l'ouest réglaient la question de la migration en concluant des programmes.

M. Valerian CRISTEA : Pour un petit pays comme la Moldavie, le pourcentage des femmes parties à l'étranger est bien trop élevé.

Ce dernier mois, nous avons reçu plusieurs demandes de parents qui demandaient que le corps de leur fille, morte, soit ramené de l'étranger. Le transport des cercueils coûte cher, aux alentours de 4 à 5 000 dollars. C'est là une charge qu'une famille moldave ne peut assumer. Le problème que nous abordons aujourd'hui présente des aspects tragiques.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Merci pour votre accueil et du dialogue instauré.

Si l'on met de côté l'aspect économique, dont l'importance ne nous échappe nullement, la lutte contre un tel phénomène repose sur la répression, sur la prévention et un bon équilibre entre les deux.

En matière de répression, nous avons noté que vous aviez engagé la réforme du code pénal ainsi que la réforme des attributions des licences aux agences de voyage tout comme une action contre le trafic des visas, qui n'est certainement pas un paramètre négligeable. Du côté de la prévention, l'action est-elle uniquement confiée aux organisations non gouvernementales (ONG) ou une politique gouvernementale est-elle à l'_uvre, relayée, par exemple, par le ministère de l'Education nationale ?

Quelle est la politique d'accueil des femmes revenant au pays ?

M. Valerian CRISTEA : Dans le cadre du ministère de l'Intérieur, une commission a vu le jour. Est également impliqué le ministère de l'Enseignement et de l'éducation. La situation nous a contraints à créer un département spécial, le département de la jeunesse et des sports, dont l'une des obligations est une action de prévention auprès de la jeunesse.

M. Vasile DRAGANEL : Le problème débattu aujourd'hui dépasse de beaucoup les compétences du ministère de l'Intérieur. Ce n'est pas un hasard si la réunion est présidée par le Vice-Premier ministre. Vous avez absolument raison lorsque vous parlez de prévention et non de répression. La prévention doit être engagée dès l'école, à l'âge de douze ou treize ans. M. Cristea vient de solliciter le ministère de l'Intérieur afin qu'il s'engage dans la lutte contre le trafic des êtres humains. La présence du ministre de l'Intérieur à cette réunion n'est pas fortuite, car nous portons une attention très précise à la question de la traite. Nous disposons d'un service luttant contre le crime organisé et la corruption. Nous allons ouvrir une sous-division qui se spécialisera dans la lutte contre le trafic illégal des êtres humains. Vous-mêmes avez usé du terme « mafieux » ; à ce titre, le service de lutte contre le crime organisé est le mieux à même pour traiter de la question.

Dans le domaine législatif, le projet de loi visant à modifier le code pénal a été préparé à l'initiative du ministère de l'Intérieur. Jusqu'à présent, nous manquions d'une base législative pour combattre le phénomène. La police devait faire preuve d'imagination si elle voulait déférer à la justice les personnes impliquées dans le trafic des êtres humains.

C'est encore le ministère de l'Intérieur qui fut l'initiateur du projet de loi relatif au rapatriement des personnes retenues à l'étranger. Nous avons déjà passé des accords avec la Hongrie, la Pologne et d'autres sont en cours de préparation. Seuls, nous ne sommes pas en mesure de lutter contre ce phénomène ; c'est pourquoi nous avons besoin d'une coopération efficace avec les pays voisins et avec les pays destinataires du trafic des personnes. Les séminaires, les réunions internationales permettent de nouer des relations et de trouver des solutions pour faire traduire devant la justice les délinquants.

M. Pasat, représentant du service de l'information et de la sécurité, estime que l'échange d'expériences avec d'autres pays est nécessaire. De ce point de vue, nous avons besoin d'harmoniser nos législations avec la législation européenne. Mais je ne veux pas m'exprimer en son nom ni en celui des ONG, car ils sont responsables en partie du travail de prévention. Si la société civile s'implique plus largement dans ce processus, nous irons au succès.

M. Joseph TYRODE : Comment envisagez-vous la coopération en matière de police et de justice ? Par une coopération intergouvernementale ? Par signature de conventions ?

M. Jacob TIMCIUC : Compte tenu de la globalisation mondiale, de la libre circulation des capitaux et des personnes en Europe, le surplus de la force de travail moldave s'enfuit vers l'Europe de l'ouest. C'est pourquoi nous avons signé des accords intergouvernementaux avec l'Espagne, l'Italie, la France. Il conviendrait de dresser des statistiques des personnes partant travailler à l'étranger et de leur accorder le minimum légal et social.

En ce qui concerne la coopération économique, nous sommes prêts à des investissements techniques et financiers, d'entreprises mixtes à capitaux étrangers, afin de créer des emplois en Moldavie et de limiter ainsi le phénomène de migration.

Mme Anghelina APOSTOL : Mon ministère est au premier chef concerné par la question, car il recouvre le département de la migration qui, depuis des années, tente de conclure, sans succès, des accords intergouvernementaux. Nous devons faire des propositions à l'Italie, à la France et au Portugal, où nos xessortissants travaillent illégalement. Après deux ou trois ans de séjour illégal dans ces pays, ils reviennent sans avoir pu obtenir de titres de séjour.

Le ministère du Travail compte également en son sein le département de l'utilisation des forces de travail dont le rôle est la prévention de ce phénomène. Pourquoi la prévention ? Parce qu'il serait plus positif d'offrir à nos citoyens des emplois plutôt que les voir s'expatrier. Et la meilleure prévention du trafic passe par l'emploi en Moldavie de tous les gens qui ont une profession et qui veulent se spécialiser, ce qui suppose de leur offrir la possibilité de faire des études pour obtenir une spécialité. Or, la situation actuelle en République de Moldavie n'offre pas, ou de façon réduite, cette possibilité aux jeunes.

Un autre problème que je veux mentionner est celui de l'égalité des chances, qui fait également partie des attributions de notre ministère. Une de ses directions va devenir un département, lequel comprendra deux sections : la première s'occupera des familles et des enfants ; la seconde traitera de l'égalité des chances.

Nous créerons prochainement un département d'assistance sociale, car, reconnaissons-le, la protection sociale est peu assurée.

J'ai modifié le cadre institutionnel de l'égalité des chances, parce que la République de Moldavie vient de ratifier la convention de l'OSCE sur l'élimination de toutes formes de discriminations contre les femmes. Cela constituera une méthode de prévention du trafic des êtres humains en général, des femmes en particulier. Le fait que nos femmes à l'étranger tombent dans des situations critiques nous inquiète, mais nous ne sommes pas les seuls.

Il serait nécessaire de coupler nos forces pour revenir à une situation normale.

M. le Rapporteur : Nous sommes tous d'accord sur la nécessité de renforcer la coopération.

La coopération policière existe-t-elle à ce jour avec les pays concernés par le trafic ? Quelle est votre position par rapport à des organismes comme Interpol ? Comment envisagez-vous l'échange d'informations, point central, dans la mesure où nos deux pays se situent chacun à un bout de la chaîne, les trafiquants se trouvant au milieu ? Sans coopération et notamment d'échanges d'informations, ceux qui sont au milieu, continueront à polluer l'Europe de leurs pratiques.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Etes-vous associés à Europol et Eurojust ?

M. Vasile DRAGANEL : Oui, mais il est à noter que nous ne sommes qu'au début de la lutte contre le trafic des êtres humains. Vous avez raison lorsque vous déclarez que c'est en coopérant avec nos collègues et en échangeant des informations que nous pourrons combattre le phénomène.

La coopération s'organise par l'intermédiaire d'Interpol et directement avec les sous-divisions de chaque ministère visé. En Moldavie, il s'agit du service de la lutte contre le crime organisé. Mais nous sommes seulement au début de ce rapprochement. Je pense que cette coopération pourra être fructueuse, car les résultats ont été probants dans le cadre d'affaires ponctuelles.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Le gouvernement a-t-il été approché par Eurojust, qui, pour les affaires de justice au niveau des quinze pays de l'Europe, est le pendant d'Europol ? A ce jour, les pays européens ont-ils approché la Moldavie en vue d'une coopération avec les ministères de la Justice ? L'organisation est très jeune ; elle a vu le jour au mois de mai de cette année. Il faut reconnaître que toutes les coopérations européennes sont très lourdes et longues à mettre en place.

Mme Galina CHIRINCIUC : Le ministère de la Justice comme celui des Affaires intérieures ont travaillé sur la réforme du cadre législatif, car notre législation n'aborde pas le trafic des êtres humains. Bien que notre expérience en la matière soit loin d'atteindre celle de la France, nous sommes conscients de la nécessité de compléter le cadre législatif. Le projet que nous présentons au Parlement correspond à une nécessité de niveau national et international, d'autant qu'il prend pour beaucoup en considération la pratique et l'expérience de l'Occident.

Le trafic des êtres humains a été étudié par le ministère de la Justice. La Procuratura générale, à l'heure actuelle, est en restructuration. Nous travaillons tous en collaboration avec le Conseil de l'Europe, avec le Pacte de stabilité auquel la République de Moldavie est partie.

Pour répondre directement à votre question, monsieur Baguet, la République de Moldavie n'a pas encore étudié la coopération avec Eurojust.

M. Valeriu PASAT : Avec le ministère de l'Intérieur, nous sommes très préoccupés par cette problématique. Nous nous occupons des filières des trafiquants de drogues et d'êtres humains. Dans ce contexte, nous avons déjà noué des liens avec les services de la République française, notamment avec les services de surveillance du territoire, mais ces liens se limitent pour l'heure à des informations. J'espère que nos contacts avec les services français, notamment après la réunion d'aujourd'hui, seront plus fructueux et plus productifs dans la solution du problème important du trafic des êtres humains.

Mme Jana COSTACHI : Il est à noter que très peu d'organisations non gouvernementales bénéficient de l'appui de l'Etat. Le centre de prévention dont je m'occupe coopère pour l'essentiel avec le ministère de l'Intérieur, le département des migrations. J'espère développer, dans les meilleurs délais, une coopération avec le département de la Jeunesse et des sports dans l'optique de la prévention.

Je voudrais profiter de l'opportunité qui m'est offerte pour vous livrer mon opinion. Une grande attention est accordée à la lutte contre le trafic alors que nous considérons que le processus comprend trois aspects : la prévention, l'éradication et la réhabilitation. La prévention et la réhabilitation sont des missions placées sous la responsabilité des organisations non gouvernementales, ce qui n'est guère connu de l'opinion. Offrir l'occasion à des ONG de participer à des réunions comme celle qui nous rassemble aujourd'hui est une manifestation de confiance très forte du gouvernement à l'égard des ONG.

Mme Mariana IANACHEVICI : Je centrerai mon propos sur la réhabilitation sociale. A ce titre, il ne faut pas uniquement évoquer les personnes victimes des trafics, mais également les victimes potentielles. Pourquoi les éventuelles victimes ? Les jeunes aujourd'hui découvrent qu'ils peuvent trouver des monceaux d'or à l'étranger, loin de chez eux. Les jeunes âgés de seize/dix-huit ans sont euphoriques. Il convient de les canaliser en leur offrant la possibilité de suivre des formations professionnelles. Nous offrons ainsi une alternative. Les jeunes sont mis en situation de réfléchir et de choisir.

Dans ce contexte, nous avons tenté d'utiliser les possibilités, plus ou moins bonnes, offertes par les communautés locales. En finançant la formation professionnelle, nous donnons la possibilité à l'école polyvalente de se développer et à la victime ou l'éventuelle victime d'acquérir un métier.

M. Mihai BALAN : Nous consentons des efforts considérables afin d'améliorer le cadre juridique destiné à combattre le trafic des êtres humains, ce fléau qui se répand sur l'ensemble du territoire et en Europe.

La République moldave a conclu vingt-neuf accords ou conventions internationaux, dont beaucoup concernent la protection de l'homme. Un événement très important a eu lieu au mois de juillet 2000 avec la signature du Pacte de stabilité en Europe. Après avoir signé le Pacte, notre gouvernement a créé un groupe d'action afin de prendre des mesures dans le domaine visé. Lors de la table ronde n° 3 dans le cadre du Pacte de stabilité, nous avons lancé le projet de réforme de la législation pénale concernant le trafic des êtres humains dans le sud-ouest de l'Europe. Cette initiative est destinée à la République de Moldavie, à la Bulgarie et à la Roumanie. La République de Moldavie participe à la réalisation de ce projet ; malheureusement, les ressources financières nécessaires à sa concrétisation ne furent pas déterminées au cours de cette réunion. Nous devons donc trouver des ressources.

Un autre problème relève des missions diplomatiques de notre pays à l'étranger : il s'agit de la protection des intérêts de nos citoyens à l'étranger. Tout citoyen de la République moldave se trouvant légalement ou illégalement dans un autre pays doit bénéficier de l'assistance des représentants de nos missions à l'étranger afin de résoudre les problèmes auxquels il peut se trouver confronté.

Avant d'être promu directeur général de la section consulaire de la République de Moldavie, j'étais ambassadeur en Israël ; je me suis personnellement heurté à des difficultés dans la résolution des problèmes de nos ressortissants à l'étranger. Elles sont nombreuses et nécessiteraient de longs développements ; aussi me limiterai-je à une seule. Nous nous rendons parfaitement compte que le trafic des êtres humains est entre les mains des réseaux internationaux. Conséquence de la crise économique qui sévit dans notre pays, un grand nombre de nos citoyens sont partis chercher un travail dans d'autres pays. Or, il ne faut pas perdre de vue que la vente et l'achat de nos filles sont pratiqués par les citoyens européens. Ce sont bien eux qui font tout ce qu'ils veulent avec nos filles ! C'est pourquoi nous nous tournons vers les pays membres du Conseil de l'Europe et de la Communauté européenne pour créer un cadre juridique destiné à protéger nos ressortissants. Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour un travail efficace de prévention destiné à expliquer aux femmes les risques du trafic. En Europe, ce ne sont pas seulement nos filles qu'il faut surveiller : ce sont les représentants des réseaux internationaux qui doivent être arrêtés. Ce sera l'une des principales modifications du code pénal.

Audition de M. Michael ZICKERICK,
ambassadeur d'Allemagne en Moldavie,

en présence de M. Julien DERUFFE, Premier secrétaire
à l'ambassade de France en Moldavie

et de MM. Georges DUHAUPAS et Vendelin HREBLAY,
respectivement attaché douanier adjoint et attaché de police
à l'ambassade de France en résidence à Bucarest



(compte rendu de l'entretien du 11 juillet 2001 à l'ambassade d'Allemagne à Chisinau)

M. Michael ZICKERICK : Nous souhaiterions que la France ouvre une ambassade de plein exercice en Moldavie. Mon ami Georges Diener réalise un travail extraordinaire, mais cela ne suffit pas. C'est aussi l'opinion des Moldaves et, pour m'exprimer très directement, nous en avons assez de la situation actuelle. Nous souhaitons vraiment que la France arrive à Chisinau !

Peut-être le savez-vous, nous rencontrons des problèmes de délivrance de visas, nous sommes arrivés à la rupture. Nous avons dû demander de l'aide à nos amis français, à nos amis du Bénélux comme à nos amis espagnols et portugais, car nous n'avons plus la capacité de procéder à la délivrance des visas. Nous avons enregistré une augmentation de 60 % des demandes l'année passée et elles ne cessent de croître. Parfois jusqu'à 700 personnes attendent devant l'ambassade. La situation ne peut perdurer.

Nous procéderons à la délivrance des visas pour la France jusqu'à la fin de l'année, mais il sera ensuite indispensable qu'elle ouvre une section consulaire. Je ne cache pas que nous aurions préféré l'ouverture d'un consulat européen, ce qui, à mon sens, aurait grandement facilité les choses. Cela n'a pas été, apparemment, le choix du gouvernement français. Peut-être allons nous ouvrir une section commune avec les Portugais et les Anglais. Ces derniers ouvriront une ambassade à la fin de cette année.

Pardonnez ma franchise - j'ai tenu les mêmes propos à notre ministre d'Etat présent ces derniers deux jours. Il a vu trois cents personnes devant l'ambassade d'Allemagne, qui est de très petite taille. Une seule personne travaille à la section des visas, ce qui est vraiment trop peu. S'il est vrai que nous bénéficions des services d'agents locaux, leur action n'en demeure pas moins limitée ; aussi avons-nous renouvelé notre demande pour qu'un agent supplémentaire vienne étoffer notre équipe.

Avant d'aborder la question qui vous motive, je profite de l'occasion pour vous expliquer la situation compliquée que nous connaissons ici. Dans la période très difficile que traverse en ce moment la Moldavie, il importe que les pays de l'Europe de l'ouest soient représentés à un juste niveau pour permettre à ce petit pays, qui connaît beaucoup de problèmes, d'obtenir une aide de l'Union. Il est, selon moi, absolument nécessaire de dialoguer avec le nouveau gouvernement et le Président. Leur expérience est réduite. En outre, il est indispensable de faire passer un message : les pays de l'ouest, les pays de la Communauté européenne doivent s'intéressent à la Moldavie.

La période que nous traversons est délicate. Le nouveau gouvernement a indiqué sa volonté de s'engager sur la voie de l'intégration aux structures européennes. Il tient de tels propos à Strasbourg ou à Bruxelles ; or, à Minsk ou à Moscou, la tonalité est différente. Les messages évoluent selon les interlocuteurs. Je crois que M. Voronine, qui est un réaliste, constate l'extrême faiblesse de l'assistance des Russes. Il est important que nous soyons présents pour les aider et pour influer sur la situation.

L'une des priorités du Président est de combattre le crime et la corruption dans le pays. A ce titre, lors de la visite de notre ministre d'Etat, il nous a demandé d'aider la Moldavie. Nous nous sommes déclarés prêts à ouvrir le dossier, à étudier le montant de l'aide que nous pourrions consacrer pour assurer les frontières, notamment à l'est, mais c'est très difficile pour la Transnistrie qui forme vraiment un « trou noir ». Il n'en reste pas moins que l'on décèle une disposition assez forte de la part des nouvelles autorités de s'engager dans ce contexte. Il faut concrétiser nos intentions. M. York Malter s'en occupe au sein de l'ambassade, mais il vient d'arriver. Nous allons étudier nos possibilités d'aider les Moldaves aux plans policier, douanier et de lutte contre la corruption. Telle était, hier, la demande de M. Voronine.

M. le Rapporteur : Nous comprenons parfaitement cette entrée en matière. Elle nous conforte et figurera dans le compte rendu pour appuyer une demande dont nous partageons l'objectif. Ainsi que vous le savez, l'ouverture, non pas d'un consulat européen, mais d'une section consulaire, est en bonne voie. Reste à trouver la dimension adéquate pour que ce nouveau service fonctionne. La délégation parlementaire, à son retour, entreprendra les démarches possibles en ce sens tant il est vrai que nous sommes convaincus de la nécessité de cette décision.

Notre mission s'intéresse à l'esclavage moderne sous ses formes économique, domestique et sexuelle. Depuis deux ou trois ans, la France reçoit en grand nombre des jeunes femmes moldaves qui, dès lors qu'elles arrivent sur le territoire, sont livrées à la prostitution. Tous les témoignages que nous avons pu recueillir montrent qu'il s'agit là de l'activité de véritables réseaux, de systèmes mafieux parfaitement organisés et recourant à un niveau de violence inacceptable. Nous sommes venus ici, et nous serons en Ukraine demain, pour évaluer le travail sur place des organisations non gouvernementales - ONG - et le niveau de sensibilisation des autorités nationales.

Les conditions dans lesquelles les jeunes femmes arrivent sur le territoire français - je suppose que la problématique se pose dans des termes identiques en Allemagne - sont assez étonnantes. On dénombre en Moldavie quelque 3 500 entreprises détentrices d'une licence ; il semble toutefois que les autorités aient remis les choses à niveau. La délivrance des visas, l'utilisation détournée chez nous des demandes d'asile politique qui permet aux jeunes filles d'être, au moment de leur arrivée et pour un certain temps, en situation régulière, sont des éléments tout aussi frappants.

Nous souhaiterions connaître votre appréciation de ce phénomène et du niveau de sensibilisation des autorités moldaves. Après avoir rencontré des élus du Parlement et des responsables gouvernementaux, notre impression est assez nuancée.

Une première explication, qui n'aurait pas imposé que nous nous déplacions jusqu'ici, repose sur la situation économique et la pauvreté. Il apparaît que l'on ne peut pas s'en tenir à cette seule explication. Il n'est pas sûr que l'élévation du niveau de vie éradiquera, par elle-même, le système mafieux. Le problème est plus compliqué, d'où la nécessité d'organiser une véritable lutte contre ces systèmes mafieux, car si les Etats ne se mettent pas d'accord, ils rencontreront de grandes difficultés face à des organisations, par définition transnationales.

Nous souhaitons donc connaître votre appréciation du phénomène et votre sentiment sur la volonté des dirigeants moldaves, puis votre appréciation sur la façon dont les visas sont délivrés ici. L'on s'aperçoit, en effet, que tel ou tel service consulaire délivre beaucoup de visas. Cela dure un temps, puis le phénomène se déplace dans un autre pays.

M. Pierre-Christophe BAGUET : L'Allemagne est-elle touchée par le même afflux ?

M. Michael ZICKERICK : Oui, mais je ne dispose pas de statistiques.

Je me demande parfois s'il s'agit seulement d'une question de visas. Il existe un trafic de personnes, qui passe peut-être par d'autres pays, mais dont les instigateurs ne viennent pas chez nous à l'ambassade.

Nous avons subi des attentats dirigés contre notre ancien chef de la section des visas. Nous sommes quasiment certains qu'ils étaient liés au refus qu'il avait opposé à quelques représentants du réseau. Nous avons demandé aux autorités de clarifier les mobiles, sans aucun résultat. Le premier incident assez grave a eu lieu à la fin septembre : une grenade a été jetée dans son jardin et sa maison a été endommagée. La seconde fois, au mois de mars, une bombe a brûlé la porte d'entrée de l'habitation. Il a pu quitter son domicile avec ses deux enfants en bas âge, mais c'était assez terrible. De notre côté, nous avons pris ces menaces très au sérieux, même si l'intention n'était pas de l'atteindre, mais de lui signifier la nécessité de partir. Bien sûr, il est parti, car la sécurité de nos agents passe avant tout. Mais après, le ministère des Affaires étrangères m'a proposé de faire passer un message aux structures mafieuses.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Le ministère des Affaires étrangères peut passer des messages aux structures mafieuses ?

M. Michael ZICKERICK : Tout à fait.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Mais c'est très grave si c'est la mafia qui protège les diplomates !

M. Michael ZICKERICK : Nous avons toujours devant nos portes des gens de la mafia. Des personnes distribuent contre de l'argent des numéros dans la file d'attente pour entrer dans l'ambassade. Nous avons très peu d'influence sur ce trafic. Nous modifions actuellement notre système d'accueil, mais avec peu de résultats. Ces structures sont là et si elles veulent manifester leur mécontentement à l'encontre des décisions que nous prenons, elles peuvent provoquer un grand désordre. Récemment, trois femmes se sont évanouies devant l'ambassade, provoquant des incidents insupportables. Nous avons été contraints d'appeler les militaires pour nous aider à rétablir l'ordre. Il vous faut vous préparer, car nous allons désormais partager cette charge. L'amitié franco-allemande, n'est-ce pas quelque chose de formidable !

Cette histoire éclaire une situation délicate, marquée par l'ingérence de structures peu claires. Je ne vous cache pas que je reçois souvent des notes verbales pour des visas ; lorsque nous procédons à des vérifications, nous découvrons, par exemple, que les personnes ne sont pas connues dans les emplois qu'elles sont censées occuper. Le système est flou à tous les niveaux, même si cela n'empêche pas que certaines personnes soient très sérieuses. Franchement, je suis convaincu que le nouveau gouvernement attache une grande importance à engager une action contre ces réseaux. Le Président a déclaré que si nous étions prêts à aider la Moldavie sur la question douanière, il faudrait nous doter d'une protection personnelle. Tout est si complexe ici que la ligne de séparation entre les institutions officielles et les autres n'est pas toujours facile à discerner.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Cette mafia qui semble très développée porte-t-elle uniquement sur le trafic des êtres humains ou emprunte-t-elle d'autres voies ?

M. Michael ZICKERICK : Elle pratique d'autres spécialités : le trafic des drogues et surtout de l'essence et autres produits énergétiques - sans doute le plus important pour l'instant. Sur cette activité, le gouvernement perd 40 % de ses revenus. Il est clair que la Transnistrie joue un rôle central dans tout cela. D'ailleurs, les divergences entre les deux bords du Dniestr ne sont pas toujours considérables. Des personnes sur les deux rives en profitent certainement.

M. le Rapporteur : Une idée dominante revient s'agissant des visas. Selon certains des témoignages recueillis, l'on pourrait acheter des visas.

M. Michael ZICKERICK : Deux mille dollars au marché noir ! Pour ceux qui se consacrent au trafic de personnes, pouvoir acheter des visas au marché noir facilite les choses.

J'examine toutes les demandes de visas, chaque jour et avec prudence. C'est devenu une habitude. Les dossiers font référence à de braves gens, en France ou en Allemagne, d'hommes qui ont fait la connaissance d'une dame et qui souhaiteraient se marier. Nous sommes très prudents et souvent nous refusons les visas.

Je conçois de grandes inquiétudes sur la situation générale. Les Moldaves n'ont plus grand espace où se déplacer ! Il leur faut dorénavant des visas pour se rendre en Pologne et en Hongrie, un passeport pour se rendre en Roumanie.

Le régime de la double nationalité n'est pas totalement clair : on cite le chiffre de 500 000 bénéficiaires. Mais, pour beaucoup, subsiste la possibilité d'obtenir la nationalité roumaine. Il convient de prendre en compte la totalité du problème et, franchement, pour les Moldaves, la situation est affreuse. Avant c'était le rideau de fer et maintenant, alors même que l'on a toujours parlé de la liberté du monde occidental ...

M. Julien DERUFFE : Très souvent, les autorités moldaves, quand on aborde ces questions, proposent la signature d'accords bilatéraux dans le domaine du travail.

M. Michael ZICKERICK : Je suis très favorable à cette proposition, mais telle n'est pas l'opinion de mon gouvernement. L'Allemagne a signé de pareilles conventions avec la Pologne et la République tchèque. Le gouvernement moldave nous a demandé si nous y étions prêts. J'ai porté la demande à Berlin qui, pour l'heure, ne souhaite pas s'engager sur cette voie. Par conséquent, c'est au Portugal et en Espagne que beaucoup de Moldaves travaillent dans l'agriculture à l'instar des Polonais en Allemagne. La signature d'une convention pourrait contribuer à contrôler la situation. Sans doute êtes-vous au courant de la réalité des mouvements financiers : les transferts financiers légaux ou illégaux des travailleurs à l'étranger représentent 33 % du budget de la Moldavie.

M. Pierre-Christophe BAGUET : On avance le chiffre de 600 000 Moldaves à l'étranger.

M. Michael ZICKERICK : Les chiffres varient beaucoup, mais je crois que ce chiffre correspond à la réalité.

M. Pierre-Christophe BAGUET : D'autres pays de l'Union européenne se sont-ils positionnés sur cette question des quotas ?

M. Michael ZICKERICK : Seuls le Portugal et l'Espagne, semble-t-il, y sont favorables.

Suite à la décision prise à Berlin de cesser la délivrance de visas pour d'autres pays, un Moldave qui souhaiterait se rendre à Bruxelles devrait tout d'abord passer par Moscou. C'est absurde. Délivrer les visas de Kiev ou Bucarest reste possible pour les Moldaves qui peuvent s'organiser grâce aux bus, mais Moscou c'est vraiment impossible. Je suis donc très favorable à une révision du régime et à l'étude de ce que nous pourrions réaliser ensemble. Il ne faut pas oublier nos responsabilités. L'Europe ne peut pas être une forteresse. C'est à vous, les députés, qu'il revient de prendre des décisions.

M. Pierre-Christophe BAGUET : A titre personnel, je suis d'accord avec vous.

M. Michael ZICKERICK : Je ne veux pas être trop négatif, car sans doute avez-vous saisi que, malgré tous les problèmes rencontrés, nous sommes en Europe. Chaque matin, j'écoute RFI, qui assure en Moldavie la présence française, mais, dans le même temps, obtenir un visa pour la France devient impossible. Une politique et un projet vis-à-vis de tels pays font défaut. La Moldavie a été accueillie à l'OMC, au sein du Pacte de stabilité, au Conseil de l'Europe. Nous avons fait beaucoup ces derniers mois et plusieurs éléments très favorables sont venus éclairer la situation, mais il nous manque toujours une politique cohérente. S'agit-il d'un pays qui, par notre décision, sera repoussé dans le monde de l'est ou voulons-nous aider ses quatre millions d'habitants ? Le pays connaît suffisamment de problèmes pour déstabiliser la région et engendrer un effet de dominos.

M. Pierre-Christophe BAGUET : L'opinion publique est-elle plutôt favorable au rapprochement avec la Russie ou avec l'Union européenne ?

M. Michael ZICKERICK : C'est difficile à apprécier. La question n'intéresse en rien les petites gens. Ce qui compte pour eux, c'est de pouvoir manger. Cela dit, nous ne devons pas sous-estimer le fait que les Moldaves francophones ou roumanophones ne sont pas favorables à un rapprochement avec la Russie. Les populations s'expriment sans problème en russe, en roumain et en d'autres langues, mais l'on ne doit pas minimiser le potentiel pro-Roumanie : actuellement calme, il reste fort et pourrait poser problème à l'avenir. A l'issue du référendum organisé, les Moldaves se sont prononcés contre la fusion, mais la possibilité reste ouverte pour l'avenir et une telle évolution pourrait engendrer des conséquences assez importantes. Les promesses électorales des communistes étaient telles qu'ils n'arrivent pas à les réaliser. Nous allons au-devant de graves problèmes sur le terrain économique, les chiffres sont terribles et l'opinion publique pourrait se retourner facilement de la gauche vers la droite. C'est le noyau du problème : le manque d'identité du pays lui-même, dont la population ignore si elle veut être indépendante ou devenir une annexe de l'Ukraine, de la Russie ou de la Roumanie. Cette question pourrait créer de grandes difficultés dans le futur. A mon sens, il ne lui reste qu'une solution : l'indépendance. D'ailleurs, les Roumains voient que la Moldavie coûte cher alors qu'ils sont déjà en butte à un grand nombre de difficultés.

M. Vendelin HREBLAY : Actuellement, la Roumanie a tendance à prendre ses distances avec la Moldavie qui lui coûte cher. Au surplus, elle veut paraître bon élève aux yeux de l'Union européenne. Pour la Roumanie, la priorité des priorités est la suppression de l'obligation de visas.

Personne, en Moldavie, n'attise les feux sur cet irrédentisme. La situation est relativement stable, mais il suffirait que des conflits d'intérêts se manifestent au sein de la nation moldave pour que la situation dégénère. L'équilibre est réellement instable.

M. Pierre-Christophe BAGUET : En cas d'échec économique du nouveau gouvernement, assisterait-on à une montée du nationalisme ?

M. Michael ZICKERICK : On basculerait plutôt vers l'est ou vers l'ouest.

M. le Rapporteur : Les réseaux mafieux n'ont-ils pas intérêt au statu quo pour continuer leur trafic ? Les dirigeants ont besoin tout à la fois d'évolutions institutionnelles
- l'on mesure bien les difficultés de l'élargissement - et d'une certaine continuité pour le bien de « leurs affaires ».

M. Michael ZICKERICK : Ces structures profitent de la situation telle qu'elle est et n'ont pas vraiment intérêt à un rapprochement avec les pays de l'ouest. C'est au c_ur de l'incertitude que réside leur intérêt, car celle-ci ouvre nombre de voies d'enrichissement.

Je veux être franc et, dans le même temps, prudent. Par exemple, beaucoup de personnes parlent des transactions économiques de plusieurs membres de la famille de l'ancien Président. Il n'est guère aisé de différencier un milieu d'un autre. Le même soupçon peut être porté sur beaucoup de personnes ici. Il faut se rendre compte que l'économie de l'ombre constitue 60 % de toute transaction économique dans le pays. Voyez la ville : beaucoup de constructions officieuses ; aucune ne figure dans les documents officiels. Aux yeux de la population, la situation actuelle recoupe les termes employés jadis par les communistes pour décrire le capitalisme. Elle ne mesure pas en quoi la situation actuelle est liée au manque de réformes. Pour elle, c'est cela la démocratie, la liberté et le capitalisme ! Il n'est pas neutre de souligner ce point.

M. le Rapporteur : Voilà pourquoi ils ont voté pour les communistes.

M. Michael ZICKERICK : Non pas tant parce qu'ils étaient communistes mais, selon les propres termes de M. Voronine, par désespoir et exaspération. C'était le seul moyen ouvert aux électeurs pour exprimer leur exaspération. Pour les gens d'ici, tout ce qui relève de la réforme ou de la démocratie n'aboutit absolument à rien.

M. le Rapporteur : L'intervention des Russes se limite-t-elle à geler la situation en Transnistrie ou cherchent-ils à défendre leur zone d'influence ?

M. Michael ZICKERICK : Les Russes jouent un rôle très important ici, en premier lieu par la dépendance complète de la Moldavie pour ses importations énergétiques, de gaz notamment. L'effet de la dépendance est donc considérable à l'automne et en hiver. En outre, plusieurs politiques russes se font jour, ce qui n'est pas neutre, à l'égard de la Transnistrie : la politique des militaires, celle de la Douma, celle du Président, celle, enfin, du ministère des Affaires étrangères. Peut-être êtes-vous informés de la décision de la Douma la semaine passée qui invite les deux "pays", Moldavie et Transnistrie, à rejoindre le pacte Russie-Biélorussie. La Douma d'aujourd'hui n'est plus celle du temps de Boris Eltsine ; M. Poutine y bénéficie d'une majorité. Une telle décision, dans le même temps, signale aux Moldaves que la Transnistrie est devenue subitement un autre pays. M. Voronine était furieux. La position des Russes paraît très floue. Nul ne sait quoi faire. Quand on parle avec des représentants militaires russes à Tiraspol, l'on croit comprendre qu'ils veulent en sortir au plus vite. On note des avancées dans le sens de la déclaration du sommet d'Istanbul, mais, au final, l'on n'a pas encore assisté à un véritable changement ou à une décision vraiment nette. Il nous reste à continuer d'influencer nos partenaires russes dans le cadre de l'OSCE, de nos entretiens bilatéraux et dans le cadre de l'Union européenne. Les Russes continuent à jouer un rôle important. Pour eux, la Moldavie est un pays satellite, « l'étranger proche ».

Au surplus, des liens se maintiennent entre toutes les structures. Nous devons savoir que le complexe sidérurgique de Rybnitsa rapporte beaucoup d'argent à la Transnistrie et que les exportations s'opèrent avec les tampons officiels de la Moldavie à destination des Etats-Unis, de l'Allemagne et de l'Italie. Il existe des liens avec l'ouest. La compagnie en vérité appartient à Itera, filiale de Gazprom. Itera a des bureaux à Moscou, Tiraspol, Chisinau et à New-York. Preuve que les antagonismes ne sont pas toujours là où ils semblent !

M. le Rapporteur : Le niveau de vie en Transnistrie est-il comparable à celui de la Moldavie ?

M. Michael ZICKERICK : Oui, à peu près.

M. le Rapporteur : Y a-t-il une armée ?

M. Michael ZICKERICK : Oui, elle n'est guère professionnelle. Des entretiens entre la Bundeswher et l'armée moldave auront lieu la semaine prochaine. Nous avons de bons contacts et l'armée collabore dans le contexte de l'OTAN. Des contacts fréquents ont lieu avec les Américains qui sont très présents. Sans évoquer un nationalisme, l'on peut toutefois déceler un intérêt à travailler convenablement pour l'Etat moldave. Mon impression personnelle de l'armée n'est pas trop négative ; elle n'intervient pas dans les jeux de pouvoirs, mais est sans doute mieux organisée que beaucoup d'autres structures.

M. le Rapporteur : Cet entretien s'est avéré passionnant, très dense et à permis de concrétiser, malheureusement d'ailleurs, des sentiments diffus que nous avions acquis préalablement. Nous essayerons de faire passer le message de ne pas laisser sombrer ce pays du c_ur de l'Europe.

M. Michael ZICKERICK : En comparaison de l'aide que d'autres pays réclament, les sommes nécessaires ici seraient négligeables ; mais, pour la Moldavie, c'est une question de survie. Cette année, le pays doit servir un montant de dettes de 80 millions de dollars ; l'an prochain, ce seront plus de 200 millions de dollars et le gouvernement se pose vraiment la question de savoir s'il faut déclarer la banqueroute. Je perçois là un grand danger. Les dettes ne permettent en rien de reprendre une activité économique. A mon sens, il faut les aider. Je suis très critique vis-à-vis de nos compatriotes consultants venus ici et qui ont rapporté une mauvaise image. En Allemagne, personne ne connaît la Moldavie et ne rien faire ici aura également des conséquences graves pour nous.

M. Pierre-Christophe BAGUET : C'est une bombe à retardement au c_ur de l'Europe.

M. Michael ZICKERICK : C'est le trou noir sur tous les plans. Je sais bien qu'en Allemagne les communistes n'avaient pas bonne presse, mais, au moins, les Allemands suivent-ils maintenant davantage les événements. Je suis persuadé que le parti communiste, monolithique dans le passé, est aujourd'hui plus varié. M. Voronine tient un discours social-démocrate ou socialiste. Sans doute faut-il examiner ce que l'on peut entreprendre avec lui et avec les acteurs prêts à se réformer. Son parti, en revanche, est encore une organisation d'un autre temps, même s'il compte en son sein des responsables très intelligents, très engagés autour du Président. J'espère que nous arriverons à travailler avec eux, pour les aider, s'informer et dialoguer.

M. Voronine comprend qu'il y a très peu à gagner de Moscou ou de Minsk et nous demande de lui prêter assistance. Nous avons une fenêtre ouverte pour travailler avec quelqu'un de sérieux. Même s'il ne partage pas toujours nos points de vue, M. Voronine est disposé à agir, par exemple dans la lutte contre la corruption.

Audition de M. Rudolf PERINA,
ambassadeur des Etats-Unis en Moldavie,

accompagné de Mme Lisa ALBRIGTH, chargée d'affaires publiques spécialisées,

en présence de M. Julien DERUFFE, Premier secrétaire
à l'ambassade de France en Moldavie



(compte rendu de l'entretien du 11 juillet 2001 à ambassade des Etats-Unis à Chisinau)

M. le Rapporteur : La mission d'information de l'Assemblée nationale s'intéresse aux questions de l'esclavage moderne dans ses formes économique, domestique et sexuelle. Nous sommes venus à Chisinau et nous nous rendrons demain en Ukraine, car, depuis deux ou trois ans, Paris reçoit de nombreuses jeunes femmes moldaves livrées à la prostitution. Tous les témoignages que nous avons recueillis, notamment auprès d'Interpol, de la police française et des institutions européennes, révèlent qu'il s'agit là de l'activité de véritables réseaux mafieux très organisés faisant preuve d'une violence inacceptable. Nous souhaitons avancer des propositions tant pour améliorer la répression que pour envisager les voies et moyens d'une campagne de prévention. Sur ces deux aspects, nous aurions besoin de la coopération des pays d'origine de ces jeunes femmes.

M. Rudolf PERINA : Je mesure mal si le problème est plus important en Moldavie qu'en Ukraine ou en Roumanie, mais, de prime abord, j'aurais tendance à dire que c'est effectivement le cas.

Le gouvernement américain a été actif ces dernières années pour développer des programmes en ce domaine. Un documentaire a été présenté à la télévision et, dans certaines villes de province, des panneaux informent les jeunes femmes sur ce qui peut leur arriver à l'étranger. Incontestablement, l'accent est porté sur la prévention, notamment sur les risques qu'encourent les jeunes femmes en s'expatriant.

Par ailleurs, les organisations se penchent sur la législation moldave pour mesurer son adaptation à ce phénomène et proposer, le cas échéant, les modifications nécessaires.

Nous apportons également une aide assez soutenue dans le domaine douanier et du contrôle aux frontières. Un expert à plein temps est en charge d'aider les autorités moldaves à moderniser le système afin de rendre plus difficile la traversée aux frontières des femmes sous l'emprise des trafiquants. Et déjà l'on compte des interceptions de trafiquants aux frontières.

Ainsi notre action se fonde-t-elle sur trois axes : l'éducation et la prévention qui restent la priorité essentielle ; la législation et sa modification ; l'amélioration du contrôle aux frontières.

Naturellement, le fond de l'affaire tient aux difficultés économiques du pays et à son développement. Il est clair qu'en présence d'une telle pauvreté, il est difficile d'endiguer le phénomène.

La situation économique est extrêmement délicate, bien qu'il ne soit pas possible de la cerner précisément, car l'économie souterraine joue un rôle considérable. Le revenu officiel plafonne à 30 dollars US par mois et par habitant, mais il est en réalité bien plus élevé du fait du marché noir. Les estimations font état de 500 000 Moldaves à l'étranger. Ils ne sont pas forcément impliqués dans la traite, mais travaillent la plupart du temps illégalement. Ils généreraient un revenu rapatrié en Moldavie, estimé entre 100 et 200 millions de dollars l'an. Les transferts bancaires qu'il est possible de retracer font état de 100 millions de dollars par an, mais les mouvements réels sont probablement du double, ce qui explique que la monnaie reste assez stable malgré les difficultés politiques actuelles.

Par le passé, la Moldavie a réalisé des réformes économiques importantes, plus importantes à vrai dire que dans n'importe quel autre pays de l'ex-URSS. Cela incite à l'optimisme pour les réformes à venir.

L'économie a été marquée par une série de privatisations aidées par le gouvernement américain ; elles ont donné des résultats jugés très satisfaisants. On estime que le PIB pourrait augmenter de 2,5 % en 2001, ce qui est important puisque l'économie a chuté de 50 % ou 60 % depuis l'indépendance.

Cette année devrait être très bonne pour la Moldavie. Ce sera notamment le cas de l'agriculture qui a profité de pluies abondantes ; par ailleurs, la réforme agricole, achevée l'an dernier, devrait porter ses fruits. Tout dépendra cependant de la nouvelle politique engagée par le nouveau gouvernement communiste. Les États-Unis demeurent dans l'expectative. Il faut voir si le gouvernement décidera de poursuivre les réformes ou de revenir sur certaines d'entre elles, ce qui pourrait retarder la progression de l'économie.

Incontestablement, sur des points sensibles, les décisions ont été bonnes, qu'il s'agisse de l'entrée dans le Pacte de stabilité ou dans l'Organisation mondiale du commerce (OMC).

L'autre grand volet de décisions a trait au programme du Fonds monétaire international (FMI), qui, pour l'heure, a été suspendu. Dans les deux mois qui viennent, le gouvernement doit décider ou non de le reprendre et donc de respecter les critères fixés par le FMI. C'est là une décision cruciale à mes yeux.

Le gouvernement déclare que la Moldavie répondra aux critères et le FMI se montre prudemment optimiste. La question est importante, car la dette croît très rapidement. Sans les aides du FMI, les difficultés seront considérables. Si la Moldavie ne reçoit pas les aides du FMI, elle ne sera même pas éligible au Club de Paris.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Comment appréciez-vous l'intention affichée du gouvernement de lutter contre la corruption ? Que penser des attirances partagées de la Moldavie entre la Russie, la Roumanie, l'Europe voire l'OMC ?

M. Rudolf PERINA : Votre seconde question est très intéressante et permet de comprendre pourquoi ce pays est jugé important au plan international.

Le gouvernement pourrait jouer un rôle bénéfique pour la Moldavie dans trois domaines.

Le premier résultat positif serait le règlement de la question de la Transnistrie. Incontestablement, le gouvernement actuel dispose de plus d'atouts que n'importe quel autre pour la régler.

Le deuxième point positif a trait à la stabilité politique ; le nouveau gouvernement bénéficie en effet d'une majorité solide au Parlement.

Le troisième élément serait le combat contre la corruption qui pourrait être gagné pour le même motif : une majorité parlementaire solide.

La voie dans laquelle le gouvernement va s'engager est, pour l'heure, peu claire. La volonté du Président Voronine de combattre la corruption est certes ferme. Les dossiers sont pour partie liés : la Transnistrie, incontestablement, joue un rôle majeur dans le problème. Dès lors et dans la mesure où le Président semble déterminé, régler le problème de la Transnistrie pourrait de facto produire un effet sur la question de la corruption.

Votre avez abordé les rapports tant avec la Roumanie qu'avec la Russie. Je suis particulièrement heureux de votre venue en Moldavie, le département d'Etat considère en effet le pays comme sensible au plan régional ; on souhaite donc que son économie prospère. Avec un montant de 50 à 60 millions de dollars l'an, c'est le troisième niveau d'aide économique qu'apportent les Etats-Unis à un pays de l'ex-URSS ; seules l'Arménie et la Géorgie reçoivent davantage. Nous agissons ainsi, car nous faisons un parallèle entre la situation de la Moldavie et celle de la Macédoine : un échec provoquerait une crise régionale d'importance. Nous nous retrouverions alors devant un puzzle que nul ne saurait rassembler. De par son histoire, la Moldavie est un Etat multi-ethnique ; il doit et ne peut réussir que dans le respect de ce contexte. Il n'y a, en effet, pas d'autre solution, puisque 60 % de la population parlent roumain et 40 % slave ; c'est le signe d'une population mixte, sans claire partition du pays. La situation est plus compliquée qu'en Macédoine, où une majorité ressort plus nettement.

Les Etats-Unis s'engagent avec force pour participer à la réussite du pays, mais le processus s'avère difficile et un regard jeté sur l'histoire révèle que la Moldavie a toujours surpris : alors que sous l'emprise soviétique, elle était considérée comme un des pays les plus soviétisés, elle a été l'un des premiers à se détacher de l'ex-URSS ; elle est l'un des seuls à avoir connu une guerre civile. N'oublions pas que cette guerre n'a eu lieu qu'il y a huit ou neuf ans : c'était hier et voilà pourquoi les relations entre ethnies demeurent un problème sérieux. Ce pays pourrait facilement être déstabilisé si des erreurs tactiques étaient commises de part et d'autre. Le problème ethnique pourrait resurgir de façon violente. Selon un dicton moldave, la mamalga - plat national, sorte de polenta, très dense - n'explose pas. Toutefois, la mamalga a explosé en 1992. Sans être très alarmiste, il faut cependant être conscient des problèmes. De fait, les dernières élections ont quelque peu exacerbé les divergences ethniques entre Roumanophones et Russophones, car la communauté proche des Roumains a beaucoup critiqué le fait que les Russes aient soutenu l'arrivée des communistes au pouvoir. Il n'en reste pas moins que beaucoup d'électeurs dans les deux camps ont voté en faveur des communistes. Les relations entre Tiraspol et Chisinau se sont tendues suite à la volonté du Président Voronine de « régler le problème », d'où l'inquiétude du Président Smirnoff qui craint un accord entre Chisinau et Moscou au sujet de la Transnistrie.

J'ai été en poste en Serbie et en Macédoine où très peu de gens étaient conscients de ce qui pouvait arriver. Pourtant, le pire est arrivé. Ici, il faut s'engager sur la voie de la prévention pour éviter l'explosion ; je ne pense pas qu'elle aura lieu, mais le sujet reste sensible.

M. le Rapporteur : La traite des femmes connaît-elle quelques retombées aux Etats-Unis même ? Les réseaux mafieux qui existent ici de manière très forte gravitent-ils à proximité du pouvoir ?

Mme Lisa ALBRIGTH : Des articles de presse font état de l'activité de la mafia russe conduisant des femmes sur la côte est des Etats-Unis pour les livrer à la prostitution, mais je n'ai jamais entendu parler de femmes moldaves qui seraient arrivées sur le sol américain.

Sur les connexions entre les réseaux mafieux et le pouvoir, la question reste ouverte. On ne sait pas exactement si la mafia locale agit seule. En tout état de cause, il peut s'agir aussi de petits réseaux opérant à petite échelle. S'il est possible que des problèmes puissent exister dans certains services de douane, de police ou plus généralement dans des ministères en rapport avec la délivrance des visas, il n'existe cependant pas de preuves manifestes de corruption.

M. Rudolf PERINA : Je ne crois pas à une corruption à un haut niveau de l'Etat.

Les destinations les plus fréquentes des femmes faisant l'objet de la traite sont la Turquie, Israël, la Grèce, l'Italie, les Balkans, notamment le Kosovo et l'Albanie. Le Kosovo occupe une place particulière dans cette liste en raison de la présence des troupes militaires. Dans un second temps, les femmes sont envoyées vers les autres pays d'Europe.

Les mafias russe et ukrainienne sont extrêmement actives ici, mais, s'agissant de la traite, il faut noter la prévalence de la mafia albanaise qui est également très présente aux Etats-Unis.

Des indices sérieux attestent que la mafia albanaise coopère avec les autres mafias de l'est. Il est clair qu'elle joue un rôle déterminant dans la traite des femmes.

M. le Rapporteur : C'est là aussi notre sentiment après plusieurs mois d'enquête. Nous soupçonnons des accords plus que probables entre les différentes mafias, notamment pour le partage de l'Europe.

M. Rudolf PERINA : Le gouvernement français serait certainement le bienvenu s'il souhaitait collaborer avec les autorités américaines à ce sujet. Mais la coopération soulève une difficulté sensible, qui se pose au sein même du gouvernement américain. Dès lors qu'une question apparaît cruciale aux yeux du public, tout le monde souhaite entreprendre quelque chose et les crédits sont saupoudrés. Souvent, les efforts se doublonnent. Pour l'exemple, au niveau même des autorités américaines, trois agences veulent tourner des films, organiser des séminaires ou des conférences, d'où une forte nécessité de coopération. Il est vrai que chacun commence par le plus facile, la production de films ou l'organisation de séminaires. Un groupe de travail s'est constitué pour coordonner les actions des différents gouvernements et des différentes agences. Le groupe produit un travail important. Si la coordination n'est pas assurée, les efforts seront dupliqués, les mêmes personnes se rencontreront dans les mêmes séminaires... Il convient de se coordonner sur une base internationale et l'ambassade américaine est prête à organiser cette coopération.

M. Julien DERUFFE : Si nous n'avons pas de programme, un groupe de pilotage mène toutefois des actions, notamment en matière de coopération policière et douanière. L'Union européenne pourrait prendre le relais du pilotage de ce groupe et avancer des programmes opérationnels.

M. le Rapporteur : Une coordination de l'ensemble de ces initiatives paraît souhaitable. Nous croyons à la nécessité d'un travail d'information auprès de la population qui ne peut être mené sur place que par les gouvernements et les organisations non gouvernementales. Ce travail d'information doit être encouragé.

M. Rudolf PERINA : L'effort porte désormais essentiellement sur les campagnes d'où ces jeunes femmes sont originaires. Une large information a déjà été dispensée dans les villes, notamment à Chisinau. Certaines personnes dorénavant se déplacent dans les villages et dans les écoles pour prévenir et informer les jeunes filles des risques qu'elles encourent. Il faut ouvrir le débat pour définir les actions les plus efficaces.

Audition de représentants de l'Organisation internationale
pour les migrations (OIM) :

M. Frederic LARSONN,
Mme Oksana HORBOUNOVA
et Mme Olga O. OZERNAYA


(compte rendu de l'entretien du 12 juillet 2001 à Kiev)

M. Frederic LARSONN : J'aborderai en quelques mots l'action de l'OIM en Ukraine.

A l'automne 2001, l'OIM aura engagé soixante-dix programmes dans plus de cinquante pays d'Afrique, d'Asie, d'Europe centrale et de l'est, d'Amérique latine. Plus de sept cents victimes sont revenues dans leur pays d'origine. C'est un programme très complet, car l'OIM est présente tout à la fois dans les pays d'origine, de transit et de destination de la traite. Il s'agit de suivre le programme engagé par l'Union européenne, de renforcer les capacités locales de lutte et de décourager le trafic en général.

Au titre de ce programme, une coopération étroite s'est instaurée avec les autorités ukrainiennes et un groupe de coordination interministériel a été constitué auquel participent plusieurs ministères.

Le projet s'articule autour de trois axes forts : la prévention, l'information et la prise de conscience ; la poursuite des infractions, la criminalisation des faits, les programmes d'assistance ; enfin, la protection des personnes et leur réinsertion dans la société.

En matière de prévention, il s'agit d'accroître tout à la fois la prise de conscience de la société civile, du gouvernement et des institutions, qu'il s'agisse, entre autres, de la police ou des juges.

Le travail de prévention passe par l'organisation de séminaires, de groupes de travail, de formations, par l'édition de divers documents, brochures et plaquettes, que nous envoyons également dans les pays occidentaux. Nous mettons en place un réseau de contacts avec d'autres pays européens tels que la Grèce et l'Allemagne. Nous avons déjà organisé des visites de délégations ukrainiennes de haut niveau en Allemagne et en Hollande pour renforcer les capacités de lutte en Ukraine.

Nous soutenons des organisations non gouvernementales, telle La Strada, qui a mis en place un numéro vert comme en Moldavie. C'est un excellent moyen, avons-nous remarqué, de donner des conseils et de venir en aide aux victimes.

La poursuite des infractions et la criminalisation des faits consistent pour l'essentiel à dresser un état de la législation. Les Ukrainiens s'y attellent, aidés de deux experts hollandais. Il s'agit, là encore, de renforcer les contacts internationaux, de dispenser une formation, y compris à la mise en _uvre de la législation dans le pays.

Une coopération est instaurée avec le ministère de l'Intérieur et le gouvernement. Une unité de lutte contre le trafic comprenant plus de 170 agents a été créée à l'initiative du Gouvernement ukrainien et en coopération avec l'OIM qui a pour but la prévention et le découragement de la traite, le renforcement des capacités des autorités gouvernementales appropriées, ainsi que de la société civile ukrainienne de lutter contre le trafic. Dans le code criminel ukrainien, l'article 124, introduit en 1998, porte sur la lutte contre le trafic. En 1998, seulement deux cas furent instruits contre soixante-dix au cours de neuf premiers mois de cette année. L'article 149 de la nouvelle loi, qui en renforce les prescriptions, sera appliqué à partir du 1er  septembre de cette année.

La protection et la réintégration passent par l'assistance médicale et gynécologique, les conseils d'ordre psychologique, l'assistance juridique, la formation professionnelle. Nous aidons également à payer les frais de transport liés au rapatriement.

Outre ces trois composantes, nous conduisons des recherches larges, car il est extrêmement important pour combattre le trafic de comprendre les problèmes qui le sous-tendent. Actuellement, nous travaillons à sensibiliser la société. Nous nous centrons également sur les organisations criminelles et la mafia.

M. le Rapporteur : Vous êtes donc plutôt satisfaits de la coopération avec l'Etat ukrainien?

M. Frederic LARSONN : Oui. La coordination est instaurée au niveau qui convient, dans la mesure où le groupe interministériel est présidé par le Vice-Premier ministre.

M. le Rapporteur : Les ambassades ukrainiennes dans les pays de destination sont-elles également impliquées dans ce mouvement ? Les victimes peuvent-elles s'adresser auprès d'elles ? Un travail a-t-il été entrepris par les autorités ukrainiennes ?

M. Frederic LARSONN : Les autorités ukrainiennes ne disposent malheureusement pas des ressources suffisantes pour le faire. Parmi les ambassades des pays de l'est, ce sont pourtant sans doute les ambassades ukrainiennes qui font preuve d'une compréhension et d'une approche spécifique du problème. Au cours des deux années où j'ai vécu en Bosnie, je n'ai jamais rencontré le moindre problème avec l'ambassade d'Ukraine lorsqu'il s'est agi d'obtenir des visas de transit ou de retour. Dans les pays de destination, il est nécessaire de faire sortir les victimes le plus rapidement possible, car des problèmes de sécurité sont en cause. La mission de l'OIM dans ces pays consiste à accélérer le processus de délivrance des visas par les ambassades, voire à ignorer les voies habituelles, afin d'accélérer le rapatriement. Les victimes n'ont jamais de papiers. C'est un vrai problème.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Connaît-on le pourcentage de femmes parties vers l'Europe et les pays de destination ? A-t-on par ailleurs une idée du nombre de femmes qui reviennent ?

M. Frederic LARSONN : Toute personne qui répondrait à cette question mentirait ! Parle-t-on du trafic des femmes, des femmes trafiquées ou des femmes qui partent à l'étranger pour travailler dans l'industrie de sexe ?

M. Pierre-Christophe BAGUET : Etes-vous capable de distinguer celles qui sont volontaires de celles qui ne le sont pas ? Existe-t-il, selon vous, des femmes volontaires ?

M. Frederic LARSONN : Pour comprendre que des femmes peuvent avoir envie de franchir le pas, il suffit de se rendre dans l'est de l'Ukraine : des personnes relativement aisées il y a quelques années ne possèdent plus rien aujourd'hui ; elles vivent dans des conditions de pauvreté extrême. La situation socio-économique est très difficile.

Le trafic comprend toujours un élément de contrainte : le passeport est retiré, on dit aux jeunes filles qu'elles vont à Paris et elles se retrouvent dans les Balkans.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Dans la mesure où un visa est nécessaire pour sortir d'Ukraine, les autorités sont informées du nombre de visas délivrés chaque année et pourraient en indiquer le nombre. Quant à ceux qui sont achetés ou délivrés officieusement, on doit avoir une petite idée. Existe-t-il un trafic de visas au marché noir ?

M. Frederic LARSONN : Le réseau est en mesure de fabriquer de faux documents pour les personnes qui font l'objet de la traite. Beaucoup de femmes sont « exportées » clandestinement à travers les frontières. Par exemple, les Ukrainiens n'ont pas besoin de visa pour se rendre en Hongrie ou en Moldavie. C'est pourquoi la Hongrie est pour les Balkans le principal point de passage. Le circuit emprunte la Hongrie, Belgrade, le nord de la Serbie, où les femmes sont vendues de 400 à 1 500 dollars. On leur fait ensuite passer clandestinement la frontière. Rendues en Bosnie, elles sont à nouveau vendues de 1 500 à 3 000 dollars.

M. Pierre-Christophe BAGUET : On ne parvient pas à quantifier le phénomène. Pourtant, la cellule de coordination interministérielle est présidée par le Vice-Premier ministre lui-même. Si cela remonte à un niveau aussi important de l'Etat, cela signifie que le phénomène n'est pas négligeable.

M. Frederic LARSONN : Le problème est prégnant, les chiffres très élevés, mais ce n'est pas, selon moi, l'essentiel. Quel que soit le nombre de femmes, dix ou dix mille, il est trop élevé, car il est inacceptable que l'esclavage existe au vingt et unième siècle. Nous parlons d'esclavage, de personnes achetées. Dans la semaine qui a précédé mon départ de Bosnie, j'ai rencontré une femme qui avait été vendue à dix-huit reprises.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Nous sommes bien d'accord.

M. Frederic LARSONN : On parle d'une dizaine de milliers de femmes faisant l'objet de la traite. Quant à celles qui quittent l'Ukraine pour aller travailler à l'étranger, sans doute s'agit-il d'une centaine de mille.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Connaît-on le nombre des Ukrainiens travaillant à l'étranger ?

M. Frederic LARSONN : Je l'ignore, mais la diminution de la population ukrainienne est notamment liée à l'émigration massive.

Mme Oksana HORBOUNOVA : Je ne puis vous livrer de chiffres exacts. Cela dit, en 1998, on estimait qu'une jeune femme sur quatre était prête à partir travailler à l'étranger, car elle pouvait y gagner beaucoup d'argent en peu de temps. Etant donné le statut très précaire des jeunes femmes en Ukraine, nombre d'entre elles souhaiteraient s'expatrier. L'OIM réalise actuellement une étude, qui livrera prochainement ses résultats.

Nous ne pouvons non plus vous donner de chiffres sur les appels téléphoniques. Les numéros verts sont utilisés à la fois par des personnes qui veulent partir à l'étranger et qui souhaitent obtenir des renseignements ou par les familles qui recherchent leur fille. C'est une question qu'il faudra poser aux représentants de La Strada. Nous avons conscience que nous ne pouvons aider toutes les femmes qui en auraient besoin.

Les ambassades ukrainiennes à l'étranger n'ont malheureusement pas les moyens de payer le billet de retour par avion. Elles ne peuvent payer le retour que par bus ou par le train alors même que le risque de kidnapping existe ; des enlèvements ont déjà eu lieu. L'OIM paye le billet d'avion et assure l'accueil à l'aéroport.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Combien de femmes sont-elles concernées ?

M. Frederic LARSONN : Sept cents jeunes femmes sont rentrées des Balkans en 2000. Le nombre actuel de victimes qui ont été rentrées des Balkans dans leurs pays d'origine est 1.500 à peu près.

Près de 200 victimes de la traite ont reçu l'aide en Ukraine cette année avec ce programme de l'OIM.

M. le Rapporteur : En Moldavie, on nous a parlé de personnes qui revenaient, mais qui repartaient.

M. Joseph TYRODE : Les deux tiers repartiraient.

M. Frederic LARSONN : En Bosnie, je m'occupais du programme de retour. L'OIM a fait rentrer trois cents personnes. Une seule personne est revenue en Bosnie.

M. le Rapporteur : Et au sujet des femmes revenues en Ukraine ?

Mme Oksana HORBOUNOVA : La question du suivi est très importante, car il ne faut pas perdre de vue qu'une personne qui part travailler à l'étranger connaît des problèmes dans son pays. Lorsqu'elle revient, il faut vérifier que les difficultés à l'origine de son départ sont en passe d'être résolues. La Strada est à ce titre notre principal partenaire pour ce travail, mais nous avons développé un réseau d'organisations non gouvernementales (ONG) à travers l'Ukraine dont le but est de réinsérer les personnes dans leur lieu d'origine.

Mme Olga O. OZERNAYA : Sur les soixante-et-une personnes rapatriées au cours des six premiers mois de l'année, l'OIM garde la trace de quarante-sept personnes. Le personnel des ONG a reçu un entraînement de base et l'équipement approprié avec le programme de l'OIM. Il a, par ailleurs, l'expérience régulière du travail étroit avec les victimes. Le secteur non gouvernemental travaille donc sur la protection et la réintégration des victimes ce qui est essentiel pour la réalisation générale du programme de l'OIM. En outre, les ONG nationales, non seulement ont suggéré les premières mesures de la lutte contre la traite, mais ont également appliqué ces mesures. Pourtant, elles devraient être renforcées pour résoudre le problème d'une manière efficace. Il faut s'assurer que le processus est continu et qu'à la fin de ce projet, les structures locales pourront mener leurs activités de manière indépendante.

M. le Rapporteur : Les personnes qui rentrent sont-elles soumises à des pressions, à des violences ou à des mesures de rétorsion de la part des réseaux qui les ont envoyées à l'étranger ou sont-elles libres de travailler à leur réinsertion ? L'OIM a-t-elle recueilli des témoignages à ce sujet ?

M. Frederic LARSONN : Bien sûr, des pressions existent, car les trafiquants sont souvent des amis, des connaissances des victimes avant leur départ. Les pressions, souvent indirectes, sont par conséquent très faciles à exercer. C'est pourquoi peu de victimes sont prêtes à témoigner, car elles craignent pour leur sécurité.

M. le Rapporteur : Disposez-vous d'une cartographie précise de l'origine des victimes sur le territoire ukrainien ?

M. Frederic LARSONN : Oui.

M. le Rapporteur : Cela correspond-il aux zones les plus pauvres d'Ukraine ? Les campagnes sont-elles davantage touchées que les villes ?

M. Frederic LARSONN : Bien sûr, les facteurs économiques jouent, mais ils ne sont pas les seuls en cause. Certaines femmes, d'un niveau d'éducation élevé, souhaitent trouver en Europe de l'ouest un travail temporaire.

M. Joseph TYRODE : A-t-on connaissance de réseaux mafieux implantés en Ukraine ?

M. Frederic LARSONN : Je suis persuadé de leur existence.

Mme Oksana HORBOUNOVA : Une étude statistique est en cours de réalisation par nos services ; nous obtiendrons l'information.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Ces réseaux mafieux sont-ils près du pouvoir ?

M. Frederic LARSONN : Nous ne le savons pas encore !

Audition de membres du Conseil national de coordination
pour la prévention de la traite des êtres humains :

M. Edouard PAVLENKO, conseiller du médiateur
Mme Irina TARGOULOVA, secrétaire nationale des coordinations
de la prévention de la vente et de la traite des êtres humains,
et M. Michail ANDRIENKO



(compte rendu de l'entretien du 12 juillet 2001 à Kiev)

M. Edouard PAVLENKO : Mme Karpachova, médiateur d'Ukraine, ne peut participer à notre réunion. Elle porte un grand attachement à la France, où elle s'est rendue à de nombreuses reprises. Elle exprime son regret de ne pouvoir aujourd'hui être présente et vous transmet son estime et tout son respect. En son absence, j'exerce ses fonctions.

Je souhaite vous faire part des difficultés auxquelles nous sommes confrontés dans le cadre de la prévention de la traite des êtres humains et évoquer l'état actuel des travaux sur ce sujet en Ukraine. Je souhaiterais ensuite que votre délégation précise les approches conceptuelles et les actions engagées par le Parlement français. Notre institution n'ayant que trois ans d'âge, il serait intéressant que nous profitions de votre expérience.

La traite des êtres humains est un crime qui viole les droits de l'homme. C'est pourquoi la lutte contre les formes modernes de l'esclavage et leurs méfaits est un axe prioritaire de l'activité du médiateur.

La traite des êtres humains fait l'objet d'un trafic transnational criminel lié à la vente des drogues, des armes, à la criminalité internationale. Elle profite des technologies modernes informatiques. Internet, par exemple, est grandement utilisé.

L'analyse de la situation en Ukraine démontre que la principale cause de ce crime prend source dans l'inégalité de développement socio-économique entre les Etats et le fort niveau de chômage. Dans les pays de l'est, en Ukraine notamment, une grande partie de la population connaît des conditions de vie misérables et les femmes sont les plus touchées : elles souffrent du chômage, de discriminations dans l'exercice du droit au travail, de la violence au sein de la famille. Ce sont les raisons qui poussent les femmes à s'expatrier, car elles espèrent trouver ailleurs un destin meilleur. Elles tombent alors entre les mains des trafiquants.

Le problème de la traite est apparu avec la chute du mur de Berlin et la désintégration de l'Union soviétique. La progression du chômage, la dégradation du secteur économique toujours plus importante - 80 % des femmes sans emploi - ont formé le terreau propice au développement de cette activité criminelle.

De par sa position géographique, l'Ukraine est un lieu de passage des enfants et des femmes devenus des objets de vente et d'exploitation sexuelle. L'Ukraine joint deux problèmes : elle alimente la traite - en « fournissant » la Turquie, les Etats-Unis... - et est un lieu de transit d'êtres humains destinés à la vente.

Selon les données du service des migrations, l'Ukraine a perdu 400 000 personnes ces dernières années. Plus de 100 000 femmes ont quitté le pays pour tomber dans le trafic de la prostitution et devenir des esclaves. Ces données sont approximatives : de par son caractère clandestin, le trafic n'affiche aucune donnée.

L'Ukraine a été confrontée au problème en 1993-1994, époque où l'on a assisté à l'adoption massive d'enfants par des étrangers. De nombreux signes parvenaient au Soviet suprême mettant en garde contre la grande délinquance qui sévissait en ce domaine et c'est pourquoi nous avons créé une commission spéciale. Elle a étudié les faits. Des affaires criminelles de vente et d'esclavage d'enfants orphelins étaient en cours d'instruction. Mme Karpachova, à l'époque députée au Soviet suprême, ex-présidente du Comité des droits de l'homme, a pris l'initiative de certaines lois pour empêcher les fraudes touchant l'adoption d'enfants. Des articles ont été ajoutés au code de la famille, au code de procédure civile notamment. Nous avons profité de l'expérience acquise par les pays étrangers pour prévoir que les questions d'adoption des enfants passent par le tribunal et nous avons créé le Centre national de l'adoption des enfants qui fonctionne sous l'égide du ministère de l'Education. Cette institution d'Etat exerce encore aujourd'hui les fonctions de coordination dans le domaine de l'adoption.

En 1996-1998, nous avons découvert de nombreux faits relatifs à des femmes travaillant dans les milieux pornographiques à l'étranger. Nous avons tenté d'éradiquer ce crime par le biais de la législation. Mme Karpachova et moi-même, alors député du Soviet suprême, avons élaboré une proposition de loi de lutte contre la traite, dans laquelle figuraient les cinq axes principaux du projet de l'ONU ainsi que les éléments importants de la convention de l'ONU sur la prévention de la vente des hommes, des femmes et des enfants. La loi a été adoptée au mois de mars 1998. Dans le code pénal a été introduit l'article 124-1, permettant d'engager les poursuites. Quatre-vingt-dix affaires criminelles ont alors été lancées à l'encontre de trafiquants qui destinaient des femmes et des enfants à la prostitution.

Seuls trois pays ont instauré une responsabilité criminelle, dont l'Ukraine, ce qui est fort apprécié par les institutions européennes. Lors de la présentation de la proposition de loi et de l'élaboration du nouveau code pénal, le médiateur a été confronté à des moments de tension. L'article qui évoquait la responsabilité de la vente et de l'esclavage sexuel n'était pas inclus. Mme Karpachova, alors médiateur, a motivé la nécessité de préserver l'article dans le nouveau code pénal. Certains responsables d'organismes internationaux ont apporté leur soutien à Mme Karpachova, par exemple M. Felden, Président de l'Assemblée parlementaire de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), et le directeur des institutions démocratiques et des droits de l'homme, M. Gerald Studman. Ils ont appuyé la nécessité de protéger cet article et soutenu la position du médiateur ukrainien en rappelant son rôle positif pour la résolution de problèmes existants. Grâce à leurs efforts, l'article fut conservé, dont je ne citerai que les mesures maximales d'emprisonnement relatives à la vente de l'homme ou toutes autres formes de traite de l'homme. Dans la première partie, il est précisé que le crime est passible selon les circonstances de trois à huit ans d'emprisonnement ; dans la deuxième partie, de cinq à douze ans d'emprisonnement avec confiscation des biens privés ; dans la troisième partie, de huit à quinze ans d'emprisonnement avec confiscation des biens privés.

M. Pierre-Christophe BAGUET : En cas de récidive ou de circonstances aggravantes ?

M. Edouard PAVLENKO : La troisième partie couvre en effet les cas de circonstances aggravantes et de récidive.

Dans le code pénal figure également l'emprisonnement à perpétuité, mais la peine la plus souvent admise est de quinze ans d'emprisonnement.

En 1998, la commission coordinatrice de lutte contre la corruption et le crime organisé s'est réunie. Elle fonctionnait auprès du Président de l'Ukraine. Au cours de cette réunion, Mme Karpachova a présenté un rapport qui devait emporter la décision d'adopter un plan de lutte contre le crime organisé. Au mois de juin 1999, à son initiative, le Conseil de coordination fut créé. Fonctionnant auprès du médiateur, il a pour mission principale d'unir les forces de l'ensemble des organismes motivés à lutter contre ce fléau. Les dirigeants des principaux ministères d'Ukraine, des services judiciaires ainsi que des organismes internationaux en sont membres. Les travaux du Conseil sont publics. Les ambassadeurs, les représentants des Parlements y assistent parfois. Nous sommes le seul organisme de ce type en Europe. Nous avons réussi à être reconnus par l'Europe et nous sommes très appréciés par les organisations internationales qui fonctionnent en Ukraine et en dehors. Lors de sa dernière réunion, le Conseil de coordination a reçu le représentant de l'ambassade de France et le représentant du service consulaire des Etats-Unis. Au mois de septembre 1999, un vaste programme de prévention de la traite a été adopté à son initiative. C'est dire que le problème est pris en compte au niveau de l'Etat.

Le programme a trois priorités : la lutte décisive contre la traite et la responsabilité criminelle ; les campagnes d'information menées avec les organismes de publicité agréés ; la réhabilitation des victimes de la traite et leur retour en Ukraine. Ce programme a d'ores et déjà donné de bons résultats.

Notre travail s'effectue en lien direct avec le bureau d'Interpol, dont le directeur local est membre du Conseil de coordination de notre programme. Nous entretenons des contacts directs avec les organisations non gouvernementales (ONG) qui exercent le même type d'actions. Dans la presse, nous présentons largement notre activité qui est transparente et publique. Nous diffusons auprès de l'opinion le contenu des programmes que nous menons.

Au mois de novembre 2000, Mme Karpachova a publié un rapport annuel, largement diffusé, qui brosse le tableau des actions menées. Un chapitre est consacré à la traite des êtres humains. Tous les ministres, les dirigeants, les ambassadeurs, les prêtres ont reçu un exemplaire de ce rapport, ainsi que tous ceux qui luttent contre ce fléau. L'opinion publique a la possibilité de prendre conscience de la gravité de la question posée et de participer activement à la lutte contre la traite.

Dans ce document, outre les résultats, tous les ministères ont indiqué les mesures qu'ils avaient prises pour remédier aux diverses formes d'esclavage.

Mme Karpachova a noué des liens avec les organismes internationaux, par exemple, à Budapest, lors de sa rencontre avec le commissaire du Conseil de l'Europe responsable des droits de l'homme. A Varsovie, elle a soulevé ce problème lors d'une rencontre des pays européens, de même qu'à Saint-Pétersbourg, en Afrique du sud et en d'autres lieux encore. Partout, le travail sérieux de Mme Karpachova et de notre institution a été apprécié.

Les sanctions contenues dans l'article 149 sont à l'aune des efforts consentis par l'Etat pour éradiquer ce crime affreux. Tous, que ce soit le Soviet suprême, le gouvernement ukrainien, mesurent la gravité du problème. Notre Etat a déclaré la guerre à la traite des êtres humains.

M. le Rapporteur : Notre mission d'information s'intéresse à l'esclavage moderne sous toutes ses formes, notamment à l'esclavage sexuel.

Nous dressons le même constat que vous de la situation. Depuis quelques années en France, à Paris notamment, des jeunes femmes originaires des pays de l'est sont livrées à la prostitution. Elles ne sont pas venues volontairement ; elles sont souvent victimes de réseaux internationaux et mafieux de vente d'êtres humains. Les témoignages que nous avons recueillis révèlent à leur sujet une brutalité et une dureté inacceptables.

Il convient, croyons-nous, de traiter la question de la prévention et de la répression. A ce titre, le mouvement engagé en Ukraine avec la révision du nouveau code pénal semble appréciable.

Pouvez-vous nous préciser les actions entreprises pour informer les jeunes femmes qui risquent d'être attirées par ces réseaux ? Comment leur présentez-vous les risques ? Diffusez-vous des campagnes à la télévision, à la radio ? A qui vous adressez-vous ? Aux régions les plus défavorisées ?

M. Edouard PAVLENKO : Je constate que vos approches sont identiques aux nôtres. Selon nous, la lutte contre les formes modernes de l'esclavage ne se limite pas à la lutte contre la prostitution. Beaucoup d'agences incitent les jeunes à aller travailler à l'étranger en leur proposant une rémunération très élevée. Arrivés à l'étranger, ces agences leur soutirent leurs papiers d'identité, les laissant totalement démunis.

Les actions d'information et de prévention auprès des populations les plus vulnérables et susceptibles d'êtres prises dans les filets des réseaux sont multiples : la télévision, les journaux, les revues... Tous les vecteurs de communication sont utilisés par notre organisme pour prévenir les jeunes et éviter qu'ils ne tombent entre les mains des réseaux.

Mme Irina TARGOULOVA : Le Conseil de coordination unit ses efforts à ceux d'autres organismes étatiques et non étatiques pour mettre sur pied le travail de prévention. Avec notre soutien, une grande partie des ONG est à la base du travail engagé et a inauguré des numéros verts. Une personne est toujours présente pour répondre à n'importe quelle heure aux appels. Dans certaines régions d'Ukraine, il existe des centres de réhabilitation. Des psychologues, des juristes sont là pour porter assistance aux victimes.

Il existe en Ukraine beaucoup d'agences de voyage, d'agences matrimoniales, de même que des agences d'emploi à l'étranger, qui offrent des opportunités, soi-disant attractives. Dans chaque agence de mariage, touristique ou d'emploi à l'étranger, les représentants des centres de réhabilitation affichent les risques encourus. Les femmes sont prévenues qu'elles ne doivent en aucun cas confier leur passeport à qui que ce soit. Les affiches apposées dans les agences donnent l'adresse de La Strada et des services consulaires ukrainiens de chaque Etat où les femmes peuvent s'adresser si elles tombent entre les mains de criminels. A l'heure actuelle, on ne peut trouver une revue ou un journal sans que la question de l'esclavage ne soit évoquée.

Lors de la réunion de notre Conseil de coordination, nous avons fait remarquer que si les articles publiés dans la presse pouvaient susciter de l'intérêt, il convenait qu'ils aient une dimension plus pédagogique. Voilà pourquoi nous avons adopté une recommandation adressée à l'ensemble des médias ukrainiens afin qu'ils amplifient l'aspect éducatif de l'information publiée.

Dans la mesure où de plus en plus souvent des jeunes dès quinze-seize ans veulent s'expatrier, nous avons demandé aux représentants de l'Education nationale qui assistent au Conseil d'élaborer des recommandations afin de les diffuser dans l'ensemble des écoles pour mettre en garde contre le danger qu'il y a à s'expatrier.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Quel est le pourcentage de femmes qui reviennent en Ukraine ? Vous avez indiqué que 100 000 femmes s'expatriaient.

Mme Irina TARGOULOVA : Ce sont les chiffres officiels de la migration ; toutes ne sont pas des victimes.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Combien de femmes fréquentent les centres de réhabilitation ?

Mme Irina TARGOULOVA : Parmi les femmes revenues, cent cinquante femmes fréquentent ces centres, auxquels elles s'adressent beaucoup plus volontiers qu'aux institutions judiciaires.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Par peur des représailles...

Mme Irina TARGOULOVA : Par définition, lorsqu'il n'y a pas de victime, on ne peut engager de poursuites. Nous savons qu'en Allemagne deux personnes sont tombées sous le coup de la justice. Il en va de même en République tchèque et en Israël. Un citoyen grec a fait l'objet de poursuites et s'est vu infliger sept ans d'emprisonnement par le tribunal de Kiev.

M. Edouard PAVLENKO : La question centrale réside dans la protection des témoins. La peur des représailles empêche les victimes de témoigner. La mafia internationale dispose de moyens puissants et les personnes craignent pour leur vie.

M. le Rapporteur : Le problème est identique en France.

M. Edouard PAVLENKO : La victime a sa dignité. Déclarer le viol dont elle a été victime est très difficile. C'est pourquoi elle ne s'adresse pas toujours aux centres de réhabilitation ou aux centres judiciaires.

Mme Irina TARGOULOVA : Ce sont des personnes qui veulent créer une famille ou qui sont mariées.

M. Edouard PAVLENKO : Les victimes ne donnent que rarement des explications. C'est la difficulté.

Mme Irina TARGOULOVA : La femme revenue en Ukraine est heureuse et ne demande plus rien. Telle est souvent la psychologie féminine.

M. Edouard PAVLENKO : C'est pourquoi, lorsque l'on évoque ces problèmes dans les publications, les noms ne sont pas cités, car, dans les villages ou les communautés restreintes, la vie deviendrait vite insupportable. J'imagine que vous rencontrez les mêmes types de problèmes en France.

Je souhaiterais maintenant évoquer la réunion du Conseil de coordination qui a eu lieu le 6 juillet sur le thème : comment coordonner l'activité de l'ensemble des organes de l'Etat ? Nous avons adopté une résolution visant à accorder la responsabilité de la coordination et du contrôle au médiateur et au Conseil de coordination. L'effectivité de l'action doit être jugée en lien avec le fait que ce type de crimes s'attaque à des personnes de plus en plus jeunes. Nous avons alerté les enseignants des écoles secondaires sur la nécessité d'informer les élèves. Des manuels sont déjà publiés et des recommandations méthodologiques sont faites aux enseignants. Tous les ministères ont réfléchi aux actions qu'ils avaient engagées et les ont réintégrées dans une vision globale. Les représentants présents à la réunion ont compris que le problème de la traite était aussi important que celui de la vente des drogues et des armes. Ils ont intégré la gravité de la question et compris la nécessité d'apporter des réponses. Les décisions adoptées par le Conseil de coordination porteront leurs fruits avec le temps.

Avant le mois d'octobre, les ministères déposeront auprès du Conseil leurs propositions pour poursuivre le programme dans la lutte contre l'esclavage.

M. Joseph TYRODE : Quelle est la place de la femme dans l'activité économique ukrainienne ?

M. Edouard PAVLENKO : Je ne dispose pas des données, mais, d'une façon générale, la place de la femme dans l'activité économique et sociale augmente constamment. A l'heure actuelle, beaucoup de femmes dirigent des sociétés et des entreprises privées. Un exemple de la vie ordinaire : alors qu'il y a une dizaine d'années, on ne voyait jamais de femmes conduire, aujourd'hui une voiture sur dix ou quinze est conduite par une femme. C'est un fait qui atteste l'indépendance économique de la femme. Il reste inhabituel, mais il augure la place active que prendra la femme dans la société.

M. Joseph TYRODE : Quel rôle joue la religion dans la question qui nous occupe ?

M. Edouard PAVLENKO : Un des membres du Conseil de coordination est prêtre. Il a reçu une formation spécialisée. Lorsqu'il nous faut organiser une campagne d'information à destination du clergé, nous faisons appel à lui.

Mme Irina TARGOULOVA : Certaines congrégations religieuses accueillent les victimes. Lorsque des victimes nous sollicitent pour recevoir soutien et aide, je leur téléphone et elles proposent un asile. Parfois, un secours matériel est apporté.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Y a-t-il des sectes en Ukraine ?

Mme Irina TARGOULOVA : Toutes les sectes du monde entier se retrouvent en Ukraine.

M. Edouard PAVLENKO : Le lien entre la religion et la question de l'esclavage moderne réclamerait beaucoup de temps pour être traité. Nous avons été confrontés à ce problème au cours de la réunion de la commission en charge d'étudier les dossiers d'adoption. Nous avons beaucoup travaillé sur ce type de problèmes.

Au nom de Mme Karpachova, permettez-moi de vous remercier d'avoir souhaité rencontrer les membres du Conseil.

Notre institution est certes très jeune, mais déjà nous avons des dents qui savent mordre, ce qui nous a permis d'être reconnus en Europe et en Ukraine !

Audition des membres de la Procuratura générale :

M. Vladen GONTCHARENKO,
recteur de l'Institut de formation continue des procureurs
Mme Lioudmila ILKOVETS,
M. Sergueï LISSENKO,
M. Anatoli MOUDROV



(compte rendu de l'entretien du 12 juillet 2001 à Kiev)

M. Vladen GONTCHARENKO : L'Institut de la Procuratura générale de l'Ukraine est un lieu d'échange d'expériences, d'apprentissage, d'évaluation de l'action des commissaires, des procureurs locaux, d'arrondissements, de secteurs ou de régions d'Ukraine.

Notre institut distingue pour la formation continue entre les procureurs des villes et ceux qui servent à la campagne dans les districts. Le sens de leur travail, en effet, diffère selon leur affectation.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Appartenez-vous aux services du ministère de la Justice ?

M. Vladen GONTCHARENKO : Non, la Procuratura, organe de l'Etat, n'appartient pas au pouvoir exécutif. Le ministère de la Justice relève du cabinet du ministre. Il codifie et coordonne la législation, nomme et révoque à certains types d'emplois et d'activités ; il agrée certains organismes ou associations, enregistre les actes législatifs. Le ministre de la Justice a également l'obligation de viser certains actes solennels du Président et exerce les fonctions de conseiller juridique de notre gouvernement.

Dans la constitution ukrainienne, la Procuratura est un organe indépendant qui ne relève d'aucun des pouvoirs. Il reste sous le contrôle du Président qui nomme le Procureur sur avis conforme de l'Assemblée. Le Procureur tient informée l'Assemblée. Il reste ainsi indépendant.

Les services d'enquête de la Procuratura ont en charge :

· les crimes les plus dangereux - notamment les faits de concussion ou de corruption, mais aussi les meurtres et viols. Il est possible que certains changements interviennent dans la compétence de la Procuratura générale et que les fonctions d'enquête soient confiées à d'autres organismes, tels le ministère des Affaires intérieures ou les services fiscaux ; ainsi la Procuratura perdra-t-elle compétence en matière d'enquêtes ;

· la surveillance générale, que nous devons toutefois abandonner pour répondre aux prescriptions du Conseil de l'Europe. La surveillance générale découlait du droit, pour le Procureur général, de s'ingérer dans le domaine de la vie privée. De sa propre initiative, le Procureur avait le droit d'étudier les matériaux d'enquête. Ainsi, par exemple, avait-il la possibilité d'examiner les mesures d'ordre intérieur prises par un directeur d'usine. Les praticiens et les chercheurs sont aujourd'hui très critiques à l'encontre de cette procédure ancienne longtemps pratiquée. Cela ne signifie pas qu'il faille, selon le souhait de certains, supprimer toute responsabilité du Procureur sur la société. Nous continuons à penser qu'il doit surveiller l'application des lois.

Le Procureur peut par exemple s'adresser aux juges et ainsi protéger les droits de l'homme, notamment ceux des victimes.

Nous pensons qu'une double garantie est efficace. De fait, le tribunal peut être en désaccord avec le Procureur, mais ainsi va la démocratie !

Le corps enseignant propre de l'institut de la Procuratura comprend d'anciens procureurs. Ainsi M. Moudrov était-il vice-procureur d'Ukraine ; il est aujourd'hui pro-recteur de notre institut. M. Kimenko, qui a longtemps travaillé dans les organes des affaires intérieures, enseigne le droit constitutionnel. Mme Lioudmila Ilkovets est spécialiste de droit pénal. Elle a travaillé à la Cour suprême, où elle examinait, pour la Procuratura, toutes les décisions prises par la Cour suprême. Elle a ensuite supervisé le travail opératoire des services les plus sensibles de la Procuratura.

Les stages dans notre institut durent quatre semaines, parfois moins. Aujourd'hui s'achevait un colloque de trois jours des vices-procureurs de région chargés de porter l'action publique devant le tribunal.

Notre institut relève donc bien de l'État et nous portons l'uniforme des procureurs. Nous sommes, en titre, des officiers supérieurs, colonels et généraux. Les hauts responsables des services judiciaires d'Ukraine viennent assez souvent dans cet institut qui est la structure de formation permanente des cadres et cadres supérieurs de la Procuratura générale. En termes structurels, nous appartenons à l'État et nous sommes un organisme d'État.

M. le Rapporteur : La mission d'information de l'Assemblée nationale s'intéresse aux formes modernes de l'esclavage : domestique, travail forcé et surtout esclavage sexuel.

Nous sommes venus en Ukraine car, aujourd'hui, en France, de très nombreuses femmes arrivant de Moldavie, de Roumanie, de République Tchèque et d'Ukraine sont contraintes par des réseaux à se livrer à la prostitution. Nous souhaitons en premier lieu connaître les lois des pays d'origine ; nous savons les efforts engagés ici sur cette question, puisque vous avez modifié votre code pénal. Nous souhaitons aussi réfléchir à des questions juridiques complexes liées au statut des victimes, car ces jeunes femmes ne sont pas considérées dans notre pays en tant que telles, ce qu'elles devraient être selon nous.

En second lieu, nous réfléchissons à l'efficacité de la lutte contre les réseaux, véritable mafia internationale. Cela suppose que nous puissions protéger les victimes qui sont aussi les seuls témoins permettant d'arrêter les criminels. Nous envisageons également la possibilité juridique de recueillir des témoignages anonymes.

M. Vladen GONTCHARENKO : Les questions qui vous animent sont aussi sérieuses qu'importantes. Elles sont nouvelles pour nous. Nous sommes alertés par de tels problèmes depuis seulement cinq ans et nous commençons tout juste à les appréhender. Du temps du rideau de fer, les femmes ne pouvaient être l'objet de traite internationale et le problème n'existait pas. Nous sommes aujourd'hui les témoins d'une explosion. La démocratie nuit - si l'on peut dire - à certaines Ukrainiennes.

Notre droit positif cherche à éliminer l'esclavage et la traite des êtres humains. Nous avons adopté des mesures relatives à la défense des témoins, mais la mise en _uvre de ces mesures est ralentie, par manque de ressources matérielles qui assureraient le respect de ces normes ; mais, au moins, les normes existent déjà. Cela dit, notre expérience en matière de défense pratique des témoins est inexistante.

Mme Lioudmila ILKOVETS : Notre expérience dans le domaine de l'analyse et de la recherche des crimes et de leurs témoins est grande, mais, entre la découverte des faits et le jugement des auteurs, plusieurs années peuvent s'écouler. Au surplus, selon notre code pénal, les éléments matériels ne sont pas toujours des preuves suffisantes, et c'est là un obstacle qui complique notre travail et la lutte contre les réseaux internationaux qui contrôlent ce type d'activités.

Le phénomène criminel est souvent masqué par une couverture commerciale légale. En février 1998, le code pénal ancien a été amendé afin d'introduire l'article 124, lequel prévoit l'incrimination de la traite des êtres humains. Ce code pénal reste en vigueur jusqu'au 1er septembre. Le nouveau qui entrera alors en vigueur contiendra des dispositions similaires, à l'article 149. Notre tentative de réguler juridiquement la lutte contre le phénomène de la traite se trouve dans ces articles. La rédaction initiale médiocre a été améliorée. Elle concerne la traite publique ou clandestine des êtres humains. Mais comment assurer la qualification matérielle des faits de la traite de l'homme ? Il convient d'avancer des preuves, mais comment qualifier l'emprise physique sur un être humain ? Nous avions prévu d'utiliser la qualification de vol, mais l'on comprend bien que la notion ne recouvre pas la réalité. Il ne s'agit pas non plus d'un enlèvement contre rançon.

L'article 149 cherche à dépasser ces difficultés en visant en substance la vente ou bien toute autre exécution de contrat portant sur le transfert légal ou illégal d'êtres humains, avec ou sans leur accord, au-delà des frontières ukrainiennes, soit pour un transfert à une autre personne ou à une organisation dans le but d'une exploitation sexuelle, de pornographie lucrative, ou dans toute autre activité criminelle, telle l'adoption payante, ou encore d'emploi dans les conflits armés ou d'exploitation de la force de travail.

M. le Rapporteur : Cette définition s'inspire de la convention de Palerme.

Mme Lioudmila ILKOVETS : Nous pensons que c'est la meilleure définition. Nous l'avons élargie. A compter du 1er septembre, cet article entrera en vigueur. Ce n'est pas seulement l'exécutant, mais également l'organisateur, en fait l'ensemble du réseau qui peut être poursuivi à ce titre. Dans le code pénal, des conditions aggravantes sont prévues : dans le cas d'un réseau, en cas de récidive ou en présence d'un mineur, la punition est beaucoup plus lourde.

Dès 1998, les juges ont pu retenir les preuves dans deux cents cas, lesquels ont été étudiés par les organes spécifiques de la Procuratura. Les cas les plus nombreux concernaient l'esclavage des femmes vendues en Turquie, à Moscou, en Arabie Saoudite, en Italie ; une seule procédure concernait les Pays-Bas. Aucune procédure n'a concerné la France. Peut-être y a-t-il des faits, mais pas de procédures en cours.

Avoir connaissance des faits est assez aisé. Il suffit de lire les annonces que font paraître dans les journaux, les salons de massage ou les agences de travail à l'étranger. Mais la difficulté des procédures réside dans la nécessité pour la femme victime de déposer plainte et de s'exposer comme témoin devant le juge. Mais est-elle témoin, victime ou coupable ? Comment la situer ? Trois qualifications sont possibles et des droits spécifiques distinguent chaque situation.

Jusqu'ici, les procédures ont concerné des femmes témoins ou victimes, mais qui n'étaient pas reconnues comme criminelles. Le code pénal qui entre en vigueur après le 1er septembre édictera une responsabilité criminelle pour la prostitution. La femme, qui jusqu'alors était considérée comme victime ou témoin, sera désormais considérée comme délinquante. La reconnaissance de l'existence des crimes sera beaucoup plus difficile et la conduite de crimes devant le juge beaucoup plus délicate. La difficulté réside dans le fait qu'aucune femme ne voudra expliquer de quelle manière elle a été exploitée. Le juge sera obligé de mener l'enquête, mais parler ne sera plus dans l'intérêt des femmes. Nous pouvons seulement prédire que la pénalisation de la prostitution qui entrera en vigueur à partir du 1er septembre posera de grandes difficultés.

Je suppose que les femmes devant le juge pourront être reconnues comme victimes, dans la mesure où elles auront été victimes de viols ou bien de mensonges. Encore faudra-t-il le prouver. Car ces seuls cas ouvrent l'hypothèse d'une reconnaissance de la femme en tant que victime et non pas complice du délit.

M. le Rapporteur : La nouvelle définition de l'article 149 qui reprend la définition de la convention de Palerme considère comme crime la traite des êtres humains, qu'il y ait eu ou non consentement de la victime. Dès lors, comment peut-elle être à la fois victime, complice, et criminelle ?

Notre réflexion nous conduit plutôt à accentuer leur «statut» de victime pour faciliter l'arrestation des véritables criminels.

Mme Lioudmila ILKOVETS : Nous avons la même position, mais l'article nouveau qui va entrer en vigueur précise que si la femme sait qu'elle part à l'étranger pour être prostituée, elle commet un délit. La prostitution, en elle-même, est devenue un délit par le jeu d'un autre article du code pénal, l'article 303, qui trouvera à s'appliquer de façon liée avec l'article 149.

M. le Rapporteur : C'est une contradiction !

M. Vladen GONTCHARENKO : Non, si la femme accepte l'argent du trafiquant, si elle est au courant du délit et si son intention est de se rendre à l'étranger pour se prostituer, la qualification d'esclavage ne sera pas reconnue ; on retiendra le délit de prostitution. Si, en revanche, elle part à l'étranger, persuadée qu'elle sera danseuse, et qu'elle se retrouve dans un bordel, dans ce cas elle est victime. Cette distinction assure le partage entre les situations. Mais la charge de la preuve reste toujours très compliquée.

M. le Rapporteur : Nous sommes confrontés au même problème. Vous courrez le risque de n'avoir aucun témoin.

Nous avons intérêt à une certaine cohérence des lois dans l'ensemble des pays concernés, dans la mesure où les réseaux mafieux sont à l'_uvre partout. Si les démocraties veulent s'organiser contre ces réseaux, nous devons nous rencontrer. Si ces jeunes femmes ukrainiennes se voient reconnaître le statut de victimes pour leur permettre de sortir de l'emprise des trafiquants, il ne faut pas qu'elles pensent avoir commis une faute et craignent d'être poursuivies. J'ai peur de la contradiction.

M. Vladen GONTCHARENKO : Oui, la législation dans tous les pays concernés doit être cohérente.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Avez-vous des contacts avec la justice française ?

M. Vladen GONTCHARENKO : Ni contacts ni échanges.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Et avec l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) ?

M. Vladen GONTCHARENKO : Nous avons des contacts positifs.

M. Sergueï LISSENKO : Un séminaire a même été organisé ici.

Mme Lioudmila ILKOVETS : Nous avons invité certaines personnalités, dont l'expérience en matière d'organisation des procédures est avérée. A l'occasion de ce séminaire, le représentant de l'Allemagne a découvert l'existence du problème. Des femmes ukrainiennes sont exploitées sexuellement en Allemagne sans qu'aucun obstacle législatif n'existe dans ce pays.

M. Pierre-Christophe BAGUET : En Allemagne, la prostitution est réglementée comme aux Pays-Bas ou en Belgique alors qu'elle est prohibée en Chine ou aux USA. La France s'en tient à une position abolitionniste : nous tolérons la prostitution, mais nous interdisons le proxénétisme.

Sur l'anonymat des témoins, vos juridictions peuvent-elles faire quelque chose ?

Mme Lioudmila ILKOVETS : Nous n'avons pas cette possibilité, mais nous pouvons recourir à la procédure de changement de nom qui permet de témoigner sous un nom d'emprunt. Toutefois, en pratique, l'accusé connaît parfaitement la personne susceptible de déposer contre lui. À travers le témoignage, il identifie le témoin. La protection du témoin n'est donc pas assurée.

Bien que le dispositif législatif soit voté, il ne peut être appliqué du fait de la situation économique.

Autre possibilité : le témoin dépose devant le juge avant le jugement. Le jugement est public, mais rendu en l'absence du témoin ; ainsi le témoignage est-il anonyme, car le criminel n'a pas vu celui qui déposait la plainte. Tous les procureurs, policiers et commissaires, connaissent cette nouvelle procédure encore théorique. C'est précisément notre inquiétude qui a conduit à élaborer les méthodes d'application. La circulaire d'application prévoyait que tous les procureurs d'Ukraine devaient déposer avant la fin de l'année leurs remarques sur cette procédure permettant l'anonymat. Au début de l'an prochain, nous pourrons faire connaître au représentant de votre ambassade les résultats d'application de cette procédure en Ukraine.

Audition de Mme Kateryna LEVCHENKO,
représentante de l'association La Strada,
coordinateur national



(compte rendu de l'entretien du 12 juillet 2001 à kiev)

M. le Rapporteur : L'Assemblée nationale française a mis en place une mission d'information sur les diverses formes d'esclavage moderne, dont l'esclavage sexuel.

Depuis quelques années, beaucoup de jeunes femmes originaires des pays de l'est arrivent en France pour être livrées à la prostitution par des réseaux mafieux. C'est pourquoi nous avons décidé de venir en Moldavie et en Ukraine.

Nous souhaitons modifier la loi française et réfléchissons notamment au statut des victimes. Nous devrons choisir entre privilégier le retour des femmes dans leur pays d'origine ou régulariser leur situation en leur permettant un droit au travail dans les pays où les réseaux les ont conduites. Nous souhaiterions connaître l'état d'avancement du programme de retour, la façon dont cela se passe, le nombre de jeunes femmes qui en ont bénéficié, si elles connaissent des difficultés à leur retour avec les réseaux mafieux.

Nous souhaiterions également comprendre le rôle de l'ensemble des intervenants, par exemple le nombre de personnes travaillant pour La Strada en Ukraine, ses liens avec d'autres organisations, telle l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), et son rapport avec l'unité de coordination mise en place par le gouvernement.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Vous ne semblez pas, si l'on en croit votre brochure, travailler avec la France, alors que de nombreux autres pays sont cités. Quelle en est la raison ?

Mlle Kateryna LEVCHENKO : Nous avons présenté une demande de collaboration dans toutes les ambassades présentes en Ukraine. Nous avons collecté et trié l'information que nous avons reçue. Les ambassades qui nous ont livré l'information sont en retour tenues informées de nos activités, mais la présente rencontre n'est pour nous qu'un premier contact ; l'ambassade de France ne nous a pas répondu.

Le retour des femmes se réalise de deux manières.

Les victimes ou leurs parents appellent le numéro vert pour nous informer d'un cas. Nous nous adressons alors à l'ambassade d'Ukraine dans le pays concerné et nous envoyons la même information ici au consulat du pays où se trouve la victime, à l'OIM, car nous participons à son programme de réhabilitation des victimes, ainsi qu'à l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Nous entrons ensuite en contact avec l'organisme non étatique du pays où se trouve la victime. Interpol s'occupe parallèlement de la recherche des Ukrainiens à l'étranger ; il n'a accès à l'information que par le ministère des Affaires intérieures, c'est-à-dire par la milice, que nous n'informons jamais directement ; nous conseillons aux parents de déposer la plainte auprès d'elle.

Au mois de septembre 2000, dans chaque région d'Ukraine, ont été créés des secteurs de lutte contre la traite des êtres humains. Il existe à l'heure actuelle vingt-quatre secteurs en Ukraine et deux en Crimée. Les parents s'adressent sur place au secteur de leur région, qui transmet l'information à Interpol. Si la jeune femme se retrouve dans un club de nuit, prisonnière, elle n'est pas en mesure de quitter les lieux. Sa libération peut se faire de trois manières : l'ambassade reçoit l'information nécessaire, ce qui lui permet d'entrer en contact avec le ministère des Affaires étrangères du pays où réside la victime ; le ministère des Affaires étrangères transmet l'information au ministère de l'Intérieur de ce pays et c'est la police qui mène l'enquête. Deuxième voie : les organisations internationales - l'OIM par exemple - possèdent l'information nécessaire et la transmettent à Interpol. Troisième voie : la recherche par Interpol.

Après être libérée, la victime reçoit le soutien de l'organisation non gouvernementale (ONG) à laquelle nous avons envoyé l'information nécessaire. Les ONG apportent un soutien économique, moral ; les interprètes aident les victimes à expliquer à la police ce qui leur est arrivé ; les femmes peuvent également consulter des juristes. Les ONG sont donc en contact avec notre ambassade pour préparer les documents relatifs au retour, car, très souvent, les victimes sont démunies de tous papiers. C'est pourquoi l'ambassade leur donne des certificats. Cela fait, il convient de trouver des moyens financiers pour garantir le retour. Seulement 7 % du budget annuel des ambassades ukrainiennes à l'étranger sont destinés au retour de personnes démunies dans le pays. Les sommes restent insuffisantes. Le retour par autobus ou par bateau - moins onéreux - est proposé, mais il est dangereux, car les criminels sont en mesure de retrouver la victime et de l'enlever. C'est pourquoi La Strada insiste sur le fait que le retour devrait être exécuté par avion. En Bosnie, la police est venue libérer les femmes d'un bordel, mais comme il n'y avait pas d'ambassade ukrainienne au Montenegro, elles ont dû se rendre à Belgrade en train. Elles étaient sept Ukrainiennes et quatre Moldaves. Aucune plainte n'avait été déposée auprès des autorités judiciaires au sujet de ces quatre femmes moldaves. Des personnes armées sont entrées dans le wagon et les ont enlevées, nous ont rapporté les Ukrainiennes. Le kidnapping était parfaitement organisé et les policiers n'ont pas opposé de résistance. C'était la première fois que nous faisions revenir autant de personnes. Pour ce faire, nous nous sommes adressés à l'organisation des juristes américains. C'est le Sénateur John Smith qui a supervisé l'affaire. La libération des femmes a été organisée par l'intermédiaire du Premier ministre du Montenegro. C'est pourquoi elles sont revenues sans problème en Ukraine. Cet exemple montre à quel niveau il est nécessaire d'organiser le retour des femmes en Ukraine.

La Strada accueille les victimes à l'aéroport. Le représentant de l'OIM est toujours présent. Si l'avion atterrit de nuit et si le train pour ramener la femme chez elle est prévu le matin - il s'agit en grande majorité de personnes originaires de la province - nous leur proposons l'asile d'une organisation bénévole religieuse.

Ensuite, nous définissons avec la victime ses besoins urgents. Les femmes qui ont besoin d'un soutien psychologique et moral rencontrent un psychologue. Par la suite, certaines souhaitent suivre un stage pour acquérir des connaissances qui leur permettront de changer de vie. Nous les aidons - c'est l'objet de notre organisation - à trouver un emploi en Ukraine pour prévenir toute autre possibilité de départ à l'étranger. Nos partenaires dans les régions sont les réseaux des ONG ; par exemple, l'assistance médicale est offerte par l'association de la planification familiale à l'_uvre par secteur dans chaque région. La femme reçoit ainsi information et soutien.

Les organisations non gouvernementales proposent également aux femmes des consultations psychologiques gratuites. Si une thérapie est engagée sur un plus long terme, c'est l'OIM qui couvre les dépenses.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Quel est le pourcentage de femmes revenues en Ukraine qui repartent en Europe de l'ouest ?

Lorsqu'elles rentrent, combien de temps les suivez-vous ?

Mlle Kateryna LEVCHENKO : Nous avons contribué au retour de 223 personnes entre le mois de novembre 1997 et le 1er janvier 2001.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Parmi les 223 femmes revenues, combien sont reparties ?

Mlle Kateryna LEVCHENKO : Personnellement, je connais quatre personnes qui sont reparties à l'étranger, dont deux pour se prostituer. Il est difficile d'établir des statistiques, d'autant que certaines personnes, une fois rentrées, ne souhaitent plus avoir de contact avec La Strada.

Lorsqu'elles partent la première fois, on leur dit qu'elles vont travailler dans des bars ; or, elles se retrouvent à travailler dans des milieux de la prostitution. Après cet esclavage, elles reviennent psychiquement transformées. Certaines femmes considèrent la prostitution comme un travail identique à un autre. Dans l'hypothèse où la prostitution serait légalisée, elles seraient d'accord pour travailler en tant que prostituées.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Le chiffre de 223 est-il uniquement celui de La Strada ou recoupe-t-il celui d'autres ONG qui travaillent dans le domaine ?

Mlle Kateryna LEVCHENKO : Ce sont les statistiques de la Strada.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Quel est le budget de La Strada ?

Mlle Kateryna LEVCHENKO : La Strada est financée, selon des pourcentages variables, par le ministère des Affaires étrangères hollandais, l'Union européenne, et, pour une petite partie, par Tacis.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Ne bénéficiant d'aucun fonds de l'Ukraine, La Strada est donc indépendante. Quel est son volume budgétaire ?

Mlle Kateryna LEVCHENKO : Je ne m'occupe pas de finances ; je ne puis vous livrer les chiffres.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Les vingt-six centres que vous mentionnez sont-ils des antennes de La Strada ?

Mlle Kateryna LEVCHENKO : Ces vingt-six secteurs qui s'occupent de la traite des êtres humains relèvent du ministère des Affaires intérieures. Le seul centre de La Strada est situé à Kiev. Ce sont nos partenaires, c'est-à-dire les organisations qui coopèrent avec nous à la résolution du problème, qui sont en province.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Le centre de Moldavie dépend-il de l'Ukraine ?

Mlle Kateryna LEVCHENKO : Non, c'est un centre spécifique. Dans la mesure où les points communs avec la Moldavie sont grands, nous avons joué auprès d'eux le rôle de conseil au cours de leur première année d'existence ; nous avons organisé des rencontres, des réunions, des colloques, pour partager notre expérience. Nous ne sommes pas des leaders, mais des partenaires.

M. le Rapporteur : On considère qu'il existe aujourd'hui plusieurs dizaines de milliers de femmes ukrainiennes aux mains des réseaux qui se livrent de par le monde à la prostitution. Si la politique de retour est une réussite, ce ne seront pas deux cents personnes par an qu'il faudra être en mesure de ramener, mais des milliers. Estimez-vous que la structure actuelle pourra répondre à cette politique?

Mlle Kateryna LEVCHENKO : La question est compliquée. L'OIM a lancé un projet spécifique à l'Ukraine. Il a pour objet de réinsérer la femme dans la vie sociale. Lorsque ce programme a été planifié, nous prévoyions le retour de 300 personnes en Ukraine ; en fait, il ne s'est agi que de 55 entre le mois de janvier 2001 et le mois de juillet. L'hypothèse de milliers de femmes ne semble donc pas réaliste.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Que pensez-vous de la nouvelle législation ukrainienne, de l'article sur la traite des êtres humains comme de celui qui tend à rendre la prostitution délictuelle ?

Mlle Kateryna LEVCHENKO : L'article 149 n'entrera en vigueur qu'au 1er septembre. L'ancien article prenait en considération la traite des êtres humains à l'intérieur de l'Ukraine et à l'étranger. Autrement dit, il y avait traite, que la frontière soit ou non franchie. Selon le nouvel article, il n'y aura traite que lorsque la victime aura franchi les frontières ukrainiennes.

M. Pierre-Christophe BAGUET : L'article est donc devenu plus restrictif. A la limite, la traite d'êtres humains à l'intérieur du pays n'est pas sanctionnée.

Mlle Kateryna LEVCHENKO : Les vingt-six secteurs du ministère enregistrent les prostituées qui exercent en Ukraine.

M. le Rapporteur : C'est dire que le gouvernement enregistre tous les noms des prostituées de l'arrondissement. Existe-t-il un fichier des prostituées ?

Mlle Kateryna LEVCHENKO : Oui. Cependant, on ne peut dire que toutes les prostituées sont ainsi enregistrées dans le fichier. Lors d'examens médicaux, ces femmes sont enregistrées par la police. Les prostituées ne sont pas poursuivies pénalement. La prostitution est poursuivie d'après le code administratif, non par le code pénal.

M. Pierre-Christophe BAGUET : La prostitution va dorénavant devenir un délit. Les articles 149 et 303 visent à durcir la lutte contre la prostitution, mais ces articles s'adressent à la fois aux proxénètes qui pratiquent la traite des êtres humains et aux prostituées.

Mlle Kateryna LEVCHENKO : Oui. Pour les femmes, c'est un durcissement de la situation.

M. le Rapporteur : Cela incitera les femmes à se prostituer à l'étranger.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Ce que l'on nous a présenté comme la défense des droits de l'homme revient à dire aux femmes : « Allez vous prostituer ailleurs ! »

Mlle Kateryna LEVCHENKO : La traite des êtres humains et le travail bénévole de la femme au sein du réseau sont considérés différemment. Si la femme décide de partir travailler, c'est son droit.

M. le Rapporteur : Selon l'idée qu'il convient de distinguer les prostituées volontaires, la prostitution légalisée, des femmes qui agiraient contraintes et forcées... Le nouveau code pénal essaye de décliner cette idée. Pour l'étranger, on procède à la distinction ; pour l'Ukraine, tout est interdit.

M. Pierre-Christophe BAGUET : L'Ukraine revient à un régime prohibitionniste.

Mlle Kateryna LEVCHENKO : Le code pénal qui doit entrer en vigueur sera un premier pas vers la prohibition de la prostitution. L'article punira les femmes de la pratique de la prostitution sans pour autant sanctionner les clients.

M. Pierre-Christophe BAGUET : C'est un exercice politique qui s'appelle du grand écart !

Si la prostitution devient un délit et si vous aidez les délinquantes, La Strada entrera dans la clandestinité !

Mlle Kateryna LEVCHENKO : Il convient de distinguer entre la prostitution volontaire et l'esclavage sexuel. Si les droits de la femme sont bafoués, nous avons la possibilité d'aider celle-ci, mais si la femme se prostitue de sa propre volonté, jamais elle ne s'arrêtera. Nous soutenons les femmes dont les droits sont violés.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Comment allez-vous procéder juridiquement ?

Mlle Kateryna LEVCHENKO : Si une femme appelle le numéro vert pour qu'on l'aide à sortir de la détresse, c'est pour nous un signe.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Cela suffira-t-il comme preuve au plan juridique ?

M. le Rapporteur : L'objectif n'est pas la répression des criminels, mais la réinsertion des jeunes femmes.

Mlle Kateryna LEVCHENKO : Le témoignage est l'élément qui permet d'entamer la procédure.

M. Pierre-Christophe BAGUET : On nous a dit qu'il n'était pas possible de protéger les témoins.

M. le Rapporteur : C'est toute la difficulté entre la définition de la politique et le rôle d'une ONG. On est en pleine confusion des rôles. L'action des ONG ne peut servir de politique. Or, vous nous présentez l'action des ONG comme étant la réponse politique.

Mlle Kateryna LEVCHENKO : Quatre-vingt-dix-huit cas de procédure ont été lancés.

M. Pierre-Christophe BAGUET : L'OIM a cité le nombre de quatre-vingt-dix, la Procuratura générale deux cents.

M. le Rapporteur : Entre celles qui sont abouties et celles qui sont ouvertes, cela ne révèle pas une contradiction.

Mlle Kateryna LEVCHENKO : Les quatre-vingt-dix-huit procédures sont des procédures enregistrées dans les secteurs de la prévention de la traite des êtres humains qui fonctionnent auprès du ministère des Affaires intérieures. L'Etat ne peut garantir la protection des témoins ; par conséquent, le nombre de témoins est faible.

La Strada a l'intention de collaborer avec les services judiciaires. Ces derniers, en effet, ne sont pas en contact avec les personnes vendues, contrairement à La Strada qui, de ce fait, peut organiser le retour des femmes. Nous proposons à ces dernières de se rendre à la police pour déposer plainte. Entre le mois de janvier et le mois de juillet 2001, sept femmes ont déposé plainte auprès du juge.

Autre preuve de collaboration de notre organisme avec la milice ukrainienne : les enquêtes que nous avons envoyées dans les 26 secteurs, dans les régions. Une personne peut se présenter dans son secteur pour déclarer avoir été victime de la traite hors des frontières d'Ukraine. A l'intérieur des frontières ukrainiennes, la traite des êtres humains n'est pas reconnue.

Pour motiver les personnes à déposer plainte et ensuite à témoigner, le policier renseigne un questionnaire où il est demandé le nom, la date de naissance, le lieu de naissance, le pays d'origine, le pays de retour de la personne... Ensuite, le policier définit le budget de soutien à accorder à cette femme. Il envoie le questionnaire rempli à La Strada, qui en envoie copie à l'OIM qui peut subventionner les victimes. C'est pour la femme une motivation financière à déposer plainte.

A Sébastopol, quatre femmes sont revenues de Syrie. Un homme très connu, influent dans la région, les exploitait. Ces quatre femmes se sont présentées à la police pour le dénoncer, lui et son agence : il les avait exportées à l'étranger et les avait contraintes à se prostituer. Nous avons mené l'enquête et nous avons envoyé de l'argent pour assurer aux victimes les services d'un avocat. En effet, l'accusé avait beaucoup de pouvoir et un grand nombre d'amis : recourir à un avocat était nécessaire. Le criminel pour sa part en avait un. L'affaire, actuellement en cours, est suivie par la Procuratura générale de la ville de Sébastopol.

M. Pierre-Christophe BAGUET : En France, les ONG ne peuvent s'immiscer dans la gestion judiciaire ou policière des affaires. C'est contraire au statut des ONG. Or, en Ukraine, ONG et services judiciaires travaillent en collaboration très étroite.

M. le Rapporteur : Je ne suis pas certain que nous soyons en situation de donner des leçons à quiconque. Le policier qui reçoit une victime aujourd'hui en France ne sait pas quoi faire. La Strada a envoyé un questionnaire dans tous les commissariats, afin que le policier confronté à cette situation ait quelque chose à dire et à offrir à la victime. C'est une organisation qui pose de redoutables problèmes de confidentialité, mais qui est peut-être supérieure à la nôtre.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Normalement, le policier renvoie sur les services sociaux.

M. le Rapporteur : Qui n'ont pas de réponse.

Les questionnaires sont à la disposition des commissariats pour les inciter à recevoir les plaintes et à y donner suite.

Mlle Kateryna LEVCHENKO : Nous recevons souvent des appels des régions : des policiers disent avoir reçu la plainte de parents dont la fille est dans un bordel en Italie. Ils demandent à la police de vérifier l'information. Si la police locale recourt à Interpol, la procédure réclame deux mois. Il est beaucoup plus rapide de passer par La Strada.

M. le Rapporteur : Comment êtes-vous en mesure de vérifier ?

Mlle Kateryna LEVCHENKO : Si des parents nous disent que leur fille est dans un bordel en Italie et qu'elle souhaite rentrer, nous réagissons, car nous faisons toujours confiance à la demande des parents. Nous ne vérifions pas l'information. Nous demandons aux parents s'ils sont assurés de la volonté de leur fille de rentrer, car, dans le cas contraire, son retour serait un échec. Il faut être assuré de sa réelle volonté de rentrer en Ukraine. C'est seulement dans ce cas que nous pouvons intervenir.

Nous transmettons l'information à nos services. Contrairement aux organisations gouvernementales, nous faisons confiance aux gens.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Vous mettez alors en marche les réseaux qui prépareront le rapatriement...

Mlle Kateryna LEVCHENKO : Nous nous appuyons sur un réseau d'associations non gouvernementales dans les pays différents. Les ambassades d'Ukraine à l'étranger ont enfin compris que les ONG disposaient de beaucoup d'informations et qu'il leur fallait faire confiance.

M. le Rapporteur : Cela se passe-t-il bien avec les ambassades d'Ukraine à l'étranger ?

Mlle Kateryna LEVCHENKO : Oui.

M. le Rapporteur : Une jeune fille dans un bordel en France, en Italie ou en Allemagne veut échapper à ses bourreaux. L'ambassade la prend-elle en charge ?

Mlle Kateryna LEVCHENKO : Ce n'est pas si simple. Tout dépend de la personnalité des consuls. Au mois de septembre 1999, le programme de prévention de la traite des êtres humains a été adopté. Le ministère des Affaires étrangères et les consulats y participent. Ce programme, au sein duquel la prévention est privilégiée, est un objectif majeur de plusieurs ministères. Les ambassades, de fait, ne sont pas laissées à l'écart. Dans certains pays, les contacts avec les ambassades sont meilleurs que dans d'autres. Assez souvent, c'est l'ambassade qui nous informe de cas d'esclavage et qui réclame de l'aide. Les ambassades d'Ukraine à l'étranger entretiennent des contacts directs avec les ONG présentes sur le territoire et avec l'OIM. Quand cela se passe bien, en cas de déclaration de la victime, le consul nous téléphone et nous contacte.

Audition de M. Guy SCHRUB, président du tribunal de grande instance
de Strasbourg,

Mme Aimée ROEHRIG, vice-présidente chargée des affaires correctionnelles,

M. Jean-Luc JACOB, doyen des juges d'instruction,

M. Edmond STENGER, procureur de la République,

M. Marc MONTAGNON, premier procureur de la République adjoint,

M. Pierre WAGNER, procureur de la République adjoint,

M. Laurent GAKOVIC, lieutenant de gendarmerie, section recherche,

Mme Pascale BILLOT, directrice départementale de la police aux frontières,

M. Yvan KARA, commissaire de la police aux frontières,

M. Alain MIRABEL, directeur du service régional de police judiciaire (SRPJ),

M. Jacques SIGNOUREL, directeur départemental de la sécurité publique,

M. Patrick BOUCHAREU, directeur départemental adjoint de la sécurité publique,

M. Dominique RODRIGUEZ, chef du service d'investigation et de recherche (SIR)



(compte rendu de l'entretien du 11 septembre 2001 à Strasbourg)

Mme la Présidente : La Mission d'information sur les diverses formes de l'esclavage moderne, que j'ai le plaisir mais surtout l'intérêt de présider, a trois objectifs. Je vous les livre rapidement, car nous sommes là essentiellement pour vous écouter et vous poser des questions précises.

Le premier de ces objectifs est de dresser un état des lieux en France tant en ce qui concerne l'esclavage domestique et l'esclavage économique lié au travail, que l'esclavage lié à l'exploitation sexuelle. Ces trois volets sont au centre de notre préoccupation en ce qui concerne la France, sachant que nous nous intéressons également beaucoup à la situation et l'évolution dans d'autres pays d'Europe et au-delà.

Le deuxième objectif est, évidemment, de réfléchir à l'adéquation des textes, des procédures et des actions que vous menez les uns et les autres pour lutter contre ces formes d'esclavage. Au cours de cette audition, nous rencontrons les membres de la police et de la justice ; nous entendons donc parler plus précisément de ce que sont vos instruments de poursuite et de l'adéquation des textes français pour poursuivre les auteurs de délits et les condamner.

Mais le troisième objectif, qui est pour nous le principal, est d'arriver à faire qu'en France, les victimes de l'esclavage soient traitées autrement qu'elles ne sont aujourd'hui, qu'elles soient découvertes, écoutées, accompagnées et considérées comme des victimes plutôt que comme des étrangères en situation irrégulière, car nous savons qu'elles sont toutes peu ou prou en situation irrégulière ou, du moins, qu'elles le deviennent si elles ne le sont pas à l'origine.

A l'image de ce qui existe en Italie et en Belgique, nous voudrions qu'un statut de victime de l'esclavage soit mis en place dans notre pays et que des mesures spécifiques soient prises pour des personnes qui, de notre point de vue, pour en avoir entendu un certain nombre depuis que nous avons démarré nos travaux en avril dernier, sont certainement victimes avant d'être délinquantes.

M. Guy SCHRUB : Je risque de vous décevoir car, en ma qualité de président de ce tribunal, mon rôle est, à 95 %, un rôle administratif et non juridictionnel. J'ai traité des dossiers de ce type il y a bien longtemps quand j'étais juge d'instruction, mais, depuis quelques années, je suis surtout un gestionnaire de la justice.

Néanmoins, je me propose de vous parler de l'incidence de ce type de délinquance sur le fonctionnement des juridictions. C'est sans doute un aspect auquel l'on ne pense pas dès l'abord, mais qui peut s'avérer intéressant.

Il s'agit, en effet, d'affaires particulières qui se traitent de façon différente, tant sur le plan des enquêteurs que sur celui de la gestion des débats. De telles affaires nécessitent des dispositions particulières d'organisation des audiences en termes de protection des victimes et d'organisation des débats. La plupart d'entre elles impliquent, en effet, une multiplicité de prévenus et de victimes, et, alors que le code de procédure pénale parle toujours au singulier du prévenu et de l'accusé, dans ce domaine, nous avons « des » prévenus et « des » victimes, qu'il faut prendre en charge les uns comme les autres.

Ces affaires posent des problèmes de sécurité vis-à-vis du public, vis-à-vis des prévenus et vis-à-vis des victimes. Il faut donc que l'organe de gestion des audiences soit prévenu suffisamment à l'avance pour que les audiences soient organisées de façon efficace.

Deuxième aspect, ces affaires possèdent un coût plus élevé que les autres en termes de fonctionnement de la justice. Très souvent, elles nécessitent des écoutes téléphoniques longues, la présence d'interprètes lors des audiences et, je le disais, des mesures de sécurité renforcées. En cours d'information, elles nécessitent des commissions rogatoires internationales, voire des déplacements de magistrats à l'étranger, comme ce fut le cas récemment.

Vous avez mentionné la protection des victimes. Personnellement, je suis impliqué dans la mise en place de structures et le déploiement d'associations de protection des victimes. Il en existe trois actuellement dans notre ressort. C'est aussi l'une de mes tâches que d'aider les associations de victimes et de leur permettre d'avoir des permanences à l'intérieur même du tribunal.

Tels sont, rapidement évoqués, les problèmes que me pose ce type de délinquance en ma qualité de gestionnaire de la juridiction.

Mme la Présidente : Nous avons de nombreuses questions à vous poser, mais je suggère de donner la parole à M. Alain Vidalies qui, hier soir, avec le responsable de la brigade des m_urs du service d'investigation, s'est rendu sur le terrain. J'ai moi-même arpenté Strasbourg en voiture et j'ai eu l'impression de voir ici ce que je n'avais vu nulle part dans les villes que je connais bien : un nombre considérable de prostituées, et qui, visiblement, venaient d'autres pays.

M. Pierre WAGNER : Et il faisait très froid hier soir.

M. le Rapporteur : La visite d'hier soir et les informations que nous avons pu recueillir à cette occasion nous ont permis de vérifier ce que nous pensions déjà à propos de la situation particulière de Strasbourg et de la filière bulgare. L'un des thèmes importants au cours de notre réunion sera de connaître votre appréciation et l'état des procédures concernant cette filière, qui semble être une spécificité de Strasbourg.

Naturellement, à Paris, nous avons pu constater que les filières moldaves étaient très développées - ce qui nous a d'ailleurs conduits en Moldavie - ainsi que les filières ukrainiennes et tchèques. Mais la Bulgarie n'y est pas impliquée de manière importante. Or les chiffres qui m'ont été communiqués hier soir, et qui correspondent bien aux informations dont nous disposons les uns et les autres, ont confirmé la présence majoritaire de filles originaires de Bulgarie à Strasbourg, avec même une tendance à ce qu'elles affirment peu à peu - d'après ce que nous ont montré les policiers - géographiquement et en nombre, leur supériorité et leur rejet des autres.

Peut-être pourrions-nous, tout d'abord, porter une appréciation sur cette situation et essayer, ensuite, de comprendre comment on en est arrivé là.

Pour parler sans détour, deux approches sont possibles : soit il s'agit d'une situation issue d'une solidarité de proximité entre ces jeunes femmes qui fait que, naturellement, les individus se rendant à l'étranger se rapprochent de personnes qu'ils connaissent, soit il s'agit de réseaux très organisés. Les explications données par les policiers s'inscrivent tout à fait dans le cadre de ce que l'on sait du fonctionnement de ces réseaux via le recours aux services de la Western Union. A cet égard, nous serions face à une hypothèse plutôt classique de réseau.

Si j'ai bien compris, deux cent cinquante à trois cents prostituées sont présentes à Strasbourg, dont un peu plus de la moitié serait aujourd'hui originaire de pays de l'est, essentiellement de Bulgarie. Ce phénomène se développerait depuis 1995, ce qui correspond à ce l'on peut trouver à Paris, dans d'autres villes et d'autres pays. C'est bien à partir de cette époque qu'est apparu ce phénomène. On voit bien pour quelles raisons historiques.

Dans un premier temps, vous avez été confrontés à l'arrivée de filles tchèques accompagnées de leurs souteneurs. Cela vous a permis de démanteler le réseau et de rappeler à ces messieurs que, certes, en France, la prostitution n'était pas interdite mais que le proxénétisme l'était. Cela a entraîné des condamnations. A partir de là, il n'y a plus eu, visiblement, que les filles sur le terrain.

La question est de savoir - cela fait partie de notre interrogation - si elles obéissent à des réseaux, si elles sont victimes et prises dans leurs filets ou si elles viennent ici simplement pour gagner de l'argent et repartir, la difficulté étant que, vraisemblablement, ces deux propositions recouvrent une partie de la réalité et qu'il s'agit bien de distinguer l'une de l'autre.

Notre objectif essentiel est de voir comment, au niveau international et national, nous pouvons lutter contre ces réseaux. Vous êtes tous suffisamment au courant pour que je n'entre pas dans les détails des informations que nous avons reçues sur ce que subissent ces filles lorsqu'elles sont prises en main par les réseaux et dans quelles conditions elles sont maintenues sur le trottoir de nos villes.

Il serait utile que nous puissions faire le point de la situation sur le terrain aujourd'hui, connaître l'appréciation des autorités sur l'existence ou non de réseaux, et expliquer la forte prédominance de la filière bulgare sur Strasbourg.

Mme la Présidente : J'aimerais également que vous nous disiez ce que vous savez des clients car il n'y aurait pas autant de prostituées s'ils n'étaient pas aussi nombreux.

M'adressant plus particulièrement à la police, je souhaiterais savoir quel type de suivi vous assurez concernant les proxénètes, hommes ou femmes puisque j'ai cru comprendre que ce sont souvent des femmes. Quel suivi des clients assurez-vous ?

M. Jacques SIGNOUREL : Le nombre de prostituées à Strasbourg est difficile à déterminer, mais je pense que dire que le maximum se situe autour de deux cent quarante ou deux cent cinquante, correspond sans doute à la réalité.

Nous avons une vingtaine de prostituées françaises auxquelles il faut ajouter une vingtaine de prostitués travestis, dont la particularité est d'être dans la prostitution à cause de la toxicomanie. Nous avons également recensé une vingtaine d'Africaines dont les lieux de prostitution sont d'ailleurs légèrement différents de ceux des autres.

Tout le reste des prostituées vient de l'Europe de l'est avec, dans un premier temps, une forte domination des Tchèques. Le phénomène de prédominance des Bulgares est tout à fait récent. Il date de la fin 2000 et du premier semestre 2001. Cela correspond, il faut bien le dire, mon collègue de la PAF le précisera sans doute, à la suppression des visas.

Mme Pascale BILLOT : C'est exact.

M. Jacques SIGNOUREL : Ces filles sont alors venues plus facilement en Europe. Donc, parmi les prostituées arrivées des pays de l'est, les Bulgares sont devant les Tchèques ; puis, il y a un décrochage assez fort et l'on retrouve assez loin derrière des Ukrainiennes, des Hongroises, des Polonaises, des Lituaniennes et des Russes.

En ce qui concerne les proxénètes, il est difficile de faire une étude et de sortir des statistiques. L'an dernier, nous avons réalisé huit affaires de proxénétisme et cinq cette année. Mais nous avons vu apparaître des proxénètes de l'Europe de l'est.

Sur les huit affaires de l'an dernier, deux concernaient des Français - qui faisaient d'ailleurs travailler des Tchèques - ; d'autres concernaient deux Russes, un Tchèque, un Slovaque, un Lithuanien et deux Hongrois. C'est donc assez diversifié.

Mme la Présidente : Ces huit affaires sont-elles jugées ? Si oui, quelles condamnations ont été prononcées ?

M. Pierre WAGNER : Les affaires de l'année dernière ne sont certainement pas encore jugées parce que les investigations durent longtemps. Les commissions rogatoires internationales prennent du temps.

Nous devons traiter la semaine prochaine une grosse affaire concernant des réseaux tchèques et slovaques impliquant une dizaine de personnes. Certaines affaires ont déjà été jugées par le passé, mais ce ne sont pas celles dont parlait M. Signourel.

Mme la Présidente : Les personnes concernées par ces huit affaires sont-elles en détention provisoire ?

M. Pierre WAGNER : Je ne sais pas de quelles affaires il est fait état.

Mme la Présidente : Monsieur Signourel, le savez-vous vous-même ?

M. Jacques SIGNOUREL : J'ai les noms des personnes mises en examen mais je ne peux pas vous dire si elles sont actuellement en détention.

M. Pierre WAGNER : Si vous me les donnez, je pourrai vous le dire.

Mme la Présidente : Il m'intéressait surtout de savoir comment fonctionnent les relations entre les services de la police et ceux de la justice notamment, puisque ces affaires n'en sont encore qu'au stade des enquêtes de police.

M. Jacques SIGNOUREL : Je ne le sais pas personnellement, mais les enquêteurs chargés de ces affaires le savent parfaitement. Ils sont en liaison avec les juges d'instruction chargés du dossier.

M. Pierre WAGNER : Il y a des affaires que l'on « tire » parce qu'on les gère en même temps que la police et un réseau de surveillance s'est mis en place.

Mais, pour revenir à votre question, il est vrai que cela pose le problème de la détention provisoire.

M. Jacques SIGNOUREL : Pour répondre à une autre de vos questions, du moins pour apporter un éclairage, je dirai qu'il est également très difficile d'assurer un suivi. Pour ce qui est d'un suivi des proxénètes, c'est éminemment difficile, mais un suivi des filles l'est également parce qu'il y a un turn over permanent. Elles ne travaillent généralement pas plus de trois mois au même endroit.

Lorsqu'elles sont contrôlées par nos services ou par ceux de la police aux frontières, on met bien sûr le visa Schengen sur leurs documents d'identité. Donc, après trois mois, elles sont en infraction. Il nous faut bien utiliser toutes les armes en notre possession.

Mme la Présidente : Lorsqu'elles se retrouvent en infraction, que font-elles ? Elles repartent ?

M. Jacques SIGNOUREL : Cela leur fait une procédure.

Mme la Présidente : Elles repartent et elles reviennent ?

M. Jacques SIGNOUREL : Elles peuvent revenir.

Mme Pascale BILLOT : Du fait de la proximité de Strasbourg avec l'Allemagne, elles logent en Allemagne. Quand nous les refoulons sur l'Allemagne, elles reviennent. On ne peut pas faire autrement parce que nous sommes tenus par les règles de l'espace Schengen.

Mme la Présidente : Pourquoi l'Allemagne ?

M. Edmond STENGER : Le régime n'est pas le même. En Allemagne, la prostitution est légalisée et beaucoup de ces filles viennent par des filières allemandes. Elles logent en Allemagne dans des hôtels ou dans des pensions organisées, viennent se prostituer ici à Strasbourg et rentrent le soir de l'autre côté du Rhin.

Mme la Présidente : Elles viennent ici parce qu'elles y ont plus de clients qu'en Allemagne ?

M. Edmond STENGER : Beaucoup de clients allemands viennent ici. Mais il faudrait peut-être avant répondre à la question : qui sont les clients ?

M. Dominique RODRIGUEZ : Elles logent en Allemagne aussi pour des raisons pratiques : lors des sessions parlementaires à Strasbourg, tous les hôtels sont complets. Elles ont un problème pratique de logement.

Mme la Présidente : Ce ne sont pas tout à fait les mêmes hôtels.

M. Dominique RODRIGUEZ : Non, mais c'est sérieux. Pendant les sessions parlementaires, les possibilités de logement sont bien réduites. Donc, les hôteliers montrent quelques réticences à leur offrir des facilités.

M. Pierre WAGNER : Cela étant, il est vrai que ce ne sont pas les mêmes catégories d'hôtels.

L'Allemagne est le chemin naturel pour bien des pays de l'est. Les structures d'accueil des réseaux y sont, la plupart du temps, situées. Une structure ou un correspondant local, installé en Allemagne, prend en charge les jeunes femmes. Elles viennent ensuite se prostituer en France parce qu'en Allemagne, cela n'est possible que dans les maisons closes, les sex centers. Les structures ne sont pas les mêmes qu'en France. La prostitution sur les trottoirs, que l'on connaît dans notre pays où les prostituées travaillent librement, n'est pas possible en Allemagne.

Mme la Présidente : En effet, le système réglementariste fait que, finalement, elles préfèrent aller en pays abolitionniste.

M. Pierre WAGNER : Pour ce qui est de l'exercice de la prostitution, il est certain qu'en France, les prostituées peuvent s'y livrer, ce qui n'est pas le cas en Allemagne puisque là-bas, le système est celui des maisons closes contrôlées. C'est pour cela qu'elles viennent en France.

Pour ce qui est de la clientèle, ce sont plutôt les policiers qui peuvent en parler.

M. Jacques SIGNOUREL : Dans la clientèle, on trouve bien sûr des Français résidents ou de passage à Strasbourg, des Allemands, assez nombreux, mais aussi des personnes issues de l'immigration des deux côtés de la frontière, c'est-à-dire des Turcs ou des Maghrébins.

M. Patrick BOUCHAREU : Nous voyons beaucoup de plaques allemandes.

M. Jacques SIGNOUREL : Et pas mal de clientèle d'origine turque.

M. Alain MIRABEL : C'est un des éléments de réponse importants à la question de savoir pourquoi les femmes d'origine bulgare sont si présentes. Cela tient à leur proximité linguistique avec la communauté turque qui est nombreuse sur l'agglomération strasbourgeoise. Lorsque l'on identifie les petits proxénètes qui interviennent au quotidien, côté français - surveillance du terrain, parfois même hébergement - on a très souvent affaire à des gens originaires de Turquie, qui parlent la langue bulgare.

A mon sens, c'est un élément important de la réalité du développement de la filière bulgare.

Cela tient aussi à l'action qui a été conduite en 2000 sur la filière tchèque. En effet, une action policière très forte a été menée, avec des commissions rogatoires internationales. Nous sommes allés à plusieurs reprises en République tchèque. Cela a conduit incontestablement à un retrait de cette filière. La pression exercée sur le phénomène tchécoslovaque a incontestablement facilité l'émergence et l'implantation du phénomène bulgare.

L'impact de la suppression des visas pour les personnes originaires de Bulgarie fait sans doute aussi partie du problème, mais le fait que les Tchèques aient subi une action policière d'une certaine vigueur peut permettre d'expliquer le développement de la filière bulgare.

M. Edmond STENGER : L'action répressive aurait-elle des effets pervers ?

M. Alain MIRABEL : Je pense que l'action répressive a été d'autant plus efficace que les missions envoyées dans ces Etats ont abouti à la délivrance de mandats d'arrêt internationaux. Dans les mois qui ont suivi, les personnes qui ont fait l'objet de ces mandats internationaux se sont trouvées face à un dilemme : soit elles restaient confinées dans leur pays, soit elles en sortaient mais, chaque fois qu'elles ont tenté d'en sortir, elles ont été interpellées et placées sous mandat d'arrêt international.

C'est extrêmement significatif. Pour éradiquer les réseaux, il est préférable d'adopter la stratégie développée par les autorités strasbourgeoises plutôt que de dénoncer les faits aux autorités étrangères : en effet, il s'avère, à l'usage, qu'elles se lancent dans des discours lénifiants quand nous sommes chez elles, en s'engageant à assurer un traitement volontariste du problème, mais ces discours ne sont pas suivis d'effets.

M. Marc REYMANN : Comment se présentent vos rapports avec vos collègues allemands ?

M. Alain MIRABEL : La coopération avec nos collègues allemands se passe vraiment très bien. Nous tenons, dans le cadre de la coopération directe, des réunions ponctuelles très fréquentes, particulièrement avec la Kripo (Kriminalpolizei) de Kehl et d'Offenburg.

A mon initiative, un groupe de projet a été mis en place avec le LKA (Landeskriminalamt) de Stuttgart. Ces réunions permettent de travailler plus en profondeur.

Le problème avec l'Allemagne n'est pas un problème de collaboration policière, mais de législations, d'approches fondamentalement, culturellement différentes. Pour ce qui est de la collaboration, il n'y a vraiment aucun frein. Mais il est certain que les textes allemands ne répriment pas l'assistance à la prostitution, contrairement à ce qui se fait en France, et l'on n'applique jamais que le code de sa République.

M. Jean-Luc JACOB : Pour illustrer les enjeux financiers de ce type de criminalité, il faut savoir qu'une prostituée de l'est gagne en moyenne 2 500 francs par soir. Traditionnellement, les proxénètes travaillent avec une dizaine de filles, ce qui représente un chiffre d'affaires de 9 millions de francs par an.

Nous travaillons actuellement sur le démantèlement d'un réseau de proxénétisme bulgare qui fait travailler cinquante filles à Strasbourg. Imaginez le chiffre d'affaires que cela représente pour des mafias bulgares, qui sont certainement à l'origine de la délivrance de nombreux faux documents qui ont facilité, à une époque, la venue de nombreuses prostituées.

Mme la Présidente : Vous pensez pouvoir arriver à le démanteler ?

M. Jean-Luc JACOB : Nous sommes en voie de démanteler les ramifications françaises de ce réseau. Le travail de démantèlement de ce réseau dans son ensemble demandera bien plus de temps, d'autant qu'il s'agit d'un pays qui est tout de même sérieusement gangrené par les traditions mafieuses qui font que si les mandats d'arrêt internationaux donnent des résultats, les dénonciations des faits aux autorités bulgares, slovaques ou autres ne sont pas suivies d'effets, certaines personnes étant relativement intouchables de par leur statut social.

Mme la Présidente : C'est exactement ce que l'on nous dit de Nice où nous nous rendrons la semaine prochaine : même moyenne de gains par soir et même type de réseau, bulgare également.

M. Pierre WAGNER : Oui, la Bulgarie présente certaines particularités, mais on retrouve ce type de structures partout, et faire des dénonciations officielles ne sert strictement à rien. Le seul moyen est de les prendre en charge sur le plan judiciaire, notamment par le biais d'un mandat d'arrêt international. Le jour où les responsables des réseaux sont arrêtés hors de leur pays, ils sont jugés.

M. Jean-Luc JACOB : Les enquêtes donnent des résultats, d'excellents résultats. Le problème est qu'il nous faut du temps. De telles enquêtes requièrent facilement deux années. Or, la nouvelle loi du 15 juin 2000 nous demande d'instruire ces dossiers dans un délai inférieur à un an. C'est impossible et cela pose des problèmes de gestion de la détention provisoire.

Mme la Présidente : On dit bien, dans la loi du 15 juin 2000, que dès lors qu'il y a commission rogatoire internationale, les délais ne sont plus les mêmes. Vous disiez qu'il vous fallait deux ans. Ce sont bien les délais octroyés pour ce type d'affaires.

M. Pierre WAGNER : Je suis confronté continuellement au problème de l'autorité responsable du placement en détention provisoire. Ce n'est plus le juge d'instruction qui statue, mais un juge des libertés. Or il n'est pas si simple de convaincre un juge des libertés des enjeux, parce qu'il n'a pas la connaissance du dossier.

Le dossier que nous voyons la semaine prochaine est un dossier qui fait dix ou douze tomes. Il est évident qu'un juge des libertés ne peut pas aussi bien le connaître que le juge d'instruction. Cela va de soi. J'ai beau expliquer les enjeux, je ne suis pas sûr du résultat. La plupart du temps, les prévenus sont des gens qui n'offrent pas de garantie. En outre, les preuves, vous savez, c'est tout un ensemble ; on est rarement pris la main dans le sac pour faits de proxénétisme. Ce sont des réseaux.

Mme la Présidente : Vous voulez dire qu'ici, vous avez des juges des libertés qui vous ont refusé des prolongations de détention provisoire ?

M. Pierre WAGNER : Ce n'est pas ce que je voulais dire. Je voulais dire que c'est un vrai débat, que les avocats mettent en avant la situation des droits de l'homme et soulèvent, à chaque fois, la question des délais raisonnables qui ne sont pas respectés. C'est toujours un combat.

Mme la Présidente : Certes, mais concrètement, avez-vous déjà eu un cas de juge des libertés vous ayant refusé une prolongation de détention provisoire dans une affaire de ce type ?

M. Pierre WAGNER : Non, madame. Cela ne s'est pas posé. Pour vous répondre clairement, ce n'est pas le cas.

Mme la Présidente : Vous exprimez donc une crainte.

M. Pierre WAGNER : C'est une crainte qui va être avivée parce que nos juges des libertés changent.

Mme la Présidente : Vous manifestez peu de confiance dans les juges des libertés. On peut toutefois penser que, quand bien même ils n'auraient pas lu les douze tomes du dossier, ils sont à même d'en comprendre les enjeux.

M. Pierre WAGNER : Je parle de situations concrètes, du quotidien, indépendamment de ce type de réseau.

M. Edmond STENGER : Un juge des libertés, madame, n'est pas dans la logique d'un dossier comme l'est le juge d'instruction. Il ne s'agit pas d'une mise en cause du juge des libertés. Simplement, ce dernier ne peut « sentir » le dossier - il n'a d'ailleurs matériellement pas le temps de le lire - comme le « sent » le juge d'instruction. On peut lui expliquer un certain nombre de choses. Il a certes accès, intellectuellement, à toute la compréhension ; il n'est malgré tout pas dans l'action. Il n'est pas à même de prendre la même décision et de poursuivre la même logique qu'un juge d'instruction.

Mme la Présidente : J'aimerais beaucoup être avertie, durant le temps de notre mission, bien sûr, si, dans une affaire de proxénétisme à dimension internationale, un juge des libertés refusait une prolongation de détention provisoire.

C'est un point que nous vérifierons d'ailleurs plus largement dans les juridictions. A mon sens, ils ont autant que vous ou moi, le sentiment que refuser une prolongation de détention provisoire dans ces affaires revient effectivement à clôturer un dossier.

M. Pierre WAGNER : L'argument soulevé systématiquement par les avocats, s'appuie sur les dispositions de la Convention européenne des droits de l'homme...

Mme la Présidente : Oui, mais cela, on le voit dans tous les dossiers.

M. Pierre WAGNER : Les individus sont jugés au bout de deux ans ou deux ans et demi et nous avons beaucoup de mal, c'est vrai, à justifier leur maintien en détention jusqu'à leur comparution devant le tribunal. Il est vrai que si l'on prend en considération l'intérêt de la personne, ces délais sont anormalement longs, mais du point de vue de la protection de la société, il est évident que nous avons besoin de tels délais car les commissions rogatoires internationales, les écoutes téléphoniques et les traductions demandent beaucoup de temps.

M. Alain MIRABEL : Le problème de la traduction est un facteur essentiel.

Mme la Présidente : Je le note.

M. Pierre WAGNER : C'est un vrai débat, un combat, avec les avocats. Bien évidemment, et fort heureusement, nous n'avons pas du tout la même optique. Quand il y a une instruction, c'est peut-être qu'au départ, il a pu y avoir un élément que l'on va pouvoir mettre en évidence, mais ce n'est jamais gagné d'avance.

Mme la Présidente : Il y a certes les effets de la loi du 15 juin 2000, mais les arguments qu'invoquent les avocats, ils ne les invoquent pas que depuis le 15 juin 2000. Depuis quinze ans, ce sont les mêmes que l'on entend.

M. Pierre WAGNER : Mais c'est devenu très à la mode.

Mme la Présidente : C'est totalement indépendant de la loi de 15 juin 2000. Les avocats connaissent bien mieux la Convention des droits de l'homme et l'utilisent dans tous les domaines. Je ne pense pas qu'il faille établir un lien entre la loi du 15 juin 2000 et les demandes des avocats.

M. Edmond STENGER : Si le postulat de départ consiste à dire qu'il ne faut jamais faire de lien - c'est ce que j'ai entendu la semaine dernière lors d'une réunion avec le préfet et les procureurs... Je crois que cela s'appelle un sophisme : on dit que la loi du 15 juin 2000 ayant été votée pratiquement sans opposition, elle doit donc être bonne.

Mme la Présidente : Tout de même !

M. Edmond STENGER : C'est ce que j'ai entendu la semaine dernière de la bouche même du Garde des Sceaux. Une fois cela posé, vous ne pouvez plus ouvrir la bouche.

Cette loi est pourtant critiquable sous certains aspects. Elle présente notamment une dangerosité lorsque l'on veut combattre la grande criminalité. Mais vous n'avez plus le droit de le dire puisque l'on vous a affirmé qu'elle était bonne !

Mme la Présidente : C'est pour cela que je souhaitais savoir si vous vous étiez déjà vu refuser une prolongation de détention provisoire sur la base de ce texte. Il serait important que nous le sachions.

M. Pierre WAGNER : Pas pour l'instant. Mais je ne manquerai pas de vous le faire savoir parce que je ne suis pas sûr que nous en soyons à l'abri.

M. le Rapporteur : Pour l'instant, nous n'avons pas connaissance de difficultés particulières dans l'action sur les réseaux internationaux qui seraient consécutives à l'application de la loi du 15 juin 2000, qui est peut-être mauvaise, peut-être bonne mais qui, en tout cas, est la loi.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Dura lex sed lex.

M. Laurent GAKOVIC : Je pense que le fait que les gens soient condamnés après un délai très long par rapport à l'infraction pose un vrai problème du point de vue de la prévention. C'est peut-être un problème dû à la loi, qui n'est pas toujours favorable en ce domaine, mais c'est aussi un problème lié aux moyens policiers dont on dispose.

On ne peut pas véritablement dégager des effectifs permettant de combattre ce problème. L'action de tous les jours nous amène à intervenir sur le plus urgent mais ensuite, il faut aussi avoir les moyens de conduire une enquête dans le temps. Lorsqu'une enquête dure deux ans, il faut pouvoir détacher des personnels pendant deux ans mais, au fur et à mesure, de nouvelles enquêtes arrivent. Cela pose un réel problème.

Pour citer un exemple, nous n'avons pas, pour notre part, la charge de la sécurité publique en ville. Nous sommes donc surtout confrontés au problème de la prostitution par le biais des violences dont sont victimes les prostituées en dehors de leur activité de rue. Ce sont souvent des viols, parfois des homicides. Nous avons plusieurs enquêtes de ce type qui nous ramènent en ville et durant lesquelles nous sommes en contact avec les prostituées.

Nous sommes actuellement confrontés au cas d'un individu condamné pour proxénétisme et interdit de territoire qui est toujours en France et n'est pourtant pas en prison. Il n'a pas été incarcéré au début, il n'est pas resté en prison, il est donc dehors, libre. Sa condamnation date de 1999. Nous sommes en 2001.

Mme la Présidente : C'est une condamnation non mise à exécution.

M. Laurent GAKOVIC : Il a été remis en liberté au bout de deux mois de détention provisoire suite au paiement d'une caution. Il a été condamné par défaut car il ne s'est pas présenté à l'audience. Dans un second temps, nous lui avons signifié sa condamnation et l'avons invité à se présenter. Bien sûr, il n'est pas venu.

M. le Rapporteur : De quelle nationalité est-il ?

M. Laurent GAKOVIC : Turque.

Mme la Présidente : Voyez-vous un moyen permettant de réduire la durée des procédures pour la police et la justice ?

M. Alain MIRABEL : Augmenter les moyens policiers !

Mme Aimée ROEHRIG : Dans une affaire qui va être jugée dans les prochaines semaines, on observe dans tous les classeurs de cette très longue enquête des écoutes téléphoniques, car les policiers avaient mis sur écoute une cabine téléphonique située sur les quais. Il y a donc des nuits entières d'écoute.

Pour pouvoir déterminer qui sont les appelantes, cela demande beaucoup de temps puisque l'on entend seulement une voix de femme qui appelle des gens en République tchèque - c'est une affaire qui concerne un réseau tchèque et slovaque. Il faut donc identifier les personnes appelées et les personnes appelantes. Pour bien faire, cela supposerait un policier en permanence en face de la cabine téléphonique en train de photographier, minute par minute, les personnes qui téléphonent. Ces prostituées téléphonaient chacune deux fois par nuit pour rendre compte de leurs gains - « J'ai eu tant de clients, j'ai tant d'argent. » C'est énorme, nous avons deux gros classeurs d'écoutes téléphoniques.

Ce sont des enregistrements en langue étrangère. Il faut donc qu'un traducteur réécoute et retranscrive les bandes. Dès que l'on va interpeller un premier individu dans une procédure, qui sera donc un intermédiaire sur place entre le proxénète tchèque et les filles, celui-ci sera détenu. Mais, pendant ce temps, les commissions rogatoires internationales vont courir. Cela va prendre un temps que l'on ne peut imaginer : des mois et des mois.

Mme la Présidente : On l'imagine bien, mais peut-on imaginer de faire mieux ?

Mme Aimée ROEHRIG : Au niveau d'un département, ce n'est pas possible. Je ne vois pas comment ce dossier pourrait aller plus vite, c'est impossible.

M. Marc REYMANN : Arrivez-vous à contrôler les portables ? J'ai vu que la plupart des prostituées en avaient.

Mme Aimée ROEHRIG : Cela aussi est extrêmement difficile parce que lorsqu'une prostituée a un portable, il est acheté au nom d'une autre personne. Souvent, elle ne parle pas français. Le portable va donc être pris au nom de quelqu'un d'autre.

Le proxénète de son côté prend aussi la précaution de faire acheter son portable sous un autre nom que le sien. Vous voyez comment la police peut remonter la filière ! Elle essaie d'identifier les propriétaires du portable et leur demander à qui ils l'ont offert ou pour qui ils l'ont acheté.

Une affaire de proxénétisme, c'est un travail de romain. Le dossier que j'ai est un remarquable dossier, un travail de police extraordinaire, mais c'est un travail de longue haleine...

M. Pierre WAGNER : Un travail de titan.

Mme Aimée ROEHRIG : Même pour le juge. Il m'a fallu passer trois jours pour étudier les écoutes téléphoniques, et j'ai pris toute la deuxième quinzaine d'août, pour ce dossier. C'est un temps considérable pour nous, mais cela l'est tout autant pour la police. Le travail qu'un tel dossier représente pour la police est inimaginable. Rien que les transcriptions et les traductions des écoutes demandent des heures de travail.

M. Alain MIRABEL : Je ne voudrais pas faire litière des hommages qui viennent d'être rendus, mais le problème n'est pas que là, et il est hors de question de rentrer ici dans la question des effectifs.

Pour répondre plus précisément à la question que vous posiez quant à une action susceptible d'améliorer la durée des procédures, ce serait d'essayer d'avoir une action réelle, volontaire sur les opérateurs car nous avons là des délais de réponse incroyables. Vous avez parlé de délais raisonnables, je souhaiterais que de tels délais ne soient réservés pas qu'aux policiers et aux magistrats, mais aussi à ces gens-là.

Aujourd'hui, nous sommes confrontés à une démarche qui consiste à entreprendre des vérifications financières, mais les délais de réponse sont tels qu'il faut près de quatre mois entre le moment où nous demandons...

Mme la Présidente : Là aussi, vous pourriez gagner du temps.

M. Alain MIRABEL : Tout à fait.

Au niveau des opérateurs, des providers sur Internet, c'est exactement le même problème. S'adresser à eux est incontournable aujourd'hui si l'on veut des dossiers bien montés, qui permettent aux juridictions d'avoir ensuite une action significative. or, leurs délais de réponse sont totalement inacceptables. Cela vaut pour les affaires de proxénétisme international mais, malheureusement aussi, pour toutes les affaires de criminalité organisée.

Tant que nous n'avons pas la réponse, nous ne l'avons pas.

Mme la Présidente : On peut relever un développement de la présence des magistrats de liaison et des officiers de liaison de la police dans nos ambassades. On constate que là où nous en avons, les commissions rogatoires internationales reviennent plus vite.

M. Alain MIRABEL : Le problème ne concerne pas l'exécution des commissions rogatoires internationales, mais le montage préalable des opérations. Comme cela a été indiqué, c'est un véritable travail de titan qui doit être réalisé pour faire tenir les éléments constitutifs des délits en question. Le problème, ce sont les délais matériels de réponse à des demandes pourtant très simples. Nous nous heurtons à une mauvaise volonté de nombreux établissements financiers, sans parler de la mauvaise volonté des opérateurs téléphoniques.

M. le Rapporteur : Dans ces dossiers achevés ou en cours d'instruction, recueillez-vous facilement le témoignage de prostituées victimes sur les réseaux ou n'avez-vous strictement aucune coopération de leur part ?

Mme Aimée ROEHRIG : Il vaut voir qui sont les prostituées. Il y a plusieurs sortes de jeunes filles qui sont ramenées par ces réseaux. Certaines ont été « rencontrées » dans des discothèques - c'est le cas dans mon affaire tchèque qui a été jugée. Des rabatteurs dans des discothèques repèrent des jeunes filles un peu fragiles, auxquelles on propose un travail de serveuse en France, et qui, en fait, vont être prostituées. D'autres sont achetées à leur famille ou même à leur petit ami pour des sommes assez dérisoires.

J'ai vu le cas d'une petite jeune fille de dix-sept ans qui a obtenu, grâce aux autorités tchèques, un passeport falsifié qui la mentionne comme étant majeure. Il suffit pour obtenir le passeport de donner aux préfectures une petite somme d'argent. Cette jeune fille a été amenée en France par son petit ami qui l'a laissée là. Elle a été prostituée contre son gré et frappée.

J'ai également le cas d'une jeune femme qui avait sauté par la portière d'une voiture sur l'autoroute pour essayer d'échapper à ce réseau de proxénétisme.

Dans l'affaire qui va être jugée, nous avons une jeune fille handicapée mentale, à qui l'on a fait croire qu'elle allait travailler comme serveuse en France. Dans son pays, sa mère lui dit au téléphone : « Tu sais que tu n'as pas le droit de travailler, tu touches une pension. » On est vraiment sur une autre planète. La mère ne se rend absolument pas compte de ce que sa fille est en train de vivre en France.

A cette handicapée comme aux autres, le réseau a fait miroiter des gains absolument extraordinaires. Il est vrai que, par rapport à la monnaie et au salaire moyen de leur pays, ce sont des gains qui, même si on ne leur laisse qu'une toute petite partie du produit de leur travail, paraissent énormes.

Au départ, on lui dit qu'elle conservera 50 % du produit de son travail. Puis, quand elle arrive, elle apprend que ce n'est plus que 40 % parce qu'il faut payer l'intermédiaire sur place. Ensuite, on lui dit qu'il faut qu'elle donne l'intégralité de son argent parce que l'on va payer pour elle l'hôtel, la nourriture - dont je précise qu'elle consiste en pizzas qu'on leur apporte sur place ou en doner kebab. Le logement, dont le prix est fixé par la proxénète locale, se résume, pour citer un exemple que nous avons rencontré, à un petit deux-pièces où elles logent à cinq et pour lequel chaque fille paie 300 francs par nuit à la proxénète.

Nous savons donc, grâce aux écoutes, que, au moment où elle est censée rentrer chez elle, elle téléphone à son proxénète pour savoir combien elle a vraiment le droit de toucher. Il lui dit : « Tu touches 40 %, c'est-à-dire que lorsque tu gagnes 400 francs, tu en touche 100. » Elles sont simples ces filles, certaines d'entre elles sont visiblement débiles. Lors d'une des écoutes, il essaie même de tester l'intelligence de sa prostituée en lui demandant combien font 6 x 6. Elle répond 36. Il s'étonne qu'elle le sache et elle lui répond : « Mai j'ai appris à l'école. »

La situation qu'elles vivent ensuite ici est vraiment effroyable. J'ai aussi l'exemple d'une femme qui téléphone à son proxénète en disant qu'il faut qu'elle rentre, qu'elle doit voir un gynécologue parce que cela fait quatre semaines qu'elle saigne. Et cela fait quatre semaines qu'elle est sur le trottoir.

Une autre dit : « Je suis enceinte, mon enfant est en train de me sauter hors du ventre. » Ce sont les expressions que l'on entend lors des écoutes téléphoniques. Cette jeune femme va accoucher sur le trottoir. Elle perd les eaux. Les autres prostituées téléphonent à la cabine en disant : « Rapportez vite son passeport, sans lui, elle ne peut aller à l'hôpital. » - qui est à 300 mètres. Les papiers sont entre les mains du proxénète. Elle est donc sur le trottoir en train d'accoucher. Elle est prostituée jusqu'à la dernière minute.

C'est un esclavage dont il faut prendre conscience parce qu'il est effroyable.

L'une des jeunes femmes dit également à son proxénète : « La fille qui est là me menace de me jeter dans le canal. Elle me bat. Est-ce qu'elle a le droit ? » L'autre répond : « Bien sûr, elle en a le droit si tu ne respectes pas les règles. » C'est-à-dire si tu ne fais pas tant de clients, si tu n'as pas un bon rendement. Elle ajoute : « Mais cette nuit, il fait tellement froid qu'il n'y a presque pas de clients. » Et on lui répond : « Jette-toi donc sous la voiture pour arrêter le client ! »

Il faut se rendre compte de ce que cela représente.

Ce qui m'intéresse particulièrement dans le questionnaire que nous avons reçu de la part de votre Mission est la question suivante : « Quelles sont vos suggestions ? »

Ce que je dirai est peut-être inaudible ou politiquement incorrect, mais je le pense profondément : quand on a lutté contre l'esclavage, le véritable esclavage, celui des Noirs, on ne s'est pas seulement attaqué aux négriers. On a, bien sûr, éliminé les négriers mais on a aussi interdit l'emploi des noirs par celui qui les achetait. On a interdit l'achat des esclaves ; ici, le client est l'acheteur : il faut le poursuivre.

Le fondement sur lequel on peut poursuivre le client est tout de même extrêmement simple parce qu'en droit français, le fait d'avoir un rapport sexuel avec une personne dont le consentement n'est pas libre s'appelle un viol. L'homme qui a des relations sexuelles avec une femme enceinte de neuf mois ou avec une femme visiblement débile, sait très bien que son consentement n'est pas libre. Il est parfaitement conscient d'agir contrairement aux fondements élémentaires du respect d'autrui. Je pense que l'on pourrait trouver là un moyen de poursuivre le client.

La deuxième chose que l'on a interdit en abolissant l'esclavage, c'est carrément l'esclavage lui-même, c'est-à-dire la prostitution. On a pris en compte tous les éléments : le négrier, l'esclavage et l'acheteur d'esclave. Ils ont tous été réprimés. Pour la prostitution, il faudrait faire pareil en allant jusqu'à interdire la prostitution.

Certes, je connais tous les grands arguments : c'est le plus vieux métier du monde ; on ne peut pas imaginer une société sans prostitution parce qu'il y a des pervers et qu'il y aurait plus de viols, etc. J'affirme que ces arguments en sont de mauvais parce qu'en matière de viol et dans toutes les agressions sexuelles, l'individu qui commet de telles infractions n'est pas un client de prostituées. Le viol a sa source dans la peur de la femme. Les violeurs ont peur de la femme. Ils vont donc violer de toutes jeunes filles, des enfants, parfois de très vieilles femmes, qui ne leur font plus vraiment peur. Cet homme qui a peur de la femme ne fréquentera pas les prostituées, ce n'est pas vrai.

Dire qu'il faut des prostituées pour éviter les viols et les agressions sexuelles est faux. En fait, il faut l'avouer et le reconnaître, le client de la prostituée, c'est M. Tout-le-monde. Cela peut être votre voisin de palier. Il y a peut-être un problème moral dans notre société...

Mme la Présidente : Défendez-vous un système à la suédoise ? En Suède, on incrimine les clients des prostituées.

Mme Aimée ROEHRIG : Mais c'est magnifique !

Mme la Présidente : Monsieur le procureur de la République, j'aimerais avoir votre sentiment sur l'incrimination du client.

M. Edmond STENGER : Les expériences suédoises, d'après ce que j'ai pu en lire et d'après ce que la bonne presse a pu en rendre compte, ne paraissent pas très concluantes pour l'instant...

M. le Rapporteur : Pour la Suède, oui ; pour l'Estonie, beaucoup moins !

M. Edmond STENGER : Je crois beaucoup en une nécessaire harmonisation des législations entre les pays de l'Union européenne. On ne peut plus rester, de nos jours, dans des législations aussi divergentes. On le voit bien à Strasbourg.

Je voudrais à cet égard citer l'exemple bien précis d'un proxénète, citoyen allemand, que les Allemands ne considèrent pas comme proxénète, et contre lequel nous avons ouvert une information. Nous avons dû attendre qu'il veuille bien franchir la frontière, un jour où il amenait des filles en France, pour le placer en détention. Nous n'avons malheureusement pas pu le conserver longtemps parce qu'il n'était qu'un intermédiaire. Il était toutefois un maillon important des filières tchèques et slovaques.

Je me souviens très bien que, lors d'une réunion de travail que nous avons eue avec le parquet d'Offenburg et la police allemande, nous avons buté sur cette réalité incontournable de la divergence des législations. Je crois beaucoup à leur nécessaire harmonisation si l'on veut combattre ces crimes.

Le constat que l'on peut faire sur Strasbourg est que nous sommes bien en présence de réseaux très structurés et particulièrement puissants. Il n'y a aucun doute.

Je voudrais dire, non pas pour mettre à tout prix en relief l'action du parquet de Strasbourg mais pour dire, malgré tout, les choses telles qu'elles apparaissent, que nous avons vu ce développement de la prostitution et que nous avons réagi. Nous étions auparavant dans une réalité de prostituées locales. Entre 100 et 120 prostituées arpentaient les rues strasbourgeoises, parmi lesquelles, dans les mêmes proportions qu'aujourd'hui, nous comptions des prostituées d'origine africaine, les autres étant surtout des prostituées locales. Et nous avons été confrontés brutalement à des affaires de violence, de viol. Nous avons vu apparaître de très jeunes prostituées. Nous avons vu se développer ce phénomène dès le départ. Cela suscitait des inquiétudes parce qu'un tel développement de la prostitution signifie un développement de trafics divers, entre autres, du trafic de drogue.

Nous avons travaillé sur ces questions avec la police judiciaire, la gendarmerie et tous les autres services de police. Nous avons beaucoup insisté pour que ce sujet soit inscrit dans le contrat local de sécurité. C'est donc maintenant l'un des axes de ce contrat qui a été signé le 5 octobre 1998. Il était important qu'il en soit ainsi parce que cela permettait aux services de police judiciaire de demander des moyens supplémentaires, moyens que nous n'avons pas.

Si l'on s'interroge sur la durée de ces informations et des procédures, il est vrai que, par définition, elles sont condamnées à être relativement longues, mais il faudrait peut-être obtenir une implication plus forte de l'Office central, qui doit être doté des moyens adaptés au niveau de la Direction centrale de la police judiciaire.

Il faudrait aussi avoir des moyens supplémentaires pour le SRPJ, qui sont pour l'instant insuffisants. Lorsque le SRPJ se déplace en Tchéquie, Slovaquie ou Bulgarie, M. le directeur le dira mieux que moi, cela immobilise un certain nombre de fonctionnaires pendant des semaines et des semaines. Il y a la préparation des commissions rogatoires internationales et les liaisons avec les juges d'instruction. Tout cela demande des moyens importants que nous n'avons pas.

Mon interrogation est de savoir si l'on peut vraiment lutter...

Mme la Présidente : C'est bien la nôtre aussi !

M. Edmond STENGER : J'ai à l'esprit une affaire en cours, j'ai donc quelque pudeur à en parler. Mais il s'agit de l'affaire de l'ambassade de France à Sofia, qui témoigne de comportements absolument étranges. On nous dit que la justice n'est guère empêchée de faire quoi que ce soit, mais on a tout de même essayé d'empêcher, au niveau de notre ministère, le juge d'instruction et le représentant du ministère public de se déplacer en Bulgarie et on les a empêchés de procéder à des investigations à l'ambassade de France.

Mme la Présidente : Ici, à Strasbourg ? Pourtant, nous connaissons le cas d'un juge d'instruction de Nice qui s'est déplacé en Bulgarie.

M. Edmond STENGER : Je parle d'un dossier qui est en cours d'instruction à Strasbourg.

Mme la Présidente : Et vous en avez été empêché par le ministère ?

M. Jean-Luc JACOB : Le juge d'instruction et le procureur adjoint ont pu se déplacer, mais n'ont pas été autorisés à accomplir des actes au sein du consulat de l'ambassade de France à Sofia.

Mme la Présidente : Sur quels fondements ?

M. Edmond STENGER : Sur des motifs qui m'ont laissé un peu pantois. Il est vrai que mes études de droit datent un peu, mais j'en étais resté à la notion qu'une ambassade de France bénéficiait d'une extraterritorialité et était considérée comme territoire français. Donc, si un magistrat voulait s'y déplacer, il était en territoire français et, avec l'autorisation de traverser le pays concerné, il pouvait y mener des investigations.

On nous a dit à la Chancellerie, avec une jurisprudence qui m'a laissé quelque peu dubitatif que, certes, une ambassade bénéficiait d'une notion d'extraterritorialité, mais que cette notion ne s'appliquait pas aux Français. En d'autres termes, un juge d'instruction ne pouvait pas mener d'investigations à l'intérieur d'une ambassade. On nous a cité une jurisprudence, quelques arrêts qui ne me paraissent pas très convaincants. En tout cas, j'avais appris autre chose au cours de mes études de droit.

Mme la Présidente : Cela vous a-t-il été dit par téléphone ou avez-vous un écrit ?

M. Edmond STENGER : Je crois que nous avons un écrit.

Mme la Présidente : Auriez-vous l'amabilité de nous transmettre la réponse de la Chancellerie sur cette demande d'investigation ?

M. Edmond STENGER : Je le dis devant des parlementaires. Lorsque, dans un premier temps, l'on nous a dit au téléphone que le juge d'instruction ne serait pas autorisé à se transporter, j'ai poussé quelques hurlements ; je pensais que ces choses-là n'existaient plus.

Mes hurlements ont fait que le juge d'instruction a finalement été autorisé à s'y rendre, mais il y a quand même eu un certain nombre d'entraves scandaleuses, que je ne peux accepter. Ou l'on veut protéger des intérêts ou l'on veut lutter réellement !

Mme la Présidente : Mais vous y êtes finalement allés ?

M. Jean-Luc JACOB : D'une certaine manière, nous avons bénéficié d'une meilleure collaboration de la part des autorités bulgares qui nous ont autorisés à poser les questions que nous souhaitions à toutes les personnes que nous souhaitions entendre.

En revanche, il nous a été formellement interdit de procéder à toute audition au sein du consulat et de l'ambassade de France, en nous disant que si nous persistions dans notre projet, nous n'aurions pas d'ordre de mission ni la possibilité de nous déplacer.

Mme la Présidente : Je tiens beaucoup à avoir cette réponse écrite.

M. Jean-Luc JACOB : Nous travaillons malheureusement de façon artisanale face à des réseaux organisés. Jusqu'à présent, le SRPJ travaillait sur ces affaires avec un seul enquêteur.

M. Alain MIRABEL : Deux depuis peu. Nous avons doublé nos effectifs !

M. Jean-Luc JACOB : Ils font un travail génial qui donne des résultats, mais deux personnes au SRPJ pour ce service, c'est trop peu.

M. Alain MIRABEL : Si vous permettez, monsieur le juge, il ne faut pas non plus être excessif. Effectivement, deux enquêteurs seulement travaillaient sur ce dossier, mais ils bénéficiaient régulièrement de l'appui de l'office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) sur le terrain. Cela mérite d'être dit.

M. Jean-Luc JACOB : En ce qui concerne ce dossier bulgare, je voudrais insister sur un point : considérons-nous vraiment que cette affaire est importante ? Si oui, il est nécessaire de se donner les moyens de démanteler ces réseaux, aussi bien ceux qui concernent les prostituées bulgares que ceux qui permettaient à des voyous, des truands, d'obtenir des visas de façon irrégulière. Nous savons maintenant que ce sont les mêmes réseaux mafieux qui avaient des relations privilégiées avec l'ambassade et le consulat de France, et qui amènent des filles à se prostituer sur le territoire français.

Dans peu de temps, nous serons confrontés à la gestion de milliers de documents qui doivent être rapatriés de Sofia. Un service de police nous disait qu'il n'avait pas les moyens d'exploiter ces milliers de documents. Or, seule l'exploitation de ces documents, l'analyse des mouvements financiers permettra d'atteindre les véritables proxénètes, les têtes de ces réseaux mafieux. La réponse qui nous est donnée pour l'instant est que nous ne disposons pas des moyens techniques en hommes, en matériel informatique permettant d'examiner ces visas.

M. Edmond STENGER : Ce sont près de 60 000 visas qui doivent être examinés.

M. Jean-Luc JACOB : Quel travail veut-on que la justice fasse si on ne lui donne pas les moyens d'exploiter ces documents ?

M. Alain MIRABEL : Sans vouloir prendre le contre-pied, car si j'avais la possibilité d'obtenir des fonctionnaires supplémentaires, je ne le refuserai pas, je dois dire que depuis l'OCRTEH d'appuyer leurs collègues de la brigade de lutte contre le proxénétisme à Strasbourg. C'est une manière indirecte de reconnaître la faiblesse des effectifs.

Mme la Présidente : Il semble y avoir une prise de conscience nationale de la situation de la Strasbourg, à Nice, à Lyon et Marseille.

M. Pierre WAGNER : Nous avons les mêmes filles qui se prostituent d'une ville à l'autre, c'est une évidence.

M. Jean-Luc JACOB : Elles tournent sur l'ensemble du territoire français.

Mme la Présidente : A Nice et Strasbourg, ce sont plutôt des Bulgares.

M. Jean-Luc JACOB : Il nous manque un outil informatique qui permette de suivre leur évolution sur le territoire français et sur l'ensemble du territoire européen. Nous savons qu'elles restent trois semaines/un mois dans une ville et qu'ensuite, elles vont se prostituer ailleurs. Nous ne connaissons pas cet ailleurs. Il serait utile que nous disposions d'un outil qui permette de savoir ce qu'elles deviennent au bout d'une année.

M. le Rapporteur : Cet outil n'existe pas au sein des services de police ?

M. Laurent GAKOVIC : Au sujet de ce qu'évoquait M. le juge d'instruction, ici, nous avons recensé 650 prostituées tchèques. Nous avons inscrit certaines d'entre elles au fichier des personnes recherchées parce que nous avions besoin de leur témoignage. Nous nous sommes rendu compte qu'en effet, elles tournaient énormément, qu'on les retrouvait en Autriche et dans d'autres pays.

Mais il est vrai que nous n'avons aucun suivi parce que, même au niveau du fichage, l'important, c'est de les connaître, d'avoir leur photo, leur passeport, etc. On rencontre quelques difficultés à conserver tous ces éléments et à assurer un suivi vraiment utile des prostituées, donc, à maîtriser le phénomène.

M. André SCHNEIDER : Je ferai une observation et poserai une question.

En bon Alsacien, je tiens à vous dire à quel point il était important que la Mission vienne chez nous, à Strasbourg, parce que ces problèmes sont notre quotidien. Mon observation porte sur le téléphone et les opérateurs. Je trouve assez incroyable de constater que l'on nous demande un justificatif de domicile, une pièce d'identité, une carte bancaire, et que sais-je encore, quand nous voulons ouvrir une ligne sur un portable et d'entendre que d'autres peuvent pourtant en ouvrir bien plus facilement. Cela m'intrigue.

Deuxièmement, nous sommes dans le vif du sujet : comment réduire les délais des procédures judiciaires ? Quels moyens faudrait-il mettre en _uvre ? Vous avez assez largement répondu en disant qu'il faudrait plus de moyens. Pour nous, qui approchons d'une session budgétaire, pour ramener le délai à un an comme le demande la loi, nous souhaiterions savoir de façon plus réaliste, et raisonnable, ce qu'il faudrait comme moyens supplémentaires.

Mme la Présidente : Pour ma part, le problème me paraît davantage résider dans les relations et les divergences de législation entre les pays de l'Union européenne.

M. Edmond STENGER : Tous les services de police, de police judiciaire, de la justice, du parquet, des juges d'instruction, toute la chaîne pénale s'y emploie, mais il y a des choses qui sont de notre ressort et d'autres qui ne le sont pas.

Cette criminalité implique une très grande volonté de la part de l'Etat et, bien évidemment, une action un peu pesante et forte sur les Etats d'où sont originaires ces prostituées. Nous sommes là dans le domaine de la diplomatie et des affaires étrangères, et ce n'est pas nous qui y travaillons.

Nous devons obtenir une excellente collaboration. Les services de police le diront bien mieux que je ne saurais le dire, ils ont été chaque fois très bien accueillis lors de leurs missions en Tchéquie, en Slovaquie et en Bulgarie. Mais, ensuite, nous souhaiterions qu'il y ait un suivi au niveau de ces pays, suivi qui ne se produit pas.

En conséquence, nous avons été amenés à adopter la stratégie du mandat d'arrêt international, dont l'objectif est de faire condamner ces proxénètes que nous avons identifiés car on ne sait pas vers quels sommets on remonte. Nous avons adopté cette stratégie de les faire condamner en France pour les rendre immobiles et les assigner dans leur pays, ce qui est une forme de sanction.

Je crois savoir que votre Mission s'intéresse également à l'exploitation économique. Nous pourrions peut-être en dire un mot également ?

Mme la Présidente : Nous sommes un peu pris par le temps, mais il est vrai qu'il est très important d'en parler. Je pense que M. Alain Vidalies souhaiterait auparavant en terminer avec le sujet dont nous parlions précédemment.

M. le Rapporteur : Je ferai juste une observation. Nous sommes venus ici pour enquêter sur des réseaux. Vous nous avez confirmé la réalité de leur existence et de leur puissance.

Or hier soir, quand je suis parti avec les policiers sur le terrain, il y avait manifestement un problème d'appréciation de la part de ceux que j'ai entendus. D'après les informations qui m'ont été données, il n'y aurait pas de réseau. Il n'y a pas de proxénètes à rechercher, ce sont des filles qui viennent d'Europe de l'est pour se faire de l'argent, parce que l'on comprend bien que c'est facile !

On maîtrise la situation, on les connaît, elles sont recensées. Ce sont des sortes de travailleuses indépendantes, venues ici spontanément ! Je crois qu'il y a un problème de compréhension de la réalité du phénomène.

M. Pierre WAGNER : Vous êtes allé sur le terrain ?

M. le Rapporteur : Oui.

M. Alain MIRABEL : Ce domaine de la lutte contre le proxénétisme est exemplaire de la complémentarité des services. Vous êtes allé sur le terrain hier soir dans Strasbourg avec des policiers qui sont confrontés essentiellement à la prostitution de rue avec un petit proxénète local. Je parle sous le contrôle de mon collègue, le directeur départemental de la sécurité publique. C'est conforme à la mission des services qu'il dirige. L'aspect qui concerne l'immigration relève de la police aux frontières, qui fait un excellent travail, cela doit être aussi souligné. Il appartient aux services spécialisés de la police judiciaire de lutter contre les réseaux.

Si, sur Strasbourg, l'action est, somme toute, relativement bien conduite, c'est bien parce qu'il existe une complémentarité entre les services de police. Le discours que vous avez dû entendre hier est essentiellement celui des gens qui sont confrontés à la gestion du quotidien. Ce ne sont pas eux qui sont chargés de traiter les dossiers qui viennent d'être évoqués.

M. le Rapporteur : Ils sont, me semble-t-il, une source d'information non négligeable car il s'agit de policiers très compétents et intéressés par leur travail. Mais, fort de leurs appréciations, je pensais que notre réunion ce matin ne soulèverait pas de difficultés car à entendre leurs propos, c'étaient des affaires de prostitution un peu à l'ancienne, un peu en dehors de notre Mission.

Mme la Présidente : Il semble que cela est le cas également à Nice, ce qui pose quand même un problème. En effet, à Nice, la police départementale, mais pas la police judiciaire, a tendance à dire qu'il n'existe pas de réseau mais une prostitution à la petite semaine, si je puis dire. Or cela met en difficulté les autorités de justice.

M. Jean-Luc JACOB : Les filles parlent peu, de toute façon. Elles n'ont pas intérêt à le faire en raison de leur grande misère et de leur besoin d'argent. Nous avons la preuve qu'il existe des réseaux constitués, notamment bulgares, au travers d'écoutes téléphoniques et de lourdes investigations qui ne sont pas connues de certains policiers qui sont sur le terrain au contact quotidien avec ces filles.

M. le Rapporteur : Ce n'est pas ce que dit la police sur le terrain. Les policiers que j'ai vus hier soir disent qu'ils ont des listings, qu'ils sont capables de faire des statistiques sur les rotations, etc.

M. Laurent GAKOVIC : On rencontre quand même quelques difficultés.

Mme Aimée ROEHRIG : Ce que l'on vous a dit, ce que les policiers vous disent, est le reflet de ce que les filles déclarent. Si vous interrogez une prostituée, elle vous dira : « Je ne connais pas de proxénète. Mon argent ? Je le garde pour moi. » « Et où est-il votre argent ? » lui demandera le policier. « Je l'ai déjà envoyé dans mon pays. » répondra-t-elle. Naturellement, elle ne pourra pas justifier de l'envoi, parce que ce n'est pas vrai. L'écoute téléphonique dément totalement ce qu'elle affirme. Elle vit, en fait, dans la peur, même lorsqu'elle est librement prostituée, même lorsqu'elle est venue librement.

M. le Rapporteur : Cela peut-il arriver ?

Mme Aimée ROEHRIG : Elle peut arriver en toute liberté, en ayant la volonté de se prostituer en France.

M. Pierre WAGNER : Oui, mais elle ne reste pas sur le terrain longtemps...

M. le Rapporteur : Elle ne reste pas longtemps sur le terrain comme travailleur indépendant !

M. Pierre WAGNER : ... parce qu'il n'y a pas de place pour elle.

Mme Aimée ROEHRIG : Le trottoir est millimétré. On paie tant par place...

M. Pierre WAGNER : C'est une sorte de patente.

M. Jacques SIGNOUREL : Vous avez parlé de Nice mais, à Strasbourg, c'est la même chose. Pour la sécurité publique, la prostitution s'analyse comme un trouble à l'ordre public. C'est surtout cela que les policiers en charge de la sécurité publique vivent.

L'attitude qui consiste à dire que ces dames exercent un métier et que, en conséquence, nous ne pouvons rien contre elles est une attitude de défense. Il y a certes un trouble à l'ordre public mais il y a des gens qui sont sur les trottoirs, des gens qui viennent avec les voitures, qui font du bruit, qui klaxonnent, s'invectivent, provoquent éventuellement des bagarres... Tout cela est du trouble à l'ordre public.

Les personnes qui habitent dans ces secteurs ne sont pas très satisfaites de voir ces filles exercer leur travail tout au long du canal. Donc, ils se retournent vers nous pour demander ce que nous faisons pour faire cesser ce trouble. Nous ne faisons que ce que la loi nous autorise à faire.

Mme la Présidente : Mais cela ne vous empêche pas de faire savoir à vos troupes que la situation est plus grave que de simples voitures qui klaxonnent.

M. Jacques SIGNOUREL : Les policiers le savent parfaitement.

Mme la Présidente : Pourquoi ne nous le disent-ils pas ?

M. Dominique RODRIGUEZ : Il y a une différence avec un proxénétisme extrêmement visible, comme l'était le proxénétisme traditionnel ; les services de la sécurité publique travaillent essentiellement sur des équipes de proxénétisme locales, c'est-à-dire des filles qui viennent en free lance, qui échappent à des réseaux étrangers et qui sont reprises par des locaux.

Nous avons fait un certain nombre de dossiers de ce type dans lesquels on retrouve effectivement des proxénètes relativement visibles, parce qu'ils suivent les filles, sont aux points de rendez-vous, et ont une vision assez fine de ce qui se passe au quotidien sur le terrain.

Les informations que nous recueillons sur les réseaux étrangers sont communiquées au SRPJ dont les services sont plus outillés que nous pour travailler sur ces filières qui demandent un travail à long terme et qui, en termes de vision de première approche dans la rue, sont moins visibles. En effet, ces réseaux travaillent en faisant des comptes rendus téléphoniques, les filles sont surveillées par des équipes qui viennent, bien sûr, de temps à autre sur le terrain mais qui sont moins présentes que des réseaux de proxénétisme local classique.

Donc, sur le plan de l'appréhension du problème, la visualisation du proxénétisme est bien moins apparente. Je pense que c'est cela que voulaient dire les policiers sur le terrain en disant que les proxénètes sont moins présents, moins visibles sur le terrain ; il y a davantage de systèmes de pilotage à distance, contrairement aux réseaux traditionnels locaux.

M. Alain MIRABEL : Mon service est, en effet, destinataire de toutes les informations obtenues par l'ensemble des services de la police nationale et, périodiquement, nous organisons au siège du SRPJ des réunions de coordination auxquelles sont souvent associées les gens de l'office central pour la répression de la traite des êtres humains.

Il existe donc une vraie complémentarité mais nos champs d'investigation ne sont pas les mêmes.

M. Edmond STENGER : Je voudrais préciser, à propos de l'esclavage domestique que, sur Strasbourg, nous avons très peu de procédures d'étrangers en situation irrégulière se livrant à du travail et pouvant être exploités. Néanmoins, une autre réalité apparaît, pour laquelle nous n'avons pas encore trouvé de parade. C'est ma vieille marotte qui revient. Il s'agit de l'exploitation de mineurs, notamment tziganes, par des réseaux extrêmement puissants, très organisés, très structurés et très féroces.

Nous connaissons littéralement des razzias, c'est-à-dire quatre ou cinq cambriolages commis par des équipes qui tournent souvent, comme les gendarmes, à deux. Ils ouvrent les habitations très facilement avec un tournevis, ou brisent les carreaux, et font main basse sur bijoux et argent liquide. Le produit journalier réalisé par ces équipes oscille entre 20 000 francs et 100 000 francs. Ce sont donc des équipes qui rapportent énormément, et contre lesquelles nous sommes démunis parce que ce ne sont pas ces mineurs, qui ont entre neuf et douze ans, qui nous intéressent en tant qu'auteurs - ils peuvent nous intéresser en tant que victimes mais comment remonter vers les adultes responsables des réseaux qui les utilisent de façon quasi militaire ?

Nous avons des exemples de jeunes mineurs de huit ou neuf ans, que nous plaçons dans un foyer. Naturellement, ils n'y restent pas et vers deux ou trois heures du matin, ils s'échappent. Ils savent parfaitement reconnaître leur chemin. Ils ont un mode opératoire qui prouve que tout le système est extrêmement bien organisé.

Or, de ce point de vue, je n'ai pas noté de volonté très farouche... cette situation est connue dans d'autres régions puisque l'on a eu des affaires qui remontaient en région parisienne au sein du milieu gitan yougoslave, aux Pays-Bas, en Belgique. Je souhaiterai qu'un jour ou l'autre, on s'y intéresse.

Je ne dis pas que les services locaux ne s'y intéressent pas, mais les investigations demandent tellement de moyens ! M. le directeur du SRPJ a d'ailleurs fait plusieurs notes à ce sujet. Sur le plan local, il me semble que l'on est impuissant pour lutter contre ce genre d'exploitation. C'est une exploitation honteuse, inacceptable, de jeunes mineurs entraînés à commettre des délits qui portent un préjudice important aux victimes et participent de façon très importante au sentiment d'insécurité et au sentiment de la population selon lequel les autorités ne font rien, baissent les bras, ferment les yeux et ne luttent pas contre cette forme de délinquance.

Je dis que c'est très dangereux pour la démocratie. Il serait certainement utile d'y réfléchir et de mettre les moyens adéquats pour combattre cette forme de délinquance.

Mme la Présidente : Avez-vous aussi à Strasbourg des pillages d'horodateurs, comme on l'a observé dans plusieurs arrondissements de Paris ?

M. Edmond STENGER : Nous en avons eu à une certaine époque mais je crois que c'est aujourd'hui fini.

M. le Rapporteur : Avez-vous eu des réseaux de mendicité forcée, qui semblent être une spécialité des Roumains ?

Plusieurs personnes : Oui, à tous les carrefours, tous les feux rouges.

M. Laurent GAKOVIC : Nous sommes également confrontés aux réseaux de sourds-muets qui viennent des pays de l'est et qui, par l'intermédiaire d'associations, font du démarchage et sont victimes de viols, entre autres.

M. le Rapporteur : Pour ceux qui aujourd'hui subissent ces sévices, la situation semble pire que celle que l'on peut trouver pour les filles.

Ces jeunes gens que l'on voit mendier aujourd'hui sont pris en main par des réseaux de ramassage qui les amènent le matin, les reprennent le soir. Ils sont à peine nourris, ne sont même pas payés... A Mont-de-Marsan, il y en avait un par 35 ° à l'ombre, en plein midi au milieu d'un carrefour, où devaient passer quinze voitures dans la journée, je ne sais qui l'avait amené là.

Il est vrai que l'on ne s'intéresse pas spontanément à cela mais il semble que ce soit une véritable difficulté parce que ce réseau concerne pratiquement toute la France. Je ne sais s'il fait l'objet d'initiatives judiciaires. Là, il semble que nous soyons face à de vrais réseaux internationaux très organisés.

Mme la Présidente : Nous revenons sur la nécessité d'une internationalisation des procédures pénales.

M. Pierre WAGNER : A Strasbourg, il y a vraiment un gros clivage entre ce dont nous avons parlé aujourd'hui, le proxénétisme, et l'image que renvoie la prostitution à cette ville et contre laquelle il y a des manifestations très régulières. Cela va au-delà du phénomène de trafic des voitures parce que c'est une prostitution qui fonctionne toute la journée et que les gens sont choqués parce qu'il y a des risques pour les enfants. A cet égard, on a très peu de moyens d'agir.

Mme la Présidente : Vous voulez dire que cela participe du sentiment d'insécurité ?

M. Pierre WAGNER : En tout cas, cela porte préjudice à l'image de la ville.

M. Marc REYMANN : Cela se passe en plein jour, devant le collège.

M. André SCHNEIDER : Il y avait un article, je ne sais plus si c'est ce matin ou hier, à ce sujet dans le journal. Lorsque nous irons au centre administratif de la communauté urbaine de Strasbourg, nous serons en plein site et vous pourrez constater cela de visu. Nous recevons tout de même près de mille personnes par jour - vous permettrez au président de la communauté urbaine que je suis de le dire - qui viennent là soit en voiture, soit par les transports en commun, soit à bicyclette puisque nous avons la fierté d'avoir de nombreuses pistes cyclables, et nous sommes en plein milieu du site de la prostitution !

Pour avoir auditionné le principal du collège Pasteur, qui est tout à côté, je puis vous dire qu'il désespère, parce que c'est tout juste si les prostituées ne se mettent pas à l'abri dans le préau du collège lorsqu'il pleut.

M. Pierre WAGNER : On ne peut minimiser ce type de problèmes sur lesquels nous avons peu de prise. En tant que père de famille, je n'aimerais pas tellement que mes enfants soient ni aux prises ni exposés au spectacle immédiatement en sortant de cours. Dans ce quartier, vous marchez sur des préservatifs comme sur les feuilles mortes à l'automne.

M. André SCHNEIDER : Si vous aviez quelques instants, madame la présidente, il serait intéressant que vous rencontriez la personne qui habite l'ancienne maison de l'éclusier, en plein milieu du site. Elle a un jardin qu'elle a beaucoup soigné ; il faut voir à quoi ressemblent les environs de sa maison chaque matin. Elle a aussi des enfants.

En tant que parlementaires, nous nous intéressons beaucoup au problème de l'esclavage, dont nous venons de parler, mais nous nous intéressons aussi, en tant qu'élus locaux, à la propreté de notre ville. Nous aimerions que notre justice ait les moyens de rendre à notre ville sa qualité de capitale européenne.

Audition de Mme Micheline GUSTIN,
directrice départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS) du Bas-Rhin,

M. Yvan KARA,
commissaire de la police aux frontières,

Mme Marcelle TREGUER,
déléguée régionale aux droits des femmes et à l'égalité (DRDEF),

M. Jacques SIGNOUREL,
directeur départemental de la sécurité publique,

Lieutenant-colonel TRITSCH,
commandant le groupement de gendarmerie départementale,

Mme Pascale BILLOT,
directrice départementale de la police aux frontières,

en présence de M. Gilbert DELEUIL,
directeur du cabinet du préfet de la région Alsace, préfet du Bas-Rhin

(par ordre d'intervention)

(compte rendu de l'entretien du 11 septembre 2001 à Strasbourg)

Mme la Présidente : Madame la directrice des affaires sanitaires et sociales, vous avez la parole.

Mme Micheline GUSTIN : La direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS) est bien évidemment impliquée dans la prise en charge, l'accompagnement, le suivi et la prévention des personnes victimes de la prostitution.

Le département, et plus spécialement Strasbourg, connaît un développement du nombre de personnes qui se prostituent. Vous devez avoir les chiffres. D'autres services pourront mieux que moi vous les indiquer.

Pour la prise en charge, l'accompagnement et la prévention de ce problème, la DDASS s'appuie sur un réseau associatif. Vous rencontrez ce soir, me semble-t-il, les acteurs de ce réseau associatif sur Strasbourg. Il s'agira principalement des associations Le Mouvement du Nid, Pénélope et Femmes de parole.

Chacune de ces associations assume une prise en charge globale d'aide et de soutien des personnes prostituées. Elles vont sur le terrain, où elles organisent des rencontres. Certaines sont plus spécialisées. Par exemple, l'association Pénélope s'occupe de la prise en charge sanitaire et intervient lorsque des personnes rencontrent des problèmes de santé. Nous disposons des rapports d'activité assez précis à ce sujet.

Elles provoquent les rencontres. L'association Pénélope possède notamment un camping-car avec lequel elle circule sur les lieux de prostitution à la rencontre des personnes qui se prostituent.

Le Mouvement du Nid est la seule association qui s'adresse à la fois aux femmes et aux hommes victimes de la prostitution. Elle mène une action très soutenue sur le département.

L'association Femmes de parole rencontre les personnes prostituées pour qu'elles puissent exprimer leur souffrance. Là aussi, elle possède un lieu où les personnes peuvent exprimer tout ce qu'elles vivent.

L'Etat apporte un soutien financier important puisque nous sommes passés, globalement - je parlerai des crédits qui nous sont délégués par le ministère de l'emploi et de la solidarité - de 390 000 francs en 2000 à un million de francs aujourd'hui. En un an, l'aide à ces associations a été considérablement accrue par des subventions, dans le cadre de conventions que nous passons avec elles.

Une des difficultés du travail avec les associations est d'essayer de les faire travailler en complémentarité et en réseau. Chacune d'entre elles développe des actions dans le cadre d'un projet associatif et nous avons, il est vrai, quelque difficulté à les faire travailler ensemble. Aussi, depuis le début de l'année, avons-nous mis en place, avec le soutien financier de l'Etat, une sorte de comité de pilotage ou de coordination, animé par le comité régional d'éducation à la santé, pour étudier avec ces associations les actions qui pourraient être développées, les obstacles auxquels elles se heurtent et, bien évidemment, les difficultés des personnes victimes de la prostitution, pour mettre en évidence les problèmes qui ne sont pas encore pris en compte et voir comment travailler en réseau.

La mise en place de ce comité date du début d'année et, je crois qu'il faut le dire, elle est encore un peu difficile et conflictuelle. On se pose des questions sur la place de l'Etat, le discours est toujours le même : quelle est la position de l'Etat dans cette affaire ? Il est en partie financeur, doit-il pour autant mettre en place cette coordination ? Nous sommes donc présents, mais nous avons pensé qu'il était mieux d'avoir un tiers extérieur pour que ces associations ne ressentent pas tout le poids de l'Etat.

Voilà ce que je voulais dire en préliminaire concernant l'intervention de la DDASS. Je suis maintenant prête à répondre à vos questions.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Je suis un peu étonnée de vos propos, madame. Ayant créé dans ma vie une trentaine d'associations - donc, j'y crois - je pense que l'Etat n'a pas à intervenir sur la politique des associations. Les associations font ce pour quoi elles ont été créées. Ce qui les réunit, c'est un but commun.

Que l'Etat les aide à réaliser leur objectif, qu'il leur dise que leur politique s'inscrit dans celle de l'Etat, pourquoi pas ? Mais qu'il intervienne sur la politique même des associations, j'en suis très surprise. C'est la première fois que j'entends cela !

Il est sans doute souhaitable qu'il puisse y avoir un comité de coordination auquel les associations participent et disent ce qu'elles font, mais je ne vois mal comment l'Etat peut intervenir dans la politique de chacune d'elles alors qu'elles ont un but bien défini. Je ne pense pas qu'il faille leur demander d'être complémentaires. C'est à l'Etat de pallier les carences que, grâce à vous, il peut découvrir mais, à mon sens, on peut difficilement demander à une association de traiter tel ou tel aspect du problème parce que les autres ne le font pas.

Mme la Présidente : Si vous me permettez, chère collègue, je ne pense pas que l'on ait voulu nous dire que l'Etat avait imposé à une quelconque association de faire telle ou telle chose.

Mme Micheline GUSTIN : Tout à fait, je n'ai pas dit cela.

Mme la Présidente : Cependant, ensuite, il faut absolument qu'il y ait coordination...

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Absolument !

Mme la Présidente : En matière de politique de la ville, le rôle de l'Etat est bien de tenter une coordination. Personnellement, il me paraît très important de coordonner les actions associatives et de les orienter vers tel ou tel créneau. Nous l'avons tous fait en tant qu'élus locaux, en disant : « Là, on a besoin d'une Maison verte, ici, d'une crèche associative, etc. » L'action associative, sans pilotage, va souvent à l'encontre des objectifs que l'on veut atteindre.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'est un vaste sujet !

Mme Micheline GUSTIN : Si vous me permettez de répondre, madame, je me suis sans doute mal exprimée car tel n'était pas du tout le fond de ma pensée. Cette coordination était souhaitée et demandée par les associations.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Très bien.

Mme Micheline GUSTIN : Elle était demandée par les associations, et toute la question était de savoir qui devait la coordonner et, justement pour éviter que l'Etat ne soit perçu, car c'est souvent le cas, comme « pesant », nous avons choisi un tiers pour assurer cette coordination.

Cela s'est vraiment fait à leur demande parce qu'il leur semblait qu'elles intervenaient parfois sur le même terrain et que, par ailleurs, il arrivait aussi qu'il n'y ait pas de réponse aux problématiques qu'elles rencontraient dans leur action.

Croyez-moi, j'ai tout à fait le souci de la liberté associative. Nous essayons donc d'accompagner. Mais il ne faut pas oublier non plus qu'il y a un financement public, dont nous devons bien assurer une certaine évaluation.

M. le Rapporteur : Je voudrais avoir des précisions sur le rôle de l'Etat et savoir comment il se situe par rapport à ces femmes victimes dont la situation peut être portée à sa connaissance par les associations.

En tant qu'autorité détenant le pouvoir de décision, vous arrive-t-il d'être saisie par les associations de la situation de ces jeunes femmes, qui peut nécessiter éventuellement une décision administrative, pour régulariser une situation, par exemple ? En tant que coordinateur de ces actions, assurez-vous l'intermédiaire avec les services de l'Etat - préfecture, services de police, et autres - ou lorsqu'elles sont confrontées à ces situations, les associations s'adressent-elles directement aux services de l'Etat compétents ? Ou encore ne s'adressent-elles à personne ?

Lorsque des mineurs, utilisés par des réseaux pour commettre des larcins, qu'ils soient tziganes, comme cela a pu nous être dit, ou d'une autre origine, sont arrêtés ou pris en flagrant délit, et que l'on veut les extraire de ces réseaux, de quelles institutions disposez-vous ? Existe-t-il des foyers adaptés ? Les mesures de placement ordinaires sont-elles prononcées ou avez-vous des réponses spécifiques pour ces mineurs ?

Mme Micheline GUSTIN : Vos questions s'adressent à plusieurs services de l'Etat.

M. le Rapporteur : La première s'adresse directement à vous. Je voudrais vraiment comprendre ce qui se passe ici quand les associations sont confrontées à des étrangères qui se livrent à la prostitution et qui, bien souvent, sont en situation irrégulière. Comment réagissez-vous ? Quelles sont les mesures de protection ? Les signalez-vous à quelqu'un ? La prise en charge est-elle individuelle ? La préfecture en est-elle informée ou non ?

Mme Micheline GUSTIN : En tant que DDASS, nous n'intervenons pas directement et, justement, l'objectif poursuivi en mettant en place cette coordination était de mieux connaître la problématique de ces femmes, et, dès lors, de pouvoir jouer ce rôle d'interface avec les services de la préfecture, comme nous le faisons pour les demandeurs d'asile pour lesquels nous avons également mis en place un comité de pilotage.

Donc, la réponse principale est que nous n'intervenons pas directement : nous ne possédons pas de services sociaux de terrain.

Mme la Présidente : La DDASS n'a plus de services sociaux ?

Mme Micheline GUSTIN : Nous n'avons pas de services sociaux de terrain...

Mme la Présidente : Rien ! ?

Mme Micheline GUSTIN : Actuellement, nous avons quatre assistantes sociales pour 1 100 000 habitants - vous voyez ! - qui traitent des problématiques globales de logement, des demandeurs d'asile, sans prise en charge de situations individuelles.

Mme la Présidente : Avez-vous une collaboration avec le conseil général ?

Mme Micheline GUSTIN : Bien sûr. Mais elle porte plus sur la mise en _uvre de grands dispositifs que sur la prise en charge de situations individuelles. Il s'agit plus de financements, de passation de conventions sur des thématiques précises. Nous n'avons plus de services sociaux de l'Etat spécialisés. Le seul service de l'Etat spécialisé est celui de l'aide aux étrangers, le SSAE.

Dans ce domaine, les associations travaillent et ce sont les services de la préfecture chargés du séjour des étrangers qui répondent aux demandes individuelles.

M. Gilbert DELEUIL : A la préfecture, les problèmes de prostitution ne sont traités individuellement qu'au travers du problème des titres de séjour. C'est la seule hypothèse dans laquelle la préfecture peut avoir connaissance de cas individuels. Pour le reste, nous intervenons, comme la DDASS, dans le cadre de grandes actions globales, jamais sur des cas individuels. Aucun service de la préfecture ne travaille spécifiquement sur ce thème.

Mme la Présidente : Le bureau des étrangers est, peut-être, amené à connaître de situations individuelles. Je pense que ce sont alors les associations qui constituent les dossiers.

M. Gilbert DELEUIL : Tout à fait, au travers des problèmes de la légalité du séjour et de la délivrance des titres de séjour. La qualité de la personne devient accessoire par rapport à sa nationalité.

Mme la Présidente : Le bureau des étrangers sait-il que la personne est, par exemple, prostituée ou cela ne l'intéresse-t-il pas du tout ?

M. Gilbert DELEUIL : Je ne suis pas sûr que l'information soit systématiquement transmise. Qu'en dites-vous, vous, qui travaillez avec eux ?

M. Yvan KARA : Monsieur le directeur, sur le plan policier, la police aux frontières a une position double, à la fois une position judiciaire puisque nous sommes impliqués dans la lutte contre la prostitution, sous son aspect d'immigration et pas uniquement de proxénétisme, et une position administrative pour ce qui est du titre de séjour. 

Nous avons une approche uniquement répressive dans la mesure où nous demandons les papiers à ces jeunes filles pour voir dans quelle situation administrative elles se trouvent. Et nous nous rendons compte qu'elles sont de plus en plus souvent en règle vis-à-vis de la législation, puisque certains pays, comme la Bulgarie, n'ont plus besoin que de visa. Nous avons donc connu une explosion du nombre de Bulgares.

De plus, nous sommes moins bien placés que les services de la DDASS ou les associations parce que le policier est perçu comme faisant partie de l'appareil répressif. Il est vrai que nous voyons ces jeunes filles, dans un premier temps, pour leur demander leur situation administrative et, si celle-ci n'est pas conforme à la législation nationale, elles tombent sous le coup de la loi. Elles préfèrent se tourner vers les représentants des associations pour obtenir une assistance et déposer une demande d'asile.

Ces demandes, à mon avis, ne doivent pas être nombreuses - on retombe toujours dans le même aspect du problème - car ces femmes sont prises en charge par des réseaux structurés ; beaucoup d'entre elles sont domiciliées en Allemagne. Rares sont celles qui font une demande, hormis les quelques-unes qui veulent s'en sortir et qui voient surtout les représentants des associations plus que les policiers, même si nous servons parfois de relais. Je ne pense pas qu'elles soient nombreuses à demander un titre de séjour au titre de demandeur d'asile.

Mme la Présidente : Elles habitent en Allemagne et sont touristes en France ?

M. Yvan KARA : C'est cela. Souvent, elles possèdent un visa de tourisme. La police aux frontières essaie de lutter contre cet aspect, parce qu'elles obtiennent un visa allemand, mais elles ne viennent pas faire du tourisme, ou alors un tourisme un peu particulier. En fait, elles viennent, aux yeux du fisc, se livrer à une activité professionnelle rémunérée. Il y a donc un détournement de l'obtention du visa, qui tombe sous le coup de la loi.

Mme la Présidente : Nous allons interroger Mme la déléguée aux droits des femmes sur la façon dont son service perçoit le problème à Strasbourg.

Mme Marcelle TREGUER : Pour définir les compétences de la DRDFE : nous n'avons pas de crédits particuliers pour la prostitution puisque c'est la DDASS qui est en charge de cette problématique. Nous abordons le problème de la prostitution dans un cadre plus général, qui est celui de la lutte contre les violences sexistes. A la suite de la conférence de Pékin, la prostitution est considérée comme faisant partie des violences dont sont victimes les femmes. A ce titre, nous nous en occupons. Cependant, nos actions se traduisent par un soutien financier aux associations - nous sommes donc amenés à financer soit des actions conduites par Pénélope, Femmes de parole ou Le Mouvement du Nid - qui relèvent de la mise en place de permanences d'écoute et d'accompagnement des femmes - soit, comme nous l'avons fait l'année dernière, des chantiers-écoles dans le cadre de la réinsertion.

Nous organisons tous les ans une formation qui s'adresse aux acteurs sociaux sur les mécanismes de la violence. Les associations sont très intégrées dans la mise en place et la réalisation de ces journées de formation et sont amenées à parler du problème de la prostitution face à tous ces partenaires potentiels.

Par ailleurs, en tant que déléguée, il m'arrive de participer à des actions de communication sur cette problématique.

Mais nous n'avons pas de contacts directs avec les femmes prostituées, sauf lorsque je suis invitée par les associations à les rencontrer et à répondre à leurs questions. Notre action est de cet ordre.

Je participe aussi aux réunions de mise en place d'un collectif prostitution. Ces réunions sont parfois un peu houleuses, en raison de rivalités entre les associations et parfois aussi des insatisfactions quant aux moyens accordés par l'Etat. Les associations souhaiteraient que nous disposions de plus de moyens pour les aider.

Mme la Présidente : Nous n'avons pas du tout parlé d'exploitation économique. La délégation aux droits des femmes exerce-t-elle une certaine vigilance sur l'exploitation économique de mineurs, que l'on nous a signalée tout à l'heure, lors de la réunion avec les services de la justice et de la police?

Mme Marcelle TREGUER : A priori, non. Nous n'avons pas été sollicités.

Mme la Présidente : Pas du tout, sur ce volet de l'exploitation économique des femmes ?

Mme Marcelle TREGUER : Nous n'avons pas eu d'informations de cette nature.

Il y a d'ailleurs également très peu de remontées directes sur la prostitution. Il y a eu des interventions des habitants le long des quais, mais une seule personne m'a téléphoné pour demander ce que l'on pouvait faire pour les jeunes filles.

Nous ne sommes pas, me semble-t-il, repérés comme étant le partenaire privilégié pour le problème de la prostitution.

Mme la Présidente : C'est d'ailleurs assez normal.

Et avez-vous eu connaissance de cas d'esclavage domestique utilisant des jeunes filles de l'est ?

Mme Marcelle TREGUER : Je n'en ai jamais entendu parler localement.

Mme la Présidente : Existe-t-il des relations entre la DDASS et les services de police?

Mme Michèle GUSTIN : Pas du tout. Avec la police aux frontières, c'est sûr, avec la gendarmerie un peu moins et sur quelques cas particuliers seulement, mais pas vraiment.

Lieutenant-colonel TRITSCH : Je pense que l'on ne peut pas comparer le problème de la prostitution dans le département avec ce qui se passe dans la ville de Strasbourg.

Pour l'instant, concernant la prostitution, mon approche est uniquement au travers des troubles à l'ordre public, notamment lors d'incidents dans les hôtels. Nous constatons, par exemple, qu'un client peut - pour employer les termes de ces personnes - « lever » une prostituée à Strasbourg et aller dans un hôtel plus calme vers Obernai. C'est ainsi que, de temps en temps, à cinq heures du matin, nous avons quelques problèmes d'ordre public. C'est la seule approche que nous en ayons. Mais nous n'avons pas de lien direct avec la DDASS.

Je pense néanmoins que nous avons vraisemblablement un certain nombre de choses qui se passent dans tous ces hôtels récents auxquels on peut accéder directement, en payant par carte. Mais nous n'avons pas vraiment d'éléments précis sur ce sujet.

L'autre approche est celle de l'enquête judiciaire, puisque le groupement de gendarmerie en est en charge au travers de la section de recherche. Nous avons traité deux affaires de meurtres de prostituées au cours des deux dernières années, l'une d'elle ayant des implications internationales. Il s'agissait d'une Tchèque. Il nous a fallu dix-huit mois, en collaboration avec la police, pour établir sa nationalité. Une collaboration tout à fait exemplaire. Sans vouloir entrer dans l'odieux, nous n'avons retrouvé qu'un tronc, et la tête onze mois après. L'enquête a été assez difficile. Nous avons dû mettre en place une collaboration internationale, en liaison avec les magistrats saisis. Des commissions rogatoires internationales ont été délivrées. En fait, nous nous sommes très vite arrêtés dans la capitale de la Tchéquie où les services de police nous ont fait savoir qu'ils n'avaient pas de bureau traitant de la prostitution, que ce n'était pas leur souci premier.

A ce jour, nous n'avons pas encore pu établir l'identité de la personne et ne savons toujours pas s'il s'agit d'un règlement de compte entre proxénètes, de l'élimination d'une prostituée qui n'a pas rempli son contrat, ou simplement d'un fait divers.

Le deuxième meurtre que nous avons traité était un fait beaucoup plus local. Nous l'avons découvert car on nous a signalé que les gens étaient incommodés par une odeur pestilentielle émanant d'une habitation d'un village au sud de Strasbourg. Nous avons effectivement découvert un cadavre en état de décomposition. C'était une prostituée. C'était son logement dans lequel elle n'exerçait apparemment pas. Nous avons mis quelqu'un sous les verrous et sommes plutôt dans un simple fait divers, très commun.

Les unités de gendarmerie du groupement ne connaissent pas de ces problèmes, peut-être quelques éléments à Haguenau, par exemple, mais, dans les compagnies comme celles de Saverne ou de Wissembourg, qui sont des compagnies frontalières, des compagnies de pleine compétence, nous avons à traiter des problèmes de prostitution à un degré epsilon. Nous commençons, maintenant, à avoir quelques problèmes sur la rive du Rhin. Sur une quarantaine de kilomètres, c'est une succession de villes et de berges : actuellement, elles accueillent des personnes venues d'Allemagne qui sont, en fait, russes. Assez curieusement, nous voyons de très grosses voitures étrangères, donc vraisemblablement, des personnes avec de très gros moyens financiers qui, malgré leur immatriculation allemande, parlent à peine l'allemand, et pour cause car elles sont russes. Elles viennent soi disant faire de la pêche de notre côté de la frontière. Là, effectivement, les autorités locales commencent à nous dire que l'on trouve certains objets le dimanche matin qui prouvent que l'on a pratiqué des rapports sexuels. S'agit-il de prostitution ? Je n'en sais rien.

Voilà ce que je peux savoir concernant la prostitution. Les unités de base ont en réalité très peu de contacts avec ce problème. Lorsque nous y travaillons dans le cadre d'enquêtes judiciaires, c'est donc ou la brigade de recherche départementale ou la section de recherche qui s'en charge.

M. le Rapporteur : Avez-vous eu des procédures en matière de travail clandestin ?

Lieutenant-colonel TRITSCH : Très honnêtement, en matière de travail clandestin, ce que nous traitons avec l'inspection du travail sont des dossiers qui restent très liés à l'économie locale. Quelques petits dossiers sur les vendanges, mais encore c'est assez contrôlé. Un peu de bûcheronnage après la tempête, parce qu'on a alors beaucoup fait appel à des personnes des pays de l'est, et plus classiquement, des procédures concernant des entreprises de bâtiments et travaux publics.

Très honnêtement, en deux ans de commandement, je ne peux pas vous citer une affaire où l'on ait parlé de travail clandestin ou d'ateliers ou de proxénétisme...

M. le Rapporteur : Ma question est sans doute absurde, mais y a-t-il une communauté chinoise ici ?

Lieutenant-colonel TRITSCH : Non. Nous avons des éléments isolés, mais pas de communauté. Il n'existe pas, par exemple, de quartier chinois.

M. Jacques SIGNOUREL : La seule vraie communauté ici est celle des Turcs.

Lieutenant-colonel TRITSCH : Je fais exactement ce que la loi me permet, c'est-à-dire quand il y a constatation d'une infraction, la plupart du temps, au code de la route, je peux verbaliser et, ce faisant, m'intéresser à la voiture - marque, plaque d'immatriculation, etc. - et faire un contrôle sur les fichiers Schengen. Normalement, la loi ne nous permet pas d'aller au-delà.

Mme la Présidente : Mais effectuez-vous des contrôles ?

Lieutenant-colonel TRITSCH : Nous en faisons. Mais, comme je vous l'expliquais, ces personnes sont relativement lisses en matière d'infractions communes sur lesquelles « on peut se faire avoir », si je peux m'exprimer ainsi. En principe, la carte grise est bonne, le véhicule correctement immatriculé, les pneus en parfait état... Vous ne pouvez pas les attaquer par ce biais. A partir de là, nous ne disposons pas tellement d'autres possibilités légales. Le contrôle d'identité ne se justifiant pas, je ne vois pas comment nous pourrions faire. Nous ne disposons pas d'éléments concrets, juste des éléments de l'ordre de l'intuition. Cependant, nous l'avons tous vécu à un certain moment, nous voyons effectivement quelqu'un arriver avec un véhicule haut de gamme dont nous estimons que...

M. Marc REYMANN : Dans le quartier où je suis élu, on me signale régulièrement le passage de voitures de luxe à des heures précises qui distribuent de la drogue.

Les habitants les ont identifiées, mais souvent, comme ils n'osent pas porter plainte, ils s'adressent à nous en pensant que leur élu sera un meilleur relais. Beaucoup de personnes sont surprises que, vivant dans des quartiers déshérités, il puisse y avoir ce type de voiture.

M. Jacques SIGNOUREL : Ce type de situation vaut à titre de renseignements, c'est-à-dire que cela ne va pas avoir un effet immédiat. Il est intéressant de savoir que ce véhicule appartient à Untel pour définir un environnement. Pour mener une affaire à son terme en la matière, la loi a prévu une sorte d'infraction d'enrichissement sans cause, mais encore faut-il pouvoir le prouver. Il faut, premièrement, établir que l'intéressé n'a pas une activité salariée lui permettant de s'acheter ce type de véhicule et, deuxièmement, qu'il est en contact régulier avec des dealers. C'est une procédure qui n'est pas facile à mettre en _uvre. Monter une procédure sur le plan policier est une chose, l'amener devant un tribunal en est une autre.

Mme la Présidente : Quand il y a un lien entre prostitution et toxicomanie, arrivez-vous malgré tout à les accrocher par le biais de la revente de drogue ?

M. Jacques SIGNOUREL : C'est une situation qui existe surtout dans le milieu des travestis. Nous avons des travestis qui sont pour la plupart dépendants de la cocaïne, ou d'autres drogues. Cela pose des problèmes à plusieurs niveaux. Ils ont besoin de trouver de l'argent pour se procurer les produits ; ils sont en contact avec les dealers et il y a des affaires de violence entre eux.

Mme la Présidente : Les prostituées d'Europe de l'est, qui représentent les 4/5èmes des prostituées de Strasbourg, ne sont-elles donc pas toxicomanes ?

M. Jacques SIGNOUREL : A mon avis, non.

M. Yvan KARA : Sur ce point, je rejoins tout à fait mes collègues. Les prostituées que nous contrôlons en tant que police aux frontières, pour l'heure, ne se droguent pas... jusqu'à ce que nous en trouvions une qui se drogue ! Nous n'avons pas de procédure de toxicomanie, pour la bonne et simple raison qu'une prostituée toxicomane est nettement moins jolie qu'une prostituée qui ne se drogue pas. C'est un critère économique et financier : les prostituées toxicomanes sont beaucoup plus marquées. Ces prostituées sont vraiment de belles filles, les souteneurs ne sont pas fous. Il peut arriver qu'ils les amènent à la drogue pour les tenir, mais excusez l'expression, c'est leur « outil de travail » et ils ne veulent pas l'abîmer. Il n'est pas exclu qu'un jour, nous découvrions de la drogue. Le phénomène peut être évolutif.

Mme la Présidente : A Paris, beaucoup de prostituées sont, pour l'heure, toxicomanes, simplement pour pouvoir tenir.

M. Jacques SIGNOUREL : Je ne crois pas que ce soit le cas ici. Cela n'est pas non plus remarqué par le biais des associations. Je crois aussi que si on peut les soumettre au moyen de la drogue, le revers de la médaille est que parfois elles deviennent plus difficiles à contrôler.

Quand vous parlez de femmes victimes de la prostitution, elles sont victimes de la prostitution, mais, malheureusement, au vu des statistiques, elles sont aussi victimes d'agressions. Nous avons régulièrement des affaires d'agressions pour vol et même d'agressions sexuelles.

La toute dernière affaire que nous avons traitée est celle d'un homme qui a violé trois prostituées sous la menace d'une arme de poing. Il a été présenté au parquet et remis en liberté. Ce sont des affaires qui existent, aussi.

Mme la Présidente : On nous a dit qu'il y aurait peu de viols des prostituées, mais il doit bien y en avoir !

M. Jacques SIGNOUREL : Il y en a. Nous en avons traité, pas des dizaines, bien sûr. Cela se passe souvent sous la menace d'une arme de poing ou d'un couteau.

M. le Rapporteur : Ce qui laisse penser que nous ne sommes pas dans des conditions « traditionnelles », si je peux dire, d'exercice de la prostitution sous protection.

M. Jacques SIGNOUREL : J'entendais tout à l'heure parler de protections actives sur le terrain. S'il y en a, elles sont assez lâches.

M. le Rapporteur : Et elles ne s'en plaignent pas puisque vous n'avez pas de plaintes ?

Mme Marcelle TREGUER : Elles vont vers les associations.

Mme la Présidente : Quelles remontées en avez-vous ?

Mme Micheline GUSTIN : Au sujet de la toxicomanie, je crois qu'il y a une distinction à faire entre les prostituées françaises et celles venues de l'est. Les prostituées françaises sont plus souvent toxicomanes que les jeunes prostituées de l'est. Cela me paraît un élément intéressant, qui ressort des rapports d'activités des associations.

Pour répondre à votre question concernant les liens entre les services sociaux et les services de la police, nous avons parfois quelques difficultés. Nous avons, par exemple, une association qui distribue des seringues. Les prostituées françaises toxicomanes, notamment Place blanche, fréquentent bien ce lieu d'échange de seringues : le Bus. Nous avons eu un temps des difficultés de relation avec la police quant à la surveillance un peu dissuasive qu'elle assurait autour de ce bus. Je devais reprendre contact avec M. Signourel, qui est arrivé depuis peu, pour que nous puissions en rediscuter, mais, pour l'instant, nous n'en avons pas reparlé.

Parmi les problèmes de santé rencontrés par les prostituées, la toxicomanie n'est pas particulièrement mise en avant par l'association Pénélope, qui souligne plutôt des problèmes dentaires ou autres.

Mme la Présidente : Ces prostituées étrangères et françaises ont-elles des rapports protégés ?

Mme Micheline GUSTIN : Oui.

Mme la Présidente : Systématiquement ?

Mme Micheline GUSTIN : Oui.

Mme la Présidente : Ce n'est pas le cas partout.

Mme Micheline GUSTIN : Les associations ont ce que l'on appelle une main courante, un cahier dans lequel elles consignent beaucoup des difficultés qu'elles rencontrent, des problèmes, des échanges lorsqu'elles vont sur le terrain. Par exemple, y est consigné ce qu'elles ont vécu dans la relation avec les prostituées. Certaines prostituées soulignaient que l'utilisation du préservatif posait problème, soit parce qu'elles avaient besoin d'informations pour l'utiliser, soit parce que le client n'en voulait pas.

Ce qui ressort aussi de la lecture de ces mains courantes, c'est la violence. Elles sont confrontées à de plus en plus de violences, celles des bandes de jeunes qui viennent les agresser. J'ai lu des cas de ce type, mais ce n'est peut-être pas une généralité.

Mme la Présidente : De jeunes clients ?...

Mme Micheline GUSTIN : De groupes de jeunes, parfois armés, qui les agressent. C'est ce qu'elles disent.

Mme la Présidente : Qui viennent, en même temps, consommer ?

Mme Micheline GUSTIN : Pas forcément, je pense.

M. Jacques SIGNOUREL : Les filles sont une proie facile.

M. le Rapporteur : Cette nuit d'ailleurs, nous avons croisé trois jeunes assez identifiables comme des loubards, qui tournaient autour d'un groupe de deux filles. C'était en pleine nuit, il n'y avait personne. Nous sommes arrivés. Ils ont vu une voiture avec des policiers et sont partis, mais il était clair qu'elles étaient à leur merci.

M. Yvan KARA : Généralement, elles nous les signalent assez rapidement. Dès qu'elles sentent un risque d'agression, que des petits jeunes de banlieue viennent pour leur voler le sac à main, ce qui est assez régulier, et les agresser pour prendre leur argent, elles appellent les services de police. Ce sont des prostituées qui sont en règle. La prostitution étant libre, elles n'ont aucun scrupule à faire appel à la police.

A propos des rapports protégés, je vous livrerai une anecdote. Il y a moins d'un an, nous avons arrêté un chauffeur de taxi qui venait d'Allemagne avec, comme passagères, trois prostituées qu'il amenait sur leur lieu de travail. Il avait dans son coffre 500 préservatifs. Nous avons saisi la voiture pour marquer le coup et essayé de faire tenir un dossier en matière de proxénétisme, mais nous avons eu du mal à trouver des éléments constitutifs de l'infraction avec le parquet.

Mme la Présidente : Le taxi est reparti ?

M. Yvan KARA : Nous avons fait une procédure que nous avons transmise au parquet. Nous avons essayé de voir si nous pouvions faire tenir l'infraction, mais cela risquait d'entraîner des troubles à l'ordre public puisque c'était un chauffeur de taxi allemand, venant de Kehl : leur commerce est beaucoup basé sur le transport de prostituées. Pour aller d'Allemagne sur leur lieu de travail à Strasbourg, elles utilisent beaucoup les taxis allemands.

M. le Rapporteur : Elles viennent et repartent en taxi.

M. Yvan KARA : Nous les contrôlons régulièrement, chauffeurs de taxis comme prostituées.

Mme la Présidente : Jusqu'à quelle heure doivent-elles travailler ?

M. Yvan KARA : Elles doivent travailler toute la nuit, mais il y a tout de même des créneaux plus marqués avec une forte proportion de 21 heures à 2 heures du matin. Ce ne sont pas les mêmes prostituées selon les créneaux, mais ce sont les mêmes ethnies. Il y a une rotation. C'est malheureux à dire, mais elles font les 3 x 8. Le matin, dès 6 heures, vous en avez déjà quelques-unes sur les quais où vous êtes allés hier soir, des Tchèques et des Slovaques.

M. Jacques SIGNOUREL : Les Françaises commencent plus tard. Elles travaillent plutôt dans l'après-midi. Il y a un partage.

Mme Micheline GUSTIN : Les associations nous ont signalé des rivalités entre nationalités.

Mme la Présidente : Entre les Françaises et les étrangères ?

M. le Rapporteur : Entre les Bulgares et les Tchèques, sur tout le territoire. C'est un véritable marché. Les officiers nous ont bien expliqué cela, hier. Il existe des délimitations géographiques. Tout cela est très bien organisé, scientifiquement, les horaires, les lieux...

Les Africaines sont dans une autre partie de la ville.

M. Yvan KARA : Quand elles se disputent entre elles pour la répartition géographique, elles ne nous appellent pas !

Mme la Présidente : On nous a signalé cela à Paris aussi, entre les Françaises et les étrangères. Les Françaises considèrent que leur travail est menacé.

Mme Micheline GUSTIN : Ici aussi, parce que les Françaises sont généralement plus âgées. Il y a donc une concurrence et une rivalité.

Mme la Présidente : Ces femmes étrangères qui sont très jeunes, sont-elles mineures ?

M. Yvan KARA : Non. A la police aux frontières, depuis près de quatre ans, nous n'avons recensé qu'une seule mineure, d'origine albanaise. Nous avons eu quelques craintes, comme à Lyon, que le milieu albanais s'installe ici. Elle n'est pas restée. On l'a placée dans un foyer et on ne l'a plus revue. Il n'y a pas eu d'autre jeune fille d'origine kossovare-albanaise. C'est le seul cas recensé. Autrement, ce sont des Bulgares et des Tchécoslovaques.

Mme la Présidente : On a l'impression que les réseaux savent très bien qu'il vaut mieux ne pas prendre de mineures. Globalement, on attend qu'elles aient 18 ans.

M. Yvan KARA : Ou alors, ils essaient de contourner le phénomène en leur donnant de faux papiers, mais jusqu'à preuve du contraire, nous n'en avons pas recensé.

M. le Rapporteur : Avez-vous jamais eu de plaintes émanant de filles prostituées qui veulent s'en sortir et qui viennent dénoncer ce qu'elles ont subi, le réseau ?

M. Yvan KARA : C'est rare. C'est très rare. Il y en a quelques-unes qui veulent décrocher, mais elles ne donnent pas du tout de renseignements.

M. le Rapporteur : Quelques-unes, qu'est-ce que cela veut dire ?

M. Yvan KARA : Je n'ai pas les chiffres exacts, mais cela se compte sur les doigts de la main.

M. le Rapporteur : Chaque année ?

M. Yvan KARA : Non, sur plusieurs années.

M. le Rapporteur : Lorsque cela se produit, à qui s'adressent-elles aujourd'hui ?

M. Yvan KARA : Aux associations de préférence, car celles-ci sont tout de même mieux placées. Il arrive que, lors d'un contrôle de police, elles en profitent pour dire qu'elles en ont assez, qu'elles n'en peuvent plus, mais c'est extrêmement rare.

M. le Rapporteur : Puisqu'elles s'adressent aux associations - c'est le sens de ma question d'origine - avez-vous, en tant que services de police, souvenir que des filles voulant dénoncer ce qu'elles ont subi ou dénoncer des réseaux, sont venues vers vous à partir d'un contact avec les associations ?

M. Yvan KARA : A ma connaissance, non, parce que c'est extrêmement rare.

Mme la Présidente : En Italie et en Belgique, des structures d'accueil de ces jeunes filles venant des Balkans ou d'Afrique, ont été mises en place. Vous paraîtrait-il utile qu'elles bénéficient d'un statut transitoire, qui favorise la sortie de la prostitution et qui ne fasse pas d'elles immédiatement des étrangères en situation irrégulière ?

M. Yvan KARA : Effectivement, cela fait débat actuellement, car en Belgique, afin de donner à ces prostituées la possibilité de décrocher de ce milieu, il leur est accordé un nouveau statut et une nouvelle identité. Il y a tout de même  un risque - j'en ai discuté avec des collègues belges - de pénétration de ce système par les réseaux ; une sorte de « mouton » va repérer toutes les filles qui ont essayé de sortir de la prostitution pour tenter de les récupérer et, parfois, il faut parler clairement, les mettre hors d'état de nuire par des moyens...

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : ...violents.

M. Yvan KARA : Tout à fait. D'ailleurs, ces réseaux des pays de l'est sont d'une violence qui dépasse l'entendement.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Il est sûr que les Albanais ne sont pas des tendres.

M. Yvan KARA : Nos collègues allemands nous ont rapporté qu'une fille d'origine albanaise qui voulait décrocher, a eu le nez cassé à coups de crosse de revolver. Nous n'avions pas vu cela depuis des années.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Les Albanais sont terribles dans ce domaine.

M. Yvan KARA : Les réseaux albanais sont les plus durs actuellement. Fort heureusement, pour l'heure, je dis bien pour l'heure, sur Strasbourg, ou ils sont silencieux, ou nous ne les avons pas encore repérés, ou ils ne sont pas encore là.

Mme la Présidente : Vous êtes donc tout à fait convaincus que rarissimes sont celles qui viennent juste accompagnées d'une copine essayer de se prostituer en Europe de l'ouest.

M. Yvan KARA : Ca n'existe pas, ça !

Lieutenant-colonel TRITSCH : Je voulais simplement revenir sur notre approche, mais c'est peut-être à confirmer avec ce que nous avons entendu sur les associations.

Lorsque nous avons traité cette affaire avec la prostituée tchèque, nous avons entendu un certain nombre de prostituées, et une autre version nous a été alors donnée. Pour dresser l'environnement de la victime, nous leur avons posé la question de savoir pourquoi elles venaient ici et comment elles envisageaient l'avenir. D'une certaine façon, elles sont relativement coopérantes pour discuter.

Nous en avons trouvé une qui nous a expliqué qu'elle venait de République tchèque où elle s'était retrouvée seule, abandonnée par son mari, avec trois enfants et qu'avec le niveau des salaires là-bas, qui est de l'ordre de 1 000 francs par mois, il ne lui était pas possible de subvenir aux besoins de sa famille.

Par réseau ou non, je n'en sais rien, elle nous a expliqué qu'elles s'étaient entendues à plusieurs pour se partager le temps de présence et de travail à Strasbourg, puisque tout cela est assez régulier. Elles ont, de toute façon, besoin d'une semaine de repos physiologique par mois. Elles tournent de manière à garder les enfants des unes et des autres. Elle avait décidé de faire cela pendant deux, trois, quatre ans, ce qui lui permettait d'amasser un pécule assez important pour rentrer et s'acheter un commerce dans son pays.

C'est une explication donnée.

M. le Rapporteur : Quel crédit accordez-vous à une telle déclaration ?

La difficulté est que cela fait cinq mois que nous sommes plongés dans ce problème, nous avons eu des dizaines d'explications identiques. Franchement, c'est à croire qu'ils ont écrit cela sur un papier en disant : « Voilà l'histoire qu'il faut raconter » parce que le récit et les mots sont toujours les mêmes.

Evidemment, je me mets à votre place, cette histoire présente une certaine crédibilité et ce que les policiers me disaient hier soir était fidèle à ce qu'ils observent quotidiennement sur le terrain en les contrôlant : ils ont tous les jours droit à cette histoire. Elles doivent même leur donner des nouvelles de leurs prétendus enfants. Pourtant, il faut que nous ayons, nous, Etat, une vision claire : si ce sont des réseaux, ce ne sont que des histoires.

Lieutenant-colonel TRITSCH : La seule réponse que je pourrais vous apporter est que je prends ces éléments comme ils sont. Cependant, j'ajouterai qu'il est assez curieux de constater que nous ne les entendons que d'un certain type de personnes. Nous ne les entendons pas dans la bouche de Kossovares, de Bulgares et nous ne les entendrions pas non plus d'Albanaises. Nous les entendons de personnes de l'Europe de l'est et de l'Europe centrale.

Mme Pascale BILLOT : Nous l'entendons plutôt de la part de Tchèques, d'Ukrainiennes ou de Russes. Il nous est arrivé trois fois de voir des filles qui travaillaient pour nourrir des enfants.

Mme la Présidente : Oui, cela peut exister mais c'est vraisemblablement marginal et à vérifier auprès des associations. Rapportent-elles les mêmes choses ?

Mme Micheline GUSTIN : Les associations le confirment. A propos du suivi médical des femmes assuré par l'association Pénélope, sur une cinquantaine de femmes, quatorze étaient enceintes. Souvent, elles veulent garder ces enfants et ne veulent pas avoir recours à l'interruption de grossesse. Souvent, elles confirment que cet enfant retournera ensuite dans leur pays confié au père ou aux parents de la jeune femme qui, elle, apporte l'argent.

Le témoignage de personnes qui voulaient s'engager dans un processus d'insertion montre qu'elles ne le font pas car on leur offre le RMI, soit 2 500 francs par mois, ce qui, disent-elles, ne leur permet pas de tenir, d'autant que c'est ce qu'elles gagnent en deux jours.

Bien souvent, ce sont elles qui font vivre leur famille et apportent de l'argent dans leur pays. C'est, sous une autre forme, l'aspect économique dont vous parliez. Cet aspect est vraiment souligné par les associations.

Lieutenant-colonel TRITSCH : Une fois donnée la part qui revient au proxénète ?

Mme Micheline GUSTIN : Elles parlent très peu de cet aspect.

Lieutenant-colonel TRITSCH : Ce qui leur reste permet quand même de vivre dans ces pays-là. Les standards de vie sont tout à fait différents.

M. Jacques SIGNOUREL : J'ai deux ou trois illustrations pour répondre à la question qui était posée concernant le fait de savoir si les filles viennent nous parler ou nous aident.

Lors d'une affaire en janvier 2000, nous avons interpellé deux Russes pour proxénétisme car ils menaçaient et exerçaient des violences à l'encontre de deux filles, l'une bulgare, l'autre tchèque, exigeant d'elles des sommes journalières. Mais dans cette affaire, je me demande si ce n'est pas plutôt le réseau qui avait décidé de se débarrasser de ces deux individus qui étaient, en fait, des parasites. Leur témoignage était-il si spontané ?

La deuxième illustration concerne des mineures. Nous avons traité, en mai 2000, une affaire pour laquelle un Slovaque et un Hongrois ont été interpellés pour proxénétisme aggravé. Ils vivaient de la prostitution de deux jeunes Slovaques, dont l'une était mineure.

Concernant la rotation rapide des filles sur le terrain à Strasbourg, j'ai là un chiffre assez significatif : en décembre 2000, sur les 240 prostituées que nous avions recensées comme étant des étrangères, on comptait 181 Tchèques et 14 Bulgares. C'est pratiquement l'inverse aujourd'hui.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Vous n'avez jamais eu de Slovènes ?

M. Jacques SIGNOUREL : Aucune.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'est très étonnant. C'est le seul, parmi ces pays-là, qui n'envoie pas de prostituées.

Mme Micheline GUSTIN : J'ai aussi quelques chiffre concernant les répartitions des différentes nationalités sur les lieux de prostitutions : 21 % originaires de Bulgarie, Russie, Lituanie, Albanie, Ukraine, Croatie, Hongrie, Pologne ; 36 % de Tchéquie et Slovaquie ; 0,85 % du Maghreb : Kabylie, Algérie, Tunisie ; 11 % d'Afrique ; 28 % de la France ; 0,85 % de la Guadeloupe ; 0,56 % de l'Amérique latine et quelques-unes d'Asie.

Mais, effectivement, on ne signale pas de Slovènes.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : On ne m'en a jamais signalé.

Mme la Présidente : Sur les proxénètes et les réseaux étrangers, je crois que nous sommes tous d'accord. Mais avez-vous repéré et poursuivi des proxénètes alsaciens qui utiliseraient ces filles étrangères ?

M. Yvan KARA : Nous avons eu plusieurs procédures, mais c'est assez résiduel. En fait, il s'agit de clients qui s'amourachent d'une fille, l'hébergent et tombent sous le coup de la loi.

Mme la Présidente : C'est cela, le proxénète alsacien ?

M. Yvan KARA : C'est cela, vis-à-vis des filles de l'est, j'entends. Après, vous avez les proxénètes plus classiques, qu'ils soient alsaciens, bordelais, nordistes, ce sont toujours les mêmes.

A la police des frontières, on remarque une tendance de la part de certaines filles de l'est, et même des Africaines, à essayer d'abuser des Alsaciens en faisant des démarches pour le mariage. Nous avons beaucoup d'enquêtes de mariage. Je ne pourrais vous dire si c'est propre aussi à la Franche Comté ou au Jura, mais, dans les départements frontaliers, on a des filles, souvent d'anciennes prostituées devenues des prostituées occasionnelles, qui essaient de rester en France et d'obtenir un titre de séjour définitif par le biais du mariage. En l'espace de deux ans, nous avons multiplié par cinq les enquêtes de mariage.

Mme la Présidente : Votre proxénète alsacien a-t-il épousé sa petite jeune ?

M. Yvan KARA : Non. Il l'hébergeait et il a été condamné par le tribunal. On ne lui en a pas laissé le temps.

M. le Rapporteur : Je suppose qu'il existe, ici comme ailleurs, un milieu ?

M. Jacques SIGNOUREL : Il n'y a pas vraiment de milieu strasbourgeois, sinon des Français qui sont plutôt d'origine turque.

M. le Rapporteur : Quand ces réseaux sont arrivés, car l'émergence de la prostitution de l'est n'est pas très ancienne, elle date de 1994-1995, n'y a-t-il pas eu de réaction locale ?

M. Jacques SIGNOUREL : Non.

M. Yvan KARA : On ne vient pas nous chercher pour les règlements de compte, sauf lorsque cela se termine très mal. Mais, à notre connaissance, il n'y a pas eu de guerre locale.

M. le Rapporteur : Ni d'association des réseaux pré-existants - car il y existait déjà une prostitution locale - dans l'activité de surveillance, comme cela peut exister en d'autres lieux aujourd'hui ?

M. Yvan KARA : Pour ces problèmes, la police judiciaire pourrait mieux répondre. Malgré tout, nous avons remarqué que l'ethnie turque gravite beaucoup autour des prostituées pour une raison culturelle, qui est qu'une bonne partie des prostituées fait partie de l'ethnie turque de Bulgarie.

M. le Rapporteur : Ce sont les Bulgares de la frontière.

M. Yvan KARA : Cela leur permet d'avoir un contact plus facile par le biais de la langue. Les rapports sont assez ambigus. Est-ce de la protection, du proxénétisme ?

De temps en temps, nous parvenons à trouver des éléments constitutifs, mais ce n'est pas toujours évident. Ils se présentent comme client ou ami ou relation tout en gardant, toujours, une certaine distance. Le proxénétisme est une infraction très compliquée - il faut sept éléments constitutifs. Cela nous demande beaucoup de travail pour faire tenir des infractions.

M. André SCHNEIDER : Je précise que lorsque le réseau de l'Europe de l'est est arrivé à Strasbourg, il s'est approprié un site qui n'était pas un lieu traditionnel de prostitution. Du pont Pasteur à l'Esplanade, il n'y avait pas de prostituées avant, sauf peut-être occasionnellement. Ce site s'est créé avec leur arrivée.

Ces jeunes femmes ont occupé un autre terrain géographique que celui qui était dévolu à la prostitution traditionnelle. Il y a toujours eu de la prostitution vers la rue du Feu. Aujourd'hui, il y en a beaucoup moins. Les filles qui viennent de l'est sont sur un autre site que celui de la prostitution « historique », si je puis dire, de Strasbourg.

M. Marc REYMANN : Il existait, il y a trente ans, un milieu de la prostitution à Strasbourg. Les proxénètes d'alors étaient propriétaires d'établissements de nuit et de restaurants parfaitement identifiés. Ces proxénètes ont été condamnés. Certains sont partis au Moyen-Orient, mais cela remonte à une trentaine d'années.

M. le Rapporteur : Concernant les réseaux de mendicité forcée, quel constat faites-vous ? C'est un phénomène qui a tendance à se généraliser dans de nombreuses villes de France. Nous constatons la présence d'enfants mineurs mendiants, seuls ou accompagnés, mais le plus souvent seuls maintenant. Ce sont des enfants mineurs, ou des majeurs, plus ou moins handicapés, à qui l'on fait vendre des colifichets, tout cela étant organisé soigneusement. Quelle est la situation dans votre département ? Quelles réponses y sont apportées, y compris sociales, lorsqu'il s'agit de mineurs ?

M. Jacques SIGNOUREL : Nous avons traité assez peu de cas de ce type. Il s'agit, en général, d'enfants d'origine roumaine.

M. le Rapporteur : C'est un vrai réseau international.

M. Jacques SIGNOUREL : Les quelques cas que nous avons le confirment.

M. le Rapporteur : Que fait-on socialement ? On les laisse dans la rue ?

Mme Micheline GUSTIN : La protection de l'enfance relève des compétences du conseil général.

Mme la Présidente : Vous le savez quand même peut-être ? Qu'en est-il de la coordination Etat-conseil général sur les droits des enfants ?

Mme Micheline GUSTIN : C'est vraiment une compétence du conseil général. Nous intervenons très peu.

Mme la Présidente : Et la justice intervient-elle ?

Mme Micheline GUSTIN : La justice, bien sûr.

Dans le cadre de cette coordination, un groupe départemental est maintenant mis en place conformément à la demande de Mme Ségolène Royal et de M. Jack Lang. Ce sera un lieu de coordination de l'ensemble des services et des acteurs concernés par la protection de l'enfance. M. le Préfet a présidé à sa mise en place.

Nous avons déjà défini un certain nombre d'axes et de réflexions en commun sur la protection de l'enfance, en lien également avec les hôpitaux civils universitaires, qui ont un service médico-légal d'accueil des jeunes victimes de violences.

Actuellement, donc, un travail est en train de démarrer. Cependant, je ne possède que très peu d'informations sur les signalements et les mesures de protection qui ont été prises, hormis les rapports d'activités du conseil général.

M. Jacques SIGNOUREL : En fait, nous n'obtenons de véritables résultats que lorsque nous arrivons à prouver, paradoxalement, qu'il ne s'agit pas de mineurs.

Nous avons eu le cas dernièrement. Nous avions arrêté deux jeunes voleuses. Grâce à la médecine légale, nous avons réussi à prouver qu'elles avaient dépassé dix-huit ans, alors qu'elles affichaient treize-quatorze ans, et nous avons pu les faire écrouer. C'est le seul cas dans lequel nous pouvons avoir un résultat judiciaire.

Mme la Présidente : Je reviens sur la question du financement des associations par la DDASS et par la délégation aux droits des femmes. Avez-vous le sentiment, en tant que responsables de ces services de l'Etat, que vous avez suffisamment d'argent pour répondre aux besoins et aux missions, qui sont ceux de ces associations ?

Mme Micheline GUSTIN : Non. Nous avons toujours besoin d'argent, même s'il est vrai qu'un effort considérable a été fourni.

Mme la Présidente : Passer de trois cent mille francs à un million de francs, c'est un triplement de la dotation.

Mme Micheline GUSTIN : Nous avons également lancé un appel à projets aux associations, tout récemment, au mois d'août. Le ministère dispose de crédits qu'il pourrait nous déléguer sur un appel à projets. Les associations doivent nous faire parvenir leurs projets pour le 10 septembre.

J'évoquais, tout à l'heure, la coordination entre associations. Nous avons peut-être là un projet qui va pouvoir trouver une réponse - malheureusement, pas en crédits pérennes puisqu'ils concernent l'année civile. Ces crédits ne peuvent donc être utilisés que pour des études ou des actions particulières, surtout pas pour le recrutement de personnels ; pour des projets ponctuels d'étude, mais pas pour l'emploi du personnel. C'est un problème.

Mme la Présidente : L'action des associations s'inscrit-elle dans la politique de la ville ? En constitue-t-elle un des volets ou en est-elle totalement indépendante ?

Mme Micheline GUSTIN : J'ai l'impression que c'est complètement à part.

Mme la Présidente : Je me retourne vers M. Deleuil. Mais peut-être n'est-ce pas vous qui êtes responsable du contrat de ville ?

M. Gilbert DELEUIL : Non. M. le sous-préfet est chargé de mission pour la politique de la ville, mais je ne pense pas que cela en fasse partie.

Mme Micheline GUSTIN : Je ne pourrais pas vous l'affirmer, parce que c'est une de mes collaboratrices qui s'en occupe. Je n'ai pas le plan global de financement des actions. Je ne suis pas sûre que la politique de la ville n'y contribue pas en partie, bien que ce ne soit pas inscrit dans les orientations du contrat de ville.

M. Gilbert DELEUIL : Quand j'exerçais les fonctions de sous-préfet de Soissons, je n'ai jamais reçu d'instructions me demandant de faire de ces questions un des volets du contrat de ville.

M. André SCHNEIDER : Normalement, un chapitre du contrat de ville pourrait y être consacré.

Mme la Présidente : Cela vous paraît-il judicieux ? Pensez-vous qu'il soit bon de continuer à isoler ces problèmes ?

M. Gilbert DELEUIL : Je peux parler des réactions que nous enregistrons lors de nos contacts avec les élus ou la population. On nous demande bien souvent, dans des courriers qui nous sont adressés, de remédier à la situation. La prostitution pose problème à bien des personnes - élus, citoyens ou membres d'associations. Nous avons des contacts avec la municipalité de Strasbourg pour voir, ensemble, comment nous pourrons canaliser cette prostitution. C'est un phénomène difficile, qui a un important impact sur la vie en ville. Nous pourrions donc très bien envisager d'intégrer cet axe dans le contrat de ville. Cependant, jusqu'à présent, dans nos relations avec les ministères centraux, affaires sociales, délégation à la politique de la ville, on ne nous a jamais amenés à considérer cette question comme prioritaire dans les contrats de ville. A ma connaissance, nous n'avons pas été incités à le faire. Néanmoins, techniquement, cela serait possible.

Mme Micheline GUSTIN : Les quelques crédits venus de la politique de la ville viennent en complément des crédits de droit commun. Nous y sommes tous attentifs. Il faut que ce soit un projet innovant, cofinancé, qui puisse ensuite être relayé par les crédits de droit commun. Cela aurait une valeur d'impulsion d'une action dans le cadre de la politique de la ville. A mon avis, cela pourrait être intéressant dans ce cadre, mais, ensuite, il faudrait que l'action soit relayée par les crédits de droit commun.

Mme Marcelle TREGUER : De mémoire, il ne me semble pas qu'il y ait eu de projets déposés par les associations. La seule action inscrite dans la politique de la ville est la formation sur les violences sexistes.

M. André SCHNEIDER : Lorsque la sous-préfète est arrivée, à l'époque où l'adjointe de la ville de Strasbourg siégeait dans ce comité, nous avions fixé des règles du jeu globales dans le cadre de ce que prévoit effectivement le ministère de la ville. Je me rappelle que le ministre, M. Claude Bartolone m'en avait parlé parce que, sur une enveloppe déconcentrée, à partir du moment où la règle du cofinancement minimum était respectée et que toutes les conditions étaient réunies, on pouvait imaginer aller de l'avant dans ce domaine.

Mme la Présidente : Il me semble que l'on sortirait peut-être le problème de l'ombre si des objectifs étaient affichés dans le contrat de ville. Mais c'est simplement une question que je me posais.

M. André SCHNEIDER : M. le procureur a bien précisé que nous avions déjà pris acte, en partie dans le cadre du contrat local de sécurité, de ce type de problèmes et des nuisances et gènes en tout genre qu'ils induisent pour la population.

Mme la Présidente : Il est inscrit au contrat local de sécurité en tant que problème d'ordre public. Il serait intéressant également qu'il soit aussi pris en compte en tant que problème social, politique et humain.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Et des droits de la femme.

Mme Micheline GUSTIN : Il y a un volet santé dans le cadre de la politique de la ville. Je n'ai pas en tête les axes du contrat de ville, mais, de toute façon, pour que le projet soit financé, il faut qu'il soit inscrit dans le cadre des orientations des politiques de la ville. Il faut donc commencer par s'assurer que l'orientation est bien inscrite.

M. le Rapporteur : Nous n'avons pas parlé des mouvements de fonds. Les prostituées renvoient-elles l'argent par le système habituel de la Western Union ?

M. Yvan KARA : Oui, c'est essentiellement cela.

M. Marc REYMANN : Y a-t-il des rapports entre les différentes associations et les services de police ?

M. Jacques SIGNOUREL : Ponctuellement. Chaque fois qu'un cas individuel se présente, on peut en parler, mais ce n'est pas institutionnalisé.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : A Lyon, le Nid travaille beaucoup avec la police.

Audition de M. Philippe MARLAND
préfet de la région Alsace, préfet du Bas-Rhin,

en présence de M. Gilbert DELEUIL,
directeur du cabinet de M. le préfet



(compte rendu de l'entretien du 11 septembre 2001 à Strasbourg)

M. Philippe MARLAND : Vous traitez là un sujet qui n'est pas facile, d'autant qu'il ne se limite pas au seul territoire français.

Mme la Présidente : En effet, c'est la difficulté dans ce domaine. La moindre commission rogatoire internationale, par exemple, prend un temps considérable pour être exécutée. Ce sont les difficultés spécifiques aux affaires présentant un élément d'extranéité, et toutes ces affaires en présentent.

Les obstacles à la répression ne tiennent pas à un manque de magistrats mais plutôt à la question de l'absence d'uniformisation des procédures au niveau européen, du renforcement d'Europol, des difficultés de traduction, etc. Nous ne sommes plus dans les problèmes de moyens simples tels qu'on peut les connaître sur le territoire de la République.

M. Philippe MARLAND : Il s'agit de problèmes de procédure et de coopération policière.

M. le Rapporteur : De coopération, mais aussi d'harmonisation des législations. Ainsi, la définition du proxénétisme n'est pas la même de part et d'autre du Rhin, ce qui conduit à une situation assez singulière, à savoir que les prostituées de Strasbourg logent toutes en Allemagne et sont amenées sur notre territoire par des taxis.

Je veux bien que les sessions du Parlement européen obèrent les capacités hôtelières de Strasbourg, comme on nous l'a dit... (Sourires.) Mais la raison principale est quand même que les logeurs tomberaient en France sous le coup de la loi comme proxénètes.

M. Philippe MARLAND : Cela paraît un argument puissant.

Mme la Présidente : Nous sommes, en Europe, dans une situation extrêmement difficile ; la France est un pays abolitionniste, l'Allemagne et les Pays-Bas sont des pays réglementaristes ; la Suède est un pays prohibitionniste qui pénalise le client.

M. Philippe MARLAND : Est-ce que cela change beaucoup au regard des résultats obtenus ?

M. le Rapporteur : Cela dépend où l'on situe la priorité. Pour les Suédois, le sentiment que l'on peut avoir aujourd'hui est qu'il s'agit d'une terrible hypocrisie puisqu'en réalité, toute l'activité de prostitution a été transférée en Estonie...

Mme la Présidente : Et elle est devenue clandestine.

M. le Rapporteur : ... qui est à une demi-heure de bateau. Cela a permis un essor économique des passeurs. Les enquêtes, aujourd'hui, montrent que c'est assez particulier.

La solution réglementariste présente, au moins, l'avantage de régler la question de l'ordre public.

M. Marc REYMANN : La grande différence est l'environnement dans lequel se déroule la prostitution. Lorsque vous êtes député d'une circonscription où tout se déroule sur la voie publique, chaque semaine vous recevez des courriers d'insultes. Les gens ne prennent pas de gants pour vous traiter de tous les noms.

Mme la Présidente : Je défends les thèses abolitionnistes qui signifient que la prostitution est une forme d'esclavage et que l'on ne réglemente pas l'esclavage. C'est la position française depuis un demi-siècle.

M. le Rapporteur : Sur le plan théorique, c'est la réponse suédoise qui est la bonne.

Mme la Présidente : Sur le plan purement théorique alors.

M. le Rapporteur : Oui, si l'on va jusqu'au bout du raisonnement ; la démarche de la Suède est la seule qui soit logique et complète.

M. Philippe MARLAND : Si l'on considère que c'est de l'esclavage, il est assez logique d'aller jusqu'à la répression du client. Actuellement, on s'arrête à mi-chemin et il faut bien reconnaître que la situation est ingérable en termes d'ordre public.

La prostitution n'est pas un acte de délinquance. Le racolage, qu'il faut prouver, comme vous le savez, n'est qu'une contravention. Ce n'est pas franchement dissuasif.

Alors, on utilise des subterfuges répressifs variables selon les parquets qui sont plus ou moins stricts sur l'application de la loi. En tout état de cause, il n'est pas très satisfaisant de devoir recourir à des subterfuges.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : On entend parler de violences et on réprime le viol. Pourtant, on ne punit pas ce genre de phénomène alors que l'on a eu des preuves irréfutables de violence commise contre ces filles.

M. Philippe MARLAND : Quand il y a des violences, on peut agir, à condition, toutefois, qu'une plainte soit déposée. C'est encore une autre question.

Mme la Présidente : C'est une vraie question.

M. Philippe MARLAND : C'est la seule véritable question d'ailleurs. En cas de violences, c'est instruit et poursuivi.

M. Marc REYMANN : Monsieur le préfet, vous êtes le responsable de la sécurité dans le département du Bas-Rhin. La Mission fera des propositions législatives et réglementaires, c'est une chose mais, dans l'immédiat, il faut tout de même veiller à faire en sorte que la prostitution ne se déroule pas carrément à l'entrée des collèges. Sur ce point, vous pouvez donner des instructions.

M. André SCHNEIDER : D'autant qu'elle se déroule l'après-midi.

M. Marc REYMANN : Cette prostitution n'est plus tolérée quand elle a lieu le long des HLM du quai des Alpes. Les gens qui habitent là ne peuvent pas dormir. Un effort peut sans doute être fait.

M. Philippe MARLAND : Qu'entendez-vous par « faire un effort » ?

Mme la Présidente : Cela veut dire déplacer les lieux de prostitution. C'est relativement facile.

M. Marc REYMANN : Cela signifie qu'il faut leur interdire d'exercer aux abords du collège Pasteur...

M. Philippe MARLAND : Interdire ? Mais il n'existe pas de lieu autorisé à la prostitution. Je ne demande pas mieux que le maire de Strasbourg prenne un arrêté interdisant le stationnement le long du collège Pasteur.

Toute la question est de savoir quels sont les moyens dont nous disposons pour réprimer. Or, nous n'en avons aucun. Et pour surveiller, il faudrait être là en permanence.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Ne peut-on pas mettre des obstacles physiques ? Agrandir le territoire du collège ou attribuer l'espace au collège en disant que désormais le collège en est le gestionnaire.

Je l'ai fait pour une histoire d'arrêt d'autobus, qui était tout le temps occupé. Nous avons dit que c'était territoire du collège et, donc, introduit une interdiction de stationnement des voitures à cet endroit.

M. Philippe MARLAND : Intervenir pour déranger ces trafics et les repousser ailleurs, nous le faisons régulièrement. Quand la police se déplace, cela perturbe le commerce, elles s'en vont. Mais il est impossible d'avoir tous les jours, en permanence, des policiers sur le quai des Alpes.

M. Marc REYMANN : Nous avons mis, vous le savez, des panneaux d'interdiction de stationner au niveau des habitations. Si la police la faisait respecter, ce ne serait déjà pas mal, les voitures ne s'arrêteraient pas devant les habitations.

M. Philippe MARLAND : Le problème est qu'il est impossible que les policiers y soient en permanence.

Si vous posez la question à la police municipale, elle vous répondra la même chose ; elle aussi peut verbaliser les contrevenants pour les zones de stationnement ou d'arrêts interdits.

Nous n'avons pas les moyens de réprimer légalement la prostitution en elle-même. Nous ne pouvons donc que réprimer le stationnement ou l'arrêt interdits et les infractions à la législation sur les étrangers, ce que nous faisons régulièrement...

Mme la Présidente : Je me permets de vous interrompre, monsieur le préfet, parce que, sur ce plan, nous envisageons d'instaurer un statut spécial de victime au profit des prostituées, qui leur permette de quitter la prostitution. Actuellement, lorsque ces jeunes femmes viennent se signaler, elles sont avant tout considérées comme des délinquantes au regard du droit des étrangers. C'est une drôle de façon de les inciter à dénoncer les responsables des réseaux.

M. Philippe MARLAND : Vous envisagez sûrement les effets pervers possibles d'un tel système. Ce serait ouvrir des filières d'entrée faciles.

Mme la Présidente : Il faudrait, comme le font les Belges et les Italiens, que les victimes apportent des éléments de preuve d'un désir réel de s'en sortir. N'importe quelle prostituée n'aurait pas accès à ce statut.

M. Philippe MARLAND : Sans être spécialiste de la question, je comprends ce que vous envisagez, mais quelles preuves pourraient-elles donner ?

Mme la Présidente : Vous le dites vous-même, elles sont des délinquantes puisqu'elles ne respectent pas les règles de séjour des étrangers. La prostitution n'est pas interdite, mais elles sont délinquantes à un autre titre tout en étant peu reconnues en tant que victimes.

M. Philippe MARLAND : Certes, mais je ne vois pas bien pourquoi, au seul motif qu'elles sont prostituées, nous serions spécialement complaisants à leur égard. Je veux bien entendre que les pouvoirs publics ne répondent pas à la prostitution, mais ce n'est pas un motif...

M. le Rapporteur : Notre proposition se justifie, d'après ce que nous avons entendu ce matin. Ces jeunes femmes ne sont pas...

M. Philippe MARLAND : ...consentantes.

M. le Rapporteur : Oui, ce sont des réseaux criminels qui les contraignent. Cela sera évident quand nous aurons retranscrit les témoignages que nous avons reçus de la part de ces filles. Le problème est qu'elles sont tellement en situation de dépendance que tout le discours qu'elles peuvent tenir selon lequel : « Je viens spontanément, j'ai une famille, c'est pour nourrir mon enfant », auquel nombre de journalistes et de policiers souscrivent, apparaît comme la pire des choses. En réalité, elles sont battues, leurs familles sont menacées, ...

A partir du moment où l'on sait cela, on ne peut pas les traiter comme on le fait actuellement. Même des policiers nous le disaient ce matin : ces filles sont ici parce que des réseaux les y ont envoyées, parce qu'elles ont subi des violences. Ce sont des êtres humains et que fait-on ?

C'est certes un problème d'ordre public mais c'est, avant tout, un problème humain.

M. Philippe MARLAND : C'est clair.

Mme la Présidente : Il semblerait qu'à Strasbourg, vous ayez peu de cas d'esclavage économique.

M. Philippe MARLAND : Honnêtement, depuis que je suis là, je n'en ai pas eu connaissance.

Mme la Présidente : Rien ne vous a été signalé ?

M. Philippe MARLAND : Rien.

M. Marc REYMANN : Dans les restaurants asiatiques, vous avez toujours deux ou trois employés qui ne sont pas déclarés...

Mme la Présidente : Oui, mais c'est comme le travail au noir en France par des Français. On retrouve cela partout sur le territoire. Il s'agit d'une situation irrégulière au regard du droit du travail, mais ce n'est pas de l'esclavage.

M. Philippe MARLAND : Je n'ai pas eu d'écho des situations que vous aviez à l'esprit.

Mme la Présidente : C'est pourquoi le Comité contre l'esclavage moderne s'est créé.

M. le Rapporteur : Il y a aussi l'esclavage économique, dans des ateliers clandestins qui semble être concentrés dans la région parisienne. Il s'agit d'exploitation de la main d'_uvre, très liée au milieu chinois, qui est fondée sur le remboursement d'une dette contractée pour venir sur notre territoire ; les victimes doivent travailler quatre ou cinq ans avant d'être affranchies.

Mme la Présidente : Cela se produit dans le milieu de la confection essentiellement.

M. Philippe MARLAND : Nous n'avons pas beaucoup d'activités de confection à Strasbourg. Ce n'est pas notre spécialité. Nous n'avons pas beaucoup de Chinois, non plus.

Mme la Présidente : Vous avez plutôt une communauté turque, n'est-ce pas ?

M. Philippe MARLAND : Oui.

Mme la Présidente : On nous a dit aussi qu'il y avait peu de cas de jeunes errants.

M. Philippe MARLAND : C'est exact.

Mme la Présidente : Alors qu'à Marseille...

M. Philippe MARLAND : Mon collègue de Marseille est totalement débordé par ce sujet. Ici, cela n'atteint pas des proportions considérables.

Mme la Présidente : On nous a informés, malgré tout, de quelques cas de petits mineurs, très jeunes, gitans exploités par des adultes, que l'on contraint à commettre des cambriolages.

M. Philippe MARLAND : Cela existe sûrement, mais ce n'est pas le fait de jeunes errants.

Mme la Présidente : Non, j'aborde un autre aspect de l'exploitation.

M. Philippe MARLAND : Il s'agit surtout de jeunes Roumains. J'ai souvenir d'une affaire, il y a un an et demi, au cours de laquelle la police a arrêté cinq cambrioleurs qui étaient entrés dans une école et qui appartenaient tous à la même famille roumaine. A l'évidence, ces enfants étaient envoyés commettre des délits par les parents. C'est ce qui avait mis les policiers sur leur voie.

Mme la Présidente : Nous avons aussi discuté avec vos services déconcentrés, ceux de la DDASS, la délégation aux droits des femmes et nous avons évoqué la difficile coordination de l'action des différentes associations.

Nous nous sommes posé la question de savoir si, dans le cadre du contrat de ville, la lutte contre la prostitution, les actions de réinsertion des prostitués y figuraient. Apparemment, non, ces questions étant gérées par la DDASS.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : La réinsertion paraît difficile à entreprendre, car notre but n'est pas de les maintenir en France. Elles ont des familles dans leur pays.

Mme la Présidente : En outre, ces jeunes femmes changent très fréquemment de lieux de prostitution.

M. Philippe MARLAND : C'est un des moyens qu'elles ont pour déjouer les problèmes de visas quand elles sont ressortissantes de pays soumis à des visas de trois mois.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : J'ai été étonnée qu'on nous ait cité quatorze cas de femmes enceintes. Cela signifie qu'elles n'utilisent pas de préservatifs, cela prouve que leur santé n'est pas suivie.

J'ai été également surprise que la DDASS ne connaisse la situation de la prostitution que par les associations. Tous les chiffres et renseignements qu'avait la directrice de la DDASS lui venaient des associations.

M. Philippe MARLAND : Madame, depuis la décentralisation, comme vous le savez sans doute, les services de l'Etat n'ont plus de services sociaux.

Mme la Présidente : Pas en matière de santé publique, c'est de la compétence de l'Etat.

M. Philippe MARLAND : Mais il n'y a plus de travailleurs sociaux de l'Etat.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Certes, mais la DDASS nous a déclaré rencontrer très peu les services du conseil général.

Je sais bien que ce type de coordination est difficile à mettre en _uvre. En tant qu'élue du conseil général du Rhône, cela m'a pris un an pour arriver à faire travailler les services du recteur de Lyon et ceux du conseil général en matière de santé scolaire. Un an. C'est vrai que ce n'est pas facile, et c'est regrettable parce que nous avons l'impression que la personne que nous avons rencontrée est efficace, mais qu'elle peine à obtenir des renseignements autres que ceux que lui donnent les associations.

Mme la Présidente : Il ne semble pas y avoir de coordination avec le conseil général sur ce sujet.

M. Gilbert DELEUIL : Elle nous a pourtant indiqué qu'un comité d'aide à l'enfance se mettait en place. Il y a donc une amorce de coopération.

M. Philippe MARLAND : Oui, mais c'est dans un autre domaine. Ce comité a été lancé au mois de juin et a plutôt bien démarré ses travaux. Ce n'était pas évident parce que ce sont des attributions relevant du conseil général et des services de la justice. Mais chacun a convenu qu'il y avait un avantage à travailler ensemble.

Sur le sujet qui vous occupe, il est vrai que la DDASS pourrait utilement se rapprocher des services du département.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Il était très intéressant également que vous ayez convoqué la déléguée aux droits des femmes à la réunion avec la DDASS. Quand on considère toutes ces femmes qui subissent des violences, on est assez étonné d'observer que les délégations aux droits des femmes n'aient pas un sou de crédit, pas un mot à dire, et très peu de renseignements sur cette activité qui est terriblement esclavagiste pour les femmes.

Mme la Présidente : Il est vrai que les délégations aux droits des femmes sont dotées de peu de moyens.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Elle nous a même dit que la prostitution n'entrait pas dans le champ de ses compétences.

Mme la Présidente : Ces délégations sont centrées sur les questions de formation professionnelle.

M. Philippe MARLAND : Très franchement, il faut mettre des moyens pour aider celles qui veulent s'en sortir, pour régler les problèmes sanitaires, etc., mais cela doit-il passer par la délégation aux droits des femmes ? Cela me paraît un point secondaire.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Les femmes devraient pouvoir s'intéresser aussi à ces femmes.

M. Philippe MARLAND : L'association Le Nid qui, ici comme ailleurs, est très mobilisée sur le sujet, bénéficie de subventions versées par les uns et les autres, y compris de la délégation aux droits des femmes.

M. Gilbert DELEUIL : Ce n'est pas un axe prioritaire pour elles.

Mme la Présidente : Elles recueillent l'information ; elles financent les CIDF.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Quand on voit l'ampleur que prend le problème de la prostitution, je me dis que si l'on peut travailler tous ensemble en coordonnant les moyens, cela ne peut être que plus efficace.

M. Philippe MARLAND : J'avoue que j'ignore dans quelle proportion le conseil général est engagé au niveau du travail social sur ce thème.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Au niveau de la santé, les départements sont présents, mais ce n'est pas à nous d'aller au-devant de ces femmes. Nous n'avons pas de permanence pour cela. Dans les maisons du département, elles sont accueillies, mais encore faut-il qu'elles y viennent.

M. Philippe MARLAND : Il y a aussi les services sociaux de la ville.

M. Marc REYMANN : Nous touchons là à un problème politique de fond, politique au sens noble du terme : quel est le rôle de l'Etat et celui des collectivités territoriales ? Tout le monde est d'accord pour dire qu'il faut décentraliser et que l'Etat doit se consacrer à ses missions régaliennes.

Or, nous avons vu que la justice manque de moyens et je constate également que, s'agissant du problème qui nous intéresse, il existe de multiples organismes, associations qui interviennent dans ce domaine. On se demande qui fait quoi. Le conseil général, la ville, interviennent également.

M. Philippe MARLAND : A part la réglementation municipale sur le droit de stationnement qui peut être mise à profit, la ville intervient assez peu.

M. André SCHNEIDER : Nous avons évoqué, lors d'une réunion précédente, l'éventualité d'utiliser le contrat de ville, y compris le contrat local de sécurité pour agir contre la prostitution. Dans ma circonscription, où l'on ne se prostitue pas puisque les trottoirs ne sont pas assez bien faits pour cela, nous sommes cependant confrontés à tous ces problèmes, mais nous n'avons pas de compétences pour intervenir.

Les services de l'Etat nous ont bien dit que l'action sociale dépendait d'abord du département. C'est ainsi que la directrice de la DDASS a justifié le fait qu'elle n'était pas tellement informée. Mais il me semble que ce que nous pouvons tenter, c'est que tous les élus, quelle que soit la collectivité et le parti politique auxquels ils appartiennent, essaient de mettre en _uvre, autour du préfet, une action concertée dans le respect de leurs compétences respectives.

Et le maire a malgré tout une compétence en matière de sécurité publique.

M. Philippe MARLAND : Sur ce sujet, la plupart des collectivités sont surtout motivées par des problèmes d'ordre public. Les autres aspects du sujet les mobilisent nettement moins.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : La santé et la prévention sanitaire relèvent de la compétence du conseil général, mais pas la santé des personnes étrangères. Même si les départements recueillent beaucoup d'enfants et de familles étrangères, son action ne se fait pas au niveau des prostituées. Le conseil général ne peut traiter ce genre de problème, qui relève avant tout de l'ordre législatif. Il faut donc savoir vers quoi l'on s'oriente.

M. Philippe MARLAND : En ce qui concerne le traitement des personnes démunies...

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Mais elles ne sont pas démunies puisqu'elles gagnent 2 500 francs par jour.

M. Philippe MARLAND : Les compétences du conseil général ne sont pas distinctes selon qu'il s'agit de personnes étrangères ou françaises.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Oui, mais le conseil général est chargé des enfants, pas des adultes.

M. Philippe MARLAND : Il ne semble pas que l'on ait signalé beaucoup de mineurs concernés.

M. le Rapporteur : Les proxénètes ne prennent pas ce risque.

M. André SCHNEIDER : Par rapport au thème de l'exploitation de l'homme par l'homme, nous manquons d'outils appropriés afin de lutter efficacement contre elle.

Mme la Présidente : Il faut que nous admettions tous que l'on est dans le domaine de la grande criminalité internationale et que des moyens considérables, tant policiers que judiciaires, doivent être mis en _uvre pour démanteler ces réseaux.

Nous ne sommes évidemment pas face à un simple problème d'ordre public.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : La répression produit quand même un effet. On nous indiquait ce matin que, lorsqu'il y avait eu des répressions vigoureuses, le phénomène s'était calmé.

M. Marc REYMANN : Moins il y a de souteneurs et plus ils vont gagner, puisque toutes les filles seront contrôlées par quelques proxénètes.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Il y a tout de même des filières. Ici, vous avez les filières tchèques et bulgares. A Lyon, nous avons, par l'Italie, la filière albanaise. En Italie, elles arrivent par bateaux entiers.

M. Philippe MARLAND : Ce sont des enquêtes extrêmement coûteuses - les policiers ont dû vous le dire - en moyens, en heures de travail et en investissements de toutes sortes. Bien sûr, il faut s'occuper de cette question mais il n'y a pas que cela à traiter. Vous avez forcément des choix à faire.

M. le Rapporteur : La réponse paraît d'autant plus difficile que l'on décentralise le traitement de ce problème. Si chacun à son niveau - parquet ou police de Strasbourg - doit traiter le démantèlement de réseaux internationaux, le résultat sera faible. La réponse n'est pas de donner les moyens à un parquet local mais à l'office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) et à la coopération internationale.

On n'utilise absolument pas les armes de ces réseaux. Ils savent jouer sur les différences de législation entre les pays et les démocraties ne réagissent pas.

Ensuite, sur le plan policier, la coopération fait des progrès, mais avec d'extraordinaires difficultés. Je suis allé en Moldavie, je peux vous citer les deux exemples suivants qui sont édifiants.

D'une part, c'est l'ambassade d'Allemagne qui avait en charge la section consulaire pour le compte de la France et qui délivrait les visas. La villa du diplomate allemand qui n'accordait pas suffisamment de visas a été plastiquée. L'ambassadeur d'Allemagne, en nous recevant, lors d'une déclaration qui a été prise en sténographie devant la Mission, a dit qu'il avait aussitôt demandé un entretien au ministre des Affaires étrangères moldave. Ce dernier l'avait accueilli en lui proposant de faire passer un message aux structures mafieuses. L'interpénétration entre le milieu politique et le milieu tout court est grande.

D'autre part, il y avait une réception à l'ambassade de France quand nous sommes partis de Moldavie. L'un des invités m'a désigné un ministre moldave en me disant que sa spécialité était de venir le samedi dans tous les orphelinats reprendre la moitié des médicaments qui avaient été distribués dans la semaine. On en est là !

Il nous a également été dit qu'à l'échelle internationale, il était difficile de réaliser un travail de police avec ces gens-là, parce qu'on ne sait pas toujours de quel côté est celui avec lequel on est censé travailler. C'est un problème qu'il faut poser aussi, car nous avons un souci d'efficacité et l'on voit bien toutes les marges de man_uvre que cette situation génère pour ces réseaux criminels.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : J'ai lu un article assez impressionnant sur un « pays » dans cette région...

M. le Rapporteur : Il s'agit de la Transnistrie, qui est située au milieu de la Moldavie où 800 000 habitants se sont déclarés indépendants, avec une capitale, Tiraspol, une armée, une frontière, une monnaie, un président, un parlement. Personne n'a jamais reconnu cet Etat dont la principale activité consiste à vendre des armes provenant des armées russes
- c'était la quatorzième armée qui était là. Les Russes sont partis et les Transnistriens vendent et alimentent tout le marché du Kosovo.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Personne ne s'en occupe ?

M. le Rapporteur : Pas exactement, les Russes s'en occupent de très près, parce que cela leur a servi pour empêcher que la Moldavie, qui est malgré tout historiquement une partie de la Roumanie ne se rapproche de cette dernière. Maintenant que les anciens communistes moldaves ont remporté les dernières élections, je pense qu'à moyen terme, cette histoire de Transnistrie devrait rentrer dans l'ordre.

M. Philippe MARLAND : Vous êtes-vous rendus dans d'autres pays ?

Mme la Présidente : Nous nous concentrons sur la situation en France, mais la Mission s'est rendue en Moldavie et en Ukraine. Nous avons également reçu beaucoup d'informations sur la façon assez spécifique dont les Belges et les Italiens traitent le problème. L'accent est mis dans ces pays sur le fait que ces prostituées sont des victimes avant d'être des délinquantes.

En France, nous nous rendrons à Nice, Strasbourg, Marseille, Lyon, Montpellier et Paris, cela va de soi.

M. Philippe MARLAND : Un pays vous paraît-il répondre à la question de façon plus satisfaisante que la France ?

Mme la Présidente : Deux pays n'ignorent plus la question. Ce sont la Belgique et l'Italie.

M. le Rapporteur : Et la Suède qui a décidé de pénaliser le client.

M. Philippe MARLAND : Avec quels résultats ?

Mme la Présidente : C'est trop récent pour que l'on puisse évaluer cette mesure.

M. le Rapporteur : Les autorités suédoises ont obtenu des résultats sur leur territoire. En pénalisant le client, ils ont transformé une prostitution de rue en prostitution d'appartement. Ils ont eu un très bon résultat, mais ils ont reporté cette activité chez leur voisin, où la mafia locale en était très satisfaite. Franchir la frontière est devenu le sport à la mode en Suède.

Mme la Présidente : Ils ont obtenu un bon résultat en termes d'ordre public.

M. Philippe MARLAND : Il est certain qu'en pénalisant le client à Strasbourg, nous ferions les affaires des proxénètes de Kehl, d'Offenburg et autres villes allemandes proches et nous aurions moins de problèmes.

M. le Rapporteur : En conséquence, en Suède, les modalités de recrutement se font désormais par Internet. Les prostituées mettent de petits panneaux indiquant les sites où elles donnent des adresses, et la prostitution se fait davantage en appartement.

Du point de vue de l'ordre public sur la voie publique, il est vrai qu'il n'y a plus de problèmes, mais il y a un déplacement géographique de la prostitution.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Cela pose le problème de la santé, des maisons closes, etc.

Mme la Présidente : C'est une question théorique, de principe : tous partis politiques confondus, nous n'avons pas voulu abandonner la thèse abolitionniste. Mais on ne va pas jusqu'au bout de la logique.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Nous sommes en plein milieu du gué.

Mme la Présidente : D'ailleurs, on réglemente indirectement la prostitution puisque, en matière de santé publique, on prend en compte la situation de ces femmes. On pourrait les ignorer. Il est vrai que si l'on va jusqu'au bout du raisonnement, comme l'ont fait les Suédois, il faut réprimer le client mais cela gênerait nos voisins immédiats. En outre, nous aurions une prostitution différente chez nous.

M. Philippe MARLAND : On n'arrivera jamais à la supprimer.

Mme la Présidente : Mais on peut espérer la diminuer.

M. Philippe MARLAND : Espérer la diminuer et éviter que les personnes soient à ce point exploitées.

M. André SCHNEIDER : C'est la grande criminalité derrière qu'il faudrait arriver à toucher.

Audition de M. André KLEIN-MOSSER
vice-président du conseil général du Bas-Rhin,
président de la commission de l'action sociale,

accompagné de Mme Sabine JUNG,
inspectrice au service de l'aide sociale à l'enfance
et responsable du groupement d'admission
à la direction des services sociaux et sanitaires du Bas-Rhin


(compte rendu de l'entretien 11 septembre 2001 à Strasbourg)

M. André KLEIN-MOSSER : Je suis heureux de vous accueillir dans cet hôtel du département qui, comme vous l'avez vu, date des années 1990. C'est donc une architecture moderne qui s'est intégrée dans un vieux quartier de Strasbourg. Une vieille caserne de CRS a été démolie et remplacée par ce bâtiment. Quelques anciens murs et quelques vestiges sont restés, si bien qu'une anecdote nous permet de dire que dans le parking automobile, un mur très ancien a pu être protégé, contrainte imposée par l'architecte des bâtiments de France.

Les conseillers et le conseil général s'y trouvent bien car c'est, pour nous, un bâtiment fonctionnel, même si nous le trouvons parfois un peu petit parce que la décentralisation nous a confié de nombreuses responsabilités, qui nécessitent, forcément, des locaux.

Aujourd'hui, vous êtes venus nous rencontrer. C'est un honneur pour nous que vous veniez demander au département son implication dans des domaines que vous essayez d'approfondir et de traiter.

Le département, dans l'ensemble de sa politique, n'est peut-être pas directement concerné par tous les problèmes abordés par votre Mission. Il est sans doute très préoccupé d'y être confronté dans le cadre de sa politique sociale. Certains domaines, comme celui de l'aide sociale à l'enfance, présentent des points de rencontre des différents thèmes que vous étudiez et peuvent apporter quelque éclairage sur ces questions.

Nous avons essayé de définir une approche des problèmes soulevés et avons chargé Mme Jung de dresser un bilan des informations portées à notre connaissance dans le cadre de la politique du département. Nous sommes, en tout état de cause, indirectement, par l'intermédiaire d'associations qui sont fortement préoccupées dans notre région, souvent interrogés et sollicités pour les soutenir, afin que leur action puisse se développer sur le terrain.

Mme la Présidente : Nous vous remercions, monsieur le vice-président, de nous recevoir dans ce très beau conseil général, dont je disais que j'en reconnaissais l'architecture puisque Claude Vasconi est venu, très peu de temps après l'avoir fini, construire le Palais de Montpellier, le Corum, avec les mêmes matériaux.

Le sujet qui nous préoccupe est éminemment difficile, plus nous avançons et plus nous en prenons la mesure. Aussi allons-nous écouter avec attention ce qu'est l'action du département, même si elle ne porte pas directement sur la lutte contre les formes d'esclavage, mais indirectement, notamment par le biais des services s'occupant de mineurs.

Quelles sont vos responsabilités ?

Mme Sabine JUNG : Je suis inspectrice au service de l'aide sociale à l'enfance. A ce titre, je suis chargée d'une mission très particulière, puisque tous les rapports de signalement émanant des services sociaux et des services de protection maternelle et infantile transitent par mon unité pour être examinés et orientés. Nous déterminons si nous pouvons travailler dans le registre de la protection administrative, c'est-à-dire avec la collaboration des parents ou s'il faut saisir l'autorité judiciaire, ce qui signifie une transmission au parquet avec, dans la plupart des cas, une requête au juge des enfants.

Mme la Présidente : Vous parlez de collaboration des parents, mais, dans le domaine qui nous préoccupe, de façon générale, ils ne sont pas disponibles. Vous n'avez donc presque jamais la possibilité de mettre en place une collaboration avec les parents.

Mme Sabine JUNG : Les choses sont un peu plus complexes dans la mesure où lorsque nous travaillons avec les parents...

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Pour la prostitution ?

Mme Sabine JUNG : Oui, il nous arrive d'être en face de parents qui viennent demander l'accueil de leurs enfants parce qu'ils ont une activité de prostitution.

Mme la Présidente : Vous parlez des enfants de prostituées.

Mme Sabine JUNG : Oui, parce qu'en fait, nous intervenons au niveau des mineurs et des adultes. Nous avons affaire à des parents qui exercent ce type d'activité et demandent l'admission de leurs enfants au service d'aide sociale à l'enfance. Nous collaborons, bien sûr, avec eux. Cela fait partie de nos missions.

J'aimerais développer une question qui me préoccupe concernant le signalement, puisque celui-ci est une de mes activités, dans la mesure où le signalement d'enfants en danger permet de repérer ces formes d'esclavage qui, aujourd'hui, font la Une des journaux et qui sont la pédophilie et les abus sexuels. La plupart du temps, les enfants abusés le sont par leurs parents, et quand il s'agit de fillettes, par leur père ou leur beau-père. La situation qui me paraît prédominer est celle d'abus de l'enfant par son beau-père.

Ce sont des situations qui souvent perdurent très longtemps, des années. A un moment donné, un élément permet à l'enfant de libérer sa parole, de s'ouvrir, et d'entraîner toute une série d'évaluations et d'investigations qui laissent penser que sa parole est tout à fait sérieuse et mérite qu'on s'y attarde et qu'on intervienne par des mesures de protection.

Evidemment, dès que l'on se trouve dans cette hypothèse, nous avons une façon de fonctionner avec l'autorité judiciaire qui consiste à procéder à des investigations sociales minimales à notre niveau, pour laisser au maximum l'autorité judiciaire libre de conduire ses enquêtes, de façon à ne pas la gêner.

Ces renseignements sont donc transmis sans délai au parquet et déclenchent la plupart du temps des enquêtes judiciaires, avec la possibilité d'incarcérer très rapidement les parents lorsque les auditions révèlent que les faits sont avérés.

Il existe aussi une autre forme d'esclavage qui est, tout simplement, la maltraitance, en dehors des abus sexuels. Certaines formes de maltraitance sont parfois très insidieuses. Cela peut aller de la maltraitance la plus spectaculaire - coups, brutalité à l'égard de l'enfant - jusqu'à des formes plus raffinées - pressions psychologiques et exploitations variées, comme faire accomplir à de très jeunes enfants des tâches domestiques à des heures très tardives, les obliger à faire leurs devoirs à 4 heures du matin, etc. C'est aussi une forme d'exploitation que l'on rencontre à travers le signalement, même si elle n'est pas très fréquente. Nous sommes près de l'esclavage domestique.

Mme la Présidente : De la part des parents ?

Mme Sabine JUNG : Oui, de la part des parents.

Mme la Présidente : Sur leurs propres enfants ?

Mme Sabine JUNG : Oui, ce sont des formes d'esclavage qui sont révélées à travers la procédure de signalement. Elles ne sont pas très fréquentes. Elles surviennent peut-être davantage - nous ne l'avons pas étudié précisément de ce point de vue - dans des milieux étrangers, me semble-t-il car nous avons un peu plus de faits de cet ordre dans les familles d'origine étrangère. C'est ma pratique du signalement qui me permet de le dire.

Mme la Présidente : Avez-vous connaissance de l'action du Comité contre l'esclavage moderne (CCEM) - qui a quelques antennes en province ?

Mme Sabine JUNG : Je ne le connais pas.

Mme la Présidente : A Paris, un certain nombre de faits d'esclavage domestique ont été dénoncés par cette association. Généralement, les responsables n'agissent pas sur leurs propres enfants, mais sur des enfants ramenés de pays étrangers. Ils les attirent en leur disant qu'ils seront scolarisés en France, et, en réalité, ce sont de petits esclaves à domicile.

Mme Sabine JUNG : J'ai connu, en effet, un cas similaire lorsque j'ai pris mes fonctions dans le département. Il s'agissait d'une jeune Péruvienne de quinze ans, qui était venue pour faire des études ici et s'est retrouvée dans une famille à faire des travaux domestiques. Cette famille avait d'ailleurs fait le voyage au Pérou et lui avait promis des études.

Nous avons organisé son retour au Pérou à la demande insistante de sa mère qui avait essayé d'intervenir à l'époque au niveau international. Nous avons donc su qu'elle recherchait sa fille. C'est ainsi que nous avons pu la faire rentrer au pays par l'intermédiaire de l'ambassade.

Mme la Présidente : Vous n'avez pas fait poursuivre les exploitants ?

Mme Sabine JUNG : Nous l'avons signalé à l'autorité judiciaire.

Mme la Présidente : Avait-elle porté plainte ?

Mme Sabine JUNG : Je ne peux vous répondre. A partir du moment où elle est rentrée chez elle du fait que nous avions déclaré les faits et protégé la victime, notre mission était remplie.

Mme la Présidente : En quelle année cela s'est-il produit ?

Mme Sabine JUNG : C'était en avril 1993.

Mme la Présidente : Ce sont des faits de ce type que l'on rencontre en région parisienne.

Mme Sabine JUNG : De la place que j'occupe, je ne pourrais pas dire que c'est un phénomène que nous observons ici. En revanche, j'ai connaissance de situations où les parents exploitent leurs propres enfants.

Mme la Présidente : Le cas que vous signalez est un peu spécial. Dans la mesure où la famille française était allée la chercher sur place, les parents de la jeune Péruvienne avaient dû faire sa connaissance. Nous avons entendu parler parfois de parents qui vendaient leurs enfants, ce qui est différent. Dans le cas que vous évoquez, les parents de la jeune fille ont été dupés.

Mme Sabine JUNG : Je ne pense pas, en effet, que l'on était là dans le cas d'un réseau. Cela s'est fait par l'entremise de personnes qui se connaissaient.

Mme la Présidente : C'était ponctuel.

Mme Sabine JUNG : C'est cela, c'était un arrangement entre la mère qui n'avait pas les moyens de financer les études de sa fille et qui souhaitait que celle-ci les poursuive parce qu'elle était brillante à l'école et qui a pensé que c'était une opportunité pour elle que de venir à Strasbourg pour continuer ses études.

L'enfant a été retrouvée pleurant sur un banc par quelqu'un qui nous l'a amenée. Nous l'avons signalé. Elle nous a été confiée par l'autorité judiciaire et elle a séjourné au foyer pendant quelques mois.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Elle n'était pas sous l'emprise d'une exploitation sexuelle. C'était du travail domestique.

Mme Sabine JUNG : Oui, mais pour ce qui est d'abus sexuels, je ne pourrais pas être affirmative car il y avait tout de même des aspects flous. Elle devait, par exemple, se lever à 3 heures du matin pour préparer le bain de l'homme... Cela a pu avoir des connotations d'ordre sexuel.

Mme la Présidente : Ces parents qui maltraitent au point que l'on puisse parler d'esclavage, comment les suivez-vous ? Qu'en faites-vous ?

Mme Sabine JUNG : C'est assez difficile. Dans ce cas, nous requérons immédiatement l'intervention de l'autorité judiciaire parce qu'il n'y a pas moyen de trouver une forme de collaboration avec les parents qui permette de protéger l'enfant. Cela se traite donc essentiellement par voie judiciaire.

C'est après l'intervention de l'autorité judiciaire que nous pouvons essayer de voir comment établir une collaboration avec les parents et leur faire comprendre que ce ne sont pas des méthodes éducatives et qu'il existe peut-être d'autres moyens de procéder. C'est le juge des enfants qui peut envisager une mesure d'action éducative.

Mme la Présidente : Vous avez parlé de mères prostituées. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Mme Sabine JUNG : Je n'ai pas tout à fait terminé sur le signalement parce qu'il y a un autre aspect qui est intéressant à souligner : c'est l'exploitation économique des enfants. Je pense au racket, qui est une forme d'esclavage entre enfants, qui est dénoncée au niveau de l'Education nationale. Il s'agit du vol des cartes bancaires ; des pressions que l'on exerce sur les enfants qui ont des habits de marque, en les menaçant de représailles à la sortie ; toutes sortes d'intimidations. Ce sont des faits qui apparaissent dans les rapports de signalement et qui, à mon sens, prennent des proportions inquiétantes. Voilà pour ce qui est du signalement.

Mme la Présidente : Cela ne semble pas concerner les enfants étrangers errants.

Mme Sabine JUNG : Il est vrai que les mineurs isolés sont une problématique forte ici. Elle surgit de façon assez spontanée. Il y a beaucoup de zones d'ombre dans ces situations puisqu'on ne sait de quelle manière ces mineurs arrivent ici. En principe, c'est le service social d'aide aux migrants qui nous les adressent et cela passe aussi par l'intervention du substitut du procureur en charge des mineurs qui, devant une situation très précaire, sans éléments, les confie au service d'aide sociale à l'enfance, avec toute la difficulté que représente l'obstacle de la langue.

Il est difficile de faire un projet d'insertion avec ces jeunes sans papiers. Il n'y a guère que la voie de la tutelle. Le juge des tutelles nous la confie pour que nous ayons une petite marge de man_uvre nous permettant d'intervenir de manière à les protéger. Nous avons d'énormes difficultés pour établir leur identité et leur âge. Ces mineurs sont parfois majeurs. Nous sommes dans des situations qui exigent des expertises osseuses dont la fiabilité est relative. C'est un domaine difficile à appréhender du fait que nous n'avons pas de structures réellement adaptées pour accueillir ces jeunes et mettre sur pied un projet d'insertion.

M. le Rapporteur : Qu'en faites-vous ?

Mme Sabine JUNG : Nous faisons du sur-mesure, des interventions très ciblées. Nous essayons, dans un premier temps, de favoriser l'apprentissage de la langue française car c'est une voie d'insertion.

Avec le soutien de l'autorité judiciaire, nous essayons de trouver des renseignements plus approfondis sur la manière dont ils sont arrivés en France. Mais c'est un travail de longue haleine. Nous passons deux, trois, quatre ans à rassembler les éléments épars d'une histoire, à recoller les morceaux et à trouver une solution pour ces jeunes.

En principe, ils sont admis dans des foyers de l'aide sociale à l'enfance pour jeunes adolescents. Ils se retrouvent, bien sûr, avec des problématiques de jeunes mineurs délinquants qui ne sont pas toujours les leurs. Elles peuvent se croiser, mais ce n'est pas obligatoire.

Nous cherchons aussi à faire des montages avec le secours des associations.

Mme la Présidente : Ils ne fuguent pas ?

Mme Sabine JUNG : Si, il y en a qui fuguent. Certains tout de suite, au bout d'une ou deux journées. Le procureur prend une décision de placement et nous sommes amenés dans les jours qui suivent à l'informer de la disparition du mineur. Très souvent, nous n'en entendons plus parler. Il est très rare qu'un mineur qui nous est confié et qui fugue réapparaisse, du moins dans nos structures.

Mme la Présidente : C'est inquiétant.

Mme Sabine JUNG : En effet, c'est inquiétant. Je parle là du mineur étranger, seul sur le territoire. En dehors du fait d'informer l'autorité judiciaire, nous n'avons pas d'autre moyen d'avoir des renseignements.

Mme la Présidente : Combien de mineurs isolés traitez-vous par an ?

Mme Sabine JUNG : A l'heure actuelle, nous en avons une trentaine au service.

Mme la Présidente : Ah, tout de même !

Mme Sabine JUNG : Oui, cela prend des proportions inquiétantes.

Mme la Présidente : Je pensais que vous alliez me parler d'une dizaine.

Mme Sabine JUNG : Nous avons une trentaine de situations ; la moitié sont arrivés en cours d'année.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : J'ai lu que trois cents mineurs étrangers disparaissaient en France.

Mme Sabine JUNG : A Strasbourg, le phénomène des mineurs isolés touche plus de garçons que de filles. Je ne pourrais pas vous fournir de chiffres exacts.

M. le Rapporteur : De quelles nationalités sont-ils ?

Mme Sabine JUNG : Ils sont originaires de l'Angola, du Zaïre, du Maroc, de l'Algérie, des pays de l'est comme la Tchéquie, la Moldavie, le Kosovo.

M. le Rapporteur : Avez-vous des jeunes originaires de Roumanie ?

Mme Sabine JUNG : Oui, mais pas plus que les autres nationalités.

Mme la Présidente : Lorsqu'ils atteignent dix-huit ans, vous avez encore une possibilité de les protéger jusqu'à vingt et un ans, mais ensuite, que deviennent-ils ? Y en a-t-il beaucoup que vous ayez suivi de seize à vingt et un ans ?

Mme Sabine JUNG : Rarement parce que, si nous les accompagnons dès l'âge de quatorze-quinze ans, quand ils arrivent à l'âge de la majorité, nous avons de bonnes chances de construire un projet et d'arriver à les rendre suffisamment autonomes à dix-neuf, vingt ans avec, évidemment, une aide à la sortie.

Mme la Présidente : Sont-ils régularisés ?

Mme Sabine JUNG : Oui, soit par l'Office français des réfugiés et apatrides (OFPRA), soit en obtenant la nationalité française s'ils arrivent à faire valoir qu'ils ont suivi une scolarité durant cinq ans. Nous avons ainsi quelques cas que nous pouvons accompagner jusqu'au bout avec une solution tout à fait satisfaisante à la sortie.

Mais ce qui est tout de même surprenant dans ce phénomène, c'est que tout en ayant été accompagnés parfois jusqu'à l'âge de dix-huit ans, brutalement, ils disparaissent. Ils mettent eux-mêmes fin à la prise en charge.

Nous nous posons des questions parce que rien ne laissait présager que ce jeune allait quitter son projet, sa formation et l'environnement qu'il avait su se créer.

Mme la Présidente : Et vous ne savez plus rien d'eux ?

Mme Sabine JUNG : Rien.

M. le Rapporteur : Depuis quelque temps, on nous a indiqué qu'à Strasbourg comme ailleurs, des phénomènes de mendicité se sont développés. Des enfants sont aujourd'hui utilisés de manière systématique pour mendier. Y a-t-il eu un signalement fait auprès de vos services sur la situation de ces enfants mineurs mendiants ?

Mme Sabine JUNG : J'ai le souvenir de deux signalements de ce type il y a quelques années, notamment de petits Roumains, qui se trouvaient place Kléber à vendre des fleurs et à mendier. Cela nous avait été signalé par plusieurs passants. Nous en avons régulièrement averti l'autorité judiciaire.

M. le Rapporteur : Mais actuellement, vous n'êtes saisis par personne ?

Mme Sabine JUNG : Non, pas pour l'instant. Je n'ai pas le souvenir qu'il y ait eu de signalements de cet ordre au cours des deux ou trois dernières années.

Mme la Présidente : Si l'on revient à la prostitution, quelle est action du département en la matière, directement ou indirectement, par le biais des associations ?

Mme Sabine JUNG : L'action du département la plus visible est la mission de protection que nous exerçons à l'égard des jeunes femmes enceintes ou ayant des enfants de moins de trois ans, qui demandent la protection d'une maison maternelle. C'est un phénomène qui est très tangible. C'est probablement par les prises en charge en maison maternelle que nous entrevoyons le mieux le phénomène de la prostitution.

Mme la Présidente : Beaucoup de jeunes prostituées demandent-elles une prise en charge en maison maternelle pendant leur grossesse ?

Mme Sabine JUNG : Le problème particulier que nous avons à Strasbourg, c'est que parfois elles sont mineures, âgées de seize ou dix-sept ans, et qu'elles se prostituent. A un moment donné, elles ne veulent plus s'adonner à l'activité de prostitution.

Alors, soit le procureur nous les confie, parce qu'il est très rare que nous puissions avoir connaissance d'une situation par un suivi, un accompagnement qui aboutirait naturellement à ce type de prise en charge. C'est donc souvent le procureur qui nous la confie, avec une confirmation de sa décision par le juge des enfants.

Soit, quand elles sont majeures, c'est généralement le milieu hospitalier qui nous rend attentifs à la nécessité de leur prise en charge quand elles ne sont plus qu'à quatre semaines de l'accouchement. Il faut alors réagir rapidement car elles n'ont pas d'appartement et ne sont pas dans des situations qui leur permettent de préparer l'arrivée de l'enfant.

Là encore, le phénomène est assez surprenant parce que nous avons des jeunes femmes qui font un passage en maison maternelle d'un mois...

Mme la Présidente : Un mois ?

Mme Sabine JUNG : ... et qui disparaissent.

Mme la Présidente : Elles fuguent ?

Mme Sabine JUNG : Est-ce de la fugue ou la pression du milieu ? C'est assez difficile à dire. J'ai traité récemment un cas relativement « opaque », dirai-je, d'une jeune femme angolaise qui dit être venue de Belgique. Elle déclare ne pas se souvenir de l'endroit où elle a résidé pendant quelques mois, avoir vécu auprès d'un couple, avoir été abusée par le mari, s'être retrouvée enceinte et être arrivée à Strasbourg par le train. Arrivée ici, elle a demandé à être protégée. Elle vit en maison maternelle depuis un mois et l'on me dit qu'une personne vient la chercher tous les samedis en voiture de luxe.

Mme la Présidente : Et elle revient ?

Mme Sabine JUNG : Elle part le samedi et revient le dimanche soir.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Elle emmène l'enfant ?

Mme Sabine JUNG : Elle n'a pas encore accouché. D'après certaines rumeurs, il y aurait une forte demande de jeunes femmes enceintes pour se livrer à des activités de prostitution.

Mme la Présidente : Des clients voudraient des femmes enceintes ? Je l'ai déjà entendu dire.

Mme Sabine JUNG : Oui. Le procureur adjoint a été le premier à me le faire savoir. Cela m'a un peu éclairée sur l'accroissement des prises en charge en maison maternelle et sur ce qui s'y passe. Evidemment, il n'est pas possible d'interdire à ces jeunes filles, qui sont majeures et qui disent vouloir rejoindre un ami le week-end, de le faire. Dès lors que nous avons de grandes inquiétudes sur la façon dont les choses pourraient se passer, nous pourrions intervenir de manière plus ciblée, mais nos moyens sont très limités parce que ce n'est pas à nous de faire des enquêtes.

Mme la Présidente : Ce matin, on nous a parlé de jeunes prostituées qui accouchent pratiquement sur le trottoir. Cela confirme ce que vous dites. Il y a une demande de relations sexuelles avec des femmes enceintes.

Mme Sabine JUNG : Tout à fait. J'ai aussi très régulièrement des signalements qui émanent des associations qui interviennent auprès des jeunes, notamment sur le quai Pasteur. Les collégiens qui empruntent ce trajet sont très exposés. Les associations nous signalent très régulièrement ce type de dangers pour les mineurs, sans que l'autorité judiciaire puisse réellement intervenir pour faire cesser ce danger.

Mme la Présidente : Les collégiens sont accostés ?

Mme Sabine JUNG : Ils sont accostés, et ils sont spectateurs.

Mme la Présidente : Cela se passe la nuit ?

Mme Sabine JUNG : Pas seulement, c'est aussi le jour.

M. André SCHNEIDER : En partant d'ici, je demanderai au chauffeur de nous y faire passer, c'est à trois cents mètres, vous verrez. C'est de jour et, quand il pleut, le principal du collège me disait qu'elles s'abritent sous le préau.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Dans ce cas, le préfet fait une déclaration d'utilité publique sur les terrains devant le collège. Le collège prend alors possession du terrain et les personnes qui viennent voir les prostituées ne peuvent plus y stationner.

M. le Rapporteur : J'ai le sentiment que cela va se régler autrement. Si la police des m_urs leur demande vraiment de partir, elles iront ailleurs.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Si leurs souteneurs leur demandent de rester, ce ne sera pas facile.

M. le Rapporteur : C'est une forme d'organisation. Nous avons une interrogation car, plus nous approfondissons nos travaux et moins notre Mission croit à l'idée que les jeunes filles de l'est viennent ici comme travailleuses saisonnières indépendantes. Nous réfléchissons à un statut à donner à ces femmes qui, sous des apparences de prostituées joyeuses, sont, en fait, des victimes, soumises aux pires individus qui puissent exister.

Quelle porte de sortie ont-elles ? Quel rôle jouez-vous ? Ce n'est pas une question piège mais quand nous avons posé la question ce matin aux services de l'Etat, ils nous ont répondu qu'il n'existait plus de service social de l'Etat, que la DDASS n'avait que quatre assistantes sociales, et ils nous ont donc renvoyés vers le département. Aussi, je vous demande s'il existe, au niveau du département, des procédures de sortie de la prostitution ?

Mme Sabine JUNG : L'association Le Nid est très connue pour soutenir...

M. le Rapporteur : Cela se fait donc par le biais des associations ?

Mme Sabine JUNG : C'est cela.

M. le Rapporteur : Mais existe-t-il des dossiers qui remontent des associations vers vous ?

Mme Sabine JUNG : Les situations individuelles nous sont signalées dès lors qu'il y a lieu de les prendre en charge. C'est vrai que nous collaborons avec ces associations qui nous adressent des jeunes femmes, mais celles-ci n'arrivent au service de l'aide sociale à l'enfance que si elles ont, elles-mêmes, exprimé une demande et souhaitent engager une démarche pour quitter le milieu. Ce n'est qu'à partir de ce moment que nous pouvons intervenir.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Qu'advient-il si elles sont majeures ?

Mme Sabine JUNG : Nous pouvons intervenir par le biais de la maison maternelle, si elles sont enceintes ou en charge de très jeunes enfants.

M. le Rapporteur : Mais pour une femme majeure sans enfant, que reste-t-il ? A qui peut-elle s'adresser ?

Mme Sabine JUNG : Elle peut s'adresser à l'assistante sociale de secteur, le territoire du département étant complètement maillé.

M. le Rapporteur : Mais il ne s'agit pas d'un service spécialisé. C'est uniquement l'assistante sociale de secteur.

Mme Sabine JUNG : C'est elle qui va établir la liaison avec le Nid.

M. le Rapporteur : Comment faites-vous quand elles habitent en Allemagne ?

Mme Sabine JUNG : En dehors du mouvement associatif, du service social de secteur, je n'ai pas connaissance d'action spécifique menée par le département en direction de ces jeunes femmes.

M. le Rapporteur : Le constat est donc que l'Etat ne conduit plus d'action spécifique et qu'il n'y en a pas non plus au niveau des collectivités locales parce que la demande doit être assez rare.

Mme la Présidente : Il n'y a donc que les associations qui sont soutenues par l'Etat et vous ?

Mme Sabine JUNG : Ou le service social de secteur, qui est le « généraliste » de base sur le terrain.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Il n'y a intervention que lorsqu'elle est mineure, ou majeure enceinte.

Mme la Présidente : Mineure ou jeune majeure ; au-delà de vingt et un ans, cela devient en tout état de cause plus limité.

M. le Rapporteur : Les femmes enceintes sont alors prises en charge par la Protection maternelle et infantile (PMI).

Mme Sabine JUNG : Indépendamment de la prostitution des jeunes femmes d'origine étrangère, c'est également un phénomène qui concerne des Françaises et qui fait l'objet de rapports des travailleurs sociaux tendant à permettre à une jeune femme de quitter le milieu. On ne peut pas dire que les assistantes sociales de secteur ne sont pas du tout sensibilisées à la question.

Mme la Présidente : Ce n'est pas ce que je voulais dire, mais elles n'ont pas véritablement d'arsenal approprié à leur disposition.

Mme Sabine JUNG : Elles disposent des possibilités des aides habituelles pour venir en aide aux personnes par le biais d'aides financières, d'interventions ponctuelles, d'aide à la recherche d'un logement, de l'aide à l'insertion, du RMI, etc.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : A condition qu'elles veuillent quitter le milieu.

Mme Sabine JUNG : Le gros problème est qu'elles veulent quitter le milieu alors même qu'elles subissent des pressions...

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Et qu'elles sont hébergées en Allemagne.

Mme Sabine JUNG : Il est vrai que la proximité de l'Allemagne n'est pas faite pour faciliter les choses. Une dernière information que je souhaite vous communiquer est que, à la suite d'un appel téléphonique du parquet, il y a un an, j'ai été prévenue de la nécessité d'accueillir des jeunes femmes en maison maternelle, une opération devant avoir lieu dans le milieu de la prostitution. En fait, j'ai dû accueillir quatre jeunes femmes. Mais je vous apporte ces éléments pour vous dire qu'il existe quand même une collaboration entre le conseil général et l'autorité judiciaire, pour essayer d'intervenir au mieux de nos moyens et permettre, dans la mesure du possible, à ces jeunes femmes d'être aidées.

Néanmoins, la question de la prévention sur le sujet reste entière.

Audition de représentants d'associations à Strasbourg :

- au titre du Comité régional d'éducation pour la santé (CRES) :
Mme Annick GARCIA, chargée du dossier sida
et Mme Ludovique DEMAILLY, responsable,

- au titre d'Espace Indépendance :
Mme Danielle LEDIT, directrice,

- au titre de Femmes de Paroles :
Mme Nicole JEHL, présidente
et Mme Yvette DEMERLE, directrice,

- au titre du Mouvement du Nid :
Père Marcel SCHAEFFER, co-fondateur et président de la délégation de Strasbourg, et Mme Isabelle COLLOT, permanente,

- au titre de Médecins du Monde :
Dr Pierre ROSENSTIEL, délégué régional,

- au titre de Pénélope :
Dr Pierre GANIER, président,

en présence de M. Gilbert DELEUIL, directeur de cabinet du préfet de la Région Alsace, préfet du Bas-Rhin


(compte rendu de l'entretien du 11 septembre 2001 à Strasbourg)

Mme la Présidente : Nous avons rencontré les institutions policières et judiciaires, puis tous les services déconcentrés de l'Etat, le conseil général et la communauté urbaine de Strasbourg. Nous venons maintenant vous écouter.

Je rappellerais en quelques phrases l'objet de cette Mission. Il y a quelques mois, il m'a semblé, ainsi qu'à d'autres, utile que des députés se penchent sur la question de l'esclavage en France aujourd'hui. Nous avons désiré l'aborder sous deux, et même, finalement trois angles: l'esclavage domestique, l'esclavage économique et l'esclavage par l'exploitation sexuelle. Nous pensions que l'exploitation économique avait été peu étudiée, et qu'elle sévissait essentiellement en région parisienne par le biais des ateliers clandestins et celui de ces personnels de maison.

Nous avons pu prendre la mesure de situations tout à fait dramatiques, mais alors que nous ne pensions pas creuser le thème de la prostitution, nous avons été conduits à le faire car, quantitativement et à d'autres égards, cette question et celle de ses nouvelles formes éclatent aux yeux des membres de la Mission. C'est donc au moins autant sur ce volet que nous travaillons et sur l'idée que, s'il faut s'attaquer dans tous les domaines aux responsables de l'esclavage, il faut aussi améliorer considérablement la situation des victimes souvent qualifiées, par le biais de la loi pénale, de délinquants ou délinquantes. Nous pensons faire une proposition forte en les considérant avant tout comme des victimes. Je crois d'ailleurs que cette approche est celle des associations qui travaillent auprès des prostituées.

M. Alain Vidalies, rapporteur de la Mission, s'est rendu sur le terrain hier soir à Strasbourg. Je l'ai fait également.

Maintenant, nous souhaitons tous vous écouter et vous poser des questions, sachant que vous êtes les uns et les autres soutenus dans vos actions par l'Etat ou le conseil général , et que certains de vos projets sont inclus dans le contrat de ville, que d'autres ne le sont pas. Nous avons besoin de savoir où vous vous situez dans le dispositif social, et où vous voudriez l'être.

Père Marcel SCHAEFFER : Nous sommes une association nationale et je suis le président de la délégation de Strasbourg.

Mme la Présidente : Nous avons déjà rencontré le Mouvement du Nid sur le plan national lors d'une plate-forme que nous avons auditionnée à Paris. Nous vous écoutons pour Strasbourg.

Mme Isabelle COLLOT : Notre association rencontre régulièrement les personnes chaque mercredi soir et, plus occasionnellement, le vendredi en fin d'après-midi et certains vendredis soir en fin de mois, mais c'est plus rare puisque nous travaillons essentiellement grâce à un réseau de bénévoles et deux salariés. Ce n'est pas mal, mais cela devrait certainement être amélioré, si l'on veut faire face à l'arrivée massive des réseaux de l'Europe de l'est qui demande une plus grande disponibilité et une plus grande présence.

Nos chiffres sont certainement inférieurs à ceux que la police a pu vous donner puisque l'important à nos yeux n'est pas le contrôle d'identité, mais l'échange et le dialogue. Ce dialogue est plus compliqué lorsque nous rencontrons des jeunes femmes originaires de l'Europe de l'est car l'expression, tant sur le plan de la langue que sur celui du contenu du dialogue, demande un effort, et le dialogue même est difficile en raison des pressions exercées par le milieu. Les proxénètes sont là, ils veillent et attendent l'argent. Elles n'ont pas de temps à perdre. Il est certain que nous constatons un changement entre ces femmes étrangères victimes du trafic et les autres, plus anciennes ou même nouvelles, mais françaises.

Dans son travail, le Mouvement du Nid a ainsi rencontré vingt-deux nationalités différentes. A Strasbourg, on parle des réseaux de femmes de l'est, mais il y a aussi celui des femmes africaines qui, ces derniers mois, va croissant.

On constate aussi que, maintenant, des femmes africaines sont sur le trottoir le temps d'obtenir leur titre de séjour. Elles ont fait une demande d'asile politique, attendent la décision et, par manque de moyens pour subvenir à leurs besoins, se prostituent. C'est une question dont il faudrait s'occuper car, parfois, les procédures administratives de l'Etat contribuent à mener à la prostitution. C'est notable pour les femmes africaines.

A Strasbourg, la prostitution des Africaines est beaucoup plus ancienne, il y en a toujours eu. Les réseaux transitent entre Paris et Strasbourg, ou Bruxelles. Ces femmes viennent en fin de semaine à Strasbourg et en début de semaine, elles sont à Paris où elles ont une famille et des enfants. De Bruxelles, c'est assez nouveau : plusieurs femmes sont arrivées de là-bas parce qu'il y avait eu des problèmes dans cette ville. Donc elles sont venues sur Strasbourg.

Nous avons essayé de dresser un bilan de ce que nous avions constaté concernant les jeunes femmes originaires de l'Europe de l'est. L'année 1996 a été celle durant laquelle nous avons vraiment noté un changement, à Strasbourg, dans le paysage prostitutionnel. Nous avions déjà, en 1993, rencontré une jeune femme d'ex-Yougoslavie et quelques autres de Tchécoslovaquie, mais il ne s'agissait que de quelques cas. En 1996, le phénomène est devenu vraiment visible. Nous avions vu 170 personnes différentes lors de 45 sorties sur le terrain. Sur ces 170 personnes, 49 étaient d'origine étrangère, ce qui représente 26,5 % des personnes rencontrées. Un an après, nous sommes à 315 personnes différentes rencontrées dont 180 d'origine étrangère, soit plus de la moitié. Cela s'est encore amplifié en 1998, avec 614 personnes différentes rencontrées dont 77,3 % d'origine étrangère, sachant que les étrangères sont, pour l'essentiel, originaires des pays de l'Europe de l'est avec en première nationalité, les Tchèques, qui sont les premières à être venues, suivies très vite des Slovaques et de quelques Russes et Ukrainiennes. Ces derniers mois ou dernières années, il s'agit davantage de Bulgares et de Hongroises. Les nationalités les plus représentées sont les Tchèques, les Slovaques et les Bulgares. Pour les Bulgares, cela s'est encore accentué ces derniers mois avec la suppression des visas. Vous avez dû aussi entendre parler de l'affaire des visas touristiques d'affaires qui vient d'être démantelé au consulat de Sofia.

Nous notons donc une augmentation, en 1999, même si notre organisation a rencontré un peu moins de personnes, 86, parce que nous avons fait le choix de concentrer notre action en direction des prostituées françaises. En effet, devant cette problématique des jeunes filles de l'est, nous nous étions laissés emporter vers elles et nous avions un peu délaissé les Françaises. Sur une soirée, - vous qui avez fait une sortie, pouvez le constater - le temps passe vite. Si, en plus, on discute, on peut y passer la nuit jusqu'à 6 heures du matin, d'autant qu'à différents moments, on croise des personnes très diverses. Nous avons donc décidé, cette année, de recentrer notre action sur les Françaises, sachant que nous n'oublions pas les autres.

Ce qui est nouveau, c'est que, depuis deux ans, elles viennent nous rencontrer à la permanence de notre association. Les jeunes femmes de l'est viennent nous y retrouver. Aujourd'hui encore, une jeune femme hongroise est venue, pour deux raisons : des problèmes de santé et des problèmes avec son proxénète. C'est une femme de vingt-trois ans. Elle a été prostituée depuis six ans, dans six pays différents : Suisse, Autriche, Allemagne, France, Pays-Bas et Belgique. En France, elle a atterri à Strasbourg où elle a été mise sur le trottoir par son proxénète. Il y a quelques mois, elle l'a dénoncé ainsi que tout le réseau. Ce proxénète a été condamné à quatre mois de prison. Il est sorti et c'est aussi pour cela qu'elle est venue car elle subit des pressions, du chantage, des menaces. La police lui dit qu'il faut qu'elle revienne déposer une plainte mais peut-être pas tout de suite. Il faudra donc l'aider.

Ce cas illustre combien la lutte contre le proxénétisme nous apparaît insuffisante. Il nous semble, notamment, que la justice devrait prononcer des peines plus lourdes. Quatre mois pour quelqu'un qui a exploité une personne pendant six ans à travers différents pays du monde, ce n'est rien. Nous vous citons cet exemple, parce qu'il est d'aujourd'hui, mais nous pourrions vous en citer de nombreux autres pour lesquels les peines ont été très légères.

Mme la Présidente : Les peines prononcées sont peu sévères alors que les peines encourues sont plus lourdes.

Mme Isabelle COLLOT : Oui, les peines encourues, c'est dix, vingt ans ! Si en plus, il y a association, si on a prostitué d'autres femmes, cela est de l'ordre du crime. Mais je pense qu'aujourd'hui, il faudrait réaffirmer que le trafic est un crime et qu'il doit être pénalisé.

Cet exemple nous amène aussi à nous interroger sur les protections que l'on assure aux jeunes femmes. C'est un exemple, mais je vous assure que nous en avons d'autres dans cette situation. Elle a un fils dans son pays, dans sa famille, mais elle sait qu'elle ne peut pas le revoir car sa famille est aussi menacée par ce proxénète. Ce sont des gitans et tous les autres membres de la communauté s'en mêlent. Elle subit beaucoup de pressions. Elle ne sait plus comment faire. En même temps, elle dit qu'en France, elle peut rester encore un mois, puisqu'elle doit rentrer tous les trois mois pour renouveler son passeport, et elle n'a pas d'autres possibilités de survie ici. Nous souhaiterions obtenir de l'Etat français qu'il permette à des femmes comme elle, qui disent qu'elles sont en danger, qu'elles veulent rester en France, ou même si elles ne savent pas où elles en sont dans leurs projets, de bénéficier d'un titre de séjour qui leur permette de résider ici sans problème afin qu'elles puissent aussi travailler. C'est le souhait exprimé par beaucoup de ces jeunes femmes d'avoir un travail, un travail propre, un travail autre. Dans ce domaine, nous pensons que notre pays pourrait s'inspirer des pratiques belges ou italiennes. Il existe des dispositions européennes sur la lutte contre le trafic. Il serait intéressant que notre pays essaie d'harmoniser sa loi, qui est abolitionniste, avec ces nouvelles propositions européennes.

Mme la Présidente : Vous y tenez fortement ?

Mme Isabelle COLLOT : Nous tenons très fortement à la position abolitionniste parce que nous constatons que le réglementarisme contribue à alimenter les réseaux de prostitution. En fait, la plupart des femmes victimes de ces trafics commencent très souvent à exercer la prostitution dans des pays réglementaristes, ce qui permet de bien les « casser » moralement.

C'est une analyse que nous tenons à vous faire partager. Nous sommes donc fortement attachés à la position abolitionniste, tout en sachant qu'elle est ambiguë, qu'elle n'est pas claire et qu'elle serait à améliorer. Elle est néanmoins intéressante, parce qu'elle prévoit la réinsertion des personnes, elle prévoit des actions de prévention et de sensibilisation. Je crois qu'en Europe, il est important que des pays restent stables dans leurs orientations, puisqu'il faut quand même réaffirmer que la prostitution est une atteinte à la dignité humaine.

L'abolitionnisme peut bien alimenter des débats. Quand on entend des femmes qui prétendent faire cela librement, ce serait réellement à analyser. Parmi les personnes qui interviennent souvent à la télévision sur ce thème, il y a beaucoup de personnes transsexuelles, qui affirment se prostituer librement. Cela renvoie à d'autres questions sur l'identité de la personne, le besoin d'être reconnu. C'est à entendre, on ne peut pas le nier, mais ce n'est pas parce que quelques-unes revendiquent cela, que l'on doit légiférer dans ce sens. Il faut rester prudent. Pour nous, toute personne, prostituée ou non, a des droits et nous nous employons au quotidien à les faire valoir au regard de tout ce qui existe dans notre pays. La CMU, la protection santé, elles y ont droit, comme tout autre. Mais, elles n'osent pas faire les démarches. Elles vivent une situation d'exclusion très forte. C'est à nous, associations, de leur faire connaître les droits que possède tout citoyen. Pour autant, il ne me semble pas important de leur accorder des droits spécifiques, sinon, on va commencer à accorder des droits à chaque spécificité. Sur le plan d'une politique, ce sont plus des droits qui font référence à l'être humain, en général, qui sont importants à développer.

En revanche, pour lutter contre les réseaux, toute modification de la loi concerne la place des étrangers, la violence, la coopération internationale et notre pays a certainement des avancées à proposer aux plans national et européen.

Nous souhaiterions notamment que soit mis en place des lieux où elles soient en sécurité quand elles dénoncent leurs proxénètes et quand elles manifestent le désir de quitter la prostitution. Dans ces lieux, nous souhaiterions qu'il y ait un accueil qui puisse se faire dans leur langue maternelle. Les traducteurs manquent terriblement, y compris dans les affaires de proxénétisme. La police dit que c'est compliqué. Nous avons même entendu dire que cela coûte cher de s'attaquer aux réseaux de proxénètes étrangers, parce qu'il faut trouver des interprètes, que cela demande beaucoup de temps et tout est en double et surdimensionné. C'est vrai, mais c'est un état de fait. Il faut donc se donner les moyens.

Dans ces lieux spécifiques où elles seraient en sécurité, il faut, tout d'abord, des gens formés. Il faut aussi des lieux qui travaillent avec des associations du pays d'origine des prostituées. Cela nous paraît important. Nous avons des liens avec des associations : Animus en Bulgarie, La Strada en Tchéquie et Daphné en Slovaquie. Nous nous connaissons bien. Certains sont venus ici. Un climat de confiance s'est instauré. Il est important de favoriser cette coopération. De leur côté, cela les intéresse de partager et de connaître nos analyses, car leurs pays se sont trouvés confrontés à ces problèmes et ils manquent de recul, d'analyse. Ils sont donc très demandeurs d'avoir ces partages d'expérience.

Le deuxième point concerne la délivrance des titres de séjours dont j'ai parlé. C'est un aspect important, sachant que les associations pourraient être garantes du parcours des prostituées. Cela se fait ponctuellement ici. Nous en avons discuté avec M. le Préfet, mais le but est toujours de les accompagner vers un retour au pays. On devrait pouvoir les laisser rester ici, mais pour le moment, nous n'avons pas réussi à obtenir des papiers. Au plan national, il y en a eu quelques rares exceptions, ces derniers temps. Il ne faudrait plus que cela reste des exceptions, mais que cela devienne une réalité pour tout le monde. C'est vraiment ce que nous souhaiterions.

Un dernier point concernant le proxénétisme, il nous semble important qu'il y ait une plus grande coordination entre les services de police. Pour une même affaire, nous allons voir la gendarmerie, la police judiciaire, la brigade des m_urs, la police aux frontières. Ils viennent à leur tour rencontrer l'association pour recueillir des témoignages. Nous pensons qu'il serait intéressant de réunir l'ensemble de ces intervenants pour échanger et se mettre d'accord sur les perspectives. On gagnerait en moyens et en énergie.

Nous souhaiterions aussi qu'il y ait une coordination avec la justice. Cela revient à évoquer tout le décalage entre les peines encourues et celles prononcées ainsi que la question de la coopération européenne. Pour ce qui est des clients et c'est une nouveauté, il y en a de plus en plus.

Quant aux clients, il serait bien d'organiser dans notre pays des campagnes d'information et de sensibilisation en parlant aussi du tourisme sexuel. Nous avons l'impression que Strasbourg devient une ville qui fonctionne comme la Thaïlande. Nous en avons eu des exemples : lorsque nous faisons des informations en milieu scolaire, des jeunes nous disent : « Ah oui, je connais les lieux de prostitution à Strasbourg : les quais, l'hôpital, etc. J'y suis allé avec ma tante. Elle nous y a emmenés dimanche pour voir. » Nous avons entendu cela à plusieurs reprises. Des jeunes, et des adultes, viennent à Strasbourg pour voir. Ce voyeurisme est, pour nous, assez proche du tourisme sexuel. Nous aimerions donc que des campagnes d'information, publicitaires, aident à sensibiliser la population sur ces questions.

Enfin, l'association du Mouvement du Nid travaille à une journée d'étude qui aura lieu le 10 décembre au Conseil de l'Europe sur le trafic des êtres humains à laquelle nous souhaitons associer divers partenaires issus du monde politique, judiciaire, policier, associatif, local et européen.

Mme la Présidente : Etes-vous favorables ou défavorables à la pénalisation du client ?

Mme Isabelle COLLOT : Notre position n'est pas tranchée. Lorsque l'on regarde l'exemple de la Suède qui a adopté une législation réprimant le client, celle-ci a changé la situation puisqu'il y a moins de prostituées dans la rue, mais elles sont allées en Norvège. En même temps, pénaliser, cela peut être intéressant pour montrer que tout n'est pas possible. Mais si cela devait se faire, il faudrait aussi créer des lieux d'écoute pour les hommes, parce que les clients qui viennent à l'association ont besoin de parler. Ils ont beaucoup de difficultés relationnelles, affectives. Par ailleurs, très souvent, ceux qui sont venus ont une réussite sociale très correcte.

Mme la Présidente : Vous voyez beaucoup de clients ?

Mme Isabelle COLLOT : Cela arrive. On en a vu quatre qui sont venus régulièrement le matin, et quatre autres l'après-midi. Ils sont venus onze fois. Mais c'est une nouveauté parce qu'auparavant, nous n'en voyions jamais. Maintenant, nous en avons aussi qui laissent des messages soit par téléphone, soit sur Internet.

Mme la Présidente : On nous a dit, cet après-midi, que certains clients demandaient maintenant des femmes enceintes. Avez-vous eu des informations le confirmant ?

Mme Isabelle COLLOT : Cette question se pose réellement parce que nous avons vu de plus en plus de femmes enceintes sur les lieux de prostitution ces derniers mois. Cela doit plaire aux clients. En outre, je pense qu'il y a une méconnaissance de la part des jeunes filles de l'est, parce que beaucoup croient que si elles ont un enfant en territoire français, cela leur donnera droit à un titre de séjour dans notre pays. Puis, au fur et à mesure que les mois de la grossesse passent, elles s'aperçoivent que ce n'est pas si simple.

Après, il était question - cela reste à vérifier - de trafic de bébés. Ce n'est pas de notre ressort, mais ce serait sans doute à vérifier.

Dr Pierre GANIER : Je m'inscris tout à fait dans la ligne de ce que disait Mme Collot car tous les problèmes qu'elle a rencontrés avec les prostituées sur le trottoir, nous les rencontrons également. Son expérience rejoint la nôtre. Notre association a débuté son activité en avril 2000.

C'est une antenne mobile. Nous avons donc un camping-car, et nous circulons deux fois par semaine, le mardi et samedi soir sur Strasbourg, à partir de 20 h 30 jusqu'à une heure assez avancée. Nous finissons généralement entre une et trois heures du matin.

Notre association s'inscrit beaucoup plus dans le cadre des problèmes de santé publique. Lors de chaque permanence, nous avons toujours dans l'équipe deux bénévoles ayant des compétences en matière sociale et médicale et un médecin bénévole.

Notre action est d'accueillir ces jeunes femmes dans notre camping-car, de leur servir une petite collation, d'établir un dialogue avec elles et, éventuellement, d'essayer de pointer leurs problèmes de santé, les problèmes de rupture de préservatif avec les risques de grossesse car elles sont rarement - je parle des jeunes femmes de l'est - sous contraception par voie orale, et les problèmes des maladies sexuellement transmissibles.

Dans ce mode d'action, nous avons des partenariats avec différentes associations strasbourgeoises. Il y a le centre de la rue de Sarrelouis, du conseil général, qui reçoit les femmes anonymement et gratuitement. Nous avons un partenariat également avec Médecins du Monde pour les autres pathologies, avec le centre médico-chirurgical-obstétrical (CMCO) de Schiltigheim du service de M. le professeur Nisand où l'on accueille les femmes gratuitement pour les problèmes d'ordre gynécologique, les grossesses et les IVG (pour lesquelles c'est payant). Nous avons aussi un partenariat avec Espace Indépendance à qui nous adressons de temps en temps, pour le peu que nous en rencontrions, des personnes toxicomanes décidées à abandonner l'usage de drogue.

Nous sommes une association relais, mais nous ne prenons pas en charge la suite du travail social : à savoir, lorsqu'il y a une décision éventuellement d'abandonner la prostitution, notre partenariat se fait avec le Mouvement du Nid et Femmes de Paroles.

Voilà ce que nous pouvons dire de notre façon d'agir. Nous distribuons vingt préservatifs par prostituées. Nous avons un minimum de pharmacie au sein du camping-car pour traiter les pathologies simples comme des angines, des pharyngites, un rhume ou une toux. Nous avons aussi de quoi examiner les personnes sommairement, mais l'objectif de l'association est, malgré tout, de les adresser aux centres de dépistage des maladies sexuellement transmissibles.

Mme la Présidente : Travaillez-vous avec Médecins du Monde ?

Dr Pierre GANIER : Cela nous arrive pour des problèmes dentaires ou des pathologies de médecine générale, mais, comme les problèmes sont surtout d'ordre gynécologique et obstétrique, le fait que le professeur Nisand ait ouvert ses portes, fait que nous nous dirigeons vers lui, d'autant qu'il le fait gratuitement. Il suffit que nous les adressions avec un courrier de Pénélope pour que son service prenne en charge ces personnes.

Mme la Présidente : Avant de céder la parole à Espace Indépendance, je voudrais savoir si vous êtes déjà organisés en plate-forme, afin de renforcer la coordination de vos actions ?

Mme Annick GARCIA : J'appartiens au CRES, le Comité régional d'éducation pour la santé, membre du réseau CFES.

Cela fait à peu près six mois que nous organisons des rencontres avec les différentes associations et les différentes structures pour essayer de créer un groupe de travail sur les problèmes liés à la prostitution. Sont présentes les associations Mouvement du Nid, Femmes de Paroles, Espace Indépendance, Pénélope, Médecins du Monde, ainsi que les institutions : la DDASS Bas-Rhin, la Ville de Strasbourg, la Caisse régionale d'assurance maladie (CRAM) et la délégation aux droits des femmes.

Toutes ces rencontres ont pour but d'essayer de mettre en place un réseau afin de pouvoir répondre aux questions des personnes prostituées, en développant des outils de communication entre les structures, de manière à pouvoir améliorer les orientations et savoir, éventuellement, ce que sont devenues les personnes après leur orientation vers telle ou telle structure.

Notre souhait est aussi de nous inscrire dans un réseau national. Pour ce faire, nous avons contacté des associations d'autres régions de manière à pouvoir les rencontrer, avoir une connaissance de leurs pratiques et de leurs actions et savoir aussi quels types de prostitution ils touchent. Cela devrait nous permettre de faire un état des lieux de la situation pour voir quel type de prostitution nous avons pu oublier. Je pense, par exemple, à des femmes qui sont dans certains quartiers et que l'on a du mal à cibler ou à des jeunes filles qui vivent dans les squats, avec lesquelles nous avons beaucoup de mal à entrer en contact. Il s'agit de voir quelles sont leurs pratiques pour essayer de s'adresser à tous les types de prostitution.

Les structures que nous avons contactées sont : Cabiria à Lyon, Rubis sur Nîmes, le Bus des femmes sur Paris, AIDES à Metz - qui a aussi une action en direction des personnes prostituées - et Autres regards à Marseille. Ces personnes devraient venir d'ici la fin de l'année pour une rencontre interrégionale qui serait ouverte à l'ensemble des structures.

Nous essayons de nous coordonner, mais ce n'est pas toujours évident.

Mme la Présidente : Coordonnez-vous les jours d'intervention sur le terrain ? Nous allons écouter Médecins du Monde.

Dr. Pierre ROSENSTIEL : Nous avions été contactés l'année dernière par différentes personnalités pour venir rejoindre le réseau associatif intervenant en matière de prostitution à l'échelle de la ville et nous avions mis, comme préalable, d'avoir une bonne visibilité des moyens existants. Notre équipe, qui était dirigée par le Pr. Dreyfus, professeur à Haguenau en gynéco-obstétrique, a rencontré la plupart des associations qui se trouvent ici et nous nous sommes rapidement rendu compte que nous étions le plus proche, de par nos possibilités, de Pénélope, et nous avions envisagé d'intervenir les jours où Pénélope ne sortait pas par une sortie au nom de Médecins du Monde.

Il s'est avéré que cela était peut être un peu excessif et pas véritablement nécessaire. Aussi avons-nous dit à nos partenaires éventuels qu'il n'était pas question pour nous de nous substituer à de l'existant qui fonctionnait bien. Pénélope nous avait proposé de mettre un médecin dans leur camping-car et de participer avec eux à leurs sorties. Nous sommes encore en train de réfléchir sur le bien-fondé de cette demande.

Pour le moment, nous sommes à la disposition du réseau existant pour essayer d'avoir une action autonome. Nous avons proposé à toutes les équipes de faire une consultation de gynécologie, évidemment hors des périodes de service de ces dames, et nous leur avons conseillé de venir à Médecin du Monde et d'être reçues par des gynécologues. On nous a répondu que le professeur Nisand et le CMCO le faisaient fort bien. Là encore, nous aurions agi en doublons. Je crois que, mieux que nous, vous avez une visibilité du créneau que nous pouvons ou pourrons occuper. Pour l'instant, notre partenariat est assez limité, mais existe toujours. Nous sommes toujours à disposition en cas de problème.

Mme la Présidente : Intervenez-vous davantage sur les questions de toxicomanie ?

Dr Pierre ROSENSTIEL : Pas du tout à Strasbourg.

Mme Danièle LEDIT : Pour préciser la situation, Espace Indépendance existe en tant que tel depuis 1997 et nous intervenions au titre de Médecins du Monde auparavant. Il est vrai qu'une partie du travail réalisé auprès des usagers de drogue l'a été par Médecins du Monde de 1992 à 1997 et Espace Indépendance, en tant que structure juridique différente, a repris ce type de travail, mais avec les mêmes options et la même équipe. D'où l'idée de la coordination avec Pénélope puisque nous coordonnons effectivement nos sorties ; Pénélope intervient les soirs où nous n'intervenons pas, par exemple.

Espace Indépendance est un lieu d'accueil et un centre pour toxicomanes et participe au programme d'échange de seringues. C'est dans ce cadre que nous sommes au contact de jeunes femmes et de jeunes hommes, voire de personnes travesties ou transsexuelles, qui se prostituent, et qui sont, pour partie d'entre elles, usagers de drogue ou de produits psychotropes, de drogues dites illicites - héroïne, cocaïne - ou des usagers débordés par leur consommation de médicaments - benzodiazépine -associée à de l'alcool.

Dans le cadre de nos permanences, nous stationnons deux fois par semaine porte Blanche. Ce lieu a été choisi parce que nous savions que nous allions trouver dans les alentours un certain nombre de squats, de lieux de trafic, mais aussi parce que c'est un lieu de prostitution. Nous sommes à cinq minutes de la gare. Nous stationnons le soir de 20 à 23 heures. En 2000, cinq cents personnes prostituées sont venues prendre du matériel. Quand je parle de matériel, cela peut être uniquement des préservatifs - nous travaillons beaucoup, depuis 2000, à la mise à disposition du préservatif féminin qui est demandé par les femmes, surtout Africaines d'ailleurs. Parmi elles, 147 consommaient de la drogue.

Nous le savons parce que les prostituées non toxicomanes prennent plus de préservatifs que celles usant de la drogue et c'est par ce biais que nous parvenons à évaluer ce chiffre. Nous arrivons à l'estimer en quantifiant le matériel, car dans le programme d'échange de seringues, nous demandons très peu d'éléments permettant d'identifier les personnes sinon elles ne viendraient plus. Nous le savons donc par le nombre de préservatifs plus important qu'elles prennent. Quand elles y associent du matériel d'injection, nous le savons.

Que vous dire de ces jeunes femmes et de ces jeunes hommes ? Certains ou certaines, devrais-je dire, puisque les femmes sont là en nombre plus important, disent qu'elles travaillent pour assurer leur consommation de drogue. Elles sont seules à gérer cela, c'est-à-dire qu'elles travaillent pour assurer leur propre consommation. D'autres vivent avec un compagnon qui peut être considéré comme un proxénète, mais leur relation est plus compliquée parce que souvent, le garçon est également consommateur de drogue. Elles travaillent, lui trouve d'autres moyens pour assurer la consommation. Nous sommes dans une relation plus complexe que celle d'une femme qui « tapine » et d'un homme qui la mettrait sur le trottoir. Nous sommes dans un autre cas de figure où les deux sont pris dans l'engrenage de la drogue et où chacun a sa place dans cette économie. Il faut très souvent intervenir et travailler avec les deux pour que quelque chose puisse changer. Mais c'est possible.

Mme la Présidente : D'après ce que nous avons entendu dire, il s'agirait plutôt de prostituées françaises qui sont dans cette situation ?

Mme Danièle LEDIT : Oui, sûrement.

Mme la Présidente : Vous ne parlez pas tout à fait des mêmes personnes que celles dont parle le Mouvement du Nid.

Mme Danièle LEDIT : Parmi les personnes qui viennent chercher des préservatifs, nous avons une partie des femmes africaines qui viennent presque uniquement pour cela. Il en est de même pour les jeunes femmes de l'Europe de l'est. En 2000, elles n'étaient pas encore prises dans des consommations de drogue nécessitant du matériel d'injection. C'est le constat que nous faisons. Concernant les médicaments, j'en suis moins sûre. Elles viennent essentiellement prendre des préservatifs, elles sont encadrées, en général. Elles viennent à deux ou trois et sont accompagnées d'une femme qui est là pour veiller à ce qu'elles ne nous parlent pas trop. Leur temps de présence dans le bus est très chronométré. Il y a une sorte d'encadrement et de surveillance, que nous avons observé.

Sinon, effectivement, les femmes toxicomanes que nous voyons sont françaises. Ce sont souvent des jeunes femmes qui se prostituent depuis longtemps. Vous parliez de femmes enceintes. Oui ; il y a de jeunes femmes toxicomanes enceintes qui se prostituent. C'est clair. Est-ce que c'est parce que les clients les demandent ? Je ne sais pas. En tout cas, elles ont des clients en étant enceintes.

Voilà ce que nous constatons dans le bus.

Ce sont des femmes qui ont souvent beaucoup de mal à envisager autre chose, une réinsertion. Elles ont une manière de gagner de l'argent qui est devenue une habitude. Certaines, après avoir tenté une insertion, retournent de temps en temps, et même régulièrement, se prostituer parce que entre 30 000 francs par mois et 3 000 francs, il n'y a pas photo quand il faut vivre.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Avez-vous des femmes qui ont des fins de mois difficiles, qui se prostituent deux ou trois jours, puis s'arrêtent pendant plusieurs semaines avant de recommencer ?

Mme Danièle LEDIT : Absolument.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'est assez nouveau. J'en entends parler depuis deux ou trois ans. C'est tout à fait impressionnant. A quoi peut-on l'attribuer ?

Mme Danièle LEDIT : Je pense plus à des jeunes femmes qui ont réussi à quitter, à arrêter ou à réduire très fortement leur consommation de drogue et qui continuent à se prostituer quand elles ont des fins de mois difficiles.

Mme Yvette DEMERLE : Excusez-moi de contredire ce que je viens d'entendre, car, en fait, cela fait plusieurs années que cela dure. C'est seulement devenu plus visible depuis deux ou trois ans. J'ai le souvenir d'avoir accompagné des jeunes femmes qui travaillaient en usine et qui complétaient leur fin de mois par le biais de la prostitution.

Femmes de Paroles est une structure d'accueil de jour à caractère social. Contrairement aux associations précédentes, nous n'allons pas sur le terrain. C'est une volonté délibérée de notre part. Nous accueillons des personnes qui viennent chez nous. La démarche est déjà de se déplacer, ce qui est relativement compliqué pour elles.

Nous disposons de deux structures d'accueil, la première située du côté de Koenigshoffen et la seconde près de la gare. C'est pour cela que l'association Femmes de Paroles a énormément soutenu Pénélope l'année dernière, car nous avions constaté une énorme carence du suivi médical d'un certain nombre de femmes prostituées venant des pays de l'Europe de l'est.

Parmi ces structures d'accueil de jour, Femmes de Paroles accueille toutes les femmes, sans distinction. Il y a un énorme brassage chez nous en termes de problématiques. Au moment où elles arrivent, elles ne sont pas forcément cataloguées en tant que prostituées si elles ne nous le disent pas, ce qui se produit très couramment.

Dans un des lieux, il est possible de prendre des douches, de laver le linge, etc. Lorsqu'elles arrivent à aller jusqu'au second, qui est plus excentré, nous estimons que c'est un énorme pas vers l'insertion puisque cela nécessite un déplacement en bus d'une vingtaine de minutes et qu'elles restent au minimum deux heures, ce qui n'est pas le cas près de la gare où nous avons un va-et-vient permanent.

Pendant l'hiver, nous essayons d'être présents le jeudi soir, par ce que c'est un jour où aucun de nos partenaires ne travaille. Certaines femmes prostituées viennent, jusqu'à onze heures du soir.

La difficulté rencontrée par Femmes de Paroles est, comme Isabelle Collot le notait, d'accueillir des femmes d'origine étrangère en raison du barrage de la langue encore que, lorsqu'elles viennent, très souvent, elles sont en groupe et il y a toujours une personne parmi elles qui parle le français et assure la traduction. Dans nos structures, nous mettons les préservatifs à disposition. Elles se servent en toute discrétion. Nous faisons notre comptage à la fin de mois, mais pas de la même manière qu'Espace Indépendance.

Nous mettons l'accent aussi bien sur la santé, que sur le social. De surcroît, nous essayons de trouver des solutions en termes d'hébergement. Par ailleurs, nous sommes en train d'essayer de combler une grande carence qui existe à Strasbourg, qui est que, lorsque des femmes prostituées subissent des violences la nuit, il n'y a pas de lieux pour les accueillir en dehors des hôpitaux. L'association Femmes de Paroles, en concertation avec la DDASS, la ville et le conseil général, travaille sur ce projet, pour que nous puissions proposer quelques lits.

A l'association Femmes de paroles, nous partons du principe qu'à partir du moment où un certain nombre de femmes se mélangent à d'autres qui n'ont pas la même problématique et que nous ouvrons la discussion, on peut repartir de nouveau sur un respect de soi, sur une certaine dignité.

Nous sommes aussi dans un travail physique en priorité avant d'être dans l'accueil et l'insertion. Notre idée, que nous essayons de défendre, c'est qu'à l'heure actuelle, lorsque des femmes commencent à émerger, nous ne sommes pas en mesure de leur proposer quoi que ce soit, qu'il s'agisse de Françaises ou de personnes d'origine étrangère. En effet, quand un proxénète a été dénoncé par exemple, aucune protection n'est mise en place, en France, ce qui n'est pas le cas dans d'autres pays européens. Nous le déplorons.

Pour ces femmes prostituées, en dehors de leur proposer le RMI et des travaux relativement dévalorisants, il n'y a rien. Je vois difficilement comment allier le mot insertion à cela.

M. le Rapporteur : Comment l'expliquez-vous ?

Mme Yvette DEMERLE : Je pense que le sujet n'a pas été suffisamment important jusqu'à présent pour qu'il soit évoqué de cette manière.

J'ai travaillé dans une maison d'arrêt, il y a une dizaine d'années, où je m'occupais de la préparation des femmes à leur sortie de prison et il est vrai que j'ai été beaucoup frappée lors des entretiens que j'ai eus avec ces femmes prostituées, qui faisaient un break dans leur vie, de constater qu'elles avaient toutes une faculté et une capacité à s'exprimer et à « vendre » ce qu'elles souhaitaient en termes d'emploi et d'insertion.

A l'époque, je travaillais beaucoup avec la DDTE et l'ANPE en réseau, avec des interlocuteurs privilégiés, et nous essayions d'orienter certaines d'entre elles vers des emplois plus spécifiques, en relation avec cette capacité qu'elles avaient. Je ne dis pas qu'il faut valoriser la prostitution telle qu'elles l'ont vécue, mais il n'est pas rare qu'il puisse y avoir quelque chose à en tirer, pour s'en servir différemment.

Femmes de Paroles a une double position par rapport à cela : nous sommes, cela va de soi, contre la traite des blanches mais, parallèlement, nous donnons toujours la parole aux prostituées, c'est-à-dire qu'il est vrai que certaines prostituées tiennent le discours : « J'ai choisi, c'est mon métier ». Nous pensons que cela peut être entendu, bien sûr, jusqu'à un certain stade, mais cela peut être aussi une certaine manière de remettre le pied à l'étrier au bout de quelques années.

Mme la Présidente : J'aimerais aborder la question du financement des associations. Pensez-vous qu'il y a des failles dans le maillage associatif strasbourgeois sur ces questions d'esclavage ? Les financements croisés dont vous disposez suffisent-ils à réaliser vos projets ? Ou, au contraire, pourriez-vous assumer davantage si les pouvoirs publics, l'Etat et les collectivités locales accroissaient leur contribution financière ?

Mme Yvette DEMERLE : Depuis cette année, et même depuis l'année dernière, la DDASS a fait d'énormes efforts.

Mme la Présidente : Oui, on nous a dit que vous étiez passés de 300 000 francs à 1 million de francs pour l'ensemble des associations.

Mme Yvette DEMERLE : C'est cela. Je connais notre subvention mais ne connais pas bien le total. Je sais que la DDASS, à Strasbourg, s'est positionnée très fortement sur ce sujet, puisque, apparemment, nous étions un peu à la traîne en termes de subventions. Il n'y avait pas de valorisation du travail effectué sur le terrain. Depuis assez peu de temps, nous sommes, c'est à souligner, plusieurs structures à nous relayer sur le terrain, ce qui n'était pas le cas précédemment.

C'est pour cela aussi que nous avons le souci de mettre en place ce réseau. Nous y réfléchissons depuis un an et il ne se concrétise vraiment que depuis quelques mois pour que, justement, il y ait un travail d'approche et de persuasion de notre part, en direction des pouvoirs publics et du Parlement également, pour qu'il y ait, une panoplie très large de présentation des modes de travail et des préoccupations des uns et des autres. Vous en avez un exemple lors de cette réunion.

Mme Danielle LEDIT : Cela fait maintenant huit ans que nous travaillons de cette façon et, plus ça va et plus nous sommes convaincus que le travail de contact est absolument primordial. L'idée d'ouvrir de petites unités d'accueil dans cette ville ou dans la communauté urbaine est vraiment à approfondir, parce que ces jeunes gens, ou ces jeunes femmes, n'arrivent pas spontanément comme cela. On ne les contacte pas, on ne les « apprivoise » pas comme cela ; il faut des lieux, et des personnes dans ces lieux qui soient à même, avec énormément de tact et de délicatesse, de les accueillir, de les entendre, à des heures où l'on ne travaille pas en règle générale, c'est-à-dire le soir et le week-end.

Je travaillerai sans doute avec le collectif dans ce sens, parce que je pense qu'il y a encore des lieux à ouvrir dans cette ville. Cela existe, je l'ai vu à Amsterdam il y a déjà dix ans. A proximité des endroits où les femmes se prostituent, il y a un lieu ouvert toute la nuit, avec du café, où elles peuvent venir se reposer avant de repartir, où il y a des personnes disponibles, où elles peuvent, si elles le souhaitent parler, trouver quelqu'un à qui dire que ce n'est pas facile, qu'il y a les enfants et leur mec, etc.

Mme la Présidente : C'est le principe du bus des femmes ?

Mme Danielle LEDIT : Oui, mais le bus est un bus : il arrive et il repart. Alors que ces lieux, entre la rue et l'institution, c'est vraiment bien. Il faut peut-être des lieux ouverts plus longtemps. Je suis favorable à des structures d'hébergement d'urgence pour des femmes victimes de coups et de violences, mais sans doute faudrait-il aussi des lieux ouverts aux autres.

On se rend compte, dans le quartier de la gare, et je pense que pour Pénélope, c'est la même chose, qu'en dehors de nous, il n'y a aucun lieu ouvert accessible facilement, où l'on peut boire un café gratuitement. Dans un quartier où il y a énormément de gens en errance qui se prostituent. Cela coûte cher, et, bien sûr, il faudra les financer.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Nous avions essayé à Lyon de créer un lieu comme cela, mais les hommes venaient et, comme les personnes n'étaient pas très nombreuses, deux soirs sur trois, cela posait des problèmes de violence. Ils savaient qu'ils allaient trouver des femmes et la police ne venait pas toujours. C'est pour cette raison que cela n'a pas marché, même si c'était très intéressant.

M. le Rapporteur : Sur le terrain, les réseaux exercent-ils une véritable surveillance de ces femmes ? Nous avons entendu des choses assez contradictoires, entre une vision très angélique, que l'on m'a exposée hier soir, en me disant que je n'étais que le spectateur de travailleuses indépendantes, dans la joie, et une vision définitivement plus axée sur le constat que cela n'a rien d'original et que nous sommes en présence de réseaux et confrontés à des victimes ?

Pourriez-vous me préciser cela car il ne peut être envisagé de créer des lieux d'accueil et de rencontre qu'à la condition de permettre aux gens d'avoir accès à la parole.

Mme Yvette DEMERLE : Le soir, à Pénélope, dans le camping-car, quand les prostituées sont là depuis un peu trop longtemps, subitement les portables commencent à sonner !

Dr Pierre GANIER : Le fait est que nous sommes une jeune association et, au début, ils ne savaient pas très bien quel était notre objectif. Pendant les premières permanences que nous effectuions, des voitures nous ont pistés, qui se mettaient devant, derrière notre bus. Par la suite, après quelques semaines, quand ils ont compris que l'objectif était essentiellement un problème de santé publique, ils ont complètement disparu, visuellement en tout cas. Nous les voyons encore, de temps en temps.

Mme la Présidente : Donc, le prétendu travail indépendant ne l'est pas tant que ça.

Dr Pierre GANIER : Pour ce qui est des filles de l'est, je ne crois pas.

Mme Isabelle COLLOT : Pas du tout ou très peu.

Celles qui le sont un peu sont celles qui ont cinq ou six ans de prostitution et qui ont déjà connu pas mal de galères. Elles essaient de se faire un peu d'argent pour retrouver leur dignité et pouvoir se dire qu'elles n'auront pas totalement perdu cinq ans.

Je crois que c'est le discours de la police. C'est ce qu'ils nous disent mais ce n'est pas du tout réel. Quand vous êtes dehors, vous voyez, vous entendez les téléphones portables très régulièrement et, si elles discutent longtemps, au bout de dix minutes, en général, le portable sonne. La plupart du temps, c'est moins de dix minutes. Quand ce n'est pas le portable, c'est quelqu'un qui est passé en voiture et qui fait un petit signe, après lequel elles se remettent tout de suite en place. Elles n'ont même pas le temps de dire au revoir, certaines vont nous saluer en partant mais elles vont vite se remettre à leur place.

Ce qui me paraît grave ces derniers temps, à Strasbourg, c'est que ces proxénètes ne se cachent même plus. Avant, les filles arrivaient en taxi. Depuis deux semaines, nous avons vu une camionnette venir déposer cinq filles, comme ça, devant nous. Ce n'est plus caché, c'est direct.

La difficulté à Strasbourg, c'est également la proximité de l'Allemagne.

M. le Rapporteur : Habitent-elles toutes en Allemagne ?

Mme Isabelle COLLOT : La plupart habitent en Allemagne. Quand elles habitent en France, elles se font avoir par les hôteliers. En Allemagne, certainement aussi. Celles qui parlent français se plaignent parce qu'elles se font exploiter, elles paient les chambres plus cher.

Ce qu'il y a de bien, c'est qu'il y en a de plus en plus qui parlent bien français et nous arrivons à bien communiquer avec elles. Elles s'aperçoivent des injustices, que les hôteliers les font payer plus cher, que lors des sessions du Parlement européen, même si elles ont payé pour un mois, on va leur demander de partir, de se débrouiller et de trouver d'autres solutions. Certaines femmes sont désemparées certains soirs, elles n'ont même plus d'hôtel où aller. Même si elles ont payé au mois, les hôteliers sont capables de leur redonner l'argent.

Ce sont des questions qui se posent aussi ; de nombreuses personnes profitent d'elles et l'on a tendance à fermer les yeux sur des réalités qui sont pourtant bien présentes.

M. le Rapporteur : Y a-t-il des lieux dans lesquels la discussion que nous avons aujourd'hui, pourrait se dérouler avec la police, la justice et, éventuellement, M. le préfet ? Au fond, au bout de deux jours de visite, nous nous rendons compte qu'il y a un problème sur l'approche du phénomène de la prostitution. Hier soir, on m'a affirmé qu'il ne se passait rien, qu'il s'agissait de travailleuses indépendantes.

Pour être transparent, voilà comment cela s'est passé. Je suis d'abord parti tout seul avec les policiers et sans journaliste. Ils ne savaient pas que des journalistes allaient venir. Les journalistes ont téléphoné beaucoup plus tard. J'ai, malgré tout, un peu l'expérience de ce genre de situations et de milieux. Pourtant, j'ai été très étonné car je n'ai pas observé grand chose et, en tout cas, toutes les observations que je faisais sur la présence de proxénètes étaient négatives.

Je me suis dit qu'effectivement, il n'y avait personne qui travaillait.

Mme Isabelle COLLOT : Cela dépend aussi de l'endroit où vous vous trouviez parce que, à Strasbourg, les lieux de prostitution sont très clairement définis.

M. le Rapporteur : Oui, mais nous sommes allés partout. Nous avons tourné pendant deux heures et les lieux correspondent à ce que m'ont déclaré ensuite les élus. Toutefois, de fait, quand on a fait une ronde hier soir, je n'ai pu faire aucune observation si ce n'est le constat que cela se passait comme ils me le disaient : il s'agissait de travailleuses indépendantes.

Dr Pierre GANIER : Avez-vous fait un arrêt à un point fixe ?

M. le Rapporteur : Oui, nous nous sommes arrêtés.

Au-delà de cela, la question qui se pose manifestement est de savoir si vous avez des lieux de dialogue où vous parlez de ce problème avec les autorités, parce que la lutte contre le proxénétisme et l'approche de la prostitution ne peuvent pas être laissées aux seules associations. S'il me paraît juste sur le plan humain de confier aux associations une responsabilité en la matière parce que je ne vois pas qui, aujourd'hui, a la technicité et la capacité de le faire ; en revanche, elles agissent sur des bases théoriques complètement différentes de celles de la police et de celles de la justice qui est également distincte.

Mme Danielle LEDIT : La justice n'a pas cette approche.

M. le Rapporteur : Oui, la justice est entre les deux systèmes.

Mme Danielle LEDIT : Puis-je revenir en arrière ? Je vous répondrai ensuite sur les relations possibles ou potentielles avec les services de police et de justice notamment.

L'arrivée des jeunes filles de l'est est relativement récente à Strasbourg. Quand je vous parlais de lieux d'accueil, je voulais également vous préciser que les femmes africaines sont de plus en plus nombreuses et qu'elles ne sont pas surveillées. Cela se passe d'une autre manière que pour des jeunes femmes de l'est. Et les femmes françaises sont encore là.

Je veux dire qu'effectivement, une surveillance est exercée sur les jeunes femmes de l'est. Elles sont encadrées par des femmes qui les surveillent. Je suis rarement dans le bus puisque je travaille sur d'autres types d'interventions. Il se trouve qu'un soir, le bus étant en panne, nous étions là avec une camionnette. Nous étions trois jeunes femmes à discuter à l'extérieur, trois volontaires. Nous avons vu arriver un homme avec une énorme BMW et son portable. Visiblement, il venait voir si ces gens-là en camionnette étaient des concurrents potentiels. Je suis allée le trouver en lui disant : « Monsieur, nous travaillons auprès d'usagers de drogue, je vous demande de nous laisser travailler. », il est alors parti. C'est dans des cas comme celui-ci que vous prenez la mesure de la situation : vous êtes présents, pas vraiment identifiés, vous vous installez et, dans les dix minutes, il y a quelqu'un. C'est tout de même assez étonnant. J'étais à mille lieues d'imaginer cela.

Quant aux rapports avec la police et les lieux où nous pourrions travailler plus en concertation, il y a deux ans ou trois ans, une expérience de ce type a été tentée à l'initiative de la délégation aux droits des femmes. Nous avons commencé un travail avec la préfecture à cette époque, la réunion était animée par la jeune femme qui était déléguée aux droits des femmes. Depuis, plus rien.

Mme Yvette DEMERLE : Je voulais juste compléter cela. Il y a peut-être un historique à dresser de notre travail en commun. Il y a trois ans, la préfecture a eu un souci de rassembler les différents acteurs, qui sont aujourd'hui autour de cette table, pour en discuter. Elle a proposé alors que des petits comités se créent pour que la réflexion puisse être approfondie, ce qui a été fait et géré par la DDASS. Nous nous sommes vus en petit comité. Cela a duré un an et nous sommes arrivés à un certain nombre de conclusions et après cela, nous n'avons jamais plus entendu parler de quoi que ce soit.

C'est pour cette raison que nous avions souhaité remettre en place un comité, géré différemment, pour qu'il y ait une pérennisation du travail.

Par ailleurs, il est certain qu'une autre difficulté, si ma mémoire est bonne, était qu'au niveau de la brigade des m_urs, ils n'étaient que deux à travailler pendant très longtemps. Ils sont plus nombreux aujourd'hui.

C'est toujours le même problème, c'est toujours par le biais d'un réseau avec une personne privilégiée que le travail se fait sans qu'il soit institutionnalisé. Cela a toujours été, je pense, la faille à Strasbourg, travailler avec un individu en faisant abstraction du code institutionnel.

En ce qui concerne votre question précédente sur les fonds et les moyens, bien évidemment comme toute association, nous vous dirons que nous n'avons jamais assez d'argent, mais en réalité, il serait plus judicieux de dire que nous n'avons pas, avec les moyens dont nous disposons aujourd'hui, la possibilité de toucher toutes les formes de prostitution que nous côtoyons à Strasbourg. C'est un gros problème.

M. Gilbert DELEUIL : Je n'ai pris mes fonctions que depuis quelques mois et je ne connais pas cet historique. Cela étant, j'ai eu l'occasion de rencontrer les responsables du Mouvement du Nid. J'ai commencé à avoir une démarche un peu informative pour bien appréhender la réalité strasbourgeoise. Par ailleurs, sur le plan politique, les élus nous sollicitent, nous assistons à pas mal d'interventions et de débats. Nous avons aussi des démarches d'habitants, souvent par le biais de problèmes d'ordre public. Il faut le reconnaître.

Ce problème prend une certaine acuité et rien ne s'oppose à ce que, dans les semaines à venir, nous prenions des initiatives en organisant des réunions où nous coordonnerions l'action des différents partenaires.

Des pistes d'actions ont été évoquées ce matin avec les parlementaires : il y a le cadre de la politique de la ville, il y a le contrat local de sécurité, qui est en cours de réévaluation, pourquoi n'y aurait-il pas un volet sur la prostitution ? Ce qui m'a surpris au cours des entretiens auxquels j'ai assisté, c'est de voir que beaucoup de gens s'occupent de la prostitution et que chacun s'occupe d'une partie du problème et que, globalement, on est quand même relativement inefficace. (Protestations.)

Si l'on parle en termes de flux, le nombre des personnes qui se livrent à la prostitution ne cesse d'augmenter d'après ce que l'on m'en a dit, ce qui signifie que les dispositifs en place ne sont pas efficaces. C'est un phénomène qui n'est pas endigué.

Mme Isabelle COLLOT : Et qui n'est pas près de l'être puisque nous avons vu M. Montagnon, premier procureur de la République adjoint, que nous avions interpellé sur des affaires de proxénétisme dans lesquelles nous avons aidé des jeunes femmes à dénoncer des affaires, entre autres des Bulgares et qui n'aboutissent pas judiciairement. Il y a une affaire en cours depuis six mois, qui n'est toujours pas réglée, les proxénètes ont été dénoncés. Cela tient aux lenteurs de notre justice, mais aussi aux difficultés rencontrées dans les pays d'origine. M. Montagnon a dû vous dire qu'il y avait tout un réseau à Strasbourg ; ils se sont rendus eux-mêmes en Bulgarie, et rien n'a été fait.

Récemment, nous avons rencontré le représentant permanent du consulat de Bulgarie auprès du Conseil de l'Europe pour échanger sur ces questions, et il est vrai qu'à ce niveau, on nie un peu le phénomène. En tant que politiques, vous avez certainement des choses à révéler à vos collègues.

M. le Rapporteur : L'un des aspects importants est le travail qui commence à être fait sur le terrain par les ONG dans les pays d'origine. C'est la seule lueur d'espoir puisqu'au fond, tarir le flux, c'est réprimer mais c'est surtout expliquer que le travail de serveuse que l'on vous promet quand vous êtes au fin fond de la Moldavie, c'est en fait se prostituer sur les trottoirs de Strasbourg. Même dans ces pays où l'on peut avoir toutes les suspicions que l'on veut contre l'appareil d'Etat, à juste raison, me semble-t-il, parce qu'il n'existe pas vraiment de politique d'Etat, le travail des associations et des journalistes en direction de ce public est très important. Nous sommes allés en Ukraine, la sensibilisation au problème est assez importante.

L'une des réponses est aussi de faire le lien entre ce que vous faites ici et les actions menées par ces associations que nous avons vues à l'étranger, comme la Strada, Daphné et les autres. Cela peut être un réseau associatif très important en termes d'expression et de pédagogie sur ce qui se passe.

Mme Yvette DEMERLE : De ce que j'ai vu, il me semble comprendre qu'aussi longtemps que nous ne nous déciderons pas à travailler ensemble, justice, police, parlementaire et associations pour mettre en place les moyens et les réponses nécessaires, nous n'avancerons pas. Je pense que c'est là que le bât blesse sur Strasbourg. Il faut vraiment que nous ayons les uns et les autres le souci d'avancer sur cela. Il est vrai que des lois pourraient être proposées ou modifiées, qu'il faut certainement aussi tirer les leçons des expériences faites dans d'autres pays, mais cela, si nous ne l'exprimons pas les uns et les autres, nous n'y parviendrons pas.

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N° 3459.- Rapport de M. Alain Vidalies, déposé en application 145 du Règlement par la mission d'information commune sur les diverses formes de l'esclavage moderne.