N° 3595 -- ASSEMBLÉE NATIONALE CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958 ONZIÈME LÉGISLATURE Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 12 février 2002. RAPPORT D'INFORMATION DÉPOSÉ en application de l'article 145 du Règlement PAR LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES (1), et présentÉ par M. Michel DASSEUX Député. -- (1) La composition de cette commission figure au verso de la présente page. Défense. La commission de la défense nationale et des forces armées est composée de : M. Paul Quilès, président ; M. Robert Gaïa, M. Jean-Claude Sandrier, M. Michel Voisin, vice-présidents ; M. Pierre Lellouche, Mme Martine Lignières-Cassou, M. Jean-Claude Viollet, secrétaires ; M. Jean-Marc Ayrault, M. Jacques Baumel, M. Jean-Louis Bernard, M. André Berthol, M. Jean-Yves Besselat, M. Bernard Birsinger, M. Loïc Bouvard, M. Jean-Pierre Braine, M. Jean Briane, M. Marcel Cabiddu, M. Antoine Carré, M. Bernard Cazeneuve, M. Guy-Michel Chauveau, M. Alain Clary, M. François Cornut-Gentille, M. Charles Cova, M. Michel Dasseux, M. Jean-Louis Debré, M. François Deluga, M. Philippe Douste-Blazy, M. Jean-Pierre Dupont, M. François Fillon, M. Christian Franqueville, M. Yves Fromion, M. Yann Galut, M. René Galy-Dejean, M. Roland Garrigues, M. Henri de Gastines, M. Bernard Grasset, M. Jacques Heuclin, M. François Hollande, M. Jean-Noël Kerdraon, M. François Lamy, M. Claude Lanfranca, M. Jean-Yves Le Drian, M. Georges Lemoine, M. François Liberti, M. Franck Marlin, M. Jean Marsaudon, M. Christian Martin, M. Guy Menut, M. Gilbert Meyer, M. Michel Meylan, M. Jean Michel, M. Jean-Claude Mignon, M. Charles Miossec, M. Alain Moyne-Bressand, M. Arthur Paecht, M. Jean-Claude Perez, M. Robert Poujade, M. Jean-Pierre Pujol, Mme Michèle Rivasi, M. Jean Roatta, M. Michel Sainte-Marie, M. Bernard Seux, M. Guy Teissier, M. André Vauchez, M. Émile Vernaudon, M. Aloyse Warhouver, M. Pierre-André Wiltzer. INTRODUCTION 7 I. - L'EXTERNALISATION : LE PROLONGEMENT D'UN MODE DE GESTION ANCIEN 9 A. UNE NOTION COMPLEXE À CERNER 10 1. Les définitions du ministère de la Défense 10 2. La subtile distinction entre l'externalisation et la sous-traitance 11 3. Des dictionnaires prudents voire absents 11 B. LA DIRECTIVE DU 3 AOÛT 2000 13 1. Les raisons : davantage une nécessité qu'un choix 13 a) La disparition des appelés et le déficit en personnel civil 13 b) Les contraintes budgétaires 14 c) Le recours à des compétences spécifiques 14 2. Le respect de certains principes 14 3. Une démarche qui se veut ciblée et rigoureuse 15 C. LES MESURES BUDGÉTAIRES D'EXTERNALISATION 16 1. Les crédits d'externalisation « classiques » 16 2. Les transformations de postes en crédits de sous-traitance 17 D. LES AVANTAGES ATTENDUS DE L'EXTERNALISATION 18 1. Système éprouvé ou effet de mode ? 18 2. Une diminution des coûts attendue 19 3. Une meilleure prise en compte des opérations d'entretien 20 II. - COMPARAISONS INTERNATIONALES 21 A. LES ETATS-UNIS 21 1. La directive A-76 21 2. La loi « Fair act » 23 B. LE ROYAUME-UNI 24 1. Un outil original : la « private finance initiative » ou PFI 24 2. Le cas instructif du ravitaillement en vol 25 a) Une stratégie britannique innovante 25 b) Une meilleure rentabilité 26 c) Une solution observée par de nombreux pays 26 d) La location de capacités de transport 27 3. Les limites britanniques 27 C. L'ALLEMAGNE 28 1. L'externalisation motivée par l'évolution de la Bundeswehr 28 2. Un outil de politique industrielle 28 3. La création d'une société de pilotage, la GEBB 29 4. Des gains financiers décevants 30 III. - LES LIMITES DE L'EXTERNALISATION 31 A. L'EXTERNALISATION : UNE DÉMARCHE LOURDE DE CONSÉQUENCES 31 1. Une perte quasi irréversible de savoir-faire 31 2. La question de la fiabilité 32 3. Un gain financier incertain 33 4. La complexité des contrats d'externalisation 35 B. LES LIMITES INHÉRENTES À UNE ARMÉE DE PROJECTION 36 1. Les limites statutaires 36 2. Les limites liées aux opérations extérieures 38 3. Les exemples de la Marine et de l'armée de l'Air 39 C. LES DIFFICULTÉS SOULEVÉES PAR L'UTILISATION DE RÉSERVISTES EN OPÉRATIONS EXTÉRIEURES 40 1. Un détournement de l'esprit de la loi ? 41 2. Un surcoût financier 42 3. Les règles contraignantes de la réserve 42 4. La question de la loyauté 43 IV. - DEUX EXEMPLES SIGNIFICATIFS : LES TRANSMISSIONS ET LE SERVICE DE SANTÉ DES ARMÉES 45 A. LES TRANSMISSIONS 45 1. Une arme particulièrement performante 45 2. Le contexte de la constitution du réseau 46 3. Coût financier et comptabilité 47 4. Les dangers de l'externalisation des transmissions 47 5. Les transmissions travaillent déjà avec le secteur marchand 48 6. Une externalisation contrainte, faute de personnel ? 49 B. LE SERVICE DE SANTÉ 50 1. Une arme ancienne, constitutive de la condition militaire 50 2. Les dangers d'une éventuelle externalisation 50 3. Une externalisation poussée par le déficit en personnel ? 52 4. Des efforts à réaliser 53 CONCLUSION 55 EXAMEN EN COMMISSION 57 ANNEXE : LISTE DES PERSONNES ENTENDUES 65 Confier une partie des activités des armées à des partenaires extérieurs inquiète certains acteurs, civils et militaires, du domaine de la défense. Et c'est parce que l'externalisation suscite cette méfiance, dans un secteur aussi sensible, que la Commission de la Défense nationale et des Forces armées de l'Assemblée nationale a chargé votre rapporteur de se pencher sur le sujet. Les craintes sont multiples : les partenaires extérieurs seront-ils fiables ? Sauront-ils faire aussi bien que les militaires ? Seront-ils disponibles et réactifs en cas de besoin urgent ? Seront-ils vraiment moins coûteux ? L'institution militaire ne sera-t-elle pas affaiblie par les pertes de savoir-faire qui résulteront inévitablement de ces pratiques ? Les questions sont nombreuses et certaines inquiétudes fondées. Poussons un peu plus loin l'analyse et opérons une double distinction : d'une part entre le monde militaire et le monde civil, d'autre part entre le secteur public et le secteur privé. De quoi se méfie-t-on au juste ? D'un glissement vers le secteur civil de compétences jusqu'à présent militaires ? Ce serait oublier que le ministère de la Défense a toujours compté de nombreux civils dans ses rangs et regroupe aujourd'hui environ 83 000 civils pour 350 000 militaires. Les arsenaux ont toujours fonctionné avec des employés civils, une bonne partie des tâches de soutien sont assurées par des personnels civils, certains d'entre eux étant affectés au sein même de régiments. La distinction entre le secteur public et le secteur privé serait-elle plus pertinente pour expliquer la méfiance suscitée par l'externalisation ? C'est plus probable, le secteur privé étant généralement considéré comme principalement motivé par l'appât du gain alors que le secteur nationalisé est davantage considéré comme ayant « le sens de l'Etat et du service public ». Ce serait oublier, là aussi, que les armements qui équipent les armées proviennent des deux secteurs. Le porte-avions Charles de Gaulle a été construit dans un arsenal public, mais il est équipé de chasseurs-bombardiers Super Étendard et Rafale ou d'avions de guet Hawkeye produits par des entreprises privées. De la même manière, le char Leclerc est certes produit par une entreprise publique, Giat-Industries, mais intègre nombre d'équipements fournis par des entreprises privées sous-traitantes. D'autres véhicules militaires sont, depuis longtemps, entièrement fabriqués par des entreprises ayant un statut privé (Peugeot, Panhard...) ou mixte (RVI). Ce rapport a donc pour objectif de tenter d'éclairer l'Assemblée nationale sur la réalité de l'externalisation dans les armées, dossier suivi avec la plus grande attention par le Ministre de la Défense. Que se fait-il en France et de quelle manière ? Quels sont les objectifs et les ambitions du ministère et des états-majors ? Que nous apprennent les expériences étrangères ? Quels sont les dangers potentiels et, par conséquent, les limites à ne pas franchir en matière de sous-traitance ? Pour cela, nous examinerons dans une première partie la réalité de l'externalisation dans les armées françaises : comment est-elle définie, pourquoi y recourir, qu'en attendre ? La deuxième partie sera consacrée à un bref examen des expériences américaine, britannique et allemande dans ce domaine. Dans une troisième partie, votre rapporteur vous fera part de ses réflexions sur les limites rencontrées par l'externalisation dans le cadre d'une armée orientée vers la projection. Enfin, la quatrième et dernière partie sera consacrée à l'examen de deux domaines militaires spécifiques, partiellement ou entièrement externalisés dans certains pays : les transmissions et le service de santé des armées. * * * Le rapporteur tient à remercier les responsables civils et militaires qui l'ont reçu et lui ont ouvert les portes de leurs services. Un regret toutefois pour la Gendarmerie qui n'a pas donné suite à ses sollicitations. I. - L'EXTERNALISATION : LE PROLONGEMENT D'UN MODE DE GESTION ANCIEN « L'externalisation est un mode de gestion ancien qui consiste à confier à des partenaires extérieurs à l'entreprise où à l'administration des activités ou des fonctions précédemment assurées en régie ». Telle est l'une des définitions1 que le ministère de la Défense donne de l'externalisation. Et c'est avec raison qu'il est rappelé que l'externalisation est un mode de gestion ancien. Dans le domaine logistique, par exemple, ce sont des entreprises privées qui assuraient, avec des fortunes diverses, le ravitaillement des armées, dès le Directoire. Ainsi, le 28 décembre 1795, Bonaparte écrit à propos de l'entreprise Lanchère qu'elle « a si bien réussi jusqu'ici à affamer nos soldats ». Au début du Premier Empire, les employés des équipages ne sont pas des militaires mais sont recrutés par des entreprises dont les plus célèbres sont Breidt, qui travaille pour la Grande Armée, et Gayde, pour l'armée d'Italie. Mais dans la pratique, le système fonctionne très mal car les objectifs financiers de ces deux entreprises ne coïncident pas avec les intérêts militaires et stratégiques ; de plus, le personnel civil, peu motivé par la chose militaire, ne fait pas de zèle et évite soigneusement les zones risquées. Le 6 mars 1807, Napoléon écrit au Général Dejean : « Rien n'est mauvais comme l'organisation des transports de la Cie Breidt. Je voudrais former des bataillons de transport des équipages militaires. Par ce moyen, nous n'aurions plus d'intérêt à opposer à l'intérêt de l'armée, ce qui n'est pas le cas à présent ; car, par exemple, lorsque j'ai intérêt à ce que les caissons arrivent vite, l'entrepreneur a un intérêt opposé. D'ailleurs, rien n'est absurde comme ces marchés où l'entrepreneur joue à la loterie et peut être ruiné sans qu'il y ait de sa faute, ou gagner un million sans raison ». Vingt jours plus tard, Napoléon signe le décret créant les équipages militaires du train, ce qui ne l'empêche pas, concurremment, de continuer à faire appel à des entreprises privées pour le soutien des forces. Sans remonter au Directoire, nous constatons que les armées ont toujours eu pour tradition de confier à des partenaires extérieurs un certain nombre d'activités. Mais il est vrai qu'un mouvement récent d'externalisation s'est développé ces dernières années et a été juridiquement encadré par une directive ministérielle du 3 août 2000. Il a fait l'objet d'un guide pratique destiné aux décideurs militaires devant traiter avec les entreprises privées et a bénéficié de mesures budgétaires spécifiques en 2000 et 2001. A. UNE NOTION COMPLEXE À CERNER Notion ancienne pour les uns, récente pour d'autres, l'externalisation est un mot qui n'apparaît pas (encore ?) dans tous les dictionnaires. Sa définition peut fluctuer et sa distinction avec la sous-traitance s'avère bien subtile. 1. Les définitions du ministère de la Défense Deux documents récents fondent la doctrine du ministère de la Défense sur l'externalisation : il s'agit, d'une part, de la directive ministérielle n° 30 892 du 3 août 2000 et, d'autre part, du guide de l'externalisation. Comme nous l'avons vu, la directive définit l'externalisation comme « un mode de gestion ancien qui consiste à confier à des partenaires extérieurs à l'entreprise où à l'administration des activités ou des fonctions précédemment assurées en régie ». Le guide de l'externalisation, de son côté, nous indique que « née aux Etats-Unis à la fin des années soixante au sein du monde de l'entreprise sous le terme générique d'outsourcing, l'externalisation apparaît pour la première fois en France en 1991. L'expression est aujourd'hui couramment utilisée et a gagné la sphère de l'administration. Ce concept nouveau consiste à transférer hors de l'entreprise ou de l'administration concernée, nombre d'activités ou de fonctions jugées autrefois indispensables au sein même de ces dernières. Il traduit une nouvelle ligne de partage entre le faire et le faire faire ». Le guide poursuit en définissant ainsi, dans sa fiche n° 1 l'externalisation : « opération contractuelle impliquant un partenariat plus ou moins étroit, par lequel un organisme de la Défense décide de confier ou de transférer avec obligation de résultat à une structure externe au département, une fonction, un service ou une activité qu'il assurait antérieurement, ce qui peut parfois impliquer des transferts d'actifs ». Une contradiction apparaît d'emblée entre « un mode de gestion ancien » évoqué par la directive et un « concept nouveau (1991) » décrit par le guide. Par ailleurs, nous constatons que la définition de la directive est relativement large et évoque immanquablement celle de la sous-traitance, alors que celle du guide paraît de prime abord très restrictive, puisqu'elle semblerait ne concerner que le secteur de la défense. Mais si nous faisons abstraction de cette restriction qui a sans doute été dictée par le fait que le guide ne s'adressera qu'à des responsables du ministère de la Défense, le reste de la définition ne s'éloigne pas trop, là encore, de la définition de la sous-traitance, une obligation de résultat étant généralement imposée au sous-traitant. 2. La subtile distinction entre l'externalisation et la sous-traitance Le guide poursuit en distinguant l'externalisation de la sous-traitance : « l'externalisation va bien au-delà de la simple sous-traitance, car cette notion implique une volonté de partenariat et de « gagnant-gagnant » dans la démarche poursuivie ». Cette remarque signifie-t-elle que la sous-traitance n'implique donc pas une volonté de partenariat ni de « gagnant-gagnant » ? Le guide poursuit : « c'est en ce sens que le Medef a pu écrire que « l'ancêtre de l'externalisation est la sous-traitance ». Elle en garde la logique - maître d'ouvrage - maître d'_uvre - délégation - mais la dépasse avec la notion de partenariat ». Les autorités civiles et militaires que nous avons rencontrées au ministère de la Défense nous ont expliqué, avec conviction, la différence essentielle existant entre la sous-traitance et l'externalisation. Dans le premier cas, il s'agirait de confier à une entreprise extérieure une tâche simple que le donneur d'ordre ne peut ou ne veut effectuer lui-même ; dans le second cas, le donneur d'ordre confierait à l'entreprise extérieure non pas une tâche simple mais tout un pan d'activité, voire « des fonctions autrefois jugées indispensables », ce qui impliquerait l'embauche de personnel spécifique et l'acquisition d'équipements appropriés par la société partenaire, ce qui suppose un engagement plus long qu'une simple activité de sous-traitance, définie comme réversible à tout moment. Selon ces explications, l'externalisation, connue aux Etats-Unis sous l'appellation d'outsourcing, serait en quelque sorte le prolongement logique, voire l'aboutissement d'une sous-traitance qui aurait servi de coup d'essai. 3. Des dictionnaires prudents voire absents La simple consultation de dictionnaires de la langue française suffit à introduire une dose de scepticisme à l'égard de cette tentative de définition. On lit en effet, dans le Petit Robert (édition 2000) que le mot « externaliser » est un verbe apparu dans la langue française en 1989 sur le modèle de l'anglais « to externalize ». Plus prudent (ou moins bien renseigné) que nos interlocuteurs, le Petit Robert nous fournit la définition suivante du mot externaliser : « confier à une entreprise extérieure (une tâche, une activité secondaire) ». Il nous apprend aussi que le mot externalisation est arrivé dans notre langue de manière logiquement concomitante, en 1987. Le Larousse illustré 2000 et le dictionnaire Hachette encyclopédique 2001 ne sont guère plus loquaces : pour le premier, externaliser répond à la définition suivante : « pour une entreprise, confier une partie de sa production ou de ses activités (comptable, gardiennage, etc.) à des partenaires extérieurs ». Pour le second, il s'agit de « transférer à l'extérieur certaines activités de l'entreprise ». Inutile d'espérer le moindre éclaircissement du côté du dictionnaire informatique du logiciel Microsoft Word 1997, qui considère que les mots « externaliser » et « externalisation » sont étrangers à la langue française et qui les souligne de rouge à chaque utilisation. Notons encore que ni le dictionnaire Flammarion de la langue française (édition 1999), ni le dictionnaire de l'Académie française ne contiennent les mots « externaliser » ou « externalisation ». Toujours selon le Petit Robert, le mot « sous-traitant », de son côté, est considéré comme étant entré dans la langue française en 1656, quelques années avant « sous-traiter » (1673), même s'il a fallu attendre 1959 pour rencontrer pour la première fois le vocable « sous-traitance ». Ce dictionnaire définit la sous-traitance comme une « opération contractuelle par laquelle un entrepreneur (donneur d'ordre) confie à un autre entrepreneur (sous-traitant, sous-entrepreneur) le soin de réaliser pour son compte et selon ses directives, tout ou partie d'un travail destiné à ses propres clients ». Le Larousse (édition 2000) se montre plus restrictif puisqu'il met essentiellement l'accent sur l'aspect industriel de la sous-traitance, semblant exclure les services du champ de cette activité. Pour lui, la sous-traitance est « l'exécution, par un artisan ou un industriel, d'une fabrication ou d'un travail pour le compte d'un autre industriel, le donneur d'ordres, conformément à des normes ou à des plans imposés par celui-ci ». Enfin, la loi n° 75-1334 du 31 décembre 1975 relative à la sous-traitance donne de cette dernière une définition juridique qui s'impose à tous : « opération par laquelle une entreprise confie par un sous-traité et sous sa responsabilité, à une autre personne appelée sous-traitant, tout ou partie de l'exécution du contrat d'entreprise ou du marché public avec le maître de l'ouvrage ». A notre connaissance, aucune loi ne définit l'« externalisation », ce qui pourrait conduire à assimiler juridiquement cette activité à de la sous-traitance. Si l'externalisation est vraiment différente de la sous-traitance, on peut légitimement s'interroger sur ce qui se passait avant 1987 ou 1989. Une compagnie aérienne ou une société de chemin de fer qui confiait la restauration de ses passagers à une société partenaire réalisait-elle alors de la sous-traitance ou externalisait-elle sans le savoir ? Votre rapporteur laisse donc à chacun le soin de se faire une opinion sur la subtilité de la distinction censée exister entre la « sous-traitance » et « l'externalisation », lui-même considérant la seconde comme le prolongement de la première. On remarquera que le mot « privatisation » n'est jamais prononcé alors que confier pour une longue durée à des entreprises privées des tâches auparavant accomplies par les armées revient pourtant, d'une certaine façon, à « privatiser ». Convenons que les circonstances actuelles, sur lesquelles nous allons revenir, conduisent les armées, comme la plupart des entreprises, à confier de plus en plus d'activités à des partenaires extérieurs. Face à ce qui apparaît comme une évolution forte, aussi bien sur le plan quantitatif que sur le plan qualitatif, une évolution du vocabulaire s'est dessinée : le terme « externalisation » remplace donc désormais progressivement le terme « sous-traitance », au même titre que le très anglo-saxon « maintenance » avait donné un coup de vieux, au cours des années 80, au terme français « entretien ». B. LA DIRECTIVE DU 3 AOÛT 2000 La directive ministérielle n°30 892 du 3 août 2000 fixe le cadre général de la démarche d'externalisation au sein du ministère de la Défense et tente d'en préciser les conditions et les limites. 1. Les raisons : davantage une nécessité qu'un choix Les raisons du recours croissant à des sociétés extérieures aux armées sont multiples. Elles tiennent principalement à la disparition de la main d'_uvre constituée par les appelés, au déficit en personnel civil que connaît le ministère de la Défense ainsi qu'à la limitation drastique des moyens budgétaires. Mais l'externalisation est également suscitée par la nécessité de bénéficier d'une expertise constamment actualisée. a) La disparition des appelés et le déficit en personnel civil S'il est vrai que l'externalisation a commencé avant la professionnalisation des armées, celle-ci en a sensiblement accéléré le processus. Pour remplacer les appelés, la loi de programmation 1997-2002 prévoit la création de plusieurs dizaines de milliers d'emplois nouveaux d'engagés et de civils. Mais les états-majors ont considéré que certaines tâches courantes devaient néanmoins être externalisées car elles ne correspondent ni à des emplois pouvant être confiés à des militaires dans la mesure où elles apparaissent trop étrangères à leur vocation opérationnelle, ni aux civils car insuffisamment attractives pour offrir un déroulement de carrière dans la fonction publique. Reconnaissant donc implicitement que des tâches « étrangères à leur vocation opérationnelle » et « peu attractives » étaient confiées aux appelés, le ministère de la Défense admet qu'en raison de contraintes de personnel, l'externalisation relève, au moins en partie, d'une nécessité plus que d'un choix librement consenti. Un exemple : le nettoyage, avec seau et éponge, des bateaux de retour d'une mission de plusieurs semaines en mer n'est pas une tâche qui correspond le mieux à la vocation opérationnelle des engagés professionnels. L'aspiration, pour les équipages à qui l'on demande beaucoup, à plus de temps libre et à retrouver rapidement leurs familles pourrait conduire la Marine à externaliser ce genre d'activité. Il n'est d'ailleurs pas indifférent de constater que c'est dans les pays où les armées sont professionnelles depuis plusieurs décennies (Etats-Unis, Royaume-Uni) que l'externalisation est la plus poussée. En Allemagne, le développement de l'externalisation correspond également à une forte diminution du nombre d'appelés et à la mise en place d'une armée semi-professionnelle. Par ailleurs, c'est lorsque le déficit en personnels civils du ministère de la Défense a atteint son maximum, en 2000, que l'externalisation a pris la dimension qu'on lui connaît aujourd'hui. C'est après l'arbitrage du Premier ministre qu'il a été décidé que certains emplois vacants pouvaient être transformés en crédits de sous-traitance. b) Les contraintes budgétaires En ces temps où le budget de la Défense subit les contraintes que nous connaissons, l'externalisation peut également être considérée comme une nécessité financière. Le recours à l'externalisation s'explique par la nécessité de réaliser des économies budgétaires, ce qu'elle permet « dans certains cas » est-il précisé par le ministère de la Défense, ce qui sous-entend que les économies recherchées ne sont pas toujours réalisées. La contractualisation de certaines tâches, notamment de soutien, peut générer des gains financiers ou d'effectifs que le ministère de la Défense, comme toutes les administrations, se doit de rechercher. c) Le recours à des compétences spécifiques Enfin, pour des raisons d'efficience, le recours à l'externalisation peut relever d'un choix lié à la recherche d'une meilleure efficacité. En effet, l'externalisation est également un moyen de bénéficier de compétences très spécifiques, notamment dans les activités à évolution technologique rapide, requérant une expertise constamment actualisée. Elle présente un grand intérêt quand le coût et les difficultés d'acquisition de compétences dans des domaines très spécifiques (formation, entretien spécialisé d'installations ou de matériels) sont disproportionnés par rapport aux résultats attendus. 2. Le respect de certains principes Précisant que l'externalisation permet de recentrer les armées et les personnels civils qualifiés sur leur métier, la directive souligne que l'activité « régalienne » des différentes structures du ministère de la Défense, considérée comme « non délégable », est exclue du domaine externalisable. Mais volontairement, dans le souci de ne pas se lier les mains, aucune liste n'est établie. La politique d'externalisation du ministère répond aux principes suivants : - efficacité et pragmatisme se traduisant par le souci de privilégier la solution évaluée comme la plus intéressante en termes de service rendu et de coût ; - déconcentration, ce qui implique de donner aux gestionnaires locaux la responsabilité de conduire au mieux leurs activités de soutien en analysant concrètement les externalisations possibles et les méthodes propres à en contrôler efficacement les résultats. C'est dans ce cadre que le « guide de l'externalisation » s'adresse, par exemple, aux colonels chefs de corps ; - réversibilité et transférabilité, ce qui implique d'une part de conserver une compétence minimale pour pouvoir éventuellement réintégrer dans les services du ministère l'activité externalisée et d'autre part de prévoir des dispositions permettant de prévenir toute dépendance vis-à-vis d'un prestataire. 3. Une démarche qui se veut ciblée et rigoureuse Si le ministère de la Défense considère que le champ ouvert à l'externalisation est appelé à s'étendre à un rythme qui restera toutefois modéré, la circulaire du 3 août 2000 précise néanmoins que trois secteurs seront prioritaires : - en premier lieu, les tâches assurées jusqu'ici par les appelés et qui sont insuffisamment attractives pour être confiés à des personnels civils ou militaires du ministère de la Défense ; - en second lieu, les fonctions de soutien général ; - enfin, les opérations de forte technicité, sous réserve des dispositions permettant de garantir la réversibilité du mode de gestion. La directive précise qu'il n'est pas souhaitable de dresser une liste précise des fonctions ou des secteurs susceptibles d'être externalisés, la préoccupation d'efficacité devant conduire à rechercher une adaptation continue aux besoins. La volonté de « se recentrer sur le c_ur du métier » a pu effrayer un temps certains civils du ministère de la Défense qui ont pu penser occuper des fonctions périphériques, le « c_ur du métier » étant par définition l'affaire des militaires. C'est pourquoi, afin de rassurer un personnel qui pourrait être inquiet des conséquences de l'externalisation, le ministère de la Défense apporte les garanties suivantes : - les externalisations futures ne déboucheront pas sur de nouvelles restructurations ; - aucune obligation de mobilité géographique ne sera imposée au personnel civil affecté dans des sites soumis à externalisation ; - aucune incitation à renoncer à son statut ne sera exercée en direction du personnel civil concerné par l'externalisation. Dans le cadre de ces principes, le ministère de la Défense a mis en place un groupe de travail chargé de suivre le développement des actions d'externalisation. Ce groupe a mis au point un guide de l'externalisation, un catalogue des principaux marchés d'externalisation et une formation spécifique. C. LES MESURES BUDGÉTAIRES D'EXTERNALISATION Depuis plusieurs années déjà, le budget de la défense, en son titre III, intègre des crédits d'externalisation. De la même manière, en raison des difficultés éprouvées pour pourvoir tous les postes civils, certains emplois sont régulièrement transformés en crédits de sous-traitance. 1. Les crédits d'externalisation « classiques » En 2000, les crédits d'externalisation du ministère de la Défense ont représenté 2,9 milliards de francs (442 millions d'euros) soit 15 % du titre III hors rémunérations et charges sociales. En 2002, ils devraient représenter 533,6 millions d'euros, soit 16,8 %. Ainsi que le montre le tableau suivant, ce sont principalement les services communs (service de santé, essences) ainsi que la DGA qui externalisent la plus forte proportion de leurs activités. Mais il convient de rester prudent dans les comparaisons dans la mesure où le calcul des crédits d'externalisation peut varier selon les armées et les services.
Les principaux domaines d'activité externalisés sont les suivants : - pour ce qui concerne le soutien du personnel : l'alimentation, la formation, l'instruction et le transport ; - pour l'entretien des immeubles et du domaine : l'entretien immobilier, l'entretien des espaces verts, le nettoyage des locaux, la collecte des ordures ménagères et des déchets ; - pour la communication et la documentation : la reprographie, l'impression et une partie des relations publiques ; - pour l'informatique et la télématique : l'entretien, la fourniture de logiciels ainsi que certaines transmissions et communications. Enfin, d'autres activités telles que l'entretien automobile, l'entretien de petits matériels, le transport de matériels, l'accueil et le gardiennage etc. sont également externalisées dans une large mesure. Comme on le constate, l'externalisation semble s'arrêter aux tâches de soutien même s'il est parfois difficile de tracer la frontière entre le soutien et l'opérationnel. Les syndicats insistent d'ailleurs sur la nécessité de définir précisément les « métiers de la défense », c'est-à-dire ce qui n'est pas délégable, donc pas externalisable. L'armée de l'Air mène depuis peu une expérience « d'externalisation globale » dans son détachement air de Varennes-sur-Allier. Cela signifie que, à titre expérimental, tout ce qui peut être externalisé l'est (entretien, nourriture, hôtellerie, espace verts, transport du personnel, sécurité...). Même s'il est trop tôt pour tirer les enseignements de cette expérience originale, notons que ce détachement air est une base de soutien dépourvue de tout aéronef. Une telle expérimentation serait certainement plus délicate dans une base aérienne directement opérationnelle. 2. Les transformations de postes en crédits de sous-traitance Compte tenu des difficultés qu'éprouve le ministère de la Défense pour réaliser la totalité de ses effectifs civils, notamment en raison des nombreuses créations de postes et des réticences à la mobilité géographique, il a été décidé de convertir un certain nombre d'emplois en crédits d'externalisation. Ainsi, en 2000, 215,7 millions de francs (32,9 millions d'euros) ont été accordés contre la suppression de 1 590 emplois. En 2001, ce sont 1 020 postes qui ont été supprimés en contrepartie de l'octroi de 104,3 millions de francs (15,9 millions d'euros) de crédits d'externalisation. MESURES D'EXTERNALISATION EN LOI DE FINANCES INITIALE POUR 2000 ET 2001
Comme on peut le constater, tout en restant raisonnable, le nombre d'emplois convertis en crédits de sous-traitance (2 610 en deux ans) n'est pas négligeable. La loi de finances pour 2002 ne propose pas de nouvelle conversion de postes vacants en crédits de sous-traitance, notamment en raison de l'adoption cette année des dispositions relatives à la réduction du temps de travail. Par ailleurs, le nombre de postes civils vacants au sein du ministère de la Défense a fortement diminué. Pour autant, l'externalisation n'a pas pris l'ampleur qu'elle connaît aux États-Unis ou au Royaume-Uni. L'armée de Terre, par exemple, admet rester jusqu'en 2003 dans une prudente phase d'expérimentation avant de proposer, le cas échéant, de nouvelles pistes. D. LES AVANTAGES ATTENDUS DE L'EXTERNALISATION Généralement présentée comme un phénomène éprouvé dans le secteur privé, l'externalisation échappe-t-elle vraiment à tout effet de mode ? Quoi qu'il en soit, une diminution des coûts et une meilleure prise en compte des opérations d'entretien sont les principaux effets attendus de l'externalisation dont le principe est vigoureusement soutenu par le Comité Économique de la Défense (CÉD)2. 1. Système éprouvé ou effet de mode ? L'externalisation permet aux entreprises de se « recentrer sur le c_ur de leur métier », c'est-à-dire de ne pas se disperser dans des activités pour lesquelles elles ne seraient pas les meilleures, en faisant appel, pour certaines fonctions annexes, à des partenaires plus expérimentés et efficients dans ces domaines. La question qui se pose est de savoir ce qui relève, dans ce phénomène, de l'effet de mode et de la réalité durable. En effet, les économistes, dans les années 60 à 80 du siècle dernier, n'avaient de louanges que pour ce qui était alors appelé la « concentration ». Ils en distinguaient deux types : la concentration horizontale consistant, pour des entreprises ayant une même activité, à se rapprocher ou à s'absorber et la concentration verticale consistant pour une entreprise d'un secteur donné à acquérir un maximum d'activités, en amont et en aval de son activité principale, de manière à maîtriser du mieux possible les chaînes d'approvisionnement, de fabrication et de commercialisation et à être la moins dépendante des sociétés extérieures. L'exemple le plus classique cité par les économistes d'alors était celui d'un grand manufacturier de pneumatiques possédant, outre ses unités de production « c_ur de son métier », des plantations d'hévéas en Afrique, des cargos destinés à transporter la matière première jusque dans ses usines et des participations dans le capital de constructeurs automobiles de manière à assurer le bon écoulement de ses produits. Ce cas d'école était alors considéré comme l'exemple type de la réussite économique : le manufacturier en question maîtrisait en effet à la fois son approvisionnement et ses débouchés, étant peu dépendant des fluctuations extérieures à son groupe. Reconnaissons pourtant que cet exemple va exactement à l'encontre de la théorie du « recentrage sur le c_ur du métier », actuellement dominante. Une question légitime se pose alors : quelle est la part durable et quelle est la part de mode dans l'évolution vers l'externalisation ? L'analyse du vocabulaire utilisé, au début du présent rapport, apporte quelques éléments instructifs à ce sujet. Sachant que confier à des sociétés extérieures des services que les armées assuraient jusqu'à présent peut être très lourd de conséquences et souvent difficilement réversible, il importe d'avoir présent à l'esprit les évolutions de doctrine économique sur l'intérêt de la concentration verticale. 2. Une diminution des coûts attendue L'industriel qui prend en charge l'entretien d'un matériel d'une armée peut obtenir une diminution des coûts unitaires car, en général, il est également en charge de l'entretien de matériels similaires qui équipent d'autres armées ou de composants de base du matériel concerné qui peuvent équiper également des engins du secteur civil. Ainsi donc, par une simple économie d'échelle, le coût unitaire d'entretien a tendance à diminuer. Cette règle est d'autant plus vraie que les séries sont petites. Et avec la sophistication croissante des engins militaires, qui va de pair avec un coût d'acquisition de plus en plus élevé, les séries achetées par les armées sont de plus en plus réduites. Votre rapporteur citera, à titre d'exemple, le radar de contrebatterie Cobra qui est un engin très moderne capable de localiser rapidement et avec précision les lanceurs ennemis et, théoriquement, de les détruire avant qu'ils n'aient pu nuire. Cet équipement très onéreux (18,42 millions d'euros pièce) sera acquis par l'armée de Terre en une très petite quantité, une dizaine au maximum. La formation et l'emploi des techniciens de très haut niveau capables d'assurer son maintien en condition opérationnelle reviendra certainement plus cher s'il est confié aux armées que s'il est fait appel à la société fabricante qui, d'une part, bénéficiera du savoir-faire des personnels ayant conçu et fabriqué cet engin et aura, d'autre part, certainement la responsabilité de l'entretien des matériels du même type acquis par d'autres armées. L'entrepreneur bénéficiera ainsi d'un effet d'échelle permettant logiquement une réduction des coûts d'entretien. A contrario, dans l'hypothèse peu probable où l'armée de Terre déciderait de se doter de plusieurs centaines d'engins de ce type, il lui reviendrait sans doute moins cher de se doter de son propre service d'entretien. En tout cas, la différence de coût d'entretien par rapport aux services proposés par une société extérieure serait bien plus faible que sur une série très réduite. Un autre élément milite financièrement en faveur de l'externalisation : le coût des pensions. Lorsqu'une tâche est accomplie par des agents publics, civils ou militaires, c'est l'Etat qui prend en charge, quelques années plus tard, la pension de retraite des personnes en question. Alors que lorsque le service est effectué par des salariés du secteur privé, ce sont les caisses de retraite privées, gérées paritairement, qui financent la retraite de ces personnels, soulageant d'autant le budget que la collectivité publique consacre à ses anciens serviteurs. Certes, mais le coût des cotisations n'est-il pas facturé dans le prix ? 3. Une meilleure prise en compte des opérations d'entretien Par ailleurs, lorsqu'un industriel a la responsabilité, dès le départ, du maintien en condition opérationnelle d'un équipement qu'il produit, il aura tendance à prendre en compte ce paramètre, dès la conception de l'équipement en question : l'accessibilité des différents composants de l'équipement est améliorée, la télémaintenance, c'est-à-dire l'entretien à distance, est privilégiée... Bref, la réflexion sur le maintien en condition opérationnelle, question sensible dans les armées, est prise en compte très en amont. * * * Au total, le ministère de la Défense estime être « au début d'un processus dans lequel il avance prudemment ». Les armées expérimentent l'externalisation « sans état d'âme », dans la mesure où il s'agit d'un moyen parmi d'autres de réduire les coûts. Les états-majors français ont pris l'externalisation non comme une doctrine mais comme un principe d'organisation, contrairement à certains pays qui en ont quasiment fait un dogme. II. - COMPARAISONS INTERNATIONALES C'est dans les pays anglo-saxons qu'il faut chercher les exemples les plus aboutis d'externalisation. Si les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont pris une avance certaine dans ce domaine, notamment parce que leurs armées sont professionnelles depuis longtemps, l'expérience allemande mérite également d'être examinée. Qu'elle soit suscitée par des raisons budgétaires, idéologiques ou par un manque récurrent de personnels dans certaines administrations, l'externalisation s'est rapidement imposée depuis les années soixante au ministère de la Défense des Etats-Unis (Department of defence ou Dod). Dans ce pays, la réforme de l'Etat a clairement favorisé l'extension du recours à la sous-traitance. Dès 1966, la directive A-76 de l'Office de gestion et du budget (OMB) placé auprès du Président des Etats-Unis a organisé une méthodologie de comparaison des coûts entre le secteur public et le secteur privé, dans le but de confier à des sociétés privées les fonctions qui y seraient réalisées de manière moins onéreuse. Depuis 1998, l'adoption du Fair act, qui oblige les administrations fédérales à publier la liste des fonctions susceptibles d'être externalisées, constitue une nouvelle étape dans cette direction. Promulguée en 1966 et modifiée à plusieurs reprises, la directive A-76 Performance of commercial activities se veut une méthodologie rigoureuse à des fins comparatives de coût, à l'exclusion de toute approche relative à la privatisation ou à l'externalisation de services. Cette approche était destinée à l'origine à combler des vides juridiques laissant trop de latitude au Dod dans la sous-traitance et l'externalisation de ses services. La directive A-76 distingue la mise en concurrence de l'externalisation. La mise en concurrence consiste à soumettre une activité que les autorités entendent conserver en gestion interne à une comparaison avec ce qui pourrait être fait par le secteur privé. L'externalisation consiste à acheter des services, auparavant acquis en régie, auprès de fournisseurs extérieurs. L'objectif de la directive est d'augmenter la productivité et l'efficacité de l'administration en décidant de conserver en gestion interne ou d'externaliser certaines fonctions selon les résultats des tests de mise en concurrence. Cette directive, ainsi que le guide qui y est annexé, fournit aux décideurs les démarches à suivre : - classer l'activité concernée et rendre l'opération publique ; - définir les véritables besoins ; - définir l'organisation interne la plus efficace ; - solliciter à des fins d'évaluation le coût commercial de l'activité ; - comparer les coûts des gestions interne et externe ; - choisir en fonction de l'écart de coût observé. Pour que l'externalisation soit choisie, le gain escompté doit être supérieur à 10 % ou à 10 millions de dollars par rapport au coût de la fonction assurée en gestion interne, l'objectif étant de ne pas externaliser des fonctions avec des perspectives de gain marginal. En juin 2000, le Dod avait mené un total de 286 études sur les cinq dernières années dans le cadre de la directive A-76. 138 d'entre elles ont mis en concurrence le secteur public et le secteur privé, 40 % ayant finalement été externalisées. 148 activités ont fait l'objet d'une externalisation directe. Le Dod estime que ces externalisations ont généré pour l'année 1999 des économies à hauteur de 290 millions de francs. Toutefois, si on soustrait aux économies réalisées le coût engendré par la mise en _uvre des lourdes procédures comparatives, le bilan financier est bien moindre. Ainsi, en 1998 et 1999, le coût des procédures liées à la directive A-76 s'est avéré supérieur aux économies réalisées. Sur une plus longue période de neuf ans, les économies générées sont estimées à 11,7 milliards de dollars. Au-delà de 2005, le ministère de la Défense attend une stabilisation des économies réalisées autour de 3,5 milliards de dollars par an. Ces chiffres, fournis par le Dod, sont évidemment difficilement vérifiables et contestés au sein même de l'administration américaine. Ainsi, le GAO, General Accounting Office, agence d'évaluation émanant du Congrès des Etats-Unis, réfute les chiffres fournis par le Dod. Le résultat des économies fait l'objet d'un contentieux entre le Dod et le GAO dans le cadre d'un rapport publié par ce dernier en décembre 2000. Le GAO considère, en effet, que les résultats affichés par le ministère de la Défense ne prennent pas suffisamment en compte le coût des études liées à l'externalisation ainsi que les coûts dits de transition ; en outre, les données sont gérées par un outil dont la crédibilité reste à démontrer et sont issues de méthodes de calcul différentes et parfois sans cohérence. Par ailleurs, un grand nombre de mises en concurrence des secteurs public et privé ne semblent pas avoir été menées de manière satisfaisante tandis qu'un quart des contrats passés ne feraient pas l'objet d'un contrôle des coûts correct. Le seul point de convergence entre le Dod et le GAO est la source des économies : ces dernières proviennent à une écrasante majorité d'une réduction du personnel, que l'activité soit externalisée ou maintenue en gestion interne. Au total, en se basant sur l'analyse du GAO, les services de l'attaché d'armement français aux Etats-Unis considèrent que « l'application de la directive A-76, si elle ouvre des perspectives intéressantes mais sans doute surestimées sur le long terme, ne s'est pas avérée intéressante financièrement jusqu'à présent ». Cependant, l'exécutif américain qui compte bien utiliser les économies dégagées par l'externalisation pour réduire d'autant les budgets de ses ministères, travaille sur une évolution de la directive A-76. Il compte également s'appuyer sur un outil récent : la loi dite « Fair act ». Le Fair act (Federal activities inventory act), adopté en 1998, peut être considéré comme une réponse législative à certaines limitations de la directive A-76 dans la mesure où son ambition est d'estimer plus finement la liste des postes susceptibles d'être externalisés et de donner des outils aux sociétés contestant les décisions de l'administration. Ainsi, les administrations doivent désormais présenter chaque année, avant le 30 juin, une liste d'activités n'appartenant pas à la sphère « non délégable » et donc susceptibles d'être externalisées. Ces listes peuvent faire l'objet d'une contestation dans les trente jours suivant leur publication. Ainsi, 6 % des plaintes déposées pour exemption abusive d'une fonction ont été jugées recevables par les tribunaux. Mais le Fair act laisse une marge de man_uvre aux administrations pour définir ce qui est « régalien » sans qu'il soit nécessaire de publier la liste des fonctions considérées comme telles ; ensuite, aucune obligation de résultat n'est exigée : publier une liste de fonctions externalisables n'est assortie d'aucune obligation d'externalisation. C'est en décembre 1999 qu'est réellement entré en application le Fair act, avec la publication par les agences gouvernementales de l'ensemble des ministères des premières listes de fonctions « non régaliennes » et par conséquent susceptibles d'être confiées à des entreprises privées. 850 000 employés fédéraux se sont alors rendus compte que leur poste avait été identifié dans le cadre du Fair act et était donc susceptible d'être externalisé. Dès mars 2001, l'administration centrale a demandé aux ministères de mettre en concurrence les secteurs public et privé ou d'externaliser directement au moins 5 % des fonctions identifiées avant octobre 2002, ce qui représente 42 500 personnes. A terme, l'administration républicaine ambitionnait d'étendre cette mesure à la moitié des postes figurant dans les listes du Fair act, soit 425 000 emplois. Entre-temps sont survenus les attentats du 11 septembre 2001 et devant la médiocre qualité des contrôles réalisés par les sociétés privées pour le compte des aéroports, il semblerait qu'un mouvement inverse se dessine : la « nationalisation » des contrôles aéroportuaires serait à l'ordre du jour... Traditionnellement attaché au rôle de la libre entreprise, le Royaume-Uni est un des pays, avec les Etats-Unis, qui externalise le plus de fonctions dévolues jusqu'à présent aux forces armées. Ce pays a mis en _uvre en ce domaine, en juillet 2000, une réforme ambitieuse, parfois menée de manière brutale vis-à-vis du personnel. Allant au-delà de la simple externalisation, les Britanniques recherchent désormais le plus souvent possible le financement intégral par le secteur privé d'équipements publics ; par ailleurs, les limites des activités externalisables semblent constamment repoussées, comme en témoigne le projet relatif au ravitaillement en vol. 1. Un outil original : la « private finance initiative » ou PFI La « private finance initiative » (PFI) que l'on pourrait traduire par « initiative de financement privé » est un procédé reposant sur le financement par le secteur privé d'équipements publics, ce qui permet un lissage des dépenses publiques en transférant à un opérateur privé le poids des variations liées aux investissements et les risques qui y sont associés. Allégé de ces contraintes, le budget public peut être mieux maîtrisé. L'entreprise qui finance l'équipement public loue ensuite son utilisation à la puissance publique. Selon les défenseurs de ce mode de financement, les entreprises privées peuvent lever des fonds avec une plus grande rapidité et une plus grande ampleur que l'Etat, avec des taux d'emprunt toutefois plus élevés. Des règles particulièrement strictes, qui relèvent du dogme, ont été imposées aux militaires britanniques : ainsi, le ministère de la Défense est astreint à considérer en priorité la solution du financement privé (PFI), sauf si ce dernier est impraticable. Ce n'est que dans cette hypothèse que le financement public peut alors être envisagé. En conséquence, de nombreuses activités sont potentiellement concernées par ce mode de financement : 34 contrats sont actuellement en cours, ce qui représente 1,6 milliard de livres sterling (2,5 milliards d'euros). Les activités les plus significatives en termes de coût et de durée ayant fait l'objet de ce type de contrat sont les suivantes : - les enseignements et le soutien du Joint service and staff college pour 30 ans et 108 millions d'euros annuels ; - le système de télécommunications fixe des armées, pour 10 ans et 111 millions d'euros annuels ; - l'administration des ressources humaines, pour 12 ans et 239 millions d'euros ; - la gestion du parc de véhicules commerciaux, pour 10 ans et 713 millions d'euros. 70 autres projets sont en cours de négociation pour un total de 10 milliards de livres, soit 16 milliards d'euros. Dans le domaine civil, la malheureuse expérience d'Eurotunnel est là pour rappeler les limites du financement par le secteur privé d'équipements publics : la volonté du Gouvernement Thatcher de faire financer l'ouvrage exclusivement par le secteur privé ainsi que les dépassements de devis (près de 100 %) ont conduit à la ruine nombre d'actionnaires individuels. Un tel échec dans le secteur de la défense où les dépassements de devis sont loin d'être exceptionnels pourrait avoir de désastreuses conséquences sur la sécurité publique. L'observatoire économique de la défense (OÉD), cité par le rapport que le Conseil économique de défense a consacré à l'externalisation, souligne que la répartition du risque entre l'Etat et ses partenaires privés reste la clé de voûte de la réussite des opérations de PFI. 2. Le cas instructif du ravitaillement en vol Si confier à des entreprises privées la gestion des véhicules commerciaux du ministère de la Défense ou la gestion du personnel n'a pas provoqué de polémique particulière, c'est sans doute la volonté des responsables britanniques d'externaliser le ravitaillement en vol qui a suscité le plus de réactions en raison du caractère fondamentalement militaire de cette activité qui met en jeu le caractère opérationnel des forces. a) Une stratégie britannique innovante La volonté de l'armée de l'Air britannique d'externaliser le ravitaillement en vol a fait couler beaucoup d'encre. En effet, confier au secteur privé une fonction opérationnelle par excellence peut s'avérer un choix audacieux, voire risqué dans la mesure où le rayon d'action des avions de combat britanniques dépendra désormais en grande partie d'une entreprise privée, lorsque le contrat sera conclu. Pourquoi donc se lancer dans une telle direction ? Et quelles sont les garanties ? C'est évidemment pour des raisons de coût que la Royal Air Force s'est tournée vers le secteur privé. Non pas que le privé soit forcément et irrévocablement moins cher que le secteur public, mais tout simplement parce que le « partenariat » avec une entreprise privée permet de mieux rentabiliser des appareils qui, sinon, resteraient trop souvent cloués au sol. En effet, la RAF estime à une vingtaine le nombre d'avions ravitailleurs nécessaires pour faire face à une situation de crise, voire de guerre. Mais seule une partie de ces appareils est nécessaire en temps ordinaire, lorsque le Royaume-Uni n'est pas impliqué dans une opération extérieure. Un deuxième tiers peut être utile ponctuellement, en cas de surchauffe, le troisième tiers s'avérant nécessaire uniquement dans le cas de conflit de haute intensité auquel toute armée doit se préparer. Le contrat qui sera conclu avec le secteur privé permettra donc de bénéficier d'une partie de ces avions de manière permanente ; une deuxième partie servira de manière ponctuelle à la demande des militaires avec un bref préavis et la troisième ne sera utilisée qu'en cas de conflit. Ces deux dernières flottes seront rentabilisées par les compagnies de transport à la demande. Il faut savoir, en effet, que les avions ravitailleurs stockent le kérosène qu'ils transportent dans leurs réservoirs d'ailes et que l'intérieur de la cabine peut être équipé de sièges, comme n'importe quel avion de ligne, ce qui en fait probablement un des rares appareils militaires opérationnels également utilisable par les civils, avec un minimum de transformations. Si on exclut le désagrément causé aux passagers des vols charters qui verront leur voyage annulé ou retardé en cas de besoin impromptu de la part de l'armée de l'Air britannique, il faut reconnaître que le mécanisme mis au point présente beaucoup d'avantages : des coûts plus faibles, des avions qui existent, qui sont disponibles très rapidement et qui ne dormiront pas au fond d'un hangar en temps de paix. Leur utilisation comme appareils de transport de passagers garantit a priori un bon entretien et un maintien en condition opérationnelle élevé. Il restera à éclaircir certains points concernant notamment la composition de l'équipage : s'agira-t-il d'équipages militaires prenant la relève de civils ou bien la société prestataire de services assurera-t-elle également le pilotage de ces appareils ? c) Une solution observée par de nombreux pays Deux avions sont en concurrence sur ce contrat : le Boeing 767 T/T et l'Airbus A 330-200 MRTT. Les Britanniques prévoient de sélectionner le type d'appareil et la société prestataire au cours de l'été 2002, les négociations devant s'achever mi-2003, date de la signature du contrat. Très innovant, le projet britannique de location d'avions militaires est surveillé par de nombreux pays. Le Japon et l'Australie pourraient s'orienter vers une telle solution et un marché d'environ 90 appareils existerait à l'échelle mondiale. De son côté, l'armée de l'Air française possède en propre 14 ravitailleurs en vols dont trois sont réservés pour la dissuasion nucléaire. Leur nombre n'est pas jugé suffisant. Comme pour la Royal Air Force, il faudrait à l'armée de l'Air française une vingtaine d'appareils de ce type. Mais les contraintes budgétaires ne permettent pas d'acquérir les six appareils manquant, d'autant plus qu'il est possible, en dehors d'une hypothèse d'engagement de haute intensité, de se passer de ces six appareils. La solution envisagée par les Britanniques est donc observée avec attention en France : la location de six ravitailleurs pourrait coûter de 9 à 10 millions d'euros par an, voire moins si l'emploi de certains de ces appareils est partagé avec le secteur civil. Comme le titre V des armées ne permet pas l'achat de nouveaux appareils, la difficulté pourrait donc être tournée par la location d'un service de ravitaillement, ce qui reviendrait à transférer la charge financière sur le titre III. Comme on le voit, une telle décision ne constituerait pas un choix librement consenti, mais un arbitrage pris sous la contrainte financière. Contrairement aux Britanniques qui envisagent d'externaliser la totalité de leur flotte de ravitailleurs, il ne s'agirait pour la France que de louer les six appareils manquant. d) La location de capacités de transport Le même raisonnement peut être tenu pour le transport aérien militaire. Un déficit capacitaire va exister entre la fin de vie des actuels appareils, dont beaucoup sont à bout de souffle, et la livraison des premiers Airbus A 400 M. Plusieurs possibilités existent pour faire face à ce manque : prolonger autant que possible la durée de vie des derniers Transall et accepter le déficit en espérant que la situation internationale restera calme et ne nécessitera pas, de la part des armées, l'envoi de personnels et de matériels sur de longues distances ; acheter des appareils pour la période transitoire, en espérant les revendre lorsque l'A 400 M arrivera ; louer des appareils ou des capacités de transport auprès de sociétés spécialisées. Dans cette dernière hypothèse, deux formules sont possibles : soit louer à demeure des appareils mis en service permanent dans l'armée de l'Air, soit louer une capacité qui se concrétisera, le moment venu, par la mise à disposition d'avions cargos, avec ou sans équipage. La deuxième formule permettrait, comme pour les avions ravitailleurs, de mieux rentabiliser les appareils non utilisés en les plaçant auprès de sociétés de transport civiles, en temps de paix. Mais elle suppose que les appareils soient clairement identifiés afin que la société prestataire de service ne les propose pas à plusieurs armées de l'Air différentes : en cas de conflit important, la France ne serait pas forcément prioritaire face, par exemple, à des clients anglo-saxons. Sur le plan maritime, les Britanniques ont fait construire plusieurs navires rouliers qu'ils ne louent qu'en cas de besoin et qui sont utilisés à des tâches civiles le reste du temps. Sans qu'on puisse parler d'externalisation, il est arrivé à la Marine nationale française de louer un pétrolier civil lorsque sa flotte militaire s'est avérée insuffisante ou trop peu disponible. Le partenariat entre le secteur public et le secteur privé qui englobe le recours à la PFI et à l'externalisation a fait l'objet de fortes critiques lors de la réforme de l'Agence de l'évaluation de défense et de recherche (DERA), alors en charge des activités de recherche et technologie au sein du ministère de la Défense britannique. Le projet d'origine qui allait jusqu'à l'introduction en bourse de la partie privée de l'agence a suscité des réactions réservées de la Chambre des communes ainsi que des industriels britanniques et le Pentagone a laissé entendre que le futur statut partiellement privé de la DERA pouvait compromettre la sécurité des programmes anglo-américains, notamment dans le domaine nucléaire. Aussi, la réforme mise en _uvre en juillet 2000 est-elle devenue moins ambitieuse. La DERA a été scindée en deux : une entreprise publique de recherche, Qinetiq, et une agence du ministère britannique de la défense, DSTL, chargée de l'évaluation. L'idée d'une introduction en bourse a été abandonnée. Un point positif ressort clairement de l'expérience acquise par les Britanniques et les Américains en matière d'externalisation : en multipliant le nombre d'entreprises qui travaillent pour les armées, souvent dans leurs bases ou casernes, l'externalisation permet de multiplier les liens entre civils et militaires et, en ce sens, de renforcer le lien entre la nation et ses armées. L'externalisation est un des volets essentiels de la réforme de la Bundeswehr dont l'objectif est de constituer une force de projection de 150 000 militaires. Toutefois, les motivations du recours à l'externalisation relèvent aussi de la politique industrielle. Pour organiser le partenariat avec le secteur privé, le Gouvernement a créé une société détenue par le ministère de la Défense, la GEBB. 1. L'externalisation motivée par l'évolution de la Bundeswehr Les effectifs globaux du ministère fédéral de la défense, qui atteignent encore plus de 400 000 personnes doivent diminuer à 360 000, dont 254 000 militaires et 106 000 civils. Et dans ce cadre-là, 150 000 militaires devront être projetables. Ce nouveau format rompt brutalement avec la posture adoptée par la Bundeswehr depuis 1951, date de sa fondation. Le nouveau modèle d'armée nécessitera un moindre maillage territorial et le recentrage des personnels militaires sur le « c_ur de leur métier ». Le recours à l'externalisation des fonctions ne concourant pas directement aux missions opérationnelles devient alors la conséquence logique de cette réforme. 2. Un outil de politique industrielle Si la volonté de satisfaire au mieux les besoins de la défense est un motif dont l'importance ne peut être minimisée, la logique de l'externalisation traduit également la volonté explicite de conforter la situation économique des entreprises allemandes de l'industrie et des services. C'est ainsi qu'un accord cadre intitulé « innovation, investissement et rentabilité au sein de la Bundeswehr » a été signé en décembre 1999 entre le ministre fédéral de la Défense et 300 industriels allemands. Le partenariat envisagé avec le ministère de la Défense a clairement pour objectif de permettre à l'industrie allemande de préserver sa compétitivité, ses compétences et ses emplois. Mais le Ministre de la Défense ne s'est pas arrêté au secteur industriel. Une déclaration d'intention sur la gestion des biens fonciers de l'armée allemande a également été signée avec six banques allemandes. L'armée allemande envisage, en effet, de mettre sur le marché au cours des quinze années à venir, des actifs immobiliers dont le montant global est évalué à 10 milliards d'euros. Enfin, pour encourager les armées à s'engager sur la voie des économies, les ministères fédéraux des Finances et de la Défense ont signé, en juin 2000, un accord relatif à l'affectation des ressources budgétaires libérées par l'externalisation : ce texte prévoit que les gains de productivité réalisés par le ministère de la Défense resteront inscrits à son budget3. Les revenus provenant des opérations sur les terrains et les matériels seront conservés à 80 % par le ministère de la Défense. Mais au-delà d'un plafond de 500 millions d'euros, le solde sera reversé au budget fédéral. Quant à la satisfaction de ses besoins d'équipement, la Bundeswehr pourra choisir entre l'acquisition ou la location. 3. La création d'une société de pilotage, la GEBB Afin d'identifier les activités externalisables, mais aussi de gérer et d'organiser le partenariat avec le secteur privé, le ministère de la Défense a créé une société privée à capitaux publics, la GEBB (Gesellschaft für Entwicklung, Beschaffung und Betrieb ou Société pour le développement, l'acquisition et le fonctionnement). Cette petite société destinée à conseiller et à piloter les externalisations est une structure légère d'une vingtaine de salariés, détenue à 100 % par le ministère fédéral de la Défense dont le budget s'est élevé à 30 millions de DM (15 millions d'euros) en 2001. Elle doit aider le ministère à identifier les solutions les plus économiques. Un accord cadre définit un certain nombre de projets pilotes, sans que soit mentionnée de méthodologie particulière pour en justifier le choix, même si la liste reprend les principaux domaines retenus par d'autres pays de l'OTAN. On peut résumer cette liste à quatre grandes familles de services : - la mise en _uvre de réseaux d'information et de communication pour les chaînes d'administration et de commandement ; - la gestion des approvisionnements, du stockage et de la distribution des munitions, des équipements du combattant et des pièces de rechange ; - l'instruction militaire technique, la formation aux technologies de l'information, le développement des moyens de formation et d'instruction ; - le soutien logistique. La GEBB a vu récemment un de ses projets les plus ambitieux se concrétiser : l'externalisation du réseau de télécommunications fixes et mobiles de la Bundeswehr a fait l'objet d'un appel à candidature auprès des industriels en juin 2001. Ce marché de 5 milliards d'euros sur 10 ans représente à lui seul le tiers du montant des projets d'externalisation prévus par l'armée allemande. 4. Des gains financiers décevants L'externalisation a été décidée dans le but de dégager des marges de man_uvre financières au profit des missions opérationnelles dans un contexte budgétaire on ne peut plus tendu. Or, si l'externalisation a pour objectif de déboucher, à terme, sur des économies budgétaires, sa mise en _uvre peut être obérée lorsque le contexte budgétaire est fortement contraint. Le vaste plan lancé par l'Allemagne dans le but de dégager annuellement un milliard de deutsche mark (environ 500 millions d'euros) d'économies est qualifié par l'Observatoire économique de la défense (OÉD) de « peu réaliste dans ses effets attendus ». En effet, le besoin de financement mesuré excède, dès les premières échéances, les capacités d'économie qui peuvent être envisagées à terme. Les économies projetées en 2001 ont notamment été compromises par l'abandon de la privatisation des garnisons, un des premiers volets de l'externalisation qui passait par la cession d'actifs. L'externalisation risque également de se heurter au manque d'enthousiasme des industriels qui font état de lourdeurs administratives et d'un partage des risques contractuels qu'ils estiment être en leur défaveur. Dans ce contexte, le succès ou l'échec de l'externalisation des télécommunications de la défense allemande, initiée à l'été 2001, devrait peser d'un poids déterminant dans l'évaluation des résultats de la réforme engagée. * * * En accord avec le rapport du Comité économique de défense, votre rapporteur considère que les expériences américaine, britannique et allemande démontrent que l'externalisation ne peut être réalisée dans la perspective d'économies à court terme. Si l'externalisation est supposée déboucher sur des économies budgétaires à long terme, les gains paraissent plutôt faibles et, en tout état de cause, très difficiles à évaluer. III. - LES LIMITES DE L'EXTERNALISATION Ainsi que nous le montrent les exemples étrangers, l'externalisation est une démarche qui se heurte à un certain nombre de limites qu'il convient d'avoir présentes à l'esprit. Déjà lourde de conséquences en raison des pertes de savoir-faire qu'elle entraîne, des enjeux financiers et de la durée des engagements contractuels, l'externalisation se heurte à des limites inhérentes aux armées de projection que l'utilisation de réservistes ne permet pas de dépasser. A. L'EXTERNALISATION : UNE DÉMARCHE LOURDE DE CONSÉQUENCES Les principaux dangers qui contribuent à la prudence des armées dans leurs démarches d'externalisation sont constitués par la perte quasi irréversible de savoir-faire dans les domaines les plus techniques ainsi que par le faible gain financier final obtenu par les pays qui se sont lancés dans l'externalisation à grande échelle. Une autre difficulté guette : la complexité des contrats qui engagent les partenaires parfois pour plusieurs décennies et qui, forcément, ne peuvent pas tout prévoir. 1. Une perte quasi irréversible de savoir-faire Qu'en est-il du principe de réversibilité des activités externalisées qui préoccupe à juste titre le ministère français de la Défense ? Si nous prenons l'exemple des Etats-Unis, pays dont l'expérience en la matière est la plus ancienne, nous apprenons qu'en juin 2000, sur un total de 286 études comparatives public / privé menées au cours des cinq dernières années dans le cadre de la directive A-76, huit concernaient des fonctions déjà assurées par des partenaires privés. Sur ces huit activités, trois sont restées confiées au secteur privé tandis que les cinq autres ont été récupérées par l'administration. Ce résultat peut faire dire à certains défenseurs de l'externalisation que la réversibilité n'est pas un vain concept ; pour d'autres, le faible nombre de fonctions analysées et récupérées par le secteur public inciterait plutôt au sentiment inverse. Encore faudrait-il analyser, au-delà des simples chiffres, l'importance des fonctions en question. En pratique, la plupart des fonctions qui ne nécessitent pas un savoir-faire particulièrement technique ont déjà été externalisées ou sont en passe de l'être : ramassage des ordures, entretien des espaces verts, gardiennage, formation, transport de personnel, entretien de véhicules commerciaux... La récupération, en gestion interne, par les armées de certaines de ces activités ne poseraient probablement pas de problème de compétence particulier. La question se pose avec davantage d'acuité pour l'éventuelle externalisation de fonctions plus techniques comme celles retenues dans d'autres pays : transmissions, service de santé, ravitaillement en vol, informatique, entretien d'avions ou de radars... La formation de techniciens ou d'ingénieurs dans ces domaines est beaucoup plus longue et certaines de ces professions (santé, informatique) connaissent des déficits chroniques conduisant les employeurs privés à une surenchère en matière salariale. Dans ces conditions, rebâtir un service qui aurait été externalisé pendant dix ou vingt ans représenterait une gageure, une mission quasiment impossible. Le ministère de la Défense reconnaît par ailleurs que conserver des compétences dans le seul but de rendre éventuellement réversible un service confié à une société civile serait de nature à annihiler tout espoir d'économie. Aussi, pour rassurer les décideurs, les industriels préfèrent désormais le néologisme « transférabilité » au mot « réversibilité ». Ce changement de vocabulaire se veut rassurant : puisque la réversibilité, dans certains domaines, peut paraître illusoire, les armées ne doivent pas chercher à récupérer en gestion interne des fonctions dont l'exploitation par le secteur privé peut se révéler insatisfaisante ; il suffit de changer d'entreprise lors du renouvellement de contrat et de faire jouer la concurrence. Ce principe peut paraître séduisant et son application est d'ailleurs réelle pour les fonctions déjà externalisées. Mais dans certains domaines de très haute technologie, les transmissions ou le ravitaillement en vol par exemple, le nombre d'entreprises sérieuses susceptibles d'être retenues par les armées est très faible. Si on ne considère que les entreprises nationales, puisqu'il s'agit de la défense du pays, il se réduit encore. Dans de telles conditions, faire jouer la concurrence lorsque deux ou trois entreprises seulement (parfois moins) sont candidates peut, là aussi, sembler illusoire. Et lorsque l'entreprise retenue se verra dessaisie du marché, à l'issue d'un contrat de dix ou vingt ans, au profit de son principal concurrent, mettra-t-elle toute la bonne volonté nécessaire pour transférer dans de bonnes conditions le service en question ? 2. La question de la fiabilité La fiabilité des sociétés partenaires est une question qui préoccupe à juste titre les autorités militaires dont les unités doivent toujours être réactives. L'expérience acquise par le Royaume-Uni dans le domaine de l'externalisation est indissociable d'anecdotes qui circulent et font réfléchir les décideurs, s'agissant en particulier d'éventuels conflits sociaux. Ainsi, les Britanniques ont confié le pliage des parachutes militaires à une société privée. Il se raconte que le jour où les employés de cette société se sont mis en grève, l'entraînement des sauts en parachute a été suspendu. De la même manière, le transport de carburant a aussi été externalisé : lorsque les transporteurs privés chargés de cette activité ont cessé le travail, l'armée anglaise a été plutôt gênée. Mais d'autres éléments peuvent perturber la fiabilité des services, comme la sous-traitance en cascade. Ainsi, que se passe-t-il le jour où la société partenaire sous-traitera à son tour des tâches déjà externalisées par les armées ? On pourrait, à la rigueur, envisager d'interdire une telle pratique par contrat, mais la société partenaire pourrait tout aussi bien sous-traiter des activités liées, voire indispensables au bon accomplissement de la tâche externalisée... Ne voit-on pas apparaître des « sociétés sans usine » qui se désengagent de tout processus de production tout en conservant leurs marchés, grâce à la sous-traitance ? La question de la fiabilité renvoie également à celle de la sécurité. Ainsi, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, les Américains se sont interrogés sur l'efficacité des systèmes de protection et de contrôle dans les aéroports. Ils se sont alors rendu compte que la sécurité des installations aéroportuaires et le contrôle des passagers étaient assurés par des entreprises privées financées au moindre coût par les compagnies d'aviation elles-mêmes. Les candidats les moins disants remportent généralement les contrats au détriment de l'efficacité et du sérieux. Comme le confirment notamment les informations relevées dans la presse dans les jours qui ont suivi les attentats, il s'avère que les employés qui contrôlent à travers tout le pays les portails de sécurité sont parmi les plus mal payés des Etats-Unis. La rotation du personnel est considérable et le recrutement laxiste. Argenbright Security entreprise chargée de la sécurité de 17 des 20 principaux aéroports américains a été condamnée en 2000 pour avoir insuffisamment vérifié ses embauches et employer d'anciens repris de justice. On comprend dans ces conditions que le secteur privé soit parfois moins cher que le secteur public. Mais la fiabilité et la sécurité n'ont-elles pas un prix ? D'ailleurs, le Gouvernement fédéral américain supervise désormais les contrôles des passagers avant l'embarquement et envisage de nationaliser certains services de sécurité. 3. Un gain financier incertain Il est généralement affirmé que le secteur privé, en raison de la concurrence censée y régner, s'avère moins cher que le secteur public. C'est souvent vrai, mais à condition qu'une réelle concurrence règne entre plusieurs entreprises, que des appels d'offre soient régulièrement lancés et que les positions dominantes de certaines entreprises puissent être remises en cause. Les domaines de la restauration, de la sécurité, de la location de parcs de véhicules, de l'entretien général des bâtiments et des matériels permettent de respecter ces critères. Mais la question devient plus épineuse lorsque sont abordés les domaines qui requièrent les compétences les plus techniques : les transmissions, le ravitaillement en vol, l'entretien des équipements les plus sophistiqués (radars, aéronefs)... Il s'agit là de secteurs économiques où le nombre d'entreprises n'est pas suffisamment nombreux pour qu'on puisse véritablement parler de saine concurrence. Ces secteurs sont le plus souvent oligopolistiques, lorsqu'ils ne sont pas monopolistiques. Et si, à l'échelon mondial, une certaine concurrence peut régner, le caractère militaire et stratégique des missions fera que les autorités auront naturellement tendance à préférer faire appel aux rares entreprises nationales présentes sur le marché. Une fois le marché en main, rien n'empêchera alors l'entreprise sélectionnée d'augmenter ses tarifs sur le long terme, si le contrat comporte des clauses ne permettant pas de le faire au cours des premières années. Et il sera très difficile pour les armées de changer de société partenaire, une fois que celle-ci sera installée dans sa position dominante, surtout sur un secteur fermé et quasiment monopolistique. Comment imaginer qu'une entreprise assurant les transmissions militaires de notre pays pendant dix ans accepte facilement, à la fin de son contrat, de céder la place à un autre adjudicataire et de lui confier tous les secrets qu'elle détient sur le fonctionnement des systèmes ? Dans ces conditions, à l'exception des domaines où règne une véritable concurrence, il est loin d'être sûr que l'externalisation soit moins onéreuse, sur le long terme, que la conservation par les armées de bien des services. Les services externalisés peuvent parfois revenir moins cher que les services gérés en régie pour des raisons beaucoup moins avouables. Ainsi, dans tel bâtiment d'état-major dont la propreté est confiée au secteur privé, les militaires se sont aperçus que si les sociétés attributaires des marchés changeaient régulièrement, les employés étaient les mêmes depuis de nombreuses années. La raison en est simple : lorsqu'une entreprise perd le marché de nettoyage, elle licencie ses employés qui sont généralement repris par la société attributaire du marché. Comme les sociétés appartiennent souvent à un même groupe, l'affaire se passe quasiment « en famille » et les tarifs restent tirés à la baisse puisque les employés perdent à chaque licenciement leur ancienneté et les primes qui y sont liées... Les exemples étrangers cités plus haut indiquent clairement que le gain financier attendu n'a pas été au rendez-vous des grands programmes d'externalisation menés pourtant dans cette optique : aux Etats-Unis, une controverse oppose le Congrès à l'administration sur les gains réels ainsi que sur les méthodes de calcul retenues. Peut être échaudés par l'expérience de la privatisation des chemins de fer, les Britanniques ne communiquent pas facilement leurs coûts ni les économies réalisées. Au Royaume-Uni, les militaires font état, dans le meilleur des cas, de gains de moins de 10 % ce qui est jugé trop peu significatif. Par ailleurs, les différences de périmètres rendent très difficiles les comparaisons. Enfin, l'Allemagne a reconnu que les économies réalisées étaient sans commune mesure avec ce qui était attendu, même si certains analystes font remarquer qu'il est parfois nécessaire de perdre un peu d'argent au début pour en gagner sur le long terme. Enfin, sur des périodes aussi longues que celles qui sont rendues nécessaires en raison de la lourdeur des investissements, il est très difficile d'évaluer les économies effectives et d'intégrer les imprévus (changements technologiques par exemple) qui pourraient intervenir. Ajoutons que l'absence de comptabilité analytique, jusqu'à présent, dans les armées, n'a pas facilité les comparaisons et les simulations. Ainsi, l'État ne prend pas en compte l'amortissement de ses matériels. 4. La complexité des contrats d'externalisation L'externalisation a un coût administratif. Nous avons vu qu'il s'agissait d'une procédure longue et lourde. Aux Etats-Unis, les études menées dans le cadre de la directive A-76 sont censées durer un maximum de 24 ou 48 mois selon les cas. Dans la réalité, elles durent environ 30 mois. Au Royaume-Uni, les études menées depuis la mi-2000 au sujet du ravitaillement en vol ne devraient aboutir, au mieux, que trois ans plus tard, à la mi-2003. Toute ces longues procédures ont pour objectif de mettre au point un document très lourd de conséquences : le contrat d'externalisation conclu entre le ministère de la Défense et l'industriel retenu. Les contrats d'externalisation peuvent porter sur des montants considérables. Certains d'entre eux peuvent engager des sommes de plusieurs centaines de millions, voire de milliards d'euros. Le ravitaillement en vol, en cours de contractualisation au Royaume-Uni, va conduire la société prestataire de service à acquérir et rentabiliser des avions qu'elle louera ensuite à la Royal Air Force. Une telle opération nécessite un endettement de longue durée qui va probablement se concrétiser par la signature d'un contrat d'une durée inusitée mais jugée nécessaire pour l'amortissement des appareils : 27 ans. De la même manière, le ministère britannique de la Défense, le Mod, a confié la gestion de son siège londonien à une société privée pour une durée de trente ans. En France, pour des externalisations moins ambitieuses, les militaires regrettent que le secteur privé ne soit pas intéressé par les contrats annuels. Le moindre contrat de ramassage de personnel ou d'entretien d'un parc de véhicules commerciaux n'intéresse pas les entreprises privées si la durée du contrat est inférieure à trois ans. Ainsi, de nombreux appels d'offre restent infructueux, faute d'entreprises candidates. Les contraintes et rigidités du code des marchés publics n'arrangent rien. Pour les armées, les contrats de très longue durée pourraient s'avérer extrêmement contraignants et pénalisants s'ils étaient mal négociés, notamment sur le plan financier. Mais pour les entreprises soumissionnaires, l'acceptation du marché nécessite également une parfaite prise en compte des risques financiers et un calcul précis des différents éléments d'équilibre, jusqu'à la prévision de l'usure des différentes pièces et des coûts de réparation du matériel d'ici 25 ans. Si le prix fixé est trop élevé, c'est le budget de la défense et donc le contribuable qui en pâtira. L'économie envisagée sera réduite d'autant, voire annihilée. Mais si le prix retenu est trop faible, c'est l'entreprise partenaire qui en souffrira, avec le risque que la prestation promise ne soit finalement pas à la hauteur des engagements et le risque extrême, dans la pire des hypothèses, d'un dépôt de bilan bien embarrassant pour les armées. Et même si le contrat est équilibré, que se passera-t-il, sur une telle durée, lorsque l'entreprise prestataire connaîtra des difficultés financières sur ses autres activités et lorsque le seul domaine vraiment rentable sera celui de la location de services à la défense ? Les armées accepteront-elles de financer, indirectement certes, le renflouement des branches déficitaires de l'entreprise en question ? Par conséquent, le choix de l'entreprise partenaire, la rédaction des clauses du contrat et l'accord final sur les tarifs doivent être réalisés avec la plus grande rigueur. La possibilité laissée aux parties d'apporter des avenants est sans doute l'un des points essentiels des contrats d'externalisation, car sur des durées de plusieurs décennies, une des rares certitudes qui peut habiter les signataires est que les circonstances auront évolué entre la signature du contrat et sa fin, que la technologie aura progressé et permettra des avancées non envisagées lors de la signature et que les besoins des armées auront probablement changé. La société signataire du contrat, absorbée ou fusionnée dans l'intervalle, a elle-même peu de chance d'être exactement la même lors de la fin du contrat. Sans parler des rédacteurs et signataires qui auront probablement pris leur retraite et remis le dossier à leurs successeurs depuis bien longtemps... Préparer et signer de tels documents exige donc un savoir-faire particulièrement élevé dans ce domaine et il n'est pas sûr que la Défense (et certaines sociétés privées) compte suffisamment d'experts formés à cette tâche si spécifique et assez nouvelle. Nul doute que la préparation et la rédaction des contrats d'externalisation est une activité que des sociétés spécialisées ont dû proposer aux armées d'externaliser... B. LES LIMITES INHÉRENTES À UNE ARMÉE DE PROJECTION La réflexion sur l'externalisation concerne toutes les administrations, militaires comme civiles : La Poste n'a-t-elle pas externalisé le financement de son parc de véhicules ? Et cette réflexion pourrait rester très théorique si elle ne rencontrait pas, avec le ministère de la Défense, un terrain très particulier : celui de la mise en _uvre des forces dans une situation de conflit. Dans ce cadre, la réflexion sur l'externalisation quitte le champ de la théorie pour se heurter à une réalité inhabituelle et à différentes limites inhérentes au statut militaire et aux risques liés aux opérations extérieures et au combat. Même si notre pays vit en paix depuis plusieurs décennies et si aucune menace militaire ne semble peser directement sur le sol national, il ne faut pas perdre de vue que le rôle des armées est de préparer la guerre et qu'un conflit est toujours possible. Sans doute n'est-il pas inutile de rappeler le rôle joué par les armées de la République à l'extérieur de nos frontières : depuis 1990, elles ont participé à plus de soixante opérations extérieures, ont combattu dans le Golfe persique (1990), en Bosnie-Herzégovine (1995) puis au Kosovo (1999). En moyenne, 35 000 militaires sont stationnés hors du territoire métropolitain. Et même si ce chiffre inclut les militaires stationnés dans la France d'outre-mer, ce sont environ 20 000 hommes et femmes qui sont déployés dans des régions du monde où la paix n'est pas stabilisée et les risques réels : Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Macédoine, Tchad, Moyen-Orient, Timor, Afghanistan... L'article premier du statut général des militaires dispose que « l'état militaire exige en toute circonstance discipline, loyalisme et esprit de sacrifice ». Elégante formule qui rappelle que tout militaire doit être prêt à sacrifier sa vie. Comment concilier cette contrainte avec le classique droit du travail auquel ne sont pas soumis les militaires ? Comment appliquer au contrat de travail civil l'obligation d'accepter de tuer ou plutôt, en l'occurrence, d'être tué sur ordre ? En effet, comment faire cohabiter sur un théâtre d'opération non pacifié, voire en conflit ouvert, des militaires soumis à un statut bien particulier et des civils envoyés par leur entreprise pour exécuter les termes du contrat d'externalisation ? Comment faire cohabiter dans ces conditions des personnels dont le statut prévoit explicitement la nécessité de faire preuve d'esprit de sacrifice et des salariés civils bénéficiant des 35 heures, du droit de grève et du droit de retrait en cas de danger grave et imminent ? Les militaires, « peuvent être appelés à servir en tout temps et en tous lieux » ainsi qu'en dispose l'article 12 de leur statut. Cette disposition implique une disponibilité quasi totale de la part des militaires, ce qui est évidemment en contradiction avec le code du travail des salariés du secteur civil. Que se passerait-il en cas de refus de la part de civils de se rendre en opération extérieure aux côtés des militaires ? Quelles seraient les conséquences d'une grève, qui demeurerait licite, de la part des employés civils ? Que devient, dans ces conditions, le droit de retrait, ce droit individuel pour tout salarié confronté à un péril immédiat de se retirer de son lieu de travail ? Pourrait-on envisager une restriction, nécessairement législative, des droits habituellement considérés comme fondamentaux pour les employés des sociétés travaillant pour la défense ? Une modification en ce sens de notre droit du travail est difficilement imaginable. Même si la question peut paraître très théorique, elle doit être posée, sachant que de la bonne exécution de contrats externalisés, l'entretien de blindés, d'aéronefs ou de radars, par exemple, dépendra peut-être la vie des combattants. Interrogés sur ces points, les militaires ne manquent pas de souligner leur scepticisme sur la difficulté d'amalgamer, en opérations extérieures, sauf cas particuliers, des combattants et des employés d'entreprises sous-traitantes. 2. Les limites liées aux opérations extérieures Doit-on considérer que les entreprises civiles resteraient en France quand les militaires seraient envoyés en opérations extérieures ? Deux possibilités s'ouvrent alors : - la première consiste à considérer que la sous-traitance s'arrête aux limites du territoire national et n'accompagne pas une armée en opérations extérieures ; dans ce cas, les armées doivent conserver leur savoir-faire et dupliquer toutes les fonctions externalisées susceptibles d'être utilisées en opérations extérieures, afin de pouvoir les utiliser le moment venu. C'est actuellement la position adoptée par la France. Les unités militaires doivent être entièrement autonomes en opérations extérieures et les tâches qui, en garnison, sont confiées à des sociétés extérieures doivent pouvoir être confiées aux militaires sur le théâtre des opérations. Lorsqu'il s'agit de missions relativement simples telles que la surveillance, le gardiennage, la collecte des ordures, cette contrainte ne pose pas trop de difficultés. Mais la restauration est déjà plus problématique car on ne s'improvise pas cuisinier, surtout à l'échelle d'un régiment : ainsi, lorsque la restauration en garnison est confiée à un prestataire de services civil, les unités doivent conserver en réserve des cuisiniers militaires aptes à servir en opérations extérieures. Et les militaires connaissent l'importance de l'alimentation sur le moral en opérations. Lorsque la tâche sous-traitée est beaucoup plus technique (entretien d'aéronefs ou de véhicules divers, de radars...), la difficulté est encore plus grande car conserver les compétences techniques en double alors que le travail est habituellement confié à une société extérieure a un coût élevé et peut s'apparenter à un gâchis. Lors de la campagne du Kosovo, les Britanniques semblent avoir éprouvé des problèmes de disponibilité pour leurs avions basés en Italie et entretenus par des sociétés civiles extérieures. Et pourtant, ils agissaient depuis le sol d'un pays allié. Que se serait-il produit en opération extérieure sur un territoire hostile ? - la deuxième possibilité revient à considérer que les tâches sous-traitées à des sociétés civiles ne sont pas des fonctions directement liées au combat mais des tâches de soutien et, qu'à ce titre, les entreprises partenaires doivent être associées aux opérations extérieures, sans être forcément exposées en première ligne. C'est l'idée sous-jacente à l'externalisation du ravitaillement en vol : en cas d'utilisation d'un avion civil, on doit pouvoir ravitailler en limite de la zone à risque en laissant aux seuls avions de guerre le soin de pénétrer dans l'espace aérien hostile ou supposé tel. Dans ce cas, plusieurs questions restent pour l'instant sans réponse. D'abord, il est toujours délicat de savoir qui est réellement exposé et qui ne l'est pas. Une base arrière assurant les transmissions ou le soutien des matériels peut très bien être victime d'une attaque aérienne ennemie ou de tirs de missiles tout en étant située à plusieurs dizaines ou centaines de kilomètres de la zone de contact ; même sans pénétrer dans l'espace aérien ennemi, le ravitailleur aérien civil peut être victime d'une attaque ou d'un missile à longue portée tiré depuis la zone des combats. Et peut-on affirmer que ravitailler, au dessus du territoire du Pakistan, des avions partant bombarder l'Afghanistan était vraiment sans risque ? La question est tout aussi valable pour les ravitaillements sur l'Adriatique d'appareils partant bombarder la Serbie. Ensuite se pose la question de l'assurance des employés civils des sociétés en question. Si les militaires bénéficient d'un statut spécifique protégeant leur famille en cas de mort ou de blessure en opération, ce n'est pas le cas des civils dont les contrats d'assurances excluent en général les zones à risque et les pays en guerre qui sont, par définition, ceux où les armées ont vocation à être envoyées. Dans de telles conditions, comment envisager l'assurance des civils employés par les sociétés sous-traitantes qui seraient appelées à accompagner les armées en opérations extérieures ? N'oublions pas que, si le ministère de la Défense compte environ 83 000 employés civils, il est organisé de manière à ce que seuls les personnels militaires soient déployés en opérations extérieures. Des civils de sociétés partenaires pourraient-ils être envoyés là où les civils du ministère de la Défense ne vont pas ? La situation serait pour le moins paradoxale. L'état-major des armées a le projet d'externaliser le « soutien » (sans doute principalement limité à la restauration, à l'hôtellerie et à l'entretien) d'un « grand camp » militaire dans les Balkans, une région qui n'est plus en conflit ouvert. Cette expérience sera certainement très intéressante à suivre : basée notamment sur l'embauche de personnels locaux, elle s'apparente par certains aspects à une action civilo-militaire insérée dans le tissu économique local. Mais la réalisation de ce projet d'externalisation interviendrait plusieurs années après la fin des combats, lorsque la situation s'est apaisée. 3. Les exemples de la Marine et de l'armée de l'Air Il a paru intéressant à votre rapporteur d'apporter quelques indications sur la façon dont les questions soulevées plus haut sont abordées dans la Marine nationale et l'armée de l'Air. Deux philosophies différentes guident la Marine française et la Marine des Etats-Unis. Alors que la première n'admet pas de civil à bord de ses bâtiments en opération, la seconde, dans le cadre de l'externalisation de ses services peut admettre, par exemple, que des cuisiniers civils assurent la restauration à bord dans cette hypothèse. N'acceptant pas de civils à bord la Marine française, doit donc continuer à former et rémunérer des cuisiniers embarqués ; or, comme tout marin, les cuisiniers ne peuvent passer la totalité de leur carrière en embarquement. Des affectations à terre, propres à faciliter la vie familiale et à diversifier le métier sont indispensables sous peine de ne plus trouver de candidats. Par conséquent, pour conserver suffisamment de cuisiniers susceptibles d'être embarqués à tour de rôle, la Marine doit conserver à terre autant de postes de ce corps de métier qui ne peuvent être confiés à des sociétés extérieures. Alors, pourquoi ne pas adopter la philosophie américaine et accepter que des civils servent à bord des bâtiments de la Marine ? Dans ce cas, les problèmes soulevés précédemment se posent de la même manière : que devient le droit du travail et notamment le droit de grève ? Qu'en est-il des assurances pour d'éventuels dommages causés sur des civils par des faits de guerre ? etc. Dans l'armée de l'Air, il n'est pas nécessaire de quitter le sol national pour que l'externalisation soit confrontée aux défis opérationnels. En effet, les forces aériennes participent souvent aux opérations extérieures depuis leurs bases nationales. Ainsi, la base de Mont-de-Marsan a hébergé au cours du conflit du Kosovo des avions ravitailleurs américains qui décollaient tous les matins très tôt et dont les équipages devaient prendre leur petit déjeuner vers une heure du matin. Un tel horaire n'étant pas prévu par le contrat d'externalisation liant l'armée de l'Air à la société de restauration, la surfacturation fut particulièrement élevée. Dans le même temps, le personnel militaire de la base était plutôt enthousiaste à l'idée de participer, même à une heure aussi inhabituelle, à un effort de guerre pour lequel il passe le plus clair de son temps à s'entraîner. Même si l'armée de l'Air a pour objectif de n'externaliser la restauration que sur des sites non projetables (Varennes-sur-Allier, Villacoublay...), l'expérience de Mont-de-Marsan démontre que même une base qui n'est pas censée être projetable peut être appelée à jouer un rôle opérationnel. C. LES DIFFICULTÉS SOULEVÉES PAR L'UTILISATION DE RÉSERVISTES EN OPÉRATIONS EXTÉRIEURES Comme nous l'avons constaté, l'emploi de personnels civils membres des entreprises « partenaires » de la défense nationale se heurte à d'insolubles problèmes, notamment en matière de droit du travail et d'assurance, dès lors que les armées, devenues armées de projection, agissent en opérations extérieures, sur un terrain par définition non sécurisé. Une des solutions proposées par les sociétés candidates à la gestion d'activités externalisées serait le recours à des employés réservistes. Depuis l'adoption de la loi n° 99-894 du 22 octobre 1999 portant organisation de la réserve militaire et du service de défense, il n'est plus nécessaire d'avoir eu une carrière militaire pour devenir réserviste. Il suffit que le profil des postulants intéresse les armées pour qu'un engagement à servir dans la réserve (ESR) soit proposé aux candidats. Les femmes comme les hommes peuvent donc devenir réservistes dans le nouveau système, plus souple, mis en place. En outre, ce système est bien plus protecteur que par le passé : le réserviste est placé sous statut militaire dès qu'il endosse l'uniforme, ce qui signifie que les problèmes d'assurance sont résolus puisqu'il partage le statut des autres soldats. L'emploi sur le terrain de réservistes spécialistes des tâches externalisées s'avère donc une piste intéressante. Cette solution soulève néanmoins quelques questions et constitue un paradoxe assez étonnant. 1. Un détournement de l'esprit de la loi ? Il est, en effet, pour le moins paradoxal d'entendre les défenseurs de l'externalisation, qui mettent en avant la plus grande efficacité des entreprises privées par rapport à la lourde machine étatique se proposer de faire appel à des militaires. Car les réservistes, lorsqu'ils portent l'uniforme, ne sont pas des pseudo militaires : ce sont de vrais soldats dont les supérieurs ou les camarades ne savent pas toujours qu'ils sont issus du cadre de réserve, l'état-major des armées ayant toujours voulu que les uniformes des « actifs » et réservistes soient rigoureusement identiques, à l'inverse des pratiques anglo-saxonnes, par exemple. Mais au-delà du paradoxe, plusieurs vraies questions se posent : D'abord, le principe de la mise à disposition de réservistes par les armées au profit d'entreprises privées. Une question de principe est posée : est-ce que le rôle des armées est de mettre des militaires, puisque les réservistes en sont, à disposition des entreprises ? On peut répondre à cette question que les réservistes en question seraient des militaires de convenance, en fait des techniciens civils déguisés en militaires afin de mieux pouvoir accéder au théâtre d'opérations et d'être juridiquement protégés en cas de coup dur. Certes, mais le rôle des réserves est-il de servir de couverture aux salariés du secteur privé ? Même si nous savons que cette pratique s'est déjà produite, exceptionnellement semble-t-il, lors de la guerre du Golfe et des différents conflits dans les Balkans, même si nous savons que les Américains et Britanniques qui opèrent dans un environnement juridique différent ont régulièrement recours à ce subterfuge, on peut s'interroger sur ce détournement de l'esprit de la loi portant organisation de la réserve : les réservistes sont, selon cette loi, des soldats destinés à renforcer les effectifs militaires en cas de conflit ou de période troublée, pas des civils déguisés agissant pour le compte de sociétés privées. Il s'agit d'une question de principe. L'externalisation est censée réduire les coûts supportés par les armées dans les secteurs où elle s'applique. Or, les réservistes sont rémunérés par les armées. Comme les soldes militaires sont souvent inférieures aux salaires versés dans le secteur privé, il arrive parfois que les sociétés versent à leurs réservistes, pendant leurs périodes d'activités, un complément de rémunération leur permettant de conserver un revenu identique à celui qu'ils percevaient comme salariés. Dans certains cas, les réservistes les plus chanceux peuvent cumuler leur solde militaire et leur salaire d'entreprise, lorsqu'ils sont employés par un chef d'entreprise particulièrement compréhensif. Mais, dans tous les cas, l'armée verse aux réservistes la solde qui leur est due, en fonction de leur grade et de tous les autres paramètres pris en considération (séjour en opérations extérieures...). Cela signifie que les armées, qui paieront le service réalisé par les sociétés prestataires, ne pourraient échapper au versement des soldes aux employés de ces sociétés privées « déguisés » en réservistes. Est-ce bien juste ? Et cela contribuera-t-il vraiment à faire baisser les coûts ? On pourra toujours rétorquer que, dans un tel cas, la société partenaire devra s'engager à reverser aux armées l'équivalent de la solde perçue par le réserviste en question. Voilà qui ne simplifiera pas les rapports entre les armées et les entreprises et qui n'entre pas vraiment dans l'esprit de la loi. 3. Les règles contraignantes de la réserve Se pose ensuite la question de la durée. L'article 11 de la loi de 1999 prévoit une durée de service maximale dans la réserve de 30 jours par an, avec la possibilité d'étendre cette durée à 90 jours, voire exceptionnellement à 120 jours par an, notamment pour les opérations extérieures. Or, l'expérience montre que les contingents français envoyés en opérations extérieures peuvent rester plusieurs années sur zone : Tchad, Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Macédoine... Autant d'exemples qui s'inscrivent dans la durée et dont on imagine encore mal l'issue. Avec une relève nécessaire au plus tard tous les 120 jours, les entreprises privées désireuses de s'appuyer sur des personnels réservistes devront disposer d'effectifs confortables. La question de la nationalité des employés est également posée : la loi prévoit que la nationalité française est nécessaire pour devenir réserviste. Or, de plus en plus, les équipements complexes sont fabriqués par des sociétés multinationales (EADS, Thales...). Imaginons que l'entretien d'un engin particulièrement sophistiqué et acquis par les armées en un petit nombre soit externalisé et confié à son fabriquant ; supposons que ce dernier utilise pour cela des réservistes sur un théâtre d'opérations extérieur. Que se passe-t-il lorsque c'est le boîtier fabriqué en Allemagne ou le mécanisme conçu au Royaume-Uni qui tombe en panne ? Impossible, dans l'état actuel de la législation, d'habiller un technicien de nationalité étrangère sous l'uniforme d'un réserviste français. Enfin se pose la question fondamentale de la loyauté : un réserviste qui sera employé sur un théâtre d'opérations étranger au profit d'une société privée prestataire de service se considérera-t-il comme employé par l'armée ou par sa société ? Que se passera-t-il si les ordres de sa hiérarchie militaire diffèrent des consignes reçues de son employeur privé ? Au total, si l'utilisation de réservistes s'avère si pratique aux yeux des sociétés civiles candidates à un partenariat avec les armées, c'est notamment pour des raisons de statut et d'assurance des employés concernés. Cette solution présenterait l'immense avantage, pour les sociétés concernées, de faire payer par la collectivité l'assurance de leurs employés, puisqu'en cas de blessure ou de décès d'un réserviste, comme d'un militaire d'active, les différentes indemnités sont supportées par le budget de la nation ; dans le cas d'un employé civil, outre les difficultés pour trouver une compagnie acceptant d'assurer des civils travaillant pour les armées dans le cadre d'un théâtre d'opérations non sécurisé, on peut imaginer que les primes à la charge de l'entreprise seraient particulièrement élevées. * * * Ainsi, malgré la création d'une nouvelle classe de réservistes plus proche du secteur privé que du secteur public, la « sponsored reserve » (!), l'armée britannique ne semble pas avoir trouvé, elle non plus, la solution à cette difficulté. L'Observatoire économique de la défense considère lui aussi que « le recours à des contractants en opérations extérieures reste une question non résolue à ce jour ». IV. - DEUX EXEMPLES SIGNIFICATIFS : LES TRANSMISSIONS ET LE SERVICE DE SANTÉ DES ARMÉES Avant d'achever son étude, votre rapporteur a souhaité apporter un éclairage particulier sur deux domaines particuliers qui font l'objet, dans d'autres pays, de procédures d'externalisations : il s'agit des transmissions et du service de santé des armées. Ces deux activités peuvent être considérées comme étant à la charnière entre les « fonctions délégables » et ce qui constitue le « c_ur du métier » de soldat. Pour les tenants de l'externalisation, transmissions et santé ont leur équivalent dans le civil et ne sont donc pas consubstantiels au métier des armes. Certaines armées les ont déjà partiellement ou totalement externalisées ou sont en train de le faire. Pour d'autres, il s'agit de fonctions étroitement liées à celles du combat dans la mesure où une armée ne peut fonctionner sans transmission d'ordres ni sans service médical efficace et en appui immédiat des combattants. La présentation qui suit a donc pour ambition d'approfondir la réflexion sur ces deux secteurs très particuliers des armées et de permettre à chacun de se faire une opinion. 1. Une arme particulièrement performante Les transmissions des armées représentent 26 000 personnes, civiles et militaires, soit 6 % des effectifs de la Défense. Le nombre de personnels des différents services de transmissions a diminué avec la suspension du service national, de nombreux appelés de haut niveau ayant toujours été employés dans ce domaine. Le nombre théorique d'emplois civils, de son côté, a augmenté de 49 % : de 1 239 en 1997, le nombre de postes budgétaires est passé à 1 845 en 2002, même si les effectifs réels ont un peu de mal à suivre. Les civils employés par les transmissions sont tous fonctionnaires et de haut niveau. On n'y trouve aucun ouvrier ni aucun contractuel. Rien que pour l'armée de Terre, le réseau des transmissions représente l'équivalent de 30 000 kilomètres. Il repose sur 260 sites sécurisés, généralement des pylônes rigoureusement clôturés et surveillés à distance par un système de caméras, d'indicateurs et de capteurs. Le réseau dispose d'une capacité de 845 gigabits/seconde au kilomètre et constitue le deuxième réseau de France après celui de France Télécom, mais présente l'avantage d'être totalement sécurisé. Chaque jour, l'armée de Terre échange entre la France et ses troupes stationnées dans les Balkans l'équivalent, en terme de données, d'une bibliothèque de bonnes dimensions. La modernité du réseau est exemplaire : la plupart des équipements sont neufs. Un exemple : tous les autocommutateurs ont été changés en cinq ans. La qualité et la fiabilité sont également exceptionnelles : un seul pylône a souffert des tempêtes de décembre 1999 et le système est sorti intact de l'explosion de l'usine AZF de Toulouse, ce qui n'a pas été le cas des installations de France Télécom. Les transmissions des armées évoluent en permanence. Certains réseaux comme le télégraphe vont disparaître d'ici 2004. D'autres comme le réseau X 25 qui connecte 12 000 micro-ordinateurs et qui a été lancé en 1987 sera changé en 2003 en raison de sa saturation. Un système de visioconférence sécurisé a été développé. Il est fréquemment utilisé entre les états-majors et les troupes déployées en ex-Yougoslavie. 2. Le contexte de la constitution du réseau Comme beaucoup d'autres services, les transmissions ont fait l'objet d'une réflexion dans le cadre de l'étude sur les fonctions externalisables. Il est apparu que la plus grande prudence devait s'imposer en raison des spécificités propres à ce service. L'armée française est probablement l'une des rares au monde, avec celle des États-Unis, à avoir constitué un réseau sécurisé numérique de transmissions, totalement indépendant des réseaux privés civils, et bâti sur des centaines de relais dont elle est propriétaire. La création de ce système a été décidée par le général de Gaulle en 1969, d'une part parce que les communications gouvernementales et militaires officielles avaient souffert de la grève de mai 1968 et, d'autre part, parce que la fiabilité de la dissuasion nucléaire et, notamment, les instructions envoyées aux sous-marins nucléaires devaient reposer sur un système de transmissions propre aux armées. Ce système, qui nous a été présenté comme très efficace, semble envié à l'étranger, notamment des Britanniques et des Allemands qui sont devenus singulièrement dépendants des réseaux de transmissions militaires américains ou des réseaux privés civils. N'oublions pas la place prise par l'armée des États-Unis dans le domaine des transmissions, même civiles. Un exemple : le système de positionnement par satellites dit « GPS » qui est utilisé aussi bien dans la navigation maritime, dans l'aéronautique civile ou pour le guidage de voitures particulières est un système embarqué à bord de satellites militaires américains qui pourrait être désactivé à tout moment, au gré des intérêts des États-Unis. Dans ce contexte, la problématique est différente selon les pays. Les Britanniques et les Allemands qui n'ont pas l'équivalent du système français peuvent légitimement se demander comment le secteur privé pourrait les aider à mettre sur pied un tel réseau. Mais une armée qui dispose d'un système particulièrement efficace, bâti sur le long terme, a plutôt avantage à s'interroger sur la manière de faire fructifier ce réseau et de le gérer au mieux. 3. Coût financier et comptabilité Sur le plan financier, l'éventualité de l'externalisation qui a pu concerner le service des transmissions de l'armée de Terre a au moins eu un résultat positif : depuis 1994, une comptabilité analytique particulièrement détaillée a été mise en place. Des études sur le coût des services rendus (un coup de téléphone, l'envoi d'une messagerie...) sont menées régulièrement. Des sociétés privées, sont mandatées pour cela : contrairement aux règles habituellement en vigueur dans la comptabilité publique, le coût des retraites des militaires et civils employés au service des transmissions est inclus dans le calcul, de même que l'amortissement du matériel. Cette comptabilité fournit donc des résultats tout à fait précis et sans concession qui ont permis aux armées d'acquérir une bonne connaissance de leurs coûts dans ce domaine. Et il s'avère que le « prix de revient » du service assuré par les armées n'est pas très éloigné des propositions qui ont été soumises par trois consortiums qui s'étaient déclarés volontaires pour la reprise des transmissions militaires dans le cadre d'une éventuelle externalisation. Une comparaison a été menée avec les Britanniques qui ont confié une partie de leurs transmissions au secteur privé. Il est évidemment difficile d'établir des comparaisons en raison des différences de périmètres, mais les Anglais eux-mêmes ont reconnu ne pas être certains de tirer un profit financier de cette externalisation. Tout au plus évoquent-ils un bénéfice financier de 1 % par an, ce qui est loin d'être probant. Au Fort de Bicêtre où est situé le quartier général des transmissions de l'armée de Terre, une équipe travaille en permanence sur l'étude des coûts : plus de 100 000 données chiffrées relatives aux coûts y seraient analysées. Preuve que même si l'externalisation n'est pas forcément applicable aux transmissions, sa prise en considération s'avère bénéfique à la gestion des deniers publics. 4. Les dangers de l'externalisation des transmissions La lutte contre les réseaux terroristes vient de nous le rappeler : la transmission de l'information est une des composantes du c_ur du métier militaire. Gérer l'information, souvent synonyme de renseignement, est devenu tout aussi stratégique que de gérer l'approvisionnement ou même les stocks de munitions. Le renseignement est indispensable à l'action et ne s'acquiert que dans la durée. Les pays européens, qui ont subi quelques amères expériences en matière de partage de l'information lors de la guerre du Golfe et des conflits balkaniques de la fin du siècle dernier, ont réorienté leur politique en matière de satellites et d'aérodynes. Mais, en raison de leurs capacités d'écoute et d'interception, les services de transmissions conservent un rôle fondamental à une époque où les instructions des réseaux terroristes semblent transiter par la messagerie d'Internet. L'externalisation pose donc, dans le secteur des transmissions, la question du noyau dur du métier militaire et des missions régaliennes de l'État. Où commencent-elles et où s'arrêtent-elles ? Mais au-delà de ces interrogations, d'autres questions plus pratiques mais tout aussi fondamentales se posent : quel sera le devenir des personnels civils si leurs fonctions sont externalisées, sachant que les fonctionnaires ne peuvent être ni licenciés ni mutés sans leur accord ? Comment les redéployer ? Une éventuelle externalisation poserait également la question du maintien, bien illusoire, des compétences dans un domaine en évolution constante. Et les compétences restent nécessaires si l'exigence de réversibilité veut être conservée. Le domaine très particulier des transmissions, et donc de l'acquisition du renseignement, pose en outre la question de la confidentialité du service rendu, une fois ce service externalisé. Et qui nous dit que la société détentrice du marché, qui bénéficiera alors d'un formidable outil, ne sera pas tentée de l'utiliser à son profit en interceptant les communications de ses concurrents ? Et comment éviter que la société détentrice du marché soit rachetée par un consortium aux capitaux d'origine inconnue issu, par exemple, du Moyen-Orient ou par une banque basée dans un paradis fiscal ? Les relations vis-à-vis du secteur marchand soulèvent également quantité d'interrogations. Les investissements en personnel et en capital, dans le domaine des transmissions ne s'amortissent pas aussi vite que dans le domaine du gardiennage, de l'entretien des espaces verts ou de la collecte des déchets. Peu de sociétés s'engageront sur un contrat de courte durée. Une base contractuelle de dix ans, qui correspond à la durée du contrat signé par l'armée britannique, constituera vraisemblablement un minimum. Dans une telle hypothèse, le contrat doit être particulièrement précis et rigoureux pour résister à une telle durée. En effet, dix années, à l'échelle des transmissions, cela représente presque une éternité : en 1991, Internet n'était connu que d'une poignée d'initiés ; en 2001, les instructions terroristes transitent par la toile. Qui peut prévoir la forme que prendront nos communications en 2012 ? Comment contractualiser en 2002 les besoins de l'armée française de 2012 dans ce domaine ? 5. Les transmissions travaillent déjà avec le secteur marchand Le débat sur l'externalisation doit toutefois être débarrassé de toute vision dogmatique. Lorsque certaines activités s'avèrent inutilement coûteuses, elles font l'objet de marchés publics et sont externalisées. Ainsi, la sécurisation et la fiabilité des télécommunications spatiales passe par la possession pour les armées d'un réseau de satellites militaires, le système Syracuse. Mais le nombre d'informations transmises exige parfois des capacités supérieures à celles existantes. Dans un tel cas, un tri est opéré en fonction de la confidentialité des informations. Des capacités sont louées auprès d'opérateurs et les informations jugées les moins secrètes sont confiées au secteur marchand, public ou privé. Ainsi, 70 valises Inmarsat ont-elles été acquises dans cette optique. Mais un système militaire sécurisé, donc forcément plus cher, reste néanmoins indispensable pour le c_ur de l'information secrète. De la même manière, dans le cadre de leurs écoutes, les transmissions n'ont pas les moyens de disposer en permanence de linguistes compétents dans toutes les langues, sachant que celles utilisées lors d'un conflit (serbe, albanais) sont rarement les mêmes que celles utilisées lors du suivant (pachtoun, dari, ouzbek...). Dans ces conditions, un recours à une forme de sous-traitance en matière de traduction est également réalisé. En réalité, les transmissions travaillent en permanence avec le secteur privé avec lequel sont conclus environ 400 marchés par an, soit plus d'un par jour. Mais l'expérience montre que les industriels ne répondent pas toujours aux offres de service dont certaines restent infructueuses faute de soumissionnaires. Et même lorsqu'un appel d'offre est fructueux, les militaires doivent parfois batailler ferme pour obtenir le simple respect des stipulations contractuelles. 6. Une externalisation contrainte, faute de personnel ? Dans les transmissions comme dans d'autres secteurs militaires, le déficit en personnel risque toutefois de militer en faveur de l'externalisation, du moins pour certaines fonctions périphériques. En effet, si la ressource en techniciens compétents existe, encore faut-il savoir la séduire et la fidéliser. Les armées, comme le reste du secteur public, présentent l'avantage de la garantie de l'emploi alors que le secteur privé, considéré comme plus lucratif, présente davantage de risques, surtout dans un domaine dont on s'est aperçu qu'il pouvait présenter un caractère cyclique, récemment marqué par des vagues de licenciements. La qualité des personnels employés aux transmissions ainsi que le bon niveau de leur formation professionnelle, initiale et continue, constituent paradoxalement des facteurs défavorables puisqu'ils permettent à de nombreux techniciens de préparer, et souvent de réussir, des concours internes qui assurent leur promotion mais créent des manques pour le fonctionnement des services. Certains profitent probablement aussi de leur formation interne pour faire valoir par la suite leurs compétences sur le marché privé. Au total, tous ces phénomènes conduisent les transmissions de l'armée de Terre, pour ne citer qu'elles, à connaître un déficit de 500 personnes sur 1 845 postes budgétaires, ce qui représente plus de 25 % des effectifs. Mais plutôt que de céder à une externalisation pure, les responsables militaires préfèrent envisager un partenariat avec certaines sociétés publiques, privées ou mixtes (Réseau ferré de France, sociétés d'autoroutes, Voies navigables de France...) qui disposent elles aussi de capacités de transmissions importantes, mais parfois sous-utilisées. Dans de nombreux cas, les réseaux pourraient devenir complémentaires. Au total, les transmissions constituent un outil remarquable bâti pendant plusieurs décennies par les armées et notamment avec l'aide des appelés. Ce réseau, qui rend les militaires particulièrement fiers, est admiré par de nombreux pays et envié par certains industriels en raison de ses performances et du profit qu'il pourrait générer. Laissant de côté tout dogmatisme, votre rapporteur, en accord semble-t-il avec le Ministre de la Défense, préconise donc la plus grande prudence et considère qu'il serait vraiment aventureux de brader cet outil, même s'il reconnaît que la prise en compte de l'externalisation continue à jouer un utile rôle d'aiguillon. 1. Une arme ancienne, constitutive de la condition militaire La création du service de santé remonte à 1708, lorsque Louis XIV, constatant l'inefficacité des quelques médecins qui suivaient les armées, décida de créer des offices de médecins permanents pour accompagner les troupes. Depuis lors, et surtout depuis le XIXème siècle, le service de santé est devenu indissociable du reste des armées ; il est à l'origine de bien des avancées scientifiques, comme l'invention de la transfusion sanguine, et la plupart des techniques actuelles de la médecine d'urgence ou de catastrophe sont issues de la médecine de guerre. Etre soigné par le service de santé des armées est presque devenu, pour les soldats et leurs familles, un élément constitutif de la condition militaire, tant le service y est considéré comme efficace. Par ailleurs, c'est une évidence que de dire qu'un soldat ira plus facilement au combat s'il sait qu'un service médical de qualité est prêt à le secourir rapidement en cas de coup dur. 2. Les dangers d'une éventuelle externalisation On pourrait envisager de faire appel, pour les opérations extérieures, à des médecins civils qui seraient soit réquisitionnés, soit volontaires, soit liés par contrat. Mais cette méthode présenterait plusieurs inconvénients : d'abord, comme c'est déjà le cas pour les médecins réservistes, les délais dont les médecins ont besoin pour prévenir leurs patients et trouver un remplaçant sont tels que la réactivité du corps médical serait assez faible. Ensuite, suivre des patients civils résidant en France métropolitaine n'est pas la même chose que de pratiquer une médecine de guerre sous les latitudes les plus diverses et dans des conditions parfois précaires. Une formation spécifique serait à prévoir. Enfin, externaliser les activités du service de santé des armées en s'appuyant sur le secteur civil, public ou privé, pose inévitablement la question de la quasi irréversibilité de la perte de savoir-faire. En effet, la longueur des études nécessaires pour devenir médecin, et a fortiori spécialiste, induit une inertie particulièrement pénalisante en matière de réversibilité. Ainsi, les Britanniques qui ont quasiment « sacrifié » leur service de santé militaire au cours des années 70 éprouvent des difficultés à rebâtir un service digne de ce nom. En Macédoine, l'armée britannique s'appuie sur le service de santé de l'armée française. La première guerre mondiale, dans un tout autre contexte, a également démontré les difficultés de la montée en puissance d'un service de santé : largement sous-dimensionné par rapport au nombre de soldats mobilisés et, surtout, par rapport au nombre de blessés, le service de santé des armées a connu deux premières années de guerre particulièrement difficiles. Par ailleurs, les prévisions relatives à la France semblent indiquer pour les années à venir un déficit en personnel dans les professions médicales, l'actuel manque d'infirmières constituant, semble-t-il, les prémices de ce phénomène. Dans ces conditions, la reconstitution en gestion interne d'un service de santé militaire qui aurait été externalisé serait au mieux une tâche de très long terme, au pire une mission quasi impossible. Il n'en reste pas moins qu'un certain nombre de fonctions non directement médicales (documentation, restauration, transport, entretien) connaissent déjà un début d'externalisation, encore modeste. Le tableau ci-après présente l'état actuel de l'externalisation au sein du service de santé des armées :
Le taux d'externalisation des soins médicaux correspond à la prise en charge par le secteur civil des militaires et de leur famille. 3. Une externalisation poussée par le déficit en personnel ? Comme d'autres secteurs, le service de santé des armées connaît un déficit de ses effectifs. Sur 2 434 postes de médecins, 250 sont actuellement vacants, ce qui représente environ 10 % des effectifs. Et la pyramide des âges du corps est telle que ce déficit ne peut que s'accroître à brève échéance. Les armées disposent de deux écoles totalisant 150 places et pour lesquelles le nombre de candidatures est de l'ordre de 2000 par an. Les candidats admis ont en général réussi leur bac avec la mention « bien » ou « très bien ». Bien qu'étant rigoureusement sélectionnés et particulièrement bien préparés par ces écoles, le numerus clausus imposé sur le plan national abouti à un taux de réussite de seulement 50 %, ce qui est bien meilleur que la moyenne nationale (14 %) mais reste insuffisant pour faire face aux besoins des armées. Parmi les spécialistes, les catégories qui connaissent le plus important déficit sont celles des réanimateurs et les ophtalmologistes. Il s'agit là d'un phénomène beaucoup plus large : ces deux spécialités sont en déficit dans les secteurs civil et militaire à l'échelle européenne. La demande en spécialistes dans ces catégories étant particulièrement forte, les offres de rémunérations dans le secteur privé ne peuvent être concurrencées par celles des armées ; et les spécialistes travaillant pour le service de santé des armées sont tentés de quitter l'uniforme au bout de vingt-cinq ans de service, ce qui leur permet, à un âge relativement jeune (45 ans environ car les études sont incluses dans le décompte) de percevoir une retraite militaire à jouissance immédiate qui peut être cumulée avec une rémunération civile, un poste dans une clinique privée par exemple. Dans ces conditions, il est souvent fait appel aux médecins réservistes, nombreux et de bonne qualité. Toutefois, comme la plupart d'entre eux exercent dans le secteur privé, ils exigent généralement un préavis de deux à trois mois de manière à pouvoir prévenir leurs patients et à trouver un remplaçant, ce qui se comprend aisément mais ne favorise pas la réactivité des armées. Un déficit important est également perceptible parmi les infirmiers et infirmières, le secteur privé ayant tendance à proposer des rémunérations intéressantes. A Paris, en particulier, la situation est très pénalisante pour les armées. Les pharmaciens, chirurgiens dentistes et vétérinaires militaires, par contre, ne connaissent pas de déficit au sein des armées. Les opérations extérieures obligent les armées à conserver des médecins militaires en garnison afin de pouvoir les envoyer à tour de rôle en projection à l'étranger en fonction du système des relèves. Mais de nombreuses unités, de soutien par exemple, ne partent jamais à l'étranger. Pourquoi, dans ces conditions, ne pas envisager de passer des conventions avec des médecins libéraux des villes de garnison, tout en veillant à conserver un nombre suffisant de médecins aptes à partir en opérations extérieures ? L'idée est envisagée et a déjà été mise en application dans le domaine hospitalier : comme le nombre d'hôpitaux médicaux a été fortement réduit (de 30 en 1980 à 9 en 2002), un soldat qui doit être hospitalisé alors qu'il est basé dans une région éloignée de tout établissement militaire est pris en charge par un hôpital civil, le coût de l'hospitalisation étant pris en charge par le service de santé des armées. Pourquoi ne pas envisager une telle mixité pour la médecine ambulatoire ? Le principal frein à cette évolution réside certainement dans la perception qu'ont les militaires de leur condition et de leurs avantages. L'accès au service de santé des armées reste manifestement considéré comme un des fondements de la condition militaire. Pour preuve, la Gendarmerie qui estimait ne pas disposer de suffisamment de médecins à son service a demandé et obtenu que davantage de médecins militaires d'active soient nommés dans les différentes légions. Comment justifier que cette arme, dont le rôle est essentiellement national et dont les membres ne participent qu'exceptionnellement à des opérations extérieures, bénéficie d'une extension du service de santé dont les effectifs connaissent un important déficit ? Seul le sentiment d'appartenance à la communauté militaire et aux attributs de cette communauté peut expliquer cette évolution sur laquelle il faudra pourtant bien s'interroger un jour si le déficit en personnels de santé continue de se creuser. L'externalisation est un sujet très délicat à traiter dans le cadre du ministère de la Défense en raison des particularités des armées par rapport au monde civil. Une approche pragmatique et dépourvue autant que possible de toute idéologie doit conduire les autorités à considérer avec objectivité l'externalisation de fonctions non stratégiques surtout lorsqu'elles ont pour cadre uniquement le territoire national. Lorsque certaines tâches, qui ne relèvent pas spécifiquement du domaine militaire, peuvent trouver à être exécutées par des sociétés partenaires à moindre coût et dans des conditions de qualité satisfaisantes, il serait dommage d'y renoncer. L'époque où il fallait occuper des appelés disponibles en grand nombre est révolue, le format des forces a été calculé, pour des raisons budgétaires, au plus juste et toute économie qui ne compromet pas le caractère opérationnel des forces est bonne à prendre. Les armées travaillent déjà dans ce sens. Mieux, confier des tâches « civiles », répétitives et sans lien direct avec l'armée, à des engagés volontaires qui choisissent délibérément le métier des armes peut être de nature à décourager les bonnes volontés, ce dont il faut bien se garder. Mais, ainsi que nous l'avons vu, l'activité militaire comporte des particularités qui ne doivent pas être négligées : les militaires sont notamment susceptibles d'être envoyés, avec de brefs délais, en opérations extérieures, soit pour combattre, ce qui est heureusement rare, soit pour s'interposer entre des forces ennemies, ce qui est beaucoup plus fréquent. Dans tous les cas, elles doivent faire face à une situation souvent instable, parfois inattendue, toujours dangereuse. Le caractère opérationnel des forces ne doit en aucun cas être soumis à des partenaires civils qui, pour des raisons juridiques ou autres, pourraient ne pas assurer le soutien attendu. Sans pour autant fermer totalement la porte à de nouvelles externalisations ponctuelles, votre rapporteur ne peut donc qu'appeler à la plus grande prudence les décideurs du ministère de la Défense sur les opérations qui pourraient mettre en cause le caractère réactif et opérationnel des forces. La prudence est d'autant plus nécessaire que l'expérience montre qu'un retour en arrière dans les domaines les plus techniques s'avère généralement très difficile. Les armées sont parfaitement conscientes des risques encourus et tentent, lorsqu'elles le peuvent, de privilégier « l'interarmisation », c'est-à-dire la mise en commun de moyens entre les armées. C'est déjà vrai dans le cadre de l'entretien des aéronefs ou de la formation de pilotes. Le développement de structures interarmées est certainement un moyen de réaliser des économies qui n'a peut-être pas encore été poussé à son terme. * * * En 1990, lors de la guerre du Golfe, le gouvernement décida de n'envoyer participer aux opérations « Bouclier du désert » puis « Tempête du désert » que des soldats professionnels. Les appelés, même volontaires pour partir en Arabie Saoudite, ne purent le faire qu'à la condition de signer un engagement. Le pouvoir craignait probablement que l'éventuelle mort d'appelés ne soit pas admise par la population de la même manière que des pertes parmi les rangs d'engagés professionnels. Les difficultés éprouvées par les états-majors pour former des unités cohérentes composées uniquement de professionnels puisés dans différents régiments furent telles qu'elle conduisirent, parmi d'autres éléments, à la suspension quelques années plus tard du service militaire. Maintenant que les appelés ont disparu, il serait pour le moins paradoxal que ce soient des salariés d'entreprises civiles, même revêtus de l'uniforme de réserviste, qui se retrouvent en opérations extérieures à partager les risques aux côtés des militaires professionnels. Lors de sa réunion du 12 février 2002, la Commission de la Défense a procédé à l'examen du rapport d'information sur l'externalisation de certaines tâches relevant du ministère de la Défense. Après avoir rappelé que confier une partie des activités des armées à des partenaires extérieurs pouvait inquiéter certains acteurs, civils et militaires, du domaine de la défense, M. Michel Dasseux, rapporteur, a reconnu que le terme « d'externalisation » n'était pas facile à définir : « mode de gestion ancien » selon la directive ministérielle du 3 août 2000, « pratique moderne » selon d'autres. Quant au mot lui-même, il n'est pas encore reconnu par tous les dictionnaires. Pour les états-majors, l'externalisation est fondamentalement différente de la sous-traitance dans la mesure où elle concerne l'achat d'un service global. Mais le droit, de son côté, ne connaît que la sous-traitance définie par la loi du 31 décembre 1975. En laissant à chacun le soin de se faire sa propre opinion sur la distinction entre les deux concepts, M. Michel Dasseux a relevé qu'un transfert d'activité des armées vers les entreprises relevait aussi d'une certaine forme de privatisation. Pourtant, si la tendance est aujourd'hui de se replier vers le « c_ur du métier », il y a vingt ou trente ans les économistes vantaient les mérites de la concentration maximale qui poussait les entreprises à investir dans des domaines annexes à leur activité principale. La versatilité des modes et de certaines théories économiques doit donc être prise en compte. M. Michel Dasseux a ensuite indiqué que c'est avec prudence, principalement en raison de la disparition des appelés, d'un déficit en personnels civils et des contraintes budgétaires que le ministère de la Défense s'était engagé sur la voie de l'externalisation. Le ministère de la Défense externalise ce qui est jugé « délégable » et qui ne fait pas partie du « c_ur du métier » : ces activités portent notamment sur l'entretien des immeubles et espaces verts, la propreté et le ramassage des ordures, les transports de personnels, mais aussi, de manière partielle, le gardiennage et la sécurité, la restauration, l'hôtellerie, la formation. Plusieurs principes ont été posés : - les activités concernées relèvent principalement des fonctions de soutien sans qu'aucune liste ne soit publiée, les décisions d'externalisation étant prises au cas par cas ; - dans un souci d'efficacité, l'externalisation est gérée au niveau le plus déconcentré ; - dans un but de réversibilité il a été décidé de conserver au sein du ministère une compétence minimale pour pouvoir éventuellement réintégrer l'activité externalisée. M. Michel Dasseux a précisé qu'en 2000, les crédits d'externalisation du ministère de la Défense avaient représenté 442 millions d'euros soit 15 % du titre III hors rémunérations et charges sociales. En 2002, ils devraient représenter 533,6 millions d'euros, soit 16,8 %. En deux ans, 2 610 emplois vacants ont été convertis en 49 millions d'euros de crédits d'externalisation. Aux Etats-Unis, les administrations doivent désormais présenter chaque année des listes d'activités susceptibles d'être externalisées. Ces listes peuvent faire l'objet d'une contestation. Lors de la publication des premières listes de fonctions « non régaliennes », 850 000 fonctionnaires fédéraux se sont rendu compte que leur poste avait été identifié parmi les activités susceptibles d'être externalisées. L'actuelle administration républicaine avait initialement pour objectif d'externaliser, à terme, la moitié des postes figurant dans les listes, soit 425 000 emplois. Entre-temps sont survenus les attentats du 11 septembre 2001 et devant la médiocre qualité des contrôles réalisés par les sociétés privées pour le compte des aéroports, il semblerait qu'un mouvement inverse se dessine. M. Michel Dasseux a alors évoqué l'éventuelle nationalisation des contrôles aéroportuaires aux Etats-Unis. Sur le plan financier l'administration fédérale américaine a produit des statistiques sujettes à caution. Ainsi, le General Accounting Office (GAO), agence d'évaluation émanant du Congrès, considère qu'en 1998 et 1999, le coût des procédures liées aux externalisations s'est révélé supérieur aux économies. Au total, les observateurs considèrent que, si l'externalisation ouvre des perspectives sur le long terme, elle ne s'est pas avérée intéressante financièrement jusqu'à présent. M. Michel Dasseux a ensuite présenté le principe de la « private finance initiative » (PFI) imaginée au Royaume-Uni : les entreprises financent certains équipements puis louent leur utilisation à la puissance publique. Le rapporteur a souligné que des règles particulièrement strictes, qui lui ont paru relever du dogme, avaient été imposées pour l'application de ce principe : ainsi, le ministère de la Défense est astreint à considérer en priorité la solution du financement privé, sauf si ce dernier est impraticable. Ce n'est que dans cette hypothèse que le financement public peut être envisagé. En conséquence, de nombreuses activités sont potentiellement concernées par la PFI : 34 contrats sont actuellement en cours représentant un total de 2,5 milliards d'euros. M. Michel Dasseux a alors présenté le projet britannique le plus ambitieux en matière d'externalisation, qui concerne le ravitaillement en vol. Le contrat à conclure avec le secteur privé permettra à la Royal Air Force de louer certains ravitailleurs de manière permanente ; d'autres le seront ponctuellement à la demande des autorités militaires avec un bref préavis, en cas de conflit. Les avions non loués seront rentabilisés auprès de compagnies de charters. En effet, les avions ravitailleurs sont utilisables pour des usages civils avec un minimum de transformations étant donné qu'ils stockent le kérosène qu'ils transportent dans leurs réservoirs d'aile, leur cabine pouvant être équipée de sièges, comme celle de n'importe quel avion de ligne. Le montage présente plusieurs avantages : des coûts plus faibles, des avions disponibles très rapidement et qui ne resteront pas inutilisés dans des hangars. Le Japon et l'Australie pourraient s'orienter vers cette formule pour laquelle un marché d'environ 90 appareils existerait à l'échelle mondiale. M. Michel Dasseux a ensuite insisté sur les conséquences des mesures d'externalisation et, notamment, sur la perte irréversible de savoir-faire qu'elles peuvent entraîner. Dans les domaines les plus techniques comme les transmissions ou le service de santé, la formation d'ingénieurs ou de médecins est très longue. Dans ces conditions, vouloir rebâtir un service qui aurait été externalisé pendant dix ou vingt ans représenterait une mission quasiment impossible. Si la réversibilité paraît illusoire, peut-on faire jouer la concurrence et changer d'entreprise lors du renouvellement de contrat ? Cette possibilité peut également sembler illusoire dans les domaines où le nombre d'entreprises susceptibles d'être retenues par les armées est très faible. Et lorsque l'entreprise retenue se verra dessaisie du marché, à l'issue d'un contrat de dix ou vingt ans, mettra-t-elle toute la bonne volonté nécessaire pour transférer dans de bonnes conditions le service dont elle a eu la charge ? M. Michel Dasseux a ensuite évoqué les problèmes de fiabilité rencontrés par les armées étrangères ayant externalisé certains de leurs services, notamment en cas de grève. Il a également souligné que la question de la fiabilité renvoyait à celle de la sécurité. Ainsi, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, les autorités américaines ont remis en question la sécurité assurée dans les aéroports par des entreprises privées, financées au moindre coût et peu soucieuses du passé judiciaire de certains de leurs employés. M. Michel Dasseux a alors considéré qu'il était loin d'être sûr que l'externalisation soit moins onéreuse, sur le long terme, que la conservation par les armées de bien des services. Les exemples étrangers indiquent clairement que le gain financier attendu n'a pas été à la hauteur des objectifs d'économie des grands programmes d'externalisation. Les militaires britanniques font état, dans le meilleur des cas, de gains de moins de 10 %, ce qui est jugé peu significatif. L'Allemagne, de son côté, a reconnu que les économies réalisées avaient été sans commune mesure avec ce qui était attendu. Faisant référence à un récent rapport du Conseil économique de la Défense, M. Michel Dasseux a jugé que les expériences américaine, britannique et allemande démontraient que l'externalisation ne pouvait être réalisée dans la perspective d'économies à court terme. Si des économies budgétaires sont envisageables à long terme, les gains paraissent plutôt faibles et, en tout état de cause, très difficiles à évaluer. La complexité et la durée démesurée des contrats est un autre élément à prendre en compte. L'externalisation en cours du ravitaillement en vol, au Royaume-Uni, va donner lieu à la signature d'un contrat d'une durée de 27 ans, jugée nécessaire pour l'amortissement des appareils. En France, pour des externalisations moins ambitieuses, les autorités militaires regrettent que le secteur privé ne soit pas intéressé par les contrats annuels. Le ramassage du personnel ou l'entretien d'un parc de véhicules commerciaux n'intéresse pas les entreprises si la durée du contrat est inférieure à trois ans. M. Michel Dasseux a regretté que de nombreux appels d'offre restent infructueux, faute d'entreprises candidates. Il a souligné qu'une durée de dix ans, dans des secteurs tels que l'informatique ou les transmissions, apparaissait très longue pour des engagements contractuels. En 1991, Internet n'était connu que d'une poignée d'initiés ; en 2001, les instructions terroristes transitent par la toile. Qui peut prévoir la forme que prendront les communications en 2012 ? Comment contractualiser en 2002 les besoins de l'armée française de 2012 dans ce domaine ? Pour les armées, les contrats de très longue durée pourraient s'avérer extrêmement contraignants et pénalisants s'ils étaient mal négociés. Mais pour les entreprises, leur engagement à long terme nécessite également une parfaite prise en compte des risques financiers et un calcul précis des éléments de coût, notamment d'entretien du matériel. M. Michel Dasseux a alors souligné que cette réflexion sur l'externalisation pourrait rester très théorique si elle ne rencontrait, dans le domaine de la défense, un terrain très particulier : celui des opérations extérieures et des risques liés au combat. Rappelant que l'article premier de la loi portant statut général des militaires dispose que « l'état militaire exige en toute circonstance discipline, loyalisme et esprit de sacrifice », il a souligné que cette disposition signifiait que tout militaire devait être prêt à sacrifier sa vie. Comment concilier cette contrainte avec le classique droit du travail ? M. Michel Dasseux s'est alors demandé si l'externalisation devait s'arrêter aux limites du territoire national, ce qui impliquerait que les armées conservent leur savoir-faire et dupliquent les fonctions qui doivent être assurées sur les théâtres d'opérations extérieures. Une deuxième possibilité revient à considérer que les tâches susceptibles d'être sous-traitées à des entreprises civiles ne peuvent pas être directement liées au combat mais qu'elles relèvent du soutien. A ce titre, les entreprises partenaires peuvent être associées aux opérations extérieures, sans être forcément exposées en première ligne. M. Michel Dasseux a toutefois fait remarquer à ce propos qu'il était souvent difficile de savoir qui est réellement exposé et qui ne l'est pas. Se pose également la question de l'assurance des employés civils des sociétés prestataires de service. Si les militaires bénéficient d'un statut spécifique protégeant leur famille en cas de mort ou de blessure en opération, ce n'est pas le cas des civils dont les contrats d'assurance excluent en général les zones à risque. Pour remédier à cette difficulté, les sociétés candidates à la gestion d'activités externalisées préconisent paradoxalement le recours à des employés réservistes. Mais cette solution pose plus de problèmes qu'elle n'en résout : - une question de principe est posée : est-ce le rôle des armées que de mettre à la disposition des sociétés privées des militaires réservistes ? - le ministère de la Défense devrait en pareil cas supporter, outre le prix du service externalisé, la solde des réservistes mis à la disposition des sociétés ; - d'autres questions statutaires liées à la durée de service dans la réserve ou à la nationalité soulèvent également des difficultés ; - il convient enfin de s'assurer de la loyauté des réservistes mis à la disposition des entreprises gérant des activités externalisées. Obéiront-ils parfaitement aux ordres de leurs supérieurs militaires s'ils sont en contradiction avec les directives émanant de leur société ? M. Michel Dasseux a alors fait remarquer que l'utilisation de réservistes revêtait un intérêt financier direct pour les entreprises. Elle revient en effet à faire payer par la collectivité l'assurance de leurs employés, puisque en cas de blessure ou de décès, les indemnités sont supportées par le budget de la Nation. M. Michel Dasseux a relevé que, malgré la création d'une nouvelle classe de réservistes à l'appellation significative de « sponsored reserve », l'armée britannique ne semblait pas avoir trouvé, elle non plus, la solution à cette difficulté. Citant les travaux de l'Observatoire économique de la défense, il a considéré que le recours à des contractants en opérations extérieures restait une question non résolue à ce jour. En conclusion, M. Michel Dasseux a insisté sur le caractère tout à fait spécifique de l'activité militaire et sur les dangers qu'il y avait à compromettre les capacités opérationnelles des forces en les plaçant dans la dépendance de partenaires civils qui, pour des raisons juridiques ou autres, pourraient ne pas assurer le soutien attendu. Sans pour autant fermer totalement la porte à de nouvelles externalisations ponctuelles, il a appelé à la plus grande prudence en ce domaine notamment en raison du caractère difficilement réversible des opérations les plus lourdes de transfert d'activités de défense au secteur marchand. Le Président Paul Quilès a félicité le rapporteur d'avoir dépassé une vision superficielle de la question de l'externalisation et d'avoir su analyser cette question sans a priori, en faisant apparaître que, « finalement, on avait toujours besoin d'une armée ! » Il a, à ce propos, souligné que, dans le domaine de la défense, les tâches périphériques, somme toute d'ampleur restreinte, entretenaient souvent, tout particulièrement en opérations extérieures, des relations très denses avec le c_ur du métier militaire. Soulignant la richesse suggestive du rapport présenté par M. Michel Dasseux, M. Robert Poujade a interrogé le rapporteur sur l'homogénéité des réponses apportées par les différentes armées à la question de l'externalisation ainsi que sur les positions du contrôle général des armées à cet égard. Il a estimé qu'il fallait conclure de la réflexion sur l'externalisation que les armées, destinées à faire la guerre, avaient besoin de soldats qu'il était difficile de remplacer par des civils. Se réjouissant de l'excellent climat qui avait toujours régné au sein de la Commission de la Défense, quelle que soit la configuration politique de l'Assemblée, M. Jean Briane a estimé qu'il était nécessaire d'être très prudent en matière d'externalisation, se demandant s'il ne fallait pas voir dans les difficultés auxquelles on cherchait à remédier par ce mode de gestion une preuve de l'erreur d'avoir supprimé le service national. Il a jugé que la sous-traitance et l'externalisation motivées par des considérations économiques pouvaient conduire à de graves dangers, citant à cet égard la privatisation des missions de sécurité dans des établissements industriels à risque, du type de l'usine AZF de Toulouse. Il a conclu que l'externalisation des tâches spécifiquement militaires devait être rejetée systématiquement. Soulignant que l'externalisation avait été présentée à tout propos comme un remède miracle, M. Jean-Noël Kerdraon a jugé qu'il s'agissait en réalité souvent d'une solution de facilité préconisée en réponse à une exigence réelle de rigueur de gestion. Il a ajouté qu'en plus d'enjeux opérationnels et de sécurité, la question de l'externalisation recouvrait une forte dimension sociale : dans le cadre d'une armée professionnelle, la question du reclassement des engagés sur contrats courts, qui auront acquis une formation militaire, ne manquera pas de se poser. Il serait dès lors envisageable de leur confier des emplois dans le cadre d'activités de défense prises en charge par le secteur civil. Après avoir évoqué les possibilités de location auprès d'entreprises civiles d'avions ou de bâtiments mis en _uvre par des militaires, M. Jean-Noël Kerdraon a fait valoir que, d'un point de vue économique, les gains obtenus à moyen terme par l'externalisation étaient souvent discutables, plus encore dans la mesure où, en application du Code des marchés publics, il était généralement fait appel au candidat le moins disant, ce qui entraînait généralement de multiples difficultés dans l'exécution ultérieure du contrat. Il a enfin estimé qu'au vu de ces problématiques diverses et complexes, le rapport présenté constituait une base de réflexion ainsi qu'une aide à la décision très utiles. M. Robert Gaïa a considéré qu'il convenait d'être prudent quant au sens à donner au concept d'externalisation par rapport à celui de privatisation, en s'interrogeant sur le cas des contrats d' « achats sur étagère » de matériels comprenant des clauses relatives à leur maintenance ou plus généralement à leur maintien en condition opérationnelle. M. Bernard Grasset a jugé nécessaire de recourir à l'externalisation notamment pour l'entretien de bâtiments de la Marine ou de casernements de manière à alléger les charges des militaires de retour d'opérations. Il a en revanche repoussé cette formule dès l'approche du champ de bataille, en considérant qu'à ce niveau le rôle d'une réserve rénovée pouvait s'avérer tout à fait utile, y compris par exemple au sein du service de santé des Armées. M. Jean-Louis Bernard a souligné le risque d'un engrenage qui conduirait l'Etat à abandonner des missions régaliennes relevant de la Défense nationale alors que dans d'autres domaines il pourrait effectivement trouver intérêt à alléger quelque peu ses instruments d'intervention. Tout en exprimant son accord avec M. Bernard Grasset quant à l'intérêt de transférer à la gestion privée certaines activités relatives au casernement, à l'habillement, à la restauration ou à la santé, M. Jean-Louis Bernard a estimé qu'il convenait de sacraliser les domaines touchant à la protection des intérêts essentiels du pays. Il a jugé à cet égard dangereux que la puissance publique abandonne le contrôle des avions ravitailleurs appelés à soutenir des opérations. Puis, il a fait valoir que la question n'était pas d'abord de rechercher des d'économies budgétaires mais qu'il convenait avant tout d'assurer la juste adéquation aux missions des forces des moyens dévolus à la défense. M. Robert Poujade s'est félicité que le lien entre la question de l'externalisation des activités de défense et celle des réserves ait été souligné. Il a fait observer à ce propos qu'une politique des réserves plus active pourrait répondre sans doute partiellement à certains des problèmes dont la solution était recherchée dans l'externalisation. En réponse aux différents intervenants, M. Michel Dasseux, rapporteur, a précisé les points suivants : - les premières réflexions engagées dans le cadre de son rapport visent plus à poser des questions qu'à apporter des solutions toutes faites ; - alors que ses interlocuteurs militaires ont tous eu une attitude prudente quant au développement de l'externalisation, les industriels qu'il a rencontrés ont, pour leur part, manifesté de réelles ambitions en ce domaine ; - il paraît inacceptable d'utiliser purement et simplement les réservistes comme un renfort de main d'_uvre au bénéfice d'entreprises privées, y compris pour des durées limitées. Tout en estimant que l'externalisation des activités du ministère de la Défense ne saurait être généralisée, M. Roland Garrigues a souligné que ce ministère ne devait pas s'exonérer de l'obligation de rechercher les gisements de productivité et de comparer ses pratiques avec celles de ses homologues étrangers. M. Michel Dasseux a observé qu'à défaut de recourir à une comptabilité analytique, à l'exemple des transmissions de l'armée de Terre, les armées peuvent difficilement effectuer des comparaisons pertinentes, notamment avec la gestion privée. M. Michel Dasseux a relevé que les membres des groupes de l'opposition défendaient le maintien dans le giron de l'Etat de la grande majorité des activités relevant du ministère de la Défense. Après s'être déclaré en accord avec les préoccupations qui motivaient cette position, il a estimé qu'il était possible d'envisager que certaines activités non directement liées aux missions opérationnelles, par exemple dans les domaines de l'entretien et du transport, puissent faire l'objet d'une externalisation. Soulignant les limites de ce mode de gestion, il a mentionné à titre d'exemple le besoin exprimé par les personnels des armées d'avoir à leurs côtés des médecins militaires spécialisés, surtout lorsqu'ils se trouvent en situation de combat. Le rapporteur s'est ensuite interrogé sur la pertinence de confier la mission du ravitaillement en vol des appareils de l'armée de l'Air à des équipages civils, se prononçant à titre personnel en faveur de l'attribution exclusive de cette mission à des militaires. Il a enfin fait observer que l'achat d'équipements sur étagère incluait en règle générale une part de maintenance. * * * La Commission a alors décidé à l'unanimité d'autoriser, conformément à l'article 145 du Règlement, la publication du rapport d'information sur l'externalisation de certaines tâches relevant du ministère de la Défense. ANNEXE : LISTE DES PERSONNES ENTENDUES 1. Le Général Cavan, officier général pilotage au sein de l'état-major de l'armée de Terre, en charge de l'externalisation, placé auprès du major-général (27 juin 2001). 2. M. Jean-Michel Palagos, directeur de la fonction militaire et du personnel civil (4 juillet 2001). 3. M. Jean-Claude Luciani, conseiller du Ministre de la Défense pour les affaires sociales et domaniales (4 juillet 2001). 4. M. Albert Sparfel, secrétaire général de la fédération syndicaliste FO de la Défense, des industries de l'armement et des secteurs assimilés. 5. Général de brigade aérienne Philippe Tilly, sous-chef plan finances à l'état-major de l'armée de l'Air (24 juillet 2001). 6. M. Jean-François Hebert, secrétaire général pour l'administration du ministère de la Défense et M. Jean-Paul Bodin, contrôleur général des Armées (24 juillet 2001). 7. Mme Brigitte Debernardy, contrôleur général des armées secrétaire général du Conseil supérieur de la fonction militaire (24 juillet 2001). 8. Le Général Wolsztynski, major général des Armées (3 octobre 2001). 9. Mme Edwige Avice, présidente du Conseil économique défense (CÉD) (23 octobre 2001). 10. Le contre-amiral Rolin (sous-chef état-major plan) et le commissaire Dewailly, chargé de l'externalisation au sein de la Marine nationale. (24 octobre 2001). 11. Général de corps d'armée Nouaux commandant le service des transmissions de l'armée de Terre (28 novembre 2001). 12. M. Jacques de Lajugie, directeur des affaires financières au ministère de la Défense (28 novembre 2001). 13. Le médecin-général Meyran, directeur du service de santé (4 décembre 2001). 14. M. Pascal Meunier, directeur des affaires financières internationales de Thales international et le général de réserve Michel David, conseiller militaire terre de Thales international (12 décembre 2001). 3595 - Rapport d'information de M. Michel Dasseux (commission de la défense) sur l'externalisation de certaines tâches relevant du ministère de la Défense 1 Directive ministérielle n°30 892 du 3 août 2000. 2 « L'externalisation au ministère de la Défense » avis du Conseil économique de la défense remis au Ministre de la Défense le 16 juillet 2001. 3 Qu'il soit permis à votre rapporteur de souligner le caractère responsable de la démarche du ministère des Finances allemand et de souhaiter qu'une attitude identique soit adoptée en France. C'est en effet le meilleur moyen d'encourager la réalisation d'économies. |