N° 3641

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

L'impact éventuel de la consommation des drogues
sur la santé mentale de leurs consommateurs

Première partie - chapitre II

CHAPITRE II : LA PRINCIPALE DES DROGUES À EFFET PERTURBATEUR : LE CANNABIS 31

Section I : Un relatif consensus scientifique sur les effets à court terme du cannabis 32

A) Le principe actif du cannabis 32

B) Les effets évidents du cannabis 33

1) Les effets du cannabis selon l'Académie nationale de médecine 34

2) Les effets du cannabis selon le « rapport Roques » 35

3) Les effets du cannabis pour l'INSERM 37

4) Les effets du cannabis pour la Commission fédérale helvétique sur les questions liées aux drogues 37

Section II : Les effets à long terme du cannabis  suscitent beaucoup d'interrogations 39

A) Les dangers objet d'un consensus 39

1) Le cancer des voies respiratoires 39

2) Les dangers pour la femme enceinte et le f_tus 40

3) L'existence d'états psychotiques 41

B) Les dangers du cannabis objets de controverse scientifique 42

1) Une véritable interrogation sur le risque de développement de maladies mentales 42

2) Le risque au regard de la schizophrénie est mal quantifié mais réel 43

a) Les études américaines 43

b) Le sentiment de l'INSERM 44

c) L'explication scientifique 45

3) Les activités à risques 45

Section III : L'analyse du Rapporteur 48

A) L'effet du cannabis varie considérablement en fonction des consommateurs 48

1) Les conséquences à long terme d'une forte consommation de cannabis sur le cerveau demeurent un objet de controverse 49

2) Un débat scientifique sur l'effet des doses cumulées doit être engagé 51

B) La dépendance 52

C) Des fonctions thérapeutiques indéniables 53

Conclusion : La récréation des adultes ou la protection de la jeunesse ? 54

 

 

Retour au sommaire et à l'introduction du rapport
Suite du rapport

 

 

Chapitre II :
La principale des drogues à effet perturbateur : le cannabis

Le cannabis est la plus répandue des drogues illicites. L'OFDT1 estime que 9,5 millions de français ont expérimenté le cannabis, que 3,3 millions sont des consommateurs occasionnels, 1,7 million en font un usage répété et 280 000, un usage quotidien.

Aborder la question du cannabis signifie pour un scientifique entrer dans un domaine où les réactions sont marquées par l'irrationnel. Tous les jugements formulés sur ce produit tournent autour du débat sur la dépénalisation. Mon propos est d'abord de décrire objectivement les effets d'une molécule, sans tomber dans les excès des uns et des autres : il est profondément inepte de soutenir que le cannabis n'a pas d'effet sur le cerveau, si tel était le cas personne n'en consommerait, mais il est tout aussi inepte d'en faire l'équivalent de l'héroïne. Il est vrai que le secteur du militantisme, très actif dans le domaine des toxicomanies, repose trop sur une approche psychanalytique qui génère des discours outranciers sur le cannabis, dans les deux sens, son innocuité ou sa diabolisation.

Votre rapporteur partage l'analyse de Jean-Paul Tassin, Directeur de recherche à l'INSERM, lorsqu'il écrit que  « pendant longtemps les scientifiques ont pu dire que sa consommation entraînait une dégénérescence neuronale, une modification du patrimoine génétique...Ces données étaient fausses et ont contribué à discréditer la communication scientifique. A la suite de cette dérive nous avons réorienté la communication dans un sens plus vrai en niant les effets qui avaient été avancés. Il est apparu que nous avions été trop loin dans ce discours de vérité, passant sous silence le fait que le haschich était un produit psychotrope, et qu'à ce titre il pouvait occasionner des effets psychiques potentiellement graves chez des sujets particulièrement vulnérables et enclins aux processus de décompensation psychique ».

En évoquant cette question lors de la brève mission que j'ai effectuée aux Etats-Unis, j'ai été frappé par le souci de mes interlocuteurs de différencier leur analyse sur les effets du cannabis selon une palette de critères, en particulier l'âge du consommateur, car les sensibilités de chaque individu au cannabis génèrent des réactions extrêmement différentes d'où la difficulté de porter un jugement global sur les effets du cannabis dans lequel puissent se reconnaître une majorité de consommateurs.

Section I :
Un relatif consensus scientifique sur les effets
à court terme du cannabis

Le cannabis entraîne une faible libération de dopamine selon un mécanisme qui fait encore l'objet de débats scientifiques. Les récepteurs cannabinoïdes sont présents en forte densité dans le système limbique2.

Votre Rapporteur a été surpris par l'insuffisance quantitative et qualitative des travaux scientifiques consacrés au cannabis, la principale difficulté dans l'analyse de ce produit réside dans la description de ses effets à long terme, aussi après avoir rappelé la nature de ce produit ferai-je une description rapide des effets de court terme, constatés par tous les utilisateurs pour m'attarder sur le débat scientifique le plus complexe celui des effets à long terme du cannabis sur la santé mentale.

A) Le principe actif du cannabis

Concrètement, le cannabis est une plante qui se présente sous trois formes : l'herbe, le haschich et l'huile. Son principe actif est le tétrahydrocannabinol (_ 9 THC) qui figure sur la liste des stupéfiants. Il convient de noter qu'il s'agit d'une molécule différente des autres drogues car des lipides servent de neurotransmetteurs.

L'herbe ou marijuana et le haschich ou shit sont consommés en général sous forme de cigarettes.

« Outre ses différentes propriétés psycholeptiques et médicinales, le cannabis semble posséder une propriété rarement décrite, celle de générer de la confusion et de l'amalgame. En effet, dès lors que l'on tente de se faire une opinion sur ses effets, on se trouve dans l'incapacité de trouver des références nuancées sur cette substance qui, à l'évidence, mérite une approche subtile de sa complexité. La prise de conscience écologique s'est amalgamé à la défense du cannabis par le biais de son origine naturelle bien qu'elle ne soit en aucune manière preuve d'innocuité pour l'homme. En effet, la plante cannabis sativa comporte plusieurs substances qui possèdent des actions psychotropes différentes. La substance qui paraît la plus importante est le tetrahydrocannabinol (delta9-THC); mais d'autres, comme le cannabidiol (CBD), le cannabinol et le cannabigerol (CBG) ont des effets propres et peuvent également moduler l'action psychotrope globale (par exemple, CBD réduit l'anxiété induite préalablement par THC) »3.

Un premier point mérite d'être souligné : la difficulté aujourd'hui de disposer d'un produit homogène. Une évolution importante s'est produite : aujourd'hui, sous le terme de cannabis on inclut des produits comportant 2 % de tetrahydrocanabinol aussi bien que 35% (celui en provenance du Népal) aussi, l'apparition et la croissance de la consommation de cannabis fortement dosé conduisent beaucoup des chercheurs rencontrés par votre Rapporteur à considérer le cannabis comme un terme générique.

Ceci explique le caractère encore imprécis des données dont nous disposons ; une standardisation des extraits, les plus proches possibles des consommations réelles, paraît nécessaire, l'OFDT travaille d'ailleurs sur cette question. En outre, beaucoup d'inconnues demeurent d'un point de vue pharmacologique concernant l'action du cannabis.

De nombreux arguments scientifiques, issus de travaux rigoureux viennent appuyer les impressions cliniques négatives sur le cannabis généralement reconnues par les praticiens en charge de jeunes présentant des troubles psychopathologiques (cf. section III).

J'ai été frappé par l'hiatus qui existe entre des statistiques nationales plutôt rassurantes et les constats des cliniciens que j'ai rencontrés qui tous m'ont dit accueillir dans leurs service des gens, souvent très jeunes, victimes de délires d'origine cannabiques.

D'autre part il semble que les phénomènes de dépendance soient aujourd'hui plus forts, avec des produits fortement dosés et que l'arrêt de cette consommation soit plus difficile.

B) Les effets évidents du cannabis

Le cannabis n'est pas sans effets sur la santé. Le nombre de prises en charge sanitaire de consommateurs de cannabis représente aujourd'hui 15 % des prises en charge globales de toxicomanes et s'est accru de 40 % entre 1997 et 19994.

Sur un certain nombre de points il n'existe pas à proprement parler de véritable débat scientifique sur le cannabis. Ce produit psycho-actif est consommé pour les effets qu'il produit : immédiatement après la consommation un certain nombre de symptômes surviennent : rougeur conjonctivale, diminution de la température corporelle, sécheresse de la bouche et de la gorge, sensation de faim, discrète augmentation de la fréquence cardiaque et de la tension artérielle en position couchée, et diminution en position debout.

Il existe un consensus sur la faible toxicité chimique du cannabis. En transposant la dose létale pour un macaque Rhésus à l'homme, le décès ne surviendrait qu'après avoir fumé 100 grammes de haschisch. Aucun décès par intoxication aiguë au cannabis n'a été signalé, et à la différence d'autres drogues il ne semble pas qu'il existe de décès connu par overdose. Par contre il existe des épisodes délirants ayant pu conduire à des suicides consécutifs à des prises de cannabis mais cela n'est pas lié à une toxicité chimique.

Il n'existe de débat que sur deux points : l'effet contre la douleur de cette substance présente-t-il un intérêt thérapeutique et la prise de cannabis est-elle compatible avec l'exercice d'activité à risque telle que la conduite automobile ?

Toutefois même sur ces effets que nous pouvons qualifier d'évidents il existe entre divers rapports produits sur ce sujet des différences de perception qu'il est intéressant de noter.

1) Les effets du cannabis selon l'Académie nationale de médecine

Les effets du cannabis dans le rapport rédigé en 1988 par l'Académie Nationale de médecine sont les suivants 

1 - Modifications sympathiques : congestions des conjonctives, accélération du pouls, élévation tensionnelle, etc...

2. - Troubles de la lucidité et de la concentration : altérations de la vigilance, excitation et distraction des facultés (dissociation des idées).

3. - Modifications de l'humeur : généralement euphorie, mais aussi dysphorie et hostilité.

4. - Troubles sensoriels ou esthésiques :

- Modifications de la sensibilité de la vue, de l'ouïe (exaltation de la musique5) ou de la perception corporelle (sensations de légèreté, membres de plomb).

- Illusions des sens : métamorphoses visuelles, auditives et corporelles (morcellement, dépersonnalisation).

5. - Phénomènes de rêve éveillé :

- Hallucinations visuelles, auditives et corporelles (essais de voler dans l'espace)6

- Intuitions pathologiques ou délirantes.

- Libérations émotionnelles incontrôlées.

A la limite : ivresse « dépassée » ou pharmacopsychose à type de

schizophrénie aiguë réversible.

6. - Phénomènes caractéristiques :

- Enchaînement d'un domaine sensoriel à l'autre (synesthésies) : ex bruit engendrant des visions.

- Réapparition de souvenirs vivants (Ecmnésies), souvent liés aux précédents.

2) Les effets du cannabis selon le « rapport Roques »

Pour le Professeur Roques le cannabis est un éternel problème. S'il est moins dangereux que l'alcool et le tabac il affecte d'avantage la conscience que le tabac mais est plus doux que l'alcool et le délire cannabique lui apparaît rare ; le risque va rejoindre celui du tabac en matière de cancer mais, il reconnaît qu'il existe une toxicomanie au cannabis et pour votre Rapporteur son rapport est beaucoup plus nuancé que la présentation faite par une partie de la presse qui l'a lu comme consacrant l'innocuité du cannabis.

Le Professeur Roques a été auditionné par votre Rapporteur et a souligné qu'il n'avait jamais été dans son intention de soutenir cette thèse.

Sur le plan neuro-biologique il n'existe à ses yeux pas d'effets incitatifs du cannabis à accroître la consommation et, plutôt à une diminution, car les vrais consommateurs de cannabis savent que s'ils en consomment trop, ils vont tomber dans l'effet aversif du cannabis.

Par exemple les néerlandais utilisent du cannabis dosé à 25 % et il n'existe pas de dérive de la consommation.

Pour lui si on devait un jour débattre d'une libéralisation de l'usage du cannabis ce ne pourrait l'être que dans un cadre européen.

Le problème majeur est plutôt à ses yeux l'arrivée de nouvelles substances et les polytoxicomanies. Le mélange entre les drogues et l'alcool peut poser des problèmes redoutables. D'autant plus que, s'agissant de l'alcool, si en terme de consommation totale il existe une diminution sur l'année, la consommation change.

A ses yeux tout dépend de la dose, de la répétition de la manière de consommer et des associations.

L'absence de dépendance physique au cannabis est à ses yeux un objet qui fait encore débat mais, il admet que la dépendance psychologique est en augmentation de fréquences.

D'autres scientifiques auditionnés par votre Rapporteur ont effectué un certain nombre de réserves sur le rapport du Professeur Roques :

- La référence aux effets de l'alcool n'a pas de sens à leurs yeux car, on dit souvent que la caractéristique d'une drogue est l'effort pour se la procurer et la difficulté à s'en défaire.

- Une approche trop centrée sur la neuro-toxicité si elle présente un très grand intérêt n'intègre pas assez les données psychologiques et, en particulier les psychoses.

« Le rapport établi par le Professeur Roques en 1998 a tenté d'éviter cette tendance à la simplification et à la surgénéralisation qui s'instaure souvent dès lors que l'on tente de statuer sur la dangerosité des psychotropes. C'est en effet à partir d'une analyse complexe qu'il a tenté d'établir un palmarès de la dangerosité des drogues. Concernant le cannabis, le rapport fait état d'une faible dangerosité. En pondérant, puis en les additionnant, des dimensions comme la dépendance, la neuro-toxicité, la toxicité générale, la dangerosité sociale, le rapport fait état d'un coefficient résultant faible Le point le plus critiquable de ce rapport concernant le cannabis nous semble résulter de l'absence de prise en compte des aspects psychopathologiques individuels et de la dimension de fragilité génétique chez les consommateurs. Ces aspects sont spécifiques au cannabis dont on a décrit les variations d'effets en fonction des sujets. De même, les dimensions temporelles comme par exemple des spécificités liées à l'âge des consommateurs (le très jeune âge actuellement des usagers de cannabis) et à l'effet cumulé de la consommation (les effets du cannabis ne sont vraisemblablement pas les mêmes pour des doses espacées que pour des doses importantes et cumulées) n'ont pas été prises en compte concernant le cannabis. On sait pourtant qu'une exposition prolongée et importante de cannabis peut entraîner des effets délétères chez le sujet schizophrène via le métabolisme des phospholipides. »7

- Votre rapporteur qui a lu attentivement ce rapport estime que la présentation qui en a été faite a eu des conséquences ennuyeuses : par exemple, la présentation d'un journal qui a titré « ecstasy inculpée et cannabis acquitté » a été pour le moins rapide au regard du contenu du rapport, mais contre productive aux yeux de ceux qui s'investissent dans la prévention.

3) Les effets du cannabis pour l'INSERM

L'INSERM a essayé d'analyser les risques encourus par les fumeurs de cannabis en répondant aux questions que se pose la communauté scientifique dans son expertise collective « cannabis : quels effets sur la santé et le comportement ?».

Quelques éléments apparaissent :

Le résultat est nuancé vis-à-vis de l'opinion précédente qui est celle de nombreux scientifiques et la principale conclusion de l'INSERM et que sur de nombreux points nous manquons de connaissances scientifiques (cf. annexe V).

Le premier constat est l'étendue des lacunes des études sur ce thème : une seule étude épidémiologique d'envergure a été réalisée en Suède.

Il n'y a pratiquement pas d'études sur le cannabis et l'échec scolaire (les processus d'apprentissage) ou sur le cannabis et la polyconsommation, sur ces deux sujets l'étude ne fait que dresser le constat des lacunes.

Il en est de même pour les accidents de la route.

L'existence de délire cannabique est incontestable et il semble que des effets négatifs prouvés existent pour les femmes enceintes.

Le principal risque à long terme est celui du cancer pour les gros fumeurs.

En conclusion cette expertise collective de l'INSERM confirme les lacunes de la connaissance scientifique devant un sujet d'inquiétude majeure pour la santé publique et la nécessité d'un effort massif de la recherche dans ce domaine, évidence aux yeux de votre Rapporteur.

4) Les effets du cannabis pour la Commission fédérale helvétique sur les questions liées aux drogues

Cette commission est peu suspecte de visées « rétrogrades » puisque son rapport est à l'origine de la politique de dépénalisation du cannabis en Suisse. Il est intéressant de souligner que si elle conclut à la mise en _uvre d'une politique « libérale » elle ne dit pas pour autant que le cannabis est un produit anodin.

Pour elle « L'effet psychotrope (action sur le système nerveux central et le psychisme) du cannabis est l'une des raisons de la consommation si répandue de ses produits. Comme cela a été dit plus haut, l'effet est plus rapide, plus intense et de plus courte durée si le cannabis est fumé sous forme de joint que s'il est consommé par voie orale.

« L'effet du cannabis ne dépend pas que de sa composition, de sa dose et de son mode de consommation. L'état d'esprit, les attentes et l'ambiance du moment (« setting ») jouent un rôle très important. Ces facteurs déterminent les manières très différentes dont est vécue l'altération de la conscience, qui peut aller jusqu'à un état délirant. A dose faible à modérée, un état plutôt agréable s'installe, détendu, euphorique, avec éventuellement des intervalles oniriques, dans lesquels les perceptions sensorielles sont exacerbées ou modifiées (Hagers Handbuch [...] 1992). La notion du temps change considérablement, tout semble nettement plus long. La mémoire à court terme diminue (Lehmann 1995), mais pas la mémoire ancienne, ou très peu seulement. On ne sait pas si d'autres fonctions cognitives supérieures du cerveau sont influencées, notamment l'organisation et l'intégration d'informations complexes (Adams, Martin 1996).

« Au fur et à mesure que la dose augmente, la spontanéité, l'entrain et les rapports avec le monde extérieur disparaissent. Etats anxieux, obnubilation, agressivité, (pseudo)hallucinations, nausées et vomissements ont été décrits, mais ils ne sont pas obligatoires. Ces effets peuvent se manifester même chez des consommateurs expérimentés (Hagers Handbuch [...]1992, Lehmann, 1995). Somnolence et fatigue surviennent fréquemment lorsque les effets du THC s'atténuent, mais sans « gueule de bois » comme après une forte consommation d'alcool. »

... « Les avis sur les effets de la consommation chronique de cannabis sont très divergents, et les résultats actuels de la recherche laissent le champ libre aux suppositions et aux spéculations. Il est pratiquement impossible de savoir quels sont les effets spécifiques du cannabis.

« Il est notamment difficile de faire des déductions sur les répercussions de la consommation chronique de marijuana chez l'être humain à partir de l'expérimentation animale, effectuée à des doses de substance pure parfois élevées, et avec une durée comparativement brève. Les résultats des études cliniques sur les consommateurs chroniques de cannabis sont biaises, notamment par le fait qu'il y a, dans la plupart des cas, une consommation tout aussi chronique de tabac et/ou d'alcool. Ces résultats ne peuvent donc pas être imputés exclusivement et en toute certitude à la consommation de cannabis. De plus, le nombre des autres causes possibles des effets découverts augmente avec le temps (QMS 1997). »...

Section II :
Les effets à long terme du cannabis  suscitent
beaucoup d'interrogations

Comme tout produit psychoactif le cannabis a un effet immédiat sur le cerveau mais les conséquences à long terme de sa consommation reste pour le moment un objet de débat, les études étant largement contradictoires.

Si Votre Rapporteur a été surpris par la faiblesse des travaux scientifiques relatifs aux effets à long terme du cannabis il va essayer néanmoins d'en dresser une synthèse en distinguant ceux qui font l'objet d'un consensus et ceux qui sont au centre de controverses scientifiques examinées à travers la section suivante.

A) Les dangers objet d'un consensus

Votre Rapporteur rappellera pour mémoire les dangers faisant l'objet d'un consensus car certains ne concernant pas directement la santé mentale ne font pas l'objet de sa saisine.

1) Le cancer des voies respiratoires

Il ne faut pas sous estimer le côté cancérigène du cannabis dont le goudron est d'une qualité « invraisemblable » et qui, dépourvu de filtre, est de ce fait plus cancérigène que le tabac.

Pour l'Académie de médecine nous devons retenir chez les gros consommateurs (plusieurs « joints » par jour) « un risque aggravé de cancers du poumon, de la langue, des voies aériennes supérieures. Ce risque est très probablement supérieur à celui du tabac et est plus précoce comme l'attestent de trop rares études américaines. Les risques de bronchite chronique, d'aggravation de l'asthme, coulent de source et se constatent aussi en médecine de ville ».

Ce risque est souligné dans l'étude que vient de réaliser l'INSERM comme l'étude helvétique précitée qui relève que :  « Dans le monde entier, le cannabis est sans aucun doute la substance la plus fumée après le tabac. En plus de la nicotine du tabac et des cannabinoïdes du cannabis, les inhalations de ces deux produits contiennent toutes sortes de substances irritant les voies respiratoires et ayant des propriétés carcinogènes (Julien 1997). 

... Mais l'inhalation plus profonde du fumeur de cannabis, comparativement au fumeur de tabac, fait parvenir quatre fois plus de goudron dans ses poumons des lésions des muqueuses respiratoires ont été constatées chez les grands consommateurs de haschisch. Des lésions de la muqueuse de la trachée et des bronches ont été relevées dans les études ayant porté sur des fumeurs chroniques de cannabis (QMS 1997).

Le risque de cancer pulmonaire et bronchique devrait par conséquent être accru chez les fumeurs de cannabis. Mais la cancinogénicité pulmonaire est difficile à évaluer en tant que telle, du fait que les fumeurs de haschisch et de marijuana sont également pour la plupart des fumeurs de cigarettes, sans compter que ces deux produits du cannabis sont généralement fumés avec du tabac. »

En tant que pneumologue votre Rapporteur n'a jamais été confronté à un cancer des voies respiratoire qui aurait pour seule origine la prise de cannabis. Sauf exception rarissime, un gros fumeur de cannabis sera également un consommateur important de tabac mais, nous traiterons dans la dernière partie de ce rapport des poly-toxicomanies dont le développement rend difficile l'imputation d'une maladie particulière à une drogue spécifique

Toutefois, l'exemple des pays du Maghreb montre l'existence d'une dépendance au cannabis qui, fumé avec du tabac, implique une surmortalité par cancer aéro-digestif.

Au niveau du discours les pouvoirs publics se battent contre la consommation de tabac. Aussi, est-il contradictoire d'entendre certains membres du Gouvernement tenir un discours ambigu susceptible de dédiaboliser le cannabis qui peut provoquer les mêmes effets en terme de cancer des voies respiratoires que le tabac.

2) Les dangers pour la femme enceinte et le f_tus

De fréquents retards de croissance chez le f_tus similaires à ceux constatés chez les femmes qui fument du tabac semblent pouvoir être établis8.

Des troubles du comportement chez le nouveau-né semblent dans certains cas pouvoir être attribués au cannabis, et se prolonger à l'adolescence, mais les études disponibles ne permettent d'avancer cette hypothèse qu'avec la plus grande prudence. L'INSERM note qu'une étude prospective récente conclut à une relation significative entre les troubles du comportement à l'age de dix ans et l'exposition prénatale au cannabis mais relève que l'environnement postnatal pourrait jouer un rôle important dans la persistance de ces anomalies du comportement.

En outre au moment de l'accouchement les médecins ont pu noter que des femmes hospitalisées sont très agitées car on ne corrige pas leur manque de cannabis.

Ces effets sont très bien décrits par la commission helvétique pour les questions liées aux drogues qui constate que :

« Du fait de leur liposolubilité élevée, les cannabinoïdes traversent facilement la barrière placentaire et se retrouvent après quelques minutes dans le f_tus. L'expérimentation animale sur les effets de la consommation de cannabis pendant la grossesse a donné des résultats variables. Une très importante étude portant sur plus de 12'000 femmes, dont 11% de consommatrices de marijuana, a mis en évidence une durée de gestation plus courte, un accouchement plus long, un poids à la naissance plus faible et davantage de malformations chez les nouveau-nés (Hollister 1986; QMS 1997). L'effet du cannabis sur le poids à la naissance est toutefois discret comparativement à celui du tabac. Sans compter ces aspects physiques il peut également y avoir des répercussions sur le comportement et les fonctions cognitives (p.ex. apprentissage) de l'enfant, raison pour laquelle il est conseillé de s'abstenir de cannabis, de tabac et d'alcool pendant la grossesse (Hagers Handbuch [...], Hollister 1986) ».

3) L'existence d'états psychotiques

Des états psychotiques, plus fréquents que l'on veut bien le dire pour les praticiens consultés par votre Rapporteur, peuvent survenir après la consommation de hautes doses de cannabis, avec un mélange de troubles des perceptions, de l'humeur, de l'orientation, des états d'allure schizophrénique accompagnés de dépression, d'angoisse, d'hallucinations visuelles et auditives et de délire de persécution paranoïde.

L'INSERM dans son expertise collective considère que « Quelques observations de sujets adultes socialement et affectivement bien insérés, permettent d'affirmer de manière indiscutable l'existence de la psychose cannabique».

L'INSERM va jusqu'à noter que dans les pays à forte consommation il s'agit d'un des motifs d'hospitalisation psychiatrique les plus importants. Il est significatif de noter que ces phénomènes peuvent survenir chez de jeunes consommateurs consommant leurs premiers joints et à des doses relativement faibles.

Ces troubles se manifestent par des réactions de panique souvent associées à la peur de perdre le contrôle, voire la raison. Au cours de ces épisodes nous pouvons voir apparaître des tentatives de suicide ou de mutilation c'est-à-dire des problèmes mettant en cause l'ordre public.

Les effets décrits ci-dessus ne correspondent pas objectivement à l'image que le grand public peut avoir d'une drogue douce or, leur existence est avérée

B) Les dangers du cannabis objets de controverse scientifique

1) Une véritable interrogation sur le risque de développement de maladies mentales

Un point important résulte du fait que l'effet du cannabis, contrairement à la plupart des drogues, ne présente pas une activité psychotrope toujours identique. Suivant la dose (quantité de THC absorbée), la forme de consommation, l'expérience que le consommateur a du cannabis, la structure de sa personnalité, son état d'esprit du moment, et le contexte dans lequel la consommation s'insère, des effets parfois opposés peuvent se produire simultanément ou successivement.

Le cannabis agit avant tout sur le cortex cérébral, le système limbique, l'hypothalamus, l'hypophyse, le cervelet, mais aussi sur d'autres parties du corps comme la rate et l'intestin. On a pu mettre en évidence en 1990 l'existence de récepteurs spécifiques (CB1 et CB2) pour les cannabinoïdes dans le cerveau ainsi que l'existence de ligands endogènes pour ces derniers; ils ont la particularité d'être des phospholipides dérivés de l'acide arachidonique.

L'Académie nationale de médecine retient parmi les risques engendrés par le cannabis l'aggravation de certaines maladies mentales telles que les psychoses, délires hallucinatoires et schizophrénies. Pour certains auteurs, le haschich générerait même ces maladies. En contre partie, il soulagerait les angoisses et le stress. On note également des comportements apathiques et végétatifs, chez les gros consommateurs.

Il est frappant de constater que nous ne savons pas grand chose des effets du cannabis pris à fortes doses sur la santé mentale à long terme : s'il est exact que le cannabis pris à faible dose a peu d'effets, sauf cas isolé de pathologie mentale, faute d'étude de cohorte la question de l'effet du cannabis sur le cerveau reste ouverte ; les neurobiologistes ne savent pas si les troubles de dissociation sont révélés par le cannabis ou si ce dernier en est la cause, à la différence de l'héroïne et de la cocaïne qui présentent des effets biens connus.

Il n'existe en France que de petites études portant sur de faibles échantillons et mélangeant la psychiatrie et les problèmes neurologiques ce qu'à découvert avec surprise votre Rapporteur et que souligne l'étude de l'INSERM.

De ce fait la difficulté de construire un discours crédible sur le cannabis est réelle. Ce qui apparaît établi néanmoins et l'expertise collective de l'INSERM l'illustre parfaitement, est que ce produit n'est pas anodin car sa consommation intensive produit des effets sur la santé mentale mais aussi sur le comportement social, elle conduit à des problèmes de type échec scolaire. Or, en France les jeunes de seize ans consomment plus de cannabis qu'aux Pays-Bas.

En outre, lorsque nous abordons la question des drogues, il faut raisonner en terme de conséquences à travers l'effet désinhibiteur de certains produits dont le prototype est l'alcool on observe le même phénomène avec les amphétamines et la cocaïne et cela n'est pas exclu avec le cannabis ; plusieurs des personnalités rencontrées par votre Rapporteur lui ont fait part de l'existence d'expériences de passage à l'acte sous l'influence du cannabis.

Il existe des troubles de mémoire étayés chez les gros consommateurs, cela ne prête guère à discussion et un certain nombre de maladies mentales sont liées à des troubles de la mémoire ou du traitement de l'information.

L'honnêteté commande de souligner qu'il n'existe pas aujourd'hui de réponse claire sur le rôle du cannabis dans le développement à long terme de maladies mentales mais un soupçon important lorsque nous analysons des maladies multifactorielles comme la schizophrénie.

2) Le risque au regard de la schizophrénie est mal quantifié mais réel

a) Les études américaines

Pour Juan C. Negrete du Département de Psychiatrie Université McGill9, « Des données épidémiologiques recueillies pour la plupart en Amérique du Nord, démontrent que les personnes souffrant de schizophrénie courent souvent le risque de présenter aussi un problème d'abus de toxiques qui implique surtout des substances psychoactives de vente légale, telles que l'alcool, le tabac et certains médicaments; mais aussi, et de façon croissante, le cannabis et la cocaine.

L'existence d'une propension toxicophile accrue chez les schizophrènes a mise en évidence dans plusieurs enquêtes, tant auprès d'individus qui fréquentaient des services cliniques (i.e. psychiatrie, toxicomanie) que sur des échantillons de la population générale, dans la communauté. C'est justement par une grande le de prévalence des troubles psychiatriques, basée sur un échantillon de quelques 3000 répondants représentatifs de la population générale des USA, qu'on a pu constater que les individus avec histoire clinique de schizophrénie présentent un taux de cannabisme cinq fois plus haut que la normale; et que la probabilité de trouver une histoire de cocaïnisme chez eux est treize fois plus élevée que dans la population en général. Les taux de consommation chez les schizophrènes dépassent aussi les chiffres présentés par les personnes souffrant d'autres troubles psychiatriques (voir graphique ).

graphique

Excès de probabilité (odds ratio) d'abus de drogues que présentent les schizophrènes par rapport à la population générale et à d'autres malades psychiatriques - Adapté de Regier et al. (1990) (4)

b) Le sentiment de l'INSERM

Dans son expertise collective l'INSERM indique des données qui ne peuvent qu'inquiéter : 13 à 42% des schizophrènes ont été à un moment donné consommateurs abustifs ou dépendants au cannabis.

Une enquête menée en France rapporte que 36% des sujets hospitalisés pour schizophrénie sont ou ont été dépendants au cannabis.

Il semble aux yeux de votre Rapporteur que l'importance de ces données chiffrées doivent inciter à une très grande prudence les pouvoirs publics. Il a en effet été souvent fait usage du principe de précaution sur la base de données moins solides.

c) L'explication scientifique

L'un des deux récepteurs sur lequel agit le cannabis est celui de l'émotion et de la pensée formelle. Or, la schizophrénie est une maladie du traitement de l'information. Elle implique une distractibilité associée à une hiérarchisation déficiente et à des troubles de la mémoire immédiate.

La prise de cannabis agit sur ces deux phénomènes.

Le fait que le processus psycho-pathologique soit identique a conduit certains scientifiques à poser l'hypothèse que la prise de cannabis à haute dose pouvait faire basculer vers la schizophrénie des sujets vulnérables.

L'idée de ce qui aujourd'hui demeure une hypothèse, ni confirmée ni infirmée, est la suivante : chez les sujets à risques il existe toute une phase de transition vers la maladie et une logique de vulnérabilité renforcée si le cannabis déclenche des troubles psychotiques. D'où l'idée que le cannabis est un facteur de vulnérabilité majeur à un âge ou la maladie apparaît, c'est-à-dire à partir de 13 ans, car son effet d'atténuation des émotions est un obstacle à la construction de la personnalité.

Il est certain que plus la maladie est précoce plus elle est difficile à vaincre, le seul fait que la prise de fortes doses de cannabis puisse anticiper le début de la maladie est inquiétant. Dans cette optique cette drogue sur-augmente l'intensité de la maladie et la rend plus résistante à la thérapeutique.

Le rapport de l'INSERM constate ces incertitudes. Votre Rapporteur doute que nous puissions définir un lien exclusif entre la schizophrénie et le cannabis mais l'idée que la prise de cannabis puisse constituer l'un des facteurs aggravant, sinon déclenchant, d'une maladie multi-factorielle constitue une hypothèse relativement probable. Il est relativement évident que la prise de cannabis chez les adolescents joue un rôle et entrave la thérapeutique.

Les éléments dont on dispose sont inquiétants et le principe de précaution doit trouver sa place dans ce débat.

3) Les activités à risques

Dans le cadre de ses activités universitaires votre Rapporteur a eu l'occasion d'analyser un mémoire de DESS, qui l'a beaucoup inquiété, il faisait état d'un résultat affligeant : dans la région de Douai près de 25% des chauffeurs routiers feraient usage de drogue. Il faut bien sur se garder de généraliser les conclusions de cette étude dont les résultats sont probablement liés à la proximité des Pays-Bas mais elle a le mérite d'illustrer un problème grave.

L'INSERM reconnaît dans son étude précitée que la question de la dangerosité routière du cannabis est posée. En effet, seize bouffées à 3,55 de delta thc correspondent à environ 70 g d'alcool10 or, à ces doses l'altération porte sur la mémoire, les performances cognitives et psychomotrices et sur l'humeur. La question se pose en particulier de savoir combien de temps après la consommation de cannabis il faut s'attendre à voir des effets sur la conduite automobile. Du fait de la diminution des réflexes, des modifications de la perception, de l'attention et de l'appréciation des informations, l'aptitude à la conduite est réduite pendant deux à quatre heures (maximum huit heures) après avoir fumé du cannabis.11

L'inaptitude à la conduite automobile ou à l'exercice d'une activité à risque durant cette période ne fait guère de doute aux yeux de votre Rapporteur certains soutiennent que les consommateurs surestiment souvent l'influence du cannabis sur la conduite automobile. Ils sont par conséquent plus concentrés et conduisent plus lentement, alors que sous l'effet de l'alcool, ils ont plutôt tendance à surestimer leurs capacités. Mais il a également été prouvé dans les études étrangères que dans 80% des accidents de la circulation où du THC a été mis en évidence dans le plasma des responsables, l'alcoolémie était également positive.

Toutefois les troubles sont différents de ceux liés à l'alcoolisme, d'où une méconnaissance de ce risque (le conducteur roule droit, mais a une perception erronée de la réalité).

Le Gouvernement vient enfin d'engager une étude pour déterminer le rôle de l'alcool dans la survenu des accidents mortels. Le fait qu'il ait fallu autant de temps pour que les autorités engagent une étude de grande ampleur sur cette question est symptomatique des insuffisances de nos connaissances dans ce domaine.

Cette étude implique le recours à une autopsie ou analyse d'urine et, si elle est positive, à une prise de sang et à une spectrographie de masse dans un laboratoire agréé pour pratiquer les analyses. Elle implique la mise en _uvre de moyens relativement importants, en valeur absolue, mais dérisoires au regard du fléau que représentent les accidents de la route.

Malgré les problèmes techniques qu'il ne faut pas sous estimer, par exemple la longueur de sa présence qui risque de rendre difficile l'imputabilité d'un accident au cannabis, nous ne pouvons que regretter que cette action n'ait pas été engagée plus tôt. D'après le Docteur Mura, Vice-Président de la Société française de toxicologie, le risque d'accident est multiplié par 2,5 après consommation de cannabis seul, 3,8 avec l'alcool et 4,8 avec un mélange alcool-cannabis et, 20 % des conducteurs de moins de 27 ans impliqués dans un accident de la route ont fumé du cannabis avant de prendre le volant.

Si nous regardons l'exemple de l'étranger : les très nombreuses études sur l'influence du cannabis sur les fonctions psychomotrices, et l'analyse d'accidents de la circulation dans lesquels du THC ou de l'alcool ont été détectés dans le plasma des conducteurs, ont donné des résultats variables.

Différentes études ont tenté de mettre en relation la concentration plasmatique du delta 9-THC et de ses métabolites avec les effets psychoactifs du cannabis, pour pouvoir en tirer des conclusions sur l'effet stupéfiant du moment, ou la durée écoulée depuis la dernière consommation de cannabis. Cela s'avère beaucoup plus difficile pour le cannabis que pour l'alcool, du fait des nombreux facteurs d'influence pharmacologiques déjà cités. Les concentrations plasmatiques ne coïncident pas avec l'effet stupéfiant maximal après inhalation (fumée), injection intraveineuse ou absorption orale (boisson ou mets). Les modèles mathématiques les plus récents devraient permettre de mieux juger de ces relations, et mieux estimer le temps écoulé depuis la dernière consommation.

graphique

Source : Académie Nationale de Médecine, 2002, 186, séance du 19 février 2002 - Professeur Patrick Mura

Section III :
L'analyse du Rapporteur

Votre Rapporteur a été convaincu au cours de ses investigations de la nécessité de se garder de toute simplification excessive en évitant de raisonner à partir d'un consommateur type qui n'existe pas.

En résumant le discours des scientifiques que j'ai rencontrés, je peux dire qu'ils considèrent que 80 % des troubles liés à la prise de cette drogue sont associés à une forte consommation quotidienne de plus de trois joints par jour, liée également à une forte fragilité interne qui explique que l'action soit différente selon l'état de la personne.

A) L'effet du cannabis varie considérablement en fonction des consommateurs

L'INSERM note dans son expertise collective sur le cannabis que :  « Des études suggèrent que plus l'initiation et la consommation sont précoces, plus l'usage est susceptible de s'intensifier rapidement, devenir durable et entraîner des effets nocifs à terme».

Le problème du cannabis est surtout l'énorme variabilité des réactions qu'il induit : un jeune peut démarrer une psychose avec une faible consommation de cannabis. Or, nous ne connaissons pas la proportion de personnes susceptibles d'être sensibles à ce danger et, si ce produit n'est dangereux que pour quelques uns il est difficile de prendre en compte la variabilité individuelle.

Il existe d'abord, cela est incontestable, des prédispositions génétiques expliquant la diversité des réactions individuelles mais ces prédispositions sont à l'évidence complexes et mettent en cause de nombreux gènes.

L'INSERM souligne que les études de jumeaux montrent qu'il existe à côté des facteurs environnementaux, familiaux et non familiaux, des facteurs génétiques à l'origine d'une vulnérabilité commune au cannabis et à l'alcool, le poids du facteur génétique augmentant avec l'importance de la consommation.

Les voies de la recherche sur les facteurs génétiques spécifiques de vulnérabilité à l'abus ou à la dépendance au cannabis, de même qu'à ses effets subjectifs s'orientent vers les récepteurs au cannabis et les enzymes impliquées dans le métabolisme des endocannabinoïdes mais beaucoup reste encore à faire.

1) Les conséquences à long terme d'une forte consommation de cannabis sur le cerveau demeurent un objet de controverse

La consommation de cannabis entraîne-t-elle à terme des conséquences sur le fonctionnement cérébral, en particulier pour les plus jeunes ?

En des termes plus médicaux, l'hypothèse d'une interférence avec les systèmes cannabidoines endogènes durant la phase de développement péripubertaire est aujourd'hui posée par les scientifiques. Or ce point sur lequel s'accorde de plus en plus les chercheurs est fondamental dans l'appréciation que nous pouvons porter sur cette drogue.

Il est admis aujourd'hui12 que les patients présentant certains troubles mentaux sont plus fréquemment consommateurs excessifs de cannabis. Dans les populations cliniques de patients présentant des troubles de l'humeur (syndrome dépressif majeur et troubles unipolaires), on retrouve dans 4% à 19,6% des cas un diagnostic d'abus ou de dépendance au cannabis, et ce qui est extrêmement important est le fait que dans un tiers des cas le diagnostic d'abus précède la symptomatologie dépressive.

La particularité de cette drogue est son effet d'amplification de l'état préalable du cerveau ce qui peut expliquer un effet intrinsèque à hautes doses qui conduit à une transformation du réel pouvant déboucher sur une psychose.

J'ai en tout cas était très frappé par la dichotomie entre un discours national rassurant sur les psychoses cannabiques qui ne toucheraient qu'un nombre limité d'individus et mes contacts avec les cliniciens qui tous me disent qu'ils reçoivent plusieurs fois par semaine des jeunes victimes de délires d'origine cannabique. Comme l'a reconnu l'INSERM les travaux scientifiques doivent être approfondis sur ce point mais, il n'est pas à l'inverse raisonnable de défendre l'innocuité du cannabis.

La plupart des médecins rencontrés par votre rapporteur considèrent qu'un bémol doit être mis au discours sur la dépénalisation car ils rencontrent une clientèle de plus en plus jeune (15 ans) déjà très « abîmée » et, plus surprenant, voient beaucoup de jeunes dont la toxicomanie est ignorée de leurs proches, qui viennent demander de l'aide.

Beaucoup parlent du cannabis comme d'un produit banal or, le hachisch n'est plus le même qu'en 68. Il est très fréquent dans les milieux favorisés que sa consommation soit considérée comme bénigne, et des parents ne comprennent pas que ce produit peut être dommageable pour un jeune qui a une consommation élevée.

Ils ne savent pas que par exemple un médecin auditionné début septembre me disait qu'en huit jours il avait été confronté à trois épisodes délirants consécutifs à une prise de cannabis ayant entraîné une décompensation psychotique.

Au-delà du risque de développement de maladies mentales pour la jeunesse, il existe un danger incontestable : le cannabis consommé jeune entraîne un effet d'indifférence, facteur de désinsertion sociale et d'échec scolaire qui conduit à une dévalorisation de la personnalité elle-même, facteur de troubles psychiatriques dont la gravité a été sous-estimée jusqu'à présent.

Il est exact que, pour un grand nombre de patients qui arrêtent leur consommation, les symptômes régressent mais, ce n'est pas forcément le cas des dégâts au niveau social : par exemple l'échec scolaire et une spirale génératrice de problèmes psychologiques lourds.

L'échec scolaire renforce la baisse de l'estime du jeune à l'égard de lui-même ; il a du mal à se concentrer et à faire face aux tâches quotidiennes et traverse une phase où il manifeste peu d'intérêt pour quoi que ce soit.

Ce phénomène est repéré par les enseignants et les conseils de « copains » conduisent beaucoup de jeunes à s'adresser à des consultations médicales et curieusement les parents réagissent souvent plus tardivement.

Un cas très fréquent est celui du jeune qui, pour l'effet de détente du produit, prend un joint tous les soirs pour s'endormir.

Il peut avoir beaucoup de mal à décrocher ; or les effets secondaires et le phénomène de dépendance sont considérés comme normaux et les parents tardent à le repérer.

Votre Rapporteur a du mal à considérer comme neutre et banal qu'un gamin apprenne à gérer son angoisse avec un joint et, ce n'est pas en ayant recours au cannabis qu'on structure une personnalité.

Par honnêteté votre Rapporteur vous livre les réflexions de la commission helvétique qui contredisent les siennes. Mais, il n'a trouvé aucun médecin, chercheur ou responsable qui suive les suisses dans cette analyse :

« Si des états psychotiques aigus, réversibles, peuvent exceptionnellement se produire après consommation de cannabis, le syndrome «amotivationnel», cité dans la littérature pour la première fois en 1968, n'a jamais été confirmé. Cette description de la modification de la personnalité, avec négligence de sa propre image et désintérêt général chez les consommateurs chroniques de cannabis est actuellement considérée comme dépassée et non typique du cannabis (Huw 1993; QMS 1997).

II est extrêmement difficile, voire impossible, d'associer directement et exclusivement à la drogue les conséquences supposées de la consommation chronique de cannabis. Certaines études qui ont tenté, par exemple, d'associer une interruption prématurée de la scolarité ou de la formation à la consommation de cannabis, montrent que ce sont plutôt les facteurs familiaux, la relation avec les parents pendant la scolarité, les valeurs sociales, etc., qui ont été à l'origine de l'abandon de la formation scolaire (Hollister 1986). »

En outre, très souvent la consommation de cannabis relève d'une automédication de la dépression qui vient la camoufler. Aussi m'apparaît-il important d'engager une étude de grande ampleur sur les effets du cannabis en milieu scolaire.

2) Un débat scientifique sur l'effet des doses cumulées doit être engagé

Le cannabis peut induire à forte dose des troubles psychiatriques d'autant qu'aujourd'hui le cannabis fortement dosé se répand et que ce n'est plus le même produit que celui qui était utilisé dans les années 68.

L'insuffisance des travaux scientifiques conduit à devoir rester prudent mais, le débat sur les doses cumulées est fondamental : la prise à haute dose de cannabis durant une vie peut-elle générer des troubles graves ou au contraire l'arrêt de la consommation permet-il un retour à la normale ?

Mon sentiment, au vu de la littérature scientifique que j'ai pu consulter, est qu'il existe un effet en plateau. Jusqu'à une dose qui n'est pas aujourd'hui scientifiquement définie la réversibilité des effets du cannabis est probable (avec peut-être un délai de six mois) puis au-delà d'une certaine dose cumulé on passe à un autre fonctionnement cérébral.

L'explication scientifique de ce phénomène réside peut-être dans l'action du cannabis sur les phosphospholipides menbranaires (les relations de cellules à cellules). Le cannabis aurait un effet spécifique dans le processus de réparation permanente des cellules qui seraient saturées à partir de certaines doses. Or, l'action du cannabis touche les cellules de « graisse » du cerveau qui constituent à 70% ce dernier.

Il faut également noter la difficulté de réalisation de ces études car le modèle de récompense étudié à partir des animaux n'est pas toujours pertinent sur le cannabis, molécule très complexe alors qu'il fonctionne assez bien pour l'héroïne.

B) La dépendance

Les études américaines évaluent à cinq pour cent de la population générale la proportion de sujets présentant un risque de dépendance au cannabis et à environ dix pour cent la proportion de personnes à risque parmi les consommateurs avec, mes interlocuteurs américains ont beaucoup insisté sur ce point, un risque beaucoup plus élevé dans la tranche des 15-24 ans.

Certes, tous les jeunes ne vont pas être dépendants mais, les adolescents ont envie d'être comme les copains et, il existe une dépendance pharmacologique au cannabis. Or, si le problème de l'adolescent est d'abord l'envie d'expérimenter tout, ce qui est le propre de cet âge ; il ne faut pas au nom de la nécessité de l'expérience s'abîmer et compromettre la vie future.

Les jeunes consommateurs ont très souvent été confrontés à des difficultés préalables à leur consommation. Si des troubles psychiatriques sont provoqués par la consommation, des troubles d'une autre nature existent préalablement et sont souvent cachés par la drogue ce qui complique le diagnostic.

La consommation de cannabis peut provoquer une dépendance psychique. On estime qu'elle survient chez environ la moitié des grands consommateurs Une étude allemande a montré que pour une personne interrogée sur cinq, la consommation de cannabis était souvent ou très souvent plus importante que ce dont elle avait initialement l'intention (Kleiberetal. 1997).13

La communication que vient de présenter le Professeur Jean Costentin devant l'académie Nationale de médecine (séance du 19 février 2002) me paraît de première importance lorsqu'il souligne que « les deux degrés de pharmacodépendance, psychique et physique, sont désormais expérimentalement établis chez l'animal...

« ... La survenue de manifestations somatiques lors du sevrage d'une drogue, spontanée ou précipitée par un antagoniste, est le critère jusqu'à maintenant habituel qui permet de classer celle-ci parmi les « drogues dures », donnant lieu à dépendance physique.

« Les manifestations cliniques du sevrage chez les consommateurs de cannabis ne sont pas prononcées sans doute du fait d'une grande rémanence du THC dans l'organisme, en relation avec l'important stockage dans les lipides que permet sa grande lipophilie et la lente libération de ceux-ci. Ainsi les récepteurs CB1 ne connaissent pas d'arrêt brutal de leur stimulation. Pourtant des manifestations de sevrage ont été détectées chez des fumeurs de cannabis (12-14) ; il s'agit d'anxiété, d'irritabilité, d'anorexie, de gastralgies ... »

« ... A l'arrêt d'une administration chronique aux rats d'un agoniste CB1 de synthèse, (le WIN 55212-2), survient un syndrome de sevrage, comportant des mouvements d'ébrouement et des frottements de la face. Il n'est alors pas besoin d'administrer un antagoniste des récepteurs CB1 (tel le SR 141 716) pour que ces manifestations apparaissent. Le syndrome d'abstinence au HU210 (agoniste CB1), précipité par un antagoniste CB1 (le SR 141 716) s'accompagne d'une libération marquée du Corticotropin Releasing Factor (CRF), et de manifestations d'anxiété à l'identique de ce qui est observé avec d'autres drogues. Les auteurs en concluent que les cannabinoïdes induisent au long cours des processus neuro-adaptatifs qui peuvent engendrer une vulnérabilité à d'autres drogues. »

C) Des fonctions thérapeutiques indéniables

La capacité calmante et apaisante du cannabis est incontestable. En milieu hospitalier des drogues telles que la morphine sont utilisées pour soulager les patients ; il pourrait en être de même avec le cannabis conçu comme un médicament et administré exclusivement en milieu hospitalier pour certaines vertus telles que le fait qu'il aide le malade à retrouver l'appétit.

Il est intéressant de noter la possibilité d'usage du cannabis comme calmant à la place d'un somnifère.

L'expérimentation animale et sur cultures de cellules a permis de constater des répercussions des cannabinoïdes sur les lymphocytes B et T (plus grande susceptibilité aux infections). Elles sont cependant peu importantes et totalement réversibles, se produisent uniquement avec des concentrations très élevées, dépassant de loin la dose nécessaire pour obtenir des effets psychotropes chez l'être humain (Adams, Martin 1996 ; Hollister 1986 ; QMS 1997).

Le système immunitaire humain est relativement résistant aux effets immunosuppresseurs des cannabinoïdes, et les résultats de la recherche autorisent l'utilisation thérapeutique du delta 9-THC chez des patients dont le système immunitaire est déjà affaibli par d'autres maladies (sida, cancers).

Il semble possible et même souhaitable de poursuivre les recherches dans cette optique mais la mise au point d'un médicament contre la douleur n'a rien à voir avec le débat sur la toxicomanie car elle répond à une autre logique.

Conclusion : La récréation des adultes ou la protection de la jeunesse ?

En conclusion de ce chapitre votre Rapporteur a le sentiment que le discours sur le cannabis ne reflète pas la situation clinique et que la présentation faite par certains médias repose sur une profonde méconnaissance des données scientifiques.

Si le monde de la toxicomanie est passionnel, le vrai débat implique de définir le degré de danger que nous acceptons. Mais il n'est pas possible d'un point de vue médical et scientifique de soutenir que le cannabis n'est pas dangereux pour la santé et en particulier la santé mentale. Ce n'est pas un produit anodin, il est dangereux à hautes doses mais le message est difficile à faire passer...

A la différence de nombreux rapports sur le cannabis qui ne concluent pas, ou offrent des conclusions décalées au regard de leur contenu, je voudrais, au terme de ce chapitre « sensible », indiquer d'emblée une des conclusions qui s'est imposée à moi : au vu, en particulier, de l'expérience des cliniciens, il est possible d'affirmer, sans pouvoir sérieusement être démenti, que des consommations de cannabis supérieures à trois joints journaliers prises dès le début de l'adolescence nuisent gravement à la santé mentale.

Nous n'avons de cesse de parler du principe de précaution, pouvons-nous au nom de la récréation de l'adulte inséré socialement, fumant un joint dans la semaine, oublier les dégâts générés par ce produit sur la jeunesse ?

Pouvons-nous au nom de la légitimité de cette « récréation » oublier les nombreux morts et handicapés générés par le cannabis à travers les accidents de voiture ou du travail ?

J'ai décidé de ne pas aborder le problème de la dépénalisation car, ce n'est pas l'objet de la saisine de l'Office Parlementaire, si le lecteur répond « non » au deux questions précédentes il partagera le sentiment de votre Rapporteur , s'il répond « oui » il sera en phase avec le « politiquement correct »...

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N° 3641.- Rapport de M. Christian Cabal sur l'impact éventuel de la consommation des drogues sur la santé mentale de leurs consommateurs (Office d'évalation des choix scientifiques).

1 Edition 2002 du rapport de l'OFDT, observatoire français des drogues et des toxicomanies

2 Dans le noyau accumbens, le cervelet, l'hippocampe et le cortex.

3 Dr Nuss & Pr.Ferreri, entretiens de Bichat 2001

4 OFDT, indicateur et tendances 2002, page 102.

5 Surtout avec le Hachisch

6 Surtout avec le L.S.D.

7 Dr Nuss & Pr.Ferreri, entretiens de Bichat, 2001

8 L'INSERM évoque un risque pour le cannabis légèrement inférieur à celui du tabac

9 Unité d'Alccologie et de Toxicomanies, Hôpital Général de Montréal, Québec

10 Reynaud, Morel, Villez, Cagni CHU Clermont-Ferrand, centre médico-psychologique

11 Adams, Martin 1996; Hollister 1986; Iten 1994; QMS 1997

12 cf expertise collective de l'INSERM

13 Commission fédérale helvétique sur les questions liées aux drogues