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TOME II
SOMMAIRE DES AUDITIONS
LES TEMOIGNAGES DES PARTENAIRES SOCIAUX

Les témoignages des organisations syndicales

__  Monsieur Jean-François TROGRLIC, Secrétaire national de la CFDT (27 janvier 1999).

__  Messieurs Michel LAMY, Secrétaire national en charge du développement économique et participations de la CFE-CGC, Christophe MICKIEWICZ, Directeur des études et de la prospective et Jacques FERRER, Délégué syndical du groupe Perrier-Nestlé (26 janvier 1999).

__  Monsieur Michel COQUILLION, Secrétaire général adjoint de la CFTC (20 janvier 1999)

__  Messieurs Jean-Christophe LE DUIGOU, Conseiller économique et social, responsable du secteur économique de la CGT et Jean MOULIN, Secrétaire du centre confédéral d'études économiques et sociales (19 janvier 1999).

__  Messieurs René VALLADON, Secrétaire confédéral chargé du secteur économique, international et Europe, Pierre GENDRE, Secrétaire fédéral de la fédération des employés et cadres, Jacques DIEU, Secrétaire fédéral de la fédération de la chimie et Frédéric HOMEZ, Secrétaire fédéral de la fédération des métaux de F.O. (26 janvier 1999)

Avertissement

Conformément aux alinéas 1er et 3 de l'article 142 du règlement de l'Assemblée nationale qui disposent que « les personnes entendues par une commission d'enquête sont admises à prendre connaissance du compte-rendu de leur audition », (les intéressés ayant la faculté de produire des observations par écrit), toutes les personnalités entendues ont été invitées à faire part des observations éventuelles que pouvait appeler de leur part le procès-verbal de leur audition.
Certaines n'ayant pas cru devoir donner suite à cette invitation, la Commission a été amenée à considérer que leur silence valait approbation et le procès-verbal les concernant est publié dans le texte qui leur a été soumis.
En outre, un certain nombre de personnalités ont eu l'obligeance de transmettre à la Commission divers documents, soit avant, soit à l'issue de leur audition. Le volume de ces dépôts ou de ces envois est tel qu'il a été matériellement impossible de les reproduire au sein du présent rapport qui s'en tient strictement aux procès-verbaux des auditions.
Seul le relevé des aides reçues par le groupe Moulinex, tel qu'il a été fourni par sa direction, fait exception dans la mesure où ce relevé constitue une information essentielle à la réflexion de la commission d'enquête, celle-ci regrettant que les autres groupes n'aient pu fournir les mêmes renseignements avec autant de précision.

Le témoignage de la Confédération

Française Démocratique du Travail
(C.F.D.T.)

Audition de M. Jean-François TROGRLIC,
Secrétaire national de la CFDT

(extrait du procès-verbal de la séance du mercredi 27 janvier 1999)

Présidence de M. Alain FABRE-PUJOL, Président

M. Jean-François Trogrlic est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Jean-François Trogrlic prête serment.

M. Jean-François TROGRLIC : Je voudrais vous dire que vous avez choisi un sujet d'une grande complexité pour les parlementaires que vous êtes mais aussi pour les syndicalistes que nous sommes et, face à une telle complexité, il nous paraît indispensable d'élargir les angles d'entrée, d'enrichir les analyses et les contributions. C'est dans cet état d'esprit que nous sommes venus en souhaitant que cette commission d'enquête constitue une étape importante de cet indispensable travail.

Lorsque nous interrogeons nos organisations, puisque la CFDT est une confédération composée de différentes fédérations dont plusieurs fédérations d'industrie (métallurgie, chimie, textile) qui, elles-mêmes, sont constituées de syndicats professionnels, la plupart nous disent que ces situations sont toutes d'une grande complexité. Il nous semble, en effet, qu'il convient de distinguer ce qui relève de pratiques volontaires lorsqu'il s'agit de délocalisations, d'externalisations, par exemple, de ce qui relève de la mauvaise gestion ou d'accidents de gestion souvent dus, soit à des incompétences, soit à des risques mal mesurés ou à des difficultés liées à l'environnement du marché ou à la conjoncture qui font qu'à un certain moment, les entreprises sont plus ou moins contraintes à prendre telle ou telle décision du genre de celles que vous souhaitez examiner.

Ainsi, il nous apparaît que l'on ne peut juger ou apprécier de la même manière une entreprise qui reçoit des aides publiques pour s'implanter dans un lieu géographique et qui, quelques années plus tard, sans motif particulier autre que celui d'avoir bénéficier des aides, se transfère ailleurs - ou sur le territoire français, ou hors de France  - sans que quiconque lui demande de comptes et une entreprise qui reçoit des aides publiques - soit parce qu'elle se trouve déjà en difficulté, soit parce que son projet a été jugé utile à la collectivité qui l'a aidée - et qui , en raison de problèmes financiers ou conjoncturels va se trouver contrainte de réduire son personnel ou de supprimer tel ou tel volet de son activité. Enfin, il convient également de distinguer, dans l'appréciation qui doit être portée, les entreprises qui externalisent des activités uniquement pour des raisons de productivité, encore que parfois intervient la nécessité de s'implanter au plus près d'un certain nombre de marchés.

Un fil relie, pour le syndicalisme qui les examine, toutes ces situations, à savoir que dans tous ces cas, le plus souvent l'emploi est mis en cause - il y a donc bien lieu de s'en préoccuper - et que le plus souvent il apparaît, à tort ou à raison, - mais sans évaluation précise comment le mesurer ? - que les aides publiques ont pu être accordées à fonds perdus.

Il nous semble donc que s'il y a besoin d'une enquête de ce type, c'est pour s'interroger sur les conditions qui fonderont une véritable évaluation de la portée des aides publiques par rapport aux critères de leur attribution auquel nous ajoutons, nous, parce que c'est notre priorité et que nous sommes des syndicalistes engagés, le critère de l'emploi qui, s'il n'est pas le seul qui s'impose dans le débat, reste celui qui doit aujourd'hui préoccuper le plus la collectivité ou les collectivités.

Au-delà des pratiques de certains groupes - mais j'ai vu que vous aviez, dans un deuxième temps, la volonté d'enquêter sur des cas précis et j'en profite pour vous dire que la CFDT est ouverte à ce que, par mon intermédiaire ou par tout autre moyen ? vous contactiez des sections ou des fédérations susceptibles, au sujet des cas sur lesquels vous enquêterez, de vous donner leur point de vue - je voudrais porter à votre connaissance la façon dont nous avons analysé ce genre de phénomènes.

Nous avons travaillé à notre dernier congrès, qui s'est tenu le mois dernier, sur un rapport spécifique qui a porté sur le syndicalisme confronté aux défis de la mondialisation : il s'est agi d'un travail important, original je pense, dans la sphère syndicale et dont je pourrai vous laisser un exemplaire. Il s'attachait à définir notre analyse, la manière dont nous allions envisager le phénomène de la mondialisation et la façon dont nous préconisions des régulations, indispensables aujourd'hui si l'on veut que le jeu de la concurrence soit équilibré pour que ce que nous appelons communément « le modèle social européen ».

Je vais donc vous indiquer rapidement comment nous regardons ce phénomène de la mondialisation, quels types de régulations il nous semble appeler avant d'évoquer le cadre européen et le cadre national.

Sur la mondialisation, nous n'avons pas souhaité mener un débat idéologique pour savoir si c'était «l'horreur économique» ou, au contraire, la béatitude retrouvée et le paradis futur : nous la prenons comme un fait, comme une donnée et étant membres d'une organisation syndicale toujours soucieuse de la dimension internationale, nous ne la prenons pas forcément comme une mauvaise nouvelle puisqu'a toujours prévalu dans les convictions du mouvement syndical international l'idée que le monde devait être le plus ouvert possible, le problème étant de savoir comment il peut se réguler.

La mondialisation peut donc être une opportunité si elle est régulée et, sur le sujet qui nous occupe, nous voyons trois grands secteurs de régulation : premièrement, les régulations liées à la sphère financière ; deuxièmement, les régulations liées aux conditions dans lesquelles on autorise les investissements en particulier les investissements directs de l'étranger ; troisièmement, les régulations liées aux droits sociaux fondamentaux et à la protection de l'environnement.

Concernant les premières, la crise asiatique a permis de dégager à nouveau une unanimité somme toute assez positive, consistant à penser que, désormais, on ne pouvait plus passer à côté d'un certain nombre de régulations pour ce qui a trait au mouvement des capitaux.

Nous avons, nous, souscrit aux propositions que fait le mouvement syndical international, s'inspirant de la taxe Tobin ou de taxes de formes équivalentes car cette dernière, généreuse dans son esprit, est difficile à mettre en oeuvre. Nous sommes donc partisans que la communauté internationale, les gouvernements, à travers les instruments dont ils disposent, G7 compris - je ne sais plus s'il faut dire G8 ou G9 depuis que les Russes et certains pays d'Europe centrale en font partie - se préoccupent de cette question et prennent à bras-le-corps le problème car il est faux de dire que, dans la mondialisation, les gouvernements perdent toute marge de manoeuvre : ils peuvent, sur le sujet, dans les organismes concertés, édicter un certain nombre de règles ! 

Par conséquent, nous ne sommes pas naïfs, nous ne pensons pas que la régulation dans les entreprises sera suffisante et nous estimons qu'il faut aussi une macrorégulation, au niveau des mouvements de capitaux et de la libre circulation des capitaux dans le monde que je crois aujourd'hui difficilement contestable dans son principe mais qu'il est possible de contester dans ses modalités ce qui n'est pas le même débat.

Au sujet des régulations liées aux conditions dans lesquelles on autorise l'investissement, je voudrais vous dire que nous avons dû traiter, parce que c'était au coeur de l'actualité, de l'accord AMI - accord multilatéral sur l'investissement -. Nous pensons que le cadre choisi était sans doute maladroit parce qu'il braquait une partie importante des pays concernés qui se retrouvaient confrontés à une non-participation à l'élaboration de cet accord puisque c'est le cadre de l'OCDE qui avait été retenu..

Les conditions dans lesquelles cet accord a été progressivement négocié ont également pu heurter. Pour avoir l'habitude de la négociation syndicale, nous savons que durant toute la durée des négociations, nous avons la paix et que ce n'est qu'au moment de la conclusion que les enjeux deviennent visibles aux salariés concernés : pour cet accord, il en a été à peu près de même !

Il a finalement avorté. Le gouvernement français a pris ses responsabilités par rapport à cet accord et nous pensons qu'il a bien fait !

Cela étant dit, le problème reste entier et nous sommes, nous, demandeurs d'un accord multilatéral sur les investissements. Pourquoi ? Parce qu'aujourd'hui, on ne procède que par accord bilatéraux - je n'ai plus le chiffre exact en tête mais je crois qu'il tourne autour de 1 600 - qui sont tous des accords passées sans qu'interviennent le moins du monde des préoccupations d'ordre social ! De notre point de vue de syndicalistes, il y a là une lacune à combler. Nous avons donc besoin d'un accord global qui introduise cette dimension et c'est pourquoi nous y sommes tellement attachés.

En matière de régulations qui sont liées aux droits sociaux fondamentaux et à la protection de l'environnement, nous tenons avec le mouvement syndical international à ce que les normes sociales de l'OIT - l' Organisation internationale du travail - les règles principales qui régissent la définition des droits fondamentaux - l'interdiction du travail des enfants, l'interdiction du travail forcé des prisonniers, l'égalité des droits hommes/femmes par rapport au travail, l'interdiction de contrer les formes d'organisation ou de représentation des salariés et l'autorisation pour tous les salariés de la planète de négocier librement leurs contrats de travail - restent au coeur de nos préoccupations. Cela peut paraître éloigné du sujet mais ce n'est nullement le cas, car il se peut que des multinationales françaises ou étrangères aient un comportement parfaitement correct dans tous les pays occidentaux et un comportement qui foule largement ces principes dans tous les pays en voie de développement. Nous avons là-dessus toute une pléiade d'exemples fournis par le mouvement syndical international que je peux mettre à votre disposition : il suffirait que je vous transmette quelques rapports de le confédération internationale des syndicats libres.

C'est donc une dimension très importante et nous n'acceptons pas, comme mouvement syndical, qu'il y ait deux comportements : des normes sociales reconnues et élevées pour les pays à droit syndical - globalement la sphère européenne et les États-Unis  -et une absence totale de normes pour les autres - en règle générale les pays africains et les pays du sud.

Cette question nous paraît être au coeur du sujet : il faut unifier les pratiques des multinationales par rapport à ce type de problèmes et préconiser des moyens adéquats.

Vous n'ignorez pas qu'un travail syndical concret a été élaboré sur ces questions ; nous avons mené plusieurs campagnes dont l'une, l'année dernière, autour de la conférence du BIT - du Bureau international du travail - avec la marche des enfants pour attirer l'attention de la communauté internationale sur le travail des enfants, sa réalité et la nécessité absolue de son interdiction et de son évolution, et plusieurs autres, en France et dans plusieurs pays européens, qui visent à alerter, non seulement les consommateurs mais aussi les fabricants et les distributeurs, sur les conditions réelles dans lesquelles les produits ont été fabriqués, et qui ont été baptisées successivement Liberté fringues puis Ethique sur l'étiquette.

Je dois vous dire que, par des méthodes artisanales, nous commençons à obtenir quelques résultats puisque, avec quelques grands groupes de la distribution française, nous avons pu passer des contrats de respect des codes de bonne conduite qui impliquent, notamment, un contrôle sur place du mode de fabrication des produits.

Ces régulations à l'échelle mondiale ont, selon nous, pour objet, dans la définition et le respect de principes et de règles universelles, de rendre correctes les conditions de la concurrence, de permettre des régulations au niveau mondial et, surtout, de faire en sorte que les grands organismes internationaux concernés travaillent dans le cadre d'une meilleure coordination.

A ce propos, il est anormal que le FMI puisse totalement se désintéresser des conséquences dans un pays donné des préconisations qu'il avance quand elles se traduisent ensuite par des restrictions telles de l'investissement public ou des budgets qu'elles deviennent tout a fait aliénantes sur le plan du travail et de l'emploi. Il y a donc nécessité de coordonner l'OMC, l'OIT, le FMI et aussi l'ONU dans sa dimension sociale, de manière à ce que l'on puisse, en la matière, avoir un poids sur la définition et la mise en oeuvre de ses décisions.

Je ne vous surprendrai pas en vous disant que le cadre européen représente, pour la CFDT, le cadre de l'avenir - avec la région , ce sont pour nous les deux espaces qui ont avenir potentiel - dans lequel seront trouvés les nouveaux équilibres. C'est aussi un cadre contraignant : nous avons tous en tête une expérience que vous avez largement citée dans vos débats, je veux parler du plan Borotra sur le textile. L'impossibilité d'élaborer un plan ciblé résulte d'une contrainte européenne et nous avons des commissaires qui ne nous ratent jamais dans ces cas-là ! 

Le cadre européen est aussi pour nous un cadre de définitions et de régulations nouvelles à base de regroupements complexes : lorsqu'il s'agit de sauver, en Europe, une grande activité telle que l'aéronautique, par exemple, l'actualité prouve qu'il y a sans aucun doute des exigences auxquelles nous sommes, nous aussi, attentifs ! L'impérieuse nécessité pour le territoire européen de rester « industriel » et compétitif dans le monde s'impose également à nous.

L'Europe est également un espace important lorsqu'il s'agit d'inscrire notre action dans le cadre d'un « modèle social européen » ainsi que nous avons coutume de le nommer dans le mouvement syndical, ce dernier s'employant d'ailleurs à la garantir dans sa pérennité et dans son développement.

Où se jouent , sur le sujet qui nous occupe, ces régulations ? Elles se jouent à plusieurs niveaux.

Elles se jouent d'abord dans les grandes entreprises multinationales implantées en Europe à travers le comité d'entreprise européen lorsqu'elles ont la taille requise et à travers les procédures d'information et de consultation des salariés dans le cadre de décisions stratégiques qui concernent l'avenir de l'entreprise : vous avez vu, avec l'affaire Villevorde, par exemple, que nous avons pu obtenir des définitions plus précises de ce que devaient être l'information et la consultation même s'il reste encore un gros travail à accomplir sur le sujet.

Dans le cas Hoover, où n'entrait aucun dispositif de cette nature, je n'ai eu vent de l'affaire que par un journaliste britannique qui a eu l'amabilité de me faxer, en plein conseil national de la CFDT, l'article qu'il s'apprêtait à publier le lendemain pour annoncer l'implantation de Hoover en Ecosse : c'est là que nous avons pu alerter notre fédération de la métallurgie et les salariés de Dijon. C'est ainsi que les choses se sont passées...

De telles pratiques auraient été impossibles avec un comité d'entreprise européen qui constitue donc un lieu qui, sans être parfait, commence à introduire de la régulation en cas d'évolution de l'entreprise.

Ensuite, elles jouent au niveau du statut d'entreprise européenne. Vous savez que c'est un débat compliqué, que cela fait vingt-cinq ans que nous nous efforçons de lancer une directive sur ledit statut sans parvenir à nous en sortir. Nous avons cru la chose faite à Vienne quand nous sommes arrivés à un accord franco-allemand intéressant auquel nous avions tous contribué de notre mieux mais la chose a capoté à cause de l'Espagne qui, pour d'autres raisons, a refusé de ratifier l'accord.

C'est pour nous une question très importante. Pourquoi ? Parce que nous allons définir un statut européen d'entreprise qui, pour l'instant n'existe pas. Ce statut sera assorti, dans le texte même de la directive qui l'installera, de formes d'information, de consultation et de participation. Comme il va s'agir de grands groupes, l'information/consultation ne donne pas trop lieu à débat, à la différence de la participation qui, elle, fait l'objet de beaucoup de discussions. La participation - au sens de la participation des salariés aux instances de décision et en particulier aux instances où se décide l'information stratégique - existe sous plusieurs formes en Europe qui vont du modèle que nous connaissons en France - nous n'avons une telle participation que dans les entreprises nationalisées ou ex-nationalisées - à celui que pratiquent les Allemands qui, avec leur système de cogestion appelé Mitbestimmung ont ces prérogatives dans un beaucoup plus grand nombre d'entreprises de sorte que les salariés allemands ont accès à l'information stratégique à laquelle les salariés français n'ont pas accès dans la plupart des grands groupes.

Il y a donc là un enjeu de taille pour nous et l'Europe peut être une «locomotive» pour intervenir dans ce domaine. Je vais vous donner un exemple précis : dans l'accord Rhône-Poulenc/Hoechst concernant la pharmacie, notre fédération de la chimie, avec la fédération de la chimie du DGB - Deutscher Gewerkschaftbund - ont sorti un tract commun. Puisque, ainsi que vous le savez, nous allons créer une entreprise de statut français et que nos camarades allemands du DGB craignent que ce statut ne leur enlève des prérogatives en matière de concertation et de « cogestion » d'entreprise - mettons beaucoup de guillemets autour car les mots qui sont toujours « connotés » chez nous le sont moins chez eux - nous pensons, quant à nous, qu'il faut trouver une solution moyenne qui permette aussi aux structures françaises d'évoluer vers une plus grande possibilité pour les salariés d'avoir au moins connaissance des choix stratégiques à temps, ce qui serait déjà un progrès considérable !

Voilà pour les grandes entreprises !

Sur l'ensemble des entreprises, c'est le débat sur la transparence qui va se jouer et donc celui sur la généralisation du droit à l'information/consultation. Vous savez qu'une négociation a avorté sur le sujet et qu'une directive est en préparation qui ne va pas dire comment il faut faire l'information/consultation mais qui précisera que dans toute l'Europe l'ensemble des entreprises doit avoir une procédure d'information/consultation. Là, c'est la subsidiarité qui jouera pour déterminer sa forme.

Pour les entreprises ayant un comité d'entreprise en France, le problème se trouve à peu près réglé bien que l'on puisse aller plus loin dans la façon de communiquer l'information mais, pour tout le reste, et concernant de très nombreux pays, il n'existe aucune procédure de cette nature.

Enfin les régulations se jouent au niveau du dialogue social et je voudrais vous dire que depuis le protocole social de Maastricht, nous avons une procédure de dialogue social qui ne fait plus l'objet d'un protocole annexé au Traité d'Amsterdam mais qui y est actée à part entière !

Nous tenons beaucoup à ce dialogue social qui a donné de premiers résultats appréciables puisque c'est à partir de lui qu'a été constituée la directive sur les comités d'entreprise européens - la négociation a avorté mais nous avons repris le résultat de la négociation en l'état pour refaire une directive. Nous avons aujourd'hui plusieurs dispositifs intéressants qui permettent de réguler les conditions de la concurrence en Europe.

Dans cet esprit, nous devrions signer dans les jours qui viennent un accord sur les contrats à durée déterminée qui amènent peu d'innovations pour la France mais qui rendent une régulation obligatoire pour la Grande-Bretagne et l'Irlande : la première, qui s'était mise en-dehors du protocole de Maastricht, y adhère depuis l'arrivée du nouveau Gouvernement.

Par exemple, concernant la directive européenne sur le temps de travail qui fait sourire en France dans la mesure où nous en sommes à débattre des trente-cinq heures alors qu'elle en préconise quarante-huit, on aurait pu nous reprocher de nous être mal débrouillés et d'avoir négocié au rabais mais, applicable en Grande-Bretagne, elle sera le seul texte de référence susceptible de réduire la durée du temps de travail et de donner une norme permettant d'avancer progressivement.

Par conséquent, pour nous, le dialogue social est un outil très important qui doit, après la réduction des formes de dumping monétaire, intervenir sur la réduction des formes de dumping social.

J'en arrive maintenant au plan national où nous avons plusieurs systèmes d'aides, fiscales, directes ou indirectes que vous connaissez tous beaucoup mieux que moi qui ne suis pas un spécialiste de ces questions. Nous ne sommes pas opposés, à la CFDT, à des formes d'aides à condition qu'elles soient justifiées et ciblées mais nous sommes défavorables à des aides aveugles sans contrôle et sans effet sur l'emploi.

Si vous le voulez bien reprenons les choses à partir de l'exemple du plan Borotra dont j'ai d'ailleurs beaucoup discuté à l'époque avec l'intéressé. Ce plan réduisait les charges dans l'ensemble de l'industrie textile ; il a été déclaré non conforme aux pratiques européennes : passons...

Pour nous, son principal inconvénient était de n'impliquer aucune transformation dans les entreprises et aucune vérification sur sa portée et ses effets puisque les aides étaient octroyées sans aucune diffusion du dialogue social ou de la négociation pour savoir ce qu'ils allaient produire comme effets. C'était là notre critique majeure ! Nous ne critiquions pas le fait que l'industrie textile devait, dans une passe difficile, bénéficier d'un petit coup de pouce pour lui permettre de sortir du mauvais pas. J'y reviendrai par la suite !

Au nombre des autres formes d'aides, je citerai les aides au temps partiel qui sont une incitation pour toutes les entreprises à développer le temps partiel. Sur le principe nous sommes d'accord, mais nous constatons qu'elles sont aveugles sur les conséquences qu'elles impliquent pour les salariés et qui sont multiples : elles peuvent mettre les salariés qui en bénéficient et qui, il est vrai, trouvent de ce fait un emploi, en condition de sous-contrat de travail, c'est-à-dire les priver des avantages tels que la formation professionnelle, la protection collective prévue dans les négociations et j'en passe...

Ces mesures ne garantissent pas, non plus, le minimum d'heures qui éviterait aux salariés qui en bénéficient de se trouver en permanence au bord de la précarité financière.

En conséquence nous pouvons émettre la réflexion suivante : sur un tel système, au lieu de penser une aide aveugle aux entreprises pour qu'elles développent le temps partiel - qu'elles aient ou non d'ailleurs besoin de cette aide - pourquoi ne pas plutôt réfléchir à une prime incitative pour les salariés qui leur permettrait de compenser les effets négatifs induits par le temps partiel ? Avec la même somme d'argent, on pourrait sans doute faire mieux !

Il en va de même pour les aides sur les réductions des charges sociales globales qui partent d'un principe simple, à savoir que l'on veut répondre aux besoins des entreprises - sans qu'il soit évident que toutes en aient besoin - en pariant sur un effet emploi : cet effet de la réduction des charges sur l'emploi n'a jamais été démontré dans notre pays et tout cas, pas de manière stable et fiable ! Il le serait peut-être aux USA mais encore faudrait-il engager des études sur la question...

Nous pensons, nous, que l'on ne peut plus procéder de cette façon ! Vous allez me dire que l'on est piégé par l'interdiction des baisses sélectives : c'est précisément là que je les critique. C'est en effet un de leurs aspects fortement critiquables. Pourquoi ? Parce que des aides consistant à baisser les charges sociales auront un effet emploi incontestable sur des industries de main d'oeuvre, mais, pour les grands groupes industriels, financiers ou commerciaux qui dégagent déjà énormément de plus-value et qui ont une haute valeur capitalistique, ces aides n'auront qu'un effet d'aubaine. Elles seront naturellement perçues mais n'auront aucune incidence sur l'emploi.

Par conséquent, si nous ne ciblons pas les aides, nous obtiendrons des résultats complètement dilués et une critique globale portera sur le principe même des aides d'où la nécessité de revoir la possibilité de les cibler. Je sais que le problème dépasse le seul cadre de cette commission mais rien ne l'empêche de faire des préconisations au niveau européen et je crois, d'ailleurs, qu'elle n'entend pas s'en priver ! 

Pour conclure sur la France, je dirai qu'il y a eu un petit tournant. Il a été pris avec deux lois successives dont je ne sais pas si elles plaisent à tout le monde ici : la loi de Robien et la loi Aubry sur la réduction du temps de travail. Pourquoi nous intéressent-elles ? Parce qu'elles comportent une aide de l'État, non négligeable dans les deux cas mais, dans les deux cas, finalisée. Elles portent sur une réduction de la durée du travail qui va profiter aux salariés des entreprises concernées, elles offrent auxdites entreprises une possibilité non négligeable - dont on voit qu'elles l'utilisent largement - de réorganiser de manière différente le temps de travail, elles permettent d'embaucher des chômeurs ou des personnes dans l'attente d'un emploi de manière vérifiable - donc l'aide est bien finalisée à un résultat emploi - et, surtout, elles respectent une méthode qui est celle de l'accord collectif dans les entreprises qui revivifie singulièrement notre système de relations sociales.

Nous considérons donc qu'il y a, autour de cette architecture, matière à réflexion. C'est dans le contrat que l'on fait les meilleurs contrôles et pas toujours dans l'application de la loi ou du règlement. Le contrat rapproche les éléments du contrôle et de l'évaluation ; la loi reste un élément sur lequel il est possible de s'appuyer. Au passage, je dois vous dire que notre fédération des finances que nous avons aussi interrogée reconnaît qu'il y a sans doute des lacunes et de grosses lacunes dans les contrôles de l'aide publique. Ses membres disent : « peut-être, nous qui sommes amenés à intervenir sur des tas d'autres sujets, pourrions-nous avoir, un rôle revalorisant en cette matière » Sans doute y a-t-il des pratiques à débusquer telles que celles qui ont eu cours dans un certain nombre de zones franches où des entreprises avaient plutôt tendance à localiser les bénéfices dans la zone franche et les pertes dans toutes les zones à tarif normal où elles pouvaient bénéficier de dégrèvements et se mettre en situation de moindre imposition.

Il y a là sans doute quelque chose à faire de même qu'il y a, en matière de fiscalité, une harmonisation à trouver au niveau européen en particulier, mais cette dernière est en cours et nous savons que c'est un sujet qui va se profiler doucement derrière la monnaie unique.

Je serais tenté de vous dire que nous sommes, nous, partisans en matière d'aides publiques que tous les participants de l'entreprise aient toujours la possibilité d'avoir un regard par l'intermédiaire d'un contrat : cela nous paraît être la meilleure méthode.

Je terminerai en disant quelques mots sur l'aménagement du territoire qui a toujours été pour nous une priorité. Nous souhaitons, en la matière, que des réflexions soient bien menées sur l'attractivité des territoires - on sait aujourd'hui que nos territoires européens sont attractifs - ainsi que sur les conditions et les formes d'aides que l'on peut accorder pour l'accroître. Nous pensons, pour notre part, que mieux vaut investir sur des services pérennes à l'entreprise aidant à l'implantation de ces dernières - je pense par exemple aux logements, aux équipements en matière de loisirs, de santé, de soins etc. qui sont des équipements qui resteront quoi qu'il arrive et qui pourront permettre, dans le cas d'entreprises dont le vagabondage n'est pas toujours seulement intéressé et cynique, de garder le fruit des investissements au lieu où l'on a voulu les faire venir et éventuellement en attirer d'autres que de distribuer des aides directes au nombre d'emplois ou à l'installation qui, elles, s'évanouiront dans la nature si l'entreprise, pour une raison noble ou condamnable, vient à disparaître.

Il nous semble donc qu'on devrait proportionner les aides directes plus au volume d'emplois créés qu'au montant de l'investissement : cela nous paraît être un critère simple qu'il serait possible d'introduire progressivement. Bref, nous sommes persuadés que la technique des zones franches est une technique qui n'a jamais attiré que des investissements finalement, soit marginaux, soit douteux ou qui, pour le moins, ont introduit des pratiques douteuses. Nous ne pensons, d'ailleurs pas, qu'elles soient très compatibles avec notre conception du modèle social européen.

Voilà un tableau rapidement brossé - peut-être pas assez rapidement pour vous - dont j'espère qu'il n'est pas trop «  hors sujet ».

M. le Président : Nous vous remercions pour ce tour d'horizon que nous allons tenter de compléter par nos questions.

M. le Rapporteur : Je voudrais vous remercier d'abord pour la précision d'un certain nombre de vos propositions. Même si on peut s'interroger, par la suite, sur la validité de telle ou telle d'entre elles votre exposé n'en demeure pas moins très riche.

En raison de cette précision, je n'aurai que deux questions à vous poser.

La première a trait au statut d'entreprise européenne. On est, à l'évidence, passé dans un monde où, beaucoup plus que par le passé, la rapidité des décisions fait que l'on délocalise très rapidement, que l'on apprend par la presse comme hier, ou aujourd'hui en ce qui concerne Usinor par exemple, des décisions qui sont lourdes de conséquences et je me demande si, compte tenu de cette nouveauté, on ne pourrait pas aller plus loin et si, au-delà du droit d'information et d'alerte, il ne pourrait y avoir également un droit qui permettrait de dire : « Halte ! On étudie avant de faire » ?

Cette idée vous paraît-elle envisageable ?

La deuxième question rejoint la dernière remarque que vous avez faite sur l'aménagement du territoire : n'avez-vous pas le sentiment que la compétitivité d'une entreprise ne se limite plus à un système de ratios entre un certain nombre de données concernant le personnel, les investissements, les matériels et au bout du compte les coûts et que si l'on en reste à cette conception, ce seront toujours les mêmes qui « trinqueront », si vous me permettez l'expression, c'est-à-dire vous et ceux que vous représentez et que nous représentons également ? Ne pensez-vous pas qu'il faudrait aller beaucoup plus vers une compétitivité globale qui prenne en compte les aménagements réalisés autour des entreprises en matière de transport, d'environnement, et qui valorisent les investissements en permettant sans doute à une entreprise, parce qu'elle est mieux intégrée dans un territoire d'être plus compétitive ?

Un de mes collègues me disait l'autre jour alors qu'elle est située à côté d'une grande commune, c'est la sienne, une autre beaucoup plus petite qui est en train de tirer l'ensemble en raison de la proximité de l'université, de la présence, autour de la zone d'activité, d'une zone pavillonnaire plus attractive.

Il y a là une valorisation qui entraîne probablement une compétitivité plus intelligente qui ne se calcule pas uniquement sur le résultat financier (qui, lui, bien évidemment, n'intéresse que les actionnaires) mais qui doit se calculer sur la base de paramètres plus étendus et finalement plus conformes aux intérêts de la collectivité toute entière.

M. Jean-Claude BEAUCHAUD : Je voulais, moi aussi vous remercier de votre intervention très complète et vraiment très intéressante. Vous avez justifié les aides que la France attribue à ses entreprises. J'aimerais que vous alliez un peu plus loin car vous dites qu'elles sont souvent perverses, en raison des injustices entre collectivités et de l'absence de règles vraiment établies concernant l'aménagement du territoire et l'environnement.

Si, comme vous l'avez dit, des aides se justifient, quels sont pour vous les critères qui, en France, peuvent les fonder de même que vous pourriez préciser votre point de vue pour ce qui concerne les aides européennes ?

M. Jean-François TROGRLIC : Je vais tenter de répondre à cet ensemble de questions. Pour ce qui concerne le statut d'entreprise européenne et du comité d'entreprise européen, il s'agit d'un débat complexe parce que le comité est une structure qui vient de démarrer, encore que la France ait été sur ce sujet particulièrement en avance ce que l'on ignore souvent : nous avons été les premiers grands créateurs de comités d'entreprise européens, voire d'un premier comité mondial chez Danone et la CFDT n'y est pas étrangère - en le disant, je ne fais de publicité, ni pour une marque , ni pour une organisation.

La France avait donc pris de l'avance mais, dans la pratique, il s'avère que c'est une machine complexe à mettre en oeuvre. Il serait trop simple de penser que les intérêts nationaux vont s'effacer d'un seul coup ! En général, le pays de l'entreprise mère tente toujours de s'intéresser d'un peu plus près à ce qui va se passer ailleurs et voit toujours, à juste titre, midi à sa porte, ce qui suppose un certain partage dans l'Europe.

Au passage, il convient aussi de noter que la plupart des grandes firmes de Grande-Bretagne, pays qui n'était pas très favorable à l'encadrement social ou aux normes sociales, ont souscrit avant d'y être obligées au principe du comité d'entreprise européen ce qui est assez fantastique et prouve d'ailleurs que lorsque l'on propose de la «norme intelligente», et qu'on en fait un usage adapté, on peut parfaitement concilier des intérêts qui paraissent, a priori, divergents.

Maintenant, faut-il aller jusqu'au droit de blocage ? C'est une question qui nous préoccupe toujours . Un important débat est en cours sur la question de la consultation et sur le sens qu'il convient de lui donner : jusqu'où va la consultation, quels sont les ingrédients qui doivent la composer et les conditions de durée qui doivent l'accompagner ? A quel moment consulte-t-on ? Vous avez vu que, pour la première fois, les juges de deux pays ont remis en cause la façon dont avait été prise une décision à l'occasion de Villevorde ce qui fait que, maintenant, nous disposons d'une petite expérience.

Sous réserve, et en prenant bien garde de ne pas citer des cas qui ne seraient pas vérifiés, j'ai deux exemples en tête : celui de Levi's dans le Nord et de Benetton dans la région de Troyes.

Dans le premier cas, la fermeture n'est pas intervenue en « deux temps trois mouvements » puisqu'elle est encore discutée et que la firme américaine s'est révélée extrêmement prudente par rapport au comité d'entreprise européen. « L'effet Vilvoorde » ayant joué, elle ne souhaite pas commettre de faux pas. Même si les choses se font « à l'américaine », c'est-à-dire avec davantage d'avocats que de protagonistes réunis autour de la table, il y a là sans aucun doute, sans qu'il y ait un effet de « blocage » pour reprendre votre expression, un effet un peu dissuasif : on ne fait pas n'importe quoi ! 

Dans le second cas, un peu plus complexe, la mobilisation est passée par d'autres voies - cela se passait au moment où la firme Benetton était mise en cause pour voir recours au travail d'enfants dans d'autres parties du monde - et l'on a pu conclure beaucoup plus rapidement qu'on ne le pensait un accord sur le maintien d'emplois avec plan social qui était extrêmement difficile à opérer mais qui, là aussi, en raison du risque de la procédure, a amené les patrons de l'entreprise à bien réfléchir avant de s'engager.

On rêve toujours du droit de blocage : c'est un vieux débat du mouvement syndical que l'on a eu sur toutes sortes de sujets notamment sur l'hygiène et la sécurité, sur les restructurations etc . Moi, je pense que c'est la force des institutions qui existent dans l'entreprise, leur capacité de représentativité qui jouent un rôle important, qui seront le moteur dissuasif qui va avoir des effets de quasi-blocage de la décision au moins le temps de chercher la meilleure solution.

Je me dois de dire qu'il n'y a pas que des raisonnements aberrants dans les propositions des patrons concernant les restructurations mais qu'il y a trop souvent des décisions à la hache pour ce qui a trait aux personnels.

J'avais, M. le rapporteur, retiré de mon intervention le mot «trinquer» mais comme vous l'avez utilisé, je constate que nous nous rejoignons, au moins sur ce point de vocabulaire.

M. le Rapporteur : C'est le mot qu'on emploie dans nombre d'entreprises de mon secteur !

M. Jean-François TROGRLIC : Absolument, c'est un mot qui revient très souvent.

Pour ce qui a trait aux territoires, je dirai que, personnellement, je partage l'idée de la compétitivité globale d'un territoire. Nous l'avons d'ailleurs inscrit dans notre texte dans la mesure où il nous apparaît, contrairement à tout ce que l'on peut entendre en termes de regrets, de difficultés, de dysfonctionnements - et c'est vrai qu'il y en a dans notre beau pays - que le fait que la France demeure un territoire aussi attractif pour les investissements tient au mélange de plusieurs ingrédients de ceux que vous nommiez notamment la qualité des infrastructures mais aussi la qualité des hommes et des femmes en termes de qualification, le haut niveau du réseau universitaire et de recherche ainsi que la fiabilité d'un marché qui est lui-même le résultat de normes sociales élevées et qui constitue l'atout majeur de l'Europe dans sa compétition avec le reste du monde.

En conséquence, je crois beaucoup à cette définition de compétitivité globale d'un territoire, et je pense qu'il faut effectivement introduire, dans la façon dont les entreprises participent par l'impôt ou par tout autres moyens à la vie collective, des éléments qui participent de la mise à niveau permanente de cette attractivité. Il me semble qu'incontestablement cette dimension doit être introduite et qu'elle mérite que l'on y réfléchisse. Nous menons actuellement un débat sur le sujet mais on peut se demander s'il faut laisser les systèmes de taxation professionnelle tels qu'ils sont ou s'il ne faut pas trouver des aires géographiques - des pondérations régionales par exemple.

Puisque nous en sommes à l'ouverture de la procédure de contrat de plan État-Régions,  il me semble que ces questions pourraient être aussi discutées dans le cadre de ces contrats qui représentent un temps fort de la vie nationale et de la vie régionale pour tous les protagonistes.

Quels peuvent être les critères fondateurs d'une aide ? Je ne crois pas que l'on puisse déterminer une liste de critères qui s'appliqueront indistinctement à toutes les entreprises quels que soient leur situation et leur environnement. J'estime qu'il y a un paramètre d'ordre environnemental : lorsqu'une PME en milieu rural se trouve menacée et qu'il faut recourir à une aide publique passagère, je réponds « oui, pourquoi pas ? » dans la mesure où les conséquences réelles de sa fermeture sont connues et qu'elles risqueraient d'être tout à fait différentes si la PME était située en région parisienne par exemple.

Pour notre part, nous pensons vraiment qu'il faut agir sélectivement : nous ne voulons plus d'aides universelles et de passages à la toise qui nous paraissent être la pire des choses. Dans tout le débat sur les charges sociales, en particulier, nous ne voulons plus d'aides aveugles. Certaines entreprises se trouvent pénalisées dans leur activité par la lourdeur des charges, essentiellement les entreprises de main-d'oeuvre mais un ciblage précis est nécessaire car il existe des entreprises pour lesquelles ces aides  sont des « cadeaux ». Si vous faites aujourd'hui une baisse non sélective, des entreprises telles que Danone vont la prendre : pourquoi ne le feraient-elles pas ? Il ne s'agit même pas d'un comportement pervers puisqu'on les leur offre sur un plateau. Pourtant, les responsables de ces entreprises vous disent eux-mêmes, parce que ce sont des gens qui ne sont pas cyniques, que de telles aides ont un résultat nul sur l'emploi et qu'elles ne font pas embaucher une seule personne de plus. En revanche, dans les industries de main-d'oeuvre ont sait qu'elles vont jouer un rôle.

Tel est pour nous l'élément essentiel ! Ainsi que je l'ai dit, il faut prendre en compte le volume d'emplois plutôt que le volume de l'investissement - c'est important en particulier pour toutes les implantations nouvelles - ainsi que la façon dont l'aide est mise en place dans l'entreprise. Il faut privilégier les formes de contrat plutôt que les formes unilatérales passant uniquement par un accord entre l'administration et le chef d'entreprise. Dans cette voie, il y a des pistes à explorer et à creuser et c'est pourquoi je vous disais que les lois de Robien et Aubry étaient tellement importantes du fait même de la mécanique qu'elles introduisent et dont je souhaite qu'elle se maintienne après le 1er janvier 2000.

M. le Président : Sur le ciblage des aides, vous nous définissez ce qui pourrait être un corps de doctrine tant pour les aides à l'emploi que les aides allouées au titre de l'aménagement du territoire. Mais comment intégrer ces préconisations dans le cadre des contrats de plan Etat-Régions, compte tenu de la multiplicité des différents intervenants - les communes, les départements, les régions, un certain nombre de services déconcentrés de l'État, les administrations centrales, l'Union européenne - qui, d'après les constats que nous faisons dans cette commission, semblent mener des vies parallèles dont le propre est de ne jamais se croiser.

M. René MANGIN : Après vous avoir demandé d'excuser mon retard, vous me permettrez de poser quelques questions tous azimuts et un peu dans le désordre.

Vous avez parlé, dans les grandes entreprises, d'un droit à l'information et à la transparence auquel je souscris totalement mais ne craignez-vous pas que sa mise en place conduise les chefs d'entreprise à cacher la stratégie de leurs groupes ?

Vous vous dites être opposé à des subventions sans créations d'emplois ce qui est la moindre des exigences éthiques. Cependant, en Lorraine où nous avons connu les cas de JVC et Panasonic, les responsables publics vous disent sans vergogne que « le retour sur investissement » si je peux employer cette formule, est plutôt bon, que les clauses du contrat se trouvent de toute façon respectées, y compris avec l'Europe, et que ce n'est qu'une fois le contrat rempli que l'entreprise s'est permise de déménager en oubliant toutefois les traumatismes passés et à venir...

La question qu'il faut aussi poser et sur laquelle j'aimerais avoir votre point de vue, est la suivante : faut-il accepter de verser des aides à des entreprises qui ne font pas de recherche, qui sont simplement des « boites de montage » sans valeur ajoutée ?

Pour terminer je rappelle que j'avais posé, il y a quatorze mois, une question d'actualité concernant la situation d'un grand groupe lorrain, Pont-à-Mousson, qui, en utilisant les deniers publics, notamment par l'intermédiaire du FNE, va perdre, à terme, sur l'ensemble de la Lorraine et spécialement dans la production mais pas uniquement, environ 300 à 350 postes en dix-huit mois alors que cette société est quasiment en situation monopolistique et qu'elle est largement bénéficiaire puisque son chiffre d'affaires a été, je crois, l'année dernière de près de 9 milliards de francs après impôts. Comment, dans ces conditions, considérer ces aides comme étant légitimes dès lors qu'elles ont pour seule valeur d'augmenter la valeur de l'action de l'entreprise ?

M. Jean-François TROGRLIC : Vous me parlez, en plus, d'une région qui m'est chère ! 

M. René MANGIN : A moi aussi !

M. Jean-François TROGRLIC : Dans ce cas précis, il y a incontestablement un manque de coordination. Un chef d'entreprise plus débrouillard qu'un autre pourra avoir accès à toutes sortes de choses que l'autre n'aura pas forcément vues : là, il y a un vrai problème ! J'ignore s'il s'agit d'un problème d'administration mais je sais que les gens, chez nous, seraient tentés de dire que c'est une question de contrôles qu'il faudrait pourvoir exercer a posteriori  : pour ma part, je ne suis pas sûr que ce soit une solution efficace et que nos pouvoirs de contrôle soient suffisants  !

Je pense que, dans la transparence et le contrat, certaines avancées peuvent se produire : pourquoi ne pas lier un certain nombre d'exigences à des priorités du plan Etat-Régions ? Cela permettrait d'ailleurs de cibler le type d'entreprise que l'on veut voir s'implanter et d'exclure les entreprises qui viennent saisir une opportunité ou un effet d'aubaine en déplaçant leur atelier de montage aux quatre coins de l'hexagone, puis bientôt de l'Union européenne au fil du temps, des bénéfices fiscaux ou des aides directes qu'elles peuvent en tirer...

Je pense que dans cette problématique, on doit pouvoir réfléchir un peu plus sur les stratégies d'implantation et les grands éléments des politiques sectorielles qui font cruellement défaut : la réflexion dans notre pays a fortement baissé sur ces questions et la culture qui les entoure s'est fortement amoindrie. Je pense donc qu'il convient de trouver des lieux où l'on puisse revivifier ce débat . Il me semble que la région est, pour ce faire, le bon espace et qu'elle est en tout cas le lieu où l'on devrait agir!

Votre question concernant le droit à l'information et à la transparence demeure la grande question : qu'est-ce qui empêche que l'accès aux informations stratégiques dont bénéficient les Allemands à travers la Mitbestimmung, dont vous connaissez le principe, puisse s'appliquer en France comme en Allemagne ? Dans ce pays, les salariés syndiqués, généralement le DGB, présentent un salarié pour siéger au conseil d'administration et au conseil de surveillance, sans l'étiquette du DGB ; il va se trouver soumis, comme les autres membres, au secret total sur un certain nombre de décisions dont on décrète, par avance, qu'elles relèvent du secret ce que les gens qui siègent couramment sont parfaitement à même d'apprécier.

Sans aucun doute une tradition culturelle : la culture syndicale française n'est pas une culture qui pousse très fort à la participation directe dans les instances de décision. Qu'est-ce qui me fait dire que ce n'est pas impossible ? Le fait - et c'est un contre-exemple - qu'aucune organisation syndicale ne s'était déclarée franchement enthousiaste lorsque, dans les lois de nationalisation de 1983, si ma mémoire est bonne, on avait ouvert aux salariés la possibilité d'entrer aux conseils d'administration. Or, quel constat puis-je dresser aujourd'hui, cyniquement pour le coup ? C'est qu'avec les aléas que vous avez connus et dont certains d'entre vous ont sans doute été les protagonistes entre le jeu des nationalisations, des dénationalisations, des ni-ni, des oui-mais, et des non-mais, on a aujourd'hui au moins unanimité syndicale sur un point : quand une entreprise change de statut et que les syndicats dans l'entreprise ont goûté à la participation aux conseils d'administration, ils revendiquent cette possibilité qui apparaît donc comme intéressante.

C'est certes un contre-exemple, il n'en demeure pas moins que je considère que dans les débats qui ont cours sur la société européenne, nous devrions pouvoir progresser sur ces questions. Il ne faut pas chercher à étendre les choses d'un seul coup car nous n'y parviendrions pas mais il me semble qu'en la matière il y aura progrès car, non seulement les Allemands, mais aussi les Autrichiens, les Hollandais et une partie des Nordiques viennent dans ces statuts de sociétés européennes avec une grande habitude de ces pratiques dont je pense qu'elles vont se diffuser.

Je vous prie de m'excuser mais j'oubliais de dire que ce qui fait aussi problème en France c'est incontestablement l'émiettement syndical - je ne me contente pas d'aller piocher dans le jardin des autres, je sais aussi porter le regard sur mon propre jardin . Dans ce domaine, nous avons un progrès à accomplir car en Allemagne où une grande étude a été menée sur l'évaluation de la Mitbestimmung, vous n'avez jamais entendu parler de cas de patrons allemands - peut-être existe-t-il des cas mais je n'en ai pas eu connaissance - dénonçant la mise sur le marché d'un secret stratégique ou d'un option stratégique dévoilée trop vite . On n'a pas ce genre de choses !

La pratique française est aussi plus difficile du côté du patronat : la relation du patronat français à l'actionnariat est une relation complexe qui est loin d'aller jusqu'à la transparence...

M. Robert PANDRAUD : Elle est évolutive !

M. Jean-François TROGRLIC : Elle est effectivement évolutive aujourd'hui et je trouve que c'est plutôt positif mais il a fallu que l'on prenne de plein fouet les exigences, exorbitantes dans un certain nombre de cas, des grands fonds de pension américains lorsqu'ils arrivent dans les entreprises pour se rendre compte que la pratique de l'actionnariat , en tout cas en Europe, était à un autre stade que celui que nous pratiquions en France.

Il y a donc des points de blocage importants. Je pense que nous devrions pouvoir progresser à travers ce cheminement européen !

Pas de subventions sans créations d'emplois ? Effectivement ! Les cas que vous citez sont des cas que je connais bien et je crois que, pendant encore longtemps, nous ne serons pas à l'abri de ces situations où des effets d'opportunité sont saisis, et où des entreprises disparaissent un peu rapidement en claquant la porte après avoir respecté leur contrat puisque tel était le cas, vous avez eu raison de le dire. Il y a là pour les salariés des groupes concernés un bilan incontestablement négatif et très difficile à tirer !

Il y a eu pourtant, à n'en pas douter, sur une zone qui me tient particulièrement à coeur puisque j'y ai débuté en qualité d'instituteur, des effets qui ont apporté une bouffée d'oxygène un temps donné, qui ont permis de stopper cette abdication face à la chute d'une zone largement sinistrée et qui avait largement payé son tribut au développement de la France, qui ont contribué à redonner un petit peu de dynamique à telle enseigne que les actions syndicales menées à l'occasion de ces événements n'étaient pas des actions de desperados mais recherchaient des solutions alternatives.

De ce point de vue, les méthodes sont inqualifiables mais elles ont marqué incontestablement une mutation des comportements qui, pour moi, est importante pour l'avenir.

Pour ce qui a trait au recours au FNE, vous posez une vraie question : est-ce que l'on continue comme cela ?

Cette question, je vous la renvoie dans la mesure où vous êtes les représentants de la puissance publique, ceux qui créent les conditions grâce auxquelles les choses se font et se défont ! Pour ce qui nous concerne, il nous apparaît préférable, pour prendre des exemples, de conjuguer les effets du FNE à des plans qui permettent de créer des emplois comme c'est le cas d'une grande entreprise qui s'apprête actuellement à signer un accord.

Il nous paraît plutôt plus intelligent de procéder par FNE ou par des conditions analogues à celles du FNE lié à l'embauche des jeunes que de procéder par le seul FNE dont l'unique objectif est de diminuer le volume d'emplois de l'entreprise de façon sèche ! Quand il s'agit de repyramider les âges dans une entreprise donnée, il y a matière à débat ; on peut étudier la question. S'il faut utiliser de l'aide publique pour y parvenir, pourquoi pas ? Mais à condition, là aussi, de bien se situer dans un cadre contractuel où l'on puisse vérifier que les engagements pris sur l'embauche des jeunes sont réellement tenus ce qui serait le cas d'un accord collectif. Il me semble donc qu'il y a une réflexion d'ensemble à mener sur cette possibilité ainsi que sur la méthode a retenir pour y avoir recours.

M. Jean-Jacques FILLEUL : Sur la régulation et le contrôle des aides, une fois qu'elles sont versées à l'entreprise, je vous trouve assez optimiste car vous n'ignorez pas la multiplicité de problèmes qui se posent par la suite : nous avons tous connu des raisons visant à justifier plus ou moins l'irrespect des engagements qui étaient la condition même de l'aide.

Je voudrais revenir sur deux points que vous avez évoqués rapidement mais qu'il me semblerait intéressant de pouvoir développer puisque la qualité de votre intervention nous permet de les aborder.

Premièrement, vous avez parlé tout à l'heure de la taxe Tobin sur les mouvements de capitaux. Personnellement, je suis favorable à un approfondissement de ce système mais j'aimerais connaître votre analyse.

Deuxièmement, vous avez également fait rapidement allusion aux fonds de pension. Vous savez que ces derniers s'approprient actuellement, en particulier sur le deuxième marché, des PME parfois importantes, soit nationales, soit régionales, sans aucun projet industriel, dans un but uniquement financier : j'ai l'exemple d'une entreprise nationale de nettoyage qui s'est retrouvée avec, pour actionnaire unique, un fonds de pension américain qui n'avait même pas pensé d'ailleurs à contacter les responsables de ladite entreprise qui se sont heureusement réunis, ont pris l'affaire en main et ont fini par imposer un projet industriel pour sauver l'entreprise. Quelles craintes ! Quelle gravité si la vision financière et le gain boursier sont les seuls objectifs ...

Il faudrait que le législateur, dans ce cas, puisse s'emparer de l'affaire mais j'aimerais connaître votre point de vue.

M. Robert PANDRAUD : Vous m'avez également paru très optimiste ! Que l'on cherche à se protéger quelque peu de la mondialisation par des manoeuvres d'arrière-garde est un fait ! Vous avez cité les normes du BIT : très bien mais elles ne sont pas si évidentes que cela à respecter dans les pays émergents. Nous sommes tous opposés au travail des enfants. Cela dit, quand ils ne travaillent pas, que font-ils dans ces pays ? C'est une question que l'on doit aussi se poser. Quand on évoque le travail des prisonniers tout le monde pense aux camps de concentration ou au Goulag, très bien, mais nos condamnés de droit commun à quoi le occupe-t-on si on ne les fait pas travailler ? A creuser des trous pour les remplir comme le sapeur Camember ?

J'ai connu une période où la plupart des travaux d'imprimerie administrative étaient faits à la centrale de Melun : c'est vrai que c'était moins cher que de s'adresser à des entreprises privées mais il était non moins vrai que cela supposait quelques efforts de réadaptation et que quelques détenus, au regard du travail qu'ils avaient accompli, se trouvaient embauchés dans des imprimeries privées.

Ce sont des problèmes extrêmement compliqués mais je voudrais vous en soumettre un autre : on est en pleine mondialisation et européanisation - vous avez parlé, il est vrai de quelques progrès qui ont été fait, notamment des comités d'entreprise européens, et surtout, car c'était un système de blocage considérable, de l'évolution de la position des Britanniques - mais ne pensez-vous pas que lorsque l'on créée un espace européen, - et je sais bien que les sont les tendances internationalistes du syndicalisme français - compte tenu du jeu des capitaux, la tendance est de s'aligner sur la nation la moins favorisée puisque les capitaux, par définition, ont une propension à rechercher la rentabilité pure ? Ce ne sont pas des Saint-François d'Assise les fonds de pension américains et s'ils le devenaient leurs dirigeants se retrouveraient vite à la porte ...

Vous voyez donc bien toutes les difficultés, toutes les lenteurs que supposent l'élaboration, l'application et la mise en conformité des directives : il y a beaucoup de temps gaspillé alors que les capitaux, eux, en perdent d'autant moins qu'ils peuvent circuler plus facilement avec la création et l'arrivée de l'euro.

En outre, ne croyez-vous pas qu'il faudrait, parallèlement, en direction des salariés, - mais vous me rétorquerez que vous n'êtes en rien responsables, même si vous l'êtes un peu sur le plan de la formation, tout comme nous le sommes au niveau de la puissance publique - favoriser la mobilité de la main d'oeuvre ?

Avec toutes les « chansons » liées à l'aménagement du territoire, on, entend de plus en plus de protestations de gens qui veulent rester au pays. J'appartiens, moi, à une génération qui, dans un pays plutôt sous-équipé à l'époque, était contente, à dix-sept ans, de pouvoir s'en éloigner pour découvrir des horizons nouveaux alors que maintenant, quelqu'un de vingt ans à qui on dit de partir à deux cents kilomètres plus loin ou à qui on propose un emploi ailleurs, s'estime déplacé d'office ! C'est quand même une curieuse notion dont nous sommes tous un peu responsables, y compris le patronat qui a favorisé l'accession à la propriété, notamment la sidérurgie et les houillères de l'Est, ce qui a posé au moment des restructurations des problèmes à ceux qui avaient légitimement suivi ce mouvement.

A cela vient s'ajouter le problème de l'apprentissage des langues : il y a tout de même beaucoup plus de mobilité en Alsace car le bilinguisme fait qu'il y a beaucoup d'ouvriers transfrontaliers alors qu'un d'Auvergnat à qui l'on propose de travailler au Portugal ou en Italie se croit carrément affecté aux bataillons d'Afrique ! 

Vous risquez d'ailleurs d'être encore confrontés à une fracture sociale dans la mesure où les cadres et les diplômés de l'enseignement supérieur partent, eux, volontiers à l'étranger pour suivre éventuellement les entreprises alors que rien n'est fait - on pourrait envisager des actions publiques - pour encourager et soutenir l'apprentissage des mille mots d'une langue permettant aux autres de se réadapter à l'étranger.

M. Jean-François TROGRLIC : Suis-je un optimiste ? Je m'étonne d'avoir pu vous donner ce sentiment ! En réalité, je suis un pessimiste actif !

M. Robert PANDRAUD : Les pessimistes se disent toujours des optimistes désabusés.

M. Jean-François TROGRLIC : C'est une excellente définition qui colle très bien à mon propos ! Ainsi que je vous l'ai dit au début de mon exposé, je crois que l'annonce permanente de grandes catastrophes finit par produire des effets tels que chacun cherche à s'en sortir par ses propres moyens et qu'il n'y a plus d'effort de réflexion collective.

Vous avez généré ici un lieu de réflexion collective sur des questions fondamentales : je trouve que c'est la bonne méthode pour avancer ! Nous tentons, dans le mouvement syndical avec d'autres et notamment des ONG, de faire en sorte que nous soyons en capacité de réfléchir sur des outils qui ne nous conduisent pas à gérer des situations présentées comme le résultat de l'inéluctable et de la fatalité mais qui permettent d'infléchir un peu le cours des choses et, en tout cas, de faire en sorte que les gens aient le sentiment de pouvoir peser individuellement et collectivement sur leur destinée. C'est mon optique !

Pour en venir aux questions précises, je dirai que la taxe Tobin était l'un des moyens possibles. J'ai eu la chance de rencontrer Tobin dans une réunion internationale où il nous a exposé longuement sa proposition sur laquelle lui-même émettait d'ailleurs des doutes mais qui est bonne dans son esprit puisqu'elle part d'un principe généreux et intelligent qui se fonde sur le fait qu'une taxation, même très faible des mouvements de capitaux compte tenu du volume qu'ils ont atteint aujourd'hui, générerait, si on la redistribuait sur des éléments de développement de tels effets qu'ils permettrait sans doute de construire de nouveaux équilibres dans le monde, ou pour le moins de largement contrer les équilibres actuels.

Si elle bonne dans son principe, l'idée est faible dans sa modalité parce qu'aujourd'hui, si un seul pays ne joue pas le jeu, nous rencontrerons la difficulté la plus énorme pour progresser, car toute la spéculation se fera sur ce pays. Or, quand on sait qu'il ne s'agit plus seulement de pays mais qu'un site internet peut influer, s'il est astucieusement monté, il devient nécessaire de réfléchir à d'autres formes telles que la formule chilienne qui a été souvent évoquée d'obligation pour les capitaux spéculatifs de rester un temps donné dans le pays faute de quoi ils se voient très violemment taxés ce qui évite la spéculation quotidienne. Il faut y réfléchir. Je pense que depuis la crise asiatique, on a progressé dans cette réflexion ! 

Il est certain qu'une très grave question se pose avec les fonds de pension ! J'ai rencontré des syndicalistes américains qui savent qu'ils ne sont pas suffisamment gestionnaires des fonds de pension et qui s'en mordent d'ailleurs les doigts car, s'ils essaient de rattraper les choses, à une certaine époque, ils ont refusé d'y entrer suffisamment. Il se trouve qu'ils décrivent les conséquences des fonds de pension, dans leur jeu, dans les mêmes termes que vous le faites, à savoir que ce n'est ni le projet industriel, ni le développement harmonieux du territoire, des hommes ou des femmes qui les intéressent mais bien le profit le plus rapide possible et dans les meilleures conditions possibles ce qui fait qu'au moindre éternuement on se retire pour aller chercher ailleurs, l'éternuement pouvant être la maladresse, voulue ou non, et parfois totalement insignifiante d'un dirigeant d'entreprise : c'est comme cela que les choses se passent mais il faut faire avec !

Le débat que nous avons autour de ces questions vise à savoir ce que nous en faisons et quelles sont, si vous devez en discuter - vous en avez déjà parlé puisqu'il me semble qu'il y a une loi abrogée dont vous allez probablement de nouveau avoir à débattre ; on a cru entendre parler de troisième étage, d'épargne salariale ou de choses du même genre - les conditions dans lesquelles les salariés et les entreprises pourront peser sur la gestion et la destination de ce fonds. C'est tout le débat et c'est celui que les syndicalistes américains sont en train de remettre à jour. Il s'agit d'un débat essentiel qui va être difficile à mener et je peux vous dire que, de ce point de vue, les Suédois qui ont un syndicat très puissant en Europe, vont créer un centre permanent de coordination sur la réflexion concernant les fonds de pension au niveau syndical. Donc, nous examinons, pour y travailler un petit peu plus, ces questions que le mouvement syndical d'une certaine manière avait évacuées au motif qu'elles ne relevaient pas de sa pratique et de ses traditions mais qui, aujourd'hui, remettent en cause directement et les pensions de certains qui sont dans des pays où n'existe que cette modalité de retraite et les possibilités d'emploi ou de développement d'autres lorsque les fonds de pensions jouent le jeu qui est le leur qui répond à une vision strictement financière qu'il faut essayer progressivement d'endiguer et de réorienter.

Je tiens, monsieur Pandraud, à être plus explicite sur mes propos concernant les normes du BIT pour que vous ne pensiez pas que j'ai pu préconiser ce que vous dites ! Nous ne réclamons pas une application mécanique des normes du BIT de même que nous ne demandons pas que l'Europe, dans son système de préférence généralisée, ait des applications mécaniques avec les pays avec lesquels elle fait commerce.

Les syndicalistes brésiliens nous disent, par exemple : « alors que vous avez aujourd'hui X millions d'enfants qui sont au travail et X millions qui sont dans la rue, demain, si vous interdisez brutalement le travail des enfants, vous en aurez le double dans la rue ».

En conséquence, il nous semble que l'appréciation qui doit être faite - mais il y a de bons débats sur le sujet , monsieur Pandraud - doit être une appréciation d'engagement et de progrès ce qui revient à dire que l'on s'engage sur des objectifs et qu'il ne s'agit pas d'éradiquer le mal d'un seul coup ! Le travail forcé que j'évoquais n'était pas celui auquel vous avez fait allusion, car je pensais, moi, au travail vraiment forcé, c'est-à-dire à la fabrication de jouets en Chine par des ouvrières enchaînées à leur poste de travail qui fait qu'en cas d'incendie on retrouve quatre cents cadavres enchaînés au pied des établis - ces jouets qui ont été largement distribués en France à Noël ont d'ailleurs fait l'objet de campagnes très fortes. C'est bien de ce travail forcé-là que je parle car il ne s'agit pas - surtout à la CFDT- de prétendre toucher aux possibilités d'insertion ou de réinsertion de personnes qui ne sont pas toujours dans une situation très enviable même si elles l'ont parfois cherchée...

Nous ne prônons donc pas des normes couperet mais des normes incitatives. Encore une fois, elles ne pourront l'être que s'il y a débat, meilleur dialogue entre l'organisation mondiale du commerce et le BIT, contrôles effectués de manière intelligente et possibilité de recours comme il en existe maintenant au niveau européen. Ces possibilités sont importantes et ont déjà été utilisées puisque l'Union européenne a instruit une plainte contre la Birmanie, par exemple, sur du travail forcé au sens où je le décris, moi, c'est-à-dire où des gens encadrés militairement sont obligés de construire des pipe-lines ou je ne sais quoi ! 

Pour notre part, nous sommes des Européens convaincus, donc peut-être devons-nous engager un débat même si nous ne parvenons pas à le terminer ce soir. Ce que j'ai vu fonctionner n'est pas l'alignement sur la nation la moins favorisée en matière sociale ! Peut-être pouvez-vous m'objecter qu'il y a un risque mais si nous ne le courons pas nous n'avancerons pas !

M. Robert PANDRAUD : A mi-chemin, mais vers le bas !

M. Jean-François TROGRLIC : Mais non, pour l'instant tout a fonctionné vers le haut, monsieur Pandraud !

Je vais vous citer des exemples d'accords qui ont été passés dans le cadre de l'Europe sociale - il y en a pas beaucoup mais il faut apprendre à se connaître ce qui n'est pas évident lorsqu'on se retrouve autour d'une table et qu'on a des pratiques sociales tellement divergentes entre le nord et le sud de l'Europe auxquelles viennent encore s'ajouter les pratiques « à la française ». Je peux vous assurer que ce n'est pas facile ! 

M. Robert PANDRAUD : J'en conviens volontiers !

M. Jean-François TROGRLIC : Je peux vous citer des exemples d'accords qui ont été passés jusqu'à présent . Ils ne sont donc pas très nombreux d'autant que, ainsi que je vous l'ai dit, la procédure a échoué pour parvenir à un accord sur les comités d'entreprise américains - bien que ce soit la base de l'accord contractuel dont s'inspire la directive puisqu'elle en est même la copie exacte - la Grande-Bretagne ayant mis son veto à l'UNICE - l'Union des industries de la communauté européenne - pour que l'accord ne puisse pas être ratifié. Nous avons un accord sur le congé parental - c'est une petite chose mais qui fait du bruit dans certains pays - un accord sur le temps partiel et nous sommes sur le point de conclure un accord sur les contrats à durée déterminée.

M. Robert PANDRAUD : Il y a aussi le travail de nuit !

M. Jean-François TROGRLIC : En la matière, il existe une norme européenne qu'il faut regarder ! La France risque d'ailleurs gros sur ce sujet car même si ce n'est pas moi qui suis l'affaire, je crois savoir qu'il y a quelques petits problèmes par rapport à la Cour de Luxembourg mais je ne m'étendrai pas sur ce sujet qui suffirait à lui-même à remplir le compte-rendu et qui risquerait de nous occuper toute la nuit !

Si je prends l'exemple du contrat à durée déterminée, les choses se passaient très mal. Qui nous a poussés à passer l'accord alors que de nombreux syndicats européens se décourageaient d'autant plus que les délais fixés par l'Union européenne, qui permettent à la Commission de reprendre ses prérogatives pour faire une directive, étaient largement passés ? Evidemment les pays les moins favorisés socialement - essentiellement la Grande-Bretagne et l'Irlande - puisqu'actuellement nous les tirons vers le haut. Les Britanniques nous ont encouragés à ne pas casser le dialogue au motif que, pour eux, l'accord était fondamental.

Donc, pour l'instant, je n'ai pas d'exemples pour illustrer vos propos. Vous me dites qu'avec l'euro il y a des risques mais il y en avait aussi avant : le dumping financier, le dumping monétaire ont existé avant la monnaie unique : quelques grands secteurs industriels français s'en souviennent encore !

Je crois donc que nous nous situons là dans une évaluation de risques et des chances qui est le travail permanent du syndicaliste.

La réforme de la sécurité sociale ne comporte pas des risques ? Si, des risques énormes et nous en savons quelque chose mais il y avait aussi une belle opportunité et j'en veux pour preuve le fait qu'un consensus plus large semble se faire autour des questions que nous avons soulevées ! Les retraites ? Il y a des risques mais peut-être seront-ils encore plus importants si nous ne touchons à rien que si nous touchons à quelque chose ...

Je voudrais terminer sur la mobilité : c'est une grosse question qui demande à être davantage travaillée. Il est vrai que, trop souvent, les conditions de la mobilité ne sont pas traitées au niveau où elles devraient l'être dans les accords collectifs, dans la façon d'envisager les choses. Cela étant, le résultat de la mobilité en France demeure fort puisqu'on continue à avoir une surinflation de population en région parisienne et une désertification dans de nombreuses autres zones : que je sache la population de la Meuse et de notre belle région des Vosges continue à décroître ainsi même, me semble-t-il, que celle de Meurthe-et-Moselle ...

M. René MANGIN : C'est celle qui descend le plus !

M. Jean-François TROGRLIC : Et en plus c'est mon département ! On observe donc encore des phénomènes de cette nature mais je crois qu'il faut les étudier de plus près. Vous avez raison de dire qu'ils n'ont pas été assez travaillés mais il faut faire très attention parce qu'ils engendrent de grandes peurs : dès que douze étudiants diplômés décident de partir en Grande-Bretagne, on parle tout de suite de « fuite des cerveaux ».

Il faudrait, peut-être, savoir raison garder sur ces questions dont nous pensons également qu'elles méritent une étude plus approfondie. Nous n'avons, en effet, jamais pu bien réfléchir sur le problème de la mobilité qui comporte de multiples facettes, dont la propriété qui constitue un frein terrible!

M. Robert PANDRAUD : Il y a aussi le problème du travail des femmes !

M. Jean-François TROGRLIC : Oui, et aussi le travail des enfants ! 

Certaines entreprises  - j'en connais quelques-unes -  pour accompagner des accords collectifs, travaillent autour de ces questions. Elles étudient les choses au cas par cas et soulèvent des questions énormes, notamment celle des frais de mutation en matière de propriété qui sont tellement élevés que les gens refusent de bouger. Il faut donc bien étudier tout cela : je partage votre point de vue sur ce sujet !

Le témoignage de la Confédération Française de l'Encadrement/
Confédération Générale des Cadres

(C.F.E./C.G.C.)

Audition de MM. Michel LAMY,
Secrétaire national en charge du développement économique et participation de la CFE-CGC,

Christophe MICKIEWICZ,
Directeur des études et de la prospective de la CFE-CGC et

Jacques FERRER,
Délégué syndical du groupe Perrier-Nestlé

(extrait du procès-verbal de la séance du 26 janvier 1999)

Présidence de M. Alain FABRE-PUJOL, Président

MM. Michel Lamy, Christophe Mickiewicz et Jacques Ferrer sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, MM. Michel Lamy, Christophe Mickiewicz et Jacques Ferrer prêtent serment.

M. Michel LAMY :  Je voudrais très brièvement retracer notre réflexion par rapport aux dysfonctionnements de notre économie et aux raisons qui les provoquent.

Il nous semble en effet que, depuis quelques années, les phénomènes de déréglementation facilitent des errements qui ne sont pas de nature à donner à notre tissu économique les qualités qui devraient être les siennes.

Nous craignons notamment beaucoup que, dans le cadre de l'Europe, et nous sommes plutôt des européens convaincus - nous pensons plutôt qu'il faut faire l'Europe - nous craignons que les harmonisations en cours aient tendance à s'aligner sur les conditions minima, ce qui signifie aussi que la concurrence, qui est certes une bonne chose dans la mesure où elle tend à l'innovation, si elle est poussée trop loin, amène à faire en sorte que la recherche du profit devienne la seule règle nonobstant un encadrement légal et réglementaire porteur des indispensables garde-fous.

Il nous semble que le jeu des intérêts privés, qui est tout à fait légitime en soi, peut devenir dommageable lorsqu'il ne tient pas compte de l'intérêt général. Je pense notamment à un cas qui a défrayé la presse voici quelque temps : les Salins du Midi, cas typique me semble-t-il où après l'installation d'une entreprise bénéficiant de soutiens sous des formes diverses a succédé un certain nombre d'épisodes avec chantage à la fermeture, avec en tout cas éventualité de fermeture ; cas typique, en effet, en ce qu'il touche tout un environnement local car au delà du tissu économique lui-même c'était tout l'écosystème de la Camargue qui risquait d'en être modifié perturbant ainsi l'intérêt général, au sens large du terme, d'une région ou d'une micro-région.

Je voudrais insister sur le fait que la simple confrontation des intérêts particuliers ne saurait permettre de résoudre l'ensemble des problèmes d'un pays ou d'une communauté, qu'il s'agisse de la simple communauté de travail ou de la nation toute entière.

Arrêtons nous notamment au cas des sociétés Nestlé et de Perrier exemplaire, dans le mauvais sens du terme, des problèmes sur lesquels vous vous penchez.

M. Jacques FERRER : Je voudrais intervenir en ma qualité de représentant syndical central au sein du comité de groupe européen de Nestlé et fort des contacts avec d'autres collègues de la confédération de l'agro-alimentaire notamment de la société Danone et d'autres grandes sociétés multinationales.

Il apparaît que, depuis de nombreuses années, la confrontation entre les grands groupes ne se déroule plus, en tout cas à l'heure actuelle, sur le terrain de jeu habituel : celui où les directions représentent une certaine rigueur économique et où les forces sociales, parfois traitées comme dogmatiques, peuvent néanmoins apporter leur éclairage.

Actuellement, à travers les expériences qui se multiplient, on voit que les difficultés des entreprises, qui sont pourtant très différentes les unes des autres, sont toutes traitées de la même façon, c'est-à-dire par des plans sociaux et des réductions d'effectifs.

Nous nous en sommes inquiétés à plusieurs reprises. Nous avons, en effet, eu à lutter dans le cadre de plans sociaux appuyés par les experts des comités d'entreprise, leur présence à nos côtés étant à la fois une originalité française et un avantage en ce sens que les réalités économiques de l'entreprise - comptables et stratégiques - sont mises sur le tapis faisant apparaître une très grande similitude dans tous les cas, le même déroulement, le même scénario.

Tandis que le patronat prétend que telles et telles décisions sont incontournables du fait de problèmes de gestion, les experts viennent démontrer au contraire que la situation n'est pas aussi sombre que les grandes entreprises en question le soutiennent . Dès lors, c'est toujours le même scénario : on noircit énormément le tableau le temps des plans sociaux, puis les comptes redeviennent très rapidement positifs une fois les plans mis en oeuvre.

Je ne parle pas ici des « canards boiteux » mais de cas de plus en plus nombreux où ostensiblement la société se porte fort bien et bat même des records de rentabilité financière et c'est précisément pour que cette rentabilité financière à court terme s'améliore sans cesse - c'est le cas de Nestlé - qu'un certain nombre de licenciements interviennent.

Il ne s'agit pas de diaboliser les firmes multinationales qui représentent une richesse pour les pays dans lesquelles elles se trouvent installées mais de voir assainir certaines pratiques sur la base même de la rationalité économique brandie en général par les directions.

Vous pouvez diligenter votre enquête auprès des comités d'entreprise qui pourront vous fournir de nombreuses preuves : les grandes multinationales ont toutes usé et abusé des plans sociaux. De nombreuses expertises démontrent précisément que la performance réelle n'est pas la performance affichée, la performance affichée conduisant toujours à un plan social lequel mène en permanence à des catastrophes humaines. C'est là où se situe le débat  et c'est la raison pour laquelle je me suis permis de venir avec mes collègues apporter ma contribution sur ces comportements.

Les travaux des experts, ceux des universitaires, montrent bien que la compétitivité et l'emploi ne sont pas de façon irréversible des éléments opposés, bien loin de là. Au moment où l'on parle de plus en plus d'employabilité, de la qualité des hommes, de leur comportement, on ne peut pas à la fois dire que l'homme est irremplaçable et considérer les charges de personnel comme étant un volant de gestion qu'il importe de réduire.

Or, on assiste systématiquement aux mêmes situations, aux mêmes scénarios. J'oserai dire qu'à la limite, pour vous, c'est relativement simple à schématiser puisqu'on retrouve toujours la même situation avec les mêmes remèdes simplistes et les mêmes impossibilités que les industriels brandissent, qui pour eux constituent toujours un obstacle insurmontable alors que de plus en plus des « collectifs de travail » proposent des solutions alternatives qui sont de plus en plus fréquemment parfaitement réalistes.

Quand on est responsable, on pense aux nécessités premières de l'entreprise. Or, à l'heure actuelle, la grande nécessité en gestion, c'est de valoriser les marques. Aussi comprenons nous parfaitement que le premier point des stratégies internationales des grands groupes soit de valoriser les marques : Perrier est l'une de ces marques que Nestlé entend valoriser ; très bien !

Ce que l'on propose simplement (et c'est peut-être grâce à l'intervention de la puissance publique que l'on y arrivera) c'est que cette marque ne soit pas simplement valorisée en elle-même et au bénéfice de la rentabilité financière à très court terme, en faisant fi de toute autre considération. Il y a des stratégies secondaires qui doivent consister à valoriser les sites avec les hommes et les femmes qui les constituent grâce à toutes leurs compétences.

La notion de patrimoine existe : dans ma région, les Salins du Midi déjà cités sont également un bel exemple de patrimoine régional ; or la société américaine qui a acheté les Salins du Midi a menacé de fermer le site pendant un mois pour faire pression sur ses salariés, se privant de la récolte du sel au risque de provoquer une catastrophe écologique. Il n'est pas pensable que la collectivité supporte cette façon de procéder, et pourtant, la loi le permet. On sent donc bien avec cet exemple limite - comme nous comptons le proposer avec l'exemple de Perrier - qu'il faudrait rattacher la marque à son territoire un peu comme pour les AOC. Les Salins du Midi constituent une activité à protéger à titre patrimonial. Il faudrait, et nous sommes en train de l'étudier sur le plan juridique, pouvoir en arriver pour les produits agro-alimentaires à une sorte de classement, à mi-chemin entre le classement des monuments historiques et ceux qui existent à l'heure actuelle pour les AOC.

M. le Président : Dans votre exposé est apparu le phénomène du patrimoine. S'il vous était possible d'essayer d'être plus concret par vos exemples ? Celui des Salins est un bon exemple pour notre compréhension mais si vous pouviez dans d'autres domaine faire état d'exemples qui concrétisent bien ce que vous voulez nous exposer ? Nous avons besoin de cas concrets.

M. Michel LAMY : Nous vous laisserons quelques documents. Mais ce qui nous inquiète fortement, au delà des illustrations comme celle que vient de donner M. Ferrer, c'est la banalisation d'un certain nombre d'idées, ce côté d'inéluctabilité qui est sans arrêt mis sur la table. Il ne se passe pas un jour sans que vous lisiez des articles sur la globalisation, la mondialisation. On n'y peut rien, nous dit-on. L'autre jour, lors des journées de l'épargne à l'Assemblée nationale, on nous a expliqué que le dumping fiscal était dangereux - ce qui est vrai - et qu'il allait donc falloir aligner la fiscalité sur la contrainte financière. On nous a expliqué que cette harmonisation se ferait non pas par le haut mais par le bas. On nous a laissé entendre ensuite que bien entendu si cela s'harmonisait vers le bas, il y aurait moins de rentrées fiscales pour les États et qu'on ne pouvait pas faire autrement.

J'ai deux cas que je peux citer rapidement, qui sont des exemples de la banalisation de la façon dont on peut concevoir les choses dans ce domaine : Vilvoorde, ce n'était pas une multinationale américaine ! Il n'empêche que je suis relativement étonné (je ne connais peut-être pas tous les rouages) par ce que l'on a entendu à l'époque comme argument en disant « il n'y a pas de bénéfice chez Renault, cela se passe assez mal » ; en substance ; « les résultats vont être très mauvais et on ne peut pas faire autrement que de supprimer une chaîne. » Et on a supprimé Vilvoorde.

Et puis les bénéfices ont été bons ; il m'a semblé comprendre que l'on s'en vantait suffisamment en fin d'année ; et en même temps, on a créé deux chaînes ; pour l'une, je le comprends, on l'a créée en Amérique du Sud dans un pays dans lequel on voulait vendre  mais on en a créé une autre en Turquie et, sauf erreur de ma part, il s'agit bel et bien de véhicules destinés à l'Europe. Là, je ne suis plus sûr que l'on respecte l'équilibre entre l'exigence économique et les exigences humaines.

L'autre exemple que je connais bien car j'en suis issu, c'est le Crédit Foncier de France. A un moment, il a été décidé qu'il fallait supprimer le Crédit Foncier  et, à l'époque, on nous annonçait que nous étions en situation de faire au minimum 500 millions de francs de pertes par an.

Il a fallu un combat extrêmement dur et pas très académique puisque nous avons occupé les locaux et croyez-moi, quand on vous met en présence de cabinets d'experts (qui sont d'ailleurs prêts à changer d'avis) qui vous prouvent que vous allez perdre 500 millions de francs par an, que vous vous mettez à en gagner au contraire 500 millions de francs une première année, puis 800 millions l'année suivante, l'année d'après 1 milliard, et 1998 entre 1,2 et 1,5 milliard, on a du mal, dans ce cas, à croire qu'il y ait eu objectivité totale dans la présentation des dossiers mais tout simplement la volonté de mettre une entreprise « out ».

Si je prends ces deux exemples, c'est à dessein, car nous ne sommes pas là dans le cadre des multinationales américaines, nous sommes dans le cadre de sociétés proches de la puissance publique ; cela nous interpelle au plan pratique du chômage, du jeu économique. Nous sommes plutôt un syndicat qui est pour une certaine concertation, pour essayer de faire en sorte - autant que faire se peut - que les choses se fassent au profit de l'entreprise et des salariés, au profit bien compris des deux  mais on a un peu l'impression que la globalisation actuellement, la mondialisation, deviennent d'énormes alibis pour privilégier une fois pour toutes l'aspect financier sur les aspects productifs, y compris l'emploi.

Je suis certain que, si nous nous organisons pour être un monde de rentiers, nous allons nous retrouver avec une baisse significative de la production. Il n'est pas normal que l'on demande dans des entreprises d'avoir 15 % de rémunération des capitaux propres quand le PIB augmente chaque année entre 2 et 3 % et les prix de 1 %. Il n'est en aucune façon légitime que la rémunération des capitaux propres soit de 15 %. La prime de risque normale d'un prêteur ne s'est jamais située à ce niveau là. Je crains que le système financier ne soit en train de tuer la poule aux _ufs d'or et les bases sur lesquelles il est assis.

M. Christophe MICKIEWICZ : Nous avons rédigé un memorandum à l'intention de votre commission sur la façon dont nous abordons ces problèmes et sur quelques-unes des solutions que nous pourrions proposer pour améliorer la situation.

Si la commission me le permet, je voudrais tout d'abord prendre simplement l'exemple que mentionne « La Tribune » de ce matin dans lequel l'auteur d'un article sur le sidérurgiste Usinor, multinationale française qui a des sites de production dans différents pays européens, écrit : « le conseil d'administration d'Usinor doit se réunir cet après-midi pour valider la plus grande restructuration du groupe depuis la fusion en 1986 d'Usinor et de Sacilor». L'explication qui est donnée est la suivante : « Face à un titre qui stagne en bourse depuis des mois, la direction veut convaincre les investisseurs qu'elle est décidée à améliorer la rentabilité du groupe grâce à ce plan d'envergure ; ce plan prévoit une nouvelle architecture avec un coût social, des centaines, voire des milliers de suppressions de postes - le groupe compte 22 000 salariés  - le nombre précis sera annoncé d'ici la fin du premier semestre, les plus touchés pouvant être les cols blancs ». Bien évidemment, mon organisation est particulièrement intéressée par des informations de ce type ; et l'article termine en disant : « ce plan, pour audacieux qu'il soit, laisse toujours pendante la question de la cession prévue, mais à peine entamée faute de repreneur, des filiales Unimetal et Ascometal spécialisées dans les aciers longs et spéciaux », sur lesquels l'entreprise Usinor a une compétence reconnue mondialement ; elle envisage donc de céder très rapidement pour se recentrer et faire autre chose, quitte à en payer un coût social. C'est un exemple que j'ai pris, car il datait de ce matin, il est intéressant, et on en lit tous les jours dans les journaux de la presse économique.

Je voudrais ajouter que notre réflexion sur ce type de problème s'est focalisée sur un premier point : existe-t-il un lien entre le territoire et l'activité économique, l'activité de production ? De quelle nature est ce lien ? Est-ce que ce lien représente une richesse ? Faut-il le préserver ? Faut-il le développer ?

Le deuxième point est celui-ci : pourquoi les organisations syndicales n'interviennent-elles pas dans ce type de problème, dans les plans sociaux, les restructurations, sinon très loin en aval, en dernier ressort, pour gérer l'inévitable ?

Sans doute la réponse à cette deuxième question tient-elle au fait que nous, organisations syndicales, avons développé une expertise dans ce domaine très précis qui est le domaine social ; nous savons gérer un plan social pour qu'il présente le moindre coût pour les salariés et j'ajouterai même pour la collectivité ; mais notre volonté serait maintenant de dépasser cette intervention, conçue comme un pansement social, par rapport à des décisions qui sont présentées comme inévitables, inexorables, et d'essayer d'étudier avec vous, avec les pouvoirs publics et avec tous les acteurs intéressés, y compris les acteurs locaux, de quelle façon on pourrait remonter en amont pour arriver au plus près de la prise de décision, sinon pour peser sur cette décision, en tout cas pour être informé lorsque cette décision est prise et sur quelle base et à partir de quels facteurs cette décision a été prise.

Nous avons fait un certain nombre de propositions que je vous remettrai par écrit, dont les plus évidentes sont, par exemple, de nous aider à développer cette expertise économique que nous demandons, de voir reconnue aux salariés une place d'administrateur dans les conseils de surveillance et dans les conseils d'administration, en tout cas dans ceux des entreprises dont les sièges sociaux et les centres de décision sont situés en France (mais bien évidemment dans notre esprit, cela doit avoir également une dimension européenne), de pouvoir entretenir des relations avec ce que l'on nous présente de façon un peu brutale comme étant la pensée hégémonique des marchés financiers - pensée partagée à la fois par les gestionnaires financiers, par les managers, par les actionnaires - et voir notre qualité d'organisations syndicales représentatives de salariés suffisamment reconnue pour pouvoir parler avec les actionnaires, ceux qui mettent de l'argent dans l'entreprise, les gestionnaires financiers de l'entreprise, et sur la base d'un langage qui soit compris par eux.

Cette confrontation directe entre le salarié et l'actionnaire, qui n'existe pas actuellement, nous permettrait à notre avis, avec toute notre force de conviction, d'expliquer à un petit actionnaire ou à un actionnaire institutionnel, quel que soit sa taille, ou à un fonds de pension américain, en quoi ces exigences de rentabilité à court terme ne sont pas viables du point de vue de la pérennité de l'entreprise et de son investissement à moyen terme ou à long terme, en quoi la destruction de sites de production ou d'emplois est aussi une destruction de valeurs, une destruction de richesses donc, pour lui actionnaire, une destruction de patrimoine.

Dans tous ces domaines, nous avons des propositions à faire et des choses à dire et nous pensons que vous pouvez nous aider à le faire savoir et avancer dans ce domaine pour faire connaître ces propositions.

D'autres propositions sont plus évidentes encore : je citerai la mise en place de la directive européenne sur la consultation et la représentation des travailleurs qui doit intervenir le plus rapidement possible puisque les décisions sont, en grande partie, prises sur un plan international et en tout cas européen pour ce qui est de nos entreprises ; cela pourrait consister également à rétablir le pouvoir de sanction de l'État, des pouvoirs publics, des collectivités territoriales, sur des engagements pris par des entreprises et non assumés en terme d'emploi ou de pérennité d'activités, exemples que l'on constate tous les jours.

Il faut également renforcer les pouvoirs des comités de groupe européens, instances qui existent maintenant en très grand nombre mais qui souvent n'ont pas les moyens de fonctionner. C'est ainsi qu'on nous cite tous les jours des exemples où les représentants des salariés au sein de cette instance reçoivent les documents qui leur permettraient théoriquement de travailler (tels les bilans économiques et les bilans sociaux) deux jours avant la réunion sans possibilité de se concerter formellement avec les autres syndicats européens, d'exercer leur rôle qui est un rôle d'information au niveau de l'entreprise conçue comme un ensemble européen transfrontières et encore moins de peser sur les décisions.

Il conviendrait aussi de réguler les mouvements de fusion et d'absorption, situations dans lesquelles les syndicats et les salariés sont en situation passive, où il existe sans doute des moyens pour les prévenir, en tout cas, en prévenir les conséquences beaucoup plus en amont que ce n'est le cas actuellement.

Enfin, évidemment, nous recommandons de façon plus large au gouvernement français et aux pouvoirs publics français de pouvoir agir au niveau macro-économique à Bruxelles, pour peser sur des décisions qui parfois sont prises sans considérer la lourdeur des conséquences sociales. Ces décisions peuvent être budgétaires, monétaires, concerner l'aménagement du territoire ou la présence de syndicats au sein des institutions européennes, toutes décisions sur lesquelles les organisations syndicales, les organisations de salariés ont des choses à faire valoir et des choses à dire.

M. Michel LAMY : Pour compléter les propos de mon collègue et concernant l'aspect européen, il est évident que si la politique monétaire et les politiques budgétaires étaient mises au service d'un euro fort, si par exemple on voyait l'euro devenir une monnaie de réserve qui serait nécessairement une monnaie forte, il deviendrait à ce moment de plus en plus cher de produire en Europe et de moins en moins cher de se payer des immobilisations à l'étranger (comme les Français se payaient des maisons en Espagne à une certaine époque) et on entrerait alors dans une logique de délocalisation systématique.

J'ajoute que l'on a vu sortir l'AMI par la porte, je n'aimerais pas le voir revenir avec l'OMC par la fenêtre ; nous sommes là dans des types d'accords pouvant donner à des entreprises, même s'il ne faut pas les brider sans arrêt - ce n'est pas notre propos - des prérogatives telles que parler d'Etat, de nation ou même d'Europe deviendrait quelque chose de tout à fait superficiel. Or dans le cadre de l'AMI ce risque était très présent car on arrivait à un système où, pour toute innovation sociale, certaines entreprises étrangères auraient pu protester et demander des dédommagements puisque cette situation n'était pas prévue lorsqu'elles sont venues s'installer sur notre sol.

M. le Président : Mes collègues seront d'accord avec moi pour souligner la richesse de vos propos  mais avant de vous soumettre au feu des questions, je voudrais vous en poser une : vous demander si vous avez connaissance de groupes qui auraient licencié après avoir touché des subventions soit de l'Union européenne, soit de l'État, soit des collectivités territoriales ; est-ce que ce type de problème vous est connu ?

M. Michel LAMY : En toute franchise et toute objectivité, les informations que nous avons pu avoir sur des éléments de ce type ne me permettent pas de donner des noms dans la mesure où ne m'ont pas été apportés les éléments de preuve. Nous avons lu un certain nombre de choses dans la presse, nous avons entendu également remonter de notre base des exemples de cette nature, mais on n'a jamais pu se procurer les éléments de preuve de versement d'aides de la part de l'État ou des Régions au bénéfice d'installations qui auraient été suivies presqu'aussitôt de départ. J'ai entendu, il est vrai, un certain nombre de choses comme cela, très précisément dans le bassin d'Alès, mais je ne vous citerai pas les noms des entreprises pour les raisons que je viens de vous indiquer.

M. Jacques FERRER : Je vais répondre un peu à côté de la question et je vous prie de m'en excuser.

J'évoquerai l'OPA faite par Nestlé. La procédure lui impose de demander l'autorisation au gouvernement français qui l'accorde sous certaines conditions. Je peux vous affirmer que les conditions de l'accord n'ont pas été tenues puisque le groupe Nestlé s'était engagé à maintenir l'ensemble des activités qu'il s'apprêtait à acquérir et qu'une bonne partie des activités, sous prétexte de recentrage (selon les grandes formules à la mode) tous ses produits soft drink ont disparu de son panel ; il y a donc eu des recentrages ultérieurs qui ont fait que les engagements pris n'ont pas été tenus ; une fois de plus je me permets de vous dire que les experts auprès des comités d'entreprise, ces grands cabinets français qui ont maintenant pour champ d'action l'Europe entière et une grande compétence en la matière, ne voient que des cas que vous vous apprêtez à étudier. Vous aurez auprès d'eux toutes les informations basées d'abord sur la comptabilité, sur les analyses financières. Vous avez ensuite des comportements qui font que la récupération d'un certain nombre d'aides de l'État sont quotidiennes mais sous une forme plus indirecte. Je m'explique : pour les plans sociaux eux-mêmes, si on les analyse de très près, la plupart du temps, ils sont suscités, non pas parce que l'entreprise va sombrer, qu'il faut la sauver, en clair parce qu'elle ne gagne plus assez d'argent, non ! c'est au contraire pour lui permettre d'en gagner plus ; et pour en gagner plus on fait un investissement  : c'est clairement dit, cela figure dans tous les documents écrits à ceci près que pour payer cet investissement on licencie du monde !

C'est très clair comme méthode ; à ce moment, un conflit éclate, l'État vient pour débloquer la situation avec des FNE. Les deux fois où nous avons rencontré Mme Martine Aubry, nous avons demandé qu'elle tâche de ne pas dépenser l'argent des citoyens à travers d'autres plans FNE. qui au bout du compte sont peut-être utiles, peuvent apparaître aux gens comme des « parachutes dorés », mais sont beaucoup trop utilisés à tour de bras comme un système de gestion.

Vous pourrez trouver dans les cabinets d'experts tous les documents qui prouvent que le licenciement des personnels, les plans sociaux et tout ce qu'apporte l'État sont devenus des systèmes de gestion.

Je peux vous citer le cas dans mon entreprise, Perrier, où l'État est intervenu avec l'argent des contribuables pour lisser les stocks de l'entreprise en utilisant certains dispositifs propres au chômage technique des salariés pour cause d'inactivité. C'est un système de gestion fréquent et vous n'aurez pas beaucoup de difficultés pour démontrer la méthode et la mettre en relief.

M. le Rapporteur : Je partage une grande partie de l'analyse qui a été faite depuis le début de l'audition, lorsque vous dites que la logique d'un certain nombre de grands groupes, d'entreprises, une logique de fond, vise à une plus grande rentabilité, non que la rentabilité n'existe pas, elle existe mais est considérée comme insuffisante ; soit l'on dit que la concurrence internationale nécessite qu'il y ait une rentabilité plus grande, soit qu'on avoue que ce sont les actionnaires qui pour maintenir leur argent dans l'entreprise en question exigent que cela rapporte un peu plus.

Tout cela constitue l'objet de notre commission d'enquête. On a bien ce sentiment, corroboré par un certain nombre d'informations et d'annonces. L'objectif est : que faire pour, non pas supprimer ce genre de choses, les orientations politiques qui sont les miennes pourraient me conduire à faire un certain nombre de propositions - mais elles n'iraient sans doute pas dans le sens de la majorité de la commission, encore moins de l'Assemblée - mais au moins pour faire en sorte que l'on arrête de considérer les personnels quels qu'ils soient dans l'entreprise comme la donnée variable, celle qui permet d'ajuster ; autrefois, on trouvait d'autres modes d'ajustement, maintenant c'est vous, vous disiez tout à l'heure les « cols blancs », si je puis dire, il y a aussi les « autres cols », mais c'est vous les variables, maintenant, qui permettent de faire le nécessaire.

Usinor, vous l'avez évoqué, sera sans doute parmi les entreprises que nous auditionnerons tout simplement parce que c'est un groupe important, qui a connu un certain nombre d'événements au fil des dernières années.

Je reviens sur deux ou trois points pour obtenir des précisions : les moyens internes que vous verriez pour vous opposer, ou pour permettre en tout cas de freiner ces dérives que vous avez décrites (vous parliez de comité d'entreprise, de comité central d'entreprise, de comité de groupe au niveau européen) comment verriez-vous la chose ? Au niveau d'un droit d'alerte ? D'opposition ? Jusqu'où cela peut-il aller ? Peut-on parler selon vous de « droits nouveaux », c'est une expression que vous connaissez probablement qui permettraient d'équilibrer les pratiques nouvelles des entreprises ? La confrontation entre les grands groupes ne correspond plus au jeu habituel, c'est ce que vous avez commencé à dire tout à l'heure. Puisqu'il y a un jeu qui n'est plus habituel, n'y a-t-il pas lieu de permettre aux représentants des salariés d'y répondre tout simplement ? Ou d'aboutir en tout cas à une pratique, une procédure qui bloque les choses quand vous avez le sentiment que, comme vous le disiez, ce n'est plus l'intérêt normal de l'entreprise, qui est de produire et de rapporter, mais qu'on est dans une autre logique financière et non plus une logique industrielle ?

Deuxième question, les aides publiques.

M. Kessler nous a dit : « plus d'aide publique, on n'en veut plus, mais à l'autre bout de la chaîne, donnez-nous un peu plus de liberté » ; j'aimerais connaître l'avis de l'encadrement que vous représentez sur cette orientation, même si l'ancien conseiller régional que je suis et l'élu que je suis depuis 25 ans bientôt n'a jamais rencontré un chef d'entreprise, petite, moyenne ou grande, qui lui aie dit : « je ne veux pas d'argent » ; je n'en ai jamais rencontré, moi, en tout cas. Peut-être que ceux qui n'en voulaient pas ne sont pas venus en chercher, mais j'en a rencontré beaucoup, probablement, qui venaient pour une aide, une exonération, quelque chose ; en tout cas, le MEDEF actuellement, ce serait : « plus d'aide publique à un bout, mais à l'autre bout de la chaîne, en même temps, moins de tatillonnement ».

Troisième question : faites-vous une différence dans l'analyse que vous faites à la CGC entre les groupes d'obédience (je me contenterai de ce mot) française ou non française, ou bien y a-t-il un nivellement qui s'est fait de ce point de vue entre tous les groupes ? On a pu penser pendant un moment que les groupes dits « anglo-saxons » avaient des pratiques différentes des groupes français ; y a-t-il maintenant un nivellement par le bas, par le haut ? Je ne porterai pas non plus de jugement là-dessus. Ou bien, est-ce que la question est non avenue ?

Enfin, je voudrais que vous parliez des problèmes d'externalisation de groupes français, de productions françaises vers l'étranger, des rapports qui peuvent exister, ce que vous pensez des rapports qui existent ou se sont installés entre des maisons mères qui sont restées éventuellement en France et celles qui sont parties à l'étranger ?

M. Michel LAMY : Pour ce qui est de votre première question, c'est-à-dire d'essayer de voir comment, dans les structures éventuelles de représentation du personnel, on peut essayer de trouver des parades à ce genre de pratique, à mon avis, il n'y aura pas de parade parfaite. On a insisté sur les comités d'entreprise. C'est ce que disait M. Mickiewicz, notamment le fait d'être au courant le plus en amont possible, c'est-à-dire tant qu'il est possible éventuellement de réfléchir et de proposer d'autres solutions.

Une des parts de notre réflexion, même si nous ne sommes pas naïfs et si nous savons très bien qu'un conseil d'administration peut être précédé d'un pré-conseil où tout se dit de ce qui ne se dit pas dans le conseil d'administration officiel, c'est d'avoir une représentation des salariés avec droit de vote au niveau des conseils d'administration ; il s'y dit quand même un peu plus de choses, notamment au moment des comptes, et il y est quand même possible de poser un certain nombre de questions.

Ensuite, d'une certaine façon ce qui est exposé devant les comités d'entreprise, y compris devant les grandes sociétés, c'est le résultat. Les questions sont possibles, on peut faire appel à des experts, mais il est parfois utile d'avoir eu des informations plus en amont ; il serait parfois utile de systématiser, par exemple, la possibilité aux représentants des salariés de s'exprimer à l'assemblée générale des actionnaires.

Je vais vous donner un exemple, vous le verrez notamment dans des documents que l'on va vous laisser : on essaie de travailler à ce que l'on appelle - par opposition aux fonds de pension - « des fonds éthiques » c'est-à-dire des fonds de pension qui dans leurs investissements, tout en cherchant une rentabilité logique, n'emploient pas des méthodes du type « on élimine un maximum de personnes pour tirer plus de bénéfices pendant deux ans et puis on lâche l'entreprise... »

Sans doute y a-t-il des choses à faire dans ces domaines pour mettre des garde-fous, encore une fois au profit de nos intérêts à tous, y compris ceux du MEDEF, mais très franchement un de nos soucis est d'être au courant le plus en amont possible et de donner une possibilité aux salariés, avec l'aide notamment de leurs experts, d'intervenir ; c'est plus facile auprès des grandes entreprises, bien entendu, que quand il s'agit de salariés quasi-isolés dans des PME où le nombre est vraiment très faible. Il s'agit de donner le maximum de possibilités pour avoir la connaissance des problèmes ; car les problèmes peuvent être réels, comme ils peuvent être fabriqués pour les besoins de la cause... donc d'avoir le plus de connaissance possible en amont et avoir des pouvoirs d'expression, y compris d'expression publique ce qui éviterait peut-être un certain nombre d'errements.

Quand vous parlez par ailleurs de supprimer les aides publiques et de laisser plus de liberté aux entreprises...

M. le Rapporteur : Ce n'est pas moi qui le dis !

M. Michel LAMY : Nous ne sommes pas toujours certains que toutes les formes d'aide publique sont efficaces par rapport au but recherché ; certaines aides pour l'emploi ne se sont pas avérées conformes en nombre de postes qu'elles étaient sensées créer ; mais sur le plan de l'aide publique, il nous semble quand même, y compris dans le cadre de l'aménagement du territoire (car des régions qui se désertifient représentent un coût considérable pour la communauté), qu'il y a un intérêt à l'incitation par l'intermédiaire de structures qui peuvent être soit européennes, soit nationales, soit régionales ; manifestement l'intérêt de la collectivité nationale est de faire en sorte que des entreprises s'installent sur son sol, que l'indépendance nationale soit préservée par le maintien de certains secteurs stratégiques. Ces problèmes sont d'une telle gravité qu'en tout état de cause, dire « on laisse tomber toute aide publique » et le marché  se « débrouille » tout seul  nous semble à la limite criminel.

Quand je dis cela, je pense par exemple aux Etats Unis qui ne sont pas un pays dont on peut mettre en cause le libéralisme. Or j'ai toujours été très frappé de voir que pour l'accession à la propriété de certaines catégories sociales, les Etats Unis partent du principe que le marché ne peut pas régler le problème, qu'il faut une aide et cette aide est distribuée, chez eux, carrément par un système qui est en situation de monopole, c'est-à-dire de banques qui ont des monopoles régionaux, dont les dirigeants sont nommés par l'État fédéral, qui bénéficient sur le plan fiscal de ne pas être soumis à l'impôt sur les bénéfices ni à un ensemble d'impôts locaux, parce qu'ils considèrent que, dans un pays très libéral, que plus le pays est libéral, plus il y a besoin d'instruments de régulation pour régler les problèmes que le marché ne règle pas par lui-même parce qu'il ne trouve pas nécessairement d'adéquation entre une clientèle suffisamment solvable pour payer le service au prix du marché et l'offre.

Dès lors, il nous semble que si la recette pour les entreprises n'est pas nécessairement l'aide publique (de trop grandes généralisations d'aides publiques sont sans doute coûteuses et l'aide mérite sans aucun doute d'être ciblée) en même temps, il ne nous semble pas que le marché puisse résoudre l'ensemble des problèmes.

Cela étant, les propos du MEDEF le regardent, mais à certains moments je me demande si des propos de ce style sont prononcés pour défendre le tissu économique et celui des entreprises ou bien celui du secteur financier, ce qui n'est pas tout à fait la même chose.

M. Christophe MICKIEWICZ : Je vais compléter la réponse sur ce point qui est intéressant : le MEDEF serait plus cohérent avec lui-même si, tout en demandant la suppression de toute aide publique, il arrêtait aussi de demander la baisse des charges sociales sur les bas salaires car, pour nous, cela c'est une aide publique directe puisqu'il s'agit de faire reporter sur la collectivité la charge de la protection sociale des gens qui travaillent ; je sais que le MEDEF étudie actuellement une proposition du type « revenu minimum d'activité », qui consisterait à distribuer 2 000 francs à toute personne en France ou à tout actif, ce qui permettrait, dans l'esprit du MEDEF, de ramener le salaire minimum net de 6 000 à 4 000 francs ; cela, c'est bien une aide publique directe. A mon avis, le MEDEF tient des propos incohérents quand il dit à la fois qu'il est contre l'aide publique pour les entreprises mais qu'il demande une baisse des charges sociales sur les bas salaires ; c'est très clair !

M. Michel LAMY : On n'en est pas à une incohérence près de ce côté.

Je finis sur les deux derniers problèmes que vous avez posés.

D'abord, les groupes d'obédience française ou non. Il nous semble que le problème se pose non seulement parce qu'il existe quelques méthodes anglo-saxonnes qui ne prennent pas beaucoup de gants pour dire à quelqu'un « vous faites votre bagage et demain vous partez », et ils sont parfois très étonnés quand leur directeur du personnel en France leur rappelle que des lois en France ne le permettent pas !

Mais en dehors même de ces aspects coutumiers et « tribaux », si je puis dire, il y a un autre élément très net, c'est que - même pour les fonds de pension par exemple - ils ne se comportent pas de la même façon chez eux et chez les autres et les exigences des fonds aux Etats Unis sont rarement aussi lourdes que leurs exigences lorsqu'ils viennent s'installer par exemple en Europe ou en Asie.

Dans l'aspect que vous souleviez tout à l'heure : savoir si les groupes sont d'obédience française ou non, vous avez un aspect culturel et dès lors que l'on intervient à l'étranger, l'on « pompe » un peu plus rapidement la substance, parce qu'on sent moins le risque d'être mis en cause sur son propre territoire par les gens qu'on aurait mis à la rue.

Le dernier point concernait les problèmes d'externalisation : c'est typiquement la menace qui consiste à prendre la marque d'une eau et d'essayer de voir comment faire pour que ce soit en apparence le même produit tout en étant fabriqué ailleurs. Le cas de Vilvoorde d'une certaine façon est, lui aussi, un problème d'externalisation de production.

M. Alain COUSIN : S'agissant de fermetures de sites, je ne voudrais pas que l'on ait un discours trop manichéen. C'est probablement de temps en temps hélas, pour faire de plus en plus de bénéfices, mais c'est aussi la conséquence de logiques industrielles que l'on peut comprendre, même si on les déplore.

Je voudrais avoir votre sentiment sur des pratiques trop souvent constatées ; puisque l'on en est à citer des noms, vous avez cité Nestlé assez abondamment, et j'ai remarqué le comportement de ce type d'entreprises dans ma région à propos à l'occasion d'affaires récentes..

Lorsqu'ils ferment un site, ils disent le plus souvent, mais ils ne sont pas les seuls : « On a 50 personnes à reclasser, on va proposer 50 000 francs par emploi » et cela se limite à cela ; en d'autres termes, cela veut dire que si j'ai une entreprise dans la région qui, par le hasard heureux des choses, fait que j'ai besoin de 15 personnes, je vais prendre en priorité, c'est le bon sens, des gens venant de chez Nestlé, puisqu'il y aura 50 000 francs à la clef par personne mais j'appelle cela « un effet d'aubaine » pour tout le monde puisqu'il n'y a absolument pas de création de richesse . Or, ce qui nous intéresse, c'est la création de richesses.

S'il y a suppression d'un site, donc suppression de personnel, avant de raisonner en poids - ce qui je crois pollue un peu nos esprits à tous - il faut essayer de rechercher la possibilité de créer une activité qui crée des richesses, et mécaniquement bien sûr, l'emploi vient au surplus, et là, on s'y retrouve.

Or, les échos que je trouve lorsque je tiens ce discours, lorsque je dis ne pas pouvoir accepter ce type de comportement qui est une manière de se débarrasser financièrement d'un problème humain, je ne trouve pas d'écho à mon discours au sein des organisations syndicales.

J'aimerais donc savoir quel est l'état de la réflexion car on pourrait peut-être faire avancer les choses et la culture des grands groupes, en faisant en sorte qu'ils ne s'y prennent pas de cette manière.

M. Jacques FERRER : Ce que l'on obtient si l'on constitue un contre-pouvoir conséquent dans une entreprise, au cours d'une négociation aussi musclée soit-elle, cela concerne le « non travail », jamais le travail. En tant que gestionnaire, en tant qu'économiste, on ne peut qu'être frustrés. Quant au ministère du travail, où nous sommes allés à plusieurs reprises, celui-ci manifeste beaucoup de bonne volonté et se met dans tous ses états pour « traiter » le social... mais « traiter » le social ce n'est jamais qu'indemniser le salarié sans se préoccuper de lui retrouver du travail. Or, c'est en amont qu'il faut traiter le problème : il ne sert à rien d'éponger autour de la baignoire alors que c'est la robinetterie qu'il faut examiner.

C'est la raison pour laquelle je vais essayer de répondre à la question que vous avez posée : que faudrait-il faire dans l'entreprise ?

Dans notre groupe lors de son 3ème plan social , nous avons obtenu des « parachutes dorés » mais on n'a pas obtenu l'essentiel à nos yeux qui était, en amont, c'est à dire des solutions économiques, des activités rentables qui puissent continuer à le rester.

Ce qu'il faudrait octroyer au comité d'entreprise - c'est le seul point qu'il faudrait modifier - c'est la possibilité de se placer au niveau de la stratégie industrielle.

Sous la pression, les directions finissent par l'accepter mais, en droit, les comités d'entreprise n'ont toujours pas cette légitimité économique que les Français se sont octroyée sur le terrain ; peut-être que le législateur devrait faire un effort pour remettre la barre au niveau des réalités. C'est presque la seule chose que je vois d'aisément modifiable à l'intérieur de l'entreprise. Pour tout le reste, nous sommes nombreux à l'attendre de l'extérieur de l'entreprise, d'une commission d'enquête parlementaire précisément, une modification des relations que l'on pourrait appeler de « partenariales » entre l'Etat, les collectivités locales et ces grands groupes.

Je tiens à faire la différence et je réponds peut-être là à la troisième question portant sur les très grands groupes. Je ne vois pas de différence du fait de leur origine géographique. De moins en moins, on distingue culturellement l'économie nippone, l'économie anglo-saxonne et les autres économies, sans compter les économies mafieuses. A l'heure actuelle, ce qui distingue surtout une entreprise d'une autre entreprise, c'est sa taille. Nestlé avec 250 000 salariés, c'est un État dans l'État, ce sont des budgets bien plus importants que ceux de bien des États. On sent donc très bien, à nous de le démontrer à travers de multiples exemples, qu'il y a là une population totalement différente des PME. Ce n'est pas du tout le même problème. Les très grands groupes, ce sont de grands États sans conscience ! Cette remarque n'a aucune consonance morale puisque ces groupes déclarent eux mêmes ne pas vouloir avoir de conscience. Parce que la pression de la société est parvenue à leur en donner - je cite souvent l'environnement - les coûts de traitement des déchets qui étaient systématiquement externalisés depuis dix, quinze ans sont réinternalisés dans ces grandes organisations et personne ne trouve cela ni antiéconomique, ni scandaleux ; les grands groupes traitent plus ou moins bien, mais ils traitent leurs déchets eux-mêmes ; il y a donc quand même une réinternalisation vis à vis de l'environnement.

On parlait tout à l'heure des fonds éthiques aux États-Unis. Ce sont les bébés phoques, pour schématiser, qui ont motivé cette création. L'originalité française serait de dire qu'à côté des bébés phoques, on pourrait se préoccuper aussi des hommes et que la défense de l'environnement pourrait être conçu de façon plus large et comprendre les hommes et les femmes à la recherche d'un travail.

Car l'analyse globale est faisable ; quand on voit chacun de ces naufrages dont on a parlé tout à l'heure, qui ne sont pas des naufrages pour l'entreprise, mais pour les salariés, le bilan global est chaque fois catastrophique, même pour les actionnaires. Aussi de plus en plus de minorités d'actionnaires parlent-elles de développement durable, et voient leur entreprise parfois mise en péril. Il y a aussi une démocratie de l'actionnariat qui est à mettre en exergue.

Ce n'est pas d'un western dont on vous parle aujourd'hui : il n'y a pas les bons et les méchants. On ne parle pas contre l'entreprise, vous l'avez compris et nous avons beaucoup de propositions qui seraient conformes à ce que pourraient exiger les actionnaires les plus clairvoyants, en tout cas qui auraient davantage d'éléments pour en juger.

A l'intérieur de l'entreprise, ce que l'on peut demander, on l'a dit tout à l'heure, c'est un réel bilan social et économique, puisqu'on a cette particularité française d'avoir déjà un bilan social. Les autres syndicats européens nous l'envient. Le prochain pas sera d'avoir un bilan social et économique qui permettra de porter le débat au niveau de la stratégie industrielle, puisque c'est là que les choses se jouent et c'est là que l'on affirme comme un postulat une réalité économique que l'on ne démontre pas, que l'entrepreneur ne démontre pas et que les syndicalistes ne font que découvrir a posteriori.

C'est pourquoi, je réponds aussi à la question qui vient d'être posée : l'histoire montre que, jusqu'à maintenant, les syndicalistes n'ont agi que comme des pompiers pour aller au secours de l'homme, pour faire du social. Ce n'est que récemment qu'ils ont compris, grâce aux experts qui leur ont montré la réalité des faits... car ce n'était pas leur formation  (vous imaginez un syndicaliste au fond de l'atelier, de la CGT ou de la CFDT qui n'a jamais fait de gestion de sa vie...). Or, maintenant, tout cela est mis en doute et nous sommes déjà dans une situation différente. Les syndicalistes qui, jusqu'à maintenant se croyaient là pour servir la cause du social, s'occupent toujours de social mais font se préoccupent de plus en plus de la situation économique de l'entreprise pour ne plus avoir à s'occuper du social; en faisant eux aussi de la gestion prévisionnelle.

Non seulement, ce devrait être intéressant pour les salariés, mais intéressant aussi pour l'État, car on a vu que la situation actuelle lui revient très cher - l'analyse économique globale le montre - mais ce devrait être intéressant aussi pour l'entreprise  et ce n'est pas être iconoclaste que de dire cela : l'État doit arriver à discuter au niveau national avec ces grands groupes. Et pourquoi ne le ferait-il pas puisqu'il le fait déjà ? Chacun de ces grands groupes, certains plus que d'autres, ont des lobbies très forts dans tous les bureaux parisiens et obtiennent de l'État pas mal de considération, d'écoute ; je demande simplement que cette écoute et cette considération soient également payantes pour l'État, qu'en contrepartie l'État y retrouve une partie de ce qu'il octroie.

Or, à l'heure actuelle, si on ne voit rien à l'intérieur de l'entreprise, le débat est déjà là, c'est à dire sur le parvis de l'entreprise. Je sens qu'il est possible de faire changer les choses pour que tout simplement ce débat avec les très grands groupes soit plus équilibré, plus harmonieux et plus équitable, qu'il y ait un flux qui parte d'un côté, mais un flux qui reparte de l'autre aussi. Cela ne concerne pas une population énorme. Cette évolution me paraît à notre portée ; il ne faut pas la reporter à des générations futures ; une nouvelle relation avec ces entreprises peut s'instaurer, grâce à l'État, non plus par des subventions, non plus en faisant du « traitement social », mais en parlant tous intelligemment avant que le social ne surgisse.

M. Christophe MICKIEWICZ : Votre question était révélatrice. Vous nous avez parlé de certaines logiques industrielles qui s'imposaient. Ceci signifie que dans votre esprit, d'autres s'imposent moins. Mais on nous les présente toutes comme étant inéluctables, on nous refuse même la possibilité de dire si, à notre avis, certaines s'imposent plus que d'autres. L'expérience nous montre qu'en fait, certaines s'imposent plus que d'autres et que surtout, certaines s'imposent beaucoup moins que d'autres.

M. le Président : Nous aurions pu poursuivre encore longtemps. J'aurais pu vous poser une question sur l'expérience que vous retirez des comités de groupe et des comités de groupe européen. Quant à la suite législative de notre enquête, nous examinons les pratiques des multinationales mais avec les pouvoirs du législateur français ce qui limitera peut-être nos facultés de propositions.

M. le Rapporteur : Encore que rien ne nous empêche, cela fait partie même de l'intitulé de cette commission d'enquête, de faire des propositions au niveau national et au niveau européen ; nous sommes quand même dans la maison qui est faite pour ! Dans cette maison également existe, par exemple, une délégation à l'Union européenne, à laquelle je participe d'ailleurs, pas assez souvent sans doute ; on peut de toute façon saisir les instances compétentes de façon à essayer de corriger les errements.

Pour que ce soit clair, je pense qu'il vaut mieux que nous le disions nous-mêmes, il ne s'agit pas de couper des têtes, ce n'est pas cela du tout l'objet de la commission d'enquête, ni de traiter toutes les entreprises de « pelée », de « galeuse », ou de « tondue », c'est de faire en sorte que les errements (pour reprendre cette expression utilisée par l'un d'entre vous tout à l'heure) qui sont constatés actuellement soient corrigés.

Quels sont les moyens à mettre en _uvre pour les corriger ? C'est aussi l'objet de notre commission. Le constat est relativement facile, encore que vous ayez apporté, pour ce qui concerne les solutions, un certain nombre d'éléments qui sont pertinents ; mais il sera sans doute difficile de trouver des réponses suffisamment consensuelles pour rallier une majorité de l'Assemblée.

Le témoignage de la Confédération Française des Travailleurs Chrétiens
(C.F.T.C.)

Audition de M. Michel COQUILLION,
Secrétaire général adjoint de la CFTC

(extrait du procès-verbal de la séance du 20 janvier 1999)

Présidence de M. Alain FABRE-PUJOL, Président

M. Michel Coquillion est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Michel Coquillion prête serment.

M. Michel COQUILLION : Si vous le permettez, je ferai un exposé en deux temps, le premier consacré aux pratiques qui alimentent votre réflexion et dont nous avons eu connaissance, le deuxième aux quelques solutions que nous pouvons proposer.

Ces pratiques sont au nombre de six : les délocalisations, les externalisations, les fusions, l'utilisation du salariat comme valeur d'ajustement ou comme moyen de valorisation des cours de bourse, les transferts financiers vers l'étranger, enfin le comportement inacceptable d'entreprises ayant bénéficié d'aides importantes.

Je les reprendrai point par point en les étayant à chaque fois par des cas concrets.

D'abord les délocalisations dont on peut tenter de faire une typologie en distinguant celles qui visent à accroître les profits sans qu'il y ait pour autant menace sur l'entreprise, celles auxquelles les entreprises sont contraintes de procéder sauf à disparaître, celles qui résultent de stratégies où la contrainte qui pèse sur l'entreprise n'est que la conséquence de ses propres choix.

Dans le premier cas, les groupes ferment des sites sans qu'il y ait d'impératifs économiques majeurs, alors même que ces sites pourraient être développés, mais parce que leur délocalisation est source de rentabilité accrue.

Je pense en l'occurrence au groupe Levis-Strauss qui ferme son usine de la Bassée et provoque 641 licenciements sous prétexte de surproduction en Europe au moment même où il s'installe en Turquie. En fait, seule la recherche de profits accrus motive cette délocalisation. D'ailleurs le président du groupe, visitant le site quelques jours avant d'annoncer sa fermeture, le présentait lui-même comme un site très souple, très flexible, ayant de l'avenir. Il suffit d'ailleurs de noter que le coût du travail par «jean» était de 28 F pour un prix de vente qui se situe entre 300 et 400 F.

M. Jean LAUNAY : Les 28 F, c'est le coût total ou le coût du travail ?

M. Michel COQUILLION : C'est le coût du travail. Le coût total peut être estimé à 149 F sachant que les coûts autres que ceux du travail sont difficiles à cerner dans la mesure où tout dépend de la façon dont la maison-mère facture à ses filiales les coûts de structure et comment sont faites les répartitions des charges au sein du groupe. En tout cas ce premier exemple démontre que le seul souci des dirigeants a été d'avoir recours à une main d'oeuvre meilleur marché.

La fermeture du site Vidéocolor de Villeurbanne qui, au sein du groupe Thomson, était spécialisé dans la production de tubes de télévision est un second exemple puisque ce site qui était bénéficiaire au moment de sa fermeture a disparu alors que Thomson construisait une usine au Brésil. C'était l'époque où Thomson pourtant entièrement nationalisé délocalisait ses activités vers l'Amérique Latine. A ce sujet on ne peut pas dire que les groupes nationalisés aient toujours montré l'exemple.

Ce type de délocalisations ne concerne pas exclusivement des pays à bas salaires mais peut intervenir en Europe lorsqu'un groupe étranger qui a acquis un site en France en rapatrie les activités dans le pays où il a son siège social. Il s'agit moins alors, à l'échelle européenne, d'une délocalisation que d'une relocalisation mais qui ne va pas sans créer un traumatisme à l'endroit où cesse l'activité.

Je citerai ici le cas de Texunion du groupe DMC situé dans le Haut-Rhin pour lequel l'inquiétude est grande dans la mesure où les sites allemands plus performants, du fait d'investissements beaucoup plus importants, risquent de conduire à la fermeture du site alsacien. Même si, pour l'instant, les suppressions de postes se sont limitées au nombre de 150 sur 1000 emplois, les organisations syndicales craignent une fermeture définitive.

Je rappellerai le cas Hoover.

Je mentionnerai également la politique de l'Irlande qui attire les activités, d'informatique notamment, en jouant sur des différentiels de coûts importants.

Il est vrai qu'aux côtés des entreprises qui délocalisent pour accroître leurs profits il en est d'autres qui y sont contraintes sauf à ne pouvoir résister à la concurrence.

Je pense ici à une usine de textile de Royan qui n'a pu résister à la concurrence d'entreprises qui avaient elles-mêmes été délocalisées. Le pire c'est que sa cessation d'activité a été due à la perte des marchés de la Marine nationale qui a renoncé à lui passer ses commandes au profit d'entreprises étrangères, l'État prêtant en l'espèce la main à une délocalisation dont les effets ont été immédiats pour la localité. La ville de Royan est aujourd'hui sinistrée comme le sera demain la région de la Bassée déjà très touchée par la fermeture d'autres usines textiles.

Je pense de même à la guerre féroce que se livrent les grands groupes dans le domaine des pneumatiques dont certains se délocalisent dans les pays de l'Est ou dans des pays où la main d'oeuvre est moins chère encore et deviennent sur le marché français des concurrents redoutables pour ceux qui continuent à jouer le jeu.

On en arrive même à voir des groupes se concurrencer eux-mêmes ; ainsi de Péchiney qui inaugure à la fois une usine en Amérique Latine et annonce des sureffectifs en France qui exigeront des plans sociaux.

J'en arrive aux externalisations qui se sont développées ces dernières années et dont les effets différés sur l'emploi peuvent être redoutables.

Le leitmotiv de beaucoup de groupes est de se recentrer sur une activité principale et d'externaliser tout ce qui ne correspond pas à cette activité. Cette politique les a conduit depuis de nombreuses années à ne plus assumer eux-mêmes diverses tâches tels que le ménage, le gardiennage, la restauration. Ce mouvement ne cesse de se poursuivre.

Le groupe peut, dans un premier temps tout au moins, conserver son personnel mais il le fait dépendre d'une structure extérieure. Le salarié reste à son poste de travail mais il est devenu l'employé d'une autre entreprise qui peut être juridiquement une filiale ou non du groupe. C'est ainsi que dans le cadre d'une externalisation de l'informatique, l'informaticien reste à son poste de travail mais son employeur n'est plus l'entreprise d'origine mais une filiale, une joint venture, voire une entreprise sous-traitante. De même des centres de recherches parties intégrantes d'une entreprise deviennent-ils des sociétés indépendantes qui ne sont plus que de simples prestataires de service.

Certes l'effet sur l'emploi n'est pas immédiat mais bientôt le groupe va exiger de cette entité, qui est devenue indépendante, plus de rendement. Il va lui imposer des pratiques de forfaitisation, des rythmes de travail plus élevés et des contraintes horaires plus lourdes. Ce personnel ne bénéficie plus de son statut ni de sa convention collective d'origine. Restant à son poste de travail initial mais dépendant juridiquement d'un autre patron, il risque de se retrouver éparpillé sur plusieurs sites, d'être ainsi isolé, de ne pouvoir se rattacher à aucune structure syndicale puisque les représentants syndicaux de son lieu de travail vont appartenir à une autre entreprise, celle de l'entreprise-mère alors que lui-même est le salarié d'une filiale ou d'une entreprise sous-traitante.

Bientôt ces sociétés extérieures devenues de simples prestataires de service seront mises en concurrence avec d'autres - je pense notamment à certains centres de recherche - et si le groupe considère qu'une société n'est plus suffisamment rentable, c'est cette société qui licenciera tandis que le groupe gardera une «vitrine sociale» intacte.

La concurrence devient si sévère que nous avons vu certains centres de recherche indiens venir concurrencer des centres de recherche français externalisés dont la seule protection résultait des normes ISO que tous les laboratoires indiens n'ont pas mais qu'ils auront tous peut-être demain.

Dans ce cadre, la sous-traitance n'est plus qu'une forme d'externalisation soit que l'entreprise sous-traitante existât avant de contracter avec le groupe, soit que celle-ci résulte de la transformation du groupe en holding appelé à coiffer une série de sociétés juridiquement indépendantes les unes des autres. C'est ainsi que Kodak-Pathé dont les activités disparaissent progressivement de France a procédé à une filialisation, que certaines de ses filiales sont en cours soit de vente, soit d'externalisation, soit de disparition pure et simple. Je pense, par exemple, aux branches «appareils photos jetables» et « photocopieurs » de Kodak qui ont été cédés à Danka et dont les délégués syndicaux se demandent si Danka entend les exploiter ou les supprimer, faisant disparaître ainsi un concurrent.

J'en viens aux fusions.

Toute une série est annoncée.

Je pense, par exemple, à la fusion Rhône-Poulenc/Hoechst France. En regardant de près certaines fusions, on s'aperçoit que les groupes appelés à fusionner présentent une bonne complémentarité et que dès lors l'effet sur l'emploi sera de peu d'importance mais pour d'autres - je viens de citer Kodak et Danka ou Rhône-Poulenc et Hoechst - on peut craindre que la rentabilité de l'opération se fasse essentiellement par des fermetures de sites et des suppressions d'emplois.

Je poursuis par la pratique qui est moins nouvelle du salariat comme valeur d'ajustement qui conduit à licencier lorsque l'entreprise sent venir des problèmes et à réembaucher lorsque les choses vont mieux : ainsi des 239 licenciements opérés sur le site de Troyes il y a un an par l'entreprise Kléber, filiale de Michelin, et des 15 embauches récentes. Mais à cette pratique traditionnelle s'ajoute désormais celle qui consiste à annoncer des licenciements pour faire monter les actions soit en cas d'OPA hostile pour revaloriser les actions et le capital, soit tout simplement pour augmenter les plus-values des actionnaires. Nous avons ainsi l'exemple d'Electrolux dont l'annonce de quelques 12 000 suppressions d'emplois de par le monde a été suivie dans les deux jours par une hausse de l'action de 26 %.

Je serai moins affirmatif à propos de l'insuffisante modernisation des filiales quoique nous ayons au moins un cas qui pose problème, c'est celui de la filiale vendue par Rhône-Poulenc au groupe américain Gretlak Chemical dont les effectifs des deux sites ont fondu, plans sociaux après plans sociaux, de 40 % sans que l'entreprise investisse, au point que les salariés se demandent si l'acquéreur n'a pas voulu tout simplement récupérer une certaine technologie avant de licencier le personnel.

Ce transfert de technologie m'amène à traiter des transferts financiers.

Ils sont de deux sortes.

Les premiers sont en eux-mêmes légitimes fussent-ils très importants : ce sont les transferts correspondants aux plus-values et aux dividendes obtenus par les investisseurs étrangers et notamment par les fonds de pension américains à ceci près que nous sommes confrontés au problème particulièrement grave que constituent les exigences de ces fonds en matière de rentabilité. Or cette rentabilité très élevée oblige les groupes à conduire parfois une politique antisociale. Ces exigences à court terme risquent de compromettre la santé du groupe à long terme. Leur volume est devenu tel qu'en cas de retrait massif le groupe risque une OPA. Ce risque peut conduire, comme je le soutenais précédemment, à des annonces de diminutions d'emplois afin de faire monter les cours et d'échapper ainsi à la menace de prise de contrôle.

Les seconds transferts consistent en ce que certaines holdings ou entreprises étrangères minimisent volontairement les résultats qu'ils réalisent en France par le biais des coûts de cession ou de la répartition des charges du groupe et font apparaître les bénéfices ailleurs soit dans le pays de la holding soit, dit-on, dans des paradis fiscaux. Ces pratiques sont malheureusement très dommageables pour la France et pour les français dans la mesure où cette disparition de bénéfices se traduit non seulement par de moindres rentrées fiscales mais encore par l'impossibilité pour les salariés de bénéficier de dispositions légales comme la participation ou l'intéressement aux résultats et c'est ainsi qu'un délégué syndical de Hoechst me disait que les salariés de l'entreprise ne bénéficiait d'aucune participation dans la mesure où tous les bénéfices sont rapatriés en Allemagne.

Enfin des entreprises qui bénéficient d'aides directes ou indirectes n'ont pas toujours un comportement acceptable. Nous avons ainsi l'exemple de Dineysland qui a bénéficié d'aides importantes, entre autres l'accès au TGV et au RER, et qui se comporte comme si le droit social français ne la concernait pas et reste apparemment sourd aux injonctions de l'administration.

Ceci m'amène à quelques considérations sur les aides.

Pour ce qui concerne tant les aides à l'emploi qu'à l'aménagement du territoire ou à la création de richesses, il est très difficile de mesurer l'exacte réalité des emplois effectivement créés. Notre sentiment est que nous avons tendance à empiler les mesures sans connaître l'efficacité de celles qui ont précédé et qu'il n'existe, après le vote du Parlement, aucun suivi qui soit suffisamment rigoureux. A titre d'exemple les organisations syndicales n'ont jamais eu connaissance d'études très précises, ni très convaincantes sur les aides assises sur les bas salaires.

Il est vrai que de telles études sont plus faciles à demander qu'à réaliser, que les organisations syndicales ont elles-mêmes beaucoup de mal à cerner la réalité et que nous n'arrivons pas à avoir une réponse très claire de nos délégués syndicaux à la question de savoir si ces aides sont réellement efficaces ou non. Il est vrai aussi que, pour certaines aides, nous n'avons pas assez de recul. Je pense aux aides de la loi de Robien relative à la réduction du temps de travail, dans la mesure où peu d'entreprises sont arrivées à l'échéance de deux ans exigée par la loi, et nous aurons le même problème avec la loi Aubry.

Dans ces conditions les propositions que nous pouvons formuler sont encore plus délicates à imaginer.

La France est en effet enserrée dans ses choix, celui d'un pays libéral où la concurrence n'est pas entravée, où l'investissement venant de l'étranger est plutôt encouragé, celui d'un pays engagé dans la construction d'une Europe dont le modèle est lui aussi plutôt d'essence libérale ce qui limite énormément sa marge de manoeuvre.

Je citais les fonds de pension mais si la France essayait de s'attaquer sérieusement au problème des fonds de pension, elle courrait le risque d'un reflux brutal et massif de ces fonds ce qui poserait d'énormes problèmes à nombre d'entreprises.

S'agissant des délocalisations, la volonté d'attirer des entreprises fait en sorte qu'il est difficile de les empêcher de partir une fois qu'elles sont arrivées. Si on veut qu'une entreprise s'implante en France on ne peut lui dire: attention ! une fois que vous serez en France, il ne s'agira de n'en plus partir. De là vient toute l'ambiguïté des aides à l'aménagement du territoire.

Ceci étant nous sommes attachés à cinq propositions.

Il faut en Europe une harmonisation des politiques sociales, la construction d'une Europe sociale qui pourrait régler, au moins partiellement, les problèmes des délocalisations vers les autres pays européens.

Pour ce qui est des externalisations, nous proposons une charte de la sous-traitance de telle sorte que les grandes entreprises ne puissent aller au-delà de ce qui est admissible dans les pressions qu'elles peuvent exercer sur les entreprises sous-traitantes.

De même demandons-nous un élargissement de la compétence des délégués syndicaux sur tout site d'accueil.

Lorsque les personnels d'une entreprise sous-traitante sont sur un site, il faut qu'ils puissent être défendus et aidés par les délégués syndicaux de l'entreprise propriétaire du site ce qui n'est pas le cas actuellement puisqu'il n'y a pratiquement que le Comité pour l'hygiène, la sécurité et les conditions de travail qui peut intervenir. Admettre cette défense ce serait déjà diminuer les risques antisociaux que présentent les externalisations.

Nous demandons aussi de reconnaître la notion d'unité économique et sociale, la fameuse UES. Dans la mesure où les filialisations ont souvent pour effet d'aboutir à un découpage artificiel d'une même structure économique, cette notion aurait l'avantage d'en rétablir l'existence. Elle permettrait aux salariés de savoir ce qui se passe sur l'ensemble des sites ce qui n'est pas possible présentement puisque les sociétés d'un même groupe sont juridiquement indépendantes. Ce ne serait pas une panacée mais cela permettrait au moins que le personnel sache ce qui se prépare dans l'ensemble du groupe.

Enfin pour ce qui concerne une meilleure appréhension des transferts financiers par les salariés nous demandons depuis longtemps que ceux-ci soient mieux représentés dans les structures de l'entreprise, que les grands groupes soient dirigés selon une formule «directoire plus conseil de surveillance», que les salariés soient représentés à raison d'un tiers dans les conseils de surveillance de façon à ce qu'ils aient au moins un droit de regard sur tout ce qui se passe dans l'entreprise et par exemple sur certains mouvements de capitaux, sur certaines décisions qui concernent l'avenir des sites ce qui permettrait d'aller beaucoup plus loin que les droits reconnus au sein des comités de groupes voire des comités de groupes européens instances au sein desquelles les salariés ne jouent aucun rôle dans les décisions qui sont prises nonobstant les effets très importants qu'elles peuvent avoir sur l'avenir des sites et sur l'avenir du groupe.

M. le Président : Je dois vous remercier tout particulièrement pour l'exhaustivité de vos propos, la pertinence de vos exemples et la richesse de vos propositions même si celles-ci exigent, bien entendu, un examen attentif.

Je dois en même temps excuser l'absence de M. le Rapporteur qui très exceptionnellement n'a pu assister à la présente réunion. Aussi bien me substituant à lui je vous poserai deux questions.

La première rejoint une préoccupation qui a été exprimée ici même par le MEDEF qui souhaite pour sa part une harmonisation fiscale à l'échelon européen. Selon vous l'harmonisation sociale que vous préconisez peut-elle s'abstraire de cette harmonisation fiscale ?

La seconde consiste à vous demander d'être plus précis pour ce qui concerne les instances que vous préconisez au sein des groupes. Contrairement à votre analyse ne risquent-elles pas de faire double emploi avec les comités de groupe et les comités de groupe européen ?

M. Michel COQUILLION : Oui, c'est vrai je n'ai pas abordé le problème de l'harmonisation fiscale mais celle-ci fait bien entendu partie de nos préoccupations, ne serait-ce que parce qu'elle constitue un des moyens propres à empêcher certaines délocalisations et à neutraliser pour partie les effets des paradis fiscaux.

Pour ce qui concerne l'aménagement des instances sociales, il faut bien avoir conscience qu'il existe un vide qui se fait d'autant plus ressentir que les structures des grandes entreprises évoluent avec une extrême rapidité.

Lorsqu'une entreprise filialise, elle crée plusieurs sociétés anonymes elles-mêmes composées de plusieurs établissements. Chaque établissement dispose d'un comité qui assure l'information au niveau qui est le sien. Chaque société anonyme est dotée d'un comité central qui l'assure au sien. Mais à l'échelon supérieur, à celui du groupe, le comité de groupe est une instance qui pour l'instant n'a qu'une vue très générale et qui notamment n'a nulle compétence pour traiter des problèmes qui sans intéresser l'ensemble du groupe peuvent concerner plusieurs filiales. Une instance semble donc s'imposer entre les comités de groupe et les comités centraux des sociétés.

Pour ce qui concerne le comité de groupe européen, vous savez qu'une telle instance, dès lors qu'elle existe, exclut la création d'un comité de groupe français. C'est l'une ou l'autre formule. Or pour les groupes de droit français il nous semblerait judicieux de disposer parallèlement au comité de groupe européen d'un comité qui assurerait la liaison des filiales de droit français et pour les groupes de droit étranger de disposer de même d'une instance de coordination pour les entreprises de ce groupe implantées en France.

L'idéal, bien sûr, serait d'aller vers une harmonisation des pratiques de représentation dans toute l'Europe mais nous en mesurons toute la difficulté tant du moins que n'aura pas abouti le projet de statut d'entreprise de droit européen.

M. Jean LAUNAY : Dans votre exposé liminaire vous avez beaucoup parlé des externalisations et des délocalisations vers l'étranger ou en Europe mais non des délocalisations entre deux régions françaises.

Pourriez vous nous apporter des exemples qui nous permettraient de mieux appréhender les effets que peuvent avoir les aides que chaque région est susceptible d'accorder et qui peuvent jouer au détriment d'une région voisine ?

M. Michel COQUILLION : Nous avons effectivement constaté ce phénomène de même que nous avons constaté très souvent celui qui consiste à ne plus faire aucun investissement au sein d'un établissement, à le laisser tourner tant qu'il demeure rentable puis à le fermer le jour où il atteint son seuil minimum de rentabilité en délocalisant son activité vers un autre établissement...

M. Jean LAUNAY : Avec à la clef des aides au profit de cet établissement ?

M. Michel COQUILLION : Pas toujours, pas systématiquement, même si l'entreprise demande généralement des aides au profit du site qu'elle ferme soit pour le reconvertir, soit sous la forme d'un plan social, soit pour la création d'une autre entreprise.

Cela n'est pas en soi condamnable si l'on sauve ainsi des emplois de façon pérenne. Par contre il doit y avoir une obligation de résultat. Toute aide, que ce soit au profit d'une entreprise venant s'installer en France ou d'une entreprise qui s'y trouve déjà doit avoir pour contrepartie obligation d'y maintenir les emplois au titre desquels elle a été aidée, au moins un certain temps.

Mais il est vrai que s'il s'agit d'une région fortement touchée par le chômage, les exigences seront inévitablement moins fortes tant chacun aura la crainte de faire fuir l'entreprise candidate à l'implantation. C'est souvent là où se situe le problème : les exigences sont souvent insuffisantes par rapport aux aides qui sont accordées et surtout aux conséquences qu'on en espère.

M. Jean-Jacques FILLEUL : Je me souviens avoir travaillé sur le texte relatif aux comités de groupes européens dans la mandature précédente. La directive européenne qu'il s'agissait de transposer en droit français permettait le maintien d'un comité de groupe spécifiquement français même si un comité européen était créé au sein du groupe. C'est le gouvernement de l'époque qui ne l'a pas souhaité.

Je voudrais aborder le problème des aides d'opportunité souvent demandées par des grandes sociétés et des grands groupes. Incontestablement, ce sont des aides qui créent une injustice entre les territoires puisque qu'elle tendent à aider les territoires les plus riches. Malgré tout, elles apportent des emplois et contribuent à créer de la richesse. S'agissant de ce type d'aides, que préconisez-vous ?

M. Michel COQUILLION : Cela nous pose un grave problème. Je pense par exemple à une aide qui est en débat en ce moment pour l'automobile. On voit, en même temps, les entreprises qui demandent cette aide faire en sorte que, dans le cadre de l'aménagement du temps de travail, cet aménagement ait finalement le moins d'effet possible en terme d'emplois. Il y a un paradoxe à ce qu'on aide les entreprises alors qu'au au même moment elle refuse de jouer le jeu de l'emploi ; c'est toujours le problème de lien entre l'aide qui est accordée et les exigences que la puissance publique est en droit de demander. Si l'État apporte une aide, il est légitime sinon même indispensable que celui-ci ait des exigences, surtout lorsque c'est l'entreprise qui la demande. Ces exigences, c'est d'abord l'existence d'une négociation entre l'entreprise et le ministère du Travail ou les autorités locales.

Il reste que, pour nous, l'aide aura toujours sa légitimité parce que nous ne voyons pas quel outil - autre que l'aide aux entreprises - les régions qui subissent des handicaps naturels (parce qu'elles ne sont pas parfaitement placées géographiquement, parce qu'elles sont loin des centres industriels) vont pouvoir utiliser. Nous ne voyons pas quels arguments pourraient attirer des entreprises créatrices d'emploi, sinon des aides visant à compenser ces handicaps. Cela nous paraît légitime mais à condition que l'aide soit assortie à la fois de critères mesurables quant à son efficacité et de pénalités si l'entreprise ne respecte pas les engagements qu'elle a pris.

M. Jean-Claude BEAUCHAUD : J'interviendrai dans ce sens, mais en nuançant. Vous avez fait votre exposé en faisant un constat de la situation et en essayant de faire des propositions. Au cours des auditions que nous avons eues précédemment, assurance nous a été donnée que ces contrôles dont vous parlez existaient au niveau, en particulier, de la prime à l'aménagement du territoire.

Vous même, avez-vous eu connaissance, en tant que responsable syndical, d'entreprises multinationales ou autres qui n'auraient pas respecté leurs engagements ? Avez-vous des exemples qui vous auraient été signalés par votre base ?

M. Michel COQUILLION : Je n'ai pas d'exemple. Cela peut tenir à deux choses, soit parce qu'il n'y en a effectivement pas, soit c'est parce qu'ayant eu un délai très court pour préparer cette intervention, le temps nous a manqué pour réunir toutes les informations.

M. Jean-Claude BEAUCHAUD : Vous comprenez pourquoi je demande cela.

M. Michel COQUILLION : Je n'ai pas d'exemple précis de ce à quoi vous faites allusion.

M. le Président : Je crois que la question posée par M. Beauchaud est particulièrement pertinentes pour ce qui concerne les aides des collectivités territoriales.

J'ai vécu dans ma commune le départ d'une entreprise américaine qui est allée s'installer en Bourgogne parce que la mairie d'Auxerre et le conseil régional avaient fait un effort d'appel significatif. C'est l'exemple même de délocalisation avec des effets sur l'emploi plus ou moins brutaux. D'une façon générale, les aides à l'emploi semblent être attribuées dans le cadre d'une réglementation suffisamment floue pour permettre un certain nombre d'errances.

M. Jean-Jacques FILLEUL : Si je dis que c'est à l'État de régler les problèmes générés par les aides aux entreprises au titre de l'aménagement du territoire et que les collectivités locales n'ont pas vocation à abonder ces aides qui, souvent, ne peuvent être contrôlées, cela vous pose-t-il problème ?

M. Michel COQUILLION : C'est un aspect que je n'ai pas vraiment étudié et cela m'ennuie de répondre sans en avoir pesé toutes les conséquences. Comme je ne suis pas du tout un spécialiste de l'aménagement du territoire, la seule réponse, comme cela à brûle-pourpoint, serait de dire qu'il vaudrait peut-être mieux à ce moment-là qu'il y ait des règles analogues à celles qui s'appliquent à l'aide versée par l'État de façon à ce qu'on puisse éviter des dérives financières mais il me semble - je parle sous ma propre autorité et n'engage pas ici la CFTC - qu'il est important que les collectivités locales puissent avoir quand même un moyen d'action.

Sans doute, à partir du moment où il y a aide, il y a toujours risque d'effet pervers, d'effet d'aubaine, de délocalisation d'une entreprise à l'intérieur même de nos frontières dans le simple but de faire ainsi une bonne opération mais il me semble important, toutefois, que les responsables des collectivités locales puissent mener une politique en direction des entreprises comme il mène un politique du logement sachant qu'il y a toujours les risques si les contrôles ne sont pas rigoureux.

Lorsque je parlais de mesurer l'efficacité des aides, je pensais d'ailleurs essentiellement à toutes les formes d'aides versées aux entreprises dans le cadre de la réduction du temps de travail. C'est surtout celles pour lesquelles nous n'avons pas une lisibilité très claire quant à leurs résultats alors que les aides à l'aménagement du territoire sont mieux encadrées.

Il resterait à évoquer le problème du montant des aides car, si elles sont trop massives, elles perturbent forcément tôt ou tard les marchés et comme nous sommes dans un régime de libre-concurrence, il est certain que nous risquons de déséquilibrer celles des entreprises qui n'étant pas aidées peuvent se trouver gravement pénalisées.

Le témoignage de la
Confédération Générale du Travail

(C.G.T.)

Audition de MM. Jean-Christophe LE DUIGOU,
Conseiller économique et social et responsable du secteur économique et

Jean MOULIN,
Secrétaire du centre confédéral d'études économiques et sociales

de la CGT

(extrait du procès-verbal de la séance du 19 janvier 1999)

Présidence de M. Alain FABRE-PUJOL, Président

MM. Jean-Christophe Le Duigou et Jean Moulin sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, MM. Jean-Christophe Le Duigou et Jean Moulin prêtent serment.

M. Jean-Christophe LE DUIGOU : Nous avons pris connaissance des termes de la résolution qui préside à la constitution de votre commission ainsi que des débats qui l'ont accompagnée.

Nous essaierons d'apporter tous les éléments d'information et de réflexion que nous possédons pour contribuer à la bonne fin de votre travail ; l'action syndicale a sans doute sa propre logique, mais elle rejoint, dans le cas précis, les motivations qui sont les vôtres.

Je rentrerai donc d'emblée dans le vif du sujet.

On ne peut, à notre avis, séparer un examen des pratiques des grands groupes industriels, financiers et de services d'une réflexion sur les mutations en cours qui affectent les technologies, les besoins sociaux, les conditions de financement, les règles institutionnelles.

Le problème majeur, à nos yeux, est l'insuffisance de création d'emplois qualifiés dans notre pays et dans nos régions et c'est à cette aune, à notre avis, qu'il faut juger des pratiques et des choix de gestion des entreprises aujourd'hui.

Je voudrais au travers de quelques réflexions concrètes, s'appuyant sur des situations vécues, insister sur trois dimensions du problème.

En quoi d'abord les groupes sont-ils les principaux vecteurs d'une nouvelle contrainte sur le travail qui, par là, se diffuse dans tout le tissu économique ? Pour répondre je m'attacherai particulièrement à la dimension industrielle même si j'ai cru comprendre que ce n'était pas le seul champ de votre investigation.

Deuxième question : pourquoi les politiques publiques d'aides ont-elles jusqu'à présent davantage accompagné le processus qu'elles n'ont permis de le corriger ?

Troisième question enfin : en quoi y a-t-il eu responsabilité particulière des institutions financières dans le sous-financement de l'emploi et du développement ?

Pour répondre à la première question, il est parfois difficile de mettre en avant la responsabilité des groupes. Renault, Total, Usinor, la Lyonnaise des Eaux - je pourrais allonger la liste - ne se battent-ils pas aux avant-postes dans une économie mondiale hyper-concurrentielle pour gagner des parts de marché, engranger des contrats et des profits qui auront des retombées positives sur l'emploi et le développement de la Nation ?

Mais si, pour ce faire, il y a destruction de capacités régionales ou locales de développement, s'il y a prédation de ressources humaines, matérielles et financières, quel est le bilan à long terme de cette stratégie ?

Il ne s'agit pas à nos yeux de contester que les groupes à base française doivent connaître un développement international mais de discuter le mode d'insertion de ces groupes, qu'ils soient privés ou publics, au sein du marché mondial.

Par leurs actions, les salariés ont souvent posé le problème mais ils n'ont trouvé que peu de réponses, les stratégies des groupes étant réputées intouchables.

Commençons par l'automobile.

La CGT a très tôt critiqué l'aventure américaine de Renault ; cela pourrait être une histoire ancienne et rester aussi un cas d'école, mais comment oublier que cette aventure a coûté des milliers d'emplois et des milliards de francs, qu'il en est allé de même de la stratégie de PSA sous la direction de Jacques Calvet ?

L'industrie automobile française n'a eu de cesse de pressurer ses sous-traitants, au nom de normes de rentabilité insoutenables, au point d'hypothéquer les capacités de développement, voire la pérennité de celles-ci et si l'idée de stratégie coopérative apparaît aujourd'hui dans ce secteur, n'est-ce pas avec beaucoup de retard et de contradictions ?

Poursuivons par l'électronique professionnelle et la sidérurgie : le rachat d'entreprises étrangères paraît une très bonne chose en termes de puissance et de débouchés mais force est de constater que ces opérations conduisent parfois à accroître davantage les importations qu'à développer les exportations. Le commissariat au plan avait montré voici quelques années, dans le secteur industriel, qu'à partir d'un degré d'internationalisation équivalent, la France faisait plus mal que ses principaux partenaires, notamment l'Allemagne, en terme d'emplois.

Terminons ce bref survol par le secteur des biens de consommation : la délocalisation massive de la production dans le textile, dans l'habillement, dans la chaussure, dans le jouet, dans l'électro-ménager grand public n'était pas inéluctable. Dans ce secteur, les fortunes familiales qui étaient le plus souvent derrière les groupes ont fait des calculs de rentabilité à court terme : pour elles la modernisation n'était pas rentable, ou elle ne l'était que sur certains segments particuliers et il a mieux valu abandonner les autres à la sous-traitance, locale d'abord puis extra-européenne. et se reconvertir dans la distribution. Pourtant l'Allemagne ou l'Italie ont montré que, dans des secteurs tels que l'habillement ou la chaussure, des alternatives étaient ouvertes ou que d'autres voies étaient possibles.

On ne peut pas, de ce point de vue, ignorer le rôle des grands distributeurs qui, tout en se préservant des marges confortables, n'ont donné au secteur industriel national ni le temps, ni les moyens des adaptations indispensables.

Pourquoi cela s'est fait-il si facilement ? Pourquoi les luttes des salariés, quelles que soient les localités concernées et souvent d'ailleurs avec l'appui des élus toutes tendances confondues, n'ont-elles pas reçu l'écho qu'on aurait pu attendre ? En raison d'une erreur de diagnostic sur laquelle se sont rejoints les directions de groupes, la plupart des experts, les hauts fonctionnaires et une partie des hommes politiques.

Pour tous ceux-ci l'industrie c'était fini ; nous étions passés à l'ère post-industrielle, à la société de services ; l'ouvrier, les ateliers, le savoir-faire, tout cela relevait du passé. Combien de fois ai-je entendu ce discours lorsque se posaient des problèmes d'emploi ou de reconversion industrielle !

Certes l'industrie d'hier va disparaître  - c'est bien aussi notre conviction  - mais la production industrielle va garder toute son importance ; d'une part - et on y assiste déjà - elle va envahir les services qui pour une partie d'entre eux s'industrialisent ; de l'autre, elle va de plus en plus intégrer des fonctions intellectuelles, des services de communication, de la maintenance, de l'expertise.

Alors que nous sommes au seuil d'une recomposition de l'activité productive, les grands groupes, poussés par des objectifs de rentabilité, n'ont pas voulu voir la complexité du processus, d'où les suppressions massives d'emplois qui ont fait perdre d'innombrables capacités humaines, le refus de moderniser les équipements, l'insuffisance des ressources consacrées à la formation des ouvriers... et je ne voudrais pas évoquer l'accord sur l'automobile et les préretraites mais on pourra peut-être en discuter si vous m'interrogez.

Voici quelques années, c'est le groupe des fédérations industrielles de l'ex CNPF qui concluait - je le cite - : « l'industrie s'est redressée au prix de destructions massives d'emplois ». Une large partie du salariat s'est dès lors trouvé engagé dans une spirale dangereuse - flexibilisée à outrance, marginalisée, coupée des efforts de formation et de valorisation de la main-d'_uvre devenue trop chère au vu des critères de rentabilité - tandis que les entreprises n'avaient de cesse de réduire les coûts salariaux correspondants : baisse des salaires, suppressions d'emplois, mobilité forcée, déqualifications, contrats précaires sont le lot de ces salariés renvoyés à la périphérie des groupes, voire aux frontières du chômage.

Or cette dualisation représente un danger, social bien entendu mais aussi économique.

Alors que tout le débat est centré sur les taux d'intérêt, ce n'est pas, à notre avis, ce qui compte dans la gestion des grands groupes mais le rendement des fonds propres exigé par les actionnaires.

Actuellement, la poursuite de taux de rentabilité de 12, 15, 17 %  - je pourrais citer des exemples encore plus élevés - par de puissants actionnaires ou la recherche systématique de la valorisation des cours de bourse orientent les gestions des firmes vers des réductions massives d'emplois.

Les modes d'évaluation du facteur « travail » tels qu'ils sont intégrés dans la gestion tendent à donner une vue amplifiée des frais de personnel  et font de leur maîtrise permanente un gage de la performance. Je citerai à ce sujet une phrase du laboratoire d'études sociologiques de l'Ecole Polytechnique : « Quand l'injonction majeure est la restauration ou l'amélioration de la rentabilité et que la mesure de l'emploi se focalise sur sa dimension de coût, il devient un maillon faible, celui sur lequel se porte l'effort de maîtrise des coûts ».

L'amélioration de la gestion des procédures de réduction des emplois ne peut être une réponse satisfaisante.

Il faut sortir de la logique selon laquelle l'emploi est vécu comme un risque que le dirigeant n'assume pas, quitte à se retrouver en situation de sous-effectif et de recourir massivement et structurellement à l'intérim ou aux formes précaires d'emploi.

Il faut une transformation profonde des cultures de gestion.

Il est vrai que certains patrons en récusent le principe même au nom de l'exclusivité de leur pouvoir au sein des firmes même si parallèlement ils admettent que leur entreprise est de plus en plus difficile à diriger et à gérer. Or la promotion du pouvoir de proposition et de négociation des salariés, à tous les niveaux de l'entreprise, est devenu un enjeu majeur auquel il est d'autant plus urgent de répondre que les comités d'entreprise ont été souvent marginalisés, que leur rôle au regard de la marche générale de l'entreprise - tel que celui-ci devrait résulter des textes du début des années cinquante - a été méconnu ce qui a empêché le développement d'un mode original d'intervention des salariés sur la gestion de leur entreprise.

Cette situation est devenue aujourd'hui un handicap important pour l'efficacité même de l'entreprise, qui ne peut plus fonctionner en s'appuyant sur le système traditionnel de gestion dirigiste et centralisée.

Aussi un réexamen du rôle de toutes les institutions représentatives du personnel visant à en améliorer l'efficacité - compte tenu notamment des réorganisations en cours et des modifications du processus de production - nous paraît indispensable ; rééquilibrage d'autant plus urgent que dans les groupes et les entreprises les actionnaires se font plus pressants.

J'en viens à ma deuxième question qui porte sur les carences des politiques d'aides publiques.

Les politiques publiques d'aide aux entreprises n'ont pas permis de contrecarrer ces évolutions ; au contraire, elles ont le plus souvent accompagné les opérations de redéploiement des groupes, sans réellement peser, comme on aurait pu l'escompter ou le souhaiter, sur leur stratégie. Il est de bon ton aujourd'hui au MEDEF de récuser les aides ; c'est un peu trop facile à nos yeux ; d'une part, on se libère de la nécessité de rendre quelques comptes sur le passé ; d'autre part, on dissimule l'appel à une généralisation de la déréglementation sociale.

La CGT n'est pas hostile au principe d'aides publiques, mais celles-ci doivent être connues, justifiées et contrôlées.

Pourquoi sommes nous favorable au principe des aides ?

Essentiellement pour trois raisons.

Première raison : les aides sont une forme de régulation des rapports entre l'entreprise et la collectivité ; elles sont la contrepartie d'un retour attendu pour la société, sous forme de recettes publiques ou sociales ou tout simplement d'une amélioration du bien-être collectif.

Deuxième raison : les aides servent à couvrir, partiellement ou totalement, certaines dépenses qui sans elles ne seraient pas assumées par l'initiative individuelle ; tel est le cas en matière de dépenses de recherche, de développement, de formation, dont le taux de retour est très long et qui sont généralement sacrifiées ou sous-estimées par les entreprises.

Enfin, troisième raison : les aides sont le moyen d'équilibrer une concurrence dont la pureté et la perfection sont largement virtuelles, que les règles en vigueur ne suffisent pas à encadrer et qui rend nécessaire l'intervention de la puissance publique. C'est un problème sans doute très difficile compte tenu du grand marché intérieur de l'Union européenne, mais cela nous paraît être un débat extrêmement important.

Cette adhésion au principe des aides qui va à l'encontre des visées ultra-libérales, s'accompagne cependant d'une forte critique à l'encontre de leurs contenus et des procédures.

Tel est le cas en matière d'emploi.

La politique publique de l'emploi est née d'un assemblage de moyens visant à l'origine, et alors que nous étions dans les années cinquante et soixante dans une période de quasi-plein emploi, à adapter la main-d'_uvre disponible et les emplois offerts.

Après la phase initiale d'augmentation du chômage, ces dispositifs se sont multipliés et transformés entraînant la croissance des dépenses d'indemnisation des sans-emploi. Puis dans une période plus récente, qui a constitué en quelque sorte la troisième étape de la politique de l'emploi, celle-ci a privilégié les actions en faveur de publics ciblés. Enfin, et c'est le processus en cours, se sont ajoutées - au point de devenir prépondérantes - des mesures de baisse générale du coût du travail.

L'inefficacité de cette politique est souvent soulignée  mais n'est-ce pas trop demander à des dispositifs qui ont avant tout pour vocation de gérer une situation de sous-emploi ? Ce n'est pas moi qui le dis mais un des responsables du centre d'études de l'emploi, Jean-Claude Barbier.

Ce basculement vers une politique de subventionnement général de l'emploi nous paraît dès lors plus critiquable encore : des cas comme la zone de Longwy, les plans successifs du textile ou la pratique des départs en FNE sur laquelle je me propose - si vous le souhaitez - de répondre, méritent à nos yeux d'autant plus d'investigations qu'ils paraissent caricaturaux.

L'orientation vers une politique de baisse des coûts salariaux ne nous semble pas la bonne réponse, alors que le partage de la valeur ajoutée est en France plus défavorable aux salariés que chez nos principaux partenaires : Allemagne, États-Unis, et Grande-Bretagne comprise, malgré l'ère Thatcher.

Une telle évolution de la politique publique de l'emploi suscite plusieurs questions.

Tout d'abord aucune étude n'a pu démontrer à ce jour que cette politique avait une influence, autre que marginale, sur le volume global de l'emploi.

Ensuite il s'agit le plus souvent des emplois les plus coûteux que l'on ait créés.

En troisième lieu, le risque est grand que la politique de l'emploi évolue en une politique destinée à fournir aux entreprises un environnement adéquat, les politiques spécifiques et les dispositifs d'indemnisation n'ayant plus qu'un rôle réduit en faveur des plus démunis.

Reste le problème du contrôle, de sa réalité juridique et de son effectivité pratique qu'il serait non seulement urgent d'améliorer mais au profit duquel il est aussi indispensable d'innover ; c'est bien le cas en matière d'emploi où des sommes considérables sont mobilisées au travers de différentes procédures sans que les salariés aient une réelle possibilité d'intervenir.

L'expérience des différents plans textiles est très illustrative puisque nombre d'aides semblent avoir eu pour conséquence de faciliter davantage les délocalisations que de les empêcher.

Je m'arrêterai enfin, ce sera le troisième point de mon exposé, sur la responsabilité particulière des établissements financiers.

Prenons l'exemple des banques ces dix dernières années : il est significatif. Des banques françaises ont insuffisamment financé le développement économique. Elles ont même pendant la dernière période, selon nos calculs, prélevé davantage sur les entreprises, via les remboursements et les intérêts, qu'elles ne leur ont apporté de ressources nouvelles. Alors qu'en Allemagne, aux États-Unis et en Grande-Bretagne, le crédit distribué aux entreprises a crû en moyenne d'un tiers depuis le début des années 90, le crédit net distribué par les grandes banques commerciales françaises est resté stagnant durant la même période.

La conséquence a été double. 

D'un côté, nombre d'entreprises n'ont pas pu accéder à des ressources qui leur étaient indispensables. Il ne faut pas en effet se cacher derrière le fait qu'en moyenne et globalement les entreprises dégagent une capacité de financement de plus de 100 milliards de francs bon an mal an ; il n'est pas contestable que la plupart des petites et moyennes entreprises qui ne sont pas liées à des groupes ont vu leur structure de financement se dégrader.

De l'autre, les volumes et les marges de crédit étant faibles ont déstabilisé les banques qui ont été conduites à développer les opérations financières, parfois très risquées, comme l'a montré la crise financière de l'automne 1997.

Il est donc clair qu'à partir de ce double constat, il serait indispensable de forger de nouveaux outils permettant, en particulier, au niveau décentralisé, une cohérence et une dynamique de l'affectation des financements bancaires et des financements publics.

En conclusion, je voudrais évoquer quelques pistes non exhaustives qu'il faudrait au plus vite, à nos yeux, explorer, pour contrer les dérives actuelles.

Tout d'abord il convient d'élargir les possibilités de concertation et d'intervention des représentants des salariés dans les réseaux d'entreprises et les bassins d'emploi. Vous le savez, les droits existants sont relativement limités en la matière, nous sommes sur un droit du travail et de l'emploi qui est un droit d'entreprise, alors que la réalité économique aujourd'hui dépasse cette réalité.

Il faut en deuxième lieu réévaluer le rôle et les moyens de contrôle des comités d'entreprise sur les choix stratégiques des groupes et, à partir de là, favoriser l'information du personnel et les débats sur ces questions, débats qui n'existent généralement que lorsque l'entreprise est en difficulté ou lorsque le groupe est confronté à des problèmes majeurs.

Il faut, en troisième lieu, rendre obligatoire la consultation des comités d'entreprise dans les cadre des différentes procédures d'aide et renforcer le moyen d'intervention a posteriori. Certes, des processus généraux d'information sont prévus et ont été intégrés dans les textes sur les comités d'entreprise en 1982  mais aujourd'hui, il faut des procédures plus strictes dans la mesure où les effets d'une simple incitation ont été largement surestimés.

Il faut, en quatrième lieu, définir une procédure d'élaboration et de consultation portant sur des plans de gestion prévisionnelle de l'emploi et des qualifications dans les groupes et les plus grandes entreprises. Ce n'est certes pas la réponse miracle à la pression sur les coûts salariaux mais, compte tenu de l'accentuation de la pression, il faut donner la possibilité aux salariés de l'entreprise de faire valoir leurs exigences. Peut-être ne se retrouverait-on pas, quinze ans après, avec des insuffisances de qualification qui justifient soit des FNE, soit des plans massifs de suppression d'emplois.

Il faut, en cinquième lieu, créer des fonds régionaux pour le développement de l'emploi permettant de coordonner intervention publique et financement bancaire.

Il faut, en dernier lieu, et ceci nous tient particulièrement à c_ur dans la mesure où il s'agit à nos yeux d'une réforme structurelle, réformer l'assiette des contributions patronales à la sécurité sociale afin d'organiser une responsabilité collective des entreprises vis à vis de l'emploi au lieu et place d'un système forfaitaire qui permet à l'entreprise de se décharger sur la collectivité de la gestion du sous-emploi c'est à dire de se décharger de ses obligations vis à vis du financement de la protection sociale en proportion des réductions d'emploi qu'elle opère.

Tels sont les quelques éléments que je voulais en guise d'introduction fournir pour cette audition.

M. le Rapporteur : Cela a été évoqué dans votre exposé et je pense que c'est d'une actualité brûlante étant donné ce qui se passe actuellement en France dans le secteur automobile. Voici quelques mois, l'Assemblée a créé une mission d'information sur l'industrie automobile  que j'ai eu l'honneur de présider. Aussi j'aimerais avoir votre sentiment sur cet appel qui est fait de façon massive, dans le cas de l'automobile, à une procédure lourde pour les fonds publics, lourde pour l'emploi, au moment où, par ailleurs, on sait que les groupes automobiles ont quand même réalisé une bonne année 1998 et sont en passe, pour l'un d'entre eux au moins, d'envisager quelques mariages, alliances ou prises de participation dans d'autres secteurs.

Ma deuxième question portera sur les problèmes du crédit : vous les avez évoqués d'ailleurs dans la dernière partie de votre intervention mais j'aimerais que vous nous précisiez - éventuellement à l'aide de documents que vous pourrez nous faire parvenir plus tard, si cela vous pose aujourd'hui quelques difficultés - ce bilan de l'activité bancaire dont vous avez dit que, pour la France, il se solde positivement pour les banques au détriment de l'activité industrielle.

La troisième question, qui est au c_ur de notre problématique, c'est que l'on sent bien que dans les entreprises existe la possibilité de mettre en place des éléments (je n'aime pas le mot de surveillance) disons de partenariat, de façon à faire en sorte que lorsque l'entreprise a de grands choix à faire, elle puisse les faire en liaison avec les instances que les personnels ont pu se donner.

Les élus qui sont par ailleurs les pourvoyeurs des fonds publics et en ont la responsabilité aimeraient bien eux aussi que soient mis en place un certain nombre d'organismes susceptibles de leur permettre de suivre l'utilisation des aides qu'ils accordent.

Quelle articulation verriez-vous au niveau des bassins d'emploi entre les élus et les représentants des personnels ? Des CODEF ont été mis en place ces dernières années. Pour avoir participé, voici quelques années de cela, à la dernière réunion du CODEF de Seine Maritime, je doute comme d'autres sans doute, de leur très grande utilité... Mais encore faut-il que l'on mette en place ou que l'on propose quelque chose qui soit plus pertinent.

Telles sont les trois premières questions que je voulais vous poser.

M. Jean-Christophe LE DUIGOU : Le dossier de l'automobile tout d'abord.

Au plan social je pense que nous serons obligés de dire que, même si la solution ne nous paraît pas la plus satisfaisante, c'est peut-être la moins mauvaise pour les 43 000 personnes qui sont concernées. De ce point de vue nous sommes le dos au mur, acculés, après avoir cherché d'autres solutions. Donc je ne récuserai pas la mesure adoptée mais je souhaiterais qu'elle soit l'occasion d'un débat sur le « pourquoi en est-on arrivé là ? » Pourquoi est-on obligé aujourd'hui de traiter le problème sous la forme d'un plan d'accompagnement au départ de 43.000 personnes et de leur remplacement par un nombre bien plus réduit de salariés ?

Je pense que cela mérite un débat et je crois que l'on ne peut pas débloquer plusieurs milliards de francs de fonds publics sans avoir ce débat soit en préalable soit au moment où la procédure sera mise en oeuvre.

Nous nous sommes penchés, bien entendu, depuis des années, sur ce problème ; il est relativement simple et sans doute le connaissez-vous, il s'agit de l'évolution du travail à la chaîne dans les entreprises automobiles, non pas de sa suppression, nous ne sommes pas dans une procédure d'automatisation, nous sommes dans une évolution du travail à la chaîne où aujourd'hui le salarié de l'automobile ne voit plus passer deux fois la même voiture devant lui.

Aujourd'hui, les directions, que ce soit celle de PSA ou que ce soit celle de Renault, nous expliquent que les salariés qui ont travaillé mécaniquement pendant 20 ou 25 ans ne sont pas à même d'assurer un autre type d'intervention qui, tout en restant un travail à la chaîne, demande une qualification professionnelle sensiblement plus importante.

Nous avons regardé quelle a été la formation moyenne des personnels dont il est envisagé aujourd'hui de se séparer. C'est à peu près, en moyenne, 15 heures de formation par an c'est-à-dire une formation qui s'est limitée à une adaptation étroite au poste de travail. Pour notre part il ne nous a pas semblé qu'il fût inéluctable de déboucher sur cette situation. Il eut sans doute été possible de mobiliser, au cours des périodes antérieures, des moyens financiers pour développer la qualification de ces salariés et ne pas avoir à s'en séparer. Le problème de l'automobile, malheureusement, est celui que l'on retrouve dans d'autres secteurs ; il a été celui du textile dans les années 80 ; j'ai été amené à me pencher à l'époque sur le dossier ; il y avait des projets de modernisation, notamment de l'industrie de l'habillement ; pour la découpe, il y avait des technologies nouvelles telle que la découpe au laser mais les directions des entreprises n'ont pas voulu faire l'investissement qui eut consisté à former les personnels, ce qui fait d'ailleurs que, dans un certain nombre de cas, les investissements matériels réalisés n'ont pas été productifs et efficaces et que l'on s'est rabattu sur une stratégie classique d'utilisation des compétences a minima des salariés puis par une externalisation et une délocalisation de la production.

C'est cela qui est en cause, je crois, derrière ces choix ; je pourrais vous citer toute une série d'autres cas, y compris de travailleurs qualifiés ; je pourrais vous citer celui d'Alsthom voici quelques années dans ses ateliers de dessin, lorsqu'il a fallu introduire la conception assistée par ordinateur, on a préféré se séparer des dessinateurs traditionnels sur planche et embaucher de jeunes techniciens que l'on payait d'ailleurs 50 % moins cher ; était-il impossible de former quelques dizaines ou centaines de techniciens du dessin aux nouvelles technologies ? C'est tout le problème qui est posé d'une alternative entre réduction d'emploi, suppression et investissement dans les capacités humaines ; c'est le problème de la formation dans les entreprises et des sommes que devrait y consacrer l'entreprise.

Certaines entreprises font mieux ; je pourrais vous citer aussi des exemples positifs. Tout à l'heure j'ai accusé (j'y reviendrai peut-être) Usinor d'un certain nombre de maux mais c'est aussi une entreprise qui consacre 7 % de sa masse salariale à la formation professionnelle. Comparez ce chiffre à la moyenne des entreprises de l'automobile, surtout pondérez-le en fonction des qualifications et des inégalités d'accès à cette formation et vous retrouverez notre problème des O.S. du secteur automobile pour lesquels on n'a pas dépensé les sommes correspondantes, préférant finalement transférer le coût sur la collectivité ; c'est là que le bât blesse, c'est là qu'un mécanisme correctif peut être introduit.

Voilà nos réflexions sur le problème de l'automobile : oui, nous acceptons forcément le projet mais nous pensons qu'il doit être l'occasion d'un débat politique majeur sur la situation ainsi créée.

Votre deuxième question porte sur les banques et le crédit : c'est une de nos préoccupations, nous nous y sommes attachés depuis de longues années, nous avons même écrit sur ce problème particulier une petite brochure que nous vous ferons parvenir ; si j'avais su que cela vous intéressait particulièrement, je l'aurais apportée.

Notre travail est relativement simple. Il a consisté à faire une balance financière entre le secteur des activités économiques, c'est-à-dire les quasi-sociétés du point de vue de la comptabilité nationale et d'autre part les institutions financières et notamment les institutions bancaires telles qu'elles sont individualisées.

Dans un sens, il y a les remboursements de prêts antérieurs et les intérêts versés ; dans l'autre sens, il y a l'apport de crédits nouveaux aux entreprises et c'est ce bilan qui est négatif sur l'ensemble de la dernière période c'est à dire à partir de la fin des années 80. Il y a eu quelques fluctuations annuelles mais, globalement, nous avons pu écrire que ce n'étaient plus les banques qui finançaient le développement économique des entreprises mais les entreprises qui finançaient les banques. Notre expression est peut-être caricaturale mais elle visait à faire prendre conscience de cette réalité. Les comparaisons internationales que nous avons faites, notamment avec la Grande-Bretagne et avec les États-Unis, confortées d'ailleurs par différentes études universitaires, ont montré que tel n'a été le cas ni aux États-Unis ni en Grande-Bretagne où, au cours des années 90, les crédits ont augmenté.

Des débats scientifiques peuvent se développer : nous n'étions peut-être pas dans la même phase du cycle économique, il peut y avoir quelques variations, cela peut atténuer la comparaison, mais cela ne change pas le sens de la comparaison ; les banques américaines ou les banques anglaises offrent davantage de crédit aux entreprises que ne le font aujourd'hui les banques françaises. Tel est le problème.

Troisième question sur ce que vous appelez « le partenariat dans l'entreprise » . Ce n'est pas un terme syndical même si ce n'est pas à titre personnel un terme que je récuse totalement. Bref ce n'est pas notre terme habituel mais je comprends ce que vous voulez dire. Il nous semble, et je l'ai abordé tout à l'heure très allusivement, qu'il existe aujourd'hui un débat sur le gouvernement de l'entreprise qui est biaisé dans la mesure où il ne porte que sur les rapports entre l'actionnaire et les dirigeants de l'entreprise, sur les exigences des actionnaires, qu'il s'agisse d'actionnaires institutionnels ou de particuliers, fonds de pension ou autres dont les exigences de rentabilité sont fortes. Nous sommes d'ailleurs là en pleine folie. Nous avons été amené à regarder certains chiffres que je prends à titre d'exemple. Ce n'est pas du tout pour stigmatiser une entreprise plus qu'une autre : j'ai été amené à me pencher ces derniers mois sur la situation des firmes, des établissements de Cognac. Vous allez me dire que c'est marginal ; pas tout à fait dans le commerce extérieur, et pas en terme d'emploi régional - cela fait quand même plusieurs dizaines de milliers de personnes, agriculteurs et salariés, qui dépendent de l'élaboration et de la vente du Cognac - . L'un des grands propriétaires, ce n'est pas le seul et ce n'est d'ailleurs pas forcément le plus critiquable, c'est LVMH qui possède Hennessy : le retour sur fonds propres de son investissement dans Hennessy est certes retombé à 17 %  mais nous sommes quand même à un niveau élevé. Or nous avons à gérer un plan social parce que l'actionnaire principal réclame que ce retour sur fonds propres revienne à un niveau supérieur à 17 %. Près de 200 licenciements sont ainsi annoncés pour relever la rentabilité : on est bien en pleine folie !

Le président du Crédit Lyonnais, à en croire les informations à notre disposition, a avancé l'objectif de 22 % de retour sur fonds propres pour l'entreprise dans une échéance très brève. Nous sommes à des niveaux qui sont exceptionnellement élevés et qui ne se justifient pas explicitement par un risque particulier. Par exemple l'ANVAR ou des organismes de ce type, qui financent des entreprises en développement ou des projets à risque, demandent 25 ou 27 % de taux de rentabilité parce qu'il y a un risque mais que ce soit dans le cas du Crédit Lyonnais ou dans celui de Moët Hennessy il n'y pratiquement pas de risque : c'est donc une exigence pure de rentabilité.

Ce retour des actionnaires se fait avec une forte pression : le raisonnement économique n'est pas compliqué, quand on demande 15, 17 ou 22 % de rentabilité alors que le chiffre d'affaires ne progresse que de 2, 3 ou 4 %, on ne peut dégager cette rentabilité sans tailler dans les effectifs, dans la masse salariale ; ces exigences de rentabilité sont prédatrices en elles-mêmes des capacités humaines de l'entreprise et je pense que, à moyen et long termes, elles sont prédatrices de la capacité de l'entreprise à se renouveler et à se pérenniser.

Or cette pression des actionnaires, qui cherchent à avoir un poids plus important sur les dirigeants de l'entreprise, conduit au débat sur les stock-options qui consiste à inciter les dirigeants non pas assurer une rémunération à leurs salariés mais à les associer à la stratégie des actionnaires.

Or dans ce débat actionnaires/dirigeants, on projette d'affaiblir, au nom de la rationalité financière, les capacités d'intervention dont disposent les salariés en tant que tels. Nous avons été très choqués de lire dans un récent rapport de la COB qu'au nom de la confidentialité et des enjeux de restructuration financière il fallait peut-être revenir sur l'article 431 du code du travail qui prévoit l'intervention du comité d'entreprise sur la marche générale de l'entreprise, pour ne le laisser discuter que des conséquences sociales de telle ou telle restructuration financière, c'est-à-dire aller à l'inverse de ce qu'il faudrait faire si l'on veut établir ou rétablir un certain équilibre entre ceux qui sont, à notre avis, les parties prenantes de la vie de l'entreprise et de son développement c'est à dire les actionnaires, les dirigeants et les salariés.

Je pense en outre qu'il existe, et il était juste que vous posiez ce principe, un quatrième partenaire, qui est la société, qui peut être représentée soit par la collectivité territoriale soit, si les enjeux sont plus larges, par l'État qui doit avoir sans aucun doute une possibilité d'information mais aussi d'intervention sur les choix de l'entreprise.

Je rappelle que cela avait été prévu, pour les entreprises publiques, dans la loi dite de démocratisation du secteur public. Nous partons en tout cas d'une conception commune à certains pays - la France comme l'Allemagne -, d'une conception selon laquelle l'entreprise n'est pas simplement une propriété privée mais un organisme social  même si une partie de son fonctionnement est régie par des règles privées et contractuelles. D'ailleurs le droit du travail est bien une immixtion de la société dans le rapport employeur/salarié ; l'intervention de la banque est bien une intervention extérieure à partir de fonds qui sont les dépôts des salariés pour l'essentiel, donc de fonds socialisés ; nous pensons donc de la même manière qu'au travers des aides, les collectivités territoriales doivent avoir un droit d'expression et d'information sur l'utilisation de leur aide. Ce serait l'intérêt des entreprises d'ailleurs d'avoir ce dialogue approfondi avec la société qui les entoure, sinon à avoir des entreprises qui seront des entreprises en quelque sorte sans territoire, sans tissu social, sans tissu économique, ce qui peut marcher un certain temps mais ce qui a forcément ses limites car qui s'occupe de s'assurer de la formation des nouvelles générations ou du renouvellement des investissements publics ? Il y a donc là un enjeu capital.

Je crois que les institutions qui existent, telles les CODEF ou autres, sont sans doute un progrès par rapport à ce qui existait précédemment mais ce sont des organismes consultatifs aux compétences si générales qu'elles sont notoirement  insuffisantes. Nous pensons que la constitution de fonds locaux et de fonds régionaux de financement de l'emploi qui, en quelque sorte, permettraient de coordonner les différentes interventions publiques, sociales et bancaires au profit des entreprises, pourraient être des lieux où s'ouvrirait un débat sur les stratégies d'entreprises.

Je prendrai un exemple qui est encore un des cas douloureux que nous achevons de traiter : la situation d'Alcatel Lannion. Alors que nous savions tous qu'au bout de dix ans le central téléphonique sur lequel travaillaient 500 ou 600 personnes ne serait plus fabriqué, qu'on connaissait les échéances, qu'on connaissait les marchés, que les PTT à l'époque - et France Télécom depuis - savaient à quelle échéance ce central ne se commanderait plus, là aussi on a attendu la fin pour organiser un plan de conversion sociale, alors qu'à notre avis il aurait fallu examiner bien avant un plan de conversion industrielle du site.

Nous pensons que là aussi, l'intervention des élus locaux, celle des syndicats auraient gagné en influence si elles avaient pu s'appuyer sur des institutions publiques et sociales locales.

M. le Président :  M. le Duigou, dans votre propos introductif, vous avez abordé la question des délocalisations en indiquant qu'à votre sens les aides publiques incitaient plutôt aux délocalisations qu'à l'aménagement de notre propre territoire.

M. Jean-Luc WARSMANN : Vous avez cité l'exemple de l'industrie textile, il m'intéresserait d'avoir un petit développement de vos arguments sur le sujet.

M. Jean-Christophe LE DUIGOU : C'est effectivement le dossier école.

Il faut d'abord rappeler quelques chiffres : on a octroyé à l'industrie textile environ 10 milliards de francs de fonds publics, sans parler des exonérations de charges sociales ; s'y ajoutaient des aides régionales, que l'on ne peut d'ailleurs pas chiffrer. Nous avons eu pour la branche textile-habillement, pendant la même période, 300 000 suppressions d'emploi, ce qui est tout de même considérable.

En quoi ces aides n'ont-elles pas favorisé le maintien de l'emploi et ont-elles plutôt favorisé la délocalisation ? Elles ont eu un effet pervers, c'est-à-dire qu'elles ont été octroyées dans une finalité d'emploi, mais ont servi pour l'essentiel à accroître les disponibilités financières des groupes qui s'en sont servis pour d'une part se reconvertir dans la distribution  - c'est le cas du Textile des Vosges - et d'un autre côté, pour transférer la production dans les pays méditerranéens voire en Extrême-Orient. C'est-à-dire qu'on leur a donné des aides qui leur ont servi à financer des opérations de redéploiement interne et externe ; cela n'est pas totalement nouveau, nous l'avions déjà constaté dans les années 70 au moment de la crise de la chaussure où l'on avait ainsi favorisé la reconversion de nombre d'industriels de la chaussure dans la distribution : ainsi de France Arno chaussures qui était un grand producteur de chaussures de Fougères des années 70 qui a bénéficié de toute une série d'aides, qui a abandonné toute production en France et qui s'est servi des ressources engrangées pour financer l'achat de magasins  qui vendent aujourd'hui des produits importés et délocalisés.

De ce point de vue les plans plus récents, je pense au plan Borotra de 1996, n'ont malheureusement pas échappé à cette logique et je voudrais dénoncer la carence de consultation réelle des salariés et des organisations syndicales sur le plan lui-même.

Je peux donner des précisions. La négociation s'est terminée le 29 mai 1996 ; les organisations syndicales avaient une semaine exactement pour répondre, jusqu'au 7 juin. Or sans attendre la réponse des organisations syndicales, dès le soir du 29 mai la décision du gouvernement d'octroyer l'aide était rendue publique ; quant à la réunion de contrôle qui était prévue pour 1998, elle a consisté purement et simplement à donner aux représentants syndicaux trois feuillets de chiffres, rien de plus.

M. Alain COUSIN : S'agissant des aides dont a bénéficié un certain nombre d'entreprises, notamment depuis les années 70, qui n'auraient pas servi, selon vous, à faire en sorte que les entreprises prospèrent sur le territoire national mais auraient contribué à des délocalisations, pourriez-vous être plus précis, préciser de quels types d'aides il s'agit, les entreprises qui les ont reçues, expliquer comment, par quels mécanismes (car j'imagine que vous avez regardé les dossiers au fond) ces aides auraient suscité des délocalisations ?

M. Yvon ABIVEN : A propos du même phénomène, vous avez dit que l'Allemagne et l'Italie avaient démontré qu'il y avait des voies nouvelles, qu'il était possible de sauver certains secteurs. Quelles sont ces voies ?

M. Jean LAUNAY : Vous avez employé le mot « aide » sans en citer aucune en particulier. A quelles primes ou aides songiez vous ? Avez vous des exemples des délocalisations qui pourraient être internes aux pays et qui auraient conduits à transférer grâce à des aides publiques des activités d'une région à une autre sans qu'il y ait eu véritablement de créations nettes d'emplois car j'ai vécu moi-même entre ma région et la région voisine, à trois kilomètres près, une délocalisation dont on peut se demander ce qu'elle a apporté en terme d'emplois.

M. le Président : Je compléterai les questions de mes collègues en vous demandant qu'un certain nombre d'exemples que vous avez exposé soient complétés par des informations écrites afin d'éclairer au mieux M. le Rapporteur.

M. Jean-Christophe LE DUIGOU : Nous l'avons prévu et nous avons donc établi, sur un certain nombre de cas, une série de fiches.

Je répondrai d'abord à la question relative aux délocalisations internes. L'exemple le plus probant est celui des zones franches urbaines où nous en avons maintenant la preuve, beaucoup des entreprises qui s'y sont «créées» provenaient de délocalisations, résultat d'une politique qui est sans doute à courte vue du point de vue du développement industriel et qui consiste à chasser la prime ou l'avantage temporaire.

C'est quelque chose d'extrêmement destructif pour les collectivités territoriales et les zones concernées, car c'est induire à l'échelon interne une stratégie de dumping social ou d'avantages comparatifs extrêmement fragiles et contestables. C'est un réel problème  que nous retrouverons sans doute d'ailleurs à l'échelon du marché européen avec la mise en service de l'Euro. Or il faut éviter à tout prix que se développe ce genre de stratégie même si on peut comprendre ce qui conduit telle ou telle collectivité territoriale à le faire : une situation dramatique de l'emploi  mais dont il n'est pas du tout sûr que le bilan se traduise localement par une amélioration du marché du travail. Regardons par exemple le bilan social de la zone de Longwy par rapport à l'ensemble de la Lorraine : malgré les sommes versées, ce bassin présente une évolution plus défavorable du point de vue de l'emploi salarié que l'ensemble de la région ; peut-être aurait-ce été pire s'il n'y avait pas eu d'aides, mais malgré des aides massives et un coût par emploi élevé, on n'a pas réussi à atteindre la situation moyenne, pourtant dégradée, de la région.

La deuxième question concernait les aides au secteur du textile. Je pense que, dans le textile comme dans d'autres domaines, l'emploi est - le mot est peut-être un peu fort - le prétexte à une aide mais l'aide ne sert pas à développer l'emploi.

Dans le cas du textile, la question stratégique à mon avis était celle que j'ai indiquée tout à l'heure à savoir le développement des qualifications pour l'utilisation, soit de la spécialisation sur certains créneaux plus producteurs et porteurs de valeur ajoutée comme la création par exemple, soit la qualification de la main d'_uvre pour lui permettre d'avoir la maîtrise de nouvelles techniques ; or les aides à l'emploi dans le textile ont été essentiellement utilisées pour pérenniser des bas salaires, des faibles qualifications et pour poursuivre, un temps, la production sur cette base dégradée, tout en sachant qu'à terme l'activité serait malgré tout délocalisée.

On peut dire que l'on a sauvé l'emploi pendant deux ou trois ans, mais nous sommes obligés de prendre les exemples concrets et de constater que pendant la période où les entreprises bénéficient d'exonérations des charges sociales - ce qui est le cas de la plupart d'entre elles, nous pouvons notamment citer Lee Cooper - elles continuent à délocaliser des emplois ou délocalisent ces emplois dès la fin de la procédure d'attribution des aides.

On n'a donc fait que retarder l'opération, on n'a pas apporté de réponse au problème d'une industrie textile ou d'une industrie de l'habillement sur le sol français susceptible de soutenir la compétition face à des pays bénéficiant de coûts de production plus faibles.

L'examen de l'évolution de l'Allemagne est tout à fait typique comme l'est celui de l'Italie dans le domaine de la chaussure et en partie de l'habillement : ces pays ont misé sur un développement au moins partiel des qualifications correspondantes et l'utilisation de nouvelles techniques, ce qui n'a pas été fait dans notre pays ; c'est là qu'il y a une carence sur laquelle il faudrait aujourd'hui revenir y compris dans l'examen de ce que pourrait être un appui à une industrie textile nationale sans que nous soyons partisans de reconduire les systèmes d'aide qui ont prouvé leur nocivité.

Je terminerai en vous parlant de la dimension humaine du problème qui vous est posé : nous avons des responsables syndicaux et j'en ai vu une récemment qui, dans son entreprise, en est à la gestion de son septième plan social ; ils ont commencé avec plusieurs milliers de salariés, ils se retrouvent aujourd'hui à un peu moins de 300. Le 7ème plan social ! Humainement, c'est épouvantable surtout lorsque l'on sait que cela va finalement déboucher sur la fermeture de l'entreprise ; ce sont des situations qui ne faut certainement pas réitérer : je crois que l'on a besoin de revoir le système d'aides pour ne pas générer de nouveau ce type de situation.

M. le Président : L'un de nos collègues vous avait aussi interrogé sur la question de savoir pourquoi, à votre sens, les systèmes d'aide vous paraissaient en terme d'emplois plus efficaces chez un certain nombre de nos partenaires de l'Union européenne.

Une autre question vient à l'esprit puisque vous l'avez citée trois fois, et dans votre propos introductif et dans vos réponses, c'est celle de l'utilité d'un certain nombre d'aides dans des secteurs dont on sait qu'à terme ils seront en grave difficulté ; n'est-ce pas dû à une erreur de diagnostic qui ferait que l'on n'a pas investi au bon endroit au bon moment ?

M. le Rapporteur : A l'inverse, un groupe qui fait des bénéfices, qui est financièrement sain, qui a des résultats attestés par tous les paramètre peut-il être, selon vous, attributaire d'aides ?

M. Jean BESSON : Comme je suis arrivé très en retard - je m'en excuse mais j'assistais à une autre audition - je n'ai peut-être pas tout compris. Aussi je voudrais être bien sûr vous avoir entendu dire préférer que l'on consacre les aides attribuées à une entreprise en difficulté à la recherche de créneaux nouveaux et porteurs plutôt que de maintenir des emplois condamnés à terme. A titre personnel, cela ne me choque pas, mais il me semble que c'est une vision plutôt libérale de l'économie et je voudrais être sûr d'avoir bien compris.

M. Jean-Christophe LE DUIGOU : Je ne crois pas que ce soit spécifiquement libéral. Notre stratégie syndicale n'est pas de défendre l'emploi tel qu'il est. J'ai dit qu'il y avait dans notre pays une situation de sous-dynamisme de création d'emplois qui se manifeste par le taux de chômage bien sûr, mais au delà du taux de chômage, car les comparaisons sont très fragiles, dans le taux d'activité de la population.

C'est une grande question : quand on se tourne vers le passé, la France, et globalement l'Europe occidentale mais avec des différences importantes entre la France, l'Italie et l'Allemagne sur les cinquante dernières années, ont créé très peu d'emplois.

D'autres pays, le nord de l'Europe, les Etats Unis, ont créé beaucoup plus d'emplois, dans des proportions incomparables sans que ce soient, contrairement à la légende, tous des emplois flexibles ou des «petits boulots» : plus de la moitié des emplois américains créés ces dix dernières années le sont au dessus du salaire moyen - nous sommes allés regarder précisément cette situation. Il y a donc un problème de déficit de création d'emplois en France et aujourd'hui, il y a une sous-utilisation de la main d'_uvre qualifiée, qui est une forme de gâchis eu égard aux efforts faits par notre pays dans le domaine de l'éducation. Nous ne défendons pas l'emploi là où il existe, dans les formes où il existe, nous défendons un emploi qualifié ; nous pensons qu'il faudrait d'ailleurs améliorer les possibilités pour les salariés d'être mobiles pour pouvoir postuler à ce type d'emploi ; mais c'est une problématique beaucoup plus générale à notre avis qui devrait être abordée à savoir l'évolution du statut du travail salarié dans la société d'aujourd'hui, problème que se pose d'ailleurs légitimement le mouvement syndical.

Je ne pense pas être libéral en disant cela. Je pense au contraire que le salarié doit disposer de «sécurités» qui ne sont pas exactement les sécurités du modèle salarial de 1945, d'autant que la flexibilité a en France largement gagné du terrain : nous sommes quand même le premier pays européen au niveau des contrats à durée déterminée, le deuxième au niveau de l'intérim, le deuxième au niveau du travail le samedi et le dimanche ; enfin, notre degré de flexibilité est relativement élevé ; EUROSTAT travaille sur ce dossier et je pense, fera quelques révélations en la matière.

Concernant l'Allemagne et la Grande-Bretagne, c'est un travail comparatif que nous avons fait nous-mêmes, qui a été repris d'une certaine manière au Conseil économique et social dans le rapport sur le financement des petites et moyennes entreprises : l'Allemagne, la Grande-Bretagne et l'Italie ont des systèmes efficaces de financement du tissu de PMI et la Grande-Bretagne, même après l'ère Thatcher, consacre l'équivalent de plusieurs dizaines de milliards de francs français au financement des PMI ; en Allemagne c'est presque consubstantiel au modèle national même si ce modèle connaît des problèmes aujourd'hui ; en Italie, cela s'est développé sur d'autres bases : les districts industriels, des solidarités de PMI et de groupes se sont constituées grâce à un financement adapté ; je pense qu'en France nous avons souffert, et nous continuons de souffrir d'une forme de dualisation du tissu de PMI ; certaines qui accompagnent les grands groupes se sont modernisées, à peu près la moitié, pourrait-on dire ; l'autre moitié a été laissée à son propre sort sans réelle possibilité de financement, sans apport de technologie, sans apport de formation, sans apport de produits nouveaux, ou d'idées de recherche et de développement ; à mon sens, il y a là une grande carence, qui explique aujourd'hui notre fragilité en terme d'emplois et de production industrielle.

L'important est que les pouvoirs publics aux différents niveaux s'interrogent sur les modalités d'aide et d'appui que l'on doit apporter à ce tissu de PME et PMI.

Dernière question : faut-il apporter de l'aide aux entreprises bénéficiaires ? J'ai défini trois principes, je n'ai pas dit que je justifiais l'aide par la situation déficitaire ou préoccupante de l'entreprise, je l'ai justifiée par des raisons générales, parce qu'il y a des dépenses qui ne sont pas prises en compte, parce qu'il y a des externalités positives à tel ou tel choix de gestion par rapport à tel ou tel autre ; je pense donc qu'il y a justification à ces aides, y compris lorsque l'entreprise est bénéficiaire ; je pense qu'il y a d'autres moyens de récupérer une partie de la richesse créée par ces entreprises lorsqu'on l'a préalablement aidée. Ce n'est donc pas un principe libéral, mais de solidarité entre l'entreprise, son territoire et la population qui y vit, qui me paraît être un facteur à long terme de développement.

Aujourd'hui, y compris dans la théorie économique anglo-saxonne, il y a une prise de conscience de la nécessité de se préoccuper de ce rapport de l'entreprise avec son territoire.

Un fonds de pension américain, des fonctionnaires du Michigan par exemple, lorsqu'ils investissent dans le tissu local les fonds collectés le font avec une exigence de rentabilité de 7 ou 8 % ; quand ils le font à l'échelon du pays, l'exigence de rentabilité est de 10 ou 11 % et quand ils investissent en Europe, ils demandent 12 ou 13 % ; ce sont les critères fixés par les gestionnaires du fonds de pension, ce qui démontre que même, dans la logique la plus capitaliste des fonds de pension, il peut y avoir prise en compte de la nécessité de préserver le tissu économique national ou régional dont sont issus les épargnants.

Je ne présente pas cela comme modèle mais cela démontre que, même dans une optique libérale, on est obligé de se préoccuper du renouvellement des capacités humaines et du tissu social.

Le témoignage de la Confédération Générale du Travail/Force Ouvrière
(C.G.T./F.O.)

Audition de MM. René VALLADON,
Secrétaire confédéral chargé du secteur économique, international et Europe,

Pierre GENDRE,
Secrétaire fédéral de la fédération des employés et cadres,

Jacques DIEU,
Secrétaire fédéral de la fédération de la chimie et

Frédéric HOMEZ,
Secrétaire fédéral de la fédération des métaux

de F.O.

(extrait du procès-verbal de la séance du 26 janvier 1999)

Présidence de M. Alain FABRE-PUJOL, Président

MM. René Valladon, Pierre Gendre, Jacques Dieu et Frédéric Homez sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, MM. René Valladon, Pierre Gendre, Jacques Dieu et Frédéric Homez prêtent serment.

M. René VALLADON :  C'est une vaste question qui vous est posée. Aussi, avec votre permission, je ferai un petit exposé introductif qui rappellera quelles sont nos positions par rapport aux pratiques des groupes nationaux industriels de services et financiers, leurs conséquences sur l'emploi et l'aménagement du territoire.

Vous nous permettrez de considérer que la question qui est posé à travers la note d'orientation que vous nous avez fait parvenir est tout simplement celle de la « mondialisation ». Pour notre part, nous considérons que l'angle d'attaque de ce problème a été fortement biaisé dans notre pays par ce que l'on a appelé communément « le rapport Artuis » qui date maintenant de près d'une dizaine d'années, qui avait pour ambition de faire connaître les dangers que la mondialisation pouvait faire courir à l'emploi en France. C'est une vision qui a ensuite été reprise par de nombreux auteurs, que ce soit Viviane Forrester dans son ouvrage sur « l'horreur économique », mais peut-être aussi par certaines campagnes qui ont renforcé cette vision apocalyptique.

La première question est de savoir si l'on doit se contenter de cette vision et s'en lamenter ou bien s'il on doit essayer d'y répondre et, pour y répondre, tenter d'en rechercher les causes.

En ce qui concerne notre organisation, je vais essayer d'être aussi bref que possible même si le sujet est vaste, quitte à être quelquefois, et vous m'en pardonnerez, un peu lapidaire, voire caricatural.

Pour nous la question trouve sa source dans la déréglementation, aussi bien administrative que financière, qui a vu le jour il y a une quinzaine d'années en France et en Europe. En Europe ce fut, par exemple, la primauté donnée à la concurrence dans le cadre de l'Acte unique européen dont personne n'avait perçu les prolongements et les conséquences. En France on pourrait évoquer la loi bancaire, le tout ayant finalement facilité la libre circulation des capitaux.

Peu importe que les entreprises n'aient pas de morale car ce n'est pas une question de morale et d'ailleurs vous savez que notre organisation n'a jamais adhéré à la mode de l'entreprise citoyenne. Ce qu'il faut désormais c'est de faire en sorte que les pratiques des entreprises, que votre commission pour objet de mieux appréhender, puissent être plus favorables en matière d'emploi et d'aménagement du territoire.

Or, on est bien obligé de constater que la France n'échappe pas à la concurrence entre les nations comme elle n'échappe pas à la concurrence que ce font - au sein de ses propres frontières - ses divers territoires. Le problème des zones franches, des zones particulières d'aménagement du territoire sur lesquelles l'Inspection des finances vient de porter un jugement est tout à fait significatif comme sont significatives les tentatives de chaque collectivité locale pour attirer des emplois au risque de pratiquer ce qu'il faut bien appeler une sorte de « dumping fiscal ».

A cela on pourrait rajouter - mais je crois que les travaux de la commission Pericard-Novelli l'année dernière ont abondamment traité le sujet - toute la question de la pertinence des aides de l'État au nom de l'emploi qui n'ont, à notre avis, jamais été évaluées de manière fiable et dont les conséquences en matière d'emploi sont tout à fait discutables.

D'ailleurs une des premières questions qui pourrait être évoquée et vous me trouverez peut-être «malicieux» - car ce n'est pas dans cette commission qu'il faut l'évoquer mais dans une autre, à savoir la représentation nationale elle-même (dans la mesure où nous arrivons bientôt à échéance de la loi quinquennale sur l'emploi qui était une « loi d'exception » de caractère temporaire) - : ce serait d'examiner les effets de cette loi quinquennale et de déterminer ce qui était manifestement provisoire, ce qui doit être pérennisé et ce qui doit être modifié.

La question qui nous est ainsi posée est celle de la politique générale de l'État comme celle de l'Europe par rapport aux entreprises car la concurrence entre les divers territoires de notre pays que j'évoquais à l'instant se retrouve au niveau européen et sans rentrer dans les détails, sans rappeler l'affaire Hoover par exemple, on peut s'interroger sur la loyauté d'un pays comme l'Irlande dont le taux de croissance, tout à fait extraordinaire, n'est dû en fait qu'à une espèce de «parasitage» des entreprises européennes.

Or la mise en place de l'euro va rendre encore plus actuel l'éternel leitmotiv de la comparaison du coût du travail. Nous ne nous faisons d'ailleurs aucune illusion ; les chefs d'entreprise sont parfaitement capables de faire une règle de trois  mais peut-être supposaient-ils que les salariés étaient trop ignorants pour appliquer cette même règle.

Toujours est-il que la mise en place de l'euro va faciliter la comparaison entre les coûts du travail. Je ne voudrais pas toutefois que l'on rentre dans les problématiques liées à l'euro. Cela nous emmènerait trop loin. Mais une des questions centrales concerne la politique macro-économique qui va être choisie au niveau européen en matière de croissance, de politique industrielle, de politique énergétique, la volonté ou non de «re-réguler» l'économie au niveau national, au niveau européen, au niveau mondial.

Je vous ai amené, pour vous les laisser, deux documents : « les principes directeurs de l'OCDE à l'intention des entreprises multinationales ». et, parce que nous pensons que les problèmes sont aussi mondiaux, nous vous laisserons aussi la déclaration qui a été faite par la Confédération internationale des syndicats libres à laquelle s'est ralliée la Confédération mondiale du travail, qui date de novembre 1998, de même que notre explication sur la crise économique mondiale et les solutions que le mouvement syndical international préconise, qui trouvent toute leur actualité après les crises que nous avons connu, notamment la dernière, celle du Brésil.

Voilà le cadre dans lequel nous voulons expliquer nos positions ; il ne s'agit pas encore une fois de montrer les entreprises du doigt mais à partir du moment où on admet un État modeste, qui laisse le maximum de libertés aux entreprises, on ne peut pas s'étonner que celles-ci en profitent.

Maintenant, je suis prêt à répondre à vos questions et mes camarades pourront vous donner quelques détails ou quelques exemples, soit dans le domaine de la chimie, de la métallurgie ou de la banque et de l'assurance quoique nous n'ayons pas forcément voulu venir avec un catalogue de mauvaises pratiques

Aussi bien le ministère de l'industrie que le ministère de l'économie et des finances peuvent-ils avoir beaucoup d'éléments à vous donner quoique, dans le cadre de mes responsabilités, il me soit souvent arrivé d'aller frapper à la porte du ministère de l'industrie pour évoquer les scandales que constituaient des entreprises qui recevaient des fonds publics et délocalisaient à la fois pour constater qu'il n'y avait pas le moindre contrôle de l'administration.

De fait, nous n'avons jamais eu connaissance que l'État se souciât réellement que les financements accordés aux entreprises fussent vérifiés, contrôlés par rapport à leur finalité et in fine conformes à leurs objectifs initiaux.

M. le Président : Notre rapporteur a un certain nombre de questions à vous poser, d'autant plus que vous avez ouvert quelques portes à ces interrogations.

M. le Rapporteur : Vous avez laissé entendre qu'a priori  les entreprises n'ont pas pour objet principal d'aménager le territoire et de créer des emplois, que F.O. n'est pas un adepte de l'idée de l'entreprise citoyenne ; vous avez parlé également de réguler l'économie ; si vous pouviez développer ce point ou nous indiquer un document qui en traite ?

M. René VALLADON : Je vais effectivement vous laisser un document.

M. le Rapporteur : Vous avez parlé également d'un catalogue des mauvais exemples que pourrait détenir les administrations mais si nous avions voulu nous contenter du ministère de l'économie et des finances et des autres institutions de notre République pour examiner le problème des aides, nous ne vous aurions pas demandé de venir, pas plus qu'à un certain nombre d'autres syndicats.

Catalogue des mauvais exemples en effet quoique l'objectif de notre commission ne soit pas, vous l'avez dit aussi, de pénaliser ou de culpabiliser les entreprises mais le sentiment que j'ai (je note que vous n'en avez pas parlé, mais peut-être est-ce une omission) est que l'objectif de certaines entreprises semble plus de s'enrichir que de produire ; un certain nombre de vos collègues syndicalistes, un certain nombre d'organismes nous ont indiqué que jamais les entreprises n'avaient disposé d'autant de capacités financières; que pour obtenir ces capacités financières, ce n'est pas uniquement en vendant les produits qu'elles les obtiennent ; que probablement il y a d'autres moyens de les obtenir ; j'aimerais avoir votre sentiment là-dessus.

La France est un pays où les textes ont permis, depuis plusieurs années maintenant, que les élus du personnel puissent siéger dans un certain nombre d'organismes internes avec des droits non négligeables, pas toujours respectés d'ailleurs, mais des droits qui néanmoins existent. Ne vous semble-t-il pas que face à cette évolution des pratiques dont nous parlons justement, ces droits pourraient être étendus ? Jusqu'où ?

Ne vous semble-t-il pas également souhaitable que des groupes plus ou moins importants, qui sur un territoire - régional ou national - sont bénéficiaires d'ides publiques puissent être également plus surveillés ? Sans doute faut-il s'entendre sur le mot «surveiller». Il ne s'agit pas d'être «tatillon » : une entreprise est un élément qui vit, qui se développe, qui connaît des problèmes. Mais qu'un contrôle soit quand même opéré ! vous disiez vous-même tout à l'heure que souvent il n'y a pas de contrôle. Comment faire dans ce cas pour qu'un conseil régional, que l'État puisse exercer ce contrôle ? Quel type d'organisation pourrait-on proposer pour que les choses soient «moralisées», pour que l'entreprise soit davantage - je n'ose pas utiliser le terme « citoyenne » puisque vous le récusez - mais je n'en trouve pas d'autre.

M. René VALLADON : Nous avons constaté, comme d'autres, voire comme le gouvernement qui - j'ai pu m'en apercevoir puisque j'ai eu la chance de mener la délégation Force Ouvrière aux conférences des 3 et 10 octobre dernier - le reconnaît lui aussi, que le partage de la valeur ajoutée n'a jamais été aussi défavorable aux salariés et aussi favorable aux entreprises : on y voit là les conséquences de la politique de taux d'intérêt suffisamment élevés pour satisfaire le capital.

Au delà se posent plusieurs questions.

La première résulte du changement fondamental du capitalisme français. Je vous renvoie en particulier au rapport qu'a fait M. Morin sur l'intrusion des fonds de pension dans les entreprises du CAC 40. Ce rapport qu'il a remis au Commissariat au plan, voici quelques mois, montre que la structure du capital des entreprises a profondément changé ce que nos délégués syndicaux se sont vite rendu compte, car l'objectif de rendement entre 13 et 15 % est quasiment imposé à toutes les entreprises. Or, si en période de croissance ce taux peut rester supportable, en période de stagnation ces 15 %  ne peuvent être obtenus que par la voie des restructurations.

Dès lors la question que l'on peut se poser est celle-ci : est-ce que l'on peut faire échec à cette émergence dans les grandes entreprises par la pratique du corporate governance ?

Je vous dis très clairement : non ! J'ai été membre pendant quelques années du Conseil supérieur de la participation où cette question a longtemps été posée. Les enseignements que l'on en a tiré sont clairs : un comité d'entreprise ou un comité central d'entreprise qui use de toutes les prérogatives qui lui sont allouées permet à ses représentants d'avoir souvent plus d'informations que n'en ont les membres du conseil d'administration.

Je ne rentre pas dans l'éternel débat entre conseil d'administration ou conseil de surveillance, mais je pense très clairement que cette idée ancienne de l'association capital/travail n'a jamais donné, dans un pays comme la France, de réelle satisfaction.

C'est ainsi que lorsque l'Assemblée nationale - voici trois ans maintenant - a organisé un colloque sur le bilan des nationalisations, je n'ai pas porté, au nom de mon organisation, de jugement sur la pertinence politique de ces nationalisations - c'est du ressort du politique - mais j'ai concentré mon exposé sur la politique sociale des groupes nationalisés et force m'a été de constater qu'ils n'avaient été exemplaires ni au niveau de l'emploi, ni en matière de rémunérations, ni en matière d'amélioration concrète du sort des salariés.

Ceci nous amène à votre dernière question : est-ce que les entreprises qui reçoivent des fonds d'État doivent être exemplaires ? Est-ce que sérieusement, en l'état actuel de la législation, des entreprises nationales, des entreprises de service public - compte tenu des contraintes imposées au niveau de la Commission européenne au nom de la lutte contre les distorsions de concurrence - peuvent compter que ces questions soient prises en compte par le gouvernement français ?

Si je prends l'exemple des contrats de plan passés entre l'État et les collectivités publiques régionales, ceux-ci n'ont-ils pas pour seul objet, in fine, de financer le service universel  tandis que les entreprises doivent par ailleurs trouver les moyens de financer le reste par leur auto-développement ou par les ressources financières qui leur sont propres ? C'est une question que l'on peut se poser.

La véritable question, l'éternel débat réside dans l'autonomie de gestion d'une entreprise nationale, d'une entreprise publique face à la passation d'une commande publique qui le soit en toute transparence et de façon parfaitement claire. Je ne rentrerai pas dans cette problématique mais je ne suis pas sûr que ce soit toujours le cas.

On peut discuter, si vous le souhaitez, d'aménagement du territoire. Qu'y voit-on sinon les écarts entre les contraintes de gestion imposées aux chefs des service extérieurs de l'État (qui voient leurs effectifs se réduire) et des déclarations de principe, par exemple le moratoire des services publics en milieu rural ? D'un côté on trouve des déclarations tout à fait intéressantes, de l'autre la réalité concrète qui fait qu'elles ne peuvent pas être appliquées par suite de contraintes de gestion liées à des problèmes de régulation économique ou budgétaire au niveau national. Il faut en avoir conscience.

M. le Rapporteur : Pour préciser des choses, je ne comprends pas bien que l'on puisse dire « nous cherchons, non pas des solutions toutes faites, définitives et radicales aux problèmes des externalisations, délocalisations, licenciements, plans sociaux, etc., mais la possibilité quand même de limiter les effets de ceux qui sont dictés essentiellement par un souci de rentabilité financière, les fameux 15 % » ; on peut estimer qu'une entreprise qui fait 8 à 10 % de rentabilité est une entreprise intéressante, mais si l'on est actionnaire de cette entreprise, on peut estimer que ce n'est pas suffisamment intéressant ; à partir de là s'enclenche un processus que vous connaissez probablement mieux que nous. Comment faire en sorte que ce processus soit enrayé, et qu'en tout cas ce processus n'aille pas jusqu'au point où, comme le disaient vos prédécesseurs tout à l'heure, il n'y ait plus qu'à gérer le non travail, c'est-à-dire que l'on ne soit plus dans une logique de remise à l'activité, ou de développement de l'activité, mais que l'on soit tout simplement à gérer le social et les problèmes ?

C'est là qu'il nous semble que dans les instances que la loi a su donner au fil de l'histoire aux entreprises, il y a peut-être un étage supplémentaire à ajouter : est-ce la participation des salariés aux conseils d'administration des entreprises ? Est-ce la participation des représentants des salariés aux assemblées générales d'actionnaires ?

De plus en plus de salariés sont actionnaires des entreprises ; est-ce l'organisation de ces salariés par les organisations syndicales de façon que le capital qui est ainsi mis à la disposition des salariés reste chez les salariés et n'aille pas au bout de quelques années chez des prédateurs qui trouveront facilement à se constituer un petit paquet d'actions parce que des salariés mal informés auront voulu se débarrasser de leurs actions ?

Je ne dis pas que je suis d'accord à titre personnel avec ces « solutions », mais il me semble quand même que les représentants des salariés, compte tenu de l'histoire qui est la nôtre en France dans le domaine social depuis une cinquantaine d'années... Vous disiez vous-même que lorsqu'ils jouent bien leur rôle de représentants, ils cumulent plus d'informations ou autant d'informations que des administrateurs ; compte tenu des enjeux, n'y a-t-il pas moyen de leur faire jouer un rôle un peu plus important, qui permette non seulement d'avoir les informations, mais d'avoir un droit de blocage sur un certain nombre de décisions ?

Est-ce que les élus régionaux ne pourraient pas avoir eux aussi un droit de blocage compte tenu de l'importance énorme qu'ont sur leur territoire un certain nombre d'entreprises ? Je pense à une entreprise comme Moulinex en Basse-Normandie, je pense à Brittany Ferries, à la sidérurgie dans le Nord et dans l'Est : n'y avait-il pas là matière à ce que les élus disent « halte-là, on veut tout sur la table » ? Non pas pour dire non à tout mais tout simplement pour dire : » les enjeux sont tels que la stricte loi financière dans l'entreprise n'est plus admissible ».

M. René VALLADON : C'est un débat quasi théologique que vous ouvrez et qui m'amène à faire quelques observations.

La première est que je ne suis pas sûr que la notion de blocage par les salariés permette de faire de grands progrès. Une entreprise, cela doit vivre, cela doit respirer, cela doit faire des gains de productivité, cela doit aussi pouvoir avoir sa logique de développement, ce qui implique quelquefois aussi de la souplesse ; c'est un premier point.

Deuxième point : dans notre pays tous les ans, deux millions d'emplois sont détruits et deux millions d'emplois sont créés. La France est un des pays, si l'on en croit les études non partisanes de quelques économistes, où la flexibilité du travail existe, et les deux seuls «blocages» qui subsistent maintenant ce sont les indemnités de licenciement et l'existence d'un salaire minimum.

A partir de ce moment, quelle est la question ? Doit-on ossifier, gélifier, amener un peu plus de viscosité dans les emplois existants, ou faire en sorte que l'on ait une dynamique de croissance suffisante pour que l'on puisse avoir création d'autres emplois ?

Je ne suis pas un fanatique des théories d'Alfred Sauvy mais je suis quand même obligé de faire un certain nombre de comparaisons sur les emplois industriels créés et détruits aux Etats Unis ou créés et détruits dans l'Union européenne en l'espace de quinze ans.

Quelles sont maintenant les propositions que nous pourrions faire ?

La première est, à la limite, de vous renvoyer la balle, mais je ne veux pas être discourtois : dans le programme du gouvernement que vous soutenez une réforme importante des licenciements était évoquée afin d'éviter les conséquences de l'arrêt Samaritaine. Nous n'avons jamais été excessifs au point de croire que l'on puisse interdire les licenciements, ce serait une véritable hérésie mais ces questions méritent d'être posées.

La deuxième question est de savoir si l'on peut faire nôtres les bonnes pratiques provenant de nos partenaires européens ? A cet égard, force est de constater que, quoiqu'on puisse en penser et cela mérite un examen beaucoup plus poussé, notre pays n'est pas le plus en retard dans le domaine de la consultation des salariés. On peut évoquer bien sûr le Mitbestimmung allemand, mais il faut y regarder de beaucoup plus près. Il n'est pas adapté à toutes les entreprises ce qui veut donc dire que la cogestion ne s'applique en fait que dans un nombre limité d'entreprises.

Sous réserve d'inventaire - je vous demande le droit à l'erreur - j'avais participé voici quelques années à une réunion, à Bruxelles, où une comparaison avait été faite entre tous les pays européens  : c'était en Hollande et en France que les représentants des salariés disposaient du plus grand nombre d'informations ; cela demande vérification par des experts, mais je ne suis pas sûr d'être très loin de la vérité.

Remarquons d'ailleurs que la mise en place des comités d'entreprise européens n'a pas amélioré les choses, puisqu'en fait, l'information et la consultation sont très en deçà des prérogatives du comité central d'entreprise français.

La question qui est évoquée, qui est sur la table du conseil des ministres depuis longtemps, est la notion de société européenne avec l'exportation du modèle allemand, mais j'attire votre attention sur le fait que ce modèle allemand est lié aussi consubstantiellement à la nature du capitalisme des entreprises allemandes - avec le rôle du secteur bancaire - ce qui fait un tout homogène et ce qui n'est pas le cas du secteur industriel et des relations banque/industrie en France.

Pour le reste, j'aurais tendance à vous poser une question : où met-on la barre en matière de blocage ? Je comprends parfaitement ce que vous ayez évoqué des affaires récentes tout à fait inacceptables, je le dis très clairement. Néanmoins, la question qu'il faut réellement poser, c'est la possibilité pour les élus locaux et nationaux d'avoir des comptes précis, que les entreprises doivent rendre compte des aides dont elles peuvent bénéficier, mais pour le reste, il me semble relativement dangereux de faire en en sorte que des entités extérieures à l'entreprise puissent s'immiscer dans la vie interne de l'entreprise et au fond, au delà des PME/PMI, regardons où est le véritable centre de décision. Est-ce que le véritable centre de décision est encore en France ou est-ce qu'il n'est pas souvent au niveau de gestionnaires de fonds de pension et de tous ceux qui sont devenus les véritables financiers du système industriel français ?

C'est peut-être un constat pessimiste, c'est peut-être aussi le constat réaliste que nous sommes obligés de faire.

M. le Rapporteur : Puis-je ajouter un qualificatif ? Vous parliez de pessimiste réaliste, je suis tenté de dire « fataliste », non ?

M. René VALLADON :  Fataliste non. Pourquoi ?

La question à laquelle nous sommes confrontés, de notre point de vue, est que la mondialisation n'est en fait que la construction d'un marché oligopolistique au niveau des pays riches. Nous avons, dans trois ou quatre régions du monde, des grands groupes qui font des alliances mondiales, et vous savez bien ce que sont les «bagarres» entre ces alliances mondiales. La vraie question est dès lors de savoir si, sur ces marchés oligopolistiques, ces entreprises peuvent faire « la pluie et le beau temps » à l'intérieur des États ; de là, les dispositions que nous souhaitons voir prendre au niveau de la Banque mondiale et au niveau du FMI et l'OMC sous forme de normes sociales fondamentales liées à la déclaration du sommet de Copenhague et dont le gouvernement français aura à se préoccuper dans le cadre de Copenhague plus 5, pour lequel nous étions la semaine dernière auprès de la Banque mondiale et auprès du FMI à Washington afin que la France fasse sienne, dans tous les secteurs où elle est représentée, une position cohérente par rapport à la décision fondamentale de juin 1998 à l'O.I.T.

La deuxième question est indissolublement liée à celle des politiques macro-économiques favorables ou non la croissance ; cela, c'est quelque chose pour lequel nous pensons que c'est la seule voie pour faire en sorte que ces choses existent ; tout est tellement exacerbé que les périodes de récession ou les périodes de moindre croissance sont toujours des périodes qui facilitent les restructurations et les constitutions d'oligopoles.

Une des réponses à votre question, je ne dis pas qu'elle est exclusive, passe par des initiatives de croissance au niveau européen, voire au niveau mondial, pour faire en sorte que l'on puisse retrouver un niveau d'emploi suffisant.

M. le Rapporteur : Voilà une réponse qui m'intéresse.

M. René VALLADON : J'en suis heureux pour vous.

M. Jean-Luc WARSMANN : Je voudrais que l'on revienne quelques instants sur l'aménagement du territoire. Vous avez évoqué certaines critiques à l'égard de dispositifs qui ont pu être mis en place du type zone franche. Vous avez également évoqué la quasi-absence de contrôles a posteriori sur les aides versées par les pouvoirs publics.

La question concrète que j'ai envie de vous poser est celle-ci : est-ce que vous estimez légitime que les pouvoirs publics locaux, nationaux ou européens mettent en place des dispositifs visant à favoriser les implantations économiques dans des zones qui paraissent en voie de désertification, et si vous l'estimez, quels sont selon vous les dispositifs dont le rapport qualité/prix est le meilleur ?

M. René VALLADON : Qui pourrait condamner les initiatives visant à attirer une usine Toyota avec 2 000 emplois ? Personne, bien sûr ; et je me mets à la place des élus responsables qui, confrontés qu'ils sont au chômage essaient de faire ce qu'ils peuvent pour attirer des emplois.

Je reviens à notre problème de la croissance : la vraie question est qu'à partir du moment où la croissance est nulle, ce que fait l'un se fait souvent au détriment de l'autre. Je n'ai pas lu en détail le rapport de l'Inspection des finances sur les zones franches, mais je ne suis pas sûr que le solde net de créations d'emplois soit quelque chose de tout à fait significatif, dans la mesure où l'on a tous connu, probablement les élus autant que les syndicalistes, ce que l'on a appelé « les chasseurs de primes » ; très honnêtement, voici quelque temps, lors de son audition par la commission Péricard-Novelli, M. Blondel avait introduit son propos, en disant : » les aides aux entreprises sont comme le problème de la drogue, on est obligé à chaque fois d'augmenter les doses » ; tout le monde sait qu'un sevrage brutal est difficile et impossible, mais la vraie question est : comment fait-on en sorte d'entreprendre une désintoxication lente ? Des chiffres ont été donnés, je ne sais pas s'ils sont bons, mais la vraie question est celle-ci : ces chiffres qui peuvent apparaître vertigineux par moments sont tout à fait épouvantables quand on regarde leur efficacité en matière d'emploi. Il faut le dire très clairement. Je ne sais pas comment on peut mettre en place cette désaccoutumance, mais il est vrai que nous sommes rentrés dans un système où l'argent public intervient de plus en plus dans la gestion privée.

M. Jean-Claude BEAUCHAND : Une petite question habituelle : vous avez dit tout à l'heure que vous ne veniez pas avec un catalogue de mauvais agissements, mais sans être pervers, nous aimerions bien que vous nous citiez au moins trois remontées que vous auriez eues par votre centrale, d'entreprises qui auraient touché des fonds européens, des fonds d'État ou des fonds de collectivités territoriales en direction de l'emploi, j'entends, qui à votre connaissance n'auraient pas rempli leur contrat. On a entendu le contraire par un représentant de l'État. Je cherche donc un peu à comprendre et je vous pose cette question.

M. René VALLADON : Lorsqu'un fabricant de maroquinerie reçoit des aides d'État pour refaire toute sa chaîne de production en Bakélite ou plastique extrudé et que la mode fait que, d'un seul coup, ce ne sont plus les attachés case rigides mais souples qui sont demandés, qu'à partir de ce moment dans un conteneur où il pouvait mettre 1 000 valises rigides il peut mettre 10 000 valises souples, il n'hésite pas, il va faire sa fabrication au Maroc.

Oui, il a reçu des aides d'État pour moderniser sa production, mais sa production était modernisée pour un type de modèle ; ce modèle, pour des questions de mode devient rapidement obsolète, il construit immédiatement son usine au Maroc parce que les coûts de transport font qu'il met dix fois plus de valises souples dans un conteneur et que, malgré le coût du transport, il rentabilise sa production.

C'est un exemple : vous pourriez éventuellement enquêter, sans que je fasse de la délation, sur la commande publique pour les uniformes ; est-ce qu'il est normal que de grandes administrations, de grandes entreprises publiques commandent une petite partie de leurs uniformes à des entreprises françaises et de grosses parties dans des entreprises étrangères ?

M. Jean-Claude BEAUCHAND : Ce n'est pas ma question mais je suis d'accord avec ce que vous dites.

M. René VALLADON : Je vous dis simplement qu'en particulier dans le domaine du textile, c'est quelque chose de parfaitement connu.

Ceci étant, notre difficulté est la suivante : lorsque je reçois dans mon bureau une délégation syndicale qui me dit « il faut que tu nous donnes un coup de main, cela va mal, le patron dit que l'on va fermer », qu'est-ce que je fais ? Je vais au ministère de l'industrie ; là, j'essaie de faire en sorte d'obtenir le maximum d'informations . C'est là que vous avez raison, personne n'est capable de fournir à nos délégués syndicaux ou aux comités d'entreprise la réalité des aides reçues, car personne n'est capable, y compris au niveau des services locaux de l'État, de faire la part de ce qui a été reçu au titre de l'État, ce qui a été reçu au titre de nos collectivités locales, de faire la part de ce qui a été reçu au titre de la politique industrielle, de ce qui a été reçu au titre de la formation qualifiante ou à d'autres titres. Malheureusement je ne crois pas, mais je peux me tromper, qu'il y ait dans les services de l'État quelqu'un qui, au niveau des Préfectures, soit capable de collationner l'ensemble des aides que peut recevoir une entreprise car ce sont des canaux relativement différents. Certains arrivent par le canal de la direction départementale du travail et de l'emploi, d'autres peuvent arriver par le canal d'une DRIRE ; d'autres peuvent arriver par d'autres canaux auxquels il faut rajouter les aides attribuées au niveau de la Région, voire de la Communauté.

M. Jean-Luc WARSMANN : Le tableau est légèrement noirci au niveau des collectivités locales car il y a transmission systématique des délibérations et très souvent en plus, les aides des collectivités locales se font dans le cadre d'accords concertés entre l'État qui gère les fonds européens, l'État qui gère ses propres fonds ou ce qu'il en reste parfois, et les fonds des collectivités.

M. René VALLADON : Vous parlez de quels fonds ?

M. Jean-Luc WARSMANN : Je parle des aides des collectivités locales, conseils généraux ou régionaux...

M. Jean-Claude BEAUCHAND : ...voire syndicats mixtes.

M. Jean-Luc WARSMANN : L'État en est globalement très bien informé quand même.

M. René VALLADON : Aidez-nous à savoir qui est capable de donner aux organisations syndicales ces renseignements !

M. Jean-Luc WARSMANN : Le préfet !

M. le Président : Dans la question de M. Warsmann, et le Rapporteur en avait parlé aussi, vous le soulignez, une des pistes qui pourrait être regardée est de savoir comment on peut capitaliser des informations ; une des questions qui se posent, car je sais que beaucoup se la posent à voix haute ici ou là peut être par exemple le rôle des CODEF aujourd'hui, qui sont une réunion d'élus, de syndicalistes, sous l'autorité des Préfets...

M. René VALLADON : Les salariés ne sont pas demandeurs.

M. le Président : On ne sait pas très bien les uns et les autres à quoi cela peut servir aujourd'hui, mais cela pourrait peut-être permettre de devenir au moins une bourse d'informations, ce qui serait déjà un grand progrès quant à l'utilité de cette structure. On parle des aides directes, et je sais que certains conseils régionaux aident directement les entreprises ; et il y a tout ce qui constitue les aides indirectes qui vont du différentiel de fiscalité au différentiel du coût des terrains ou de l'immobilier industriel...

M. René VALLADON : ...et l'exonération des salaires de la taxe professionnelle !

M. le Président : On connaît tous très bien tout cela.

M. le Rapporteur : Je trouve ici dans un document qui s'appelle « la note bleue de Bercy » que de 1995 à 1996, les aides indirectes des collectivités locales en une année ont augmenté de 14,4 %.

Une question que l'on a posée également à un certain nombre d'organismes est : ne serait-il pas possible de croiser ? L'INSEE fait des études ; la Direction générale des impôts en fait ; la Banque de France ; tout cela, ce sont quand même quelque part des organismes publics ? Ne serait-il pas possible de croiser un peu ? De façon à aboutir à quelque chose de lisible, de cohérent et de suffisamment complet, ce qui n'est pas le cas ?

M. le Président : Tout à l'heure vous nous avez aussi indiqué qu'à votre sens les comités du groupe européen (on change de thématique) vous semblaient très en deçà des comités d'entreprise tels qu'ils existent aujourd'hui sur le territoire national ; auriez-vous des perspectives d'aménagement qui pourraient nous permettre de compléter un certain nombre d'éléments ?

M. René VALLADON : C'est un sujet hautement délicat. Ces problèmes d'information et de participation des salariés, voire la notion de la participation des salariés à travers le projet de société européenne, cela fait vingt cinq ans que la Commission n'a trouvé aucune solution ce qui montre que ce n'est pas aussi simple que cela !

Nous voulons rester attentifs à deux choses : d'un côté à ce qui est «information/consultation» et de l'autre à ce qui est effectivement «négociation».

Pour parler clair, quand vous êtes responsable d'un syndicat dans une entreprise qui en elle-même ne pose pas de problème particulier, osez demander à votre patron que le syndicat puisse nommer un expert capable de vérifier les comptes dans le cadre de l'examen annuel ! Dans 80 % des cas, les patrons considèrent que c'est un manque de confiance, une atteinte inacceptable aux pouvoirs dont ils disposent.

C'est pourquoi il serait utile de voir dans quelles proportions les comités d'entreprise utilisent la totalité de leurs prérogatives.

Il est vrai que l'arsenal français est bon : entre l'examen annuel des comptes, le droit d'alerte, etc..., la législation française est probablement une des plus satisfaisantes d'Europe, même si on peut encore améliorer les choses. Mais la législation est une chose et son acceptation par les chefs d'entreprise en est une autre car ceux-ci considèrent souvent que son application constitue un acte de méfiance de la part des syndicalistes.

A mon avis, le problème c'est d'avoir des experts comptables qui arrivent à faire comprendre au patron qu'avoir avoir un ratio de x %  - qui peut apparaître bon en soi - n'a aucun sens si tous ses concurrents ont un meilleur ratio, que la valeur absolue d'une entreprise ne veut rien dire si on ne la compare pas à d'autres d'entreprises du même type. Ce genre d'information, on peut essayer de le faire passer à un chef d'entreprise ; encore faut-il qu'il accepte que les organisations syndicales utilisent toutes leurs prérogatives et ce n'est pas souvent le cas, il faut le reconnaître, même si de gros progrès ont été faits et quoique ce soit très variable suivant la taille de l'entreprise et suivant aussi son secteur.

M. Jean LAUNAY : Tout à l'heure, vous avez évoqué l'impossibilité pour les entreprises de se passer des aides mais si elles-mêmes vous le disaient, qu'en penseriez-vous ?

M. René VALLADON : Certaines le disent.

M. Jean LAUNAY : Nous en avons entendu, c'est pour cela que je vous pose la question. Est-ce qu'à votre sens, c'est un abord tactique de la question ?

M. René VALLADON : Quand M. Blondel rencontre M. Barrault pour mettre en place la loi Robien et qu'il pose la question « quels seront les contrôles ? », M. Barrault répond : « il s'agit d'un contrat moral ». La réponse est donc que l'on ne met pas en place les instruments au moyen desquels l'État pourra s'assurer de la réalité des engagements pris.

En second lieu, à partir du moment où le ministère de l'emploi a la possibilité d'accorder ou non des FNE selon des dispositifs particuliers, il est clair - et les directeurs de ressources humaines de grands groupes le disent très clairement - qu'il peut y avoir des « marchandages » : on échange un peu de FNE contre quelques initiatives en matière d'emploi. Cela fait partie de la vie. Je ne condamne personne mais ce sont des choses qui existent.

M. le Rapporteur : Des répartitions géographiques à l'intérieur d'un groupe, cela veut dire je suppose : « je te donne un peu de FNE en Bourgogne, mais en Bretagne, en revanche...»

M. René VALLADON : Ce sont des choses qui existent.

Sur ce point, je vais vous dire une autre chose ; cela pourra peut-être surprendre mais ce n'est pas très grave. Vous connaissez l'attachement de notre confédération à la notion d'accord de branche. Pour deux raisons simples : à la fois pour obtenir une égalité de traitement des salariés dans une même branche mais aussi pour une raison plus profonde qui tient à la loyauté de la concurrence.

Or, depuis hélas une quinzaine d'années on constate que, petit à petit, on préfère la primauté de la négociation d'entreprise au détriment de la négociation de branche. Cela veut dire que la concurrence entre entreprises qui devait se faire sur la qualité du marketing, de la recherche, de la production, du développement se fait sur le social. Lorsqu'on a inventé en France, voici maintenant très longtemps, la notion de négociation de branche, c'était précisément pour éviter cette concurrence entre entreprises ; et maintenant, on nous dit que les accords de branche ne doivent être que des accords d'intention. Or faire de l'entreprise le seul endroit de négociation, c'est finalement en arriver à une situation où, qu'on le veuille ou non, soit à leur corps défendant, soit volontairement, les chefs d'entreprise comme les syndicalistes sont quasiment obligés de jouer la compétitivité de leur entreprise sur le social, sur la masse salariale.

M. le Rapporteur : Vous allez nous laisser des documents ?

M. René VALLADON : Je vais vous laisser « les principes directeurs de l'OCDE à l'attention des entreprises multinationales ». C'est quelque chose qui date de quelques années maintenant, sur lequel l'OCDE est en train de réfléchir et nous poussons pour que ces guides de bonnes pratiques d'influence anglo-saxonne devient un peu plus contraignants, car l'affaire de Vilvoorde a montré que nous n'étions pas au dessus de tout reproche en ce qui concerne la mise en _uvre de ces principes directeurs.

Je vous laisserai également la déclaration syndicale internationale sur la crise économique mondiale car nous pensons que cela rentre tout à fait dans le vif du sujet  et, si vous le souhaitez, nous pourrons vous envoyer d'autres textes d'origine syndicale.

M. le Rapporteur : D'autant plus que pour les groupes qui «viendront à l'auscultation» nous verrons bien comment cela se passe, ne serait-ce qu'en écoutant l'intégralité des organisations syndicales.

M. René VALLADON : Puis-je solliciter une faveur ?

Nous avons essayé dans notre organisation de faire le point sur l'existence des comités de groupe. Nous en sommes incapables. Nous nous sommes retournés vers la Direction de l'animation et de la recherche du ministère des affaires sociales - la DARES - qui en est également incapable.

Je ne jette la pierre à personne, soyons clairs. Pour des raisons évidentes qui tiennent à la fois au caractère insuffisamment contraignant de cette disposition, parce que la respiration des groupes fait que leur périmètre change très souvent, notre pays ne connaît pas bien la pratique du comité de groupe. Il ne s'agit pas de mettre en cause tel ou tel fonctionnaire voire même la DARES, mais personne n'est capable de savoir ce qui est en train de changer au sein des entreprises françaises et je ne suis pas sûr que nous ayons beaucoup de groupes qui soient en parfaite conformité avec la loi, ce qui pose bien évidemment beaucoup de problèmes à tout le monde.

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