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TOME II
SOMMAIRE DES AUDITIONS
LES TEMOIGNAGES DES EXPERTS

Les témoignages sur la situation générale de l'économie française

__  Monsieur Elie COHEN, Directeur de recherches au CNRS (13 janvier 1999).

__  Monsieur Philippe CUNÉO, Directeur des études stastistiques de l'UNEDIC (23 février 1999).

__  Monsieur Richard ZISSWILLER, Délégué général chargé des études à la chambre de commerce et d'industrie de Paris (13 janvier 1999).

__  Monsieur Jean-Louis LEVET, Chef du service du développement technologique et industriel du commissariat général du Plan (2 février 1999).

__  Monsieur Jean-Pierre FALQUE-PIERROTIN, Directeur général adjoint de la direction générale de l'industrie, des technologies de l'information et des postes (3 février 1999).

__  Madame Anne LE LORIER, Chef du service financements et participations de la direction du Trésor et Monsieur Pierre-Marie ABADIE, Ingénieur des Mines (14 janvier 1999).

__  Monsieur Jean-François STOLL, Directeur de la Direction des Relations Economiques Extérieures (24 février 1999).

__  Monsieur Michel PRADA, Président de la commission des opérations de Bourse (COB) (9 février 1999).

Avertissement

Conformément aux alinéas 1er et 3 de l'article 142 du règlement de l'Assemblée nationale qui disposent que « les personnes entendues par une commission d'enquête sont admises à prendre connaissance du compte-rendu de leur audition », (les intéressés ayant la faculté de produire des observations par écrit), toutes les personnalités entendues ont été invitées à faire part des observations éventuelles que pouvait appeler de leur part le procès-verbal de leur audition.
Certaines n'ayant pas cru devoir donner suite à cette invitation, la Commission a été amenée à considérer que leur silence valait approbation et le procès-verbal les concernant est publié dans le texte qui leur a été soumis.
En outre, un certain nombre de personnalités ont eu l'obligeance de transmettre à la Commission divers documents, soit avant, soit à l'issue de leur audition. Le volume de ces dépôts ou de ces envois est tel qu'il a été matériellement impossible de les reproduire au sein du présent rapport qui s'en tient strictement aux procès-verbaux des auditions.
Seul le relevé des aides reçues par le groupe Moulinex, tel qu'il a été fourni par sa direction, fait exception dans la mesure où ce relevé constitue une information essentielle à la réflexion de la commission d'enquête, celle-ci regrettant que les autres groupes n'aient pu fournir les mêmes renseignements avec autant de précision.

Le témoignage d'un Directeur
de recherches au C.N.R.S
sur la mondialisation

Audition de M. Elie COHEN,
Directeur de recherches au CNRS

(extrait du procès-verbal de la séance du mercredi 13 janvier 1999)

Présidence de M. Alain FABRE-PUJOL

M. Elie Cohen est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Elie Cohen prête serment.

M. Elie COHEN : Avant de répondre aux questions posées dans le document qui m'a été adressé, j'évoquerai quelques idées générales sur le phénomène de la mondialisation et sur le rôle joué par les firmes multinationales dans ce processus. Ce cadrage me paraît important non par coquetterie de professeur mais pour éclaircir le sujet.

La mondialisation peut se résumer en quelques phrases. Dans un monde dans lequel circulent librement les biens, les services, les capitaux, les savoirs, les savoir-faire, il y a des facteurs qui ne circulent pas : les territoires - ils sont immobiles par définition - et il y a des facteurs qui circulent peu ou mal, des facteurs « visqueux » : les hommes, qui sont accrochés à ces territoires. Le problème de la mondialisation est très simple : c'est une stratégie qui vise à attirer sur ce qui est immobile - les territoires - les facteurs mobiles que sont le capital, les technologies, les savoirs, les savoir-faire.

Il existe désormais une espèce de concurrence mondiale entre les pays, les régions, les villes pour attirer vers leur sol, pour fixer sur leur territoire ces facteurs mobiles, créateurs de richesses, de développement, d'emplois - parfois très qualifiés - et de matière première fiscale.

La problématique de la mondialisation est donc assez simple. Elle vise à attirer sur un sol. Le mot important est l' « attractivité ». Il va convenir d'apprécier l'attractivité différentielle d'un territoire par rapport à un autre car c'est la qualité d'un territoire par rapport à un autre qui permet de fixer des activités et - notion très importante - de justifier le coût du facteur visqueux, c'est-à-dire le coût du travail humain.

S'exprimer ainsi peut paraître d'une très grande abstraction. En fait, cela ne l'est pas du tout. Vous avez tous présents à l'esprit deux épisodes récents. Le premier est l'affaire Toyota : alors que dix-huit pays européens étaient en concurrence, la France a réussi à attirer cet investissement. Le second concerne Motorola qui cherchait à installer un centre de recherches en télécommunications pour lequel cent sites étaient simultanément en concurrence.

La donnée essentielle à prendre en considération est la logique de l'attractivité, de la concurrence entre espaces pour localiser des activités.

Cela étant dit, il faut faire un pas de plus et dénoncer un certain nombre d'idées fausses.

On a trop tendance à penser qu'un ou deux facteurs permettent à eux seuls d'expliquer qu'une activité soit localisée dans un lieu. On pense, bien entendu, au coût du travail que l'on tient pour le facteur déterminant de la localisation des activités. J'ai coutume de dire que, si tel était le cas, le Bangladesh serait la première puissance industrielle de la planète. Le coût du travail n'est bien sûr pas le facteur essentiel de la localisation.

A une époque marquée par la révolution des technologies de l'information, on dit aussi que tous les territoires se valent puisque la planète est unifiée par les réseaux de télécommunication, de sorte que des activités seraient totalement libres et que seules des concurrences pures entre territoires, de type fiscal, par exemple, permettraient la localisation des activités. Or en fait, malgré la révolution des technologies de l'information qui autorise formellement les localisations les plus libres, l'un des phénomènes majeurs auxquels on assiste actuellement est le retour de la géographie économique. On n'assiste pas à une dispersion des activités qu'autorise formellement la diffusion des technologies de l'information mais on assiste au contraire à des phénomènes de polarisation géographique.

Ceux-ci sont actuellement de deux ordres.

Le premier type de polarisation est la métropolisation, c'est-à-dire que les grands centres urbains, prestataires de services offrant des plates-formes multimodales de transport se renforcent encore davantage. Songez à Londres, à Francfort, à Paris, à New York, etc.

Le second, ce sont les districts ou les villages industriels. Il en existe de plusieurs types. Certains sont de pures zones franches pour des activités relativement banalisées ou des zones franches pour des activités plus développées, telles que Shannon, en Irlande. D'autres sont des villages « high-tech », dénommés « clusters », dont le modèle est la Silicon Valley, c'est-à-dire une agrégation spécialisée de compétences techniques, industrielles, financières, humaines qui permettent un échange très dense dans un espace très limité, avec des phénomènes de fécondation rapide entre science, éducation, finance et industrie.

La mondialisation et le développement des technologies de l'information ne génèrent donc pas un monde dans lequel on pourrait localiser librement une activité. Il existe un phénomène de géographie économique.

J'en viens maintenant au rôle des multinationales. Celui-ci consiste à exploiter au maximum la situation à la fois de mobilité des facteurs, de concurrence et de polarisation des espaces que je viens de décrire.

Cela n'est pas très nouveau. En travaillant sur mon livre précédent, j'ai découvert qu'au début des années soixante, il existait déjà un débat sur le rôle des multinationales, sur le danger qu'elles présentaient pour l'emploi et même pour la souveraineté des Etats. Un livre célèbre rédigé par Vernon, Souvereignity at bay expliquait déjà que les multinationales mettaient en cause la souveraineté des Etats. Un mouvement syndical européen, dont le siège était en Suisse, s'était même constitué dans la chimie afin de mobiliser les travailleurs européens contre les stratégies des multinationales. Un début de réflexion sur les moyens de contrôler les déviations fiscales réalisées par les entreprises multinationales par le biais des prix de transfert avait été engagé.

La problématique n'est donc pas très nouvelle à la différence que les ordres de grandeur ont changé, les phénomènes en cause aujourd'hui étant particulièrement importants par leur ampleur : de 1985 à 1997, le stock d'investissements directs à l'étranger est passé de 650 à 3 500 milliards de dollars, soit une multiplication par un facteur de cinq à six en une petite douzaine d'années. Ce que les firmes contrôlent en flux interne d'échanges devient particulièrement important : le commerce intérieur aux firmes multinationales représente 6 000 milliards de dollars mais les flux directs d'investissement annuels ne représentent environ que 350 milliards de dollars, chiffre moins impressionnant qui, de plus, a faibli provisoirement.

Les firmes multinationales qui sont les vecteurs de ce nouveau monde participent directement aux phénomènes que j'indiquais tout à l'heure.

Essayons d'entrer dans le détail des stratégies des firmes multinationales. Pourquoi leurs stratégies, dans cette époque de mondialisation, sont-elles particulièrement intéressantes à suivre ? Par rapport aux années soixante cinq, on observe aujourd'hui une vraie révolution dans leurs modes d'organisation qu'il convient de suivre de très près pour comprendre ses effets et ses impacts à la fois en termes territoriaux et en termes d'emplois.

Pour dire les choses brutalement, les entreprises multinationales sont en train de s'appliquer à elles-mêmes un certain nombre de principes qu'elles appliquent à la sélection de leurs activités.

Le premier est le principe de spécialisation, de « refocusing » ou de recentrage. C'est une tendance et vous pourrez m'opposer quelques contre-exemples. On assiste en effet à la disparition progressive des conglomérats qui multipliaient des activités disparates et dont l'objet essentiel était de constituer un portefeuille d'activités à cycles suffisamment différents pour lisser à moyen terme les rentabilités. On assiste, au contraire, à l'émergence d'entreprises multinationales qui acquièrent une part de marché mondial de plus en plus importante sur un ou deux métiers. Vous en avez des manifestations tous les jours dans la presse : on voit se constituer des entreprises mondiales particulièrement puissantes, représentant des parts significatives du marché mondial, souvent triadiques, c'est-à-dire présentes dans les trois grandes régions mondiales et qui, par la spécialisation dans quelques métiers, essaient de tirer le maximum d'avantages.

Je signale au passage que, lorsque deux grandes entreprises pharmaceutiques mondiales se regroupent et n'en deviennent plus qu'une du jour au lendemain, cela signifie que l'on supprime un siège social sur les deux, que l'on supprime parmi les cols blancs, une masse considérable de gens et que l'on unifie les forces de vente. Les entreprises qui ne le font pas maintiennent des coûts qui les affaiblissent. Le meilleur exemple est Hoechst qui, après avoir fusionné avec Marion et Roussel, n'a pas procédé aux restructurations. Il s'en est trouvé tellement affaibli qu'il n'a pas bénéficié des économies d'échelle qu'il escomptait et se marie aujourd'hui avec Rhône-Poulenc. La question est de savoir s'il va le faire auquel cas il a des chances de survie, ou s'il ne le fait pas.

Deuxième principe : les entreprises s'appliquent à elles-mêmes, dans leur organisation intérieure, le principe de spécialisation ce qui veut dire qu'elles développent des pratiques d'externalisation.

Les entreprises ont pris conscience du fait que si elles fabriquaient, par exemple, des molécules pharmaceutiques, leur métier n'était pas nécessairement de gérer elles-mêmes leur courrier, leurs télécommunications internes, leur restauration collective, etc. Cela peut aller très loin. On voit apparaître ce que les Américains appellent l'entreprise évidée, c'est-à-dire une entreprise qui se limite à une pure activité de conception et qui sous-traite tout, y compris la fabrication ; qui estime que même la fabrication de ses produits ne relève pas du c_ur de son activité. A un extrême, on trouve ainsi ce que l'on appelle la « hollow corporation » et à un autre, l'entreprise qui externalise de plus en plus de services pour s'appliquer à elle-même le principe d'efficacité.

Troisième tendance : la rapidité des évolutions techniques dans un certain nombre de secteurs et la nécessité d'être parmi les deux ou trois premiers sur un marché conduisent à réduire considérablement les cycles de vie des produits. On constate une mise sur le marché de plus en plus courte. Autrement dit, le délai qui s'écoule entre le développement en laboratoire et la mise sur le marché a été considérablement écourté. La capacité à être sur le marché le plus vite possible devient un des éléments structurants de l'avantage comparatif.

Je pourrais multiplier les caractéristiques. Celles que j'ai indiquées vous donnent une idée du monde nouveau dans lequel nous sommes en train de basculer. Cela permet d'expliquer que, du point de vue de la localisation de leurs activités, les entreprises tiennent compte de toutes ces orientations.

Dès lors, la stratégie de localisation des activités d'une entreprise sera particulièrement différenciée. Elle aura une stratégie de localisation pour ses fonctions commerciales, ses fonctions financières, ses fonctions de production, ses fonctions logistiques, etc. L'entreprise moderne se conçoit de plus en plus comme un réseau intégrant des activités différentes localisées aux quatre coins du monde ou, en tout cas pour ce qui nous concerne, aux quatre coins de l'Europe en fonction de principes d'optimum économiques repérés par les avantages différentiels des différents espaces économiques, notamment en terme de concurrence entre territoires.

Cette logique de concurrence des territoires est amplifiée et générée par le mouvement des entreprises.

Avant d'en venir aux implications pratiques qui vous intéressent directement, j'ouvrirai une parenthèse sur l'Europe, notre région économique.

Bien entendu, tout ce que je dis est à considérer à la puissance dix s'agissant de l'Europe parce que nous réalisons maintenant un marché unique bénéficiant désormais d'une monnaie unique et de la dérèglementation d'une série de secteurs jusqu'à présents protégés. On assiste actuellement à une révision fondamentale des stratégies de localisation des entreprises européennes, en commençant par le plus facile c'est-à-dire la politique logistique. On voit se constituer une ou deux plates-formes logistiques : une pour l'Europe du nord, une pour l'Europe du sud.

On voit également les politiques d'approvisionnement des entreprises changer complètement de base. Jusqu'à il y a peu, elles s'approvisionnaient dans un cercle relativement limité. Elles ont élargi désormais à l'espace européen la base de leurs approvisionnements. Suivra progressivement la localisation des centres techniques, des centres de recherche, etc. Une nouvelle carte des activités économiques est en train de se réaliser au sein de l'Europe du fait de cette intégration totale.

J'en viens à l'impact de tous ces éléments.

Il résulte de cette analyse que la question essentielle est d'attirer ces activités en quête de localisation, ces investissements étrangers susceptibles de venir en France ou ces investissements des entreprises françaises qui songent à une extension de capacité de production qu'elles peuvent maintenant parfaitement envisager de faire, non plus en France, mais en Espagne, au Portugal... De ce point de vue, il n'existe plus de différence entre entreprises strictement nationales et entreprises non nationales. L'important n'est plus la nationalité de l'entreprise mais le critère territorial.

L'espace français est-il un espace attractif  ? D'après les chiffres dont on dispose, il est tout à fait attractif puisque la France est, selon les années, le troisième ou le quatrième pays destinataire de flux directs d'investissements étrangers. La France a un solde net positif de créations d'emplois lié à ces activités. Et surtout, lorsque l'on interroge les différents acteurs économiques étrangers, c'est un pays auquel on reconnaît un certain nombre de qualités, à commencer par la qualité de son capital humain.

Il est très intéressant d'aller voir à l'étranger combien on apprécie les hommes et les femmes issus du système français de formation alors que nous-mêmes, Français, sommes très critiques. On apprécie beaucoup, par exemple, les écoles françaises d'ingénieurs.

M. Jean BESSON :  Les grandes écoles !

M. Elie COHEN : Pas seulement, les petites et moyennes écoles d'ingénieurs aussi. On apprécie en général la qualité de la formation technique et scientifique française, ce qui n'est pas évident car moi qui suis universitaire, j'ai tendance à être sévère.

Deuxièmement, on estime que le coût du travail en France n'est pas un obstacle déterminant pour la localisation des activités.

Troisièmement, on estime que la France a un bon réseau d'infrastructures.

Les appréciations sont en général positives.

Les critiques formulées le plus souvent, et cela ne vous étonnera pas, portent sur la fiscalité, d'ailleurs moins sur le niveau global que sur certaines aberrations du système fiscal que vous connaissez bien et que je n'ai pas besoin de développer. Je me bornerai à en citer deux : la taxe professionnelle qui fait littéralement «hurler» les investisseurs étrangers notamment dans certains secteurs (la taxe professionnelle est maintenant le critère déterminant d'investissement pour des unités de production de haute technologie, notamment les composants électroniques) et, en matière d'impôt sur le revenu personnel, le taux marginal d'imposition.

Au regard des facteurs de localisation, la France a une image relativement bonne. Il n'y aurait pas lieu de s'inquiéter si ce n'était que, phénomène nouveau, de plus en plus de pays ont une stratégie très active visant à développer l'attractivité de leur espace économique par rapport à celui du voisin.

Le cas de l'Irlande est particulièrement intéressant. Ce pays a développé des zones franches de haute technologie en instituant une fiscalité personnelle et une fiscalité sur les sociétés particulièrement incitatives : de 20 et de 10 % selon la nature et le lieu des investissements (10 % d'impôt sur les sociétés dans les zones franches de haute technologie est un niveau très intéressant). Surtout les Irlandais développent leur réseau d'infrastructures de façon remarquable et sont en train de combler leur handicap initial grâce aux aides communautaires, notamment au titre des fonds régionaux pour la cohésion.

Donc la situation française, a priori bonne, doit être pondérée par des cas fiscaux aberrants et une concurrence qui s'élargit de plus en plus à de nouveaux entrants.

Deuxièmement, il ne faut pas faire de différence entre entreprises françaises et entreprises non françaises parce que le critère de l'attractivité comparative des territoires l'emportera de plus en plus.

Troisièmement, il faut être conscient du fait que les mouvements de restructuration que j'indiquais n'en sont qu'à leur début et que cela aura des effets particulièrement déstabilisants.

J'ai insisté sur tout cela sans prononcer une seule fois le mot de « délocalisation » parce que je considère que ce n'est pas là que se posent les problèmes essentiels.

La question de la délocalisation me semble être mal posée et à propos de laquelle on a fait beaucoup de bruit inutilement.

En effet, les soldes nets d'emplois à la fois de commerce extérieur et de flux d'investissements sont positifs pour la France. De longs débats ont eu lieu entre économistes pour apprécier exactement l'impact des excédents du commerce extérieur sur l'emploi. Même en prenant toute une série de précautions, l'impact net est positif. S'il y a des phénomènes de délocalisation, il y a aussi des phénomènes de localisation et de relocalisation. Il faut juger les phénomènes globalement. On ne peut pas applaudir les localisations qui se font sur notre territoire et condamner les délocalisations. Les Américains ont coutume de dire que le commerce est une route à deux voies.

En outre, le terme même me semble impropre. Moi qui observe la réalité des entreprises depuis très longtemps, je n'ai vu que des cas rarissimes d'entreprises ayant annoncé qu'elles allaient fermer une installation pour en créer une autre ailleurs parce que les conditions y étaient meilleures. Ce n'est jamais ainsi que cela se passe. La plupart du temps, c'est à l'occasion de la constitution d'une nouvelle unité de production, du lancement d'un nouveau produit, de la nécessité de réaliser une extension que l'on se pose la question de savoir si on va le faire à côté des unités existantes ou ailleurs et sur de nouvelles bases.

Je lis la presse comme vous. Je me souviens du traumatisme national qu'a provoqué la décision de Hoover de déménager, mais ce ne sont pas des faits économiquement significatifs en terme statistique. Il ne faut pas se focaliser à l'excès sur ces questions.

Je pense, aussi et surtout, que la problématique de la délocalisation n'est guère fondée parce que nous ne sommes pas sans moyens pour agir sur les localisations. Tout ce que j'ai dit jusqu'à présent montre bien que les localisations sont assez largement fonction de la qualité du tissu industriel, du tissu territorial et des équipements - matériels et immatériels - proposés.

Un autre sujet qui vous intéresse concerne les pratiques auxquelles se livrent les multinationales visant à remettre en cause les équilibres financiers, les équilibres territoriaux ou les équilibres d'emplois. Le fait que les entreprises multinationales soient précisément des entreprises multinationales, c'est-à-dire qu'elles aient pluralité d'activités dispersées dans plusieurs pays, qu'elles aient des flux financiers internes dus aux facturations internes des entreprises, leur fournit largement les moyens, grâce aux prix de cession internes, de localiser leurs bénéfices là où elles l'entendent. Cela n'est pas particulièrement nouveau. Plus le phénomène de division du travail interne à l'entreprise se développera, plus on aura une modularisation avec spécialisation par types de composants des différents établissements et plus la circulation interne des biens permettra, par une série de prix de transfert, de faire de l' « optimisation fiscale ». Bien entendu, l'optimisation fiscale pose des problèmes particuliers au pays qui en subit les effets.

A cela on peut objecter que le problème n'est pas tant un problème de niveau général d'imposition qu'un problème d'aberrations marginales de système d'imposition et qu'il suffit de traiter ces aberrations. Les entreprises savent très bien que la contrepartie de l'impôt qu'elles paient sont les prestations collectives qu'elles reçoivent. Elles savent que les équipements, la formation, etc. sont des éléments très importants.

Des règlementations permettraient-elles de combattre ces phénomènes ? Vous pouvez faire confiance aux administrations fiscales pour suivre ce type de phénomènes. Elles ont notamment la capacité de traquer et de pister les évolutions atypiques qui peuvent intervenir du fait d'un changement radical des politiques de tarifications internes d'une entreprise.

Mais le plus important est d'essayer de capter davantage d'activités. Il ne faut pas oublier qu'un pays comme la France a maintenant dans les secteurs manufacturiers et de services pratiquement deux millions d'emplois contrôlés par des intérêts étrangers. Les créations d'emplois liées aux flux directs d'investissements doivent être de l'ordre de 20 000 par an. Il est donc très important de défendre le stock d'emplois que nous avons. Il est très important que nous offrions un système fiscal, social et réglementaire qui reste attractif parce que nous n'avons pas de contrôle absolu sur ces emplois localisés sur notre territoire qui pourraient migrer dans le cadre des fameux restructurations et redéploiements que je mentionnais tout à l'heure. C'est vrai, le problème existe mais il convient de le traiter en fonction de tous ces paramètres.

Le troisième problème est celui de l'emploi. La question qui se pose est de savoir si les entreprises multinationales auraient vis-à-vis de l'emploi des comportements différents de ceux d'employeurs nationaux agissant sur le territoire national. J'écarterai délibérément le cas de la France afin d'éviter les sujets qui fâchent. La question a été directement posée pour l'intervention de Renault à Vilvoorde, en Belgique. Il est clair qu'elle se posera de plus en plus, notamment dans le domaine de l'automobile.

J'ouvrirai une parenthèse pour combattre, là aussi, une idée fausse. Dans le cas de l'automobile, on assiste à une situation assez baroque puisque l'on trouve des surcapacités installées au niveau mondial de l'ordre d'un tiers et qu'il y a tous les jours des projets pour construire de nouvelles usines et étendre les capacités de production. En particulier, les entreprises françaises ont de grands projets d'investissements qu'elles sont en train de réaliser en Amérique latine. Comment nos entreprises peuvent-elles investir en Amérique latine alors qu'il y a des surcapacités installées, inutilisées en Europe ? L'explication est simple. Dans nombre de pays d'Amérique latine, est instauré un système de droits de douane différenciés selon que l'entreprise produit localement ou pas. Pour les firmes ne produisant pas localement le taux d'imposition est de 62 %, pour celles qui produisent localement il est de 32 % .

Dans un tel contexte, vous avez à la fois des surcapacités dans certaines régions et des créations de capacités nouvelles dans d'autres régions. On ne peut pas l'éviter dans la mesure où plus ces pays dits émergents se développeront et plus il y aura de gens à produire localement.

Je suis maintenant prêt à répondre à vos questions.

M. Le Rapporteur : Vous avez présenté un certain nombre de sujets de manière globale. Je souhaiterais que vous nous précisiez quelques points.

J'aimerais que vous reveniez sur les délocalisations et sur les mouvements de valeur ajoutée. Vous avez abordé ensuite l'optimisation fiscale. Il y a dans ces affaires un perdant: la collectivité qui collecte. Lorsque l'on applique une fiscalité sur un chiffre d'affaires, des mouvements de capitaux, des prix et des coûts délibérément abaissés, au bout du compte quelqu'un est perdant et quelqu'un est gagnant.

S'agissant des délocalisations, il me semble que vous ayez oublié la question des personnels même si, au regard de certains grands problèmes économiques, cela peut paraître peu important. Je suis l'élu d'une région où l'on parle de milliers de suppressions d'emplois. On parle aussi de milliers de créations d'emplois, sauf qu'ils ne nécessitent pas les mêmes compétences. Passer de la construction navale à la pétrochimie, ce n'est pas tout à fait le même travail quand on a quarante, quarante-cinq ou cinquante ans. On peut certes mettre à la retraite tous ceux qui ont plus de quarante ans mais ce n'est pas si simple que cela.

Vous avez décrit un monde de concurrence. Quelle chance attribuez-vous à une politique d'aménagement du territoire face à ces pratiques ultra-concurrentielles, j'allais dire ultra-libérales ?

M. Elie COHEN : Je vous répondrai d'autant plus volontiers que cela me permettra de préciser certains points.

J'aurais dû commencer mon propos sur les délocalisations en établissant une distinction sur laquelle, vous avez raison, il faut revenir.

Il importe, de mon point de vue, d'essayer de faire la différence entre les délocalisations liées au mouvement naturel de l'économie de celles qui sont spécifiques au phénomène de la mondialisation.

Le mouvement naturel de l'économie ! Je reconnais qu'il s'agit là d'une expression barbare qui signifie que, de tout temps, des activités naissent, mûrissent et disparaissent. Effectivement, il y a des perdants : ceux qui avaient fait leur vie professionnelle dans des activités traditionnelles qui viennent à disparaître. Ces activités traditionnelles disparaissent, par exemple, parce que des substituts techniques permettent de fabriquer à moindre coût, d'offrir un service de meilleur qualité ou parce qu'une nouvelle division internationale du travail fait qu'elles ne sont plus optimalement localisables dans des pays très développés.

Au cours des vingt dernières années, entre 1976 et 1996, on a détruit un tiers de l'emploi industriel et augmenté de 40 % la production industrielle, c'est-à-dire que l'on a réalisé des gains de productivité annuelle de 3,5 % par an. Ces emplois industriels ont été détruits de façon irrémédiable mais, au même moment, on a accru la production très significativement et, au total, on s'est globalement enrichi.

En disant cela, je fais l'addition de perdants - ceux qui ont perdu leur activité - et des gagnants, ceux qui ont obtenu un emploi dans des secteurs nouveaux qui étaient totalement inexistants. Songez au développement du secteur des technologies de l'information en terme d'emplois et de chiffre d'affaires. Regardez le chiffre d'affaires de l'activité des composants électroniques. Il y a des activités perdantes et des activités gagnantes, des emplois perdants et des emplois gagnants. Pour aller dans votre sens il y a, au niveau territorial, des régions totalement sinistrées, et des régions gagnantes.

S'agissant des délocalisations, il convient donc de déterminer ce qui est attribuable à la nouvelle époque de mondialisation que nous vivons, dans laquelle les multinationales déploieraient une stratégie spécifique.

Or je ne vois pas d'entreprises fermer une unité dans un secteur d'activité porteur pour bénéficier uniquement d'un différentiel de salaires en se déplaçant dans un espace économique aussi homogène que peut l'être l'espace économique européen. C'est pourquoi je disais que les exemples de type Hoover n'étaient pas du tout significatifs. C'est pourquoi je disais aussi, allant au-delà de ce constat, que toutes les études étaient globalement favorables à la France pour ce qui concerne les créations d'emplois dus au commerce extérieur et aux flux directs d'investissements. C'est pourquoi je disais enfin que le phénomène de délocalisation me semblait exagéré, non pas en sa dimension sociale sur laquelle vous insistez, mais en sa dimension économique.

Cela me permet de faire une transition sur l'aménagement du territoire. Là aussi, j'ai été très sommaire et je m'en excuse. Bien entendu, s'il y a une conclusion à tirer de mon analyse sur le retour de la géographie économique, c'est l'immense chance de la politique d'aménagement du territoire, mais à condition d'exclure le saupoudrage c'est à dire de placer le débat en terme d'égalité entre Rodez et Albi ou d'Albi par rapport à Dax mais de raisonner en terme de monde intégré.

Dans un monde intégré, marqué par la concurrence entre les territoires, ceux-ci ont des avantages comparatifs. Dès lors, soit on cherche à promouvoir les avantages des territoires, soit on cherche, au nom d'une conception de l'égalité, à les traiter équitablement.

Je n'ai pas à me prononcer sur la ligne politique, c'est à vous d'en décider, mais si je raisonne en terme de métropolisation, il y a urgence à doter Paris et la région parisienne d'atouts supplémentaires pour faire face à la concurrence de Francfort ou de Londres. Je me demande même s'il n'est pas déjà trop tard. Je remarque, par exemple, que le poids de l'industrie financière rapporté au PIB de la place de Londres est deux fois supérieur à celui de la France. Au cours des vingt dernières années, nous avons perdu une masse considérable d'emplois dans l'industrie des services, notamment dans l'industrie de services financiers, parce que nous n'avons sans doute pas fait les efforts nécessaires pour promouvoir cet atout stratégique qu'était la région parisienne.

S'agissant des districts industriels, des villages de haute technologie, des zones franches, on a eu en France une politique de zones franches pour faciliter le développement du travail non qualifié dans des secteurs très déprimés. On dit que ses résultats ont été très mitigés. Je remarque que l'Irlande, en état de sous-développement économique chronique, il y a à peine vingt-cinq ans, a fait un tout autre choix qui se solde aujourd'hui par une telle réussite qu'il y a une telle pénurie de personnels qualifiés en Irlande qu'elle doit faire appel aux compétences d'étrangers.

M. Jean BESSON : Les caractéristiques des zones franches ne sont pas comparables.

M. Elie COHEN : Tout à fait, parce que l'on a fait le choix de zones franches de haute technologie.

J'irai plus loin. Pour ces villages de haute technologie, je remarque qu'aujourd'hui en France, presque toutes les villes ont leur projet de technopole ; que dans certaines régions, il y a même plusieurs technopoles rivales ; que nous avons été incapables de faire l'équivalent de ce qu'ont fait les Anglais à Cambridge et les Ecossais dans la Silicon Glenn alors que nous disposons avec des agglomérations comme Strasbourg et Grenoble d'incubateurs d'entreprises proches de grands centres universitaires et aptes à accueillir des entreprises de haute technologie.

Votre conclusion est que le libéralisme, après avoir conquis les grandes entreprises, va conquérir les territoires qui deviennent de purs réceptacles d'emplois. Vous estimez que l'on vous propose un modèle dans lequel Etat, collectivités locales et entreprises publiques «font la danse du ventre» pour attirer des activités.

Eh bien ! Je vous répondrai ceci : quel est l'objectif que nous poursuivons ? Si c'est la création de richesses, d'activités et d'emplois de haut niveau ou rémunérateurs, faisons fond sur nos avantages, exploitons-les au maximum et faisons en sorte de développer des activités dans ces métropoles et ces régions et cela n'est pas contradictoire ou exclusif de la résistance étonnante d'anciens districts industriels de spécialisation traditionnelle qui survivent dans le Vimeu, le Choletais.

On peut d'ailleurs réfléchir à la stimulation et à la réactivité de ces zones de vieille industrialisation où l'on pourrait apporter davantage de fonctionnalités techniques pour leur permettre de rester dans la course. Aujourd'hui encore, dans le Jura suisse, à Kastorià, en Grèce, à Sheffield, en Angleterre, dans ces zones de très vieille industrialisation, dans ces districts industriels très anciens, on parvient, un siècle et demi après, à maintenir et à développer des activités.

J'en arrive à votre troisième question, sur l'évaporation de la matière fiscale grâce aux pratiques de transfert.

Vous avez tout à fait raison. A partir du moment où, par la pratique des prix de transfert, la segmentation des activités, la spécialisation des usines dans certains composants, l'assemblage final se fait dans le pays le mieux-disant fiscal ou même au travers des sociétés offshore, des entreprises localisent discrétionnairement leurs bénéfices là où elles l'entendent et détournent de la matière fiscale.

Mais il y a une triple réponse.

Premièrement, je l'ai dit, il ne faut pas sous-estimer les capacités et les talents de notre administration fiscale.

M. René LEROUX : Et à partir de là ?

M. Elie COHEN : L'administration fiscale a déjà fait la preuve de son efficacité dans des cas de ce type et a procédé à des redressements sur des modifications des prix de transferts internes en cours d'activité. La vigilance des administrations fiscales permet d'interdire ce type de pratiques et il ne faudrait pas croire que notre administration fiscale soit totalement démunie face à ces pratiques.

Au-delà de la surveillance et de la répression, il faut établir une distinction entre deux types d'entreprises. L'examen des dossiers des grandes entreprises étrangères qui se sont installées en France au cours des dernières années montrent que les grands équipementiers, les grands ensembliers dans les technologies de l'information et les composants électroniques ne viennent pas faire du brigandage fiscal. Ils respectent fondamentalement les lois du pays ce qui ne les empêche pas de faire de l'optimisation fiscale c'est-à-dire d'essayer de tirer le meilleur parti du système fiscal légal existant, avec ses ouvertures et ses capacités d'interprétation. Bien entendu, ils s'entourent des spécialistes les plus compétents pour faire valoir leurs arguments.

Toutefois, compte tenu de la concurrence exacerbée entre les différents pays, régions et collectivités pour attirer des activités sur leur territoire, le fait qu'un certain nombre de nos caractéristiques fiscales agissent comme un puissant vecteur de dissuasion pour les implantations nouvelles m'inquiète bien davantage. Cela ne doit pas être négligé.

Le dernier exemple est le rejet à plus tard d'un régime plus favorable de stock-options. Lorsqu'on le présente comme un avantage fiscal réservé à une poignée d'individus et qu'on le chiffre par rapport au montant des aides sociales accordées aux plus démunis, on en conclue qu'on ne saurait verser une larme sur une minorité de ploutocrates. Mais si on raisonne en terme de création d'activités, en terme de création de richesses et en terme de concurrence fiscale dans un espace économique unifié, la perspective est bien différente.

Pour donner un autre éclairage, je reprendrai quelques exemples historiques. A la fin des années soixante dix, nous avons refusé en France deux grands projets d'implantation, l'un de General Motors, l'autre de Ford qui sont tous deux allés s'installer en Espagne, l'un à Saragosse, l'autre à Valence, et y ont créé plusieurs dizaines de milliers d'emplois qui nous étaient destinés et qui ont généré une matière fiscale considérable. Plus près de nous, au début des années quatre vingt, je me souviens que les entreprises automobiles japonaises voulaient s'implanter en France. C'est parce qu'on leur a refusé l'accès à notre territoire qu'elles sont allées s'installer en Angleterre.

On peut fort bien défendre l'idée que l'on ne voulait pas d'entreprises japonaises chez nous parce qu'elles allaient créer une concurrence immédiate à Renault et à Peugeot mais, dans le marché unique, quand vous leur refusez de s'installer en France et qu'elles s'installent en Angleterre, l'Etat, toutes autorités politiques confondues, réalise un arbitrage contre l'impôt au détriment des Français et pour l'impôt au profit des Anglais !

En résumé, je suis en faveur de mesures dynamiques, c'est-à-dire des mesures qui incitent à développer des activités sur notre territoire plutôt que sur les autres, à donner du travail aux français et à valoriser nos atouts. Je fais plus confiance à cette dynamique expansive qu'à une logique de contrôle car je pense que l'on ne trouvera jamais un système de contrôle parfaitement étanche.

M. François LOOS : Prenons l'exemple de la pharmacie. L'industrie pharmaceutique fabrique des produits qui sont des « vaches à lait » c'est-à-dire des produits vendus si possible dans le monde entier avec de très bonnes marges. Ces marges servent à créer de nouveaux produits qui sont longs à mettre au point, pour lesquels on utilise de nombreuses petites entreprises de biotechnologie - plutôt américaines -, que l'on essaie de développer - plutôt sur le marché américain - parce qu'il est le plus crédible pour les hôpitaux et pour la santé, mais que l'on a peu de chances de voir arriver en France parce que les taxes et impôts divers et variés qui pèsent sur l'industrie pharmaceutique font qu'il faut beaucoup de courage pour développer quelque chose en France.

On peut dire la même chose à propos de l'alimentation, de l'électronique et d'autres secteurs industriels. Dans la stratégie des multinationales, il y a une politique pour les produits existants - on restructure et on fait disparaître des emplois dans le but d'augmenter la part de marché mondiale avec moins de gens - et une autre pour créer de nouveaux produits. La politique visant à garder les produits matures est une politique et l'attractivité différentielle des nouveaux produits en est une autre.

Dans un cas, pour garder les vieux produits, notre attractivité se mesure en coût de main d'_uvre et dans l'autre, pour les activités modernes, ce n'est pas le prix de la main d'_uvre qui compte le plus. Or il faudrait arriver à faire en sorte que lorsqu'on a une nouvelle molécule ou une nouvelle puce électronique à développer, on le fasse en France.

Partagez vous cette analyse ?

M. Elie COHEN : D'abord, ce n'est pas le problème de la France, c'est le problème de l'Europe. L'Europe a globalement «raté le coche» dans les nouvelles technologies de l'information et dans le domaine des sciences du vivant. L'Europe est une zone de spécialisation dans les industries matures. C'est un « pays » assez peu performant dans les nouveaux métiers : technologies de l'information, sciences du vivant et même matériaux. Je partage donc votre analyse sur ce point. Proposer des réponses mériterait un long développement.

Le fait qu'il y ait des secteurs matures et des secteurs émergents justifie-t-il d'avoir des politiques d'attractivité différenciées ? La réponse est beaucoup plus facile. Je le répète, la France a un capital humain de très grande qualité. Ainsi, par exemple, les entreprises pharmaceutiques suisses viennent développer des laboratoires dans la région lyonnaise parce qu'elles trouvent des diplômés de l'enseignement supérieur dans les disciplines des sciences de la vie, car nous avons un système de formation capable de les produire. De même, les Japonais sont en train de créer en Bretagne des laboratoires dans les nouvelles technologies de l'information parce que nos ingénieurs des télécoms et nos laboratoires regorgent de personnels insuffisamment employés.

Je ferai la différence entre ce qui relève de la production de connaissances - centres de recherche, de développement, etc. - pour lesquels notre capital humain est tout à fait au point, de ce qui relève du développement technologique et de l'innovation où nous rencontrons de vrais problèmes.

Puisque vous avez évoqué la pharmacie, le marché pharmaceutique français est très important car nous sommes de gros consommateurs. Il est environ deux fois plus important que le marché britannique. Pourtant, les plus grandes entreprises pharmaceutiques mondiales sont anglaises ou suisses. Le lien n'est pas automatique entre la taille du marché, le type de consommation et la puissance des acteurs intervenant sur ce marché.

M. Pierre CARASSUS : J'ai le sentiment que, globalement, dans les secteurs traditionnels, les groupes multinationaux ont réalisé des investissements dans les territoires à main d'_uvre sous-rémunérée où les marchandises ou productions nouvelles n'étaient pas accessibles à la consommation de ces nouveaux pays producteurs. Quel est votre appréciation sur ce point ?

M. Elie COHEN : La réponse est très simple. Lorsque l'on considère les flux directs d'investissement, c'est-à-dire ceux qui contribuent directement aux créations d'activités, on constate que jusqu'en 1992, environ 85 % des investissements directs étaient réalisés par des pays développés dans des pays développés. Les principaux bénéficiaires des flux directs d'investissement étaient les pays développés. En 1992, les huit premiers pays destinataires de flux directs d'investissement étaient des pays développés. Je pourrais vous communiquer les séries longues par pays et par secteurs. Depuis 1992, on remarque qu'un certain nombre de pays dits émergents, notamment la Chine, le Brésil, le Mexique, sont devenus fortement bénéficiaires de flux directs d'investissement.

Les principaux pays destinataires des flux directs d'investissement sont des pays développés, pour la raison simple que, encore aujourd'hui, les marchés les plus importants sont les marchés européens et américains. Lorsqu'une entreprise américaine est très forte dans son secteur, son principal souci est de bâtir une présence forte au niveau européen pour valoriser au mieux les atouts qu'elle a accumulés au niveau américain. Pour une entreprise européenne, la destination essentielle, une fois retirés les investissements proprement européens qui deviennent des investissements domestiques, ce sont les États-Unis .

Cela dit, vous avez raison de dire qu'il existe une nouvelle division internationale du travail. Un certain nombre d'activités fortement intensives en travail qui avaient persisté malgré tout au niveau européen sont en train de disparaître et de réapparaître dans des pays à faible coût de main d'_uvre. Dans une série de secteurs l'évolution est déjà ancienne mais elle s'est accélérée. C'est le cas des textiles, de la chaussure, des chantiers navals. Ces activités sont en train de disparaître dans les pays développés.

Les processus d'externalisation et de spécialisation que j'ai décrits tout à l'heure font qu'au sein même d'une entreprise multinationale, dans des secteurs avancés, on fait des segmentations de plus en plus fines des activités et l'on en externalise certaines.

Je citerai un exemple qui m'a beaucoup intéressé, celui de Sara Lee, grand groupe américain qui contrôle notamment en France les bas DIM. Il a décidé, l'année dernière, que sa vraie spécialisation n'était pas la fabrication des bas ou d'autres produits textiles - il contrôle également la marque Playtex - mais la conception, le marketing et la distribution. Il a donc rassemblé les activités de production dans une filiale et les a vendues. Au départ, il a pris des engagements d'achats pour les sites existants mais son objectif est à terme d'acheter au meilleur prix sans se préoccuper des sites de production.

Je vous fais donc à peu près la même réponse que celle que je vous ai faite tout à l'heure. Bien sûr que des activités disparaissent et bien sûr que les entreprises qui fonctionnent selon la logique de l'optimisation de la localisation de leurs activités en fonction des avantages spécifiques de chaque localisation - dont le coût du travail - sont amenées à revoir l'ensemble de leurs localisations. Cela étant, il faut savoir de quoi on parle. Les flux directs d'investissement restent aujourd'hui encore très largement émis par les pays développés pour les pays développés.

M. Jean BESSON : La préoccupation morale de notre collègue Carassus ne me paraît pas du tout liée au problème des groupes industriels multinationaux. S'il achète des haricots verts en hiver, il est très probable qu'ils aient été produits au Kenya, en Tanzanie ou en Gambie par des gens dont le salaire ne leur permet pas d'en consommer. Parce qu'ils sont sous-payés, doit-on leur refuser cette possibilité de gagner leur vie ? C'est un autre problème que celui des grands groupes.

Je reviendrai sur deux thèmes que vous avez évoqués : le retour de la géographie économique avec la métropolisation et la spécialisation et la polarisation des espaces. J'ai le sentiment qu'en croisant ces deux facteurs il y a non seulement une concentration géographique mais aussi une concentration thématique. Fort logiquement, les groupes s'installent là où ils ont autour d'eux les entreprises périphériques - équipementiers pour l'automobile - qui leur permettent de fonctionner dans de meilleures conditions. Cela aboutit à une importante fragilisation de notre système économique dans la mesure où cette installation vient se superposer à une accélération considérable du rythme de conception et de vie des produits et des activités. Ainsi que vous l'avez dit, les produits et les activités ont vocation à naître, à grandir et éventuellement à mourir. Si, de plus, on revient à une concentration thématique, il convient de s'interroger sur l'aménagement de l'espace européen au moment où nous nous intéressons à l'aménagement du territoire dans l'Hexagone.

On peut, de façon un peu caricaturale, tirer de vos propos des conclusions intermédiaires. La croissance économique conduit quasi inéluctablement à une réduction quantitative de l'emploi. Mais, comme on assiste par ailleurs à une augmentation globale de la richesse, faut-il avoir pour objectif, dans une stratégie industrielle ou économique, d'augmenter de manière ciblée la valeur ajoutée par habitant pour pouvoir dégager des moyens à même de financer les revenus de transferts externes à l'économie marchande ?

Puisque vous avez parlé de la spécialisation des grands groupes, avez-vous le sentiment que les grands groupes français obéissent à ce schéma ? Estimez-vous que le groupe Vivendi se spécialise dans un ou deux secteurs d'activité ?

M. René MANGIN : C'est une multi-spécialisation !

M. Elie COHEN : Je commencerai par répondre à laquestion la plus simple plus simple c'est-à-dire celle sur Vivendi. Apparemment, ce groupe ne correspond absolument pas à mon modèle puisqu'il multiplie les activités. Des esprits mal intentionnés disent que l'insistance mise actuellement dans ce groupe sur le développement des activités de télécommunication et de communication, l'insistance mise par son président à dire qu'il veut en faire l'entreprise phare de la convergence numérique, la pression des marchés financiers pour obliger les entreprises à jouer le jeu de la spécialisation et le fait que les marchés voient d'un très mauvais _il les groupes multi-activités, indiquent que, de même qu'un certain nombre de groupes qui avaient refusé de se séparer de certaines de leurs activités ont dû finalement s'y résoudre, il n'est pas exclu qu'à terme le succès dans le secteur des télécommunication, par exemple, conduise à remettre en cause certaines activités aujourd'hui considérées comme vitales.

Pour le reste, vous m'avez posé des questions qui constituent à elles-seules de vrais programmes. Vous dites que l'on peut tirer de mon propos la conclusion que la croissance économique conduit presque mécaniquement à la réduction de la quantité d'emplois, donc à la nécessité d'augmenter la contribution de chacun des emplois en élevant le niveau de valeur ajoutée. Non. La réponse est beaucoup plus simple. La croissance économique dépend, certes, des grands groupes que nous venons d'évoquer mais elle en dépend de moins en moins pour la création de richesses et d'emplois. Nous savons tous que ces grands groupes sont destructeurs d'emplois. En même temps nous constatons un étonnant dynamisme d'emplois dans un certain nombre d'économies développées. On assiste peut-être même à un changement de paradigme de la croissance économique.

Il est frappant de constater, en particulier aux États-Unis , le développement considérable des petites entreprises dans les secteurs des services et des nouvelles technologies. Ces activités sont fortement créatrices d'emplois et de richesses. Aux États-Unis , dans les télécommunications, les opérateurs historiques n'arrêtent pas de licencier alors que l'emploi global dans le secteur ne cesse d'augmenter. Cela signifie que s'opère une substitution. Les grands monopoles historiques perdent de jour en jour de leur surface et de leurs parts de marché. De nombreuses entreprises se développent sur divers segments en faisant d'un métier qui était un monolithe une véritable galaxie de métiers et de spécialisations.

Le secteur des télécoms est la métaphore de la nouvelle économie, sur laquelle je voudrais insister : d'un côté, une montée en terme de parts de marché des grands groupes qui ne sont pas créateurs d'emplois; d'un autre côté, par externalisations successives, le développement d'un secteur de services marchands et plus généralement d'entreprises de services ou de technologies qui prennent le relais et sont, elles, d'un grand dynamisme en matière de création d'emplois et de richesses.

J'en viens maintenant à votre première question. Vous avez raison de dire que la combinaison du retour de la géographie économique et de la spécialisation des entreprises produit un type de nouveaux territoires et que l'on peut s'inquiéter de leur fragilisation. Cela appelle deux réponses.

Certes, on remarque de plus en plus l'apparition de concentrations sectorielles. On parle de Médias Valley, de Silicon Valley, donc d'espaces spécialisés. On pourrait dire que c'est assez inquiétant, car si la mode passe, si ces activités ont exprimé leur plein potentiel de développement, elles ne peuvent que décliner. Toutefois, les secteurs technologico-urbains comme la Silicon Valley dans lesquels on a une certaine expérience, ont été capables d'accomplir plusieurs mues. Je vous rappelle que la Silicon Valley a connu une grave crise, il y a une dizaine d'années. A la suite du retournement brutal du budget de la défense des États-Unis , beaucoup d'entreprises très liées à l'effort de fournitures aux armées se sont trouvées en difficulté. Les autorités politiques locales ont réuni autour d'une table ronde les universitaires, les investisseurs, les autorités publiques et les industriels pour définir un projet substantiel de développement.

M. René MANGIN : Au détour d'un propos, vous avez évoqué les stocks-options et vous nous avez invités à y réfléchir intelligemment. Encore faut-il ne pas oublier les laissés pour compte. Il s'agit d'imaginer un système qui permette aux nouvelles entreprises dépourvues de trésorerie de conserver des cadres pour maintenir de la richesse, notamment dans les PME ; il est demandé à la collectivité nationale, voire aux collectivités territoriales par des d'infrastructures ou des aides à l'emploi, de faire un effort certain, mais dans le même temps, les banques ne prennent aucune part au capital-risque contrairement à ce qui se passe en Californie. Nous voulons bien prendre des risques pour la création de richesses mais il ne faut pas que cela vienne toujours du même côté. Pourquoi les banques françaises et européennes ne s'investissent-elles pas réellement dans la richesse intellectuelle considérable qui existe en France et qui n'est pas mise en valeur ?

Vous avez beaucoup parlé de création de richesses. Je n'oublie pas que l'objectif premier de l'économie est de créer de la richesse pour l'homme et non pas de la richesse pour la richesse. Comment expliquer que, lorsqu'on ferme l'usine de Vilvoorde, l'action Renault monte de 20 % ? Qu'on le veuille ou non, il est choquant de voir cinq millions d'exclus en France, qui est la quatrième puissance économique du monde. Comment ne plus voir la richesse concentrée dans les mains de certains tandis que les autres gardent les poches vides ?

Que ceux qui veulent que l'on réfléchisse intelligemment sur les stock-options ou sur d'autres sujets veuillent bien réfléchir aussi aux cinq millions d'exclus.

M. Le Président : Dans votre réponse, pouvez-vous nous préciser un des éléments que vous avez indiqués à M. Besson : en quoi les externalisations seraient-elles un élément créateur d'emplois ?

M. Elie COHEN : Comme je vous l'ai dit dans mon propos, je n'ai pas plus que vous le goût de me battre pour accorder des privilèges fiscaux à des gens qui n'ont pas de problèmes de revenus particuliers. Je préférerais de beaucoup être à vos côtés et dire que cela ne devrait pas être une priorité par rapport à tous les problèmes sociaux que nous connaissons. La facilité serait de n'en plus parler. Le problème c'est que l'objectif de création de richesses doit guider notre action. J'ai toujours précisé : « la création de richesses et d'emplois localisés sur notre territoire », pour que cesse en France l'hémorragie des gens les plus compétents et les plus diplômés, notamment dans les secteurs de haute technologie. Si le premier souci est vraiment la création de richesses et donc d'emplois, il faut comparer les forces et les faiblesses fiscales de notre pays avec ceux des pays voisins. Sinon on verra - ce que l'on a déjà constaté - des professions entières disparaître du pays.

Peut-être que pour vous, cela n'a pas d'importance que l'industrie financière française soit deux fois moins importante, notamment en terme d'emplois, que l'industrie financière anglaise. Mais je vous ferai remarquer que l'industrie financière emploie des gens de très haut niveau. Elle distribue des revenus importants qui ont des effets d'entraînement sur l'ensemble de l'économie et génèrent de la matière fiscale.

Concernant les stock-options, votre question comporte un autre aspect. Vous avez raison de dire que c'est toujours la puissance publique qui fait des efforts et que les banques, notamment les banques françaises, n'en font pas suffisamment dans ce domaine. Mais fort heureusement, on assiste depuis quelques mois en France à un décollage du capital-risque et du capital-développement. Le Gouvernement a pris une initiative qui est en train de devenir une réussite étonnante. Il avait décidé d'affecter 600 millions de francs du produit de la mise sur le marché du capital de France-Telecom pour constituer un fonds d'amorçage dont il a confié la gestion à la Caisse des dépôts. D'après mes informations, les capitaux affluent, de sorte qu'il y a maintenant une masse financière suffisante pour financer autant de projets qu'il s'en présentera. Mais je vous accorde qu'une fois de plus, l'amorçage sera venu de la puissance publique. Les banques classiques, publiques ou privées, ont été d'une grande timidité. Elles ont même, au cours des dernières années, reculé dans ce domaine.

Je maintiens donc ma réponse en deux points.

Je suis optimiste sur l'existence de relais qui vont permettre de financer véritablement les initiatives. De plus, la création de fonds DSK contribue au développement d'actions non cotées dans les principaux fonds d'investissement ce qui générera des apports d'argent frais dans le secteur. Pour l'aspect financement, on a fait un gros progrès au cours des deux dernières années.

Reste le problème fiscal. Tant que l'on offrira un régime fiscal beaucoup moins avantageux que celui qui existe dans les pays voisins, on encourra des risques de fuites très réels d'entrepreneurs et d'innovateurs.

Vous m'avez interrogé sur le caractère scandaleux de la hausse de la Bourse à l'annonce de plans de licenciements. Cela peut choquer mais il faut comprendre le mécanisme de la Bourse. C'est une institution financière qui ne vit que d'anticipations. La course aux anticipations est permanente. Il faut être dans la tendance car, si vous ratez le coche, vous ne pouvez pas vous rattraper. Il faut faire aussi bien sinon mieux que l'indice. Du point de vue de l'économiste que je suis, un marché de l'information agit sur les valeurs boursières de façon grotesque. Les raisons pour lesquelles on nous dit que telle valeur monte ou ne monte pas sont grotesques d'un point de vue économique. Mais si vous acceptez de vous couler dans la logique des intervenants sur ce marché, vous comprenez très bien qu'à partir d'une représentation que vous avez à un moment de l'état de l'entreprise vous pouvez imaginer qu'une décision aura toute une série d'effets que vous allez capitaliser d'avance.

Toutefois, il ne faut pas croire que chaque fois qu'une entreprise annonce des licenciements, son action monte. Il arrive que les actions des entreprises qui annoncent des licenciements baissent. J'en ai un récent et très bel exemple. Lorsque Thomson a annoncé des licenciements, le titre a perdu 10 % dans la journée parce que, pour les analystes, son projet n'était pas crédible. En revanche, dans le cas de Vilvoorde, on estimait que, compte tenu de surcapacités chroniques, il y avait bon espoir de commencer à régler ce problème si Renault fermait ce site de production.

Je suis comme vous scandalisé quand je vois ce genre de choses. En tant qu'économiste, je suis vexé par le caractère ridicule des analyses que l'on profère dans ces cas-là. La tendance ne va pas toujours dans le même sens.

Bien entendu, les externalisations ne créent pas mécaniquement de l'emploi mais l'exemple des télécoms combine deux facteurs : un phénomène de concurrence et de réorganisation des groupes dans un contexte de dérèglementation. Dans tous les pays qui ont mise en _uvre une telle politique nous avons observé, dans un premier temps, un dégonflement massif chez les opérateurs historiques, quand ils ont eu la possibilité de le faire - cela n'a pas été le cas en France -, et, dans un deuxième temps, du fait de la concurrence et de la dérèglementation qui se traduit par une baisse drastique des prix, l'apparition d'une série d'activités nouvelles. Lorsque vous consolidez les emplois créés dans le secteur des technologies de l'information et de la communication, vous constatez que le gain net est positif. Mais vous avez raison de dire que l'externalisation ne crée pas mécaniquement des gains nets.

Témoignage de l'U.N.E.D.I.C.
sur l'emploi

Audition de M. Philippe CUNEO,
Directeur des études statistiques de l'UNEDIC

(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 23 février 1999)

Présidence de M. Alain FABRE-PUJOL, Président

M. Philippe Cunéo est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Philippe Cunéo prête serment.

M. Philippe CUNEO : Les informations commentées et publiées par le régime d'assurance chômage proviennent principalement de deux sources : la première de l'activité de recouvrement des contributions et la seconde des déclarations des entreprises de travail temporaire qui permettent au régime, chaque mois, par rapprochement de fichiers, de vérifier les déclarations des allocataires qui sont en activité réduite en même temps qu'ils sont indemnisés.

Ces deux points emportent un certain nombre de conséquences.

L'UNEDIC produit chaque trimestre, en même temps que l'INSEE et que le ministère de l'emploi et de la solidarité, des informations sur l'emploi mais nous fournissons toutefois plus de détails que l'INSEE et que le ministère de l'emploi et de la solidarité puisque nos données concernent 36 secteurs et portent sur chaque département.

D'autre part, nous travaillons à partir d'informations relatives à des établissements. Nous n'observons pas les groupes même si en « regroupant » les établissements nous pouvons avoir des informations sur les entreprises.

Concernant les rapprochements de fichiers d'intérim, l'UNEDIC publie depuis deux ans un indicateur mensuel de l'intérim par le comptage de l'ensemble des missions en cours au dernier jour du mois qui permet de connaître la contribution de cette forme de travail au développement global de l'emploi.

Après ces quelque précisions liminaires, je vous propose d'apporter à la commission des informations sur l'évolution de l'emploi, sur l'emploi par taille d'établissements, sur l'emploi par région, sur l'intérim, puis de faire état d'une étude sur l'évolution du contenu de la croissance en termes d'emploi puis de conclure sur la situation de l'assurance chômage.

D'abord l'évolution de l'emploi depuis 1990.

Concernant l'emploi dans le secteur privé, c'est-à-dire ce que l'INSEE appelle le secteur marchand non agricole, les effectifs ont connu deux grandes périodes :

    - de 1990 à 1993 : nous avons perdu 500 000 emplois sur 14 millions,

    - de 1994 à 1998 par contre, 740 000 emplois auraient été créés mais concernant cette seconde période, je suis dans l'obligation de parler au conditionnel car les résultats du dernier trimestre 1998 ne seront publiés par l'INSEE que dans quelques jours,

    - en 1997, les effectifs ont augmenté de 1,7 % soit un peu moins de 250 000 postes,

    - en 1998, sur les trois premiers trimestres, ils ont augmenté de 300 000 postes, le total pour l'ensemble de l'année 1998 devant vraisemblablement s'établir entre 330 000 et 350 000 personnes, soit une augmentation assez significative au cours de l'année 1998 qui a motivé une étude sur l'enrichissement de la croissance en termes d'emploi.

M. le Rapporteur : Peut-on avoir une idée de la nature des emplois ?

M. Philippe CUNEO : Il s'agit de deux composantes : une très forte composante d'emplois à temps partiel et une composante d'emplois intérimaires.

Dans le secteur privé, le redémarrage de l'emploi se situe au quatrième trimestre de l'année 1996. Durant l'année 1997, la composante intérimaire a été extrêmement forte puisqu'elle représente plus de la moitié des créations d'emplois.

La croissance se renforçant au cours de l'année 1998, la part de l'intérim a baissé ; l'augmentation n'a été que de 20 % en 1998 alors qu'elle avait été de 40 % en 1997. Il n'empêche qu'à la fin de chaque mois, lorsque nous comptabilisons l'intérim, nous enregistrons 500 à 600 000 personnes !

Dans le même temps, le travail à temps partiel a été fortement développé ; les estimations indiquent une augmentation de 150 000 personnes par an.

Ces éléments permettent d'entrevoir, entre 1993 et 1997, une augmentation de l'emploi de 500 000 personnes :

- 750 000 personnes de plus au titre du travail à temps partiel,

- 250 000 personnes de moins au titre du travail à temps plein.

Il faut se souvenir toutefois que les années 1992 et 1993 ont été, sur le plan de l'emploi, très mauvaise ; que la moitié des créations de l'année 1997, globalement favorable pour l'emploi, sont des emplois à temps partiel et des emplois intérimaires, ces emplois se recoupant parfois, mais pas toujours puisque certaines missions d'intérim sont à temps plein tandis que des emplois à temps partiel peuvent concerner des C.D.I.

Ensuite l'emploi par taille d'établissement.

En prenant l'année 1980 comme base 100, nous sommes à 104 en 1997 ; c'est-à-dire qu'entre 1980 et 1997 l'emploi n'a augmenté que de 4 % avec, bien sûr, des périodes de baisse et de hausse.

Sur cette même base, l'emploi dans les établissements se situe :

- à l'indice 130 pour les établissements de moins de 10 salariés,

- à l'indice 115 pour les établissements de 10 à 49 salariés,

- à l'indice 105 pour les établissements de 50 à 199 salariés,

- à l'indice 96 pour les établissements de 200 à 299 salariés,

- à l'indice 65 pour les établissements de plus de 500 personnes, soit une baisse de 35 % pour cette catégorie d'établissements.

M. le Rapporteur : Vous parlez des établissements mais vous ne parlez pas des groupes. Y a-t-il à l'UNEDIC une analyse de ce genre ?

M. Philippe CUNEO : Nous n'avons pas cette information car nous travaillons à partir des bordereaux de recouvrement des contributions établis par chaque établissement.

M. le Rapporteur : Avez-vous l'évolution par valeur ajoutée ?

M. Philippe CUNEO : C'est l'INSEE qui dispose de cette information.

M. le Rapporteur : Croisent-elles les vôtres ?

M. Philippe CUNEO : Oui.

Il semblerait qu'en 1997 et en 1998 une inflexion se soit produite puisqu'en 1997 l'emploi a augmenté :

- de 4,6 % dans les établissements de 200 à 499 salariés,

- de 3,7 % dans les établissements de plus de 500 salariés,

- de 1,7 %, tous établissements confondus.

Ces chiffres doivent néanmoins être interprétés avec précaution, car même si un certain nombre d'explications peuvent être données (en particulier, le développement important du travail temporaire dont 70 % des missions reviennent à quatre ou cinq grandes entreprises - Manpower, ADECCO, Vedior bis, etc.- qui fournissent du personnel à de très grands établissements) ce phénomène est encore trop récent pour s'autoriser à en tirer des conclusions.

Par secteur d'activité, l'emploi dans le secteur tertiaire augmente globalement alors que l'emploi dans l'industrie et la construction a tendance à baisser quoique cela dépende des phases de la conjoncture. C'est ainsi que sur l'année 1997, alors que nous notons une augmentation totale de l'emploi de 1,7 % , l'emploi :

- baisse de 0,5 % dans l'industrie,

- baisse de 1,1 % dans le bâtiment,

- augmente de 3 % dans le tertiaire.

Or l'intérim a une très forte composante ouvrière puisque 77 % des missions d'intérim concernent des emplois d'ouvriers, qualifiés ou non qualifiés  (55 % pour l'industrie et 22 % pour la construction) et si nous réintégrons les missions d'intérim dans les secteurs utilisateurs, nous pourrions affirmer qu'en 1997 :

    - l'emploi dans l'industrie n'a pas baissé de 0,5 % mais a augmenté de

    - l'emploi dans la construction n'a pas baissé de 1,1 % mais a augmenté de 0,3 %,

    - l'emploi du tertiaire a augmenté de 2,3 % et non de 3 %.

Des modifications extrêmement substantielles du marché du travail peuvent donc conduire à des erreurs si l'on examine les éléments trop rapidement.

Les secteurs dans lesquels se concentrent les nouveaux emplois concernent les services opérationnels tels que l'intérim, les services de gardiennage et de nettoyage qui sont en forte progression, la télécommunication en raison du développement de la téléphonie privée et les activités de conseil et d'assistance.

Ce développement de l'emploi du secteur tertiaire ne concerne pas seulement les emplois assez peu qualifiés mais aussi des emplois extrêmement qualifiés (gestion informatique, gestion comptable, formation, recherche et développement, etc...) qui sont la conséquence des externalisations pratiquées par les grandes entreprises.

S'agissant des services aux particuliers : la branche des activités créatives, culturelles et sportives - qui regroupe notamment Canal Plus, Euro Disney, mais aussi d'autres activités plus locales - a connu une croissance assez forte lors des dernières années en particulier en raison de l'activité associative sur laquelle la conjoncture économique n'a pas eu d'incidence.

Dans l'industrie, où l'effet de la conjoncture est, au contraire, extrêmement important, nous constatons un fort développement :

- de toute l'activité électronique et de ses dérivés (production de supports audiovisuels, de microprocesseurs ou de matériels qui les utilisent),

- de la parachimie/pharmacie, de la parachimie-parfumerie, surtout en 1997 avant la crise du Sud-Est asiatique, ainsi que de la pharmacie.

Examinons maintenant les informations par région.

Certaines régions semblent mieux réussir que d'autres en matière d'emplois, notamment la Bretagne, les Pays de Loire, l'Aquitaine, le Midi-Pyrénées, le Languedoc-Roussillon, le Centre et le Nord-Pas-de-Calais car elles disposent des quatre facteurs nécessaires à tout développement :

- une importante métropole régionale où sont concentrés les services de tertiaire logistique (intérim, nettoyage, gardiennage) et les services de tertiaire supérieur (audit et conseil, comptabilité, recherche et développement) nécessaires à une industrie de haute technologie,

- des industries de haute technologie dont le niveau est à l'optimum européen et mondial,

- une composante agro-alimentaire et touristique forte.

Midi-Pyrénées - avec l'aéronautique - et la Bretagne - avec la téléphonie - sont les exemples du genre. Le Nord-Pas-de-Calais ne dispose pas d'une importante activité touristique mais Lille s'est imposée comme une ville de congrès et on ne peut nier l'avantage que représente la proximité la Grande-Bretagne et de l'Europe du Nord ainsi que des industries agro-alimentaires extrêmement développées.

Il est possible dès lors de comprendre l'évolution de ces régions qui réussissent bien et de celles qui réussissent moins bien parce qu'elles ne disposent pas de métropoles régionales de taille suffisante pour entraîner les autres activités, ou parce qu'elles ont manqué plus ou moins leur reconversion comme la Lorraine ou l'Ile-de-France qui souffre actuellement, au niveau de l'emploi, de la fusion des grandes entreprises et de la reconversion de tous les quartiers généraux.

Ajoutons quelques éléments sur l'intérim.

L'intérim a bénéficié, en 1997, d'une croissance extrêmement forte de plus de 40 % contribuant à lui seul pour plus de la moitié à la croissance totale de l'emploi. Les taux de recours sont variables suivant les entreprises mais ils peuvent être très importants, comme dans la construction automobile où le nombre des intérimaires a doublé en 1997, représentant 10 % des effectifs employés dans ce secteur. Il s'adresse à hauteur de 77 % des missions aux ouvriers. Il est très concentrée dans certaines régions et certains types d'industries, notamment en Haute-Normandie, dans le Centre et la Picardie.

Donnons aussi quelques informations sur l'étude relative sur l'évolution du contenu de la croissance en termes d'emploi.

Nous avons tenté de hiérarchiser les différents éléments susceptibles d'expliquer la croissance en emplois. Nous avons constaté que dans les années 1970 la croissance du produit intérieur brut marchand devait être de 2,5 % pour stabiliser l'emploi. Au-dessous de cette croissance, l'emploi total du secteur privé baissait. Depuis le début des années 1990, il suffit d'une croissance de 1,2 % pour stabiliser l'emploi.

Cela permet de comprendre qu'en 1998, avec une croissance très significative (quoi qu'elle n'est pas atteint le niveau de celle qui a précédé le premier choc pétrolier), le PIB marchand aura certainement bénéficié d'une croissance de 3,4 % et le PIB total de 3,1 %, nous aurons ainsi créés entre 330 000 à 350 000 emplois dans le secteur privé.

Pour expliquer qu'il faille moins de croissance qu'auparavant pour stabiliser l'emploi, on songe d'abord au recours plus important de notre économie au secteur des services, mais il faut être prudent dans l'emploi de ces termes car un ouvrier qui hier travaillait dans une entreprise et, aujourd'hui, relève d'une société de travail temporaire devient, statistiquement, l'employé d'une société de services alors qu'il continue à exercer son métier d'ouvrier.

Il n'en reste pas moins vrai que dans la consommation des ménages comme dans la consommation finale des entreprises, les activités de services n'ont cessé de croître : les ménages vont plus souvent au restaurant, font garder leurs enfants, ont recours à une aide pour les personnes âgées, utilisent plus souvent les services récréatifs et achètent moins souvent des biens. Le contenu de leur consommation, en termes d'emplois, est, à croissance égale, plus important. C'est la même chose pour les entreprises qui, quand elles investissent, associent toujours à l'investissement de l'audit et du conseil. Sur ce point, nous ne faisons que suivre les États-Unis .

La deuxième raison tient au développement du travail à temps partiel dans le secteur privé qui, bien que moins développé que dans le secteur public concernait 16 % des emplois en 1997 contre 10 % à 11 % au début des années 1990.

Chaque année, 150 000 emplois à temps partiel supplémentaires apparaissent soit en nouveaux soit en substitions d'emplois à temps plein. Cela compte pour 40 % dans l'enrichissement de la croissance en emplois mais en France, le temps partiel est souvent une situation subie et non une situation souhaitée : plus de la moitié des personnes travaillant à temps partiel souhaiterait travailler davantage et subissent leur sort faute d'avoir trouvé un travail à temps plein.

M. le Président : Quelle définition l'UNEDIC donne-t-elle du travail à temps partiel ?

M. Philippe CUNEO : Elle le calcule par rapport à l'horaire de l'établissement dans lequel travaille la personne ; Dès qu'une personne bénéficie d'une durée de travail réduite par rapport à l'horaire de l'établissement dans lequel elle travaille, nous considérons que c'est un travail à temps partiel.

M. le Président : Les personnes bénéficiant des allocations chômage sont-elles incluses dans cette catégorie ?

M. Philippe CUNEO : L'évolution des effectifs indemnisés par le régime de l'assurance chômage est, en apparence, paradoxale car, même s'il y a de plus en plus de personnes en activité et de moins en moins de chômeurs, il peut y avoir de plus en plus de personnes indemnisées. Cela s'explique par le fait que certaines personnes sont demandeurs d'emploi parce qu'elles bénéficient d'une activité professionnelle mineure  et sont comptabilisées à la fois comme ayant un emploi et comme étant au chômage.

D'autres éléments favorisent cet enrichissement de la croissance en emplois : la baisse du coût du travail peu qualifié, les allégements de charges, la moindre croissance des salaires et le développement de l'emploi « court ». C'est à dire le développement des C.D.D., des stages, du travail intérimaire, etc... ; ce qu'il est possible d'appeler des « emplois flexibles » ou des « emplois précaires ». Nous soulignons simplement le fait que le développement de cet « emploi court » compte pour 25 % de l'enrichissement de la croissance en emplois car il contribue très fortement à faire baisser le coût de l'emploi pour les entreprises.

En effet, en cas d'augmentation de l'activité - laquelle n'est pas forcément pérenne -, les entreprises avaient auparavant recours à des heures supplémentaires plus onéreuses tandis qu'aujourd'hui elles peuvent avoir recours à des emplois sur de courtes durées ; de même qu'auparavant, en cas de baisse transitoire de l'activité, les entreprises étaient en sureffectifs et subissaient un renchérissement du coût de l'emploi par heure d'activité. Maintenant, elles peuvent s'adapter beaucoup plus facilement et ont moins ces problèmes. Au total, le développement de ce type d'emploi se traduit par une baisse du coût de l'heure de travail pour les entreprises et par un plus grand recours à l'emploi "court".

L'emploi réagit et s'adapte beaucoup plus vite aux variations de l'activité qu'auparavant. Trois trimestres étaient nécessaires pour qu'une reprise de l'activité, comme celle que nous avons connue en 1997, se traduise par des créations d'emploi. Maintenant cela s'observe dans le trimestre même.

Par contre, la composition de l'emploi varie au rythme de la pérennisation de la croissance : nous voyons de plus en plus d'intérim et de moins en moins de C.D.I. dans les emplois créés.

Au total un point de croissance « en moins » pour stabiliser l'emploi est composé de 0,1 % de tertiairisation de l'économie, de 0,4 % de développement du temps partiel, de 0,25 % de baisse des charges et de moindre croissance des salaires et de 0,25 % de développement de l'emploi court.

Cependant, si comme le disent les démographes, la France n'assure plus le renouvellement de ses générations jusqu'en 2004, 140 000 personnes de plus arriveront en net chaque année à l'âge de travailler et il faudra encore 2,2 % de croissance pour stabiliser le chômage.

Quand en matière de chômage on essaie de comparer les performances de la Grande-Bretagne et de la France, il faut savoir que la population active anglaise baisse de 250 000 personnes par an depuis le début des années 1990. Les différences d'évolution de la population en âge de travailler constituent sans doute l'essentiel des explications de la différence des taux de chômage dans ces deux pays.

J'en viens à la comparaison, par grands secteurs d'activité, des effectifs de l'ensemble du secteur et des effectifs des grandes entreprises du même secteur.

Nous distinguons :

- des secteurs où l'emploi augmente, mais il où il n'augmente plus dans les grandes entreprises de ce secteur,

- dans d'autres secteurs l'emploi diminue mais il diminue plus ou moins, selon les secteurs, au sein des grandes entreprises.

Nous devons être prudents car les éléments dont nous disposons sont très généraux.

Nous avons sélectionné les cinq plus grandes entreprises de chacun des 36 secteurs de l'économie (la notion, il est vrai, n'est pas totalement assimilable à celle des grands groupes). Or, par exemple, de 1993 à 1997, quand nous avions pour l'ensemble de l'économie une croissance moyenne de 1,1 %, les cinq plus grandes entreprises de chacun des secteurs bénéficiaient en moyenne, d'une croissance de 3,6 % et, de ce fait, le nombre d'emplois a davantage progressé dans ces entreprises.

M. le Rapporteur : Vos propos me font réagir : contrairement à tout ce que l'on nous dit depuis des semaines, l'emploi dans les grandes entreprises ne diminuerait pas et aurait même tendance à s'accroître !

M. Philippe CUNEO : Depuis la reprise de l'emploi, après les trois années éprouvantes de 1991 à 1993, nous avons enregistré un rebond assez significatif en 1994, une poursuite de la croissance en 1995, un quasi-arrêt de la croissance en 1996, une reprise en 1997 et une accélération en 1998.

Des changements structurels importants se situent au milieu des années 1990, avec en particulier la très forte croissance de l'intérim, mais aussi des C.D.D., et, pour l'assurance chômage, le développement de l'activité réduite, c'est-à-dire des personnes indemnisées assumant dans le même temps des emplois mineurs.

Cela bouleverse la perception que l'on peut avoir de l'emploi et du chômage. L'augmentation de la zone floue entre l'emploi et le chômage est très importante : les embauches ne sont plus des contrats à temps plein et à durée indéterminée et le chômage n'est plus une période sans aucun emploi. Nous avons une sorte de mélange des deux situations et cela a des conséquences très importantes.

Que se passe-t-il du point de vue de l'assurance chômage ?

Elle a terminé l'année 1998 avec un déficit de 1,5 milliard de francs qui doit être relativisé par les 140 milliard de francs de prestations qu'elle verse. Ce déficit semble néanmoins surprenant car, durant l'année, l'emploi global a augmenté de 400 000 à 450 000 personnes - si l'on compte à la fois les 350 000 emplois créés par le secteur privé et les 100 000 emplois jeunes -, tandis que le nombre de demandeurs d'emploi de la catégorie 1 diminuait de 150 000 personnes.

Il est aisé de comprendre la raison de ce déficit puisque durant l'année 1998 le nombre de personnes indemnisées par l'assurance chômage a augmenté de 30 000. Le nombre de demandeurs d'emploi potentiellement indemnisés par l'assurance chômage a augmenté de 20 000.

Le chômage et l'emploi deviennent des phénomènes complexes et si nous nous intéressons à la catégorie 1 des demandeurs d'emploi - c'est à dire les personnes qui cherchent un emploi à plein temps en C.D.I. et qui travaillent moins de l'équivalent d'un mi-temps dans le mois - nous ignorons toute la population à la fois indemnisée et salariée c'est-à-dire qui travaille plus de 15 jours ou plus de 78 heures dans un mois (la catégorie 6), les personnes qui cherchent un C.D.D. ou celles qui cherchent un emploi à temps partiel.

Toutes les personnes des catégories 1, 2, 3, 6, 7, 8, ainsi que celles dispensées de recherche d'emploi, auront augmenté de 20 000 au cours de l'année 1998.

Nous constatons une amélioration significative de l'emploi à partir d'un niveau extrêmement dégradé du chômage. Nous avons, dans le même temps, un développement très rapide des personnes indemnisées et salariées. Les finances du régime de l'assurance chômage sont toujours aussi fragiles puisqu'il indemnise toujours autant de personnes qu'auparavant, même si l'on considère parfois qu'il n'en indemnise pas assez ! Sur 4 350 000 demandeurs d'emploi de toutes catégories recensés par l'A.N.P.E., 41 % sont indemnisés.

Nous avons des résultats sur l'intérim, les intermittents du spectacle et les C.D.D. indiquant que, même si on considère qu'il ne fait pas assez, le régime d'assurance chômage accroît significativement son effort pour les emplois précaires.

L'assurance chômage est un régime interprofessionnel qui souhaite réaliser une compensation entre les différents secteurs et les catégories d'emplois. Toutefois ses prestations, en particulier pour l'emploi court, contribuent largement à ses dépenses alors que ces types d'emplois contribuent moins à ses recettes.

M. le Rapporteur : Mais qu'en est-il exactement de l'emploi intérimaire ? De quelle manière les grandes entreprises, les grands groupes font-ils appel aux sociétés d'interim ?

M. Philippe CUNEO : Nous notons clairement une augmentation du recours à l'emploi intérimaire. C'est clairement ce qu'indique l'indicateur mensuel sur l'intérim que le Régime a décidé de publier.

Nous essayons aussi d'insister sur trois éléments. Il semble, d'après notre étude, que cela contribue à une augmentation de l'emploi, mais cela participe aussi à l'instabilité de la croissance. Auparavant, il était d'usage de parler des stabilisateurs automatiques et d'indiquer qu'en cas de ralentissement de l'activité les personnes consommaient autant ; cela permettait d'éviter un effondrement de la demande et de l'activité. Les politiques budgétaire et monétaire ainsi que la stabilité de l'emploi y contribuaient.

Les politiques budgétaire et monétaire connaissent maintenant un certain nombre de contraintes et l'emploi s'ajuste beaucoup plus à l'activité ; cette nouvelle situation peut beaucoup moins qu'auparavant stabiliser l'activité économique.

Il existe un dernier élément qui est important, sur lequel, je le précise, nous ne portons aucun jugement de valeur. Si les entreprises par l'externalisation, la sous-traitance ou les contrats d'emplois courts, ne supportent plus le coût des variations de l'activité, ce coût doit être pris en charge d'une autre manière.

Si personne ne le fait, le revenu national devient fluctuant et il entraîne des risques de spirales cumulatives à la baisse ; cette évolution structurelle crée moins d'emplois, moins de croissance et moins de consommation. Nous soulignons le fait que le régime ne peut pas, en raison de ses équilibres financiers, prendre en charge toute la flexibilité, en matière d'emplois, de l'économie nationale.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous confirmer l'augmentation des emplois que vous avez constaté chez les grandes entreprises alors que tous les experts que nous avons entendus prétendent que c'est la grande entreprise qui détruit les emplois ? Où comptez vous notamment les intérimaires qui sont mis à la disposition d'une grande entreprise : dans cette entreprise ou dans la société d'interim ?

M. Philippe CUNEO : Le tableau que j'ai préparé présente les chiffres par secteurs. Vous pourrez constater que l'emploi dans les cinq plus grandes entreprises de beaucoup de secteurs est, en moyenne et sur les cinq dernières années, supérieur à celui du secteur.

Ce n'est pas très étonnant en raison de tous les mouvements de concentration que nous constatons actuellement. Il est, par exemple, envisagé une hypothétique fusion entre la BNP et le Crédit Lyonnais. Si cela se réalise, cela serait vraisemblablement à nombre d'emplois constants et il n'y aurait pas d'incidence sur l'emploi. Si ce n'est pas le cas, des emplois fonctionnels dans les deux entreprises souffriront de cette situation mais globalement la nouvelle entité qui succédera aux deux entreprises qui ont fusionnées aura, du fait de la fusion, une taille très importante.

M. le Rapporteur : Quand vous présentez d'une année sur l'autre les cinq plus grandes entreprises d'un secteur, cela veut dire que la sixième a pu être éventuellement absorbée par la première ou bien que la fusion de deux entreprises situées parmi les cinq premières hisse la sixième dans le peloton des cinq ce qui gonfle inévitablement, et de façon tout à fait artificielle, le nombre des emplois que vos études amènent à constater.

Vous avez fait la relation entre ce qui se passe en France et Grande-Bretagne en matière d'évolution du chômage. Il est, en effet, important de comparer ce qui se passe dans un certain nombre de pays dont on nous présente des courbes d'évolution du chômage différentes de celles qui existent en France mais aussi de prendre en compte les problèmes de population et de démographie.

Concernant le moment où on est en d'âge de travailler, je suppose que c'est l'âge auquel on se présente sur le marché du travail, quel que soit cet âge.

M. Philippe CUNEO : Non ! Il s'agit de l'âge légal, que l'on se présente ou non sur le marché du travail et en France, les jeunes se présentent très peu sur ce marché.

M. le Rapporteur : En France, l'âge légal de fin de scolarité est de 16 ans. Toutes les personnes de plus de 16 ans sont donc considérées comme en âge de travailler.

M. Philippe CUNEO : Oui, mais elles ne sont pas nécessairement actives. Les scolaires font la différence.

Au cours de l'année 1998, nous avons eu + 400 000 emplois et - 150 000 chômeurs. La différence entre les deux chiffres est de 250 000 personnes. La population en âge de travailler est de + 150 000 personnes. Il manque 100 000 personnes qui sont des jeunes passés directement du système scolaire à l'emploi, sans passer par le chômage.

M. le Rapporteur : Tous les pays européens ont-ils un système d'intérim semblable au nôtre ?

M. Philippe CUNEO : Ce système est moins développé dans les autres pays. Les États-Unis , la France et l'Espagne sont les pays qui utilisent le plus d'intérimaires.

La France, en proportion de son emploi, a un taux de recours supérieur à celui des États-Unis .

M. le Rapporteur : On dit souvent que le secteur industriel entraîne le plus d'emplois induits. Retrouvez-vous cela dans vos statistiques ? Ce concept a-t-il gardé une certaine valeur ?

M. Philippe CUNEO : Une entreprise industrielle qui externalise sa fonction informatique ou comptable induit des emplois dans le secteur tertiaire. L'industrie, dont on dit qu'elle perd des emplois, induit beaucoup d'emplois directs car elle se recentre sur son activité principale et filialise le reste de son activité.

Pour les régions globalement dynamiques au niveau de l'emploi - mais c'est valable pour toutes les régions même celles qui, comme l'Ile-de-France, ont des difficultés - conserver un pôle industriel dynamique est extrêmement important. Beaucoup d'études d'aménagement régional ont établi ce fait. Il est important d'avoir des activités industrielles, même si ce secteur ne concentre pas directement le plus d'emplois.

M. le Rapporteur : Vous parliez d'externalisation de secteurs, notamment dans le domaine tertiaire, qui ont pour conséquence de faire effectuer les tâches externalisées dans d'autres pays. Ainsi, certaines tâches sont effectuées dans des pays en voie de développement alors qu'elles étaient auparavant effectuées en France.

Avez-vous quantifié ce phénomène ?

M. Philippe CUNEO : Non. Nous ne l'avons pas fait.

M. le Rapporteur : Beaucoup de structures en France, et notamment les administrations publiques, disposent de statistiques extrêmement nombreuses mais ces données particulièrement intéressantes ne semblent devoir jamais être confrontées les unes par rapport aux autres.

Il semble que nous nous privons ainsi d'outils qui permettraient de vérifier la totale exactitude de vos analyses et d'approfondir les résultats de vos recherches.

M. Philippe CUNEO : Nous n'avons pas fait d'étude sur les délocalisations. Les études dont j'ai connaissance indiquent que l'effet est plus indirect que direct. Si l'on essaie de quantifier le nombre d'emplois directs perdus par une délocalisation, les chiffres ne sont apparemment pas considérables. Il y a eu à ce sujet une étude de M. Pierre-Noël Girault de l'Ecole des Mines qui lui a été commandé par le Commissariat au Plan.

L'effet direct n'est pas considérable, et il n'est pas à la hauteur du problème du chômage dans notre pays. En revanche, la pression exercée sur l'ensemble du tissu national est beaucoup plus importante, et les conséquences sont beaucoup plus difficiles à mesurer.

Notre pays, un des premiers exportateurs par personne au monde, n'a pas forcément à craindre ce genre de compétition. Les effets sont bien sûr très complexes et il est difficile de les mesurer et de les maîtriser.

Concernant la multitude de sources d'informations qui ne sont pas mises en commun, l'assurance chômage est un organisme paritaire géré par les partenaires sociaux qui sont très soucieux de l'indépendance du régime et donc de ses données stratégiques. Ils travaillent toutefois depuis toujours avec l'administration et je n'ai aucun problème pour travailler par exemple avec l'INSEE ou d'autres services.

Nous faisons des efforts et nous travaillons à cette mise en commun ; c'est assez difficile, notamment pour appareiller les fichiers car il faut avoir un identifiant commun, comme le numéro national d'identification que tous les organismes ne possèdent pas. C'est un premier obstacle.

Il faut aussi reconnaître que notre matériel informatique n'a pas toujours la souplesse nécessaire. Concernant la qualité du travail d'indemnisation de l'assurance chômage, nous avons de plus en plus souvent recours, avec l'autorisation de la CNIL et des partenaires sociaux, aux croisements de fichiers. Cela nous permet par exemple de ne pas indemniser un intérimaire à plein temps comme s'il n'avait aucun revenu.

Ces informations sont communiquées aux entreprises de travail temporaire, à l'INSEE et au ministère de l'emploi et de la solidarité. L'UNEDIC est la seule source exhaustive concernant les chiffres de l'emploi du secteur privé en France. L'INSEE s'ajuste chaque année sur les chiffres de l'UNEDIC.

Tous les trimestres nous publions nos chiffres respectifs sur l'emploi ; la moitié des chiffres utilisés par l'INSEE provient de l'UNEDIC. Nous avons encore du chemin à parcourir mais nous faisons des progrès.

Témoignage de la Direction générale des études de la Chambre de Commerce et d'Industrie de Paris sur l'investissement

Audition de M. Richard ZISSWILLER,
Délégué général chargé des études à la chambre de commerce et d'industrie de Paris

(extrait du procès-verbal de la séance du 13 janvier 1999)

Présidence de M. Alain FABRE-PUJOL, Président

M. Richard Zisswiller est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Richard Zisswiller prête serment.

M. Richard Zisswiller : Comme cela m'a été demandé, je ferai une analyse de ce qui m'a paru essentiel dans l'évolution économique de notre pays au travers du bilan des dernières années, en m'attachant principalement au problème de l'investissement, principale cause de la faible croissance de l'économie française. Après avoir fait le diagnostic, je m'intéresserai aux causes de cette faiblesse, aux problèmes de la localisation des investissements. Je terminerai sur ce que nous pensons de l'équilibre prélèvements/subventions, en m'efforçant d'esquisser des solutions pour l'avenir.

Ce qui caractérise véritablement notre économie, c'est le sous-investissement chronique des entreprises françaises durant la décennie écoulée, lequel a induit une insuffisante adaptation de l'offre productive nationale et reflète, sans doute, une dégradation de l'esprit d'entreprise dans notre pays.

C'est ainsi que le faible effort d'équipement des entreprises durant la décennie 1990 a pesé sur la croissance économique et les créations d'emplois.

Selon les dernières estimations de l'INSEE, le taux d'investissement des entreprises (FBCF/valeur ajoutée) aurait été de 15,9 % en 1998, contre 18,9 % en 1990 et 22,1 % en 1970. Et malgré une croissance soutenue en 1998 (environ 6 % en volume, ce qui est bien par rapport à ce que nous avions connu antérieurement), la formation brute de capital fixe (FBCF) des entreprises a à peine retrouvé, en francs constants, le niveau de 1990, alors même que le PIB et la consommation des ménages, en dépit de la faiblesse de la croissance, ont progressé de 13 %.

A titre d'illustration de l'importance de ce phénomène, il faut avoir présent à l'esprit que si l'effort d'investissement (mesuré à partir du taux d'investissement) avait été le même en 1998 qu'en 1990, l'investissement actuel, sur les mêmes bases, serait supérieur de 130 milliards de francs courants au niveau estimé pour 1998 (soit + 18 %) ; outre les emplois supplémentaires que cela aurait induit.

La faiblesse de la croissance économique annuelle française pendant cette décennie (+ 1,5 %, ce qui est une des croissances les plus basses, contre + 2,3 % au cours des années 1980) doit beaucoup à cette panne de l'investissement.

Mais la faiblesse de l'effort d'investissement s'est aussi accompagnée d'une faiblesse des créations d'emplois de la part des entreprises. En 1997 (dernier chiffre disponible), les entreprises employaient 12 078 millions de personnes, contre 11 849 millions en 1990 (soit + 229 000 dans le secteur privé et + 482 000 dans les administrations publiques).

Or, contrairement aux idées reçues, l'investissement et l'emploi sont bien plus complémentaires que substituables. Il est très clair qu'investissement et emploi sont deux phénomènes parallèles, complémentaires : quand l'investissement augmente, l'emploi augmente ; quand l'investissement diminue, l'emploi diminue, en France comme ailleurs. De ce point de vue, la reprise de l'investissement est une condition sine qua non pour la création d'emplois durables car ce sont les emplois dans le secteur privé qui font défaut en France.

Pendant la même période, d'ailleurs, le dynamisme américain, fondé sur un prodigieux effort d'investissement, a souligné, par contraste, le rôle moteur de l'offre dans les récentes évolutions économiques.

Entre 1990 et 1998, en effet, l'investissement productif aux États-Unis a doublé (+ 9 % par an en volume). Et parallèlement, le pays a créé plus de 17 millions d'emplois, ce qui est considérable. Même si ces chiffres ne sont pas directement comparables avec ceux de la France, l'ampleur de l'écart suffit à révéler une différence de nature entre les deux phénomènes.

De plus, l'exemple américain est intéressant en ce qu'il souligne le rôle moteur de l'offre dans ce mouvement. Car c'est l'émergence de nouvelles technologies, de nouveaux secteurs d'activité qui a engendré l'investissement et l'emploi.

En 1998, plus du tiers (34,5 %) de l'investissement privé non résidentiel américain a pris la forme d'équipements informatiques ; pour notre part, nous sommes à peu près à la moitié de ce taux. C'est dire l'importance des différences structurelles en matière d'évolution de l'offre de nos pays, révélatrices des difficultés que nous avons pu rencontrer au cours de cette décennie.

Or, ce prodigieux effort mené par les américains pendant plusieurs années a initié des gains de productivité considérables, mais a aussi, et sans doute surtout, bouleversé la façon de travailler des groupes et des entreprises américaines. Ce qui a amené à observer que l'investissement, pendant ces années, n'était plus la conséquence d'une demande globale, l'offre elle-même en étant devenue le moteur.

Il faut cependant noter, pour atténuer le caractère alarmant des chiffres de l'investissement français, qu'on suggère parfois que l'investissement aurait changé de nature, qu'il serait devenu plus immatériel, et que notre appareil statistique étant moins performant pour mesurer ces nouveaux investissements, déterminants, le diagnostic serait moins inquiétant. En fait, si cette mutation est réelle, elle n'infirme cependant pas le constat relatif, ne serait-ce que parce qu'il en est de même dans tous les pays : il n'y a aucune raison de penser que la même évolution quant à la forme de l'investissement ne s'observe pas chez nos partenaires. D'ailleurs, le retard français en matière de dépôts de brevets - qui, par définition, sont de l'investissement immatériel - suggère que nous ne compensions pas notre retard en investissement traditionnel par plus d'investissements immatériels.

Par ailleurs, l'insuffisance de l'effort d'investissement est un des aspects de la dégradation de l'esprit d'entreprise dans notre pays, phénomène illustré par la baisse continuelle des créations d'entreprises depuis dix ans.

Investir, c'est accroître les capacités de production, c'est créer de nouveaux produits et services. C'est faire un pari sur l'avenir. La faiblesse de l'effort d'équipement pourrait donc traduire une inquiétude quant aux capacités de la France et de l'Europe de tenir leur rang dans la compétition mondiale.

Autre indicateur : la création d'entreprises, qui est une autre forme de pari sur l'avenir. Or, dans ce domaine aussi, les dernières années ont été marquées par une baisse des projets : 166 000 créations d'entreprises en 1997, contre 195 000 en 1990 (selon les chiffres de l'Agence pour la création d'entreprises).

Cette panne d'investissement a des causes conjoncturelles mais aussi structurelles auxquelles il importe de remédier.

La faiblesse de la demande européenne et le haut niveau des taux d'intérêt réels durant une grande partie des années 1990 sont les causes habituellement invoquées pour expliquer ce sous-investissement. Mais si cela a joué un certain rôle, il faut aussi se souvenir que, faute d'investissement, on ne bénéficie pas des effets d'accélération et de multiplication que l'investissement génère le plus souvent dans l'économie.

Par ailleurs, pour investir dans de nouvelles unités de production, il faut que les capacités soient saturées ou usées. Or, la faiblesse de la croissance européenne dans les années 1990 a constamment maintenu le taux de capacité de production en deçà de ces niveaux de surchauffe lesquels se situent aux alentours de 85 %. Par ailleurs, le boom de l'investissement à la fin des années 1980 - entre 1986 et 1989 - avait rajeuni le parc d'équipements et limité les besoins de renouvellement.

En outre, le maintien de taux d'intérêt réels sensiblement au-dessus de 5 % - ce qui est très élevé - durant une grande partie de la décennie a conduit les entreprises françaises, dans un univers plus incertain, à privilégier le désendettement. Celui-ci a d'ailleurs été spectaculaire, puisque la charge de leur dette a baissé de 20 % entre 1990 et 1997 soit - 35 milliards de francs courants. Par ailleurs, on a constaté que les capacités d'autofinancement des entreprises se redressaient.

Mais dans un contexte de taux d'intérêt aussi élevés, peu de projets productifs sont apparus suffisamment rentables pour justifier leur engagement. Les grands groupes et les entreprises ont fait davantage de placements financiers durant cette période que durant la période antérieure. A cet égard, la baisse des taux d'intérêt intervenue depuis dix-huit mois est la bienvenue et a levé un obstacle majeur à l'investissement.

Pour autant, si les facteurs conjoncturels que je viens de mentionner ont joué un grand rôle dans la faiblesse de l'investissement, ils ne suffisent pas à expliquer pourquoi les entreprises françaises, confrontées aux même mutations technologiques et aux même défis de la mondialisation que leurs cons_urs américaines, ont pris un tel retard.

Des causes plus structurelles doivent être prises en compte, telle la montée des prélèvements fiscaux ou sociaux.

En effet, l'alourdissement des prélèvements obligatoires sur les entreprises et les ménages a détourné des moyens financiers de l'investissement productif et découragé la prise de risque.

Tout prélèvement supplémentaire implique, à l'évidence, autant de moyens financiers en moins pour se développer. A cet égard, l'alourdissement de l'impôt sur les sociétés, de 20 milliards de francs en 1998, n'est pas allé dans le bon sens, contrairement à l'allégement de la taxe professionnelle qui pourrait leur faire gagner 7 milliards d'après les estimations actuelles. Il faut ajouter, dans le même ordre d'idées, les mesures fiscales concernant les cadres dirigeants qui ne peuvent que démotiver les plus entreprenants. L'exode de jeunes diplômés à l'étranger est un signal à ne pas négliger à cet égard.

Selon nos propres estimations, il semble qu'au cours des cinq dernières années, les entreprises, pour lesquelles le solde cumulé est de 13 milliards, ont néanmoins moins souffert que les consommateurs. En effet, l'ensemble des mesures prises au cours des dernières années a amené les ménages français à subir une ponction fiscale supplémentaire de 160 milliards de francs - au travers des hausses de CSG, de cotisations sociales ou d'impôts divers ce qui est autant de moins pour la consommation, et donc pour les débouchés de nos entreprises.

Parallèlement - variable importante qu'il serait intéressant que vous examiniez de près - le coin fiscal, c'est à dire l'écart entre le coût du travail pour l'entreprise et la rémunération nette du salarié, est devenu considérable en France : la main-d'_uvre coûte de plus en plus cher à l'entreprise ce qui pénalise l'emploi, tandis que le salarié ne voit pas son salaire net augmenter ce qui entrave sa consommation. Le coin fiscal joue donc un rôle important dans le comportement des entreprises, concernant tant l'emploi que l'investissement.

Enfin, il faut noter que l'incessante modification des règles du jeu, tant dans le domaine de la fiscalité que dans celui des charges, crée une instabilité et génère un coût de traitement préjudiciable aux entreprises - ce dont elles se plaignent très souvent, car pour investir l'entreprise a besoin de certitudes, ce qui suppose non seulement que les bonnes décisions soient prises, mais aussi que l'on s'y tienne pendant un certain temps. Or presque chaque année, par exemple, on a touché à l'IS.

Partant de là, quelle est la compétitivité de nos entreprises sur le plan international, et quelle attractivité notre pays conserve-t-il à l'égard de l'investissement étranger ?

La localisation de l'investissement productif relève de la stratégie globale d'entreprises engagées dans le processus de mondialisation de l'économie et confrontées à des exigences de rentabilité accrue.

Les critères de localisation des investissements sont multiples, la compétitivité fiscale n'en constituant qu'un parmi d'autres.

Deux grands organismes internationaux, le World Economic Forum (WEF) et l'Institute for Management Development (IMD), analysent annuellement le degré d'attractivité d'un pays sur la base d'enquêtes faites auprès de grands groupes internationaux et selon trois types de critères : ceux liés au marché visé (population, pouvoir d'achat ...), ceux touchant les facteurs de production (coûts du travail, taux d'intérêt...) et ceux concernant l'environnement de l'entreprise (culturel, réglementaire, géographique...). Cela fait une quarantaine de critères soumis à analyse. Or le premier organisme nous classe 21ème et le second 22ème sur une cinquantaine de pays, alors que nous étions 7ème en 1987 ou 1988.

S'il est vrai que ces études peuvent être critiquables pour des raisons méthodologiques, il n'en reste pas moins qu'elles révèlent beaucoup de vérités sur la compétitivité de nos entreprises au plan international.

La France est en général appréciée médiocrement, pour l'essentiel pour des raisons liées au poids de son administration et à la gestion de l'État (40 et 42ème positions) - prélèvements, lourdeurs perçues par les entreprises internationales, etc. Parmi nos points forts : le niveau de qualité de notre main-d'_uvre, notre niveau de développement scientifique et technologique (4ème place), notre niveau d'internationalisation qui a crû (10ème place).

Pour autant, le critère fondamental pour juger notre degré de compétitivité reste notre capacité à attirer les investissements étrangers en France, capacité qui demeure très forte. Ainsi, l'année dernière, sur les douze derniers mois connus, 160 milliards d'investissements étrangers se sont faits en France, ce qui correspond à une hausse de 18 % et prouve que les facteurs de compétitivité de notre pays sont peut-être un peu meilleurs que ne le laisseraient penser les classements dont je viens de parler.

Ces investissements sont à mettre en regard de l'ampleur des investissements français à l'étranger, qui reflète l'intégration des entreprises françaises dans le courant des échanges mondiaux. Or, sur les douze derniers mois connus, les investissements directs français à l'étranger ont atteint 262 milliards de francs, soit + 22 %.

Certes, il y a là un déséquilibre en notre défaveur, puisque nos entreprises investissent plus à l'étranger que nous n'investissons en France (entre 60 et 80 milliards). Pour autant, il faut cesser d'interpréter ces mouvements comme autant d'investissements en moins réalisés sur le territoire français. En effet, s'il est souhaitable, à terme, de parvenir à un équilibre, notre pays avait un retard à l'internationalisation. Par ailleurs, dans une économie qui se mondialise, au moment où le grand marché intérieur européen peut faire pleinement sentir ses effets positifs, ces chiffres soulignent que nos entreprises restent dynamiques et tentent de prendre des marchés. Enfin, l'essentiel de ces investissements se font dans des pays développés, ce qui souligne l'importance du critère « taille de marché » dans les choix des entreprises.

Cette ouverture internationale procure en outre des avantages grâce aux économies d'échelle qu'elle permet. Même si elle introduit aussi ses contraintes, comme les exigences de rentabilité imposées par les marchés financiers, ceux-ci, indispensables pour le développement international des entreprises, qu'on le veuille ou non, jugent nos entreprises en les comparant aux meilleures mondiales, ce qui est gage de succès pour le futur. On peut dire en tout cas qu'une bonne partie de nos entreprises restent dans la course, quelles que soient les critiques que l'on a pu formuler à leur encontre.

Cela dit, les structures changent. Les récentes secousses boursières viennent ainsi de montrer, tout récemment, que les investisseurs financiers ont désormais une grille d'analyse en termes de secteurs d'activité et non plus de marchés nationaux. Tous nos journaux ont d'ailleurs adopté une présentation sectorielle des informations financières des sociétés : les entreprises, aujourd'hui, se comparent par secteur, en termes de rentabilité, de chiffre d'affaires et des normes de compétitivité internationale se dégagent.

S'agissant donc de l'équilibre entre l'investissement des entreprises étrangères en France et des entreprises françaises à l'étranger, l'évolution se révèle plutôt favorable. Il faut cependant veiller à l'équilibre, sans jamais oublier qu'un franc d'investissement réalisé en France est, pour notre pays, plus productif qu'un franc d'investissement réalisé à l'étranger puisque les effets induits sont évidemment plus forts lorsque l'investissement a lieu dans notre pays que lorsqu'il se fait ailleurs.

Contrepartie inévitable des prélèvements fiscaux pesant sur les entreprises, les subventions publiques n'en restent pas moins foncièrement nuisibles au bon fonctionnement d'une économie de marché.

Instrument traditionnel de politique économique utilisé par tous les pays - peut-être trop -, les subventions publiques faussent la concurrence entre entreprises et conduisent à des surenchères coûteuses pour les finances publiques. Tous les analystes sont à peu près d'accord sur ce point.

Certes, subventionner les acteurs économiques et/ou leur accorder des avantages fiscaux est une façon traditionnelle, pour la politique économique, d'infléchir les choix des acteurs privés dans un sens supposé préférable à l'intérêt collectif.

Cela dit, la France a usé et abusé de ces pratiques depuis de nombreuses années. La complexité des systèmes de subventions est désormais telle que, depuis de nombreuses années, nos organisations consulaires, parmi d'autres, ont dû créer des structures pour informer, voire démarcher les entreprises pour les aider à identifier les aides auxquelles elles étaient éligibles.

Ces systèmes ont plusieurs inconvénients, parmi lesquels celui de fausser la concurrence entre entreprises et secteurs. Quand on crée une subvention, on sait toujours très mal, en matière d'allocation de ressources, si cette allocation est optimale ou non. Il s'agit donc d'être extrêmement prudent.

C'est bien à ce titre que la Commission européenne est intervenue, ces dernières années, pour obliger les administrations nationales à revoir leur mode d'intervention, car déshabiller Paul pour mieux vêtir Pierre n'est plus acceptable au sein d'une Union solidaire.

Par ailleurs, la concurrence que se livrent les collectivités locales ou nationales est coûteuse pour les finances publiques. On ne peut, à cet égard, reprocher aux entreprises de profiter des opportunités qui leur sont ainsi offertes mais qu'elles n'ont pas sollicitées.

Enfin, ces politiques ont souvent conduit, dans le passé, à davantage soutenir les secteurs déclinants que les nouveaux secteurs, plus moteurs et porteurs d'avenir. Pour naturelle et compréhensible que soit cette tendance, notre pays a réellement beaucoup de mal à faire émerger des entreprises de taille européenne ou mondiale dans les secteurs nouveaux. Le secteur de la communication en est un exemple parfait : il n'existe pas de grande société française ou même européenne comme AOL. Nous n'avons pas su faire émerger, dans ce secteur, des entreprises suffisamment puissantes et suffisamment compétitives ce qui constitue de ce fait un handicap non négligeable.

L'administration a ainsi régulièrement choisi de sauver des emplois au détriment de mesures stimulant la création de nouveaux postes faisant sienne la maxime « Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras ». In fine, les emplois condamnés par les mutations technologiques ou la compétition internationale finissent par disparaître tandis que les nouvelles activités ou les créateurs de start-up ne sont pas aidés.

En tout état de cause, l'efficacité de telles politiques de subventionnement reste douteuse, le décideur public n'ayant pas toutes les données nécessaires pour décider de la pertinence d'un investissement et de sa localisation. Cette efficacité est sujette à caution pour au moins trois catégories de raisons.

Tout d'abord, les politiques de subvention suggèrent que le décideur public sait mieux que le marché ce qui est efficace, ce qui correspond à une demande ou permet d'atteindre un optimum social supérieur.

Ensuite, ainsi que je l'ai déjà indiqué, les aspects financiers ne sont qu'un des différents éléments entrant en ligne de compte pour la localisation d'un investissement. Un territoire mal desservi ou sans main-d'_uvre qualifiée ne pourra compenser ces handicaps par des primes. Le récent rapport sur les faibles effets - et le coût - des zones franches confirme ce diagnostic.

Enfin, tout système réglementaire a des failles et crée ses propres perversions. Le constat de l'existence de fraudes ou de détournements des procédures était prévisible. Tout système de primes génère en effet une population de « chasseurs de primes ». La réponse naturelle qui consiste à accentuer les contrôles et à rigidifier les règles d'attribution des subventions risque alors de décourager les « vrais » investisseurs et de nuire à l'efficacité du système. L'expérience montre que les pouvoirs publics sont régulièrement confrontés à ce type d'arbitrage.

Nécessaires pour compenser la perte de compétitivité liée à un poids excessif de la fiscalité des entreprises en France, les subventions restent un pis-aller. Dans une économie de marché, le rôle de la politique économique doit consister à créer un environnement favorable au développement des entreprises, gage de créations d'emplois.

C'est dire que taxer les entreprises puis les subventionner pour rétablir leur compétitivité - ce qui légitime les subventions, le plus souvent - est, à l'évidence, une politique difficilement justifiable, au moins dans une économie de marché largement ouverte à la concurrence internationale. Les difficultés rencontrées pour réformer notre fiscalité montrent à quel point nos systèmes de prélèvement et de redistribution sont devenus compliqués. La moindre remise en cause d'une mesure, d'un taux, d'une exemption, conduit à de tels transferts entre secteurs ou entre entreprises que l'on préfère reculer devant les conséquences.

À cause de ces défauts et malgré ces difficultés, il est nécessaire que l'on s'engage sur la voie d'une réduction des subventions compensée par une réduction concomitante des prélèvements fiscaux. Le système économique n'en sera que plus fluide.

En guise de conclusion, je formulerai quelques remarques complémentaires.

Tout d'abord, le tropisme industriel.

Que le problème de l'industrie soit fondamental aujourd'hui, c'est indéniable. Pour autant, je ne crois pas que l'on puisse dire que l'on sait exactement ce qui se passe. Mon opinion est la suivante : l'enjeu majeur, actuellement, tient au fait que l'industrie mondiale est en crise - comme l'a été l'agriculture à une certaine période - cela parce que les mutations technologiques sont telles que l'industrie connaît des phénomènes d'accroissement de productivité ; tout comme l'agriculture, à une époque donnée.

Dans l'analyse de la crise actuelle, il faut se poser la question suivante - c'est d'ailleurs là que la résistance de l'économie américaine est intéressante - : les services qui se sont développés dépendent-ils aujourd'hui de l'industrie autant qu'il y a vingt ou trente ans ? A répondre oui, on peut s'attendre à une contamination plus grande de la crise internationale actuelle. Mais on peut aussi répondre non à cette question. C'est la nouvelle théorie américaine, selon laquelle les secteurs de la communication et certains services utilisant les technologies avancées sont beaucoup moins dépendants de l'industrie que par le passé. Qui a raison ? Je ne le sais pas. Mais il n'en reste pas moins que c'est là un enjeu majeur auquel il convient de réfléchir, car il conditionnera l'évolution de la situation que nous connaissons depuis juillet 1997, quand s'est déclenchée la crise asiatique.

L'industrie, à l'évidence, restera un secteur essentiel dans nos économies, mais il ne faut pas compter sur elle pour créer des emplois. Bien au contraire, elle continuera d'en détruire sous les effets des mutations technologiques et de la compétition internationale. A l'inverse, c'est dans les nouveaux secteurs, les services, et plus particulièrement dans des structures petites et moyennes, que se trouvent les gisements de futurs emplois et qu'il convient d'investir rapidement en France.

Quoi que l'on pense par ailleurs du système économique américain, on ne peut que constater l'éclosion prodigieuse de pans entiers et nouveaux dans l'économie, de sociétés de nouvelles technologies et de services au cours de la dernière décennie. Si les Américains avaient mal réussi dans les années 80, ils ont vraiment permis que naissent chez eux, dans les années 90, les plus grosses capitalisations boursières mondiales.

A contrario, l'économie française a pris du retard. Nous payons là le prix d'un manque d'investissement dans les nouvelles technologies de l'information ou de la communication. Ni la France, ni l'Europe ne possèdent l'équivalent d'entreprises comme Microsoft, Intel ou AOL.

Ce constat doit nous rendre attentifs, au moment où des bouleversements majeurs - comme le commerce électronique - se profilent. Car l'écart entre l'Europe et les États-Unis s'est creusé, dans les années 1990 : si la croissance moyenne a été de 2,2 % par an sur notre continent entre 1990 et 1998, elle a été de 2,6 % aux États-Unis et l'écart est plus net encore sur les cinq dernières années : 2,5 % contre 3,1 %.

Nos entreprises sont confrontées à un monde en complet bouleversement. Le nombre record de fusions/acquisitions observé en 1998 dans tous les secteurs atteste que les choses s'accélèrent. Le risque est grand d'être marginalisé, d'être relégué en « seconde division » : la course à la taille critique ne souffre pas de retard. En effet, dans un marché mondial qui est réel - et quelles que soient les périodes de repli que l'on connaîtra peut-être - l'effet de taille restera important.

Enfin, en conclusion, je pense qu'il serait bon que nous sachions mieux, en France, encourager les hommes qui ont une vision et des connaissances des besoins à venir, que nous sachions mieux encourager, aussi, les épargnants qui souhaitent investir et prendre des risques dans des produits et des services nouveaux ou de nouvelles entreprises, puisque somme toute, c'est ce qui a toujours garanti l'avenir et continuera certainement de le faire dans le futur. C'est le gage de plus de croissance économique, de plus de progrès et de plus d'emplois.

M. le Rapporteur : Vous apportez là des éléments, que l'on peut contester ou non, mais qui sont de toute manière intéressants pour notre enquête.

Quelles raisons voyez-vous à ce que vous appelez vous-même notre « impuissance » dans les secteurs que l'on dit porteurs, en tout cas émergents ? Quelles raisons voyez-vous à l'impuissance française ou européenne à mettre en place, à initier, à développer des secteurs qui puissent atteindre une taille critique - sans parler de Microsoft -, et qui puissent donc, dans des conditions optimales, créer les emplois, les richesses après lesquels nous courons tous ?

Autre sujet : la France est depuis longtemps devancée par l'Allemagne en matière d'aides publiques, contrairement à ce que beaucoup pensent. Pendant une période que l'on pourrait qualifier de « libérale » - si tant est que la présente ne le soit plus -, l'Allemagne a su être un pays très pourvoyeur d'aides, le système politique favorisant ce phénomène. Pensez-vous que le schéma que vous venez de nous présenter - supprimer les aides et baisser les prélèvements, en tout cas faire converger ces deux mouvements - puisse se faire au niveau d'un pays et non pas au niveau d'une structure européenne, comme celle dans laquelle nous sommes entrés ?

Maintenant, le différentiel dans les investissements. Vous indiquez que les investissements français à l'étranger ont été de 262 milliards de francs, et les investissements étrangers en France de 160 milliards. Dans quels secteurs s'effectuent, de façon la plus importante, ces investissements ? La Chambre de commerce de Paris a-t-elle procédé à une analyse de ce différentiel ?

Par ailleurs, une question sur les placements financiers. Il nous semble en effet que la formule selon laquelle il a pu être plus intéressant, à un certain moment, de faire de l'argent « en dormant » qu'en l'investissant, reste encore vraie, actuellement. Les masses financières qui se promènent à travers le monde, et qui sont incontrôlables, montrent bien que nous sommes confrontés à un problème qui est inquiétant. Ces placements financiers nous semblent donc être un peu des dictateurs, et pas uniquement au niveau des têtes des grands groupes, dans la mesure où ils paraissent de plus en plus régenter ce qui se passe dans les entreprises de deuxième ou de troisième rang. Avez-vous, sur ce point, des choses à nous dire ?

Enfin, sachant qu'entre 150 et 300 milliards de francs, globalement, sont accordés par les collectivités territoriales nationales ou internationales aux entreprises, de quelle manière verriez-vous une sorte de contrôle de l'utilisation des fonds publics octroyés aux entreprises ?

M. Richard ZISSWILLER : Tout d'abord, les raisons de notre « impuissance » dans certains secteurs porteurs. Les raisons sont à la fois culturelles et presque humanitaires.

Ce que nous savons sans doute moins bien faire que les États-Unis, c'est la destruction créatrice. Il est clair que nous avons mis, à différentes époques, des masses financières importantes dans les secteurs déclinants - l'acier, le textile, la machine-outil, des sociétés d'informatique -, et cela dans un souci de protection. Mais aussi légitime que soit ce souci, nous avons sans doute trop aidé et mis beaucoup de capitaux pour tenter de faire survivre des sociétés qui, en définitive, ont mal survécu : les emplois ont quand même été détruits. Et en contrepartie, nous avons mal aidé à l'émergence des secteurs nouveaux.

Disons qu'en France, les « formules 3 » ont du mal, en général, à devenir des « formules 1 ». On n'a pas suffisamment facilité, en France, l'émergence du nouveau, en aidant trop, par ailleurs, les secteurs en déclin - ce qui se comprend parfaitement. Voilà donc ce qui explique, à mon sens, notre handicap.

Il est certain que le système, aux États-Unis, est plus dur, que les entreprises succombent plus facilement ; mais il est vrai, aussi, que les nouvelles entreprises se créent également plus facilement, puisqu'il y a plus de capitaux disponibles, ce qui rend les choses plus aisées.

Par ailleurs, nous ne laissons pas assez d'argent aux agents économiques.

Deux systèmes sont possibles. Soit on prélève peu, et les entreprises ou encore les consommateurs ont de l'argent à réinvestir, soit on le canalise par le biais de l'État et on crée des aides multiples et variées, en général tout à fait légitimes au moment où elles sont prises.

Pour ma part, je pense que si on laissait plus d'argent aux milliers d'entreprises et aux millions d'épargnants qui prennent des décisions individuelles, ceux-ci seraient sans doute plus efficaces pour allouer l'excédent de ressources que ne l'est le canal de redistribution publique que nous avons mis en place. Disant cela, j'exprime presque une croyance, ou un principe, et cela parce que j'ai tendance à faire confiance, pour ma part, à la multiplicité des décideurs individuels.

Prenons l'exemple d'un ménage de jeunes cadres. S'il reçoit une prime supplémentaire de 600 000 francs en fin d'année, il lui restera, grosso modo, 200 000 francs après impôt en France, mais 400 000 francs en Angleterre. Avec 400 000 francs, il pourra s'acheter un appartement plus vite s'il n'a pas de biens familiaux, et s'il en a, il pourra peut-être les investir dans une entreprise.

C'est dire que la mécanique plus individuelle, avec moins d'intermédiation de l'État, me semble plus efficace que celle que nous avons mise en place pour des raisons historiques, culturelles ou autres.

J'en viens à votre question sur l'Allemagne. Il est certain que l'Allemagne, pendant de longues périodes, a prodigué des aides considérables. Dans le même temps, elle a joui d'un privilège particulier, que l'Allemagne a su imposer, privilège encore réel aujourd'hui pour partie : une analyse comparative des produits montre que les produits allemands bénéficient d'une prime d'image, d'une sorte de prime de qualité et de sérieux, ce qui permet aux Allemands de vendre plus cher un produit équivalent au nôtre.

C'est ainsi qu'une automobile allemande sera 50 000 francs plus chère que l'automobile française comparable et sans que cela soit un handicap pour la vendre ! Ce bonus d'image des produits allemands a donc généré - car l'écart s'est beaucoup réduit, depuis deux ans, l'ensemble des pays européens se rapprochant les uns des autres, seul le Royaume-Uni étant bien derrière - une sorte de prime au produit, de rentabilité qui a permis à l'Allemagne, pendant un temps, de développer ses entreprises tout en ayant un système de prélèvements élevés - bien qu'en pourcentage, ces derniers soient plus faibles que les nôtres.

Pendant de nombreuses années, donc, ce phénomène a joué. La rentabilité de l'économie allemande s'en est trouvée renforcée sur le marché international (que l'on pense aux excédents importants avant la réunification). Cela dit, ce n'est plus vrai aujourd'hui, les Allemands étant désormais proches de nous et ayant pratiquement les mêmes difficultés que nous par rapport au système international. Certes, ils apparaissent très agressifs en matière de course à la taille sur le plan mondial, mais indépendamment de cet esprit de taille que les Allemands semblent avoir retrouvé, les problèmes allemands ne sont pas éloignés des nôtres.

Venons-en aux différentiels d'investissement avec l'étranger. En fait, on y retrouve pratiquement tous les secteurs avancés : les télécoms, les sociétés aéronautiques et leurs sous-traitantes, les sociétés informatiques ou de communication. C'est dire que les sociétés qui investissent à l'étranger sont dans des secteurs porteurs : ce sont donc celles qui ont la capacité en hommes et la capacité financière soit de racheter, soit de créer des unités à l'étranger.

Les placements financiers posent également d'une autre manière le problème de l'investissement. Il est vrai que l'observation de la capacité d'autofinancement des entreprises de 105 % à 110 % - elles ont même été de 125 % -, permet de se demander pourquoi elles n'investissent pas plus. Certes, elles investissent à l'étranger, mais à d'autres périodes de l'histoire, avec des taux d'autofinancements comparables, les investissements ont été plus forts. Une part de l'argent est donc restée en placements temporaires ou a été consacrée au désendettement.

Cette année, les entreprises ont investi ; mais, déjà, le mouvement se ralentit : nous en sommes pratiquement de nouveau à des taux bas, au vu des évolutions instantanées. Du fait des taux d'intérêt élévés, les placements financiers ont été longtemps rentables, ce qui permettait à l'entreprise de s'enrichir sans investir. La question n'en reste pas moins ouverte et pour ma part j'ai du mal à y répondre, car de toute évidence, avec la capacité d'autofinancement observée, elles pourraient et devraient investir plus, que ce soit en France ou à l'étranger. Est-ce un problème de confiance, un problème psychologique ? Peut-être.

Il faut en tout cas se souvenir que nous observons une baisse de rentabilité depuis le début des années 90, notamment de la rentabilité du capital net, laquelle est à comparer à celle des placements financiers. Cependant, on pourrait penser qu'une entreprise qui a une capacité d'autofinancement de 110 % a tout de même les possibilités de prendre des risques.

Cela dit, les entreprises prennent tout de même certains risques : en effet, si la tendance des chiffres de 1998 se poursuivait, ce ne serait pas mal. Des taux de longues périodes de 7 % seraient acceptables même si les États-Unis ont connu des taux de 15 % de plus.

10 % de croissance de l'investissement pendant, ne serait-ce que cinq ans, provoquerait un effet de rattrapage réel et rapide. On pourrait d'ailleurs dire la même chose à propos de la croissance économique : 0,5 % de PIB en plus que les autres pays pendant cinq ans, recréerait un écart positif considérable ; c'est d'ailleurs ce qui s'est passé avec les États-Unis. L'écart de niveau de vie est maintenant proche de 40 % alors qu'il était proche de 20 % dans les années 80. Ce sont les 2,6 % de croissance annuelle pendant presque dix ans, comparés aux 1,5 % de la France, qui ont créé l'écart.

C'est dire que rien n'est perdu. Si nous parvenions à faire 0,5 % de plus que les autres pendant six/sept ans, il est bien évident que l'effet de rattrapage se ferait en termes de PIB et de niveau de vie. Je reste donc optimiste.

Quant aux marchés financiers mondiaux - marchés aux mouvements erratiques relevant d'une certaine irrationalité parce que tenus par des hommes qui ont des comportements moutonniers parfois très préjudiciables aux économies -, ils ont tout de même pour avantage de faire intervenir des millions de personnes qui évaluent en permanence les sociétés et leur rentabilité.

Enfin, j'en viens à la question des aides. Ma position dans ce domaine est claire : diminuons les aides, diminuons les prélèvements, et tout devrait mieux fonctionner.

Bien sûr, il est des domaines où, pour des raisons positives, il est raisonnable de conserver les aides. Mais à la subvention, il faudrait préférer le prêt. Un bon projet doit pouvoir se rembourser. De plus, le contrôler des aides est coûteux. Mais ne faisant pas partie d'organismes de contrôle, j'avoue ne pas connaître le taux réel des abus.

M. le Rapporteur : On fait toujours appel, en France, aux fonds publics. Si le budget de l'État est de 1 800 milliards de francs, le crédit disponible, lui, s'élève de 6 000 à 7 000 milliards. Il y a donc là un instrument que l'on pourrait probablement utiliser de façon beaucoup plus importante, par exemple en demandant aux collectivités de bonifier. Ce qui est une forme d'aide sans qu'il y ait mise à disposition de fonds publics, et qui soulage les entreprises de frais financiers.

M. Richard ZISSWILLER : Vous savez que nous sommes opposés, à la Chambre, à une injustice : les artisans ont des prêts bonifiés et les commerçants non.

Cela dit, le prêt bonifié pose toujours le même problème : il fausse la concurrence. Accorder un prêt aux entreprises à certaines conditions, c'est d'abord s'exposer à ce qu'une partie ne le demande pas, bien que le méritant, c'est ensuite s'exposer à aider des entreprises qui, souvent, se sont organisées pour cela : les chasseurs de primes.

Le plus souvent, les subventions ne sont jamais que la contrepartie de prélèvements, contrepartie visant à compenser, précisément, la compétitivité obérée par les prélèvements.

Et pour ce qui est du contrôle, le fisc le fait plutôt bien. Ce qui passe par les crédits d'impôt est tout de même bien mieux contrôlé que les subventions ne le sont par les services de l'administration. Le contrôle fiscal est en général sérieux. Aussi, en passer par le contrôle fiscal, pour ce qui est des subventions, me semble plus efficace que passer par le contrôle des administrations.

Cela dit, s'il n'est pas dans notre vocation de proposer d'autres prélèvements, il n'est pas plus dans notre mission de proposer des contrôles sur les entreprises.

M. Jean BESSON : Parmi les différents handicaps que vous avez cités et développés, il y en a un que vous n'avez évoqué que fort peu, à mon étonnement - aucun des intervenants précédents, d'ailleurs, ne l'a ne serait-ce que cité - : c'est celui qui concerne à la fois l'inertie et la complexité administrative en France.

En tant qu'ancien chef d'entreprise travaillant à l'international, je peux dire qu'aujourd'hui encore, tous mes collègues français et tous les investisseurs étrangers potentiels que je rencontre, s'agissant de PME-PMI, citent comme premier handicap à l'installation, au développement en France comme à la création d'emplois, les lourdeurs administratives.

M. Richard ZISSWILLER : Dans nos enquêtes, ce qui apparaît en premier, en général, ce sont les charges sociales.

M. Jean BESSON : Peut-être. Il n'en reste pas moins que le poids de l'administratif revient absolument comme un leitmotiv ; or vous l'avez à peine esquissé. Je souhaiterais donc que vous nous disiez ce que vous en pensez.

Par ailleurs, prévoir moins de prélèvements par l'État afin que les entreprises aient une plus grande disponibilité financière suppose la suppression du déficit budgétaire de l'État - lequel provoque la ponction. Or si votre argument valait lorsque le loyer de l'argent était élevé, car la raréfaction de la masse disponible renchérissait encore le coût de l'argent, les taux ayant baissé aujourd'hui, il me semble que ce n'est plus le manque de masse financière disponible sur le marché qui entraîne l'absence d'investissement. Il me semble qu'il y a encore des disponibilités, qui ne sont pas utilisées.

Ensuite, parmi nos différentes difficultés, vous avez évoqué la politique économique de la puissance publique. Or, si je partage votre philosophie, je ne partage pas tout à fait l'argumentation que vous en donnez. Il me semble même que cette argumentation repose sur une confusion entre deux rôles très différents de la puissance publique : d'une part, l'État en tant qu'acteur économique, en tant qu'entreprise ; d'autre part, la puissance publique - une collectivité quelconque, à quelque niveau que ce soit - en tant qu'intervenant économique pour développer, par le biais d'aides directes ou indirectes, un secteur industriel ou commercial sur un territoire déterminé.

Que l'on considère, dans le premier cas, que l'État est un mauvais entrepreneur, un mauvais gestionnaire, un mauvais commerçant, cela me semble tellement patent que je n'y insiste pas. En revanche, je ne suis pas du tout d'accord avec vous s'agissant de l'intervention économique.

Certes, dans l'idéal, on pourrait décider de supprimer toutes les aides et tous les prélèvements fiscaux. Mais si cet égalitarisme permettait le libre fonctionnement de l'économie de marché, il ne serait en revanche en rien incitatif à apporter un plus, à faire autre chose. Or, l'intention de la puissance publique, à quelque niveau que ce soit, dans sa démarche d'aide, de soutien, est précisément de créer un déséquilibre qui, soit par une meilleure attractivité, soit par un gommage de handicaps, permettra de déclencher la création d'une activité là où elle ne se ferait pas sans cette intervention, sans cette impulsion.

Aussi, lorsque vous dites qu'un territoire mal desservi ou sans main-d'_uvre qualifiée ne deviendra jamais attractif et ne pourra pas voir ses handicaps compensés par les primes, je m'insurge. Parce que si un chef d'entreprise me dit cela, je peux lui proposer une subvention pour faire de la formation spécialisée, qualifiée, au sein de l'entreprise. N'est-ce pas là un moyen de gommer un handicap et de rétablir une situation ?

On ne peut plus être en adéquation avec les besoins de l'entreprise, qui, je le regrette - elle n'en est pas seule responsable -, a complètement ou tout au moins largement abandonné le secteur de sa propre formation, la laissant aux soins de la puissance publique, ce qui a été, à mon sens, une des grandes erreurs des trente dernières années.

Aussi, dans la perspective d'un partenariat entre la puissance publique et les acteurs économiques, il faut considérer que la puissance publique a deux rôles à jouer : un rôle de pompier et un rôle d'architecte.

En situation de crise aiguë, il n'est pas anormal que la collectivité joue un rôle de pompier, afin de permettre d'y faire face, même à court ou moyen terme, en apportant une aide à des entreprises ou à des emplois dont on prévoit, en faisant un peu de prospective économique, qu'ils disparaîtront. A condition toutefois d'accompagner cette aide par une substitution programmée.

À côté de cela, il y a le rôle d'architecte, qui consiste à se projeter dans l'avenir, à décider de ce qui est souhaitable, et à se rendre aussi attractif que possible pour que d'autres acteurs, indépendants de la puissance publique, viennent sur le marché. En l'occurrence, si on conçoit bien le partenariat dans l'esprit que je viens d'indiquer, on peut parvenir à une situation où l'intervention de la puissance publique n'est plus aussi pesante et aussi contraignante, pouvant même être, au contraire, tout à fait dynamique pour le développement économique.

S'agissant du contrôle, je suis pour ma part depuis longtemps partisan du crédit d'impôt, qui, selon moi, a une double vertu : tout d'abord, il oblige l'entrepreneur à le rester, c'est-à-dire à engager l'effort et la dépense - ce qui correspond à la prise de risque normale d'un entrepreneur -, sans qu'on lui donne l'argent, donc, avant qu'il ait eu à faire cet effort et cette dépense ; ensuite, c'est le gage qu'il pourra rapidement - les subventions n'étant pas toujours versées dans un laps de temps convenable pour la vie de l'entreprise -, à échéance normale de son cycle fiscal, récupérer l'argent qui doit lui revenir, sur présentation, bien sûr, des justificatifs nécessaires.

En ce qui concerne le différentiel d'image entre la France et l'Allemagne, je peux affirmer, pour avoir dirigé pendant quatre ans une entreprise en Allemagne, qu'absolument rien ne justifie, objectivement, cette différence en matière de qualité et de sérieux. A décortiquer la manière de répartir le travail, on serait même surpris, parfois, des courbes d'improductivité de certaines entreprises allemandes. Ce qui veut dire que nous avons mal su nous vendre. Peut-être avons-nous donc à fournir un effort en matière commerciale plus qu'en matière technique ou technologique.

Enfin, j'en viens à la course à la taille. A la limite, sachant que les grands groupes ne créent pas d'emplois alors que les petites entreprises, elles, en créent, ne ferait-on pas mieux, plutôt qu'aider les premières à atteindre la taille critique en dépensant beaucoup d'argent, d'aider les secondes à organiser une satellisation, une multitude de petites entreprises travaillant en synergie ?

M. Richard ZISSWILLER : Après vous avoir écouté, je dois dire que je pensais avoir été un peu plus nuancé que vous ne le laissez supposer par vos propos.

Sur deux questions, nous sommes plutôt en phase. Car si je ne suis pas partisan des aides, j'ai bien dit que certaines d'entre elles étaient utiles. Le système d'aides me semble aujourd'hui beaucoup trop important, trop lourd et incompréhensible pour beaucoup d'entreprises, mais, ponctuellement, par périodes, je crois que certaines aides se justifient. Tous les États les pratiquent et les pratiqueront encore demain.

En ce qui concerne le problème de l'attractivité des produits allemands, je suis tout à fait d'accord avec ce vous dites, je n'y ajoute donc rien.

Sur le contrôle et le crédit d'impôt, je suis aussi d'accord avec vous : c'est sans doute un système un peu meilleur que d'autres, en dépit de toutes les réserves globales que j'ai évoquées.

En revanche, concernant la course à la taille, il faut apporter des nuances. La tendance actuelle veut que l'on examine les marchés concernés. Il existe en effet des secteurs où la petite taille - la formule 3 - est productive, crée des emplois, se développe, etc. Ce sont d'ailleurs ces secteurs-là qui créent beaucoup d'emplois. Je pense qu'il faut aider ces formules 3, toutes ces entreprises qui veulent avancer vite, qui en ont le potentiel, et qui peuvent générer à la fois de la croissance et de l'emploi.

En revanche, il y a des secteurs où il est clair que la mondialisation apparaît : alors, le produit mondial, l'économie d'échelle et la descente sur la courbe d'expérience deviennent des éléments cruciaux.

Dans ce domaine, on trouve l'aéronautique, l'automobile, une partie des télécoms, la communication et il faut analyser les évolutions secteur par secteur, et faire la part entre ceux qui sont réellement des secteurs mondiaux, pour lesquels la taille critique est indispensable et ceux vis-à-vis desquels s'exerce au contraire une concurrence d'entreprises multiples, en réseau. Je suis donc là encore très nuancé, et entends fort bien tout ce que vous dites.

Cela dit, il y a une question à laquelle nous n'avons pas répondu : pourquoi les formules 3 ne deviennent-elles pas des formules 1 ? Les petites entreprises qui marchent bien, en France, ne deviennent pas de grandes entreprises ; elles sont le plus souvent absorbées par manque de capital.

Ce que je discuterai en revanche un peu plus, ce sont les concepts que vous avez utilisés. « Pompier » ne me plaît pas plus qu'« architecte ».

Le problème du pompier, en matière économique, est en effet qu'il « sauve », le plus souvent, ce qu'il ne faudrait pas sauver. Ce qui, finalement, coûte très cher, et empêche, précisément, l'éclosion de davantage d'emplois et d'entreprises.

Si je suis également réticent au concept de l'architecte, c'est que je préfère que l'on laisse le pays se bâtir par le biais de l'initiative du maximum de personnes. A mon sens, il faut laisser les initiatives émerger ; les visionnaires d'État me laissent beaucoup plus sceptique que les visionnaires individuels.

M. Jean BESSON : L'architecte n'est pas nécessairement un visionnaire d'État.

M. Richard ZISSWILLER : Dans ce cas-là, nous nous rejoindrions.

Pour ma part, je proposerai deux concepts à la place de ceux de « pompier » et d'« architecte » : je parlerai plutôt de « régulateur » et de « catalyseur ».

Je crois en effet que le rôle des pouvoirs publics est d'être un catalyseur de développement. De fait, il faut parfois donner une impulsion par le biais d'une aide, afin que les choses éclosent. Quant à l'exemple que vous avez donné, il est tout à fait judicieux. Vous proposez de subventionner une entreprise sur un lieu géographique donné où les capacités compétitives ne sont pas suffisantes pour le secteur considéré. Mais ce faisant, êtes-vous vraiment sûr que vous n'allez pas en détruire un autre, vingt, trente, cinquante ou cent kilomètres plus loin ?

M. Jean BESSON : Mais ce qui est mal fait ne tue pas le principe. Ce n'est pas parce que le système est perverti, un peu partout d'ailleurs et dans de très nombreux cas, que cela tue le principe.

M. Richard ZISSWILLER : Au moment où ces décisions sont prises, l'information est incomplète, ce qui peut fort bien amener à prendre de très mauvaises décisions.

Le marché fonctionne-t-il mieux ? Je le crois. Une étude en cours à la Chambre de commerce sur le rapport Paris/Province tend à montrer que les entreprises étrangères commencent par mettre un pied dans la région parisienne, avant, très souvent, d'installer une usine en province. Cela signifie qu'il y a finalement beaucoup plus de complémentarité et de concurrence qu'on ne croit.

Aussi, plutôt que d'accorder une subvention, je préfère laisser jouer les facteurs de compétition : si une région est meilleure en termes de formation qualifiée dans un secteur et que, de ce fait, elle attire des entreprises, cela me semble de la bonne compétition.

Il me semble donc que mes propos sont nuancés. Pour autant, il y a danger à subventionner une entreprise pour l'attirer à un endroit donné, car on ne peut savoir si une autre, de ce fait, n'est pas tuée.

M. Jean BESSON : Mais on peut parfaitement savoir ce qu'il en est ! Les élus ont accès à toutes les informations. J'ai été maire pendant douze ans, j'ai fait venir des entreprises chez moi, je parle donc d'expérience. Certes, si on veut être malhonnête, on l'est dans toutes les circonstances de la vie.

M. Richard ZISSWILLER : Il n'y a pas besoin d'être malhonnête pour saisir une opportunité.

M. Jean BESSON : Si on veut faire les choses honnêtement, on a les moyens de le faire. Ce qui, pour autant, n'est pas une garantie de succès car pour ce qui me concerne, c'est l'entreprise pour laquelle - parmi celles que j'ai fait venir - je me suis entouré de plus de garanties qui n'a pas fonctionné. Mais en tout état de cause, je répète que cela n'invalide pas l'intérêt d'aider les entreprises qui en ont besoin.

M. Richard ZISSWILLER : Je n'ai pas dit que j'étais opposé à l'émergence de facteurs de compétitivité que ce soit à l'échelle nationale ou régionale.

Il y a un autre point avec lequel, par ailleurs, je suis d'accord avec vous : en France comme en Europe, l'épargne étant excédentaire, il n'y a pas de moyens financiers pour financer des projets de développement.

A propos de la ponction des citoyens, j'avoue qu'il me semblerait souhaitable qu'on leur laisse davantage d'argent. Les cinquante-neuf millions de Français ont du bon sens, et il faut reconnaître qu'on les a largement ponctionnés au cours des cinq dernières années - 140 milliards de plus chaque année -, c'est tout de même considérable.

Donner plus de flexibilité, laisser plus jouer les forces normales des marchés est à mon sens un moyen de parvenir à plus de croissance et par conséquent d'obtenir plus de recettes fiscales. On l'a vu cette année, avec les 20 milliards supplémentaires, d'après nos calculs. Cela prouve qu'à partir du moment où il y a croissance, le système se débloque. Et si on parvenait à diminuer les prélèvements et les subventions, je pense qu'on créerait également plus de flexibilité.

J'en viens maintenant à votre première question, à savoir le problème des simplifications administratives, la Chambre de commerce de Paris a dû produire une dizaine de rapports à ce sujet. Le problème est réel, et repose sur deux variables.

Il y a la variable « coût strict » de traitement des dossiers, qui est lourd, sachant qu'il y a beaucoup d'administrations qui contrôlent les entreprises. Nous avons une administration lourde, qui doit faire son métier mais peut-être le fait-elle trop bien, dans la mesure où elle a du temps et des disponibilités. Mais il ne faut pas oublier qu'un chef d'entreprise n'est pas fait pour répondre aux demandes d'informations de l'INSEE, du fisc ou de l'URSSAF ; sa tâche est de vendre et de produire.

La deuxième variable importante, c'est le temps. Les équipes manageuriales consacrent un temps trop important à l'administration du fait des lourdeurs et d'une gestion pesante. Il faut comparer ce temps à celui que les compétiteurs passent pour la même tâche. Si le coût était le même partout, ce ne serait pas très grave ; mais si certains pays accordent des avantages par le biais de contrôles et de formalités moindres, nos entreprises sont désavantagées.

Il faut donc y veiller, même si l'on peut considérer que c'est là la rançon du succès : nous avons une administration de qualité, qui le reste, et comme on lui donne des moyens et qu'elle est nombreuse, elle fait son métier.

M. Jean ESPILONDO : Votre plaidoyer à la gloire de la réussite des marchés a sa propre logique, même si on peut vouloir s'en démarquer. Cela dit, les chiffres que vous produisez montrent que le système économique et social français n'est pas si mauvais que cela, puisque, d'une certaine manière, il parvient à attirer les capitaux étrangers : nous sommes au troisième rang mondial dans ce domaine, derrière les États-Unis et le Royaume-Uni ; cela dit, on pourrait aussi comparer les coûts sociaux et humains.

Pour ce qui concerne le système des aides et des primes, en revanche, je vous rejoins dans une certaine mesure. J'estime en effet que notre système induit une certaine perversité, que vous avez d'ailleurs démontrée ; elle nous concerne d'ailleurs directement lorsque nous sommes amenés à un comportement de « notable », devenant nous-mêmes des chasseurs de prime. A mon avis, l'argent serait bien mieux employé à accorder des structures importantes aux zones en difficulté, dans le cadre de l'aménagement du territoire.

Il n'empêche que nous devons faire face à des difficultés réelles, notamment dans les zones en reconversion. Dans le Béarn, par exemple, la zone de Lacq connaît des problèmes très importants, puisque la mono-industrie du soufre et du gaz va pratiquement disparaître. L'État va donc être obligé de faire un effort extrêmement important pour essayer de reconvertir les industries locales et en faire venir de nouvelles, afin d'éviter que les gens ne se retrouvent en situation difficile. Voilà un exemple concret.

Par ailleurs, en France, en dépit de taux de prélèvements libératoires élevés - qui sont tout de même dans la moyenne, au niveau européen -, nous ne nous tirons pas si mal que cela.

En conclusion, je vous rejoins quand vous dites qu'il serait bon de donner un petit peu plus de souplesse au marché ; mais sans que cela doive aboutir, à mon sens, à abandonner le système actuel. Il peut y avoir une voie moyenne, que le gouvernement et nous-mêmes explorons d'ailleurs au quotidien.

M. Richard ZISSWILLER : Que l'attractivité de notre pays soit bonne, c'est un fait, mais il ne faut pas oublier le point très négatif de notre croissance moyenne au cours des huit dernières années : 1,5 %, le taux le plus faible depuis cinquante ans. On ne saurait non plus oublier le taux de chômage important, sachant que les politiques suivies l'ont plutôt augmenté que restreint, faute de donner suffisamment de flexibilité au marché du travail.

Vous avez parlé des zones de reconversion, qui vous posent un vrai problème. Pour ma part, je crois beaucoup au dynamisme local.

Pendant vingt-cinq ans, j'ai suivi l'aventure de Sophia-Antipolis. M. Laffite, alors directeur de l'École des Mines, voulait faire quelque chose pour sa région, qu'il savait trop axée sur les secteurs du bâtiment et de hôtellerie. Certes, le département a mis des terrains bien placés à disposition de l'opération, ce qui prouve bien qu'il faut de l'aide mais, c'est avant tout l'initiative d'un homme qui a pris son bâton de pèlerin et est allé démarcher des entreprises parce qu'il avait une vision et a su fédérer une équipe autour de lui. Et le résultat est là, visible de tous.

De mon point de vue, c'est cette concurrence-là qu'il faut faire jouer. C'est ce type d'initiative qu'il convient de développer, de démultiplier au niveau des régions. Une telle combinaison - chefs d'entreprise, hommes politiques et responsables de l'administration travaillant ensemble pour donner une vision nouvelle à une région - peut être une chance de succès, nous l'avons observé dans le passé. Je ne peux donc qu'y être favorable pour le futur.

Le témoignage du Commissariat Général du Plan sur la recherche

Audition de M. Jean-Louis LEVET,
Chef du service du développement technologique et industriel du commissariat général du plan

(extrait du procès-verbal de la séance du 2 février 1999)

Présidence de M. Alain FABRE-PUJOL, Président

M. Jean-Louis Levet est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Jean-Louis Levet prête serment.

M. Jean-Louis LEVET : Je suis très honoré de pouvoir intervenir et essayer d'apporter quelques éléments de réflexion touchant à vos travaux. Je ne suis pas, bien sûr, compétent sur l'ensemble du champ que couvre votre commission. Je vais donc essayer, dans le quart-d'heure qui m'est imparti, de vous livrer quelques réflexions sur deux ou trois sujets.

Mon intervention se situera d'abord dans le champ du système productif. J'entends, par système productif, le système industriel élargi à l'ensemble des services marchands destinés aux entreprises industrielles. Je laisserai en conséquence de côté le secteur bancaire pour lequel d'autres sont plus compétents que moi.

Rappelons quand même que le système productif français, c'est-à-dire l'industrie au sens large, plus les services marchands destinés aux entreprises industrielles, c'est un peu plus de 50 % de la valeur ajoutée nationale.

J'essaierai de dégager les points faibles de ce système productif et de réfléchir sur la politique des aides qu'il faut bien sûr mettre en rapport avec nos objectifs et notre vision stratégique.

J'essaierai ensuite de mettre davantage l'accent sur la relation entre politique publique et politique d'aide à la recherche/développement et à l'innovation, parce que je considère que c'est probablement là où les aides sont les plus incitatives.

Je me permettrai enfin de formuler quelques recommandations personnelles sur ce que pourrait être une politique publique dans le domaine des aides à l'industrie.

S'agissant du système productif français, entendu comme l'ensemble des relations d'interdépendance entre les entreprises de l'industrie et des services établies sur notre territoire, nous avons trois points faibles : 

- le premier réside dans une compétitivité indifférenciée qui traduit un déficit d'innovation ;

- le deuxième résulte d'une insuffisante capacité de coopération entre les entreprises implantées sur ce territoire ;

- le troisième tient probablement à un trop faible ancrage territorial.

Premier point faible : notre déficit d'innovation et notre compétitivité indifférenciée ou réductrice ; indifférenciée parce que - quels que soient les secteurs industriels - l'approche stratégique est à peu près la même ; et réductrice parce que, depuis un certain nombre d'années, la recherche de compétitivité de nos grands groupes s'est d'abord orientée vers la réduction des coûts plutôt que sur la recherche de la performance globale c'est à dire celle qui allie à la fois la maîtrise des coûts et l'innovation.

Considérons qu'en France, nous n'avons qu'un gros tiers d'entreprises innovantes dans l'industrie c'est à dire d'entreprises qui renouvellent leur portefeuille de produits en moins de cinq ans, pourcentage relativement faible qui montre en tout cas les marges de man_uvre considérables que nous avons devant nous.

Pourquoi ce déficit d'innovation ? Parce que si un certain effort a été engagé dans les années 1980 par nos entreprises, nos grands groupes notamment, cette stratégie a buté sur trois limites.

Première limite : ces stratégies ont été engagées beaucoup plus tôt par nos concurrents. Je pense aux italiens, aux allemands, aux japonais, aux américains qui, depuis les années 1960-1970, développent des stratégies de multi-compétences, c'est-à-dire à la fois de réduction des coûts et de développements de parts de marché.

En fait, la France a fait l'apprentissage de la concurrence au milieu des années 1960 avec la construction européenne. Je rappelle qu'en 1965 70 % de nos exportations se faisaient encore au sein de l'ancien Empire colonial. La France a fait collectivement l'apprentissage de la concurrence depuis un peu moins de quarante ans, l'Allemagne depuis un peu plus d'un siècle et demi et la Grande-Bretagne depuis le 18ème siècle.

Deuxième limite : le retour d'une compétition par les coûts d'un certain nombre de pays en voie de développement et notamment des pays asiatiques, dans les années 1970-80 où la guerre des prix entre entreprises nous a assez pénalisés.

Troisième limite : la difficulté en France, plus que dans d'autres pays, à passer d'une stratégie d'innovation linéaire à un processus d'innovation en terme de processus.

En France, nous sommes restés pendant trop longtemps dans une gestion taylorienne de l'innovation : la fonction de Recherche et de Développement invente, le système de production produit et le commercial vend. Or, on voit de plus en plus que le processus d'innovation est interactif dans les autres pays où on fait travailler ensemble les différentes fonctions, ce qui permet d'avoir un processus d'innovation qui ne relève pas simplement d'une logique séquentielle et taylorienne.

Deuxième point faible : une insuffisante capacité de coopération entre entreprises implantées sur le territoire français.

Ce point est très difficile à quantifier.

Un pays a ce qu'on appelle un système national d'innovation lorsque l'ensemble des acteurs se régule autour de projets communs : c'est le cas en Italie, notamment en Italie du nord, en Allemagne, en Suède et aux États-Unis.

C'est moins vrai en France car dans de nombreux secteurs la capacité de coopération entre les entreprises françaises est plus faible qu'ailleurs, probablement parce que notre apprentissage tardif de la concurrence nous a amenés à confondre concurrence et comportement individualiste, concurrence et entreprises isolées. Or, on voit que dans le processus de mondialisation, les entreprises sont à la fois dans des logiques de concurrence mais aussi dans des logiques de coopération. Le paradigme qui structure le marché des entreprises, qu'elles soient grandes ou petites, est celui de l'affrontement/coopération où on est à la fois dans des logiques d'affrontement mais en même temps de coopération dans la mesure où une entreprise, aussi forte soit-elle, ne peut pas gagner toute seule.

Quand Peugeot et Fiat décident de construire ensemble une usine dans le nord de la France, elles sont dans une logique de coopération. Cela n'empêche pas ces deux constructeurs d'être en même temps dans des logiques d'affrontement commercial sur les marchés mondiaux.

Les informaticiens japonais, européens, américains, sont dans des logiques d'affrontement très dures, mais cela ne les empêche pas de développer des instituts de recherche fondamentale sur des logiciels de l'an 2005 ou 2010.

Or en France, on a du mal à penser à la fois concurrence et coopération. Dans les grandes restructurations que nous connaissons aujourd'hui, dans l'aéronautique et dans la défense, qui sont une nécessité vitale pour essayer d'être dans un rapport de force au moins équilibré avec nos partenaires de demain - les Allemands et les Anglais - nous avons à faire l'apprentissage de la gestion du rapport de force et, en même temps, celle de la coopération avec nos partenaires d'aujourd'hui qui peuvent redevenir nos adversaires de demain et vice et versa.

Troisième point faible : la difficulté à s'ancrer sur le plan territorial, la difficulté à participer d'une façon active au territoire. En France, nous avons trop tendance à appréhender le territoire comme un acteur passif où il suffirait d'attirer les investissements étrangers. La réalité est plus complexe. On se rend compte que dans le processus de mondialisation, les territoires peuvent eux aussi être des acteurs actifs en combinant les investissements étrangers qui sont évidemment nécessaires avec les entreprises locales, le système de formation local, le système de recherche local et l'épargne locale.

Si nous ne combinons pas, si nous ne cherchons pas à coordonner l'ensemble des acteurs, si nous nous contentons d'avoir des logiques d'attractivité fondées sur les coûts, alors cette logique d'attractivité/coûts renforce la concurrence entre les régions ; les régions riches attirent les entreprises les plus riches, c'est-à-dire celles qui créent des usines à forte valeur ajoutée, et les régions pauvres deviennent de plus en plus pauvres ce qui a pour effet d'accroître finalement le nomadisme et la délocalisation des entreprises.

Un des grands problèmes est celui de savoir comment dépasser ces logiques d'attractivité/coûts, de ne plus être sur des logiques de positionnement sur un territoire mais dans des logiques de construction d'un territoire. C'est ce qui permet peut-être d'éclairer ce que pourraient être les objectifs d'une politique d'aide.

Je souhaiterais concentrer le deuxième point de mon intervention sur la politique publique et les aides à la recherche et au développement (R & D) et à l'innovation parce c'est probablement là où les aides sont les plus incitatives à la création de richesses sur le territoire.

Sur la politique de recherche et développement, sur les aides à l'innovation, un important travail a été produit par M. Henri Guillaume qui s'est vu confier l'élaboration d'un rapport sur « la technologie et l'innovation » qui a servi de base de réflexion au Premier ministre à l'occasion des Assises de l'Innovation au printemps dernier. Ce rapport, qui est à votre disposition, passe pour la première fois au crible, de façon systématique, l'ensemble des aides à la recherche et développement et à l'innovation. Il y a là toute une analyse statistique extrêmement fine et totalement nouvelle.

Je cite ce rapport : « Il n'existe pas, au niveau de l'État, de vision de synthèse sur l'affectation et l'utilisation des crédits publics ni, a fortiori, de procédure systématique d'évaluation de leur impact technologique et économique ». Les propos sont assez clairs pour ne pas être développés d'autant que le rapport précise ensuite que « ces lacunes reflètent à notre sens un phénomène plus profond d'absence de stratégie de l'État en matière de coordination et de suivi du financement public de la R et D ».

Ce travail a cherché, en fait, à bâtir un tableau systématique des financements publics à la R et D de 1990 à 1997 par sources de financement, par tailles d'entreprises, par secteurs industriels, par programmes technologiques et par principaux bénéficiaires. Ce n'est pas simple mais il essaie de produire quelques éléments statistiques. Pour cela, il s'est appuyé sur deux sources : d'une part, les crédits budgétaires et, d'autre part, les enquêtes du ministère de la Recherche sur les entreprises effectuant de la recherche et développement.

A partir de ce rapport, je voudrais rappeler trois points. 

Premier point : la dépense globale de la R et D en France se situe entre 3 % à 4 % du PIB ce qui nous met dans la moyenne des grands pays industrialisés (mais bien en deçà des États-Unis et du Japon). Par contre le financement public est bien plus considérable puisqu'il atteint 1,1 % du PIB. La France est probablement le pays où l'État investit le plus dans la recherche et développement par rapport aux autres pays développés.

Deuxième point : la montée en puissance des crédits communautaires. La contribution française au programme cadre de la recherche et développement de la Communauté en 1997 (ce qu'on appelle le PCRD) est exactement égale au total des crédits incitatifs diffusés en France par le budget du ministère de la recherche et l'Agence nationale de valorisation de la recherche (l'ANVAR) soit 3,5 milliards de francs.

Troisième point : la concentration des financements publics sur un certain nombre de secteurs et sur un certain nombre d'entreprises. Nous nous sommes rendus compte, en 1994 et 1995, que les grands groupes liés à la défense et leurs filiales percevaient grosso modo non seulement 98 % des crédits militaires - ce qui n'est pas choquant en l'occurrence - mais aussi 86 % des contrats des grands programmes civils. Autrement dit, un peu moins d'une dizaine de groupes industriels en France sont destinataires d'un peu plus de 80 % des 23 milliards de financements publics alors qu'ils effectuent de l'ordre du tiers de la dépense de R et D des entreprises implantées en France.

C'est ce qui fait dire à ce rapport que la vision stratégique de l'État n'est pas forcément évidente et qu'en terme d'aide pour la recherche, le développement et l'innovation, la stratégie de l'État, la logique interministérielle, le suivi des aides, leur évaluation sont frappés d'une grande incertitude.

Dans ces conditions, deux principes semblent devoir, à mon avis, gouverner une politique d'aides : 

Le premier, c'est la recherche de l'ouverture de l'économie plutôt que l'extraversion implicite c'est à dire cesser d'avoir en France plus de centres de décision maîtrisés par des investissements extra-européens que les autres pays développés et s'orienter au contraire vers une politique d'ouverture que caractérise l'acceptation et la maîtrise des relations d'interdépendance entre les pays ; car la France, depuis un certain nombre d'années, a fait le choix implicite de l'extraversion alors que d'autres pays, comme l'Allemagne, les États-Unis ou l'Italie, cherchent au contraire à avoir une stratégie d'ouverture, c'est-à-dire à la fois de mondialisation, d'internationalisation mais aussi de localisation de leurs centres de décision.

Le deuxième principe conduit à considérer qu'il ne suffit pas de susciter la création de richesses, qu'il faut que cette création de richesses soit en grande partie localisée sur le territoire national de façon à permettre la création d'emplois et notamment d'emplois qualifiés. Ceci n'est en rien antagoniste, bien au contraire, avec le développement dans le cadre de la mondialisation des entreprises. Un certain nombre d'études montrent, notamment aux États-Unis et en Allemagne, que plus les entreprises se mondialisent, créent des usines, cherchent à capter de la R et D à l'extérieur, se diversifient, attaquent de nouveaux marchés, plus cette stratégie bénéficie au marché d'origine mais ceci à la condition que le marché d'origine soit en croissance. Si le marché d'origine, comme cela a été le cas en France pendant un certain nombre d'années, est en décroissance ou en stagnation, alors l'investissement français à l'étranger peut se substituer en partie à l'investissement français en France.

En effet, l'objectif général d'une politique d'aide, c'est quoi ? C'est la recherche de la densification du tissu industriel, c'est-à-dire la multiplication des acteurs économiques, des entreprises, de leur renouvellement de même que les interdépendances et les coopérations entre ces entreprises.

Cette densification passe d'abord par la recherche de la maîtrise des technologies clés et c'est ainsi qu'il y a deux ans le ministère de l'Industrie a réalisé avec le Commissariat Général du Plan la première identification des technologies clés - on en a identifié plus de cent - exercice qui a permis aux partenaires sociaux, aux entreprises, aux pouvoirs publics, d'avoir un débat sur les grands choix technologiques de même intensité que les débats qui ont lieu en Allemagne, aux États-Unis ou au Japon.

Cette densification passe ensuite par la proximité territoriale et la coopération localisée ce qui implique de passer d'une logique d'attractivité à une logique de développement territorial.

De ce point de vue, les contrats de plan État-Régions sont un bon outil institutionnel parce qu'ils incitent les régions à définir des projets en commun, à définir une stratégie à long terme, et ils incitent également l'État, et les régions à travailler ensemble sur des projets communs.

Je n'oublie pas la corrélation entre les aides et les grands groupes qui vous intéressent plus particulièrement.

S'agissant des grands groupes français, il convient d'être conscient de la mutation radicale qu'a connu depuis cinq ans l'évolution de la structure de leur capital puisque de 1994 à 1998 on est passé d'un système de participations croisées à une très forte entrée des investissements nord-américains.

A ce sujet, le ministre de l'Économie a confié une mission à un économiste, M. François Morin, qui a réalisé une étude qui est à votre disposition Ce point est très important puisqu'un pays qui ne maîtrise plus le capital de ses entreprises risque de ne plus maîtriser ses centres de décision, la localisation de sa valeur ajoutée, celle de ses emplois qualifiés, etc.

Il suffit de citer quelques exemples de pénétration du capital étranger dans le capital de sociétés françaises en indiquant la part de capital détenue par les étrangers soit : AXA 37 %, Paribas 38 %, Alcatel 40 %, AGF et Générale des Eaux 42 %, Société Générale 45 %, Elf 52 %... Ce ne sont plus des pourcentages marginaux !

Certains pourraient dire que c'est normal, que cette situation s'inscrit dans le processus de mondialisation. Or, le rapport de M. François Morin montre que dans les autres pays, le capital des grands groupes américains, japonais, italiens ou allemands est contrôlé d'une façon majoritaire par l'épargne nationale de ces pays. Autrement dit, parmi les grands pays développés, l'économie française est la seule à présenter un degré d'ouverture aussi grand aux capitaux étrangers : ni le Japon, ni l'Allemagne, ni la Grande-Bretagne, ni les États-Unis ne sont dans une situation équivalente à celle de l'économie française parce que chacun de ces pays dispose d'une base d'investisseurs institutionnels qui rend moins ouvertes leur structures capitalistiques ; investisseurs institutionnels qui sont, dans leur grande majorité, des fonds de pension ou des gestionnaires de fonds propres.

Cette question de la nationalité de l'entreprise est une véritable question. C'est d'ailleurs un thème qui fait l'objet au Plan d'un groupe de travail sur « la nouvelle nationalité de l'entreprise », lequel figure au programme de travail fixé par le Premier ministre au Commissariat Général du Plan.

Sur ce point particulier, il y a au moins trois questions. 

La première, qui est centrale, concerne la structure du capital : doit-on se fixer comme objectif d'orienter une grande partie de l'épargne vers le financement des activités productives ? 

La deuxième question est celle de la « territorialisation » des grands groupes français puisque, comme cela a été le cas entre 1991 et 1996, du fait d'une stagnation du marché interne, ces grands groupes ont cherché à investir davantage dans les pays étrangers qu'en France.

Le troisième question, plus générale, concerne le choix entre une politique économique de stabilité et une politique de croissance, choix qui joue un rôle non négligeable dans le comportement des entreprises.

Je voudrais, à ce stade, dire un mot sur l'organisation de l'État dans le domaine des aides à la recherche et mesurer combien cette l'organisation dans l'allocation des aides a évolué profondément. Ainsi l'étude d'Henri Guillaume a-t-elle été amené à constater certaines déficiences dans la conduite interministérielle d'attribution des aides. On peut donc imaginer, comme le suggère ce rapport, de mettre en place une instance de pilotage et de suivi du moins pour ce qui concerne les crédits de financement de la R et D.

De même le rapport suggère-t-il d'assortir toute aide à une évaluation a posteriori destinée à vérifier que les termes de l'échange ont bien été respectés entre l'État et l'attributaire.

Il y a également le problème de la faible lisibilité des aides affectées par l'État et gérées au niveau des régions. Aussi pourrait-on imaginer de simplifier les dispositifs de financement, notamment des PMI, car la multiplicité et l'insuffisante coordination entre les structures déconcentrées ne distillent qu'une clarté assez faible. De même pourrait-on réfléchir à une autre répartition de la tâche distributrice entre l'ANVAR, les DRIRE, les DRCE, les différentes structures administratives, ce qui permettrait d'en suivre les montants exacts d'abord, d'en évaluer l'impact ensuite.

M. le Président : Sur le plan régional lorsque vous soulignez la multiplicité des aides, vous ne parlez que des aides gérées par les administrations déconcentrées à l'exclusion de celles attribuées par les collectivités territoriales ?

M. Jean-Louis LEVET : Tout à fait ! J'évoquais la perception que je peux avoir à partir du Commissariat Général du Plan de l'action de l'État à l'échelon régional et des structures qui ont tendance à se multiplier et non le rôle très important que jouent, elles aussi, les collectivités territoriales dans l'allocation de diverses aides.

M. René LEROUX : Vous avez néanmoins connaissance de ce qui s'y fait ?

M. Jean-Louis LEVET : Oui. Nous avons un certain nombre d'informations sur ces sujets grâce aux contrats de plan État-Régions.

M. le Rapporteur : De ce qui se fait au jour le jour... ?

M. Jean-Louis LEVET : J'imagine qu'il y a sûrement quelque part un suivi de ces dossiers quoique - mais c'est un avis tout à fait personnel - le pays n'y perdrait pas à avoir un suivi encore plus précis des aides mais surtout de leur évaluation.

Enfin nous devons davantage penser à l'articulation entre les aides nationales et les crédits communautaires. Comme je l'ai dit, les montants financiers (aides incitatives) que nous versons à Bruxelles sont désormais aussi importants que ceux que nous attribuons sur le territoire français. Il faut donc songer conjointement aux aides nationales et aux crédits communautaires qui nous reviennent. Je n'ai pas l'impression que cette approche fasse toujours l'objet d'une vue globale.

Enfin je conclurai sur une réflexion personnelle.

Il y a les aides passives et les aides actives. Les aides passives consistent à financer des entreprises qui auraient, eu le même comportement avec aide ou sans. Au hasard, je citerai les aides à l'emploi ou l'effet d'aubaine peut être important. Il serait bien, là aussi, d'en avoir une évaluation.

Et il y a les aides actives c'est à dire les aides qui permettent d'infléchir le comportement des entreprises. A l'évidence, deux types d'aides sont incitatives.

Il y a d'abord les aides à l'innovation. J'entends par innovation aussi bien l'innovation technologique que l'innovation organisationnelle ou sociale puisque lorsqu'on met en place dans une entreprise un processus d'innovation technologique, il est inévitablement couplé à l'évolution du mode d'organisation et à l'innovation sociale.

Il y a ensuite les aides à la localisation d'entreprises. Les sites ne sont pas, en effet, forcément substituables. On peut donc imaginer que les aides à l'équipement incitent des investissements étrangers susceptibles de créer des usines à forte valeur ajoutée et pas simplement des usines « tournevis ».

Malheureusement, les aides passives sont peut-être beaucoup plus importantes que les aides actives, mais c'est une réflexion tout à fait personnelle et je n'ai pas de chiffres ou de données pour les quantifier.

M. le Rapporteur : J'ai trouvé votre exposé très intéressant et je pense que c'est le cas général. J'aimerais que vous reveniez sur la notion de compétitivité des entreprises ou des groupes. Vous avez introduit dans cette notion un paramètre qui nous paraît intéressant, qu'on a déjà évoqué ici avec un de vos prédécesseurs, c'est le rôle des territoires. Il est vrai que vous êtes au Plan et c'est quelque part un dada si je puis dire, mais je pense que, plus qu'un dada, c'est une conviction qu'il n'y a pas que les hommes, qu'il n'y a pas que la structure dans la notion de compétitivité d'une entreprise ou d'un groupe, il y a aussi ce qui l'entoure et la façon dont ce qui entoure peut justement contribuer à améliorer cette notion de compétitivité.

J'aimerais donc que vous reveniez sur ce sujet.

Deuxième question : comment attirer les localisations de richesse ? Je pense que cela rejoint un peu le premier point.

La troisième, c'est la rentabilité exigée par les fonds de pension. Un de vos prédécesseurs a dit également ici que les fonds de pension ne s'établissent pas sans qu'il y ait un certain nombre d'obligations liées à leur présence. Vous avez dit en démarrant que vous n'étiez pas spécialiste du secteur bancaire, mais on voit bien dans ce qui se passe entre Paribas et la Société Générale, dans ce qui se passe autour d'Axa également, que la rentabilité des fonds propres atteint des sommets.

Enfin quatrième question, c'est la coordination des outils publics de l'État et des régions. Les aides constituent un maquis. Je suis donc très intéressé par tout ce que vous avez pu faire au Plan pour décrypter ce qui existe dans ce domaine. Ne pensez-vous pas qu'en plus de cette coordination, il pourrait aussi y avoir une coordination des outils d'analyse ? Parce qu'on s'aperçoit qu'un certain nombre d'organismes dépendant de l'État font des analyses, qu'un certain nombre d'autres organismes font d'autres analyses, mais que peu de croisements existent. Quelle est l'origine de ce problème et verriez-vous un inconvénient à ce qu'il y ait une centralisation de toutes ces données qui permettent d'avoir une vision beaucoup plus précise de la façon dont les choses se passent ?

M. Jean-Louis LEVET : Je ne suis sans doute pas capable de répondre à toutes ces questions.

Sur la notion de compétitivité : au-delà de la notion de coût et de hors-coût, et donc de compétitivité globale mise en évidence au Plan avec Jean Gandois dans le rapport « France, le choix de la performance globale » en 1992 - et qui a bien été repris depuis - ce qui me paraît maintenant plus important dans la compétitivité, c'est la notion d'innovation collective, c'est-à-dire qu'on peut postuler que les entreprises les plus compétitives sont celles qui enclenchent des processus d'innovation collective. J'entends par processus d'innovation collective le fait qu'une entreprise conçoive un produit ou un process avec au moins une autre entreprise, établissement de recherche ou laboratoire de recherche, etc.

L'innovation est aujourd'hui de plus en plus collective pour quantité de raisons. Je disais tout à l'heure qu'un tiers des entreprises en France est dans un processus d'innovation. C'est bien mais c'est très largement insuffisant, et cela rejoint la notion de compétitivité territoriale, c'est-à-dire que plus les entreprises sont ancrées au territoire, plus elles produisent de l'innovation collective. On voit que certaines régions - que ce soit la Bretagne, Rhône-Alpes, l'Alsace ou d'autres - ont enclenché au cours d'une dizaine d'années des processus d'apprentissage collectif et d'échange d'expériences.

Autrement dit, je crois que depuis vingt ans, on est passé de la notion de transfert de technologie qui me paraît fausse à la notion de processus d'innovation collective. Je ne crois pas au transfert de technologie parce que je ne crois pas qu'il y ait, d'un côté, un stock d'intelligence et, de l'autre, un stock d'inintelligence et qu'il suffit de brancher un tuyau pour passer de l'intelligence à la non-intelligence. Par contre, il y a des processus d'apprentissage collectif qui font que, dans certaines régions, des filiales de grands groupes, des laboratoires publics, des PMI, peuvent travailler ensemble sur des projets collectifs, et une entreprise a de plus en plus intérêt aujourd'hui à produire de l'innovation collective, dans l'intérêt de ses actionnaires parce qu'elle sera plus compétitive.

Deuxième notion de compétitivité : la notion de compétitivité globale fondée sur la notion d'innovation collective qui nous permet de passer d'une logique d'adaptation à une logique d'anticipation. Cela me paraît fondamental.

En France, notre principal point faible est que nous favorisons trop les logiques d'adaptation. J'entends par adaptation le fait qu'une entreprise ou/et des territoires se coulent dans les rapports de force du moment. Cultiver uniquement des logiques d'adaptation, c'est s'adapter à des rapports de force déterminés par d'autres, à des horizons définis par d'autres, à des marchés sur lesquels les autres sont présents. Cela ne veut évidemment pas dire qu'il ne faut pas s'adapter - l'adaptation est essentielle - mais si l'adaptation, qui est un outil, devient une finalité unique, c'est la meilleure façon de perdre en compétitivité, de démobiliser les salariés et ensuite les actionnaires.

Par contre, quand on regarde ce qui se passe dans certaines régions françaises ou dans d'autres États, on se rend compte que le processus de mondialisation impose de plus en plus de passer d'une logique de l'adaptation individuelle à une logique de l'anticipation collective, la différence entre les deux étant l'innovation collective. Plus je suis compétitif, c'est-à-dire plus je gagne en parts de marché, plus j'anticipe sur les parts de marché de demain, plus j'anticipe sur mes partenaires de demain, plus j'anticipe sur les technologies dont j'ai besoin, plus je rentre dans des logiques d'anticipation et plus je rends pérenne à ce moment-là ma compétitivité.

Pour me résumer, la compétitivité doit aujourd'hui s'enrichir de ces deux dimensions : passer de l'innovation individuelle à l'innovation collective et passer des logiques d'adaptation sous contrainte à des logiques d'anticipation collective. C'est vrai aussi bien pour l'entreprise que pour le territoire. Si je fais le lien entre l'entreprise et le territoire, l'entreprise est l'acteur principal du territoire parce que c'est elle qui va créer la valeur ajoutée. Par contre, elle ne peut pas être l'acteur unique. Et il est du rôle de l'ensemble des acteurs d'un territoire - que ce soit un groupement de communes, une région, une agglomération - de faire en sorte que cette entreprise puisse bénéficier et faire bénéficier sa capacité d'innovation et de développement pour construire des logiques de réciprocité et des logiques de confiance.

Quand Hewlett Packard construit son centre de recherche mondial à Grenoble, ce n'est pas pour se délocaliser six mois après en Irlande, c'est parce qu'elle bénéficie dans cette région de quelques centaines de chercheurs, de milliers de PMI de sous-traitance, de l'Université, etc. Il y a un ancrage territorial, une construction de l'innovation collective, ce qui permet à cette région de subir une moindre concurrence par les coûts venue d'Asie. Au contraire d'ailleurs, les concurrences viennent plutôt d'Italie ou d'Allemagne que de l'Indonésie ou de la Malaisie.

La notion de compétitivité est en train de s'enrichir considérablement. Mais quelle implication cette évolution doit-elle avoir sur la politique d'aide ? Elle est très simple : la politique d'aide considère aujourd'hui que l'acteur principal est l'entreprise isolée. Or le point d'application ne doit plus être l'entreprise isolée mais un projet. Il faut que nous passions d'une politique d'aides - qu'elles soient locales, territoriale, nationales ou communautaires - fondée sur une logique d'acteurs individuels à une logique de projets collectifs : on peut tout à fait imaginer qu'un certain nombre d'aides à l'innovation ne soient pas attribuées, à un moment donné, à une entreprise isolée mais à plusieurs entreprises construisant ensemble un projet collectif d'innovation, que ce soit l'innovation de produits, de process, de labels à l'exportation. On peut imaginer aussi que certaines aides - que ce soit des subventions ou des exonérations fiscales - mettent de plus en plus en avant la notion de projet. Il est vrai que le processus est plus complexe parce que cela oblige les acteurs à se parler, à se coordonner, mais quand on voit ce qui se passe dans certains États - l'Allemagne ou l'Italie - on se rend compte que c'est bien cette logique de projet qui est systématiquement mise en avant.

Sur le problème des fonds de pension, c'est un sujet sur lequel beaucoup d'experts ont réfléchi, et sur lequel je ne suis guère compétent. Il est vrai que les fonds de pension à l'américaine exigent des normes de rentabilité plus élevées pour de multiples raisons... C'est donc un véritable enjeu.

Il n'y a pas de réponse idéale. Un certain nombre de travaux, y compris au Parlement, sont conduits à l'heure actuelle. C'est en tout cas une question qu'on ne peut plus aujourd'hui éviter. Il est certain que si on se l'était posée au début des années 1990 - nous avions déjà à l'époque les éléments pour se la poser - nous aurions été dans une logique d'anticipation. Aujourd'hui, nous sommes contraints à une logique d'adaptation.

Si nous considérons que la détention du capital des groupes français est un enjeu politique au sens de l'intérêt collectif, nous devons réfléchir à un certain nombre d'outils permettant de davantage orienter l'épargne vers le financement des activités productives.

Les fonds de pension présentent peut-être de l'intérêt mais ne mobiliseront probablement pas une épargne suffisante pour financer les activités des grands groupes.

En tout cas, la question de la structure de la détention du capital des groupes français est aujourd'hui posée.

S'agissant de la coordination des outils publics, l'État est là pour impulser et les régions pour évaluer et gérer les dossiers, mais, en pratique, je ne suis pas persuadé que cette répartition des tâches soit aussi simple que cela. Il est clair en tout cas qu'on doit avoir une coordination des structures publiques mais, pour que ces structures publiques se coordonnent, il faut qu'elles aient des projets communs, sinon on n'arrivera jamais à faire travailler ensemble une administration avec une autre et la seule façon de les faire travailler, c'est de susciter des aides qui soient focalisées sur des projets communs.

Nos aides présentent un second défaut. Non seulement elles s'adressent à des entreprises isolées - et ce n'est plus l'enjeu, sauf pour une partie du tissu industriel que forment les PMI - mais au surplus elles portent toujours sur une sous-partie du processus d'innovation d'une entreprise : aide à l'automatisation pour machine à commande numérique, aide pour la CAO, aide pour développer une comptabilité analytique, aide pour l'embauche d'un commercial ou d'un chercheur... Les aides sont sédimentées.

Mais à partir du moment où le mode d'organisation des entreprises n'est plus séquentiel mais où il devient interactif, les aides doivent prendre en compte l'ensemble du processus d'innovation de l'entreprise.

Il y a deux principes sur lesquels nous devrions davantage réfléchir pour fonder une politique d'aides : passer des aides séquentielles à des aides qui accompagnent le processus d'innovation et passer d'aides ponctuelles à des entreprises isolées à des aides aux projets qui regroupent plusieurs entreprises.

S'agissant des outils d'analyse, nous en avons une si grande diversité que le problème est de ne pas sombrer pas dans l'atomisation. La diversité est néanmoins une richesse mais à nous de faire en sorte que ces études soient coordonnées. C'est plus difficile pour les aides déconcentrées mais il importe davantage de coordonner localement les différentes analyses que les centraliser. En tout cas, il nous faut une vision stratégique qui accompagne la politique des aides car, sans cette vision, il ne peut y avoir de coordination.

M. le Président : J'ai envie de rebondir sur les derniers propos que vous venez de tenir sur la coordination des outils d'analyse. Les travaux que nous menons depuis quelques semaines nous laissent pour le moins dubitatifs sur la coordination de ces outils et on comprend qu'une mise en cohérence ou la mise en place d'une banque de données soient probablement nécessaire pour que chacun puisse s'y retrouver.

M. le Rapporteur : Avons-nous l'étude de M. François Morin ?

M. Jean-Louis LEVET : Le rapport de François Morin est un rapport de septembre 1998 qui a été publié aux éditions de Bercy. Il est évidemment à votre disposition, il est sur Internet de même que le rapport d'Henri Guillaume sur la recherche et l'innovation qui a été également publié à la Documentation Française.

M. Alain COUSIN : On sent, au travers de votre exposé, qu'il existe un réel problème culturel qui tient à la capacité de coopération entre les entreprises et de cette difficulté, du coup, à s'ancrer sur le plan territorial. Comment peut-on faire évoluer les choses ? C'est l'interrogation qui se pose à nous aujourd'hui.

L'élaboration du contrat de plan n'est-elle pas une bonne occasion pour essayer de réfléchir en terme de projets et de ne plus se situer dans une logique d'attractivité/coût comme vous l'avez dit tout à l'heure ? 

Parce qu'il est vrai qu'on arrive à une espèce de concurrence assez folle où, à coup d'argent public, de région à région, de territoire à territoire, on fait, hélas, un peu n'importe quoi pour constater au bout du compte le plus souvent un effet d'aubaine. De toute façon l'entreprise se serait installée, peut-être pas dans ce territoire-là mais dans celui d'à côté ce qui est quand même assez stérile et constitue une débauche d'argent public.

Ce qui me surprend d'une manière générale, alors qu'un certain nombre de gens ont conscience de ce phénomène, c'est que nous n'arrivions pas, notamment lors de la mise en place des contrats de plan, à inciter en quelque sorte l'État et les régions - mais c'est peut-être le rôle du Commissariat au Plan d'envoyer des signes suffisamment forts - à avoir une démarche en terme de projets comme vous l'indiquez. Je partage tout à fait ce point de vue pour le pratiquer dans ma région. Mais je peux vous dire que faire accepter ce type de démarche relève du parcours du combattant, non pas parce que les gens sont de mauvaise volonté mais tout simplement parce qu'ils n'ont pas culturellement ce réflexe. C'est cela en fait la grosse difficulté à laquelle nous sommes confrontés : ce n'est pas dans nos habitudes, pour des quantités de raisons que vous avez fort bien exprimées, parce que nos entreprises ont découvert la concurrence assez tard, parce qu'il y a la force des habitudes. En terme de propositions, que pourriez-vous faire pour qu'on puisse, soit au travers la réglementation, soit en prenant quelques dispositions législatives, faire en sorte qu'on accélère le processus ?

M. Jean-Louis LEVET : C'est une question considérable, mais je vous soumets quelques éléments de réflexion personnelle. Quels sont en fait les leviers que l'État a à sa disposition pour aller dans ce sens ? Il y en a au moins trois : la politique technologique, la politique d'aides et la politique territoriale.

Concernant la politique technologique, le rapport Guillaume montre qu'il y a une concentration sur quelques grands groupes industriels. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il ne faut pas financer les grands programmes technologiques de grands groupes mais on peut, en tout cas, se poser la question de la réorientation de notre politique technologique vers l'ensemble du tissu industriel. C'est directement du ressort de l'État puisque c'est lui qui décide.

On ne peut certes reprocher aux grands groupes de collecter sur un même projet des fonds issus de ministères différents. On ferait la même chose à leur place. Le problème ne se situe pas du côté des grands groupes, il est de la responsabilité de celui qui utilise ce levier, non pas de celui en subit les effets.

Concernant les politiques d'aides, on pourrait imaginer que, s'agissant par exemple des aides à l'innovation, on exige qu'au moins deux entreprises soient associées. Je sais que quelques actions commencent à démarrer en ce sens. Le ministère de l'Industrie y est sensible. Des actions collectives démarrent dans un certain nombre de régions. C'est une très bonne chose et il est bien d'identifier des cas d'exemplarité de façon à les mettre ensuite en évidence.

Le troisième point, c'est le territoire. Le double phénomène de déconcentration et de décentralisation, ainsi que les mutations industrielles des années 1980 que les régions ont du affronter, ont produit des élites régionales. C'est une très bonne chose. Dans le processus de mondialisation, l'échiquier local s'est considérablement renforcé durant ces quinze dernières années. Il est bien d'avoir des élites politiques, économiques et sociales dans les régions.

Je concède que dans les régions où cette stratégie de coopération se développe, c'est d'abord parce que ces régions ont déjà une culture historique qui pousse à avoir des stratégies plus collectives. Certaines régions de l'Ouest, la Bretagne notamment, mais aussi l'Alsace et peut-être le Nord en sont une évidence. Là où, en général, cela se passe bien, c'est quand l'action de l'État et l'action régionale se combinent autour de projets à très long terme. L'État est « intelligent » quand il participe à des missions de stratégie commune mais il ne peut l'être dans la gestion des dossiers et dans le suivi des dossiers.

Je prends un exemple mais je parle à titre tout à fait personnel : celui de la région Midi-Pyrénées. Voilà un exemple particulièrement caractéristique. On y trouve une concentration de laboratoires publics de très haut niveau - 200 à 300 -. On y rencontre quelques filiales de grands groupes mais aussi des milliers de PMI, qui dans la chaussure, qui dans le textile, qui sont parmi celles qui innovent le moins en France. « Vu de Paris », on ne peut s'empêcher de penser que cette coexistence - 300 laboratoires publics de haute technologie et 3 000 PMI qui n'innovent pas suffisamment - constitue un problème, que si on « branchait » ces 300 laboratoires sur ces 300 PMI, on aboutirait au bout de quelques années à des résultats constructifs.

Les grands organismes publics - l'INRA, le CNRS... - ne demandent qu'à travailler avec des PMI. Les acteurs politiques régionaux considèrent que la R et D est un aspect important. Les crédits le sont. Mais il faut aussi une stratégie qui associe les PMI au travers de leurs unions patronales ; il faut des projets communs qui réunissent partenaires sociaux, État et élus afin de combiner l'action de ces 300 laboratoires et de ces milliers de PMI. On a vraiment là tous les outils, et le contrat de plan État-régions en est un qui peut permettre d'institutionnaliser et de favoriser cette concertation.

On a très clairement en France les leviers, les structures administratives et le cadre institutionnel qui nous permettent de travailler dans des logiques de projets communs. C'est probablement dans ce domaine où le processus de mondialisation a le moins d'impact positif ou négatif. Tout dépend de notre capacité à faire émerger ce type de logique et de celle des hommes politiques à qui revient la responsabilité de définir la stratégie, de fixer des grands objectifs.

M. le Président : Avant même de déterminer la façon dont l'État et les collectivités peuvent essayer de travailler à long terme afin d'assurer une bonne implantation territoriale et une bonne productivité de nos entreprises, il convient de gérer au mieux les problèmes de la vie quotidienne, notamment les incidences des restructurations qui sont en cours. Le Commissariat général du Plan conduit-il à l'heure actuelle des études sur ces modifications du paysage économique ?

M. Jean-Louis LEVET : S'agissant des restructurations, il n'y a pas de travaux sur celles qu'envisagent d'entreprendre dans l'immédiat les groupes français mais on peut imaginer qu'un observatoire interministériel se penche sur les restructurations industrielles dans une logique visant à anticiper sur la mobilité des activités productives. Il est en effet démobilisateur de devoir nous adapter publiquement à des restructurations industrielles que l'on découvre alors même qu'elles sont déjà décidées et l'on peut effectivement imaginer disposer d'un lieu de coordination et d'anticipation qui aurait pour mission de traiter les problèmes liés à la mobilité des activités productives, c'est-à-dire des fermetures ou des créations de sites et de développement des activités sur le territoire français.

M. le Président : Et sur les restructurations en cours. Vous n'avez pas d'indications ?

M. Jean-Louis LEVET : Sur les restructurations industrielles qui se traduisent présentement par des fermetures de sites, il n'y a pas d'étude du Plan, ce n'est pas dans ses missions. Par contre, j'imagine qu'il y a des études sur ce sujet au ministère de l'Industrie dont c'est vraiment le champ de compétence.

M. le Rapporteur : Je trouve intéressante votre approche sur la notion de territoire et je croise cette approche avec celle des financements parce qu'on a un véritable problème de financement, en particulier des PME et des PMI, mais également de groupes industriels dans un certain nombre de régions.

Je suis d'accord avec vous pour dire que les fonds de pension constituent un réel problème politique quel que soit le vocabulaire qu'on puisse utiliser. On est en France, on n'est pas aux États-Unis ni en Grande-Bretagne où il y a une culture différente.

Mais comment trouver un autre financement ? Comment trouver les moyens nécessaires ? Le Plan, dans ses études, a-t-il envisagé la mise en place de fonds - que j'appellerais des fonds régionaux - où se mixeraient des fonds publics et des fonds privés afin de constituer un outil à la disposition de la puissance publique pour aider à conforter le tissu industriel des PME et de PMI, voire même au-delà des PME PMI ?

M. Jean-Louis LEVET : Le financement des grands groupes et celui des PMI sont, à mon avis, deux enjeux différents.

Le problème du financement des investissements des grands groupes ne se pose pas. Ce n'est pas parce que vous allez affecter 100 millions de francs supplémentaires à un grand groupe français que cela va changer radicalement sa stratégie. Par contre, cela peut se justifier pour de grands programmes technologiques français et européens dans lesquels nous combinons l'action de grands groupes de diverses nationalités au sein de consortiums.

Le fait de créer à l'échelle européenne des grands consortiums formés de groupes français, de groupes européens mais aussi des groupes étrangers à l'Europe me paraît, en effet, très important car cela permet de mutualiser la recherche tout en maintenant le jeu de la concurrence. D'ailleurs on voit bien que la recherche se fait de plus en plus au niveau des grands consortiums. On le voit dans les biotechnologies, dans les technologies de l'information... Certains groupes français obtiennent de plus en plus de financement au travers des grands programmes européens et on peut imaginer que les groupes joueront de plus en plus les financements européens en substitution des financements publics nationaux d'autant qu'au niveau européen la France a la capacité d'influencer des stratégies : c'est ainsi que Mme Édith Cresson a déjà fait un gros travail en définissant les grandes priorités du PCRD. Quatre à cinq priorités, c'est mieux que plusieurs dizaines !

Autrement dit, le rôle de l'État à l'égard des grands groupes n'est même pas tant de les aider à financer leur programme de R et D que de les inciter à travailler avec d'autres groupes ce qui n'interdit pas de mieux évaluer en France nos grands programmes technologiques nationaux. Je ne suis pas toujours persuadé que les choix technologiques soient parfaitement clairs, non chez ceux qui les conçoivent, mais au niveau de l'opinion. Or l'enjeu est très important.

Quant à la détention du capital des grands groupes, je n'ai pas de solution clef en main. M. François Morin a fait un certain nombre de propositions qui vont au-delà des fonds de pension et qui montrent qu'on pourrait imaginer que de grands institutionnels français canalisent une partie de l'épargne collective en faveur des grands groupes par un double levier institutionnel et fiscal. C'est véritablement un enjeu politique qui nécessite une vision très large des choses, des choix de grande portée et un large débat.

Le défi des PME est totalement différent. Il est double : assurer leur pérennisation une fois créées et les rendre plus innovantes.

Il y a aujourd'hui trois types de PMI.

Il y a d'abord les PMI à organisation traditionnelle, c'est-à-dire celles qui n'exportent pas, qui sont à autosuffisance régionale, qui innovent peu. Grosso modo c'est un tiers du tissu industriel français. Or ce sont elles qui constituent l'enjeu capital, notamment en terme d'aide.

Il y a ensuite les entreprises qu'on peut qualifier de tayloriennes lean, dans le sens où elles jouent le jeu de la productivité, des flux de production tendus, mais aussi de la reproduction à l'identique du même produit. Elles sont plus ouvertes, exportent davantage, ont besoin de collecter davantage d'informations et de faire davantage de veille technologique.

Et il y a enfin a un troisième type de PMI. Ce sont les PMI cognitives, à orientation technologique, où l'innovation se fait essentiellement en liaison avec les grands laboratoires publics. C'est 15 % tout au plus du tissu industriel.

Or, l'enjeu n'est pas tant aujourd'hui d'aider massivement les entreprises cognitives que de faire en sorte que les PMI traditionnelles deviennent-elles aussi des PMI cognitives parce qu'elles représentent aujourd'hui, je le répète, un bon tiers du tissu industriel et que, si elles n'évoluent pas, elles vont progressivement disparaître, et avec elles, des emplois.

En terme stratégique, les enjeux sont là.

Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas aider les entreprises cognitives ou qu'on doit aider de la même façon les PMI cognitives et les PMI traditionnelles. Les chercheurs des entreprises cognitives n'ont pas besoin qu'on les incite à faire de la recherche puisque telle est leur vocation. Par contre, ils ont besoin de capital développement parce qu'ils n'ont pas de fonds propres. Ils ont besoin d'être soutenus durant les cinq ou six ans que va durer la mise au point de leur recherche.

Les PMI traditionnelles et tayloriennes, par contre doivent être incitées à devenir peu à peu des entreprises cognitives grâce à un recours plus important à l'innovation et les aides devraient davantage prendre en compte leurs besoins spécifiques.

M. René LEROUX : Une question pratique simplement : j'apprécie beaucoup les propos que vous tenez à propos des aides parce qu'ils sont très facilement transposables au niveau des départements ou des régions mais les présidents des conseils régionaux ou généraux souscrivent-ils à tout ce que vous nous dites ? Avez-vous essayé de faire partager votre discours par des responsables régionaux ou départementaux ?

M. Jean-Louis LEVET : On étaye ce type de discours par un certain nombre de faits, d'analyses et d'arguments. J'ai essayé de les faire passer par le canal d'un certain nombre de rapports du Plan, notamment dans plusieurs rapports qui sont sortis depuis deux ans au titre de groupes d'études transversaux portant sur l'aménagement du territoire au sein desquels le Commissariat a défendu l'idée d'un passage d'une logique d'aménagement du territoire à une logique de développement territorial où l'État jouerait un rôle de cohésion et d'impulsion.

Le témoignage de la Direction générale de l'industrie, des technologies de l'information et de la poste sur l'industrie

Audition de M. Jean-Pierre FALQUE-PIERROTIN,
Directeur général adjoint de la direction générale de l'industrie, des technologies de l'information et des postes

(extrait du procès-verbal de la séance du 3 février 1999)

Présidence de M. Alain FABRE-PUJOL, Président

M.  Jean-Pierre Falque-Pierrotin est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Jean-Pierre Falque-Pierrotin prête serment.

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN : J'ai lu attentivement la résolution créant la commission d'enquête et l'article unique qui précise l'objet de la commission.

En fonction au ministère de l'Industrie - qui est devenu aujourd'hui le ministère de l'Économie, des Finances et de l'Industrie - depuis une trentaine d'années, j'ai évidemment rencontré beaucoup d'industriels et c'est sur la base de cette expérience que j'aborderai les deux points qui vous préoccupent.

D'abord les délocalisations... Comment les avons nous vécues et comment les vivons nous actuellement ? Ensuite, les aides publiques. En quoi répondent-elles aux objectifs qui sont évidemment les nôtres : le développement de l'emploi et un aménagement harmonieux du territoire ?

Concernant les délocalisations, je voudrais juste faire un très court historique. Je constate que la préoccupation de procéder à des investissements français à l'étranger est très récente. Au cours de nombreuses années les investissements français à l'étranger ont été, au contraire, tout à fait insuffisants, qu'ils soient industriels ou commerciaux. Je me souviens très bien d'une période, qui n'est pas si lointaine, où les gouvernements se préoccupaient de l'insuffisance des investissements français, non seulement dans les autres pays européens mais aussi outre - Atlantique ou dans les pays dits maintenant « émergents », situation constitutive d'une faiblesse de l'économie française par rapport à nos grands partenaires.

Il y avait à cette insuffisance des raisons multiples.

Je vais aller très vite sur l'une d'elles qui relève de l'Histoire mais qui n'est pas du tout négligeable : tandis que les Allemands faisaient un effort d'investissement à l'étranger antérieur même à la première guerre mondiale, nous concentrions nos efforts et nos moyens, qui étaient d'ailleurs plus limités, sur notre Empire colonial.

Il y avait aussi une raison financière fondamentale qu'on a oublié  qui était l'état de notre balance des paiements. Ce n'est pas à vous que j'ai besoin de rappeler que nous avons eu un problème majeur de balance des paiements pendant de très longues années, dont on ne parle plus maintenant parce que nous sommes, quoique cela date de moins de dix ans, structurellement excédentaires. Au contraire, nous avons été structurellement déficitaires pendant très longtemps et, par définition, étant déficitaires, nous manquions de devises et il n'était pas question, dans ces conditions, de financer des investissements à l'étranger. Je me souviens très bien de périodes où dans les discussions entre le ministère de l'Industrie et le ministère des Finances nous disions qu'il fallait encourager tel groupe à faire telle opération à l'étranger et on nous répondait que nous avions probablement raison sur le fond mais que nous étions strictement incapables de fournir les devises nécessaires pour cette opération.

La troisième raison c'est que beaucoup d'entreprises françaises n'avaient pas elles-mêmes les moyens financiers pour faire les dites acquisitions. Je parle des grands groupes, bien entendu, puisque ce sont surtout eux qui investissent à l'étranger mais les grands groupes n'ayant pas eux-mêmes les moyens financiers, la question se posait à peine.

La préoccupation s'est donc inversée puisqu'on s'inquiète désormais, dans différents cercles, de l'importance prise par les investissements industriels ou commerciaux à l'étranger.

En fait, nous constatons plusieurs choses. 

D'abord, qu'en dépit du mouvement important que nous connaissons depuis à peine une dizaine d'années, notre stock de capital industriel à l'étranger reste insuffisant par rapport à nos grands partenaires anglais, allemands voire néerlandais. Je n'ai malheureusement pas trouvé, en préparant cette audition, le chiffre exact de ce stock mais il est probable que l'INSEE dispose de ces chiffres. En tout cas, il est absolument certain que notre stock de capital industriel à l'étranger reste insuffisant par rapport à nos voisins.

Ensuite, ces investissements à l'étranger deviennent une ardente obligation ou une ardente nécessité pour un certain nombre de raisons qui sont incontournables

D'abord des raisons techniques.

Je prends des exemples récents, qui m'ont beaucoup frappé. Dans la sidérurgie, nous nous sommes beaucoup occupés du redressement du groupe Usinor Sacilor qui a connu les difficultés que vous savez. On peut considérer que dorénavant le groupe Usinor a fait le plein de ses ventes en Europe lesquelles peuvent se faire à partir de productions faites en France car le coût du transport n'est pas prohibitif à l'égard de l'Europe occidentale. Mais le développement du groupe Usinor est maintenant largement lié aux marchés de l'Europe de l'Est ou des pays émergents (les développements aux États-Unis mêmes étant de toutes façons limités). Or, il est clair que, pour des raisons techniques, notamment de coût de transport mais aussi de capacités des pays émergents, ceux-ci n'admettront jamais d'acheter de l'acier français totalement fabriqué sur notre sol. Ce n'est pas la peine de se faire d'illusion et il faut absolument, si le groupe veut continuer à se développer dans la sidérurgie - or il a une vocation à rester dans la sidérurgie -, qu'il prenne des positions commerciales puis industrielles dans d'autres pays et qu'il consente à réaliser des investissements directs à l'étranger. Par parenthèse, ce groupe - qui est maintenant privé - a, pour l'instant, une implantation qui est faible en Asie, assez bonne en Europe du Sud, insuffisante en Europe du Nord, débutante en Amérique Latine c'est-à-dire, au total, insuffisante à l'étranger.

L'exemple de l'industrie automobile est, lui aussi, patent. Nos deux constructeurs exportent environ les deux tiers de leur production, ce qui est un chiffre remarquable, surtout qu'ils le font depuis très longtemps - probablement trente ans - mais il faut dire aussitôt que ces 60 % d'exportation sont à 80 %  destinés à l'Europe occidentale et que, par comparaison, les grands concurrents italiens ou allemands vendent hors d'Europe occidentale de 30 % à 35 % de leur production.

Vous connaissez les efforts récents de l'industrie automobile pour sortir du cercle européen ; le groupe Renault en Europe de l'Est, en Turquie et très récemment au Brésil ; le groupe PSA s'intéressant, avec difficulté d'ailleurs à la Chine, et aussi à l'Amérique Latine d'où il était parti et où il revient. Mais ces implantations à l'étranger restent pour le moment modestes par rapport aux groupes allemands et italiens notamment. Les présidents de ces deux entreprises ont d'ailleurs clairement affiché leur ambition de faire passer de 15 % à 30 %  leurs ventes hors d'Europe occidentale par rapport au total de leurs mais cette stratégie, tout à fait justifiée, exigera immanquablement des investissements commerciaux et industriels à l'étranger.

Rappelons une fois encore que, si les coûts de transport expliquent en partie la nécessité de fabriquer les véhicules sur place, cette raison n'est pas la seule et que des pays comme la Thaïlande ou la Malaisie exigent que les fabrications soient faites chez eux. Il est clair en tout cas que si ces pays acceptent que leur soient livrés tout au plus des pièces détachées et des sous-ensembles, ils refuseront la livraison aux consommateurs asiatiques de véhicules assemblés hors de leurs frontières.

Il y a donc un mouvement en faveur de l'investissement à l'étranger qui me paraît être un mouvement de fond, dans lequel nous sommes engagés avec retard quoique, ne regardant que les efforts des dix dernières années, nous ayons tendance à penser que nous avons rattrapé ce retard. Or, je répète : c'est tout à fait faux ; notre effort n'est pas suffisant et il va falloir absolument le poursuivre au cours des prochaines années.

Je m'inquiète en particulier de la faiblesse de notre présence en Russie et en Ukraine d'une part, dans le reste de l'Europe de l'Est de l'autre. Nous prenons - et c'est fâcheux - du retard dans ces deux zones où le pouvoir d'achat certes est encore limité pour le moment, où il n'y a pas encore une classe moyenne en mesure d'acheter les produits occidentaux mais où il est clair qu'il va y avoir un progression du niveau de vie assez forte, qu'il convient de s'installer à temps afin de ne pas laisser la place aux Allemands qui y ont d'ores et déjà créé une véritable zone économique préférentielle, voire aux Italiens et peut-être même aux Espagnols.

La question peut se poser différemment en Amérique du Nord car les parts de marché sont si coûteuses qu'il n'est pas certain que nous puissions y parvenir mais il faut absolument que nous « accélérions la cadence » en Amérique Latine en dépit de progrès très récents.

S'agissant des délocalisations, l'avenir me paraît d'une absolue certitude : il faut à tout prix développer notre effort en direction de l'étranger.

Si on revient un instant sur la crainte relative à des d'investissements français qui auraient été effectués dans les pays à bas salaires, je vous rappelle que les deux tiers, voire les trois quarts, de ces investissements ont été effectués dans les pays développés, notamment en Europe, qu'il y a eu fort peu d'investissements dans les pays émergents, à l'exception du textile et de l'habillement ; les statistiques étant tout à fait corroborées par les dialogues que j'ai eus avec les industriels depuis longtemps sur le sujet. Je n'ai jamais vu que fort peu d'industriels dire qu'ils partaient dans tel et tel pays parce que le coût de la main-d'oeuvre était sans rapport avec les coûts occidentaux, et notamment les coûts français, et qu'ils voulaient profiter à fond de l'avantage salarial. Je le dis tel quel. Je n'ai pas en tête un seul exemple à vous citer. Il est vrai que je connais un peu moins bien le secteur du textile et de l'habillement dont je ne m'occupe que depuis peu de temps, mais je n'ai jamais vu ce type de réflexe dans la sidérurgie, la mécanique, l'automobile ou la construction électrique. Je crois que les industriels sont plus avisés qu'il n'y paraît et qu'ils savent que la qualité technique des fabrications reste quand même irrégulière dans beaucoup de pays en voie de développement, en dépit des progrès de qualification de la main d'oeuvre. Or un industriel a absolument besoin de beaucoup de régularité et de fiabilité dans sa production et, s'il peut être attiré par des salaires très inférieurs aux salaires français, un raisonnement global portant sur l'ensemble des facteurs ne peut que le dissuader de se lancer dans une opération de ce genre.

Il est vrai que les choses sont un peu différentes pour le textile. qui est une industrie à main-d'oeuvre relativement peu qualifiée mais, alors que le mouvement ne date pas d'hier, il reste quand même 300 000 salariés dans la filière textile-habillement en France, nonobstant certains propos, tout à fait inexacts, qui laisseraient penser que cette filière a totalement disparu dans notre pays.

Je voyais récemment mes homologues hauts fonctionnaires tunisiens qui disposent maintenant d'une industrie textile très importante et me disaient veiller à ce qu'il y ait d'une part un partage de la valeur ajoutée suffisante entre la France et la Tunisie et de l'autre à ne pas subir eux-mêmes certains phénomènes de délocalisation au profit du Pakistan ou de l'Indonésie afin d'établir un juste équilibre entre des fabrications à haute valeur ajoutée réalisées en France, celles de moyenne valeur ajoutée réalisées en Tunisie et celles de faible valeur ajoutée réalisées en Extrême Orient. En conséquence, ce phénomène, qui peut nous préoccuper à juste titre n'est déjà plus simplement une préoccupation occidentale.

Je confirme donc deux traits qui caractérisent nos investissements à l'étranger : leur insuffisance et la priorité accordée aux pays développés qui en représentent les des deux tiers ou les trois quarts.

Je voudrais, à ce sujet, signaler un phénomène qui me frappe beaucoup : nous avons multiplié les commissions mixtes avec un très grand nombre de pays et je dois constater - qu'il s'agisse de déplacements d'un ministre, du Premier ministre ou du président de la République - qu'il est fréquemment noté, par les autorités françaises et par les autorités locales, le profond déséquilibre qui existe entre la qualité des relations politiques, culturelles, artistiques et la faiblesse des relations économiques qui tient non plus aux exportations ou aux importations qui se sont beaucoup développées mais précisément aux investissements directs dans le pays en question ; et sur les cinq continents nos hôtes se plaignent très souvent que l'implantation des groupes français soit vraiment très faible par rapport aux groupes allemands, italiens, espagnols, anglais ou hollandais. C'est, à la fois extrêmement impressionnant et préoccupant au point que les communiqués auxquels donnent lieu chaque fois les commissions mixtes se terminent par ces mots : «Un effort très particulier va être fait pour inciter les entreprises françaises à installer un réseau commercial dans le pays et des unités de production de façon à renforcer la présence française» ; le communiqué ne manquant pas en outre de souligner que ce sont toujours les mêmes groupes français que l'on retrouve à l'étranger : l'Air Liquide, société qui a très bien réussi et de longue date sur les cinq continents au Japon notamment, l'Institut français du pétrole, Alcatel, l'Oréal, Alstom pour la construction électrique, parfois les deux constructeurs automobiles dont je vous parlais précédemment, Schneider, et ce n'est que maintenant que l'on commence à voir des groupes de moindre taille mais c'est encore peu fréquent : Legrand, Moulinex ou Seb alors qu'il y a un très grand nombre d'entreprises allemandes de taille moyenne qui sont très présentes sur les marchés émergents. Cela a d'ailleurs été dit par MM. Strauss-Kahn et Dondoux ; M. Dondoux notamment quand il a présenté ces jours-ci les résultats provisoires du commerce extérieur pour 1998

Notre problème de fond est d'arriver à ce que les PMI soient plus nombreuses (je ne parle pas des PME, mais bien des PMI, des petites et moyennes industries), qu'elles se projettent davantage à l'étranger et qu'elles soient plus «musclées».

C'est incontestablement notre priorité pour les prochaines années et de même que je disais qu'en macro-économie il paraît indispensable que nous fassions davantage d'effort à l'étranger, au niveau micro-économique - celui des entreprises elles-mêmes - l'effort doit porter vers les moyennes entreprises, les grandes me paraissant avoir déjà fait non pas tout ce qu'elles pouvaient faire mais une part importante du chemin .

Il est vrai que suivant certaines définitions les PMI vont de 20 salariés à 2.000, suivant d'autres de 20 jusqu'à 500. Or il est certain qu'il y a une différence de nature totale entre une entreprise de 50 ou de 100 personnes et une entreprise de 500 ou 1.000 personnes, une différence de nature totale quant aux mombre de cadres commerciaux et de cadres techniques disponibles. Notre vraie faiblesse ne se situe pas tellement au niveau des toutes petites entreprises qui n'ont pas, en principe, de vocation exportatrice mais à celui du bataillon des moyennes industries.

Je voudrais dire maintenant un mot de la question des aides, avant de terminer rapidement sur la question de l'évolution des effectifs industriels en France en faisant état de mon expérience pour avoir été plusieurs années à la Délégation à l'aménagement du territoire.

Croire qu'il y a beaucoup de chasseurs de primes, pour reprendre un terme journalistique, c'est croire à une fable. J'ai été rapporteur devant le comité du FDES (qui s'appelle maintenant le CIES) c'est à dire le comité qui attribuait les aides pour l'aménagement du territoire. A l'époque de la grande décentralisation industrielle jusqu'aux années 1980, c'est-à-dire en pleine phase des « trente glorieuses », si nous avons pu faire beaucoup de décentralisations industrielles c'est tout simplement parce qu'il y avait beaucoup d'expansion dans notre pays. Il est toujours beaucoup plus facile pour un industriel qui voit croître son chiffre d'affaires de construire une nouvelle usine plutôt que de fermer purement et simplement celle qu'il a en région parisienne pour l'installer en province.

A la grande époque de la décentralisation, j'affirme devant la commission que nous faisions extrêmement attention à la qualité des demandeurs, qu'il y avait - qu'il y a toujours - une étude financière très précise pour savoir si l'entreprise était solide et une étude commerciale tout aussi précise pour vérifier que le produit susceptible d'être fabriqué disposait bien d'un marché solvable. Les primes n'étaient jamais versées en une seule fois mais en plusieurs étapes en fonction notamment de la réalisation du programme d'investissement. Il y a eu des milliers de dossiers. On peut citer d'une région à l'autre quelques entreprises qui se sont révélées peu sérieuses, qui « ont profité » des deniers publics mais, franchement, c'est certainement si faible par rapport au total que je crois vraiment qu'il ne faut pas y attacher trop d'attention.

J'ai été un peu étonné, dans les documents qui m'ont été transmis de voir qu'une chambre régionale des comptes - celle de Picardie - aurait jugé les aides inefficaces. (Elle n'a pas dit d'ailleurs que ces aides avaient été détournées.) C'est l'éternelle question de l'incitativité des aides. On peut en discuter à perte de vue. Je ne sais pas très bien comment cette chambre régionale a mesuré l'inefficacité...

M. Robert PANDRAUD :  Ce n'est d'ailleurs pas dans ses attributions de juger de l'opportunité.

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN :  Absolument. Mais il vaut mieux que ce soit vous qui le disiez que moi.

M. le Président : En tant qu'élu local, je partage tout à fait le sentiment de M. Pandraud. Les chambres régionales des comptes n'ont pas à porter un jugement d'opportunité Qu'elles nous aident déjà à nous y retrouver dans le réseau des aides qui peuvent être potentiellement distribuées et à chiffrer leurs montants.

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN : En ce qui concerne les aides d'Etat, il n'est pas inutile de regarder les résultats car je ne sais pas très bien où nous en serions, en Bretagne par exemple, s'il n'y avait pas eu les aides à la décentralisation industrielle qui ont été distribuées en particulier dans le cadre de l'opération Citroën qui a déjà plus de quarante ans et qui a complètement transformé le paysage industriel de cette région. De même, la puissance publique est-elle arrivée à transformer le paysage industriel du Nord à la suite des fermetures des mines de charbon mais aussi de la crise dans la sidérurgie et dans le textile, même si le taux de chômage y reste élevé. La même remarque prévaut pour la Lorraine.

M. Robert PANDRAUD :  Mais on a déshabillé un peu Pierre pour habiller Paul, au détriment de la région Ile-de-France.

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN : Oui, mais en région Ile-de-France, il y a un tissu de PMI industrielles qui n'ont pas été décentralisées et qui font qu'il y a encore un taux d'emploi industriel relativement important.

En tout cas, je ne sais pas comment on aurait pu faire face à la conversion de l'agriculture s'il n'y avait pas eu de décentralisation industrielle.

Bref, sur les aides je trouve que le système n'a pas mal fonctionné et s'il fonctionne beaucoup moins bien actuellement c'est parce qu'il y a beaucoup moins de croissance industrielle, qu'il y a même une diminution globale de l'emploi industriel et que, par là même, l'aménagement du territoire, l'implantation d'usines en province sont devenus beaucoup plus difficiles.

Deuxième point : si on regarde de près, les aides publiques (j'entends les aides d'État comme celles des collectivités locales), on s'aperçoit que ces aides sont plus importantes dans beaucoup de pays voisins, y compris dans les pays qui se disent très libéraux. En Italie c'est quasi-certain, en Allemagne c'est fréquent, en Angleterre c'est très délibéré.

Le rapport coût/efficacité ne me paraît pas mauvais pour notre système dans la mesure où les aides françaises sont relativement plus limitées, par emploi créé, qu'elles ne le sont chez nos grands concurrents.

Enfin, s'agissant de l'évolution des effectifs industriels en France : dans certains documents (ce qui n'est pas le cas de ceux qui m'ont été transmis par votre commission), on explique que l'emploi a diminué fortement dans les différentes branches industrielles de notre pays à cause de nos investissements à l'étranger. Or je crois qu'il n'en est rien, et je voudrais reprendre les exemples des deux secteurs de la sidérurgie et de l'automobile qui ont connu tous les deux une très forte diminution d'effectifs alors que les investissements à l'étranger y étaient limités. Le secteur de la sidérurgie est passé en dix ans de 150 000 à 50 000 salariés. C'est donc une déflation extrêmement forte due tout simplement à une accélération foudroyante du progrès technique dans cette industrie. La seconde cause réside dans une accentuation de la concurrence d'un certain nombre de pays européens sur notre marché. Mais la raison de fond résulte du progrès technique et ce ne sont absolument pas les investissements des groupes sidérurgiques français à l'étranger qui ont pu entraîner cette déflation pour la bonne raison que ces investissements ont été très faibles.

L'exemple est tout à fait comparable dans l'automobile. Chez les constructeurs automobiles (je ne parle pas des équipementiers), les effectifs sont passés en dix ans de 300 000 à 200 000 personnes et c'est là aussi le fait du progrès technique, avec des marges de productivité de plus de 7 % par an, qui explique la diminution des effectifs à laquelle ont été contraints les constructeurs.

Je crois donc qu'il est indispensable, quand on évalue l'évolution de nos industries et de leurs effectifs notamment, de bien séparer les facteurs. Il y a un certain nombre de facteurs inéluctables qu'il faut affronter en sachant que nous ne pouvons pas les modifier. Il y en a d'autres sur lesquels nous pouvons agir pour précisément aider au progrès de notre industrie et c'est dans cette seconde catégorie que je cite les investissements à l'étranger car je suis persuadé que si nous parvenons à les développer, nous pourrons paradoxalement développer l'emploi industriel en France car pour un certain nombre de fabrications c'est la meilleure façon pour les groupes français de développer leur courant d'affaires dans les pays d'accueil que d'y étoffer leur implantation (commerciale et industrielle).

M. le Président : M. le Directeur général, je vous remercie de la teneur et de la densité de vos propos. M. Paul, notre rapporteur, a d'ores et déjà des questions à vous poser.

M. le Rapporteur :  Deux questions ou remarques : je suis d'accord avec vous, il n'est pas question de dire que nos entreprises - qu'ils s'agissent de grands groupes ou de groupes plus modestes - doivent se contenter ou se limiter au territoire national. L'objet de la commission d'enquête n'est pas de «nationaliser», au sens géographique du terme, les entreprises, la production industrielle ou les coopérations mais de voir de quelle manière la politique des aides en France, la dissémination, l'essaimage de ces aides, est susceptible de gaspillage ou, en tout cas, de moindre efficacité par rapport à celle qu'on pourrait attendre.

Deuxième considération : l'aide aux grands groupes pour partir s'implanter sur des territoires type Amérique du Sud, Europe de l'Est, etc. Le sentiment que j'ai après quelques semaines d'audition, c'est que ces grands groupes ont des moyens importants, très importants. Rarement ils auront eu sans doute ces moyens dans leur histoire. On le voit avec les fusions et les rapprochements qui se déroulent depuis quelques semaines.

Je m'intéresserai beaucoup plus avec vous aux PMI, aux grandes PMI ou aux entreprises que vous avez appelées tout à l'heure de taille moyenne. De quelle manière pourrait-on davantage aider ces entreprises, non seulement à s'implanter sur d'autres territoires que le territoire national, mais à mieux s'implanter et à mieux se consolider sur le territoire national ? On a le sentiment qu'on a là un réseau qui reste relativement fragile alors qu'on sait que c'est sans doute plus par là que par le développement de Renault, de PSA ou d'autres que viendront les emplois.

Autre point : depuis quelque temps un certain nombre de groupes ont tendance à se couper, à se casser, à procéder par scissiparité, c'est-à-dire qu'on externalise tout simplement éventuellement sur d'autres régions de France, éventuellement sur d'autres régions d'Europe, éventuellement sur d'autres régions du monde, en fonction des intérêts fiscaux, en fonction d'intérêts financiers... parce que la rentabilité des fonds propres doit être maximale quitte à ce que la production industrielle et l'emploi en prennent «un certain coup».

On ne peut donc pas ignorer ces stratégies des grands groupes qui ont une stratégie financière plus qu'industrielle avec toutes les conséquences que cela a.

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN : Il y a un vrai problème financier pour les PMI, certainement plus que pour les grands groupes, en ce sens que ces PMI n'ont pas une taille suffisante dans tous les sens du terme, c'est-à-dire un chiffre d'affaires suffisant qui leur procure des bénéfices suffisants - pour appeler les choses par leur nom - qui leur permettent de réaliser des investissements, non seulement les investissements qu'elles doivent faire en France mais aussi des acquisitions à l'étranger qui peuvent être coûteuses. Une entreprise française de 600 à 700 personnes est incontestablement en situation d'infériorité face à une entreprise allemande de 1 500 personnes.

Et elle est en situation d'infériorité à deux titres : d'abord parce que, dans le moment présent, elle n'a pas les mêmes moyens que son concurrent pour se développer à la fois sur son marché, qui est maintenant le marché européen, et sur l'ensemble des autres continents. Elle a surtout un passé qui pèse négativement en ce sens que l'entreprise allemande est installée elle-même dans d'autres pays depuis beaucoup plus longtemps.

Nous avons fait regarder récemment où il y avait des minorités d'origine allemande : dans le middle west américain (depuis très longtemps), au Brésil, en Turquie. Il y a aussi des colonies italiennes importantes en Argentine. Et il y a, derrière ces citoyens argentins, américains ou turcs, des gens qui ont gardé des liens très forts avec leur pays d'origine. Un certain nombre d'entreprises allemandes, qui sont venues installer une filiale ou une succursale dans un pays, y ont donc développé leurs affaires d'une façon importante et de longue date en s'appuyant sur ces colonies d'immigration. En la matière, même si nous faisons actuellement des efforts importants, nous avons un retard sérieux. Il n'y a pas pour autant de fatalité mais nous avons un handicap certain.

Je pense très profondément que ce handicap est en partie du aux hommes en ce sens que les groupes de moyenne dimension ont du mal à trouver des cadres ou des ouvriers qualifiés qui acceptent d'aller à l'étranger. C'est une difficulté qui est d'ailleurs un peu moins nette maintenant. Nous constatons depuis une dizaine d'années que nos jeunes cadres ou nos jeunes techniciens acceptent beaucoup plus, si ce n'est de passer toute leur vie à l'étranger, du moins d'y vivre les dix premières années de leur vie professionnelle. C'est un atout qu'antérieurement nous n'avions pas pour des raisons très nombreuses. Il y a désormais une ouverture des jeunes générations qu'il n'y avait pas dans la mienne. C'est un point très positif.

Mais, second point : il faut absolument étoffer les dispositifs financiers - qui ne doivent pas être uniquement publics, loin de là - pour que ces entreprises moyennes puissent se développer à l'étranger. Des efforts importants ont déjà été faits avec les postes d'expansion économique qui ne s'intéressent plus du tout uniquement aux grands groupes lesquels ont désormais leurs propres réseaux mais surtout à des groupes d'entreprises moyennes.

Les mécanismes de financement, tous les mécanismes COFACE en particulier, ont été assez bien adaptés quoique parfois tardivement. Il faut donc mettre l'accélérateur et être convaincu qu'un effort de quelques années ne suffira pas à combler le retard.

Si je n'ai pas à prendre parti sur la stratégie globale des grands groupes,  je constate néanmoins que dans les groupes nationalisés que j'ai bien connus, puisque j'ai été au conseil d'administration de nombre d'entre eux , et dans les groupes privés qui sont mes interlocuteurs à longueur de journée, le souci majeur est de maintenir l'emploi en France, qu'il soit tertiaire ou industriel. On ne se contente pas de conserver les bureaux d'étude en France, parce que c'est là qu'il y aurait la qualité technique, en externalisant nos unités de production à l'étranger. Au contraire, je constate un souci manifeste de garder les outils industriels en France.

Les stratégies financières, le fait que ces groupes ont maintenant une stratégie mondiale constituent un sujet évidemment beaucoup plus vaste.

M. Robert PANDRAUD :  Quelques observations néanmoins.

Vous ne me démentirez pas si je dis que, sur le plan d'éventuels détournements ou de l'inutilité des aides publiques, c'est plus du côté des PME que des grands groupes industriels que le problèmes peut se poser. On le voit dans les soutiens des collectivités locales à des entreprises qui vivent l'espace d'une rose. Ce n'est jamais, à ma connaissance, des opérations menées par des grands groupes.

Deuxième observation : les investissements à l'étranger des entreprises publiques. Pour EDF, on a tous su que cette entreprise avait acheté un réseau en Argentine et dans d'autres États.

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN : En Grande-Bretagne en ce moment.

M. Robert PANDRAUD :  Mais en Argentine c'est au surplus en dehors de la Communauté. Quel en est l'intérêt pour une entreprise publique ? Doit-elle privilégier son image de marque à l'étranger, sa rentabilité financière ou - puisqu'elle a un monopole - essayer au maximum de diminuer le prix de ses ventes sur le territoire national, ce qui pourrait être un moyen indirect de développement industriel ?

Troisième question : qu'est-ce qu'un groupe français ?  J'ai lu dans la presse que la majorité d'Elf était, à l'heure actuelle, détenue par des fonds de pension américains. Elf était pourtant un des exemples d'une politique industrielle nationale sinon même cocardière et certains de nos grands ancêtres doivent s'agiter dans leur tombe en se disant qu'Elf est tombé dans le giron de fonds de pension américains. Vous avez cité comme groupe français L'Oréal. D'après vous, est-ce un groupe français ? Je crois en fait que la notion de grand groupe national n'a aucun sens et que le problème pour l'ouvrier, qu'il travaille chez Renault ou qu'il travaille chez Ford, est d'avoir du travail quelle que soit la nationalité des financiers majoritaires ce qui n'est qu'un problème secondaire.

Dernière question : ne pensez-vous pas qu'il y a un danger, avec les grands contrats, que notre technologie soit très vite utilisée par les industriels étrangers ? C'est très gentil de faire (je ne sais d'ailleurs pas si cela tient) un TGV en Corée mais les Coréens, d'ici cinq ou six ans, ne vont-ils pas vendre à la Malaisie des TGV avec notre technologie et à des coûts moins élevés ?

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN : Il est clair qu'en ce qui concerne les aides publiques ce sont certainement plus les PMI que les grands groupes qui sont susceptibles de créer des difficultés. Les grands groupes étant en relation permanente pour de multiples raisons avec la puissance publique, je maintiens que le versement de fonds publics à leur profit ne peut se faire que dans la plus stricte régularité. Je parle bien des PMI et non pas des PME. Je ne parle pas de sociétés commerciales...

M. Robert PANDRAUD :  Moi je parlais plutôt de PME.

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN : Moi je réponds PMI parce que je les connais mieux.

M. Robert PANDRAUD :  Nous avons donc tous les deux raison.

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN : Deuxième point sur EDF (je suis commissaire du gouvernement adjoint à EDF), je suis très favorable à la présence d'EDF à l'étranger. Certes, cela a un coût, mais une entreprise ne peut pas vivre, qu'elle soit publique ou privée, si elle n'a pas un projet de développement. Or, la consommation d'électricité, qui croissait de 7 % par an dans notre pays comme d'ailleurs dans la plupart des pays développés, ne va plus croitre pour de multiples raisons : le pays est totalement équipé ; on y fait des efforts d'économie d'énergie, etc.

Donc, quel que soit l'avenir de l'entreprise, je comprends très bien que la direction souhaite donner un projet à son personnel et ce projet peut légitimement être un développement à l'étranger.

Troisième point qui va à mon avis dans le même sens : j'ai dit tout à l'heure que les membres du gouvernement qui allaient à l'étranger déploraient en permanence l'insuffisante présence industrielle de la France et je trouve que ces groupes publics, sans faire évidemment n'importe quoi, peuvent être les « éclaireurs » de l'industrie française.

Nous avons un vrai problème d'image de marque. Je suis très frappé, quand je vais au Japon, d'avoir encore des réflexions fréquentes sur le fait que nous sommes très bons dans les parfums, dans les produits de mode et dans l'agro-alimentaire. C'est un cliché mais c'est un cliché qui est encore vivace dans l'esprit des consommateurs japonais, asiatiques, américains, etc. Or, je crois que si on prend l'exemple argentin, le fait que les Argentins sachent que les questions d'électricité sont réglées, et bien réglées, par une entreprise française (ils ne savent d'ailleurs pas très bien si elle est publique ou privée) est extrêmement important pour mettre dans l'esprit des Argentins qu'on peut après tout acheter une automobile française, qu'elle ne tombera pas en panne et que c'est un produit sérieux.

Bien entendu, je ne vais pas aller dire qu'il faut faire des investissements à fonds perdus mais je crois qu'en l'espèce EDF joue un rôle d'« ambassadeur » de l'industrie française qui n'est pas du tout négligeable d'autant que ces investissements restent pour le moment très limités. EDF est le premier électricien mondial en ayant quoi ? En ayant avant tout le marché français. Après les dernières acquisitions, je ne sais pas ce que va représenter le chiffre d'affaires hors France par rapport au chiffre d'affaires «France».

M. Robert PANDRAUD :  C'est très léger.

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN : Cela reste en effet léger. Le groupe Gaz de France fait la même chose mais en est au tout début.

M. Robert PANDRAUD :  Mais trouvez-vous alors justifié qu'EDF ait toujours freiné l'ouverture du marché du gaz et de l'électricité en France, nonobstant la politique européenne ?

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN : Le Parlement en discute ces jours-ci.

M. Robert PANDRAUD :  Il est quand même illogique de s'ouvrir vers l'extérieur, ce que je conçois très bien, et en même temps de fermer le marché national à la concurrence.

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN : Cette fermeture va devenir tout à fait relative puisqu'à peu près le tiers du chiffre d'affaires sera ouvert à la concurrence ce qui n'est pas rien pour un groupe qui était en situation de monopole depuis cinquante trois ans.

M. le Président : L'ouverture ne sera au début que de 21 % soit un petit quart.

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN : Vous avez sûrement raison, je dois confondre avec l'étape suivante. Cela dit, 20 % du chiffre d'affaires, quand on était en monopole depuis cinquante-trois ans, ce n'est pas rien.

M. Robert PANDRAUD :  Il y a deux lectures et la lecture gouvernementale ne donne pas le vrai chiffre...

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN : Je maintiens que ce rôle d'« ambassadeur » industriel qu'assume EDF est important. Il est très long de modifier les images de marque, dans tous les domaines, et il n'y a aucun doute que nous partons de très bas en matière industrielle.

M. Robert PANDRAUD :  Vous avez tout à fait raison sur la mobilité de la main d'oeuvre nationale. Il est vrai que les cadres partent plus facilement à l'étranger qu'il n'y partaient jadis et c'est une bonne chose car je suis de ceux qui déplorent tous ces articles sur les Français qui vont travailler en Grande-Bretagne. Après tout s'ils trouvent des emplois en Grande-Bretagne, cela prouve que notre système scolaire et universitaire n'est pas si mauvais que cela. Le principal, c'est qu'ils travaillent. Londres n'est pas plus loin que Perpignan. Sans compter ceux qui vont maintenant travailler au Proche et Moyen Orient.

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN : Je ne pensais pas à Londres mais à Salvador de Bahia, Ankara, Djakarta... C'est quand même plus rigoureux que Londres. De toutes façons, il y a vraiment un saut qualitatif dans les générations. Celle qui a trente ans accepte beaucoup plus de partir que celle qui avait son âge il y a vingt ans.

M. Robert PANDRAUD :  Ils ne partaient même pas dans l'Empire...

M. le Président : ...et déjà difficilement hors de leur région !

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN : Sur la troisième et vaste question de la nationalité des groupes, on peut effectivement discuter très longtemps mais je maintiens que la notion de «groupes français» a un sens de même qu'il y a des groupes allemands, des groupes japonais et des groupes américains. Je ne sais pas quelle est, à la bourse de Tokyo, la proportion du capital de Honda qui est entre les mains d'actionnaires étrangers mais tout le monde sait que Honda est un groupe japonais, de même qu'IBM est un groupe américain et que BMW est un groupe allemand. Je ne vois pas pourquoi nous ne serions pas en mesure, sans faire preuve d'un nationalisme qui tournerait au chauvinisme, d'avoir des groupes français, évidemment ouverts à des actionnaires étrangers mais dont les organes de direction restent français. Je prends toujours l'exemple de deux ou trois groupes installés à la Défense - je ne trahirai aucun secret puisque la plupart des groupes français, ce qui d'ailleurs n'est pas sans inconvénient, se concentrent dans l'ouest de la capitale - dont les capitaux sont en grande partie entre des mains étrangères. Il n'empêche que les décisions fondamentales sont prises au siège de ces groupes par un état-major qui n'est peut-être pas totalement français mais qui l'est majoritairement et qui prend ses décisions depuis Paris.

Il est tout à fait vrai que les fonds de pension tiennent une place importante au sein du capital d'Elf mais je vous rappelle que ces fonds de pension sont eux-mêmes assez émiettés. Ce sont plusieurs fonds de pension qui ont une partie du capital et non un seul ; et on peut considérer que les décisions stratégiques du groupe Elf sont prises en France par un état-major français.

Je rappelle toutefois le déséquilibre persistant entre la France et l'Allemagne. Les entreprises françaises ont encore maintenant de grandes difficultés à acquérir une entreprise allemande alors que les investissements allemands en France, qui ne sont pas aussi importants que les investissements américains, ne sont pas négligeables. Il y a donc là un déséquilibre marqué et je ne vois pas pourquoi, sans qu'on nous taxe de ne pas être européen, il ne pourrait pas y avoir hors de nos frontières, des groupes à dominante française.

M. Robert PANDRAUD :  Vous avez raison. L'Oréal est, dans mon département, la plus grande industrie et même si le PDG n'est pas de nationalité française, l'encadrement et l'état-major sont français et cela fait partie de l'image de marque de l'industrie française à l'étranger.

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN : Absolument.

On peut noter, par exemple, que le groupe Saint-Gobain a été le premier groupe à s'installer en Allemagne il y a plus d'un siècle. Une partie de l'état-major n'est pas française. Il n'empêche que les décisions sont prises en France par un état-major français.

M. Robert PANDRAUD :  Au début du siècle, pendant que les Allemands s'implantaient dans une bonne partie du monde, nous placions nos capitaux dans des opérations gouvernementales du genre des emprunts russes

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN : Première chose à dire : nous avions déjà moins de capitaux...

M. Robert PANDRAUD : ...que nous dilapidions au Crédit Foncier du Caire ou dans les emprunts russes.

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN : Je lisais l'autre jour un texte de Jean Lacouture citant un propos de François Mauriac écrit en 1916 alors que personne ne savait à ce moment-là quelle serait l'issue du conflit et qui disait : «Les Allemands rapatrient du front leurs voyageurs de commerce pour les mettre de nouveau dans les paquebots et leur faire vendre les produits allemands dans le monde entier». Et il ajoutait : «On n'a pas l'air de faire cela en France».

M. Robert PANDRAUD :  En France ! On les rapatriait plutôt dans l'infanterie.

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN : Le dernier point que vous évoquiez est le risque de transfert de technologie. Il est clair qu'une partie de notre technologie partira en Asie du fait de la vente du TGV à la Corée mais c'est un point de passage obligé qui trouve sa parade dans un effort accru de recherche qui débouchera sur un super TGV.

M. Robert PANDRAUD :  Cela nous oblige à des efforts de recherche et développement considérables.

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN : C'est pour cela qu'en dehors des grands contrats qui supposent toujours un transfert de technologie, il faut soutenir les opérations initiées par les entreprises de taille moyenne qui ne supposent pas de tels transferts.

M. Robert PANDRAUD :  C'est évident.

M. Jean-Claude BAUCHAUD : Vous nous avez dit tout à l'heure que vous n'aviez pas connaissance d'entreprises qui aient délocalisé leur activité...

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN : Personnellement, fort peu !

M. Jean-Claude BAUCHAUD : Il n'y a pourtant pas si longtemps, trois usines françaises Porcher du groupe américain Standard ont été délocalisées en Bulgarie parce que la main d'oeuvre y est peu payée et que le groupe connaissait une perte de bénéfices. En France, ce n'étaient pourtant pas des gros salaires.

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN : Je n'avais pas connaissance de ce cas et en suis d'autant plus étonné que la Bulgarie n'est certainement pas le pays d'Europe de l'Est où la qualité de la main d'oeuvre est la meilleure.

Troisième remarque : je n'ai pas parlé des investissements étrangers en France parce que ce n'était pas le sujet mais il y aurait beaucoup de choses à dire. On parle ce soir des investissements français à l'étranger mais les investissements étrangers en France ont aussi leurs mérites comme leurs limites. Il est tout à fait clair que si un groupe industriel français, privé ou public, a l'idée de délocaliser, nous avons des possibilités de dialogue que nous n'avons pas avec un groupe étranger ; mais un groupe étranger peut apporter en France des capitaux et des emplois que nous n'aurions pas sans lui. C'est d'ailleurs la ligne de conduite de tous les gouvernements. Avant 1996, il fallait demander une autorisation aux pouvoirs publics pour qu'un groupe étranger puisse racheter une entreprise française. Or maintenant, il n'y a même plus de déclaration à faire sauf pour certains secteurs touchant à la sécurité nationale.

Nous sommes donc ouverts aux investissements étrangers qui ont certains mérites mais sur la stratégie desquels nous avons beaucoup moins de possibilités d'action. C'est tout à fait certain. Il ne faut pas se faire d'illusion. Soyons même plus précis : lorsque des groupes américains, qui ont acheté une entreprise française au temps où il fallait une autorisation, nous disent : « vous nous avez autorisé à acheter cette entreprise mais, comme nous constatons qu'elle n'a plus la rentabilité escomptée, il est tout à fait légitime que nous fermions telle usine au besoin pour la rapatrier aux États-Unis », notre marge de manoeuvre est faible.

Il faut voir les choses comme elles sont. Il n'y a aucun doute que le dialogue que nous pouvons entretenir avec une entreprise installée en France sous capitaux français est beaucoup plus riche que le dialogue avec une entreprise dont le siège est situé dans le Middle west.

M. Robert PANDRAUD :  Il y a quelquefois des raisons humaines mais qui ne sont pas de pure logique économique. Il y avait, dans mon département une entreprise américaine qui est partie en Slovaquie. Est-ce pour des raisons de salaire, de marché ou autres ? Pas du tout. C'est parce qu'un des dirigeants appartenait par ses grands-parents à la communauté slovaque et il s'est dit : je n'ai aucun lien en France, j'ai un plan de modernisation et je le fais en Slovaquie.

Cela a été vrai aussi pour la localisation de l'industrie française. L'origine géographique des dirigeants a joué. Certaines gares de la SNCF ont été créées parce que l'un des patrons des concessions de chemin de fer était originaire d'une ville au profit de laquelle il a obtenu le passage du chemin de fer..

M. le Président : Le tracé du chemin de fer dans le sud de la France est dû à un Nîmois qui se trouvait bien chez lui.

M. René LEROUX : Je voudrais justement rebondir sur les propos que tenait tout à l'heure notre collègue quand vous nous dites, M. le Directeur général, que vous n'êtes pas forcément au fait de tout ce qui peut se passer dans le domaine des transferts de capitaux ou dans celui des d'entreprises étrangères implantées en France qui ont l'intention de se délocaliser.

Je suis moi-même victime, dans ma circonscription, d'une délocalisation vers la Slovaquie : c'est l'usine Peau Douce, grosse usine qui fabrique les produits d'hygiène féminine ou d'hygiène «bébé». Celle-ci appartient à un groupe à capitaux hollandais et belges qui ferme purement et simplement une entreprise de 260 personnes - ce qui n'est quand même pas rien - mais qui ferme aussi une entreprise à Créteil - pour laquelle il y a des repreneurs mais auxquels le groupe ne veut pas vendre.

En fait ce groupe a décidé de recentrer sa production autour de Rouen et il nous dit : «ne faites pas trop d'opposition à notre départ parce que nous allons investir dans la banlieue de Rouen pour plus de 400 millions de francs et si vous vous y opposez» - nous avons bien sûr des réunions avec le préfet et des réunions avec des fonctionnaires de votre ministère - « nous emmenons la totalité du savoir-faire que nous avons acquis en France avec les personnes, les machines, etc., et nous transférons le tout en Slovaquie ». Je ne sais pas si on peut accepter cette pratique. Je sais très bien que vous ne l'acceptez pas en l'état au ministère ; mais quelle est votre capacité de manoeuvre ? Car le raisonnement de nos interlocuteurs est très simple. Ils nous disent : nous faisons 14 % de notre chiffre d'affaires en France et nous n'en retirons que 7 % de bénéfice. On perd donc 7 % . Le raisonnement chez eux est vraiment très clair et très carré. Mais comme le marché potentiel en France est très élevé et qu'il n'y aura plus de producteur, nous allons être obligés d'importer de l'étranger des produits qui étaient antérieurement fabriqués chez nous.

M. Jean-Claude BAUCHAUD : On retrouve le même schéma que dans l'exemple que je donnais tout à l'heure : l'entreprise qui ferme ne veut pas, en fait, un repreneur qui serait un concurrent.

Nous avions, à côté d'un des sites de production de matériel sanitaire une usine de plastique appartenant au même groupe, pratiquement attenante. Nous avons fait l'objet de la même pression : «Si vous nous ennuyez, on fermera aussi l'autre usine». C'est le chantage ! On n'est pas allé loin compte tenu des problèmes sociaux que cela aurait engendré mais c'est vraiment difficile de se battre dans ces conditions.

M. René LEROUX : En plus, le groupe que je citais fait de la surenchère sur le prix de cession. Nous avons des repreneurs potentiels grâce aux démarches que nous faisons avec vos services et avec les services de la Datar. Nous trouvons un repreneur italien pour l'usine de Créteil au prix qui résulte de la propre évaluation du groupe, soit 95 millions de francs ; et une fois la transaction engagée le groupe relève son prix de cession à 130 millions de francs ! Il faudrait, dans ces cas là, pouvoir recourir à une procédure d'arbitrage.

M. Yvon ABIVEN : La logique financière peut avoir des répercussions terribles pour l'emploi dans des régions qui sont justement en manque d'emploi et peut amener et amène quelquefois des entreprises à exercer une sorte de chantage à l'aide publique auprès des collectivités locales.

Un exemple qui est d'actualité, c'est le problème de la Seita. Je suis concerné par la fermeture d'une usine de cigares à Morlaix dans le Finistère. Les dirigeants nous disent qu'ils ne peuvent pas investir, que la productivité n'est pas suffisante, que construire une usine nouvelle coûterait 100 millions de francs et ils nous demandent de la construire nous-même sinon, nous disent-ils, ils iront se concentrer à Strasbourg où ils n'ont pas un sou à mettre. Et après cette annonce, la Seita a acheté 3 milliards de francs une entreprise américaine de cigares aux États-Unis dont on sait que la principale usine se trouve à Saint-Domingue. On sait également que la Seita a des projets avec un groupe espagnol pour construire une usine au Maroc ainsi qu'une usine à Cuba. Il est vrai qu'on a du mal à comprendre.

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN : Je crois avoir dit que nos capacités d'action vis-à-vis de groupes français étaient tout à fait supérieures à celles que nous avons vis-à-vis d'un groupe étranger et je constate que dans les cas que vous citez il s'agit, pour la majorité d'entre eux, de groupes étrangers.

Je rappelle au surplus - c'est excessivement important - que nous ne pouvons donner sur de tels sujets que fort peu d'informations. Nous faisons depuis quelques années un rapport d'activité de notre Direction générale mais nous y mettons peu de choses parce qu'on ne peut pas mettre sur la place publique toutes les discussions que nous avons avec les responsables d'un groupe. C'est une des difficultés du métier qui fait que certains disent : «qu'avez vous fait ? Rien, vous ne vous en êtes pas occupé de ce dossier !».

J'ai constaté qu'en Allemagne les relations entre le ministère de l'économie et les dirigeants allemands sont fréquentes, sans aucun formalisme, sans aucune base réglementaire mais surement très suivies.

En tout cas, je dois à la vérité de vous dire que je crains que ce nombre de cas augmente parce que nous avons accepté un certain nombre d'investissements étrangers qui avaient le mérite d'apporter des capitaux frais pour développer l'industrie en France mais qui représentent maintenant une part non négligeable de notre potentiel industriel sur laquelle nous avons une moindre prise.

Il est donc possible, dans les années qui viennent, que nous ayons davantage d'opérations de délocalisation - alors que je répète les avoir vues peu nombreuses au cours des dernières années - et ce pour une raison fondamentale - vous avez notamment cité la Bulgarie - que le niveau de formation technique des pays de l'Est est en forte progression - il n'était d'ailleurs pas mauvais, contrairement à ce que certains avaient pensé - et un certain nombre d'entreprises peuvent très sérieusement étudier des implantations dans les pays de l'Est à des coûts salariaux nettement plus faibles et en ayant une qualité technique assez bonne. Pour parler clair, nous avons eu assez peu de cas jusqu'à présent - et même très peu de cas - mais les exemples que vous venez de citer montrent que le problème est probablement devant nous.

M. Robert PANDRAUD :  D'autant plus que l'enseignement et la formation étaient d'assez bon niveau dans les pays de l'Est, notamment en matière de langues vivantes.

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN : Absolument. J'ai interrogé récemment, en inaugurant un salon, un chef d'entreprise français qui a procédé à une extension d'usine en Hongrie pour pouvoir consolider sa position dans les pays de l'Est et il m'a dit qu'il était étonné par la qualité technique de la main d'oeuvre locale.

J'ai eu le même témoignage d'un industriel en construction métallique implanté en Roumanie. Les Roumains connaissent des problèmes de gestion mais nullement des problèmes tenant à la qualité technique de leurs travailleurs.

C'est dire que nous pouvons fort bien avoir à l'avenir des cas plus nombreux du genre de ceux que vous citez. Je peux vous dire que dans nos contacts avec les groupes, qui apprécient la qualité de la main d'oeuvre française, la qualité de nos infrastructures, notre qualité de vie - cela fait beaucoup de qualités -, je leur laisse penser que nous avons une conception des choses telle qu'il est beaucoup plus difficile de s'en aller une fois installé en France, que dans d'autres pays mais c'est une arme qui n'en est pas une même si nous avons une image très administrative et même si les industriels étrangers sont tous persuadés que l'économie française est totalement dirigée par les fonctionnaires. On essaie de jouer là-dessus. L'arme n'est pas gigantesque mais elle n'est pas totalement sans effet.

A la vérité, je ne peux pas vous dire que nous soyons au bout de nos peines et, encore une fois, s'il y a eu peu de cas par le passé, je crains que l'avenir soit moins facile.

M. le Président : Tout député a dans sa circonscription une entreprise, au moins, qui a été rachetée par des capitaux américains lesquels sont toujours plus volatils. C'est ainsi que, dans ma ville, une usine Fulmen a été délocalisée dans les pays de l'Est dont la qualité et le faible coût de la main d'oeuvre sont doublement appréciés, notamment en Pologne. S'y ajoute une législation souvent moins contraignante, notamment dans le domaine de l'environnement,  situation propice à attirer un producteur de batteries qui se trouve plus à son aise dans les pays d'Europe de l'Est qu'en France.

M. Robert PANDRAUD : Nous savons très bien qu'il y a des recours systématiques à l'encontre du moindre projet d'implantation industrielle à cause du bruit, des odeurs.... Je veux bien mais quand vous allez dire à une entreprise : «Attention, vous allez passer devant le tribunal administratif ou devant je ne sais quoi», elle va là où la législation est plus souple. C'est un vrai désastre au point de vue économique.

M. le Président : Je partage votre sentiment sur le fait qu'il est aujourd'hui difficile de faire des investissements lourds sur le territoire français sans qu'il y ait un certain nombre de recours.

M. le Directeur général, vous nous avez indiqué qu'il y avait une liberté de dialogue plus importante avec les groupes nationaux qu'avec les groupes étrangers. Dans les leviers à mettre à la disposition de l'État ou de l'Union européenne, une politique de protection des marques pourrait-elle être envisageable ? Je pense notamment à une entreprise de ma région dont un groupe multinational a acheté la marque et dont il entend délocaliser la production... C'est, pour être très clair, l'exemple du groupe Nestlé et de sa filiale Perrier.

L'un de vos collègues - d'une autre administration - évoquait un certain nombre de leviers technologiques ou fiscaux. Pensez-vous qu'ils soient opérants ?

Troisième question : faudrait-il améliorer les moyens qui nous permettent de connaître l'état de notre tissu industriel, notamment au niveau des groupes nationaux et multinationaux, puisqu'on s'aperçoit, après quelques semaines d'auditions, que l'administration ne dispose que d'éléments relativement disparates qui ne bénéficient d'aucun recoupement et d'aucune centralisation ?

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN : Je commence par la troisième question. C'est effectivement un vrai problème dans la mesure où les groupes évoluent vite au sein même du territoire national - ils vendent une filiale, en rachètent une autre - et nous avons des problèmes pour bien connaître leur périmètre. C'est tout à fait exact.

Notre service de statistiques, le SESSI, le service de statistiques industrielles - qui est installé auprès de notre direction générale tout en étant en liens étrois avec l'INSEE - conduit des travaux de ce type. Mais il est vrai que cela devient de plus en plus difficile du fait de la mobilité même de l'économie, des cessions, des acquisitions.

M. René LEROUX : Les publications de transfert de capitaux ou de rachat se font-elles dans le pays dans lequel l'opération a lieu ou dans celui où se trouve le siège social du groupe ? Lorsqu'une modification intervient, y a-t-il publication lorsqu'il s'agit d'entreprises étrangères implantées en France ?

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN : Absolument dès lors que la filiale est de droit français.

M. René LEROUX : Même si le siège social est à l'étranger ?

M. Robert PANDRAUD :  Si le siège social de la filiale est en France, oui, mais si le siège social du groupe est à l'étranger ?

M. René LEROUX : Si cela se passe au niveau de la holding, par exemple, on ne le saura pas.

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN : C'est exact.

M. René LEROUX : On ne voit donc pas les transferts de capitaux ?

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN : Dans le cas où la holding est aux États-Unis , sa filiale à Londres et un simple établissement sans personnalité juridique en France, c'est à Londres que cela se passe.

On fait des efforts permanents en matière de connaissance de l'existant, mais ce n'est pas simple... Quand nous disons par exemple que la population active employée dans l'industrie est de l'ordre de 30 % - hors bâtiment et travaux publics - il faut bien voir que beaucoup d'activités industrielles ont été externalisées, c'est-à-dire confiées à des sociétés extérieures (l'informatique, la maintenance, le service après-vente, etc.) qui apparaissent statistiquement comme des sociétés de service ; si bien que c'est un faux-semblant que de penser que l'industrie ne représente que 30 % de la population active.

Si on recense dans l'industrie tous les services qui lui sont liés, certains experts en arrivent à estimer que 50 % , 53 % ou 54 % de la population active travaille en fait pour l'industrie. Aussi, nous faut-il faire très attention aux définitions et ne pas laisser croire, contrairement à certains auteurs, que nous sommes passés dans une société post-industrielle, l'industrie n'étant plus que l'activité des pays émergents. Nous nous battons en permanence contre cette idée, non pas simplement parce que c'est notre métier que de chercher à favoriser le développement de l'industrie mais parce que tous les exemples, en particulier japonais et allemands, nous montrent que les pays les plus développés sont aussi les plus industrialisés, sans même parler des États-Unis qui font un retour industriel extrêmement marqué.

Sur les questions de marque, nous avons fait de nombreuses études. Toute la question est de savoir si l'on peut dire que la marque est française dès lors que les produits sont ouvrés principalement en France. Pour tout vous dire, nous rencontrons beaucoup de difficultés à y répondre : à partir de quel stade de la production ou à partir de quelle proportion de la valeur ajoutée pouvons-nous considérer que le produit est français ? La réponse est même de plus en plus difficile. Ainsi avons-nous l'exemple de l'automobile où les groupes français ont d'importantes usines de composants hors de nos frontières, en Espagne par exemple. Eh bien nous ne considérons comme production française que les voitures qui sortent des chaînes en France et encore, avec Renault, Peugeot ou Citroën, n'y a-t-il pas beaucoup de risque de se tromper de marque mais, pour de nombreux produits, la question est très délicate. Cette forme de protection n'aurait rien d'anormal mais elle est difficile à mettre en jeu. C'est absolument certain.

Des enquêtes d'opinion menée à l'échelon international montrent d'ailleurs que si les produits industriels français commencent à être appréciés, les produits allemands - à qualité égale - peuvent, malgré tout, être vendus 15 % plus cher. Le cas de l'automobile est flagrant, il est connu, mais il se produit tout autant dans le domaine des machines où les acheteurs sont pourtant des professionnels. Il est incontestable que les Allemands peuvent offrir des machines plus chères et qu'ils emportent néanmoins le marché alors que la qualité française est équivalente.

Sur les leviers, je tiens à confirmer que nos leviers sont de moins en moins financiers. Il y a eu dans le passé des plans sectoriels qui n'ont pas été inutiles même si leur succès a été variable et relatif mais nous avons désormais une politique beaucoup plus macro-économique. Nous devons créer les conditions favorables au développement au moyen de l'accès aux capitaux, de la formation de la main d'oeuvre... etc. mais le dialogue avec les grandes entreprises portent de moins en moins sur des aides financières.

Il en est de même pour la recherche et développement où l'ANVAR, qui consacre chaque année 1,5 milliard de francs par an au développement de produits nouveaux, oriente ses efforts vers les petites et moyennes industries.

Nous considérons en effet que les grands groupes doivent financer par eux-mêmes leur développement même s'il est clair que, dans une économie mixte comme la nôtre, un grand groupe a absolument besoin - au meilleur sens du terme - de la puissance publique : qu'il s'agisse des questions d'environnement, de sécurité des produits, de propriété intellectuelle, de protection des consommateurs... Nous avons de très nombreux moyens qui nous permettent d'influencer la stratégie des grands groupes pour qu'elle soit à peu près conforme aux orientations macro-économiques de l'Etat.

M. le Président : Une dernière question : je voudrais vous demander votre sentiment sur le recentrage de notre système d'aides afin qu'il soit conforme aux impératifs de l'aménagement du territoire, que cesse ce foisonnement, ces cofinancements de l'Union européenne, de l'Etat, des collectivités territoriales, qu'il y ait enfin lisibilité. Il me serait utile de connaître le regard que porte un haut fonctionnaire sur ces systèmes pour savoir s'il est nécessaire de redéfinir les compétences de l'Etat, des collectivités territoriales... de façon à éclaircir le paysage et d'améliorer notre politique d'aménagement du territoire.

M. Jean-Pierre FALQUE PIERROTIN : Parlons du niveau national. Il y aura à l'évidence moins d'aides publiques à l'industrie qu'il n'y en a eu dans les années passées. Nous voulons désormais les concentrer sur l'essentiel. L'essentiel, c'est la préparation de l'avenir et c'est l'aménagement du territoire encore que nous ne croyons malheureusement pas beaucoup à la possibilité d'installer de nouvelles usines en province. Ce sera déjà une bonne chose si nous arrivons à y stabiliser l'emploi industriel.

Préparer l'avenir, c'est avant tout favoriser tout ce qui est recherche et développement puisque, si notre recherche fondamentale - d'après toutes les études, de l'OCDE notamment - est d'assez bon niveau, notre recherche appliquée est insuffisante et il n'y a pas suffisamment de passage - on le dit depuis des années mais cela reste vrai - entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée. C'est pour nous une priorité. Et c'est certainement là qu'il faut concentrer nos efforts en matière d'argent public à la fois par l'ANVAR et par des grands programmes technologiques financés par l'Europe et par la France.

Second point : nous voulons à tout prix favoriser l'adaptation des industries pour éviter des plans de restructuration qui sont très coûteux humainement et financièrement. C'est important à rappeler. Je me suis moi-même beaucoup occupé de la restructuration de la sidérurgie. Je vous ai rappelé qu'elle avait conduit à ce que les effectifs passent de 150 000 à 50 000 salariés. Ce n'était, certes, pas notre objectif en soi mais la sidérurgie française a été sauvée ce qui, a priori, n'était pas du tout évident.

Il y a eu un coût humain important et un coût financier très important puisque l'opération a coûté plusieurs dizaines de milliards de francs à la puissance publique, à la fois en termes économiques et en mesures sociales au titre de pré-retraites très nombreuses.

Dans l'automobile, nous avons déjà financé des plans sociaux et des réflexions sont actuellement en cours sur la « pyramide des âges » de ces entreprises.

Nous avons aussi des soucis dans la construction navale.

Notre objectif en la matière est, encore une fois, de favoriser l'adaptation des entreprises avant d'être contraints à des plans sociaux encore une fois très coûteux sur le plan financier et sur le plan humain.

Voilà ce que je peux dire quant à nos objectifs mais nous avons la conviction profonde que ce sont les conditions macro-économiques qu'il faut ajuster en permanence de façon à permettre le développement harmonieux d'une industrie qui reste importante dans notre pays. Le tourisme, l'agriculture, et le tertiaire ont tout à fait leurs mérites mais nous pensons, pour des raisons de fond, qu'il est indispensable que nous restions un grand pays industriel.

Le témoignage de la Direction du Trésor sur les délocalisations

Audition de Mme Anne LE LORIER,
Chef du service financements et participations de la direction du Trésor

et M. Pierre-Marie ABADIE,
Ingénieur des Mines

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 14 janvier 1999)

Présidence de M. Louis BESSON, Vice-Président

Mme Anne Le Lorier et M. Pierre-Marie Abadie sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mme Anne Le Lorier et M. Pierre-Marie Abadie prêtent serment.

Mme Anne LE LORIER : Pour essayer de répondre à une partie de vos préoccupations, j'évoquerai essentiellement trois aspects. En premier lieu, la mesure des délocalisations et leurs effets; en deuxième lieu, le rôle des aides financières dans les décisions de localisation et leur encadrement international et, en troisième lieu la question des politiques d'accompagnement en cas de conversion, lorsqu'un bassin d'emplois est durement touché par une délocalisation car, quoique ce troisième sujet ne relève pas stricto sensu de vos demandes, il me semble utile d'apporter un éclairage sur cette question.

Concernant les délocalisations, il convient au préalable de s'accorder sur leur définition. La définition la plus restrictive considère qu'une délocalisation consiste à fermer un site en France pour ouvrir un site à l'étranger. Selon une notion plus large, elle concernerait également un site ouvert à l'étranger qui aurait pu, en théorie, être ouvert en France. Enfin, une troisième approche, plus vaste encore, y intègre l'idée de sous-traitance, c'est-à-dire l'importation directe, par des industriels français, de produits entièrement fabriqués à l'étranger.

En matière d'investissements directs à l'étranger et en matière d'investissements directs étrangers en France, la France est très bien placée, puisqu'elle est quatrième investisseur à l'étranger et troisième pays d'accueil des investissements étrangers dans le monde. Il est également intéressant de relever que ces flux d'investissements, contrairement peut-être à leur perception publique, sont essentiellement dirigés vers des pays industrialisés et proviennent de pays industrialisés. Au surplus, il n'existe pas de forte corrélation entre les pays d'accueil ou d'origine des investissements directs et nos flux commerciaux. Si je prends l'exemple de l'Allemagne, notre premier partenaire commercial, peu d'investissements allemands sont réalisés en France, qui réalise elle-même peu d'investissements en Allemagne. Il existe toutes les gradations possibles entre flux d'investissements directs et flux commerciaux.

Nous observons une concentration relativement importante des secteurs qui réalisent les investissements, qu'il s'agisse des investissements à l'étranger ou des investissements en France. Il serait juste de souligner que, dans l'ensemble, les secteurs les plus gros pourvoyeurs ou clients d'investissements directs ne sont pas ceux qui rencontrent le plus de problèmes économiques identifiés. Concernant les investissements directs à l'étranger, un des secteurs industriels les plus importants est celui de l'eau et de l'énergie. Il ne me semble pas que ces secteurs aient souffert de la délocalisation, au sens négatif habituellement entendu de destruction d'emplois en France. Il importe de procéder à une distinction fine entre l'effet macro-économique global ou l'effet sur certains secteurs qui peut être très positif ou, dans certains cas, négatif, et le phénomène des investissements directs.

De plus, il est nécessaire de mesurer l'impact de ces flux en termes d'emplois en France. On pourrait imaginer que les investissements directs à l'étranger soient destructeurs d'emplois. Je citerai un chiffre émanant du Service d'études statistiques du ministère de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, estimant que les exportations françaises correspondent à 3,3 millions d'emplois en France, à savoir que nous perdrions 3,3 millions d'emplois, à défaut de cette performance à l'exportation. L'étude précise du secteur des produits industriels manufacturés stricto sensu fait apparaître un excédent de  52 milliards de francs dans les années 1995-1996, représentant 120 000 emplois.

Concernant également la dimension des investissements directs, il serait légitime de craindre que ceux réalisés dans des pays à faible coût de main-d'_uvre se traduisent par un déficit d'emplois en France. Or, ce n'est pas le cas. Si l'on observe les échanges entretenus avec des pays d'Asie très dynamiques, tels que l'Indonésie, la Malaisie ou les Philippines, notre solde commercial est excédentaire. Nous exportons plus que nous n'importons, si bien que les échanges avec ces pays sont créateurs d'emplois en France. Il existe des exceptions, comme la Chine, où force est de constater que notre commerce n'est pas excédentaire.

Nous sommes donc confrontés à un phénomène qui se décline de façon très différente selon les secteurs et qui, élément essentiel, est globalement positif pour l'emploi en France.

Ma dernière observation porte sur la corrélation entre l'investissement direct à l'étranger et l'investissement en France. D'aucuns ont craint que le développement des investissements à l'étranger pèse sur l'investissement en France. Or, les séries statistiques montrent que les deux flux d'investissements évoluent parallèlement. Lorsque l'investissement en France progresse, l'investissement à l'étranger progresse lui aussi ; s'il régresse, l'investissement à l'étranger régresse également. Nous n'avons pas le sentiment d'un effet d'éviction, à savoir qu'un effort d'investissement à l'étranger se fasse au détriment d'un investissement en France, phénomène mesuré il est vrai globalement et non groupe par groupe. Ces remarques constituent un premier cadrage de l'impact des investissements à l'étranger.

La deuxième dimension consisterait à envisager la situation sous l'angle des groupes : voir s'ils disposent d'un degré de liberté ou non et pour quelles raisons ils investissent à l'étranger. Je suis certes moins bien placée qu'eux pour vous répondre et ne fournirai que des indications d'ordre général.

Il me semble intéressant, phénomène relevé dans un rapport dit «Industrie 2000» publié en 1997, de constater les modifications intervenues dans l'organisation industrielle. L'organisation centralisée, avec des décisions qui portaient sur l'implantation des unités de production, que nous considérions autrefois comme la règle d'or, a été bouleversée par l'évolution de l'organisation industrielle et nous avons affaire aujourd'hui, me semble- t-il, à des groupes disposant d'une organisation décentralisée, raisonnant aussi bien sur les sites de production, sur les centres de recherche et de développement, les centres de logistiques que sur les fonctions horizontales  - de management, de gestion des ressources humaines, de commerce, etc. -, et qui sont confrontés à des marchés réagissant beaucoup plus vite. Je pense en particulier au groupe français sidérurgique Usinor, qui a connu une histoire extraordinairement contrastée et qui, après avoir traversé une crise extrêmement douloureuse dans les années quatre-vingt, est à l'heure actuelle l'un des premiers groupes sidérurgiques mondiaux. Il vous dirait, selon moi, qu'il n'a jamais connu de cycles de variation de la demande de la part de ses clients aussi courts et aussi brutaux qu'aujourd'hui. Dans cet univers, les groupes sont tenus de réagir vite et d'adopter un comportement, en termes de décision d'investissement, très différent de celui qu'ils avaient auparavant, leur objectif étant de garder leurs marchés et de les accroître. Il est probable qu'une position statique sur le plan géographique les priverait de la possibilité de faire concurrence efficacement à leurs rivaux.

On peut regretter une telle situation. L'horizon de décision des investissements est beaucoup plus court qu'il ne l'était autrefois, où il était possible d'imaginer qu'un site se trouvait à un quelconque endroit pour une cinquantaine d'années minimum. Ce n'est plus vrai à l'heure actuelle. Je ne fais que constater le phénomène sans être sûre qu'une réponse puisse lui être apportée.

Le dernier aspect que j'évoquerai me fournira une transition avec les décisions de localisation d'investissements ou de délocalisation. Il est communément admis que les décisions de délocalisation sont prises essentiellement au regard du coût de la main-d'_uvre, d'où les difficultés dénoncées sur la branche «textile-habillement», considérant que la perte de substance industrielle de la France est liée à une délocalisation motivée strictement par le coût de la main-d'_uvre. Or le cas de ce secteur industriel particulier me semble atypique par rapport à l'expérience vécue dans les autres secteurs. De nombreux secteurs industriels exigent de se situer à proximité des marchés de débouchés. C'est le cas des groupes ayant trait à des productions lourdes, comme le ciment ou les engrais. Il ne leur est pas possible de localiser leurs sites de production en France pour alimenter les marchés étrangers.

De plus, les décisions de localisation reposent, au-delà du coût de la main-d'_uvre, sur les coûts de distribution et de logistique. Est-il plus intéressant de fabriquer un produit manufacturé loin de la France et de le réimporter, compte tenu des coûts commerciaux et de marque que cela comporte, ou est-il préférable de conserver la fabrication en France? Concernant l'évolution du secteur «textile-habillement» aujourd'hui en Europe - c'est peut-être moins vrai en France -, il est intéressant de constater que certains industriels ont fait le choix de la marque et de la fabrication en France, d'autres le choix de la délocalisation de leur fabrication, sans pour autant qu'il soit possible de déterminer actuellement qui a raison. Il existe dans ce secteur des expériences réussies - en France, en Suède, en Espagne - de groupes qui concentrent leur fabrication dans des pays développés de l'Union européenne, pendant que d'autres industriels importent des pays tiers. Ils sont seuls à pouvoir vous répondre sur ce terrain. Leur secteur est particulièrement frappé. Toutefois, l'emploi à l'étranger de cette branche représente 10 % de son emploi en France, ordre de grandeur qui ne correspond pas à un renversement complet, avec une totale externalisation de la production.

Voilà ce que je pouvais vous dire sur le phénomène des délocalisations, sans ignorer, nonobstant les bénéfices que l'on peut retirer des phénomènes d'ouverture sur l'extérieur pour l'emploi en France, il reste vrai que les délocalisations peuvent provoquer des drames dans certaines régions françaises et qu'il convient d'essayer de compenser du mieux possible les conséquences négatives des fermetures de sites. C'est l'objet de l'accompagnement des conversions, sur lequel je reviendrai.

Par ailleurs, le rôle des aides financières me semble important. Souvent, et peut-être plus particulièrement en France, les décisions d'investissements ou de localisation sont supposées être étroitement fonction du montant des aides financières supposées être obtenues des autorités publiques. Il est intéressant de constater, dans le cadre des résultats d'une enquête lourde menée sur ce sujet par différents organismes, notamment l'étude « Industrie 2000 » d'octobre 1997, que le critère «aides financières possibles» de la part des autorités publiques, nationales ou locales, intervient au douzième rang des critères de décision de localisation des investissements. Les études menées par l'insee montrent de même qu'il s'agit d'un souci certainement très élevé chez les chasseurs de primes, avec la dimension péjorative attachée à cette expression et qu'il y a lieu de combattre, mais que la recherche des aides financières ne constitue pas l'élément essentiel de la décision de localisation mais, seulement un critère marginal, qui en tant que tel peut avoir une importance décisive, sans constituer le support essentiel des décisions d'investissements.

La taille du marché est un critère primordial dans la décision d'investir. De ce point de vue, la France est bien placée, de par sa taille propre importante, et parce qu'elle offre un point d'accès géographiquement bien situé dans l'Union européenne. Par contre, dans les deux domaines importants que sont la fiscalité et le coût de la main-d'_uvre, notre image n'est pas excellente.

Il est exact que les investissements directs étrangers en France sont moins créateurs d'emplois que dans d'autres pays de la Communauté européenne, particulièrement en Irlande, souvent citée en exemple. Nous nous trouvons dans cette situation probablement parce que, vu par l'employeur et non par le salarié sous l'angle du salaire net, le coût de la main-d'_uvre en France est très élevé. Pour cette raison, l'investisseur étranger, tout comme l'investisseur français, a tendance à réaliser des investissements qui économisent la main-d'_uvre mais il est vrai qu'intervient également comme élément de décision la qualité de cette main-d'_uvre, terrain sur lequel il est juste d'affirmer que la France est bien placée.

Quant à la fiscalité, le sujet est extrêmement complexe. Il est d'usage d'entendre tous les investisseurs, étrangers ou français, expliquer que le poids de la fiscalité est insupportable. Je ne trancherai pas en ce qui concerne notre position sur l'échelle de la pression fiscale, sujet qui mérite davantage qu'une analyse macro-économique. En termes de prélèvements globaux, nous nous situons en tête du groupe de l'Union européenne, mais il est néanmoins clair que l'effet de la fiscalité est très dépendant des impôts utilisés, de leur assiette, des effets indirects de la fiscalité sur les éléments qui n'en sont pas directement redevables. La comparaison des différents systèmes fiscaux est l'objet d'un énorme chantier dans l'Union européenne, susceptible de les faire évoluer. Toutefois, l'élément «fiscalité» en France n'est pas jugé très favorable par les investisseurs étrangers. De plus, l'instabilité de la fiscalité leur paraît un phénomène perturbant. Ils sont déconcertés par la fréquence des changements de réglementation fiscale. Notre système est, non seulement très sophistiqué, mais très variable. Les réflexions du Gouvernement et du Parlement intègrent dorénavant cette dimension. La réforme de la taxe professionnelle, sujet concernant tant les investisseurs étrangers que français, peut répondre en partie à leurs préoccupations.

Les investisseurs étrangers sont également sensibles aux problèmes de flexibilité et aux règles du jeu en matière d'emploi. Il est clair que nous sommes confrontés de leur part à un souhait de plus grande flexibilité.

Pour quitter ces terrains pour d'autres sujets non moins importants, il importe de rappeler le positionnement de la France en termes d'infrastructures. Nous sommes plutôt bien considérés, avec néanmoins l'infériorité de la connexion intermodale de nos transports qui n'est guère satisfaisante. Nous sommes jugés faibles dans deux domaines de transport, à savoir les ports et le transport ferroviaire. La Hollande est citée en exemple parmi les pays européens parce qu'elle a su développer de très nombreuses plates-formes multimodales.

Les infrastructures de télécommunications sont également essentielles. Il me semble que nous sommes en train de combler le handicap que nous conservions en matière de coût des télécommunications. La querelle ne portait pas sur la qualité, mais bien sur l'incidence financière qui est sur le point d'être corrigée.

Pour ce qui est de l'aspect recherche et innovation, nous éprouvons traditionnellement, aux yeux de l'étranger, une difficulté à faire bénéficier le tissu économique de la recherche académique à laquelle la loi sur l'innovation tente de répondre. Nous avions une excellente image de marque sur le plan de la recherche fondamentale, mais nous la gâchions, faute de savoir attirer les investissements grâce aux retombées économiques de ladite recherche.

Les grands points relevés dans cette étude ont naturellement donné lieu, de la part de ses auteurs, à un certain nombre de recommandations, parfois provocantes, notamment en matière de droit du travail, mais d'autres pistes identifiées dans ce rapport me semblent de nature à porter nettement profit à la compétitivité du territoire français.

J'évoquerai un dernier point. Nous avons été frappés, dans les contacts que nous avons entretenus avec les industriels, de constater que l'état de droit était au moins aussi important que l'environnement économique. Notre caractéristique particulière, bien connue du Parlement qui a rédigé un rapport en ce sens, concerne le système des tribunaux de commerce. Il faut savoir que ce système est très négativement jugé par les investisseurs étrangers qui ont le sentiment d'être confrontés à un système juridictionnel et à des règles de droit non maîtrisés et non maîtrisables, ce qui n'est pas, à mon sens, sans nous avoir joué des tours.

Mes propos avaient pour but de montrer que les aides financières constituaient un élément relativement marginal dans les décisions des investisseurs, sans pour autant sombrer dans la naïveté. Il va de soi que les aides financières ont un rôle à jouer. La question est de savoir si nous ne risquons pas de nous épuiser dans une concurrence d'aides financières qui serait désastreuse entre pays de l'Union européenne ou, plus largement, entre pays industrialisés et, au sein du territoire français, entre ses différentes régions.

L'action internationale de la France s'est traduite par différentes initiatives du Gouvernement pour participer aux efforts de l'Union européenne de mise au point d'un code de bonne conduite en matière fiscale. Ce sujet, éminemment important, progresse. Il ne s'agit pas, à ce stade, d'appréhender la fiscalité, dans une approche globale, comparée pays par pays, mais plutôt d'éviter toute entorse au système fiscal national à destination d'investisseurs étrangers qui soit totalement dérogatoire et de nature à biaiser considérablement la concurrence entre les différentes parties de l'Union européenne. Ce code de bonne conduite est sur le métier. Souhaitons qu'il aboutisse rapidement !

La France se bat, par le biais de l'Union européenne, dans une deuxième enceinte, celle de l'Organisation Mondiale du Commerce, seul outil international susceptible de faire pièce efficacement à la tentation trop souvent unilatérale américaine. Le combat à mener est, à mon sens, considérable. Nous ne devons probablement pas en attendre une harmonisation des règles, car nous ne parviendrons probablement jamais aux mêmes systèmes nationaux ; en revanche, il est essentiel d'essayer de mettre fin à toutes les distorsions intolérables, non seulement du point de vue de la concurrence, mais également du point de vue du bien-être collectif global de l'économie de l'ensemble des pays. Je pense notamment aux problèmes de l'environnement et du dumping.

Un autre point, objet de fréquents et vifs débats en France et dans les autres pays de l'Union, porte sur l'encadrement des aides d'Etat. L'Union européenne est particulièrement vigilante sur ce terrain, d'autant plus qu'elle n'agit pas toujours de sa propre discrétion, mais sur plaintes de concurrents et est donc tenue d'examiner les dossiers. Il se trouve que la France a présenté de nombreux dossiers à Bruxelles, principalement relatifs à la restructuration du secteur public pour des montants de plusieurs milliards de francs, impressionnants tant pour nous que pour les autorités européennes. Il est important de savoir que la France n'est pas particulièrement victime de l'attention de Bruxelles. Au vu des statistiques, nous constatons qu'en 1997 la Commission a pris 52 décisions en matière d'aides d'Etat, la France venant en quatrième position, très loin derrière l'Allemagne qui a fait l'objet de 194 décisions et derrière l'Italie et l'Espagne. Nous faisons, comme les autres pays, l'objet de l'attention des autorités européennes, sans être pour autant particulièrement plus exposés que d'autres pays européens.

Par ailleurs, il me semble que les autorités françaises ont réussi à obtenir des décisions favorables sur toute une série de dossiers très important pour l'économie française. Vous connaissez le cas difficile en cours relatif au plan textile. Il faut savoir que nous ne sommes pas le seul État membre concerné puisque la Belgique, qui avait également mis en place un dispositif particulier pour cette industrie, fait l'objet des mêmes condamnations. Il est juste de dire que nous sommes soumis à un contrôle rigoureux, exercé dans des conditions somme toute équitables à en juger par l'expérience des dernières années, et qu'il n'est pas forcément contraire à notre intérêt que la «bagarre» ne se déroule pas entre pays européens de façon obscure et coûteuse pour les contribuables.

L'encadrement des aides financières et la définition de règles du jeu précises semblent aller dans le sens de l'intérêt de l'économie française et, plus largement, des pays de l'Union européenne.

Le dernier point que je souhaiterai aborder rapidement concerne le cas le plus difficile et le plus douloureux, à savoir ce qu'on peut-on faire et ce qu'il faut faire lorsqu'une fermeture de site touche durement un bassin d'emplois, une commune ou un territoire ? J'ignore quel est le terme approprié. Que tirer de l'expérience ? Semble-t-il, plusieurs enseignements. En premier lieu, très souvent, trop d'espoirs sont mis dans la venue d'entreprises totalement extérieures à la zone concernée et les expériences qui ont davantage réussi dans la durée sont parvenues à combiner des implantations d'entreprises déjà présentes, qui ont pu être aidées dans leur développement, avec l'accompagnement des entreprises sous-traitantes ou dépendant du site fermé. Naturellement, la venue d'entreprises extérieures lorsque c'est possible, françaises ou étrangères est positive mais il est également vrai que lorsque l'ensemble du dispositif repose sur la venue d'une entreprise externe au bassin considéré, il arrive qu'elle reparte dès lors que les conditions sont réunies pour le lui permettre. Deux dossiers ont beaucoup frappé l'opinion. Il s'agit de deux entreprises ayant quitté la Lorraine pour l'Écosse, si ma mémoire est bonne, sans violer les conditions d'attribution des aides, car elles sont parties après expiration des conditions posées à leur attribution. Il s'agit certes d'une catastrophe locale, mais non d'une situation où les règles du jeu auraient été délibérément violées et non sanctionnées.

Nous avons l'impression que les espoirs portés pour attirer encore davantage les investissements étrangers ne sont pas toujours de nature à répondre aux difficultés des conversions. Pour quelles raisons ? Bien souvent, les drames surviennent «sans préavis», même si l'on se doute parfois qu'un problème risque de se poser suite à la fermeture d'un site. «Le travail de deuil» est si pénible à faire que personne n'ose l'intégrer dans son raisonnement, si bien que le retard accumulé est considérable lorsqu'il s'agit d'attirer un investissement. La préparation en amont est alors trop longue à mener lorsque la conversion devient nécessaire. Le fait de reposer l'effort plutôt sur des entreprises proches du site semble plus efficace de l'avis des personnes qui ont eu en charge des dossiers de reconversion ainsi que l'idée de bénéficier d'une implantation durable dans le tissu local.

De quels outils peut-on disposer en ce domaine ? Ce sont essentiellement les sociétés de conversion, sans oublier le rôle des administrations d'Etat. La Lorraine a connu des expériences extrêmement réussies de diagnostics très détaillés des atouts et handicaps des bassins d'emploi touchés ou menacés par des fermetures, qui ont permis de réagir efficacement lorsque les difficultés se sont présentées.

La préparation en amont de la conversion est extraordinairement précieuse, et il me semble que partout où les choses se sont bien passées, les autorités administratives et les élus locaux avaient intégré dans leur réflexion l'extraordinaire mobilité actuelle des marchés et des entreprises et avaient en quelque sorte accompli un travail préparatoire d'environnement d'accueil, très en amont, qui s'est avéré particulièrement efficace au moment où les décisions et les réactions ont dû être prises.

Il est clair que le sujet est d'une extrême complexité et qu'il convient essentiellement aujourd'hui de souhaiter des partages d'expériences. Il y a eu, dans bien des cas, des expériences réussies de société de conversion ou de «Monsieur conversion» qui ont réalisé un travail remarquable. Peut-être aurions-nous plus à gagner à ces partages d'expériences qu'à la création d'outils nouveaux. Une démarche de mise en commun et d'évaluation a posteriori semble à ce titre primordiale, avant de se lancer dans l'invention de nouveaux instruments.

Autre observation : les entreprises intègrent de plus en plus les conséquences de leurs décisions et un certain nombre d'entre elles ont introduit des plans de conversion dans leur plan de restructuration. Je citerai au moins trois exemples : Alsthom à Belfort, l'Entreprise minière et chimique dans le bassin potassique et Chausson dans le bassin de Creil. L'expression «bassin» est parfois étroite et l'expérience prouve qu'il convient, pour une reconversion réussie, d'accepter de dépasser les limites juridiques du territoire concerné.

Enfin le souci de la commission est de dresser une liste des aides directes et indirectes dont peuvent bénéficier les groupes industriels, financiers, bancaires et d'assurances. Il s'agit d'un exercice énorme et je crains de vous faire «faux bond» car j'appartiens à une direction qui n'est pas gestionnaire d'aides. Je m'efforcerai de répondre à vos questions à ce propos, tout en étant moins bien armée que d'autres administrations en charge directe de la gestion de ces aides. Je suis néanmoins toute disposée à me prêter à cet exercice.

M. le Président : Je ne sais si cela vous console, mais tous nos interlocuteurs nous ont affirmé que c'était impossible. Nous sommes cependant têtus et, si vous le voulez bien, je pense que vous pourrez obtenir, auprès de vos collègues, des renseignements qui n'appartiennent pas à votre propre direction et nous communiquer, par la suite, certaines informations par écrit.

Mme Anne LE LORIER : Il est certain que nous vous fournirons avec plaisir toutes les informations à notre disposition et que nous vous aiderons du mieux possible, mais je crains que nous ne soyons totalement ignorants dans certains secteurs.

M. le Président : Je vous remercie de votre exposé. Nous allons procéder à l'exercice des questions, avant de laisser la parole à M. le Rapporteur. Au préalable, je souhaite revenir sur plusieurs points.

Vous avez semblé établir une corrélation directe entre la performance à l'exportation et le ratio d'investissements à l'étranger. La situation est-elle aussi sûre, car les investissements sont souvent destinés à la création d'infrastructures locales qui, de facto, changent assez sensiblement la nature des échanges ?

De plus, vous avez dit que nous n'étions pas particulièrement dans l'_il de la justice européenne ou de la Commission, mais sans doute est-ce parce que d'autres pays contreviennent plus que nous. Je suis heureux d'entendre de pareils propos de la part du représentant du Trésor car il me semble que nous, Français, ressentons un certain complexe vis-à-vis de l'Europe. Nous avons constamment peur que nos partenaires ne nous considèrent comme de mauvais Européens et nous cherchons toujours à faire la démonstration que nous sommes de bons élèves. Pour ce faire, nous allons souvent au-delà des pratiques qu'ils s'imposent à eux-mêmes.

Je vous livrerai une expérience personnelle, à titre anecdotique. Lorsque j'étais Président de la Commission supérieure du service public des Postes et Télécommunications, j'ai eu, à de nombreuses reprises, l'occasion de me rendre en Allemagne et d'y rencontrer nos collègues allemands. Je me souviens d'un entretien avec l'ancien Président de Deutsche Telekom, en présence des députés et du ministre allemand des Télécommunications. Le Président de la Deutsche Telekom nous expose sa stratégie. Au terme de son exposé, je le remercie de la confiance qu'il me prête en m'exposant sa propre stratégie d'entreprise. Je lui fais cependant remarquer qu'elle se trouve en totale contradiction avec les règles européennes édictées par Bruxelles. Il m'a très clairement répondu, publiquement, qu'il le savait mais qu'il savait également que la Commission aurait besoin de deux ans pour le condamner, très exactement le temps qui lui était nécessaire pour asseoir son activité. Le ministre allemand, sans toutefois applaudir, s'est contenté de sourire, manifestant, à l'évidence, son plein accord. Il existe une différence de psychologie dans l'application des règles entre eux et nous qui ne nous donne pas forcément toujours un avantage. C'est également le cas dans le secteur du textile.

Par ailleurs, troisième aspect que j'évoquerai rapidement, vous affirmiez que le problème des aides financières n'intervenait qu'en treizième position dans les facteurs de motivation des investisseurs. Êtes-vous absolument certaine de la sincérité des réponses et ne pensez-vous pas que vous auriez découvert, en les passant au détecteur de mensonges, qu'ils étaient beaucoup plus hypocrites qu'ils n'y paraissent ?

Enfin, dernier point concernant l'harmonisation fiscale, il est vrai qu'il s'agit d'un facteur de distorsion de concurrence, mais c'est un facteur dont nous souffrons de manière plus qu'endémique dirais-je, génétique en France, puisque la fiscalité locale crée en permanence des situations de concurrence déloyale bien avant l'attribution des aides. Sur ce plan, nous ne sommes pas, pour l'heure, les meilleurs élèves de l'Europe !

Mme Anne LE LORIER : Sur le point de savoir s'il existe une corrélation entre les flux d'investissements directs à l'étranger et les investissements domestiques nous ne disposions d'aucune indication selon laquelle l'investissement à l'étranger aboutirait à tuer l'investissement en France.

Ma deuxième observation relevait en effet que notre condition d'exportateur est globalement favorable à l'emploi et que nous sommes exportateurs en partie du fait de notre implantation à l'étranger, car les implantations de groupes français à l'étranger génèrent des flux d'exportations depuis la France. Mais il est également possible de dire qu'ils génèrent des flux d'importations. D'ailleurs, je n'ai pas établi de lien entre performance à l'exportation et investissements directs, mais j'ai affirmé simplement que l'investissement direct à l'étranger ne s'opérait pas au détriment de l'investissement en France et que, de plus, nous étions à la fois exportateurs et créateurs d'emplois en France, quelles que soient les difficultés rencontrées par telle ou telle branche particulière de l'industrie.

Si je prends le domaine des services financiers, qui n'appartient pas stricto sensu à l'exportation, il est clair que l'implantation à l'étranger des banques et des assureurs français participe de la création d'emplois en France parce qu'elle génère un flux de clientèle et d'activité dont ils perdraient le bénéfice.

Pour ce qui est de l'Union européenne, j'ai simplement voulu dire que j'avais parfois constaté que la France se sentait particulièrement «victimisée» par Bruxelles et que je cherchais simplement à combattre cette idée. Vous avez tout à fait raison de préciser que si l'Allemagne a donné lieu à 194 décisions, c'est que l'Allemagne avait dans 194 cas au moins commis des faits qui posaient problème ou question. L'unification allemande a été source d'aides considérables et donc de réflexions multiples sur les différents dossiers d'entreprises concernées. Il ne me semble pas que le sujet fasse nécessairement l'objet de notre part d'un complexe. Je pense que l'appréciation fausse selon laquelle nous serions «plus surveillés» par Bruxelles que d'autres s'appuie sur le fait que nous avons dû défendre des dossiers particulièrement visibles car issus du secteur public et que se mêlait, à la notion d'aides d'Etat, l'interrogation sur la légitimité de la Commission de Bruxelles à statuer sur la possibilité d'une entreprise d'être publique ou non, sujet sur lequel il ne lui appartient pas de s'exprimer. Parce qu'il s'est agi d'entreprises publiques et de montants unitaires colossaux il y a pu y avoir l'impression d'une vindicte particulière de la part de Bruxelles à l'encontre de la France, mais je partage avec vous l'idée que les Français ont le défaut d'être souvent trop cartésiens et parfois moins habiles que leurs partenaires européens.

Concernant le troisième point, je ne suis pas totalement convaincue que les motivations des investisseurs qui placent les aides parmi les facteurs seconds de leurs décisions relèvent de l'hypocrisie car une aide est par nature éphémère tandis qu'une décision d'implantation, certes moins durable aujourd'hui qu'auparavant, est néanmoins plus pérenne que l'aide qui lui est associée. À l'heure actuelle, la sensibilité des groupes industriels aux variations de leurs résultats de comptes d'exploitation est extrêmement forte et c'est pour cette raison que je ne suis pas sûre qu'il ne s'agisse que d'hypocrisie. Je ne suis pas en mesure d'affirmer scientifiquement que ce critère intervient en 12, 13 ou 14e place. L'échantillon n'était probablement pas parfait, la méthode d'interrogation ne l'était certainement pas non plus... Toutefois, en observant la situation sous un angle plus national, sans nous intéresser aux investisseurs internationaux, il importe de savoir que l'insee a réalisé des études très pointues sur l'impact de la fiscalité locale dans le cadre d'un déplacement entre deux communes, à savoir quelle serait par exemple la conséquence d'une différence de niveau de taxe professionnelle sur la décision de transfert de l'entreprise. Nous constatons des phénomènes inattendus. Pour un écart de fiscalité substantiel, les écarts kilométriques s'élèvent en moyenne à 3,5 L'insee est arrivé à la conclusion, qui ne s'étaye plus sur des sondages, mais sur des études de terrain très précises, que les différences de pression fiscale entre collectivités locales n'entraînaient des déplacements qu'à la marge, ce qui, à mon sens, renforce l'idée que les autres éléments de décision de localisation, à savoir s'il existe les infrastructures suffisantes - gare, eau, électricité... -, sont des critères au moins autant, si ce n'est beaucoup plus, importants. Il me semble que l'insee pourrait vous communiquer les résultats de ses travaux qui m'ont d'autant plus marquée que je ne m'y attendais pas, croyant naïvement qu'une différence de pression de fiscalité locale entraînait des transferts de localisation dans un rayon moyen de 200 kilomètres.

M. le Rapporteur : Madame Le Lorier, je vous poserai quelques questions rapides, sachant que pour certaines d'entre elles vous pourrez sans doute nous faire parvenir les documents.

Vous avez évoqué la part importante des exportations, liée au fait que nous avons «externalisé» à l'étranger. Quelle est la part des exportations qui entrent dans les flux internes des groupes, ceux des groupes français disposant d'implantations à l'étranger et ceux des groupes étrangers ayant des implantations à l'étranger en France ? Avons-nous une idée de ce que représentent les exportations et importations du à ce phénomène d'externalisation à l'étranger en regard de nos exportations en général ?

Au cours des années récentes, quelle a été l'évolution de l'action du ciri ? J'ignore s'il relève de votre direction, mais je suis originaire de la région havraise où le ciri est souvent vécu comme un «abominable» organisme à vouer aux enfers pour l'éternité. Je suis intéressé à titre personnel, mais il me semble que la commission le sera également.

Comment expliciter la méthodologie qui vous conduit à dire que 3,3 millions d'emplois sont directement liés aux investissements étrangers en France ?

Enfin, sur le rapport de l'Inspection générale des Finances et les zones franches, pourriez-vous nous en communiquer, par écrit, les principales conclusions en matière d'emploi ?

Mme Anne LE LORIER : Concernant la part des échanges internes aux groupes dans le total de nos importations et de nos exportations, je ne saurais vous répondre immédiatement. Le groupe Airbus, très connu, pèse lourd dans nos importations-exportations et vous connaissez la sensibilité du solde mensuel au nombre d'avions vendus par mois. Il s'agit d'un exemple extrême. Nous vérifierons le degré de finesse auquel nous pouvons descendre pour vous répondre.

Pour ce qui est du ciri, je comprends qu'il ait une très mauvaise image au Havre, pour une raison que nous connaissons tous. Je ne suis pas sûre que ce dossier corresponde au meilleur exemple de l'activité du ciri qui a probablement été utilisé à tort dans ce cas. En ce qui concerne l'évolution de son action, il me semble qu'il y a globalement moins d'entreprises en difficultés ce pour plusieurs raisons. En premier lieu, la loi sur la prévention et le traitement des difficultés d'entreprises a évolué en 1985, puis en 1994, avec un impact sur le mode de traitement des entreprises en difficulté. En deuxième lieu, l'action du ciri a été déconcentrée. Il existe également des corri et des codefi jouant un rôle plus actif qu'initialement. Le ciri portait alors un autre nom et était, à tort, exclusivement parisien. En troisième lieu, il me semble que le comportement spontané des créanciers des entreprises a évolué.

Il est préférable que nous vous communiquions des données chiffrées sur l'activité du ciri, sans entrer dans un débat qualitatif, à savoir s'il s'agit d'un bon ou d'un mauvais outil. J'affirme toutefois que, dans mes équipes, l'idée de pouvoir sauver une entreprise est fantastique et il ne conviendrait pas que vous doutiez que l'instrument s'y attache.

M. le Rapporteur : Vous avez déclaré que vous compreniez qu'il ait une très mauvaise réputation dans certains sites. Le sentiment des personnels des entreprises est que le ciri n'est pas là pour les sauver.

Mme Anne LE LORIER : Le cas du Havre est absolument dramatique, mais il ne s'agit pas d'un dossier ciri au sens où les décisions prises sur Le Havre depuis de très nombreuses années ne relevaient pas du ciri. En l'occurrence, il a davantage opéré en tant qu'un instrument d'expertise que de traitement.

Sur les emplois liés aux investissements directs étrangers. Le chiffre de 3,3 millions d'emplois est lié au montant de nos exportations, non à celui du montant des investissements étrangers en France.

Enfin, le rapport sur les zones franches me semble émaner d'un travail commun de l'Inspection des Finances et de l'Inspection des Affaires sociales, puisque les zones franches ne sont pas des outils conçus à seule fin économique. Je ne connais pas ce rapport qui n'est achevé que depuis peu.

M. Robert PANDRAUD : Je crois que nous nous en sortons mieux, en matière européenne, que certains autres États en raison du caractère unitaire de notre nation, différent du caractère fédéral que connaissent certains États, dont l'Allemagne, où la politique d'aides des collectivités locales, notamment des Länder, est beaucoup plus forte sur le plan régional que la nôtre.

Quant à l'importance relative des aides d'Etat, je partage votre opinion. J'ai reçu, pour ma circonscription, quatre ou cinq investisseurs potentiels qui ont sont très vite repartis, avant même de demander quel était le système des aides. Ils arrivent à Roissy, appellent un taxi qui leur explique qu'il ne peut qu'aller à Paris et non en Seine-Saint-Denis, compte tenu de son immatriculation. Ils reprennent un autre taxi et commencent alors le parcours du combattant administratif - commune, département -, d'autant moins cohérent qu'il s'agit d'obéir à des politiques issues de majorités différentes, voire opposées, prêtes à des surenchères pour obtenir des déplacements de trois kilomètres.

Vous avez entièrement raison de rappeler la totale incompréhension de nos règles de droit, et pas seulement des tribunaux de commerce ! Nos deux ordres de juridiction, administratif et judiciaire, sont également sources de complète incompréhension. Lorsqu'un maire annonce qu'il ne peut agir sans risquer le recours d'une association d'écologistes indépendante devant les tribunaux administratifs, l'investisseur vous demande ce qu'est un tribunal administratif. Lorsque vous le lui expliquez, ce dernier préfère aller s'installer plus loin.

Le problème essentiel, au-delà de savoir quelles seront les aides d'État dont l'avantage est largement compensé par les distorsions de fiscalité locale, réside dans la nécessaire réforme de l'État et de ses règles élémentaires de décentralisation pour maîtriser des progrès souhaitables et indispensables. Je suis désolé de dire au sein de cette commission, où je suis très largement minoritaire, mais j'ai l'habitude dans cette Assemblée d'être, en la matière, isolé - nous étions encore deux, il y a quelque temps, je suis aujourd'hui tout seul - que la décentralisation a constitué, en la matière, un mal absolu.

Lorsque vous évoquez un enchevêtrement historique d'institutions, de traditions ou autres, vous affolez les étrangers, qui préfèrent aller en Irlande, où l'implantation est beaucoup plus simple et menée avec savoir-faire. Il est également vrai que chaque année, dans la loi de finances, sont votées des modifications de régime fiscal qui, en dehors de la dgi et de trois ou quatre spécialistes et de la commission des finances, aucun député ne connaît ou ne comprend et qui se retrouve dix-huit mois plus tard confronté à des demandes d'explication qui lui sont présentées sans qu'il sache ce qu'elles signifient tout en les ayant très certainement votées. Elles évoluent au gré d'un article ou d'un autre, si bien que votre exposé sur le système fiscal à des investisseurs étrangers potentiels leur est incompréhensible.

Ces motifs ont un impact sur les choix d'investissements largement supérieur à celui de petites aides d'Etat, qui se rajoutent et se neutralisent, avec des changements de taxe professionnelle. Dans mon malheureux département qui cumule tous les vices, la zone prodigieuse de Tremblay-en-France bénéficie de toutes les retombées de Roissy. Il est vrai qu'abaisser les impôts attire beaucoup. À proximité, des communes pauvres désinvestissent à tout venant. Si vous y ajoutez quelques zones franches qui permettent aux entreprises qui veulent s'étendre de bénéficier d'effets d'aubaine, le tour est joué au détriment du contribuable qui ressent le manque à gagner ou finit par payer.

Ces exemples ne contreviennent absolument pas à vos propos, mais illustrent la situation que vous nous avez dépeinte, quelque peu kafkaïenne ou qui nous transporte au royaume du Père Ubu !

M. Jean ESPILONDO : À qui doit-on précisément s'adresser pour connaître les investissements français réalisés sur le territoire étranger ?

Mme Anne LE LORIER : À ma connaissance, il convient de s'adresser à la Banque de France. Le dispositif qui permet de mesurer le stock et les flux d'investissements français à l'étranger ou étrangers en France est celui de la balance des paiements, à savoir le suivi des relations financières entre la France et l'étranger. La Banque de France porte depuis toujours la responsabilité statistique de cet outil et peut ainsi fournir des données chiffrées, des ventilations par secteur, des variations dans le temps. En revanche, elle n'est pas nécessairement en mesure de descendre jusqu'à une entreprise donnée. Elle parlera de «secteurs», non d'une entreprise x ou y. Elle sait, comme tout un chacun par la presse, qu'une très grosse opération comme Rhône-Poulenc-Hoescht aura une incidence sur les statistiques de l'année concernée, qu'elle pourra déceler. Sinon, elle n'est pas nécessairement apte à identifier nominativement les entreprises; les déclarations se font par l'intermédiaire du système bancaire, sous forme de codes de déclarations, et il ne me semble pas qu'elle ait une approche précise des entreprises en termes de raison sociale. Elle pourra sûrement vous répondre sur les ventilations statistiques, géographiques. Elle publie d'ailleurs régulièrement ces séries sous forme de monographies.

L'autre support permettant de repérer des investissements directs en France relève d'une réglementation aujourd'hui limitée au secteur de la Défense, de la Santé et de la Sécurité publique, concernant des opérations qui donnent lieu à autorisation préalable des pouvoirs publics. Une entreprise étrangère ne peut acheter une entreprise exerçant une activité de production de matériels pour la Défense sans autorisation. Dans ces secteurs, on est certain de pouvoir identifier les opérations, mais les spécialistes du ministère de la Défense sont les seuls à disposer d'un dispositif d'autorisations permettant des repérages nominatifs.

M. Alain COUSIN : Avec vous, je suis convaincu que la plupart des fonctionnaires de ce pays, lorsqu'il s'agit d'une difficulté économique que l'on rencontre dans nos régions, mettent tout en _uvre pour essayer de faire aboutir les solutions que nous estimons collectivement utiles en faveur du dossier considéré. Il n'en reste pas moins que, par expérience, nous assistons à des comportements «jugulaires» à l'excès de certains trésoriers payeurs généraux. Je conçois que l'on soit trésorier payeur général, mais devenir pour autant un ayatollah me semble préoccupant. Je pense à un dossier précis où chacun, autour du préfet, a fait preuve d'imagination et de bonne volonté, et notamment à l'occasion duquel un collaborateur polytechnicien de la drire m'a expliqué récemment avoir passé dix fois plus de temps chez le tpg qu'à l'intérieur de l'entreprise, avec en jeu une somme d'argent public, du fnadt, de 1,2 million de francs sur un investissement de l'ordre de 22 millions de francs! Je ne dis pas que cela se passe partout de la même façon, mais je voudrais que certains trésoriers payeurs généraux se comportent positivement et nous gagnerions à ce qu'ils s'instaurent moins en juges d'opportunité car ils ne sont pas là pour cela.

Que l'on se ne méprenne pas sur mes propos, je ne remets nullement en cause l'ensemble de l'administration ! Je ne parle pas de l'ensemble des trésoriers payeurs généraux, mais nous rencontrons parfois à cause d'eux de réelles difficultés. Il serait bon que ce message soit entendu !

M. le Président : Trop souvent, les trésoriers payeurs généraux et leur service participent ou contribuent à cette volonté contagieuse d'intervenir dans les choix d'opportunités qui ne leur appartiennentt pas, mais cela est également vrai pour les services préfectoraux, pour les Cours régionales des comptes et pour un certain nombre d'organismes.

M. René MANGIN : Madame, vous avez évoqué le cas d'une entreprise venue s'installer en Lorraine dans le cadre de la reconversion, qui est partie en Irlande. Je pense que vous évoquiez jvc. Nous entendons beaucoup, sur le terrain, que le transfert s'est opéré dans le respect du cadre juridique imposé par l'Europe et par les différentes collectivités territoriales ayant financé le projet. Il me semblerait toutefois intéressant de savoir si certains aigres fins n'auraient pas été présents pour se servir, car le malaise et le traumatisme créés dans la population sont importants. Je souhaiterais donc que la commission d'enquête dispose des études menées sur les retours sur investissements, à savoir la taxe professionnelle payée, les impôts versés à l'État et l'évaluation des autres richesses apportées...

Mme Anne LE LORIER : Je ne sais s'il existe ou non des études permettant de tirer un bilan en quelque sorte global, pour la région concernée. Nous chercherons si nous disposons d'une monographie sur le cas de jvc ou sur celui d'une autre entreprise pour que vous disposiez d'éléments d'appréciation.

M. le Président : Le rôle du Trésor dans tout ce qui concerne les mouvements financiers dans les entreprises auraient pu nous entraîner vers encore plus de questions et sur d'autres domaines. Je vous propose donc, au fur et à mesure qu'elles émergeront, provoquées par d'autres auditions, que nous vous les posions par écrit et obtenir ainsi de votre part d'autres éclairages.

Le témoignage de la Direction des Relations Economiques Extérieures sur le commerce extérieur

Audition de M. Jean-François STOLL,
Directeur de la D.R.E.E.

(extrait du procès-verbal de la séance du 24 février 1999)

Présidence de M.  Alain FABRE-PUJOL, Président

M. Jean-François Stoll est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Jean-François Stoll prête serment.

M. Jean-François STOLL : La Direction des relations économiques extérieures est une petite direction du ministère des finances, habituellement qualifiée de direction d'état-major, qui regroupe deux cents cinquante à trois cents personnes. Elle présente la caractéristique d'avoir à l'étranger un important réseau de conseillers économiques qui, comme le rappellent parfois les ministres, sont «leurs yeux et leurs oreilles» mais qui font aussi beaucoup de travail d'assistance aux entreprises, petites et moyennes surtout, grandes quelquefois, dans leurs démarches internationales.

Nous avons trois métiers principaux.

Le premier et le plus historique, qui justifie notre positionnement au ministère des finances, consiste à gérer pour le compte de l'État un certain nombre d'aides, de garanties, de procédures qui soutiennent l'activité internationale des entreprises. J'y reviendrai tout à l'heure. Après avoir été notre principal métier durant de longues années, notamment avec la COFACE, outil le plus visible mais il en est d'autres, il est aujourd'hui, sinon en perte de vitesse, du moins beaucoup moins important que par le passé. Les entreprises y font aussi moins appel que dans les premières phases de notre internationalisation.

Notre deuxième métier est celui de collecteur, de traitement et de diffusion de l'information économique. Je ne m'y attarderai pas. Grâce à nos équipes d'économistes, de juristes, d'agents connaissant bien les matières commerciales, dans les pays nous «ramassons» de l'information que nous distribuons aux entreprises. Parfois nous la facturons. Bien entendu, le c_ur de cette information est d'abord destiné aux ministres.

Notre troisième métier, moins connu du public, est de plus en plus porteur pour le bien du pays. Nous sommes les porte-parole des administrations techniques et financières du pays dans les grandes enceintes multilatérales comme l'OMC, l'OCDE, dans certains domaines, et naturellement à Bruxelles, chaque fois que notre pays doit s'exprimer sur les questions commerciales, économiques ou financières du champ qui est le nôtre. Nous n'avons pas le monopole de la représentation à l'OCDE mais à l'OMC, nous préparons et défendons les positions françaises, qui peuvent être préparées de façon interministérielle par ailleurs.

J'y reviendrai car ce métier qui n'est objectivement pas un métier «grand public» nous conduit, au fil des années, à bâtir des règles du commerce international dans l'ensemble des compartiments, c'est-à-dire non seulement sur les tarifs et les droits de douane mais aussi sur des sujets qui touchent l'ensemble de l'activité internationale d'une entreprise: sa façon d'investir, de traiter les problèmes d'environnement, de traiter les problèmes de marchés publics, etc.

L'objet de votre commission d'enquête m'intéresse beaucoup parce qu'elle me rappelle un exercice auquel nous avions participé il y a quelques années, dont la thématique centrale était les délocalisations. Je ne veux pas ramener vos travaux à cette seule thématique. En lisant votre note introductive, j'ai relevé un certain nombre de termes sur lesquels vous me permettrez de poursuivre mon exposé, quitte à y revenir dans vos questions. Il s'agit des investissements directs à l'étranger, de la citoyenneté, des aides et des conditions d'octroi des aides et de la définition d'un groupe.

Cet exercice ne me surprend pas car dans notre activité quotidienne, faite de beaucoup de communication et pas uniquement vis-à-vis de l'entreprise, je suis très frappé de constater que plus la situation extérieure de notre économie s'améliore du point de vue macro-économique, plus nos soldes se confortent, plus le champ des échanges devient confortable au point qu'il n'est plus une contrainte de politique économique pour le Gouvernement qui n'a plus à gérer la pression externe, et plus se développe le débat sur la pertinence de l'ouverture de notre économie. Ce débat s'instaure dans une partie de la nation, dans une certaine partie de la représentation politique - votre commission en est peut-être le fruit - de façon critique en considérant, à tort ou à raison, que l'ouverture du pays risque d'être porteuse de fractures, de fragilités de nature culturelle, industrielle, technologique avec la fuite des cerveaux, d'emplois, etc.

C'est peut-être une coïncidence, mais je constate en introduction que plus nos entreprises réussissent macro-économiquement, plus s'instaure un débat sur les raisons et les avantages de cette réussite. Ce n'est pas à un fonctionnaire de gérer cette apparente contradiction, et la Direction dans laquelle je me trouve n'a pas non plus toutes les réponses.

En appendice de cette introduction, je suis frappé d'une autre constatation concernant une catégorie particulière de pays, les fameux «pays émergents» dont on parle beaucoup. Certains veulent créer une corrélation entre nos relations avec ces pays et notre taux de chômage. Cette corrélation est fausse. Les pays émergents ont sur notre économie le plus faible taux de pénétration en Europe. Moins de 8 % de nos importations venaient de ces pays, avant la crise asiatique qui a un peu perturbé la donne, et nous restons - hélas ! - l'un des pays d'Europe ayant encore un taux de chômage très élevé. Il n'existe donc pas de corrélation mathématique entre nos relations avec les pays dits émergents, avec leur prétendue agressivité et les difficultés réelles que nous connaissons en matière d'emploi. C'est un propos d'introduction qui n'engage que moi mais par lequel je voulais débuter mon exposé.

Je voudrais poser quelques questions et essayer d'apporter quelques réponses autour des thèmes que vous avez sélectionnés.

Assistons-nous à un accroissement, à une amplification des différentes manifestations de l'internationalisation de notre économie ? Incontestablement, oui. La France a rattrapé son retard d'internationalisation au cours des vingt dernières années. La part des exportations de biens et de services dans le PIB français est passée d'environ 13 % au moment du premier choc pétrolier à quelque 24 % aujourd'hui, près de trente ans plus tard. Nous sommes dans la norme des grands pays du G7 en termes d'ouverture. L'exercice a été extrêmement difficile et coûteux. Il a engagé non seulement de l'énergie de l'État et de ses ressources mais aussi beaucoup d'efforts de la part des entreprises en matière de compétitivité de prix et d'ajustement des capacités internationales.

Nous le sentons encore plus en matière d'investissements directs à l'étranger où l'accélération est beaucoup plus forte. Les investissements ont été multiplié par six aux cours des dix dernières années, alors que les exportations ont globalement été multipliées par un peu plus de deux.

S'agissant des acteurs, l'évolution est assez semblable, même si les proportions ne sont pas les mêmes. La notion de groupe, qui était réservée à une petite poignée d'entreprises a elle aussi explosé par des phénomènes un peu étranges qui, dans notre analyse, se résument ainsi. Les grands groupes ont essaimé au travers de multiples filiales qui restent dans la dépendance du groupe principal mais qui ont une apparence juridique de filiales. En outre, nous avons vu se créer des mini-groupes, c'est-à-dire des paquets de petites filiales qui se sont agrégés et qui ont commencé à former elles-mêmes des groupes.

Je n'ai aucune prétention pour dire ce qu'est un groupe et ce qui ne l'est pas. En tout cas, le paysage a changé, à tel point que nous sommes en train de réviser complètement les chiffres que nous affichions il y a encore peu de temps en disant que 40 % du commerce extérieur étaient le fait de PME. La vérité est aujourd'hui beaucoup plus modeste. Si on prend en compte les PME indépendantes de liens capitalistiques avec un grand groupe, c'est plutôt 20, voire 25 %. Cela signifie que le champ des grands groupes a absorbé une partie des filiales que nous croyions indépendantes et qui le sont, de fait, capitalistiquement beaucoup moins.

Dans la gestion des aides et de nos relations avec elles, cela crée des difficultés. Quand on s'adresse à une PME dépendante d'un grand groupe, doit-on la servir en pensant qu'elle est indépendante ou qu'elle a des liens capitalistiques qui lui permettent d'avoir sa vie propre, afin de réserver nos aides aux vraies PME indépendantes ?

On a sûrement dû vous dire que, pendant la période récente, les taux de pénétration de notre économie par les biens de consommation en provenance de l'étranger ont évidemment crû dans des proportions considérables. Dans la perception quotidienne des Français, c'est évidemment. Mais symétriquement, le taux de pénétration de nos biens d'équipements - c'est-à-dire de nos points forts - à l'extérieur a progressé. Il existe donc une sorte de symétrie entre ce que nous avons «perdu» en parts de marché sur les biens de consommation importés et ce que nous avons gagné en vente de biens d'équipement plus sophistiqués sur les marchés tiers.

Quelle attitude a t-elle été la nôtre vis à vis des pays en crise, en Asie et dans le reste du monde ? En d'autres termes, est-ce que les démantèlements industriels, les faiblesses économiques ont conduit un plus grand nombre d'entreprises françaises à jouer la délocalisation vers des pays plus fragiles en rachetant des actifs meilleur marché, en exploitant des situations macro-économiques plus favorables ou en utilisant les monnaies locales dépréciées pour pouvoir racheter, s'installer et réexportéer ? La réponse est non. Depuis dix-huit mois que nous observons ces phénomènes, nous n'avons pas vu s'accélérer des délocalisations ou s'accroître les investissements directs à l'étranger, pour plusieurs raisons.

Alors que l'on accusait les pays dits émergents d'être en situation de dumping commercial, c'est-à-dire de refuser les règles du jeu commercial, ce n'était déjà pas vrai dans le passé et cela n'a pas été vrai non plus après la crise. Les pays émergents d'Asie ont des taux d'ouverture de leurs économies plus élevés que ceux des économies occidentales. Leurs droits de douane se situent totalement dans la moyenne de ceux que nous connaissons. Ils ont traditionnellement été dans des situations d'échanges plutôt déficitaires, ce qui signifie que nous étions en posture excédentaire vis-à-vis d'eux.

La crise asiatique des dix-huit derniers mois n'a absolument pas conduit ces pays à rehausser leur protection ou à rechercher des comportements commerciaux de dumping pour capter des parts de marché. Ils ont fait preuve d'une extraordinaire réserve et nous avons nous-mêmes laissé nos marchés ouverts à la pénétration de ces pays.

C'est à peu près le cas aussi de ce que l'on a appelé le «dumping social». Je ne crois pas que ces pays dits émergents jouent fondamentalement la carte du dumping social. Ce sont simplement des pays présentant de très grands écarts de salaires avec leurs équivalents occidentaux : un à cinq pour la Corée, un à cinquante pour le Vietnam. Ces écarts de salaires reflètent tout simplement le niveau de développement des pays et non une volonté orchestrée de créer des situations de coût salariaux particulièrement agressives ou défavorables à leurs propres populations.

Ce serait une erreur de dire le contraire, surtout si l'on compare la productivité du travail. On sait très bien que la productivité d'un salarié indien n'a rien à voir avec la productivité de son homologue américain ou européen.

Là non plus, l'avantage de «dumping social» que l'on aurait pu prêter à ces pays, et que la crise asiatique ou brésilienne pourrait renforcer n'a pas été exploité ces derniers temps par des entreprises qui auraient voulu investir de façon accélérée dans ces territoires.

En revanche, il existe un troisième type de dumping qui est réel, à savoir le dumping monétaire. Traditionnellement, ces pays ont vécu dans une situation de sous-évaluation de leurs monnaies à des fins de conquête de marchés. C'est tout à fait explicite dans le cas de la Corée, c'est une situation presque structurelle dans tous les pays d'Asie aujourd'hui, puisque le Fonds monétaire international leur a demandé de dévaluer massivement pour espérer reconquérir un certain nombre de positions commerciales. En réalité, ils n'ont pas reconquis de positions commerciales, pas plus que les entreprises européennes ou occidentales qui auraient investi chez eux, parce que leur tissu économique reste délabré et que la situation de leur système bancaire est incapable de produire et de relancer la machine commerciale.

Je pense que cette question nous frappera à court terme. Les pays en crise retrouveront d'ici à dix-huit mois pour les premiers, des situations de compétitivité forte dans un certain nombre de secteurs. Nos industriels l'ont déjà anticipé. En d'autres termes, quand le FMI mutualise l'ensemble des pertes de la Corée, quand le FMI demande aux grandes structures industrielles de rayer les mauvaises créances de leurs bilans pour les confier à des fonds de defeasance publics - on a fait la même chose au Mexique avec le système bancaire -, quand le FMI et nous tous demandons à ces pays de dévaluer pour équilibrer leurs balances courantes, nous créons immanquablement des conditions de compétitivité à moyen terme dans des secteurs conccurents de notre propre économie (acier, construction navale, automobile, composant...).

C'est déjà le cas dans l'acier, puisque les prix de l'acier ont baissé de 25 à 30 % dans les trois derniers mois, parce que la Corée est devenue l'un des premiers producteurs mondiaux de ce produit et que la contagion internationale a été instantanée. C'est presque déjà le cas dans la construction navale. Ce sera progressivement le cas dans l'automobile et dans les composants électroniques.

De ce point de vue, on peut imaginer qu'un certain nombre de leaders internationaux voudront investir assez vite et massivement dans ces secteurs qui risquent de les frapper en retour afin d'en contrôler l'offre. Je pense explicitement à Saint-Gobain qui est en Corée et qui va procéder à des rachats en matière de verres d'automobile non seulement pour contrôler les licences et la technologie, mais aussi pour maîtriser l'offre et empêcher qu'elle ne vienne perturber et envahir l'ensemble des marchés mondiaux.

Excusez-moi d'avoir fait ce détour peut-être un peu long, qui mêle des analyses sur les délocalisations et sur la crise asiatique, mais ma conclusion à ce stade, d'ailleurs identique à celle que nous développions il y a quelques années quand nous parlions plus activement des délocalisations, est que des flux d'investissement internationaux, en tout cas, provenant de France, n'ont pas, de façon mesurable et de façon grave, tiré parti de ces nouvelles situations macro-économiques asiatiques.

Bien entendu, l'investissement direct à l'étranger, procure de nombreux avantages à notre économie. En terme de commerce extérieur, un franc d'investissement à l'étranger produit 2 francs d'exportation et nous coûte 0,4 francs d'importation.

En matière d'emploi, nous pensons empiriquement, que lorsque nous exportons un milliard de francs de biens ou de services, nous obtenons le maintien ou la création de 2 500 emplois directs. En y ajoutant les emplois indirects, on peut, dans certaines cas et dans certains secteurs tendre vers les 4.000 ou 5.000 emplois.

Il existe une autre façon de dire les choses. En terme de balance d'emplois, on a coutume de dire qu'à partir d'un excédent commercial de 20 milliards de francs, on peut considérer que la balance d'emplois est équilibrée. En extrapolant un peu rapidement, on peut donc considérer que le solde actuel de 160 à 170 milliards de francs produit un peu plus de 200.000 emplois.

En revanche, symétriquement, si on considère que l'investissement direct à l'étranger profite au pays émetteur, on ne dit pas toujours qu'il profite aussi beaucoup au pays receveur. Je voudrais essayer de vous convaincre de cette affirmation.

C'est l'investissement direct étranger en Chine qui fait les exportations de la Chine. 80 % des exportations de ce pays sont produits par des investissements directs venant de l'étranger, parce que ceux-ci amènent de la productivité, de la technologie et des capitaux. On peut considérer que ce n'est pas une fin en soi mais macro-économiquement, c'est de cela que vit la Chine aujourd'hui.

L'investissement direct à l'étranger, dont vous savez qu'il est extrêmement concentré dans les secteur de l'énergie, des services, de l'eau et de l'électricité, c'est aussi, pour les pays récipendaires, une forme de bien-être que nous apportons aux populations. C'est une grande caractéristique de l'offre française. Les fortes progressions en matière d'investissement à l'étranger, ces dernières années ont concerné la privatisation ou la création de grands services publics au profit des consommateurs.

Plus encore, outre que cela «solvabilise» la demande, s'il n'y avait pas d'investissements directs étrangers en Chine et au Brésil, par exemple, le paysage macro-économique de ces deux blocs et de tous leurs satellites serait considérablement plus dégradé. Ce qui soutient aujourd'hui l'équilibre des balances des paiements dans les pays fragiles, ce sont les investissements directs étrangers.

L'aide officielle, c'est-à-dire l'aide que délivrent les gouvernements ou les institutions multilatérales, est aujourd'hui stabilisée. Elle ne diminue pas mais elle n'augmente pas dans le monde. Vous connaissez les taux concernant notre pays, notre aide publique au développement ne croît plus et cela est vrai dans le reste du monde. En revanche, les flux privés vers les pays en crise - achats d'actions, prêts bancaires ou émissions d'obligations - baissent de façon dramatique. Ils accusent une chute sérieuse : moins 60 % pour l'année 1998. Ces statistiques ne tiennent pas compte du choc que nous avons connu au mois d'août, à Moscou, qui a consisté d'une certaine manière en la répudiation des dettes bancaires soviétiques par les Russes eux-mêmes et qui a créé un traumatisme dans le milieu bancaire, à tel point que l'on ne trouve plus d'argent privé à prêter au Mexique, évidemment à la Russie et difficilement au Brésil, sauf à des conditions de rémunération totalement inacceptables et insupportables par les pays emprunteurs.

La citoyenneté des entreprises vis-à-vis de l'emploi concerne aussi des comportements qui ne sont pas uniquement liés au problème de l'emploi en France mais à leur attitude en matière de normes sociales dans les pays où elles interviennent, et de normes environnementales quand elle bâtissent des projets, ou en matière de transparence des transactions financières. Tous ces sujets font partie de la citoyenneté des entreprises, si l'on veut conserver du sens à ce mot.

Si on est d'accord sur l'extension du mot «citoyenneté» s'agissant du comportement des entreprises, se pose la question suivante: comment, par qui et par quels moyens réguler ces comportements ?

Mon expérience m'amène à dire que depuis quelques années, le premier lieu de régulation est l'entreprise elle-même. Je suis frappé de voir, dans un certain nombre de situations, des grands groupes se soucier des bassins d'emploi dans lesquels ils travaillent, de l'environnement des PME avec lesquelles ils ont été conduits à travailler dans le passé et qu'ils ont dû abandonner au gré d'une migration ou d'une fermeture d'usine. A petits pas, car il ne faut pas considérer que l'on puisse révolutionner la situation, un certain nombre de grands groupes se préoccupent du devenir de ces entreprises, parfois les prennent en charge, les «portent» dans leur développement international pour continuer à leur donner de la vie et pour maintenir des sous-traitants en bonne santé financière afin de ne pas perdre des sources d'approvisionnement.

Si les entreprises se régulent, d'une certaine manière, elles-mêmes, elles sont également obligées de le faire sous la pression externe des consommateurs. Il n'est guère besoin d'être très disert sur le sujet. Vous avez des exemples à l'esprit. En matière de normes sociales, les consommateurs ont demandé à tel fabricant d'articles de sport de ne plus les faire confectionner dans des ateliers pour enfants. Sous cette pression, les entreprises développent elles-mêmes des systèmes d'étiquetage ou de label particuliers qui garantissent le consommateur de la propreté du mode de fabrication.

Cela existe également en matière environnementale. Je suis frappé de la très forte pression à laquelle de nombreux producteurs ont été et vont être soumis en matière de santé publique. Les problèmes de la «vache folle» et du sang contaminé ont créé dans l'opinion et dans la société civile des réflexes extrêmement forts qui viendront censurer les comportements des entreprises en matière de santé et d'utilisation des O.G.M. par exemple.

Dans le domaine de la corruption et de la transparence des transactions financières, je n'ai pas besoin de vous dire que des régulations sont venues conjointement des ONG, de la société civile et des grandes organisations multilatérales.

Si les entreprises ne se régulent pas toutes seules, si la société civile ne fait pas tout, les administrations participent également à cette régulation à travers les procédures qu'elles gèrent.

Nous sommes évidemment attentifs à la thématique des délocalisations. Toutes les délocalisations ne sont pas critiquables, mais il y a des délocalisations déviantes et nous savons les interdire. Nous savons les repérer pour ne pas délivrer les aides auxquelles ces entreprises pourraient prétendre au titre du droit commun.

Cela dit, il me semble que le lieu de régulation le plus incontestable, le plus profitable et aussi le plus complexe à mettre en _uvre est la scène multilatérale. Si nous y veillons bien, si nous défendons bien à la fois nos intérêts offensifs et notre vision, nous pouvons faire passer dans les enceintes de régulation des échanges - essentiellement l'OMC mais pas uniquement - un certain nombre de règles qui, nous l'espérons, s'imposeront au monde pour l'ensemble des transactions internationales, puisque 134 pays sont adhérents à l'OMC. C'est l'objet du nouveau cycle de l'OMC qui va s'ouvrir fin 1999.

Le huitième round qui s'est achevé à Marrakech en 1994 a été consacré pour l'essentiel aux problèmes de tarifs et de droits de douane. Ces sujets-là sont maintenant derrière nous. Les nouveaux sujets sur lesquels l'OMC va commencer à édicter des règles concernent l'environnement, les marchés publics, les normes sociales, la concurrence, le commerce électronique. Ce sont des sujets d'une ampleur considérable, méthodologiquement totalement nouveaux mais qui touchent quotidiennement la vie des entreprises et qui vont les amener à changer leur comportement.

Puisque nous fixons aux entreprises des devoirs, nous pouvons symétriquement leur proposer des règles pour les équilibrer. Elles seront d'autant plus à même de répondre aux devoirs que j'ai cités si nous leur donnons un cadre de règles universelles, égalisateur des conditions de concurrence.

MM. les députés, que faisons-nous dans la pratique et que gérons-nous ? Vous avez mentionné la thématique des aides bilatérales dispensées par le Gouvernement. Comme je l'ai dit d'entrée, les aides gérées par cette Direction du ministère de l'économie, des finances et de l'industrie sont en régression rapide et profonde, pour trois raisons.

Premièrement, nous avons moins de moyens budgétaires à consacrer à cette priorité puisque les échanges se portent globalement mieux.

Deuxièmement, les marchés financiers, les procédures privées de financement de l'économie internationale - garanties de change, stabilisation de taux, offres et crédits à long terme, etc. - et les offres du marchés sont beaucoup plus profondes aujourd'hui qu'il y a quinze ou vingt ans. Il n'y a donc pas de raison que l'État se substitue aux banques pour faire ce qu'elles savent faire seules.

Troisièmement, les entreprises nous le demandent beaucoup moins. J'assistais hier à la présentation de la COFACE. Alors que celle-ci délivrait chaque année 130 à 140 milliards de francs d'assurances aux entreprises qui travaillaient à l'étranger, l'année dernière, ce chiffre a été inférieur à 90 milliards de francs. Il y a une dépression dans les plans de charge parce que les entreprises y ont moins recours et parce que les très grands groupes ont actuellement moins d'occasions de d'utiliser les procédures publiques.

L'activité que nous avons à leur égard a fondu comme neige au soleil. Quand elle subsiste, nous continuons à faire ce que je vous disais tout à l'heure. Nous travaillons en commission interministérielle où l'ensemble de l'administration est représentée. Le secrétariat d'État à l'industrie est là pour nous rappeler qu'il faut des produits français pour faire des emplois français. Le ministère des affaires étrangères est là pour nous rappeler la pertinence politique ou non de travailler sur tel ou tel pays. Nous avons eu un vaste débat dans cette enceinte sur le rôle de nos entreprises pétrolières dans un certain nombre de pays. Je citerai, à titre d'exemple, le rôle de Total en Birmanie.

Des procédures existent pour contrôler le comportement des entreprises, mais je dois dire qu'elles sont relativement modestes en matière d'investissement. Les entreprises se passent en général de nous, en matière d'investissement à l'étranger. Nos outils financiers d'assistance pour les grands investissements des grandes entreprises pétrolières, des sociétés comme Carrefour, Thomson ou Alcatel sont de moins en moins ceux de l'État et de plus en plus ceux du marché.

La population sur laquelle nous travaillons sont les toutes petites et les petites ou moyennes entreprises indépendantes, non liées aux grands groupes, car nous avons un critère séparatif très fort. Nous n'acceptons de soutenir que les petites et moyennes entreprises indépendantes des grandes groupes et dont le chiffre d'affaires n'est pas supérieur à 3 milliards de francs.

En conclusion, nous avons vécu ces dernières années dans un paysage très mouvant où le rôle de l'État a décliné sur le plan interne, parce que les règles multilatérales des échanges, gérées ailleurs, s'imposent à nous. Les Etats ont moins de marge de man_uvre. Nous gérons des règles qui ont été négociées à l'OCDE, qui sont le fruit de consensus multilatéraux et qui ne sont pas directement l'expression nationale de telle administration ou de tel ministère. C'est cela aussi, l'ordre du monde de demain. Simultanément, les entreprises sont de moins en moins des entreprises nationales. Elles commercent entre elles, entre branches. Les flux intra-firmes dépassent aujourd'hui les flux bilatéraux. C'est une donnée des échanges sur laquelle nous avons moins de prise.

M. le Rapporteur : M. le Directeur, pendant une partie de votre présentation j'ai eu le sentiment de la description d'un monde idyllique où les grands groupes sont soucieux des entreprises qui se trouvent sur leur bassin d'emploi. C'était contradictoire avec ce que nous avons entendu à Bruxelles à propos de l'entreprise Levis qui n'a pas fait de détail lorsque ses actionnaires lui ont indiqué que la rentabilité n'étant plus suffisante il fallait en passer par un certain nombre de fractures. Je suppose que cela n'est pas l'apanage des groupes anglo-saxons. Lorsque Renault a cassé Vilvoorde, c'était un peu la même chose.

On constate depuis quelques années une accélération d'un certain nombre de procédures, de fusions, de regroupements, de fractures, par la myriade de PME que l'on filialise. C'est ce qui a motivé la création de la commission d'enquête. On externalise un certain nombre d'activités que l'on met en filiales, que l'on met ensuite en difficulté, s'il le faut, par la tarification. C'est le monde de nos investigations que je ne retrouvais dans une bonne partie de vos propos.

Vous avez dit: «Nous savons interdire des délocalisations déviantes». Comment intervenez-vous ?

Nous avons parlé de la Corée, la semaine dernière, à Bruxelles, avec M. Van Miert. La Fonds monétaire international a octroyé à la Corée des capitaux extrêmement importants, parmi lesquels se trouvent des capitaux français, qui ont été utilisés pour réaliser des investissements, ce qui a eu pour effet de faire changer d'avis un commissaire européen avec pour conséquence la possibilité de non respect de certains accords internationaux, notamment les accords de l'OCDE relatifs à la fin des aides à l'industrie navale, ce qui serait une bonne chose. J'aimerais connaître votre point de vue sur ce sujet qui m'intéresse aussi au titre de ma circonscription.

Je souhaiterais que nous revenions également sur les mini-groupes et la fusion des groupes. J'ai eu l'impression que vous faisiez un simple constat. Votre Direction a dû réaliser quelques analyses prospectives dans ce domaine.

Disposez-vous d'une sorte d'observatoire des délocalisations ? Un tel outil existe-t-il, soit auprès de la DREE, soit auprès d'un autre organisme interministériel ?

Vous dites que les aides gérées par la DREE sont en chute libre. Quel était leur montant dans le passé ? Quelle est actuellement leur évolution ?

Enfin, comment pouvez-vous savoir si une PME est une vraie PME indépendante?

M. le Président : Je vous poserai une question complémentaire sur les possibilité d'intervention de la puissance publique sur les délocalisations, dont vous avez, en effet, qualifié certaines de «déviantes». A votre sens, les délocalisations sont moindres que ne l'indique la rumeur. Vous avancez des éléments indiquant qu'elles ne sont dues ni au dumping social - je partage votre point de vue sur ce point - ni au dumping économique mais plutôt au dumping monétaire. Il n'empêche que des entreprises sont incitées à se délocaliser pour un autre motif que l'amour du drapeau français. Du point de vue macro-économique, les chiffres montrent que la France se trouve plutôt en situation positive. Certes la macro-économie interroge le législateur mais la micro-économie interroge les élus locaux que nous sommes souvent aussi. Nous constatons un certain nombre de phénomènes. Comment les percevoir sinon les comprendre ?

M. le Rapporteur : Dans la droite ligne de ce que vient de dire M. le Président, vous dites qu'il n'y a pas de volonté de dumping dans les pays en voie de développement, mais de la part des dirigeants des grands groupes, n'y a-t-il pas la volonté de rechercher, éventuellement par la délocalisation, de nouveaux sites, en particulier pour utiliser des emplois relativement peu qualifiés ?

M. Jean-François STOLL : Je regrette d'avoir donné une impression de naïveté s'agissant des grands groupes. Je pourrais vous citer des exemples de comportements de groupes comme Carrefour, Total ou des industries de défense qui, depuis deux ou trois ans, recueillent spontanément ou quasi spontanément des petites et moyennes entreprises de leur environnement - de leur bassin d'emploi ou avec lesquelles elles ont des activités de clients - pour les emmener à l'international, leur offrir leur logistique internationale, en général à coût nul, afin de les porter et de les insérer dans la compétition internationale.

C'est une des façons d'aider ces entreprises. M. Forissier connaît cette procédure baptisée Partenariat France. Par exemple, l'entreprise Carrefour, dont j'ai rencontré récemment les dirigeants, a emmené en Amérique du Sud, il y a quelques mois, trente PME avec lesquelles elle travaillait. Elle a payé le déplacement, a fait rencontrer les fournisseurs, les a branchées sur ces marchés, leur a donné des capacités d'exportation, et a transformé l'essai dans au moins les deux tiers des cas. Bien entendu, ce n'est pas uniquement de la philanthropie. C'était le moyen pour Carrefour de s'assurer à ses portes, notamment dans ces territoires lointains, des entreprises fournisseurs en bonne santé qui pourraient continuer à lui servir de fournisseurs pour ses grands magasins.

Le cas mérite d'être signalé. On l'a vu dans d'autres situations. J'ai cité les industries de défense qui veulent faire de même. Total l'a fait. C'est micro-économique. Quelques centaines de PME ont bénéficié de ces procédures.

Comment contrôlons-nous des délocalisations déviantes, puisque vous avez repris cette expression que je ne renie pas ?

M. le Rapporteur : Qu'est-ce qu'une «délocalisation déviante» ?

M. Jean-François STOLL : C'est le cas d'une entreprise ferme son usine de meubles dans le centre de la France pour en construire une autre dans un pays de l'Est et réexporter ses meubles en France.

M. le Rapporteur : Nous nous sommes aussi interrogés sur le point de savoir ce qu'est une délocalisation.

M. Jean-François STOLL : C'est en effet assez complexe.

M. le Rapporteur : Est-ce que Vilvoorde est une délocalisation ?

M. Jean-François STOLL : Non. Enfin... Je défends les délocalisations en considérant que c'est d'abord un moyen de mettre un pied dans un marché et être au contact du terrain, de l'acheteur, pour apprendre ses habitudes de consommation, les usages des consommateurs et livrer le produit sans effet de distance et avec les adaptations culturelles liées au territoire.

Je pense que toutes ne sont pas aussi «pures» sur le plan commercial. La délocalisation déviante est celle qui réimporte en France la totalité ou la quasi totalité des produits qu'elle a fabriqués à l'extérieur.

En fait, aujourd'hui les échanges sont de plus en plus faits d'échanges intra-firmes, et on ne peut pas dire qu'il y ait délocalisation dans le cas d'échanges intra-firmes. Simplement, Renault fait fabriquer ses boîtes de vitesse dans un pays, ses caisses dans un autre, les assemble dans un troisième et valorise au passage les flux et les achats de filiales à d'autres filiales avec des prix internes, qui ne sont pas toujours des prix de marché. Cela veut dire que les balances commerciales de ces pays auront une signification de plus en plus artificielle, puisqu'elles seront faites pour l'essentiel par de l'intra-firme valorisé à des prix souvent conventionnels. Ce n'est pas à proprement parler de la délocalisation.

M. le Rapporteur : Certains pays, en particulier la France, semblent avoir la possibilité d'obliger une maison mère à rectifier les prix de transfert. Est-ce le cas dans des pays émergents qui voient partir la production faite chez eux à des tarifs très peu intéressants ? La Chine, le Brésil ont-ils les moyens d'intervenir sur ces prix ?

M. Jean-François STOLL : Je ne le pense pas. En revanche, nous avons quelques outils pour considérer que les prix de départ ne sont pas les prix réputés de marché mais des prix artificiellement bas et pour mettre en _uvre, quand nous le pouvons et quand nous convainquons nos partenaires de l'union Européenne, des procédures anti-dumping. Ces procédures existent. Elles jouent, vous le savez, dans des cas extrêmement limités. Juridiquement, c'est l'entreprise qui a subi un préjudice qui peut engager la procédure.

M. le Rapporteur : Cela signifie que la fiscalité de ces pays en subit les conséquences.

M. Jean-François STOLL : Très vraisemblablement.

M. le Rapporteur : Non seulement on profite des salaires bas dans ces pays, mais encore on n'enrichit pas le pays.

M. Jean-François STOLL : On crée tout de même du pouvoir d'achat.

M. le Rapporteur : Bien sûr !

M. Jean-François STOLL : Peut-être pas celui que l'on pourrait espérer parce que l'on transfère une technologie qui n'est pas la plus sophistiquée, car il est sans doute sage de transférer la bonne technologie du jour et pas forcément celle d'après-demain. C'est une manière de solvabiliser les pays avec lesquels nous voulons commercer demain. si nous voulons vendre un TGV à la Corée pour 10 milliards de francs, il faut lui acheter pour 10 milliards de francs.

M. le Rapporteur : Les grands groupes dont l'actionnariat n'a plus rien de majoritairement français sont-ils intéressés par l'augmentation du pouvoir d'achat et de la richesse d'un pays, dans la mesure où ils savent que dans quelques années - cinq, huit, dix ans - ils partiront ailleurs ?

M. Jean-François STOLL : Tout acteur a intérêt à solvabiliser un client de demain. Nous le faisons pays par pays par le Fonds monétaire international interposé. Ce qui s'est passé en Asie ces dernières mois avait pour objet de restaurer du pouvoir d'achat à terme en payant beaucoup tout de suite pour remettre ces pays dans le circuit. Je ne suis pas choqué par la remarque.

Comment essayer de contrôler les délocalisations ? Nous le faisons au moment où les entreprises passent dans nos mains, quand elles ont une demande à formuler à l'occasion de distribution de diverses aides, de demandes de garanties, d'assurances, de crédits privilégiés qui restent toujours des outils utiles. Nous pouvons alors déceler des comportements laissant penser que telle entreprise a mené une prospection qui la conduira à ? ? ? de la délocalisation, ou a exporté des machines qui vont la conduire à fermer son usine en France. Cela peut s'observer. C'est de la procédure interministérielle classique

M. Nicolas FORISSIER : Il convient d'établir une distinction entre les vraies délocalisations qui consistent en un transfert de productions traditionnellement réalisées en France vers des pays où les conditions sont beaucoup moins coûteuses, comme on l'observe aujourd'hui dans le textile et la confection, et les investissements directs à l'étranger destinés au développement d'une entreprise.

Vous semblez dire que la différence existant entre la France et ces pays en matière de charges sociales et fiscales n'est pas la vraie raison des délocalisations. On observe pourtant qu'un certain nombre de secteurs délocalisent uniquement pour ces raisons-là. Leurs dirigeants le disent eux-mêmes. Dans le textile et la confection, on constate actuellement des départs extrêmement rapides - c'est notamment le cas dans mon département -, simplement parce que le coût/minute en France n'est pas tenable par rapport aux réalités du marché et qu'il faut aller chercher un coût inférieur dans des régions du monde qui le permettent. C'est valable pour ce secteur comme pour un certain nombre d'autres à forte proportion de main d'_uvre.

Les pouvoirs publics, dont la DREE fait partie, n'ont-ils pas, depuis un certain nombre d'années, sous tous les gouvernements, décidé d'abandonner à d'autres pays et à d'autres régions du monde des secteurs entiers de l'industrie française en ne prenant pas les mesures nécessaires pour corriger les effets négatifs que je viens d'évoquer ? Je pense toujours au secteur du textile et de la confection qui a connu en vingt ans une chute de l'emploi considérable, comme celui du meuble et comme d'autres. Quelles sont vos observations sur cette analyse ?

J'aborderai ensuite le système d'appui public à l'exportation et son corollaire à l'investissement, notamment commercial. En effet, des outils permettent de soutenir les entreprises dans ce domaine à l'étranger. Vous avez rappelé à juste titre le lien direct qui existe entre le commerce extérieur et la création d'emplois en France. Le montant de l'excédent induisant la création de 200 000 à 250 000 emplois me semble tout à fait vérifié, ces dernières années. Vous avez dit que les grands groupes faisaient de moins en moins appel à l'aide de l'Etat. Cela me paraît être aussi une observation tout à fait réaliste.

Pour autant, estimez-vous que les outils d'appui public qui jusqu'à présent servaient aux grands groupes soient adaptés à votre nouvelle cible constituée par les PME françaises ? Avez-vous le sentiment que l'on ait vraiment fait les efforts nécessaires, sous tous les gouvernements, pour adapter ces mesures ? Je me suis penché sur le sujet et j'ai tendance à penser que l'on n'est pas allé au bout des efforts qui sont nécessaires. Certains efforts sont faits pendant un ou deux ans puis disparaissent dans la complexité des procédures administratives, de sorte que les PME n'y font pas vraiment appel ou ne sont pas du tout informées. Il y a un énorme travail de réforme à accomplir. Pensez-vous que l'on va vraiment s'y attaquer ?

Avez-vous le sentiment que vos services, dans le monde entier, c'est-à-dire les postes d'expansion, que l'administration centrale de la DREE, les services de l'État d'une façon générale, le quai d'Orsay, les services du Trésor, ont eux aussi évolué comme vous le dites et se dirigent naturellement vers les cibles que constituent les PME françaises ? J'ai plutôt l'impression que c'est très lourd. Des gens le font bien, il y a des évolutions importantes mais l'administration française ayant toujours eu une mentalité de grand corps, elle est naturellement tournée vers les très grands groupes parce que ceux-ci sont généralement dirigés par des gens issus des mêmes grandes écoles ou des mêmes milieux et qui partagent leurs analyses intellectuelles. Elle a beaucoup de mal à faire l'effort nécessaire pour soutenir les PME du Jura ou de l'Indre pour aborder un marché extérieur de façon sérieuse et durable. Comme la modification de l'état d'esprit doit être extrêmement rapide compte tenu de l'évolution de l'économie mondiale qui nous est imposée, je m'interroge sur notre efficacité actuelle.

Vous avez évoqué la règle qui empêche une PME possédée par un grand groupe, a fortiori s'il est à capitaux étrangers, d'avoir accès au soutien public à l'exportation. Je me suis toujours interrogé sur le caractère un peu absurde de cette règle. Dans nos provinces, des centres de profit à capitaux étrangers ou à capitaux de grands groupes nationaux qui dépassent de beaucoup les 3 milliards de francs sont des créateurs d'emplois et pourraient se développer sur des marchés extérieurs. Les groupes ont intérêt à donner une certaine autonomie à ces centres de profits, mais ils n'ont pas accès au système public d'appui à l'export. Nous perdons ainsi de nombreuses possibilités de création d'emplois, de dynamisation de notre tissu de PME, fût-il à capitaux de grands groupes. Existe-t-il une réflexion en vue, au moins au cas par cas ou selon une évolution des critères de choix, d'ouvrir un peu plus les choses en direction de ces centres de profit ?

Est-il exact que des entreprises françaises, notamment des PME, sont aujourd'hui rachetées par des groupes étrangers ? Certes, l'écume médiatique nous le laisse à penser mais le milieu industriel, notamment les dirigeants de PME familiales, ne cessent d'appeler l'attention des pouvoirs publics français et, là aussi, des différents gouvernements, sur l'extrême dangerosité de notre système fiscal qui met les héritiers dans l'incapacité de payer les droits de succession, qu'ils soient ou non dirigeants de l'entreprise. C'est encore plus vrai quand ils ne le sont pas et quand ils sont uniquement actionnaires membres du conseil d'administration. La seule solution reste alors la vente. Or les groupes étrangers offrent souvent des conditions d'achat beaucoup plus intéressantes que les groupes nationaux, sauf si un groupe national y voit vraiment un caractère très stratégique. On a pu observer ces dernières années la vente de grosses et de moyennes PME qui contribuaient grandement à la dynamique de notre économie au profit de groupes étrangers qui démantèlent ensuite l'outil industriel, transfèrent la production vers leurs propres sites, captent les brevets et les savoir-faire. La DREE et plus généralement le ministère de l'économie, des finances et de l'industrie vont-ils se décider à prendre des mesures dans ce domaine ?

M. Jean-François STOLL : Il y a quelques années, nous avons réalisé une enquête sur les différentes législations sociales existant dans les pays émergents. La palette des situations de droit est extrêmement large. La Corée possède, dans les textes, un système de législation du travail et de retraite comparable à celui de la France du milieu des années 50. A l'autre bout de la chaîne, le Pakistan n'a aucune règle. On constate souvent que ce sont les pays qui ont le plus de lois sociales en vigueur qui sont les plus performants mais il n'y a pas de corrélation systématique entre l'absence de lois sociales et les performances commerciales. Le Pakistan qui n'a aucune loi sociale, n'est pas pour autant performant.

En disant cela, je ne réponds pas à la question. Je dis qu'il faut être attentif aux lois telles qu'elles sont votées et à leur application. Le message que nous essayons de faire passer à ces pays, notamment au sein de l'OMC, est d'appliquer au moins les lois sociales qu'ils se sont eux-mêmes fixées.

Il est possible que des entreprises étrangères aillent travailler dans ces pays parce que les lois sociales y sont plus souples qu'en France. Mais dans la pratique ce sont les entreprises étrangères qui sont le plus assujetties à ces lois : entre un producteur coréen et un producteur d'origine française sur ce territoire, il est très probable que le second se verra imposer une fiscalité et des règles sociales maximales.

Compte tenu de tout cela, avons-nous abandonné des secteurs ? Cela n'est pas mon sentiment. Dans des secteurs en difficulté comme le textile, nous avons mis en _uvre des actions très spécifiques dans notre réseau pour maintenir des systèmes de promotion et des systèmes de veille concurrentielle, pour maintenir à destination de la profession des circuits d'information courts avec des correspondants nommément désignés dans l'ensemble des bureaux économiques à l'étranger. Ce système de veille sectorielle est en place depuis trois ans. Nous l'avons réactivé cette année à la grande satisfaction du secteur. Est-ce que cela produit véritablement les effets escomptés ? Je pense que oui. Est-ce que cela suffira pour le sauver ? Je n'en suis pas convaincu car la question des charges sociales et du coût du travail est une problématique qui dépasse le champ qui est le mien.

Votre deuxième question concernait les aides d'État traditionnellement orientées vers les grands groupes et mal adaptées aux petites et moyennes entreprises, orientées vers l'exportation et mal calibrées pour les actions d'investissement. Votre diagnostic est absolument pertinent. Nous ajustons les procédures faites pour les grands groupes pour y introduire des petites et moyennes entreprises. En ce qui concerne les protocoles gouvernementaux, conçus pour vendre des grands biens d'équipement nous sommes depuis quelques année soumis à des règles internationales qui nous interdisent, dès lors que ces projets ont une rentabilité propre, de mettre en _uvre ces crédits. Toutefois nous pouvons considérer que, directement ou indirectement, par la sous-traitance, les petites et moyennes entreprises utilisent aujourd'hui 30 à 40 % de ces aides.

En revanche, sur des outils plus classiques - assurances prospection ou assurances-crédit, par exemple -, nous n'avons pas suffisamment maintenu les budgets, comme nous aurions dû le faire, pour délivrer aux entreprises les aides qu'elles étaient en droit d'attendre.

Le seuil fatidique des 3 milliards de francs qui exclut des entreprises du bénéfice d'un certain nombre d'aides publiques est-il pertinent ? Non, il ne l'est pas véritablement. C'est une création qui souffre un peu d'arbitraire et nous prive d'interventions dans des secteurs où, comme vous le dites, malgré un lien capitalistique, il y a une totale autonomie de gestion et de comptes et où l'entreprise doit engager ses propres ressources sans appeler forcément les financements de son actionnaire principal.

M. le Rapporteur : Comment ce seuil est-il déterminé ?

M. Jean-François STOLL : Il a navigué entre 3 et 5 milliards de francs pour redescendre à 3 milliards. C'est du «doigt mouillé», mais il a déjà dix ans d'existence.

M. le Rapporteur : La notion de PME, filiale ou pas, est très fluctuante selon les secteurs auxquels on s'adresse.

M. Jean-François STOLL : Ce chiffre de 3 milliards de francs est strictement lié au champ du commerce extérieur et à l'application de quelques procédures. Il n'a pas été repris dans les autres catégories qui peuvent être utilisées pour les PME.

M. le Rapporteur : Il devrait y avoir une cohérence.

M. Jean-François STOLL : Oui.

M. Nicolas FORISSIER : Il y a aussi le facteur des capitaux étrangers.

M. Jean-François STOLL : Non, il ne joue pas. Dès lors qu'une entreprise est de droit français, elle est normalement éligible aux procédures françaises, sauf exception. Si on a affaire à un bureau d'étude ou à une centrale d'achat dont toute la valeur ajoutée est produite à l'extérieur, on fixe des règles. Mais, en principe, dans le champ européen, nous sommes tenus d'intégrer des parts étrangères, européennes, allant jusqu'à 30 % de l'exportation française. En pratique, nous essayons toujours de privilégier les sources françaises.

Votre dernière question, relative au rachat de PME par des groupes étrangers compte tenu de la législation en matière d'héritage et de la fiscalité, n'entre pas dans mon champ de compétences. Je n'ai pas connaissance d'une évolution dans ce sens.

M. Nicolas FORISSIER : Quelle est votre analyse personnelle ?

M. Jean-François STOLL : Je pense qu'il y a une déperdition importante de savoir-faire, car lorsque ce n'est pas du rachat c'est parfois une mort lente.

Vous m'avez également interrogé sur le rôle du Fonds monétaire international dans ces pays. C'est une question importante, pas uniquement parce que, sur les 120 milliards de dollars qui ont été apportés sur les trois pays d'Asie et sur les 42 milliards de dollars sur le Brésil, l'année dernière, il y a de l'argent bilatéral, en deuxième ligne de défense, mais parce que la question est de savoir quel rôle on attendait de ces contributions excepetionnellement importantes : le devoir de la communauté financière était de maintenir un minimum de solvabilité avant que ces pays ne s'écroulent dans un enchaînement de faillites grave pour le SMI.

Les banques privées également ont fait leur devoir dans ce domaine. Elles l'ont fait au Brésil en maintenant, ces derniers temps, des lignes de crédit à court terme. Et elles l'ont fait très substantiellement pour la Corée. C'est d'ailleurs un groupe de banques conduit par la France qui a piloté l'opération coréenne.

Cela ne suffit pas. Il faut exiger de ces pays des contreparties. Je pense que le FMI les a exigées jusqu'où il pouvait le faire. En apportant cet argent frais à la Corée, il y a un peu plus d'un an, il a imposé des mesures structurelles fortes. Il a exigé des mesures de dérégulation dans certains domaines, l'application des engagements pris par la Corée lors de son entrée à l'OCDE, la décartélisation de son économie, l'entrée d'investissements étrangers, afin de permettre aux entreprises ou aux banques étrangères de venir profiter de la restauration de la solvabilité de ce pays et que la contribution ne soit pas exclusivement unilatérale.

Le FMI n'aurait pas dû le faire seul. Même s'il a bien fait son travail, il a franchi les limites d'intervention qui sont normalement les siennes. La fonction du FMI est de restaurer les paiements extérieurs, elle n'est pas de restructurer l'économie, de réintroduire des règles de transparence, de concurrence ou de marchés publics. Dans certains cas, il l'a fait avec pugnacité, volontarisme, au point qu'il s'est mis en mauvaise posture vis-à-vis du pays concerné. C'est notamment le cas de l'Indonésie.

Nous aurions obtenu un résultat supérieur si, à côté du Fonds monétaire, les autres institutions multilatérales en charge des questions économique et commerciale, notamment l'OMC et l'OCDE étaient intervenues, de concert. Aujourd'hui, ces organismes commencent à parler. Le dialogue entre le FMI et l'OMC est éminemment d'actualité, de même que le dialogue entre l'OMC et l'OIT devra un jour se renforcer.

La question est donc de savoir si nous avons eu raison de restaurer cette solvabilité en dotant de capacités compétitives les grands groupes industriels de ce pays, en acceptant par avance de nouveaux excédents commerciaux sans protéger de manière excessive nos propres économies ?

M. le Rapporteur : Mon doute ne porte pas sur l'intérêt d'une aide. Nul n'a intérêt à l'effondrement durable d'économies dans ces régions. Cela ne profiterait à personne. Je m'interroge sur les conditions mises en place pour faire en sorte que les économies de ces pays s'améliorent réellement. Mon sentiment, partiel, fondé essentiellement sur la situation de la construction navale, est que nous aurons à subir un retour de bâton. Vous avez dit dans dix-huit mois, je ne suis pas sûr qu'il ne se produise pas plus tôt.

Dans ce secteur industriel, les conglomérats existant n'ont pas été remis en cause. La capacité de concurrence qu'ils vont mettre sur le marché fera très mal. Au moment où en Europe, en particulier en France, on met en place une procédure conduisant à fermer un certain nombre de chantiers - l'autre jour, à Bruxelles, on nous a parlé de fermeture de chantiers en Allemagne - on a le sentiment qu'il n'y a pas eu la même exigence de réduction drastique de capacité de production vis-à-vis de la Corée. Or c'est sur la capacité de production dans ces domaines qui sont essentiellement en concurrence avec nos productions que vont intervenir les aides du FMI.

M. Jean-François STOLL : M. le Député, il y a non seulement surcapacité, mais un avantage compétitif monétaire de 20 à 30 %.

M. le Rapporteur : Je ne suis pas revenu sur l'aspect monétaire.

M. Jean-François STOLL : Une réserve pourrait tempérer ce pessimisme que je partage globalement. La restauration des systèmes bancaires dans ces pays n'est pas achevée et elle est loin de l'être. Pour faire fonctionner une économie, il faut un système financier en bonne santé. Aujourd'hui, ce ne sont pas les banquiers étrangers qui prêteront et qui assureront le développement des chantiers, même les plus puissants. Dans l'ensemble des pays d'Asie, la restructuration du système bancaire coûtera 120 milliards de dollars. Aucune banque étrangère ne viendra racheter des banques thaïlandaises ou des banques coréennes. C'est donc le budget public qui prendra en charge des fonds de defeasance pendant un certain temps pour les réintroduire dans son budget. Au Mexique, où la question s'est posée il y a quatre ans, le coût de la restructuration du système bancaire s'élève à 65 milliards de dollars. Il est repris pour cette année dans le budget de l'Etat. Il en coûtera au Mexique un point de PIB pendant trente ans.

Cela pèsera sur ces pays, cela pèsera un peu sur leur compétitivité dans les grands secteurs comme celui que vous citiez. Le redémarrage de la Thaïlande ou de la Malaisie va tarder, parce que les capacités de production et surtout les moyens financiers pour le faire ne sont pas encore totalement restructurés. Ces restructurations dans leur ensemble ont pris beaucoup de retard.

M. le Rapporteur : Existe-t-il un document décrivant les aides apportées et leurs montants ?

M. Jean-François STOLL : Je vous ai apporté le tableau sur dix ans de l'ensemble des aides que nous gérons. Je pourrai vous adresser ultérieurement des commentaires additionnels.

M. le Rapporteur : Je vous poserai une dernière question. Comment parvenez-vous à savoir qu'une PME est vraiment indépendante ?

M. Jean-François STOLL : Je n'ai pas répondu à votre question. Je n'ai pas de réponse sous la main mais je vous répondrai par écrit.

M. Nicolas FORISSIER : Que signifie «vraiment indépendante» dans une économie totalement ouverte et tellement changeante ?

M. le Rapporteur : On a accès à la géographie des groupes ?

M. Jean-François STOLL : Nous sommes en droit de leur demander la composition de leur capital, mais derrière Untel se cache un autre, etc. Jusqu'où aller ?

M. le Rapporteur : Cet aspect là nous intéresse aussi.

Le témoignage de la Commission des Opérations de Bourse sur les marchés financiers

Audition de M. Michel PRADA,
Président de la commission des opérations de Bourse

(extrait du procès-verbal de la séance du 9 février 1999)

Présidence de M. Alain FABRE-PUJOL, Président

M. Michel Prada est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Michel Prada prête serment.

M. Michel PRADA : La COB, vous le savez, est une autorité administrative indépendante à qui sont confiées trois missions - veiller à la protection de l'épargne, à la qualité de l'information qui est donnée au marché et au bon fonctionnement du marché lui-même - si bien que je me suis trouvé relativement peu qualifié pour aborder un sujet qui m'est initialement apparu comme relevant plus de la politique industrielle et de l'aménagement du territoire que directement lié aux missions que je viens d'énumérer.

J'ai néanmoins essayé de regrouper quelques idées autour de deux thèmes, l'un un peu personnel qui est une contribution à votre réflexion sur la stratégie des grands groupes et un second, plus proche de la mission de la COB, sur un aspect particulier de la problématique des localisations, plus précisément sur la localisation de la Place financière de Paris.

La problématique de la stratégie des groupes, que nous n'avons pas à la COB à analyser de manière particulière, doit être replacée dans un contexte marqué par quelques grandes notations macro-économiques dont on n'a peut-être pas suffisamment toujours les données présentes à l'esprit.

Il me paraît important de rappeler que nous vivons depuis quelques années - et nous vivrons probablement pendant quelque temps encore - dans un contexte marqué par l'existence d'un phénomène mondial de montée des excédents d'épargne. Ceci résulte du vieillissement de la population et de l'élévation du niveau de vie. Ce phénomène existe aussi bien en Europe qu'au Japon, dans le Sud-Est asiatique ou en Amérique latine. La situation s'analyse de manière un peu différente aux États-Unis , mais elle existe également et, depuis longtemps, elle se traduit notamment par l'existence de puissantes institutions gestionnaires de fonds de pension ou de fonds mutuels.

Cette épargne, très abondante, s'investit de plus en plus par l'intermédiaire du marché financier des capitaux. Dans la plupart des pays, ce phénomène est également observé depuis une quinzaine d'années, c'est celui de la désintermédiation, constaté pratiquement dans toutes les économies.

Troisième élément qui me paraît important : cette épargne est de plus en plus gérée de façon collective. Elle se « marchéise » et, en même temps, elle est de plus en plus confiée à des institutions ad hoc de gestion pour compte de tiers, soit associée à la préparation de la retraite, ce sont les fameux fonds de pension à l'anglo-saxonne, soit sans relation avec la retraite et ce sont des différentes formes de gestion mutuelle ; elles existent en France sous la forme des SICAV, des fonds communs de placement, et dans les pays anglo-saxons sous la forme des fonds mutuels.

Cette gestion intervient dans un contexte de désinflation généralisée et de baisse des taux d'intérêt sans précédent, le tout avec une libéralisation quasi totale des mouvements de capitaux - à l'exception de quelques pays en difficulté - sur des marchés financiers qui sont désormais en concurrence et non plus des monopoles de service public comme il y a une quinzaine d'années. Ces marchés ont eux-mêmes des stratégies industrielles propres qui les conduisent à s'associer selon des formes d'ailleurs pas toujours faciles à suivre et à saisir. Ils sont soumis de plus en plus à la concurrence de nouvelles formes de gestion et de transaction de l'épargne, notamment avec l'apparition de ce que les Anglo-Saxons appelaient autrefois les « monsters », des systèmes propriétaires privés utilisant des réseaux de type Internet pour organiser des transactions en dehors des marchés classiques.

J'ai présenté très brièvement cette donnée macro-économique car, dans ce cadre, l'épargne est de plus en plus investie en fonction de critères de marché et, parmi ceux-ci, la rentabilité du capital investi devient le critère dominant.

La rentabilité ne doit pas être considérée dans un cadre étroit. Les marchés, dans des conditions normales, intègrent de mieux en mieux les informations qui sont à l'origine de la formation des prix. Ce sont des informations sur la rentabilité attendue des investissements et des opérations financées. C'est la maîtrise des risques de liquidité, des risques de change, des risques de contrepartie, des risques de taux, des risques opérationnels et aussi des risques politiques. En fonction de la prise en compte de l'ensemble de ces risques se forment les prix sur les marchés et s'oriente l'épargne.

Pour les grandes entreprises aujourd'hui qui entendent financer leur développement et lever des fonds sur le marché, cette donnée nouvelle d'environnement s'impose de plus en plus sans qu'elles puissent la contourner et, par conséquent, leur stratégie, leur gestion et leur communication sont ou seront de plus en plus dominées par cette considération d'environnement que je viens de rappeler.

La possibilité pour elles de mener des politiques «pointues» sur tel ou tel aspect particulier de leur gestion devient seconde par rapport à la nécessité d'avoir des stratégies globales et d'intégrer la totalité de leur problématique dans une approche qui donne lieu à la sanction du marché.

Cette nouvelle donne du fonctionnement de l'économie mondiale est-elle défavorable à notre pays ?

Je ne suis pas très bien placé pour vous parler de ce sujet sur un plan macro-économique. J'ai quand même un sentiment personnel très clair : la France tire bien son épingle du jeu dans cette nouvelle donne. La problématique des localisations doit être considérée dans son double sens : il n'est pas possible d'avoir une approche exclusivement focalisée sur la situation française, il faut considérer l'investissement français à l'étranger, l'investissement étranger en France et le résultat macro-économique de l'ensemble. Or, depuis plusieurs 1992 de manière constante, nous avons une balance commerciale excédentaire, une balance des transactions très positive, rapportant près de 3 % du PIB, et des investissements étrangers en France représentant 10 % du PIB en moyenne, le chiffre de 9,6 ayant été cité pour 1995.

Il me semble que l'économie française est globalement gagnante dans ce jeu à somme non nulle qu'est l'intensification des flux de biens, de services, de main-d'oeuvre et de capitaux. D'ailleurs, nos grandes entreprises sont très fortes en Amérique du Nord, en Amérique du Sud, dans les pays du Sud-Est asiatique, sans parler de leur marché interne qui est désormais le marché européen. Elles jouent un rôle complètement dans ce phénomène de croissance fantastique que nous connaissons depuis une vingtaine d'années pour les pays émergents, que la crise récente aurait tendance à occulter un peu mais qu'il ne faut pas mésestimer. C'est à mon avis une crise de croissance qui peut s'expliquer par des phénomènes probablement non nécessairement durables.

Si notre pays, dans ce contexte, tire bien son épingle du jeu et si la France notamment reste un pays extraordinairement attractif pour les investissements étrangers, ceci tient à une analyse de notre pays qui ne relève pas seulement des coûts de main-d'oeuvre ou des conditions générales de travail mais de la productivité globale des facteurs. Un pays est attractif lorsque les conditions générales de son environnement sont favorables.

J'en viens à la place financière de Paris et son rôle. Elle est un des facteurs d'attractivité de l'investissement en France. Dans votre réflexion sur les localisations, le problème de la place financière est tout à fait central et il ne convient pas de le mésestimer.

La Place financière de Paris est pour notre pays un enjeu éminemment stratégique en termes d'emploi, de richesse, d'indépendance et de pouvoir.

L'analyse de ce que représente la Place est un peu difficile, car la dématérialisation constatée depuis quelques années rend le sujet peut-être plus « abstrait » qu'autrefois.

On peut quand même essayer de caractériser une place financière comme un ensemble d'acteurs en relation très étroite entre eux, liés par une communauté d'intérêts, de langues, de droits et d'outils techniques contribuant à la satisfaction de leurs besoins respectifs.

Il y a d'abord les émetteurs, c'est-à-dire les entreprises ayant besoin de capital. Les décisions stratégiques prises quant à la levée du capital le sont au niveau des sièges sociaux, c'est-à-dire des centres nerveux des entreprises, et ils se trouvent précisément là où les places sont capables de répondre à leurs besoins.

En face des émetteurs, il y a les investisseurs. Ce sont de plus en plus des investisseurs professionnels institutionnels, ce sont les banques, les compagnies d'assurance et les grands gestionnaires pour compte de tiers, ce que les Américains appellent « l'asset management », industrie qui s'est considérablement développée en France au cours des dernières années.

Entre les deux, les intermédiaires, c'est-à-dire les entreprises de marché, qui font l'énorme back-office de la machine : ce sont les sociétés de bourse et les intermédiaires qui reçoivent les ordres, placent, conseillent ; ce sont les entreprises de marché qui gèrent les transactions ; ce sont les institutions qui effectuent le règlement-livraison des opérations, la conservation des titres ; ce sont les analystes au contact des différentes parties à ce jeu.

Il ne faut pas oublier, en termes d'emploi et d'activité, les nombreuses professions associées à cet ensemble, professions du droit, professions du chiffre (expertise comptable, commissariat au compte, consultants divers), professions de l'information et de son traitement. Sont associées à des places financières des professions extraordinairement sophistiquées dans le domaine du traitement de l'information (informatique, logiciels, dispositifs de gestion divers et variés).

C'est donc une industrie complexe, à très haute valeur ajoutée, à main-d'oeuvre très qualifiée.

Il est assez difficile de donner objectivement une description de son poids relatif dans un pays. Les Anglais ont l'habitude de dire que la Cité de Londres représente 8 à 9 % du PIB. Europlace considère que l'industrie financière française représente à peu près 5 % du PIB.

Il est vrai que certaines des activités, même s'il n'y avait pas le « c_ur » d'une place financière puissante, existeraient, parce qu'il y aurait des réseaux bancaires, de placement et d'assurance mais ce c_ur joue un rôle significatif pour notre économie et son affaiblissement aurait des conséquences redoutables.

Nous sommes, certes, moins puissants que les Britanniques mais nous ne sommes pas mal placés. La Place financière de Paris est la quatrième ou la cinquième au monde. Elle est derrière ou devant Francfort, selon les indices retenus. Les statistiques sont dans ce domaine, malheureusement, parfois un peu biaisées par des définitions flatteuses chez nos voisins.

Nous avons le marché probablement le plus moderne du monde sur le plan technique, aux coûts d'intermédiation parmi les plus bas du monde. Il est sûr comparativement à beaucoup d'autres ; il est convenablement régulé ; les intermédiaires, dans l'ensemble, se comportent bien.

Nous avons une industrie financière active et performante qui a, avec retard malheureusement, entrepris sa restructuration : c'est un sujet d'actualité.

Notre marché est liquide, assez profond, sa capitalisation boursière se développe. L'année dernière, il y a eu un nombre record d'entreprises arrivant sur le marché, près de 130.

Nous avons enfin une industrie de la gestion pour compte de tiers la première en Europe et la seconde au monde dans le secteur de la gestion collective.

Nous avons donc une position forte, représentative d'emplois importants à forte valeur ajoutée et, encore une fois, dotée d'instruments de contrôle et de maîtrise du système économique.

Je m'inquiète de cette situation dans le cadre de votre réflexion, parce que cette position n'est pas définitivement acquise. Nous sommes entrés dans une bataille d'une très grande violence qui va s'accentuer avec l'arrivée de l'euro. Sous l'effet de l'ouverture des frontières, de l'euro - qui fait disparaître le dernier élément majeur de fragmentation du marché européen de la technologie -, la place de Paris dans le monde financier n'est pas acquise. Elle peut s'améliorer encore, mais aussi connaître des difficultés.

Quels sont les handicaps que nous devons essayer de lever face à cette situation pour améliorer les performances ?

A mon avis, il faut distinguer deux catégories principales. Notre économie, comparativement aux économies concurrentes, n'est pas encore assez « marchéisée », elle reste très intermédiée et avec des réflexes qui ne sont pas encore ceux d'un marché généralisé. De façon associée, notre environnement législatif et fiscal reste encore relativement inadapté par rapport à la performance qu'il conviendrait d'atteindre.

Beaucoup d'actions ont été menées depuis presque quinze ans pour mettre la Place de Paris à niveau. Il y a eu une relative continuité des gouvernements successifs en la matière qu'il convient de saluer.

Nous devons être conscients que si nous ne poursuivons pas et si nous n'accélérons pas notre mutation dans les mois et les années à venir, les risques ne sont pas négligeables de voir se produire des phénomènes de rapports de force défavorables à la Place de Paris et, par voie de conséquence, de délocalisation des différents acteurs qui iraient s'installer à Londres, à Francfort ou ailleurs pour y trouver la solution aux problèmes qu'ils ne résoudraient pas bien en France.

Je voudrais vous signaler les points suivants :

Le premier est pour moi d'une évidence aveugle et je suis un peu malheureux, depuis trois ans que je suis à la COB, de le répéter inlassablement : nous ne sommes pas arrivés à mettre en place un système d'orientation de notre épargne vers les emplois longs. C'est le problème de l'offre de capitaux, d'autant plus paradoxal que la France est un pays d'épargne.

On a confondu d'ailleurs, de ce point de vue, la bataille sur les fonds de pension avec la problématique de l'orientation de l'épargne vers les emplois longs : ce sont deux sujets liés, mais pas indissociables. Le phénomène caractéristique de la France, c'est d'avoir toujours eu une fiscalité privilégiant une épargne relativement rentière pour des durées courte et moyenne, entre cinq et huit ans, alors que l'objectif est évidemment d'essayer d'orienter l'épargne vers des investissements longs, c'est-à-dire vers des actions et par-là même de résoudre un des problèmes constituant la faiblesse de notre Place : l'insuffisance de moyens en matière d'épargne actions et, par voie de conséquence le poids relatif beaucoup trop élevé des fonds étrangers. Non pas que je regrette leur présence - je crois qu'elle traduit au contraire le dynamisme et l'attractivité de l'économie française - mais leur poids relatif dans notre marché actions induit nécessairement une certaine fragilité, une volatilité, une perte d'indépendance, même si je ne mets pas du tout en cause les processus de décision des opérateurs étrangers qui, généralement, ont des stratégies qui ne sont pas de prise de contrôle.

Simplement, si nous avions une part plus importante de notre épargne nationale investie en actions, avec des mécanismes de gestion collective intéressant les Français de façon plus significative, notre marché serait plus stable, avec une plus grande capacité de résistance. Cela changerait probablement la perception culturelle des Français, ce qui serait très favorable à la dynamisation de la Place de Paris, donc au maintien de son activité et de ses emplois.

Le deuxième volet de l'action à entreprendre est l'augmentation de la demande de capitaux. Il faut apporter plus d'entreprises au marché, marchéiser l'économie en développant le nombre des entreprises inscrites à la cote, en essayant d'attirer les étrangères.

Enfin il conviendrait d'adapter la législation et la réglementation françaises sur les sociétés, la réglementation comptable et sans doute d'aborder quelques sujets fiscaux, mais je ne suis pas un spécialiste de ce sujet.

Je suis probablement un peu sorti du sujet en vous présentant cet aspect, mais je pense que je l'ai fait moins qu'il n'y paraît, car si nous ne faisons pas attention à maintenir en France une place financière puissante, nous aurons au premier degré des disparitions dans les emplois directement liés à l'activité de la place et dans les métiers associés, et au deuxième degré des délocalisation d'entreprises et de leurs centres nerveux vers des régions où elles trouveront les réponses à leurs questions.

Maintenant, je suis prêt à répondre à vos questions dans la mesure de mes moyens.

M. le Président : Nous vous remercions. Votre conclusion montre bien que vous n'étiez pas en dehors du sujet.

M. le Rapporteur : J'ai le sentiment que la situation actuelle est relativement fragile et que la volatilité des capitaux est très grande. Certes, la France est un pays attractif. J'imagine difficilement que demain, tous les capitaux se retirent pour aller ailleurs, mais il a suffi de quelques mois pour plonger des pays en pointe dans une situation délicate.

Parallèlement, des personnes se demandent : pourquoi ne pas chercher à limiter ces mouvements de capitaux ? Sans toutefois les interdire.

Il y a quelques années, un économiste américain a imaginé un système permettant non pas de supprimer les mouvements de capitaux - ce serait économiquement absurde - mais de faire en forte qu'ils génèrent par ailleurs des moyens permettant de faire face à un certain nombre de contraintes internationales. Qu'en pensez-vous ? Cette idée, après être « tombée dans le trou » pendant quelques années, est en train, semble-t-il, de retrouver une seconde jeunesse. Pensez-vous qu'une région du monde comme l'Europe pourrait l'appliquer de façon unilatérale ? Je sais bien qu'à 15 pays, ce ne sera pas simple mais est-ce que l'Europe pourrait néanmoins le faire ? Voyez-vous un inconvénient majeur à ce qu'elle le fasse ?

Quels sont, selon vous, les avantages d'un financement obtenu sur les marchés financiers par rapport à ceux qui, autrefois, l'étaient par crédits bancaires ? Ces derniers n'avaient-ils pas l'avantage d'être plus stables et plus durables pour les entreprises ?

Je fais partie d'un parti politique qui propose la mise en place de fonds régionaux regroupant des investissements aussi bien privés que publics et permettant à certaines entreprises de trouver des capitaux à des conditions probablement plus favorables.

Quelles sont, selon vous, les incidences sur les groupes de l'entrée en force des capitaux étrangers ?

J'ai fait partie d'une commission d'information sur l'industrie automobile. J'ai découvert que les fonds de pension anglo-saxons avaient fait une entrée en force dans cette industrie. Sans doute n'ont-ils pas l'intention de prendre le pouvoir, mais ils exigent une autre rentabilité.

Le modèle allemand de lien entre les banques et les entreprises est souvent salué. Pourquoi n'existe-t-il pas en France ? Ne serait-il pas un moyen de donner aux entreprises les financements longs dont vous avez parlé et dont elles ont besoin, sans les inconvénients liés à l'instabilité des marchés financiers ?

M. Michel PRADA : Ce sont des questions considérables et je ne suis pas sûr d'être compétent pour y répondre.

M. le Président : Vous pourriez éventuellement par la suite nous communiquer des éléments par écrit.

M. Michel PRADA : La première question se divise en deux : une interrogation sur la volatilité des marchés et une sur l'éventuelle capacité de la limiter par une taxe.

Il faut bien mesurer l'ampleur et les limites de ce qui vient de se produire sur les marchés. La volatilité à laquelle nous avons assisté met en cause la qualité de l'information distribuée sur le plan international depuis quelques années, celle de la gestion mise en oeuvre dans certains pays, aussi bien au niveau des gouvernements que des entreprises, et pose peut-être un problème macro-économique : comment l'équilibre emplois/ressources du monde a-t-il été géré ou ne l'a pas été dans une période de globalisation extraordinairement rapide ? Notamment le problème posé par le déficit du commerce extérieur et de la balance des paiements américaine, avec l'afflux de liquidités qui en est la conséquence.

Si on veut bien considérer que des progrès considérables peuvent être accomplis dans le domaine de l'information et dans celui de la qualité de la gestion et du contrôle prudentiel, à la fois par les grandes autorités internationales que sont le Fonds monétaire et la Banque mondiale, et par les régulateurs de toute sorte, la maîtrise de la volatilité n'est pas hors de portée.

Nous sommes plus devant une crise de croissance et une prise de conscience d'un phénomène de déséquilibre que devant un élément incontournable et permanent de volatilité. Il ne faudrait pas tirer de ce qu'il s'est passé depuis un an ou un an et demi, à partir de la crise de la Thaïlande, la conclusion qu'il faut revenir à des systèmes de contrôle et d'encadrement dont nous connaissons tous les effets pervers et dont nous savons combien il est difficile d'en sortir quand ils ont été mis en oeuvre. C'est le cas aujourd'hui avec la Malaisie, qui éprouve les plus grandes difficultés à sortir du contrôle qu'elle a remis en place il y a quelque temps.

Je suis plutôt, personnellement, de l'avis de ceux qui pensent que par un effort constant - de la part des gouvernements, du G7, du Comité de Bâle, de l'Organisation internationale des commissions de valeurs, du Fonds monétaire - d'amélioration des dispositifs d'information, de régulation prudentielle, on peut arriver à encadrer la volatilité. Elle n'est que l'expression de marchés qui n'ont pas été bien informés. Pour faire image, un marché est un peu comme une foule, elle peut être parfaitement encadrée, c'est celle du Mondial, ou si elle perd ses repères, elle n'est pas informée, elle panique. Le problème vient de la manière dont on l'a informée, canalisée.

Est-ce que cet enjeu de la régulation exige une réponse fiscale ?

Je ne me sens pas suffisamment compétent pour vous donner un avis de technicien de la macro-économie. En revanche, il me semble qu'on n'est probablement pas capable de mettre en _uvre une taxation des mouvements de capitaux de manière homogène, effective et efficace. Selon toute vraisemblance, dans l'état d'organisation du monde et des marchés, il y aurait, sur un mécanisme de taxation de cette nature, des effets pervers.

Si nous avons un dispositif avec des fuites en ligne, le marché va en profiter dans des conditions telles que nous aurons des effets pervers absolument non maîtrisables.

Encore une fois, sauf à reconstruire des mécanismes d'intervention qu'on est probablement incapable de mettre en oeuvre, parce qu'il n'existe pas d'unanimité et que la plupart des grands pays libéraux ne sont pas d'accord, si on essaie d'agir seul, on n'y arrivera pas.

A ce stade, j'ai le sentiment qu'il n'y a - et de très loin - pas unanimité. Il y a interrogation sur l'effet idéal supposé de ces mécanismes, mais à peu près certitude sur l'incapacité de les mettre en oeuvre. Donc, je ne les recommande pas.

M. le Rapporteur : Une remarque : quelqu'un d'autre que vous nous a parlé de la nécessité pour certains Etats d'aller vers plus de coordination, vers la mise en place d'un système qui évacuerait tous les éléments perturbateurs, de limiter la notion de moins-disant fiscal. Avez-vous le sentiment que la même évolution pourrait se produire, même si aujourd'hui, elle ne recueille pas l'unanimité ? Les comptes rendus de Davos témoignent de beaucoup d'évolutions.

De là à croire que ce qui se dit actuellement pourrait aussi évoluer. La France est le quatrième ou le cinquième pays au monde en termes de place financière, elle a un poids...

M. Michel PRADA : ...qu'il ne faudrait pas exagérer.

M. le Rapporteur : Pouvoir entraîner dans cette voie une Europe plus cohérente ne vous semble pas possible à court ou moyen terme ?

M. Michel PRADA : A court terme, pas du tout.

Pour être clair, si les Américains et les grands pays anglo-saxons adhéraient à un dispositif de cette nature et si les Européens décidaient de le mettre en oeuvre avec leur appui dans des conditions structurellement opérationnelles, peut-être, mais je pense qu'à ce stade, les principaux responsables des économies de marché américaine, britannique, australienne, canadienne, néo-zélandaise, de Hongkong, etc. sont très loin d'être convaincus. Donc, sans eux, ce n'est même pas la peine d'y penser. C'est mon sentiment intuitif, mais je peux me tromper.

En revanche, alors qu'il y a quelques mois, nous sentions nos amis Anglo-Saxons très réservés quand nous parlions du contrôle des fonds à haut effet de levier, de durcissement des règles prudentielles sur les banques travaillant avec ces organismes à l'origine de la volatilité depuis l'affaire de NTCM, je suis frappé par un changement très significatif de sensibilité des grands responsables américains et internationaux.

J'étais il y a quelques jours à New-York, puis à Londres, j'ai senti une inflexion très claire vers une maîtrise plus grande des mécanismes de régulation, des règles plus précises sur le contrôle des modèles, sur la diffusion de l'information financière, sujet difficile, mais cette philosophie va dans le sens du marché, c'est un mécanisme d'échange d'informations, de tentative raisonnée de mettre un terme à la dissymétrie de l'information. Donc, tout ce qui va vers une meilleure information est dans la logique d'un système de marché ; tout ce qui va vers une préservation de l'information et son opacité est contraire à l'esprit du marché ; tout ce qui rend plus complexe la mesure de l'efficacité et notamment les problèmes fiscaux, est contraire à la logique du marché ; tout ce qui va dans le sens de l'explicitation des coûts, des avantages, etc. va dans le sens du marché.

C'est plutôt dans cette direction que nous allons, je crois, et que nous sommes tenus d'aller, d'une certaine manière, car que nous le voulions ou non, nous sommes dans un univers où nous devons nous aligner sur les grandes tendances mondiales.

Vous demandez : quel est l'avantage du financement marché par rapport au financement bancaire ?

Avant d'être Président de la COB, j'étais Président du Crédit d'Equipement des PME. Donc, j'ai une sympathie particulière - vous l'imaginez - pour les mécanismes de financement « privilégiés » en direction des PME. Je suis obligé de dire que, d'une façon générale, les financements bancaires n'ont pas la sophistication des mécanismes de marché pour apprécier de manière fine et pertinente les allocations optimales du capital aux emplois.

Je ne veux pas caricaturer, bien sûr. Même aux États-Unis où près de 60 % du financement des entreprises se situent sur le marché, 40 % viennent des banques. Chez nous, il s'agit de 85 % par les banques et 15 % par le marché. Peut-être la vérité est-elle entre les deux. Je pense qu'il y a de beaux jours pour le développement du marché en France.

Le marché, lorsqu'il fonctionne bien, qu'il est doté de tous ses attributs et de tous les flux d'information nécessaires, est un formidable instrument de mesure, de mise en compétition, d'éclairage de l'avenir, de dynamisme, de motivation et de progrès dans le fonctionnement des entreprises.

Lorsque vous avez une discussion périodique avec votre banquier dans le silence de son cabinet, avec des arguments de court et moyen termes, vous n'avez pas la même qualité et la même exigence d'analyse que celle que vous avez lorsque vous êtes obligé de vous livrer à une explication devant le marché, des analystes qui vous mettent en compétition avec les autres, vous demandent de rendre des comptes, qui sont un peu comme les observateurs d'une régate auxquels vous avez dit : « Je fais la Course du Rhum, j'ai choisi la route du Nord et je vous rends compte sans arrêt de ce qu'il m'arrive et des manoeuvres que j'accomplis pour faire face à tel problème, à telle difficulté, à tel changement de météo ». Le financement bancaire est différent. Je suis obligé de dire que le financement du marché est plutôt plus efficace, mais il présente aussi des inconvénients, bien sûr.

M. le Rapporteur : Même pour les PME ?

M. Michel PRADA : Elles sont de plusieurs catégories, leur univers est extrêmement composite. De mémoire, en France, il y a 1.900.000 entreprises, 2.000 de plus de 500 salariés et à peu près 150.000 de plus de 10 ou 20 salariés. Il est clair que celles susceptibles d'être marchéisées sont une petite minorité par rapport aux 150.000.

En France aujourd'hui, 800 entreprises sont cotées et vraisemblablement, si nous avions des critères de type américain, il y en aurait cinq ou six fois plus. Donc, nous avons une marge pour apporter vers le marché des entreprises dynamiques, en croissance, possédant des outils de gestion leur permettant d'attirer l'épargne et susceptibles de fonctionner dans une logique de marché.

D'ailleurs, il est intéressant de voir ce qu'il s'est passé sur le Nouveau Marché. Il a été créé il y a trois ans, il compte 85 entreprises cotées. J'ai vu, à ma grande surprise, arriver à la cotation certaines que j'avais connues dans mon existence antérieure et dont je n'aurais pas imaginé une seconde de les y rencontrer.

Leurs taux de croissance sont extraordinairement soutenus, leurs équipes de gestion très dynamiques et elles ressemblent un peu à ces entreprises américaines qui réussissent.

Le marché est probablement la meilleure réponse pour ce type d'affaires. Je sais que quand il est correctement informé, il est capable de prendre des risques que les banquiers ne veulent pas prendre. Par conséquent, il remplit du point de vue de la dynamique de croissance un rôle que les banquiers, malheureusement, ne remplissent pas très bien.

Je pense en revanche que pour des entreprises moyennes ou petites, le coût du système et les exigences de gestion sont hors de proportion. Elles ont des rythmes de développement très plats, elles fonctionnent de manière récurrente. Pour elles, le marché n'est pas la bonne réponse. Un bon pool bancaire pour gérer paisiblement leur développement est peut-être la solution la plus appropriée.

Dans le partage actuel en France, nous sommes loin de l'optimum. Il faut absolument que nous accélérions le mouvement.

Je réponds volontiers à votre dernière question, parce que les Allemands changent leur modèle plus vite que nous, les banques commencent à se demander où elles vont loger leurs participations, parce qu'elles ne les gèrent pas nécessairement de manière optimale. Les Allemands sont partis beaucoup plus tard que nous dans la modernisation de leurs bourses, mais maintenant, ils avancent très vite.

J'ai lu dans Le Monde d'hier un article sur les nouveaux marchés. Le Neue Markt a démarré un an et demi après le Nouveau Marché, mais il a une capitalisation boursière très supérieure. Les PME allemandes vont sur le marché à un rythme beaucoup plus soutenu que le nôtre et comme il y a trois ou quatre fois plus d'entreprises de plus de 500 salariés, quand elles vont arriver sur le marché, il y aura des effets en termes de capitalisation boursière, de liquidités, d'attractivité sur l'épargne.

Le modèle allemand n'est plus celui que nous connaissions, il change, l'économie évolue vers le marché. Les Allemands ont décidé de modifier leur système et ils le font « à l'allemande », avec une énergie, une efficacité, une discipline tout à fait impressionnantes.

Je ne crois pas que nous puissions aujourd'hui parler du modèle allemand comme il était décrit dans l'ouvrage de Michel Albert.

Vous m'avez posé une question relative aux conséquences de l'entrée des capitaux étrangers au sein des groupes.

Le sujet n'est pas facile, parce que nous n'avons pas une mesure bien précise. La COB a réalisé l'année dernière une enquête approfondie, avec la participation de la plupart des grands groupes français. Nous avons conclu que, vraisemblablement, la participation des capitaux étrangers dans les entreprises françaises dépassait les 35 %. Dans certains cas, elle est proche de 50 %, voire plus.

Il faut bien distinguer trois catégories d'investisseurs étrangers : les fonds de pension et les fonds mutuels, ensuite des personnes qui font de l'investissement stratégique, comme en France, enfin des raiders.

Je commence par ces derniers. Ce ne sont pas les plus significatifs. Ils ont un rôle relativement actif aux États-Unis . Ils entrent dans des affaires généralement moyennes pour profiter d'opportunités : déstabiliser, prendre la plus-value et partir. Nous ne les voyons pas nécessairement avec un enthousiasme particulier, mais ils constituent des opérateurs de marché et dès lors qu'ils respectent les règles, nous devons prendre en compte leur activité. Ils sont minoritaires, pas très spectaculaires, ils ne jouent pas un rôle fondamental dans le financement.

Ensuite, les investisseurs stratégiques, ils viennent avec des buts de prise de contrôle ou d'alliance. Je n'ai pas le sentiment qu'ils soient dominants actuellement. Au cours des dernières années, je n'ai pas vu beaucoup d'affaires étrangères venir sur le marché français prendre des contrôles. Celle qui nous a tous un peu émus a été l'opération AGF, mais elle est européenne. Il n'y a pas eu de grands investisseurs américains pour attaquer les entreprises françaises et en prendre le contrôle directement, avec des stratégies capitalistes particulièrement offensives. Cela se produira peut-être un jour. De ce point de vue, la libéralisation et l'euro pourront offrir des possibilités à ces investisseurs dans le futur. Mais il faut observer que les Français ont été les plus actifs dans ce domaine à l'étranger. Il suffit de voir le nombre d'offensives qu'ils ont menées dans des pays européens ou aux États-Unis avec succès pour prendre des contrôles et s'implanter. Nous n'avons pas à en rougir, ni à nous étonner que d'autres s'intéressent à nos affaires.

Enfin, les fonds de pension et les fonds mutuels. Clairement, ils ont un objectif : optimiser le rendement des fonds qui leur sont confiés, en respectant les stratégies données par leur conseil d'administration ou leur conseil d'orientation.

Ils ne cherchent pas du tout à prendre le pouvoir ou à orienter des stratégies, ils essaient de comprendre le fonctionnement des affaires, ils exigent d'avoir une information extrêmement précise, pertinente, transparente et honnête. Ils sanctionnent de manière immédiate et souvent très violente si on leur « raconte des histoires ». Ils ont des exigences du gouvernement de l'entreprise plutôt saines, selon moi, parce que cela améliore le fonctionnement, même si c'est quelquefois un peu inconfortable ; c'est comme la gymnastique, cela fait du bien.

Donc, ils ne me paraissent pas poser de problème en termes de commandement et de stratégie des affaires, si ce n'est que leurs exigences de rentabilité obligent, d'une certaine manière, les équipes à être sous tension pour optimiser.

Par exemple, d'une manière générale, ils n'aiment pas beaucoup le mélange des genres, ils sont relativement réticents à l'égard des conglomérats, ils considèrent qu'il faut avoir un métier, être le meilleur possible, dans ce métier, éviter de prendre des risques dans d'autres peu connus, alors qu'il y a une vingtaine d'années, la stratégie était différente et aux États-Unis , les conglomérats étaient « à la mode ».

Aujourd'hui, ils ont des idées sur la « corporate governance », le centrage sur les métiers qui les conduisent quelquefois à ne pas bien comprendre des groupes français ou européens encore marqués par l'histoire, composites dans leur fonctionnement, avec des stratégies capitalistes un peu ambiguës, des mécanismes de noyau dur, de participations croisées qui les troublent.

En dehors de cet aspect plutôt méthodologique dans la conduite des affaires, nous n'avons pas observé à ce stade que ces fonds posaient des problèmes majeurs du point de vue stratégique. En revanche, ils me paraissent poser la question macro-économique suivante : ces fonds ont des gestions globales mondiales, avec des visions sectorielles et un pays comme la France représente au maximum 5 % de leurs emplois. S'ils estiment que des événements les préoccupent un peu, ils se désengagent et, du fait de leur poids spécifique, cela a un impact immédiat sur les cours parce que, pour eux, nous sommes complètement marginaux.

La plupart de ces fonds ont 85 % de leurs emplois aux États-Unis et 10 à 15 % dans le reste du monde, mais eux représentent 35 % de la capitalisation boursière en France.

C'est une des raisons pour lesquelles je plaide pour que nous construisions chez nous l'équivalent : fonds de pension, fonds mutuels, fonds d'épargne-retraite, etc. Peu importe ! La problématique de gestion ou d'association des représentants des salariés me paraît tout à fait fondamentale, mais ne devrait pas handicaper un mouvement stratégique. Si nous avions une part plus significative de notre capitalisation boursière détenue par des fonds maîtrisés par nous, nous éviterions une partie de cette volatilité.

Il est probable que ces fonds auraient, comme les autres, des stratégies d'investissement à l'étranger, de diversification pour « ne pas mettre tous leurs oeufs dans le même panier », mais ils investiraient prioritairement dans des entreprises françaises et auraient, au regard de la conjoncture, une moindre volatilité que le gestionnaire du fonds des professeurs du Colorado, par exemple.

Je ne vois pas d'inconvénient stratégique à l'arrivée de ces investisseurs étrangers dans les groupes français. Je ressens de grands avantages pédagogiques dans le fonctionnement et la conduite des affaires en France et, par leur poids spécifique sur le marché, un risque macro-boursier qu'il conviendrait de contrer en bâtissant notre propre socle d'investisseurs domestiques moins volatile que ces partenaires.

M. Alain COUSIN : Depuis vingt ans dans ce pays, les alternances politiques nous ont démontré que les français avaient définitivement fait le choix de l'économie de marché. Il faut l'assumer clairement, même si nous avons encore un peu de mal à le faire parfois, mais cela ne signifie pas pour autant que nous sommes devenus des « libéralo-maniaques ». En d'autres termes, il est important de fixer un cadre, afin que la transparence que vous réclamez puisse exister et éviter les dérapages toujours possibles.

Vous avez évoqué un environnement législatif et fiscal un peu insuffisant. A cet égard, quelles préconisations pourriez-vous faire ?

M. Michel PRADA : Sur le plan législatif, je voudrais dire qu'il y a eu beaucoup d'interventions, en particulier depuis un ou deux ans, il faut le souligner. La refonte du régime du rachat d'actions pour les sociétés, la modernisation de la gamme des produits autorisés en matière de gestion collective, etc., tous ces outils de gestion ont été apportés à l'industrie française et ont incontestablement beaucoup amélioré le fonctionnement de la Place de Paris.

Il reste des actions à mener. Il faut trouver le mécanisme permettant d'allonger le terme de l'épargne. Qu'il s'agisse d'un mécanisme d'épargne salariale, de fonds d'épargne-retraite ou d'assurance-vie à durée longue, peu importe, c'est une question à la fois politique et sociale qui n'est pas de ma compétence, mais il n'est pas normal que l'équilibre de notre système fiscal privilégie un horizon de gestion à huit ans et même moins. Le gestionnaire est obligatoirement ramené à un horizon relativement court qui le conduit à privilégier les produits de taux par rapport à des produits actions. Pour moi, c'est la réforme stratégique qu'il faut réaliser.

A dire vrai, je n'ai jamais vu de contradiction quand les problèmes sont posés dans ces termes.

Quel outil utiliser ? C'est un autre sujet. Je m'exprime à titre personnel : il faudrait un peu démythifier la situation et prendre en compte le fait que s'il était mis en place des mécanismes d'épargne-retraite, il faudrait que les organisations syndicales y soient associées, en distinguant très clairement la gestion assurancielle du système qui relève de la technique de l'assurance par des mécanismes de maîtrise des tables de mortalité, de calcul de rente, etc. et, par ailleurs, que l'on assure la transparence parfaite de cette gestion pour compte de tiers à la manière de celle existante.

Il y a eu des batailles entre les assureurs et les autres intervenants de gestion pour compte de tiers : elles me semblent secondaires par rapport à l'objectif. Il faut, selon moi, combiner les deux approches pour bâtir un système dans lequel les partenaires sociaux seraient associés, pour mieux comprendre le fonctionnement, et éventuellement donner des orientations. Je rappelle que les fonds de pension américains donnent aux gestionnaires des orientations qu'ils appliquent strictement. Il est donc possible d'avoir une gestion collective permettant aux partenaires sociaux de s'exprimer, tout en ayant cette compréhension des mécanismes du marché et, par ailleurs, de mettre en oeuvre la technique assurancielle pour la partie « retraite » du système.

Je voudrais aussi en souligner un autre point, mais j'entre plus dans la technique. La loi sur les sociétés remonte à trente ans et pose des problèmes à deux points de vue : la capacité pour les chefs d'entreprise de conduire des opérations sur le marché et de lever des capitaux au meilleur coût. Des règles sont inscrites dans la loi française et ne sont plus tout à fait au goût du jour. Je passe les détails. Par exemple, les conditions dans lesquelles sont fixés les prix lorsque les émissions ne sont pas faites avec un droit préférentiel de souscription, ces dispositifs sont un peu dépassés, il faudrait les modifier. On pourrait donner des délégations permettant aux dirigeants d'entreprises d'agir de manière plus rapide et de suivre de façon plus opérationnelle les évolutions de cours de marché.

Par ailleurs, il faudrait renforcer les droits des minoritaires dans certains domaines. La manière dont nous gérons aujourd'hui les assemblées générales, dont les minoritaires peuvent s'exprimer pourrait être améliorée à l'occasion d'une révision de la loi de 1966.

Dans le même ordre d'idées, notre système comptable n'est pas au goût du jour. Nous avons péniblement réussi à bâtir le cadre institutionnel qui permettra de le rénover. Je rappelle quand même que c'est en 1996 qu'ont été jetées les bases de la réforme du Conseil national de la comptabilité et du Comité de réglementation comptable. Nous sommes en 1999 et ce Comité se réunira la semaine prochaine, il aura fallu trois ans pour mettre en place ce mécanisme nécessaire pour rénover notre plan comptable et le mettre au niveau des normes internationales. C'est très important pour les entreprises françaises.

Sur la fiscalité, je ne suis pas expert. J'ai le sentiment, indépendamment de la problématique de la durée de l'épargne, que nous gardons une préférence pour les produits de rente par rapport aux produits actions. Il y aurait un rééquilibrage à réaliser au bénéfice des actions.

Quant à la comparaison internationale, elle est extraordinairement difficile, parce que c'est pas seulement un problème de marché financier, mais macro-économique d'ensemble. Je ne peux pas m'exprimer en tant que Président de la COB sur le sujet. Il est évident que plus la charge fiscale est faible et plus les investisseurs sont heureux.

Je ne suis pas non plus dupe du fait qu'à une certaine charge fiscale peut être associée une qualité d'environnement : on n'est pas nécessairement hostile à payer des impôts si on a, par ailleurs, des services de qualité. On oublie parfois cet élément dans la comparaison, il faut le prendre en compte. Je ne serai pas aussi catégorique sur ce point.

L'épargne longue, la loi sur les sociétés, la comptabilité et un rééquilibrage de l'épargne entre les actions et les produits de taux, telle est ma réponse.

M. le Rapporteur : Vous avez dit que la COB avait mené une enquête concernant la présence des capitaux étrangers. Pourriez-vous nous la communiquer ?

M. Michel PRADA : Oui, je vous la ferai parvenir dès demain.

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